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Les frottements
à l’échelle atomique
JACQUELINE KRIM

Des mesures de la vibration de cristaux de quartz ou de la déformation


de pointes très fines déplacées au contact de surfaces régulières révèlent
les bases atomiques du frottement.
epuis une dizaine d’années, Poussés par la nécessité technique

D quelques physiciens se préoc-


cupent de l’origine atomique des
frottements. L’étude des frotte-
ments macroscopiques et des phé-
nomènes de physique à l’échelle du
de réduire les frottements et l’usure,
les techniciens étudient le frottement
depuis les temps préhistoriques. Il y
a plus de 400 000 ans, nos ancêtres
hominidés d’Algérie, de Chine et de
nanomètre (ou milliardième de mètre) Java utilisaient le frottement pour
est classique, mais les physiciens attri- fabriquer leurs outils de pierre. Il y a
buaient généralement les frottements 200 000 ans, les Néandertaliens avaient
à des effets de rugosité des surfaces. une bonne maîtrise du frottement, fai-
Peut-on se satisfaire d’une telle des- sant du feu en frottant deux pièces
cription, quand 1,6 pour cent du de bois l’une contre l’autre. Puis, il y
produit national brut des pays indus- a 5 000 ans, les ouvriers égyptiens réus-
trialisés reste perdu par les frotte- sirent à transporter de grandes sta-
ments et par l’usure? tues de pierre et les blocs de cons-
La «nanotribologie», c’est-à-dire truction des pyramides en les pous-
l’étude des frottements à l’échelle ato- sant sur des traîneaux qui reposaient
mique, a considérablement progressé sur des rondins de bois.
avec la mise au point de microscopes
qui montrent les surfaces à l’échelle ato- Les classiques
mique et de programmes qui calcu- de la tribologie
lent le comportement des atomes.
Les physiciens ont ainsi décou- La tribologie moderne a commencé il
vert que les frottements à l’échelle ato- y a 500 ans, quand Léonard de Vinci a
mique diffèrent parfois des frottements énoncé les lois qui décrivent le mou-
macroscopiques. Ils ont observé que, vement d’un solide parallélépipédique
dans quelques cas, des surfaces sèches sur une surface plane. Toutefois ce tra-
sont plus glissantes que des surfaces vail resta inconnu, car les carnets de
mouillée, et ils savent que les frotte- Léonard de Vinci ne furent pas publiés
ments sont des phénomènes com- avant des centaines d’années. Au XVIIe
plexes : même si l’on caractérisait siècle, le physicien français Guillaume
parfaitement une interface de glisse- Amontons redécouvrit les lois du frot-
ment, on ne pourrait prédire précisé- tement après avoir étudié le glissement
ment le frottement qui s’y produit. En sec entre deux surfaces planes.
revanche, si l’on trouvait la relation Les conclusions d’Amontons consti-
exacte entre les contacts microsco- tuent les lois classiques du frottement.
piques et les matériaux macrosco- Tout d’abord, la force de frottement qui
piques, une meilleure compréhension
des frottements pourrait conduire à
1. LE MEULAGE use irréversiblement les
des innovations industrielles, tels de surfaces en contact. En revanche, les phy-
meilleurs lubrifiants ou des pièces siciens découvrent que certains frottements
mécaniques moins sensibles à l’usure. sont considérables sans provoquer d’usure.

