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Article paru dans

D. MARGUERAT (éd.), La Bible en récits. L’exégèse biblique à l’heure du lecteur


(Le Monde de la Bible 48), Genève, Labor et Fides 2003, pp. 153-164.

David et l’histoire de Natan (2 Samuel 12,1-7)


ou : le lecteur et la fiction prophétique du récit biblique
André Wénin
Université catholique de Louvain

1. L’histoire de David : fiction ou historiographie ?

Dans un travail d’élucidation remarquable récemment traduit en français et intitulé Le propre


de la fiction, Dorrit Cohn1 s’emploie à mettre en évidence les marqueurs formels des récits de
fiction dans la littérature occidentale moderne. Elle commence par définir la fiction comme un
récit dont les éléments ne se réfèrent ni obligatoirement ni exclusivement au monde réel, et
qui, ce faisant, crée son propre monde, même si celui-ci peut emprunter bien des traits à la
réalité hors-texte. Quand il le fait, cependant, il n’est pas soumis au critère de l’exactitude –
au contraire de l’historien2. Le narrateur reste donc maître du monde qu’il crée.
Plus loin dans son ouvrage, D. Cohn précise les différences formelles entre récit de fiction et
historiographie. Elle en repère quatre :
Là où la fiction connaît deux niveaux – la story et le discourse, en français l’histoire racontée
et la mise en récit, la séquence des faits et leur présentation narrative concrète –, l’histoire en
ajoute un en amont de la story : à savoir les événements qui se sont produits et que le récit
doit tenter de rendre avec précision. Ceci impose à l’historien une contrainte que ne connaît
pas l’auteur de fiction.
Comme un auteur de fiction, l’auteur d’un récit historiographe joue forcément avec les
structures de la temporalité : ainsi, par exemple, l’ordre de présentation des faits n’est jamais
strictement chronologique. Cependant, les libertés que l’historien prend de ce point de vue
sont dictées moins par un souci esthétique ou par une stratégie narrative, que par les sources à
sa disposition, les nécessités de son interprétation ou par le sujet lui-même.
Plus importantes sont les différences tenant aux situations narratives. L’omniscience dont
jouit le narrateur dans la fiction, notamment vis-à-vis des personnages, est évidemment
inaccessible à l’historiographe. Celui-ci est donc tenu le plus souvent à une focalisation
externe – l’œil de l’observateur extérieur –, sauf si ses sources le lui permettent ; aussi, sa
narration sera faite davantage de sommaires ou de résumés que de scènes. Dans ces
conditions, la position de l’historien a quelque chose d’analogue à celle d’un narrateur
homodiégétique, puisqu’il fait partie du même monde que les faits qu’il relate.
Par voie de conséquence, dans le récit historique, on ne peut distinguer l’auteur dont le nom
figure en couverture et le narrateur qui raconte l’histoire, alors que cette distinction s’impose
pour un récit de fiction, même si elle n’est pas toujours aisément repérable3.