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s’oppose au glissement est propor- Ces lois classiques d’Amontons et L’adhérence moléculaire semblait
tionnelle à la «charge normale», c’est- de Coulomb ont suscité de nombreuses mieux expliquer les frottements.
à-dire à la composante perpendiculaire études : les physiciens ont cherché à les À l’Université de Cambridge, F. Bow-
à l’interface des corps qui frottent l’un expliquer en considérant la rugosité des den, David Tabor et leurs collègues
contre l’autre. Ensuite, et contrairement surfaces ou l’adhérence moléculaire (l’at- avaient trouvé que le frottement,
à ce que l’intuition suggère, l’intensité traction entre les molécules des surfaces quoique indépendant de l’aire macro-
de la force de frottement ne dépend pas en contact). Toutefois, vers le milieu des scopique de contact, est proportionnel
de l’aire de contact : un petit pavé années 1950, les physiciens comprirent à la surface réelle de contact. En effet,
glissant sur une surface subit autant de que la rugosité n’expliquait pas la plu- les surfaces en contact, pleines de creux
frottement qu’un pavé plus grand, mais part des frottements usuels. Les construc- et de bosses microscopiques, ne se tou-
de poids égal. Une troisième loi a été teurs automobiles et les fabricants de chent qu’en certains points ; c’est la
ajoutée par le physicien français roulements à billes trouvèrent que, contre somme des contacts microscopiques
Charles-Augustin de Coulomb (plus toute attente, le frottement est parfois qui fait le véritable contact macrosco-
connu pour ses travaux d’électrosta- réduit quand une des surfaces est plus pique. Après avoir établi qu’une rela-
tique) : la force de frottement est indé- rugueuse que l’autre ; pis encore, le frot- tion devait exister entre le frottement
pendante de la vitesse, une fois le tement augmente quand les surfaces et l’adhérence, les physiciens de Cam-
mouvement commencé ; quelle que soit sont plus lisses. En soudure à froid, par bridge supposèrent que le frottement
la vitesse à laquelle on pousse un bloc, exemple, des métaux soigneusement était principalement dû à des forces
la résistance ne change pas. polis adhèrent fortement. adhésives localisées aux points de vrai

FPG International

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contact ; en outre, ces forces étaient si les métaux les plus lisses, ces facettes 20 ans pour établir la relation entre le
intenses que de petits fragments étaient sont parfois composées de 90 000 frottement et l’adhésion : le frottement
arrachés au cours du frottement. atomes). Dans l’appareil de J. Israela- n’est pas corrélé à la force de cou-
Cette explication est fausse : elle chvili, le dos des plaquettes de mica plage adhésif, mais à l’adhésion irré-
n’explique pas pourquoi d’importants était collé sur des demi-cylindres croi- versible, c’est-à-dire à la manière dont
frottements existent, même dans les sés, qui pouvaient être déplacés selon les surfaces se comportent lorsqu’elles
cas où l’usure est négligeable. De tels les deux directions du plan de contact. sont collées les unes aux autres, par
cas apparurent quand Jacob Israelach- Pour mesurer la surface de contact et rapport au moment où elles commen-
vili, sous la direction de D. Tabor, mit l’espacement entre les surfaces du mica, cent à se séparer.
au point un dispositif qui mesurait on envoie un faisceau de lumière cohé- Malgré ce succès, les physiciens
les frottements à l’échelle atomique. rente sur l’interface et l’on observe les ne purent élucider le mécanisme phy-
Le dispositif de J. Israelachvili ana- interférences optiques qui en résultent : sique responsable du frottement qu’ils
lyse le contact lubrifié de deux pla- la «figure de diffraction» formée est mesuraient. En 1992, on ignorait tou-
quettes de mica. Pour ce matériau, on composée d’une série de bandes noires jours pourquoi le frottement existe, et
obtient une planéité parfaite à l’échelle et claires ; la force exercée sur des res- pourquoi il est proportionnel à la sur-
de l’atome : après clivage, la surface du sorts fixés aux demi-cylindres renseigne face réelle de contact.
mica est parfaitement plane sur un cen- sur la force de frottement.
timètre carré, c’est-à-dire une surface Initialement, le dispositif permit De bonnes ondes
composée de plus d’un million de une vérification à l’échelle atomique
milliards d’atomes parfaitement ordon- de la loi qui stipulait que le frotte- Gary McClelland, du Centre de
nés (généralement les surfaces polies ment est proportionnel à la surface recherche IBM d’Almaden, fit progres-
ne restent planes que sur des facettes réelle de contact. Toutefois J. Israela- ser la tribologie en proposant, dans les
composées d’environ 400 atomes ; pour chvili et ses collègues ont mis plus de années 1980, un modèle très simple
du frottement sans usure, fondé sur
les vibrations du réseau atomique.
G. McClelland l’ignorait, mais un
modèle analogue avait été publié en
1929, par G. Tomlinson, du Laboratoire
britannique de physique, ainsi que
par Jeffrey Sokoloff et ses collègues de
l’Université Northeastern, en 1978.
Le frottement dû aux vibrations du
réseau atomique se produit lorsque les
atomes proches d’une surface sont mis
en mouvement par le glissement
d’atomes appartenant à la surface
opposée (les vibrations, qui sont des
ondes sonores, sont nommées des pho-
nons). Ainsi une partie de l’énergie
mécanique nécessaire au glissement
d’une surface contre une autre est
convertie en énergie sonore, qui est
ensuite dissipée sous forme de chaleur.
Pour entretenir le glissement, on doit
fournir plus d’énergie mécanique et,
donc, pousser plus fort.
La quantité d’énergie mécanique
transformée en ondes sonores dépend
de la nature des matériaux en contact.
En effet, les solides sont un peu comme
des instruments de musique : ils ne
vibrent qu’à certaines fréquences, et la
quantité d’énergie mécanique consom-
mée dépend des fréquences effective-
University of Leeds Library