1
Doritt COHN, Le propre de la fiction, Paris, Seuil, 2001 (original anglais 1999).
2
Doritt COHN, Le propre de la fiction (note 1), p. 29-33. Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative.
Ideological Literature and the Drama of Reading, Bloomington, Indiana University Press, 1985, p. 25-26.
3
Pour tout ceci, voir Doritt COHN, Le propre de la fiction (note 1), p. 167-200.
Je reviens un instant sur le troisième point, que Dorrit Cohn développe davantage dans son
livre. Dans une fiction en troisième personne – le cas de loin le plus fréquent dans les récits
du premier Testament –, le narrateur a accès à un savoir échappant au commun des mortels,
notamment pour tout ce qui relève de la vie intérieure des personnages et des événements
cachés ou confidentiels. En ce sens, certains procédés formels indiquent que l’on a affaire à
un texte de fiction. Pour faire bref, on peut dire que la fiction se reconnaît en ce qu’elle « met
effectivement en pratique son potentiel de focalisation » (p. 46), que ce soit pour représenter
le psychisme des personnages ou pour « décrire le monde qui les entoure tel qu’il est focalisé
par leur vision » (p. 71-72)4.
Quant à la question de savoir si un roman historique est à considérer ou non comme un récit
de fiction, D. Cohn reconnaît avec les théoriciens du genre que les faits racontés perdent leur
réalité ; et en tout cas, les marqueurs formels énumérés ci-dessus placent le roman historique
du côté de la fiction. Néanmoins, le statut de ce genre littéraire a quelque chose de particulier.
Car un roman de ce type suscite chez le lecteur des « attentes historiques », selon l’expression
de J.W. Turner. À ces attentes, l’auteur d’un roman historique classique se conforme en
général ; il reconnaît ainsi la distinction que la thématique historique impose à son entreprise
vis-à-vis des autres œuvres de fiction5.
À partir de cet éclairage théorique, que dire des histoires bibliques de David ? Pour ce qui est
du premier critère, la recherche admet en général que des faits sont à la base des récits des
livres de Samuel, et l’exégèse historico-critique cherche à les isoler tant bien que mal, tout en
tentant de reconstituer l’histoire des textes eux-mêmes pour faire le départ entre ce qui a des
chances d’être historiquement exact, et ce qui relève d’élaborations successives, en reflétant
alors les préoccupations historiques ou théologiques d’époques diverses. Le niveau référentiel
est donc présent, même si ce qui tient strictement aux faits racontés est sans doute assez
réduit. En revanche, pour ce qui est des trois autres critères, le récit biblique bascule du côté
de la fiction. Ainsi, le traitement parfois sophistiqué de la temporalité est le plus souvent dicté
par la stratégie narrative, comme Shimon Bar-Efrat le montre à merveille dans son étude de la
temporalité dans le récit du conflit entre David et Absalom6. Quant au narrateur du récit, nul
ne mettra en doute qu’il est distinct des auteurs et rédacteurs réels et successifs des textes. Il
dispose de la faculté d’omniscience, de laquelle il joue avec économie, certes, mais qui lui
permet de varier la focalisation de son récit et d’entrer dans le psychisme de ses personnages,
et jusque dans les secrets de Dieu. Dans l’épisode qui nous retiendra dans un moment, par
exemple, le narrateur nous fait découvrir Bethsabée en prenant la perspective de David (2 S
11,2-5)7, il est témoin des audiences sans doute privées d’Urie chez le roi (11,7-13), il
surprend les chuchotements des serviteurs de la cour (12,18), et nous donne accès au
jugement de Dieu sur les méfaits cachés de David (11,27b)8.
Dans ces conditions, on échappe difficilement à la conclusion que le genre contemporain
auquel l’histoire biblique de David s’apparente le plus est le roman historique. De ce type

4
« C’est par son potentiel unique en ce qui concerne la présentation des personnages que la fiction rompt de la
manière la plus systématique et la plus radicale avec le monde extérieur au texte », le monde réel, écrit ailleurs
Doritt COHN, Le propre de la fiction (voir note 1), p. 33. Plus loin (p. 43), elle cite les termes de Käte
HAMBURGER, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, 1987, p. 88 : « La fiction est le seul espace cognitif
où le je-origine (la subjectivité) d’une tierce personne peut être représenté comme tel ».
5
Doritt COHN, Le propre de la fiction (note 1), p. 236-237.
6
Shimon BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible (JSOT.SS 70), Sheffield, Almond Press, 1989, p. 167-175.
7
Voir ce qu’écrit Jean-Pierre SONNET : « "Il était un homme…". Le récit biblique entre généralité poétique et
particularité historique », dans : Sophie KLIMIS et Laurent VAN EYNDE, éds, Littérature et savoir(s), Bruxelles,
Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2002, p. 183-184.
8
Voir dans le même sens les arguments énumérés par Robert ALTER, The Art of Biblical Narrative,
London/Sydney, Allen and Unwin, 1981, p. 35-37 = L’art du récit biblique (Le Livre et le Rouleau 4), Bruxelles,
Lessius, 1999, p. 53-54.