ment excitées. Quand la vibration des


atomes d’une surface entre en réso-
nance avec la vibration des atomes de
la surface opposée, du frottement appa-
raît ; mais quand les fréquences de réso-
2. LES PREMIÈRES ÉTUDES DU FROTTEMENT, menées par les physiciens français nance diffèrent, alors les ondes sonores
Guillaume Amontons, au XVIIe siècle, et Charles-Augustin de Coulomb (dont l’étude est illus-
trée ici), au XVIIIe siècle, ont contribué à définir les lois classiques du frottement. Les phy-
ne sont pas produites. Cette descrip-
siciens cherchaient alors à exprimer cette force en fonction de la rugosité de la surface, tion montre que des solides suffisam-
mais les études récentes ont montré que la rugosité n’était pas au cœur du problème. ment petits, avec peu de fréquences de

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résonance, pourraient glisser presque des années 1990, les chercheurs d’IBM incapable de prédire la force de frot-
sans frottement. avaient installé leur microscope à frot- tement qui se produirait.
G. McClelland, Mathew Mate et tement dans une enceinte où ils fai- Les spécialistes de la nanotribolo-
leurs collègues voulurent tester cette saient un vide poussé, ce qui leur gie ont aujourd’hui observé une
idée. Pour mesurer le frottement à permit d’étudier le glissement d’une gamme remarquable de contraintes de
l’échelle nanométrique, ils utilisèrent pointe de diamant sur une surface cris- cisaillement, d’un centième de newton
un microscope à force atomique, qui talline du même matériau, avec une par mètre carré à dix milliards de new-
venait d’être inventé, et ils publiè- surface réelle de contact estimée à tons par mètre carré. Roland Lüthi,
rent, en 1987, leurs premières obser- moins de 20 atomes. Ernst Meyer et leurs collègues de l’Ins-
vations de frottement mesuré atome Ces mesures montrèrent que le frot- titut de physique de Bâle, par exemple,
par atome. tement ne dépend pas de la charge nor- ont déplacé des molécules de fullerène
Un microscope à force atomique est male, ce qui, d’après les lois classiques, (une molécule sphérique composée de
constitué d’une pointe très fine, mon- aurait dû correspondre à une absence 60 atomes de carbone) sur la surface
tée à l’extrémité d’une tige souple ; de frottement. Or, non seulement le d’un cristal de chlorure de sodium à
on déplace la pointe au-dessus de la frottement était évident, mais la l’aide d’une pointe de microscope à
surface de l’échantillon et l’on mesure contrainte de cisaillement, c’est-à-dire force atomique ; ils ont mesuré des
les flexions de la tige. Un tel micro- la force par unité de surface nécessaire contraintes de cisaillement comprises
scope détecte des forces de frotte- au maintien du glissement, était consi- entre 10 000 et 100 000 newtons par
ment ou d’adhésion aussi petites qu’un dérable : elle atteignait un milliard de mètre carré, bien inférieures à celles
piconewton, c’est-à-dire un millio- newtons par mètre carré, soit une tonne que permettent les lubrifiants solides,
nième de millionième de newton (un par centimètre carré. Les expériences telle la poudre de graphite (la contrainte
piconewton est au poids d’une mouche démontrèrent ainsi que, même quand de cisaillement apparaît élevée parce
ce que le poids d’une mouche est au la nature atomique du contact glissant qu’elle est rapportée à un mètre carré
poids d’un adulte humain). Au début était bien connue, la physique restait de surface réelle de contact, laquelle

LES MICROBALANCES À QUARTZ mesurent ON MESURE également les forces entre deux LE MICROSCOPE À FORCE LATÉRALE est un
le frottement entre leur électrode et une couche surfaces de mica clivées, entre lesquelles microscope à force atomique modifié. Il
d’un atome ou deux d’épaisseur, déposée on interpose des films lubrifiants. À l’aide comporte une pointe montée sur une petite
sur le quartz ; les changements des proprié- d’un laser, qui forme une figure de diffrac- tige : quand on déplace la pointe au contact
tés vibratoires du cristal de quartz révèlent la tion, on détermine la distance entre les sur- de la surface de l’échantillon, les interactions
quantité de frottement de la couche déposée faces de mica. avec cette dernière provoquent une déforma-
sur la surface sous-jacente. Des simulations tion que l’on détecte à l’aide d’un système
informatiques des couches, comme celles optique. On obtient ainsi une mesure du frot-
d’une couche liquide de krypton (en blanc sur tement entre la pointe et la surface. Des phy-
la figure) sur de l’or (en bleu sur la figure), siciens ont utilisé ce microscope pour pousser
corroborent les mesures. des îlots de carbone 60 (les cristaux verts de
l’encadré) sur la surface d’un cristal.

RESSORT

QUARTZ
Johns Hopkins University

MICA CLIVÉ
ÉLECTRODE CONTRE DES LUMIÈRE
University of Basel
Mark O. Robbins,

DEMI-CYLINDRES
Roland Lüthi,

TIGE

MICA
ÉCHANTILLON
Jared Schneidman Design

LUBRIFIANT
POINTE

–2 –1 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
10 10 1 10 10 10 10 10 10 10 10 10 10
CONTRAINTE DE CISAILLEMENT (EN NEWTONS PAR MÈTRE CARRÉ)
3. LA CONTRAINTE DE CISAILLEMENT, c’est-à-dire la force par a été explorée à l’aide de plusieurs instruments. Ainsi les physi-
unité de surface réelle de contact nécessaire au maintien du glis- ciens ont enregistré une gamme de contraintes qui couvre 12
sement d’un objet sur un autre, est une mesure de frottement qui ordres de grandeur.