2
d’historiographie fictionnalisée9, Tolstoï avait la conviction – D. Cohn le rappelle10 – qu’elle
se rapprochait « davantage de la vérité que n’importe quelle narration historique », dans la
mesure où elle « permet à l’écrivain de rendre les événements historiques sous la forme de
l’expérience personnelle et immédiate d’êtres humains individuels », grâce aux ressources
multiples de la narration focalisée11. Et si les personnages historiques sont, comme tous les
humains, des êtres opaques aux yeux d’autrui et donc à ceux de l’historien, « l’auteur d’un
roman historique […] tire au contraire parti de cette opacité : c’est précisément dans de tels
"territoires obscurs" de l’histoire qu’il peut se servir librement de son imagination et
s’adonner à "l’introspection de ses figures historiques" », écrit encore D. Cohn, reprenant
Brian McHale12.
Mais, comme le rappelle Jean-Pierre Sonnet dans un article récent13, Meir Sternberg s’était
vigoureusement opposé à une telle classification des récits bibliques. Son propos est
catégorique : le récit biblique, dit-il en conclusion, « n’est ni fiction historicisée ni histoire
fictionnalisée, mais historiographie, pure et dure »14. Tous les marqueurs de fictionnalité
peuvent selon lui se retrouver dans l’historiographie antique15. Pour illustrer cette thèse, il
signale l’absence de rupture formelle entre la parabole fictionnelle de Natan et son
environnement narratif. Mais dans cet exemple, outre qu’il néglige certains traits distinctifs
souvent relevés et sur lesquels je reviendrai, il semble oublier que Natan ne peut se permettre
d’insister sur le caractère fictif de son histoire s’il veut piéger David avec son stratagème.
Je ne puis ici reprendre toute l’argumentation de Sternberg. Je m’en tiens donc à l’essentiel.
Selon lui, pour qu’il y ait « history-writing », il suffit que la prétention du discours soit de
rappeler le passé et cela, dans la culture d’origine, dans le contrat tacite passé entre l’écrivain
et ses lecteurs (p. 25). Mais une telle revendication est-elle aussi claire dans l’œuvre des
Deutéronomistes ? Certes, les auteurs successifs n’avaient pas l’intention d’écrire un récit de
fiction. Entendaient-ils pour autant faire de l’historiographie ? Leur visée était-elle de
composer un « record of fact », selon l’expression de Sternberg ? N’était-elle pas plutôt,
comme l’a montré l’exégèse historique, de faire de la propagande politique ou idéologique, de
tenter de comprendre l’échec de l’exil ou encore d’amener leurs lecteurs à un retour à Dieu,
en recourant au besoin au « privilège de l’invention libre », qui, pour Sternberg, est propre à
la fiction16 ? Quant à l’œuvre deutéronomiste dans son état final, la vérité qu’elle revendique17
est-elle de type historiographique ou théologique ? Le fait de recourir à des techniques
courantes dans ce que nous appelons fiction s’explique mieux si l’enjeu est du second type18.
9
Expression inspirée de Alter, qui parle lui-même d’« histoire fictionnalisée » et de « prose de fiction
historicisée », renvoyant à la « historicized fiction » de Herbert N. SCHNEIDAU, Sacred Discontent. The Bible
and Western Tradition, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1976, p. 215.
10
Doritt COHN, Le propre de la fiction (note 1), p. 226-227.
11
Voir en ce sens aussi, Robert ALTER, L’art du récit biblique (note 8), p. 212-213.
12
Brian McHALE, Postmodernist Fiction, New York, Methuen, 1987, p. 87, cité par Doritt COHN, Le propre de
la fiction (note 1), p. 234.
13
Jean-Pierre SONNET, « "Il était un homme" » (note 7), p. 185-188.
14
Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 34-35. Pour son argumentation, voir les p.
24-35.
15
« Individual character-drawing, storytelling posture or pattern, metonymic sequence, richness of detail,
credibility : always available and always reversible, none of these has anything like a cutting edge in the
discrimination of genre. (…) There are simply no universals of historical vs. fictive forms. Nothing on the
surface, that is, infallibly marks off the two genres. » (Ibidem, p. 30).
16
Voir en ce sens le dernier ouvrage de Jacques VERMEYLEN, La loi du plus fort. Histoire de la rédaction des
récits davidiques, de 1 Samuel 8 à 1 Rois 2 (BEThL 154), Leuven, Peeters/University Press, 2000. Même si je ne
partage pas les conclusions de Vermeylen, il reste qu’il montre bien le genre de processus qui ont été mis en
œuvre dans la création progressive de cette histoire.
17
Pour Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 32, cette prétention à la vérité est
précisément ce qui fait la nature historiographique de l’entreprise.
18
Voir ce qui est dit ci-dessus de l’historiographie fictionnalisée.

3
Et si le narrateur affiche sa prétention à l’omniscience, celle-ci, à mon sens, ne porte pas sur le
niveau factuel, mais vise une vérité d’ordre théologique et anthropologique. Du reste, pour
justifier cette omniscience, Sternberg invoquera un facteur étranger aux textes eux-mêmes, à
savoir l’inspiration qui garantit l’autorité historiographique du récit (p. 34). Mais est-ce ce
type d’autorité que garantit l’inspiration ? N’est-ce pas plutôt le caractère prophétique du
discours ?
Selon Sternberg, qui rejoint en cela D. Cohn, la fiction se caractérise par l’indépendance vis-
à-vis de la factualité dans la création du monde du texte (p. 26). Les histoires de David –
partiellement indépendantes de la factualité – ne correspondent-elles pas assez bien à cette
définition ? Certes, leur monde est peuplé de figures historiques – et sans doute aussi de
quelques faits de même nature – et cela le rend vraisemblable. Et la vraisemblance, selon
Aristote, rend le récit persuasif, en ce qu’elle raconte l’histoire comme si elle avait eu lieu19.
Or c’est certainement à persuader ses lecteurs que s’emploie le Deutéronomiste. Mais à mon
sens, le monde qu’il crée ainsi tire sa vérité intrinsèque de l’anthropologie et de la théologie
qu’il propose plus que des faits qu’il rapporte, sans quoi elle n’intéresserait sans doute plus
grand monde aujourd’hui en dehors des amateurs de littératures anciennes. Ainsi, si l’histoire
de David n’a pas été voulue comme fiction – quel sens cela aurait-il eu à l’époque ? –, il reste
qu’elle en a bien des traits, ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans vérité20. Car si le narrateur
est donné pour fiable, c’est qu’il demande à être cru, de sorte que son histoire puisse
transformer celui qui la lit pour autant qu’il accepte d’entrer dans le monde que le récit ouvre
devant lui. Pour illustrer cette vérité singulière de la fiction, je vais maintenant regarder
comment elle joue son rôle dans l’histoire de David, plus précisément dans l’épisode
contenant ce qu’il est convenu d’appeler la « parabole de Natan ».

2. L’histoire de Natan en 2 S 12 ou le pouvoir de vérité de la fiction

Dans un débat remontant déjà à 198521, Bernard C. Lategan et Willem S. Vorster ont discuté
la question de savoir si David entend l’histoire du pauvre et du riche racontée par Natan en 2
S 12,1-4 comme l’exposé d’un cas réel ou comme un récit de fiction, un mashal selon la
qualification du Talmud22. Pour le premier, David ne peut manquer de noter le caractère
fictionnel de cette histoire, même s’il « parle de ce personnage de fiction comme s’il était un
homme de chair et de sang »23. L’anonymat des personnages et du lieu dans le verset
d’introduction est, pour B. Lategan, une clé indiquant à l’auditeur, donc à David, qu’il va
entendre une histoire. Pour Vorster au contraire, la réaction passionnée du personnage montre
clairement qu’il a pris l’affaire comme un cas réel – une position partagée assez largement par

19
Cf. Poétique, 1451b, 15-18 ; voir aussi, sur la proximité de la fiction et de l’histoire quant à la représentation
du temps, les considérations de Paul RICŒUR, Temps et récit. 3. Le temps raconté (Points essais 229), Paris,
Seuil, 1985, p. 342-348.
20
Mais cette vérité n’a rien à voir selon moi avec la volonté de susciter et de sanctifier un « literal belief in the
past », comme le prétend Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 32. En ce sens, je
rejoins ce qu’écrit Jean-Louis Ska à propos des récits patriarcaux : « L’"intention première" de ces récits
bibliques n’est pas vraiment d’"informer" sur l’histoire, sur "ce qui s’est réellement passé". Ils veulent plutôt
former la conscience religieuse d’un peuple. […] Le style et le genre littéraire des récits sont choisis en fonction
de ce but ». Jean-Louis SKA, Les énigmes du passé. Histoire d’Israël et récit biblique (Le Livre et le Rouleau
14), Bruxelles, Lessius, 2001, p. 44.
21
Bernard C. LATEGAN et Willem S. VORSTER, Text and Reality. Aspects of Reference in Biblical Texts (SBL
Semeia Studies), Atlanta, Scholars Press, 1985, en particulier p. 81 (position de Lategan) et p. 95-112 (contre-
argumentation de Vorster).
22
Talmud de Babylone, Baba Bathra 15b.
23
« David speaks of this fictive character as if he is a man of flesh and blood » : Bernard C. LATEGAN et
Willem S. VORSTER, Text and Reality (note 21), p. 81.