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est généralement bien inférieure à l’aire films d’épaisseur monoatomique d’un augmente quand la vitesse diminue.
macroscopique des surfaces qui frot- autre matériau. Ce dépôt réduit la On explique ce phénomène par une
tent ; lorsqu’on utilise du graphite pour fréquence de vibration du quartz, four- modification des points de contact
lubrifier un verrou, par exemple, la sur- nissant une mesure de la manière dont microscopiques, qui peuvent fondre à
face apparente de contact est réduite, les particules du film déposé réagis- vitesse élevée et devenir plus nombreux
de sorte que la surface réellement utile sent à la vibration du substrat sous- lorsque le glissement est lent, parce
peut être minime). Les physiciens ont jacent. Plus l’amplitude de vibration qu’ils se séparent plus lentement et ont
également mesuré la force nécessaire est petite, plus le frottement dû au glis- plus de temps pour établir des liaisons.
pour faire glisser la pointe au som- sement du film sur le substrat est grand. Dans le cas où la surface de contact reste
met d’une molécule de fullerène, et Ainsi la microbalance à quartz est fixe, comme pour notre microbalance
l’ont trouvée plus grande que pour le aujourd’hui le seul dispositif assez à quartz, on prévoyait que le frottement
cristal de chlorure de sodium. rapide pour mesurer la dépendance présenterait exactement le comporte-
À l’aide de microbalances à quartz, du frottement atomique en fonction de ment inverse, c’est-à-dire qu’il aug-
nous avons mesuré des valeurs infé- la vitesse de glissement. menterait proportionnellement à la
rieures de la contrainte de cisaillement. Bien que la troisième loi classique vitesse de glissement. Nous avons
Ces microbalances servent classique- du frottement stipule l’indépendance récemment confirmé cette observation
ment à peser des échantillons de de la force de frottement par rapport à à l’aide de films monoatomiques solides
quelques nanogrammes seulement. la vitesse, des physiciens avaient mon- qui glissaient sur des surfaces cristal-
Elles sont composées d’un monocris- tré son inexactitude (Coulomb lui- lines d’or ou d’argent.
tal de quartz qui oscille de façon stable même la soupçonnait, mais il n’avait
à haute fréquence (de cinq à dix mil- pu la démontrer). Par exemple, pour Glissement sec
lions de fois par seconde). Nous dépo- ralentir une voiture et l’arrêter sans à-
sons à sa surface un film métallique coups, le conducteur doit réduire le frei- En revanche, la théorie n’avait pas
mince qui sert d’électrode, puis nous nage dans les derniers mètres avant prédit notre surprenante découverte de
condensons sur cette électrode des l’arrêt : c’est la preuve que le frottement 1989 : des films de krypton glissent
mieux sur des surfaces cris-
tallines d’or quand ils sont
1 2 solides. Nous avons observé
que les forces de frottement
s’appliquant à des films de
krypton liquides étaient cinq
fois supérieures à celles s’ap-
pliquant à des films solides,
la contrainte de cisaillement
restant dans ce dernier cas de
DIAMANT ÉTHANE l’ordre de 0,5 newton par
mètre carré pour des vitesses
de glissement de un centi-
mètre par seconde. Pourquoi
une couche liquide aug-
mente-t-elle le frottement,
alors que, dans la plupart des
situations ordinaires, elle
lubrifie les surfaces?
Mark Robbins et ses col-
3 4 lègues de l’Université Johns
Hopkins ont trouvé la

4. DES RÉACTIONS CHIMIQUES


peuvent avoir lieu entre deux sur-
faces qui glissent. Dans cette
modélisation, une molécule
d’éthane, composée de deux
atomes de carbone (en vert) et
de six atomes d’hydrogène (en
bleu), est coincée entre deux sur-
faces de diamant (1). Quand
ces surfaces glissent l’une contre
l’autre, l’éthane perd un atome
d’hydrogène (2), qui arrache
ensuite un atome d’hydrogène au
diamant et s’y lie pour former une
Michael Goodman

molécule d’hydrogène diatomique


(3). Le radical éthyle finit par se
lier chimiquement à la surface de
diamant (4).

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frottement). Le succès du modèle de


M. Robbins et de ses collègues sem-
blait impliquer que les effets électriques
ne jouaient aucun rôle important pour
le frottement.
Pour vérifier cette idée, nous avons
Jared Schneidman Design

récemment mesuré la force néces-


saire pour faire glisser des films mono-
ou diatomiques de xénon solide sur
une surface cristalline d’argent : le frot-
tement augmente d’environ 25 pour
5. DEUX SURFACES RUGUEUSES ne se tou- cent dans le cas du film diatomique
chent qu’en quelques points (en haut). Quand de xénon.
on augmente la «charge normale», c’est-à-
dire la force qui presse les deux surfaces l’une Ces 25 pour cent d’augmentation
contre l’autre, la surface totale de contact étaient-ils dus à des effets électriques?
augmente aussi (en bas). Le frottement résulte Probablement pas. B. Persson, M. Rob-
de cette augmentation et non de la rugosité bins et J. Sokoloff ont réalisé des modé-
de la surface.
lisations informatiques du système
xénon-argent et observé que le frot-
réponse à cette question du frottement tement dû aux ondes sonores est beau-
liquide en simulant par ordinateur le coup plus important pour deux
glissement de films monoatomiques couches que pour une seule : deux
de krypton sur des surfaces cristallines couches font un système vibratoire
d’or : les atomes de krypton liquide, plus complexe, de sorte que le nombre
plus mobiles que ceux de krypton de résonances possibles est supé-
solide, sont plus facilement piégés dans rieur et que les frottements sont accrus.
les lacunes situées entre les atomes d’or Ainsi l’existence du frottement élec-
(ici, le cisaillement a lieu entre une sur- trique est assurée, mais l’intensité de
face solide et une surface liquide, tan- ce phénomène est déterminée en
dis que, dans le cas de la lubrification grande partie par les atomes qui sont
macroscopique, il s’exerce dans le immédiatement adjacents à l’interface.
volume du liquide, c’est-à-dire à une Les paramètres choisis pour repré-
interface liquide-liquide, qui offre d’ha- senter les surfaces métalliques lors des
bitude moins de résistance qu’une modélisations pourraient masquer
interface solide-liquide). ce type de frottement, mais les per-
La concordance quasi parfaite entre fectionnements des techniques de
le modèle de M. Robbins et notre résul- simulation devraient bientôt permettre
tat expérimental est à la fois surpre- l’évaluation précise de la perte d’éner-
nante et révélatrice, car tout le gie par les effets électriques et par les
frottement, dans son calcul, a été attri- vibrations de réseau.
bué à des vibrations de réseau (ondes
sonores) ; il négligeait les frottements Réécrire les lois
d’origine électrique. Pour des surfaces
isolantes, de tels effets résultent de l’at- Les progrès récents de la nanotribolo-
traction entre des charges électriques gie démontrent que les lois du frotte-
positives et négatives qui se sont sépa- ment macroscopique sont inapplicables
rées à l’interface. En revanche, quand à l’échelle atomique. Nous pouvons
une des surfaces en contact est métal- maintenant réécrire ces lois de façon
lique, la ségrégation des charges n’a plus générale. Tout d’abord, la force de
plus lieu. Mats Persson, de l’Univer- frottement dépend de la façon dont
sité de Göteborg, et Bo Persson, du deux surfaces s’accrochent ou se décro-
Centre de recherche de Jülich, ont mon- chent : elle est proportionnelle au degré
tré qu’un autre type de frottement élec- d’irréversibilité de la force qui pousse
trique peut avoir lieu : ce type de les deux surfaces l’une contre l’autre,
frottement est lié à la résistance que les plus qu’à la valeur absolue de cette
électrons mobiles subissent à l’intérieur force. Ensuite, la force de frottement
du matériau métallique lorsqu’ils sont est proportionnelle à la surface réelle
entraînés par la surface opposée. de contact, et non à la surface appa-
Les physiciens connaissent l’exis- rente. Enfin la force de frottement est
tence de tels frottements, mais ils directement proportionnelle à la vitesse
n’avaient pas évalué leur importance de glissement de l’interface, aux points
(de tels effets expliquent que de petits de contact réels, tant que les surfaces
solides pourraient glisser presque sans ne subissent pas d’échauffement et que

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la vitesse de glissement reste inférieure portionnelle à la charge normale, l’ongle sur le tableau noir. On pensait
à celle du son dans les matériaux en comme Amontons l’avait établi. que la rugosité était responsable du
contact (au voisinage de cette vitesse, Comment la rugosité des surfaces caractère aléatoire de l’arraché-glissé,
le frottement augmente, car les vibra- intervient-elle? Son importance semble mais Steve Granik et ses collègues de
tions du réseau n’éliminent plus assez s’évanouir. Les physiciens avaient sup- l’Université de l’Illinois ont récemment
rapidement l’énergie sonore). posé que les irrégularités de surface isolé un frottement de type arraché-
Les différences entre les frottements jouaient un rôle lors de frottements de glissé entre les contacts lubrifiés de sur-
macroscopiques et microscopiques type arraché-glissé, où les surfaces glis- faces quasi «parfaites» de mica. Ils ont
s’amenuisent si l’on remarque que la sent, s’accrochent momentanément, appliqué des millions de cycles d’une
surface réelle de contact entre des objets puis se décrochent et glissent d’un cran, force sinusoïdale à des liquides confi-
macroscopiques est proportionnelle à comme deux boîtes à œufs que l’on pose nés, sans usure, et ont observé le carac-
la force qui les presse l’un contre l’autre. l’une sur l’autre et que l’on tire dans tère non déterministe du frottement
Plus on presse les deux corps, plus la des directions opposées. La périodicité arraché-glissé (ils enregistraient un
surface de contact croît, de sorte que de ce phénomène engendre le crisse- «bruit en 1/f», composé de vibrations
la force de frottement apparaît pro- ment des freins de trains ou celui de dont l’amplitude est inversement pro-
portionnelle à la fréquence).
En raison de la course à la minia-
turisation en mécanique, la recherche
actuelle sur l’origine atomique des frot-
tements, très fondamentale, pourrait
déboucher demain sur des applica-
tions. Par exemple, nous savons main-
tenant pourquoi les molécules orga-
niques ramifiées font de meilleurs
lubrifiants que les molécules linéaires,
bien qu’elles fassent des liquides plus
visqueux (comme elles restent à l’état
liquide à plus forte pression que les
molécules linéaires, elles bloquent
mieux les contacts entre les surfaces
solides). Les nanotribologistes qui ana-
lysent les divers types de contact pour-
raient un jour aider les chimistes à
comprendre les réactions de surface
induites par le frottement (les réac-
tions «mécanochimiques») ou aider
les spécialistes en science des maté-
riaux à concevoir des substances qui
résistent à l’usure. À une époque où
il devient urgent d’économiser l’éner-
gie et les matières premières, ces
recherches prennent tout leur intérêt.

Jacqueline KRIM est professeur de phy-


sique à l’Université Northeastern.
D. DOWSON, History of Tribology, Long-
man, Londres, 1979.
Fundamentals of Friction : Macroscopic
and Microscopic Processes, sous la direc-
Judith A. Harrison, U.S. Naval Academy

tion de I.L. Singer et H.M. Pollock, Klu-


wer, 1992.
Handbook of Micro/Nanotribology, sous la
direction de B. Bhushan, CRC Press, 1995.
B. BHUSHAN, J.N. ISRAELACHVILI et
U. LANDMAN, Nanotribology : Friction,
Wear and Lubrication at the Atomic Scale,
in Nature, vol. 374, pp. 607-616, 13 avril
6. UNE POINTE DE DIAMANT ou d’un matériau de structure analogue, à base d’atomes de
carbone (en bleu) et d’hydrogène (en jaune), se déforme quand elle glisse sur une autre sur-
1995.
face du même type, constituée d’atomes de carbone (en vert) liés à des atomes d’hydro- Physics of Sliding Friction, sous la direc-
gène (en rouge). De telles modélisations éclairent la tribochimie, c’est-à-dire l’étude des tion de B.N.J. Persson et E. Tosatti, Klu-
réactions chimiques induites par le frottement. Ici la pointe et la surface se sont défor- wer, 1996.
mées, mais il n’y a pas eu de réaction chimique.

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