4
la critique24. Dans son livre David as Reader, Hugh Pyper fait écho à ce débat et il finit par
conclure que le lecteur n’est pas en mesure de le trancher25.
Qu’il y ait ambiguïté sur ce point, il faut l’admettre. L’histoire du texte porte du reste une
trace de la volonté de lever l’équivoque. Dans la tradition lucianique de la Septante, suivie par
des témoins de la Vetus Latina, le début du discours de Natan se présente autrement : au lieu
de commencer abruptement le récit comme dans le texte massorétique, Natan prend la peine
d’interpeller David comme un juge à qui il demande de se prononcer sur le cas (krivsi") qu’il
va exposer26. Cette correction me semble relever d’une compréhension correcte du récit. En
effet, quoi qu’il en soit de l’indécision dans laquelle le narrateur laisse d’abord le lecteur sur
la position de David entendant l’histoire de Natan, il lève tout équivoque lorsque, sans
transition, il relate la grande colère du roi. Car même si un récit de fiction peut déclencher des
sentiments très puissants chez celui qui le reçoit, on voit mal le David des livres de Samuel
éprouver une telle indignation devant un cas dont il aurait perçu le caractère fictif.
Il reste que l’argument de B. Lategan ne peut être balayé d’un simple revers de la main.
L’histoire de Natan présente bel et bien des traits d’une histoire fictive dans la mesure où rien,
sinon la vraisemblance du fait qu’elle rapporte, ne permet de faire le lien avec un fait
réellement advenu27. En plus du caractère anonyme des personnages – y compris le visiteur –
on relèvera en ce sens une certaine exagération des traits dans la description des deux
protagonistes, mais aussi la rapide introspection à laquelle se livre Natan pour suggérer avec
une pointe de sarcasme la motivation cachée du riche soucieux d’épargner (lmj) son propre
bétail28. Dans ces conditions, comment expliquer que David ait pris l’histoire pour le récit
d’un cas réel ? Deux éléments peuvent éclairer la question : l’un tient à la façon de raconter
du prophète, l’autre aux conditions de réception par le roi.
Dans sa façon de mettre en récit l’histoire qu’il raconte, Natan fait tout pour manipuler David
et l’amener à intervenir en faveur du pauvre, au point de lui faire oublier le caractère fictif de
son récit. Il commence par une description très sobre : deux hommes, un riche et un pauvre,
dans un même lieu29. Cette proximité géographique contribue à mettre en relief le contraste
entre les possessions respectives : à l’un petit et gros bétail en grande abondance, à l’autre
rien, à l’exception d’une seule brebis. L’évocation est objective, presque neutre, encore qu’il
ne soit pas indifférent de présenter les personnages et leurs biens dans cet ordre, et encore

24
Voir par exemple Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 429 qui parle d’une
« veiled parable » que David prend pour un cas de justice original, ou Robert M. POLZIN, David and the
Deuteronomist. Part Three. 2 Samuel, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 120 ; voir encore Uriel
SIMON, « The Poor Man’s Ewe Lamb : An Example of a Juridical Parable », Bib 48, 1967, p. 207-242, surtout p.
220-221 et, parmi les commentateurs, Hans Joachim STOEBE, Das zweite Buch Samuelis (KAT VIII 2),
Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1994, p. 302.
25
Hugh S. PYPER, David as Reader. 2 Samuel 12:1-15 and the Poetics of Fatherhood (BIS 23), Leiden, Brill,
1996 (surtout p. 89-90).
26
jAnaggei`lon dhv moi th;n krivsin tauthvn (v. 12,1). La leçon est retenue par Pete Kyle
MCCARTER, II Samuel (Anchor Bible 9), Garden City, Doubleday, 1984.
27
Sur ce point, je m’oppose clairement à ce que dit Johannes P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the
Books of Samuel. Vol. I. King David (II Sam. 9-20 & I Kings 1-2) (SSN 20), Assen, Van Gorcum, 1981, p. 72,
qui souligne que l’histoire de Natan « contains none of the linguistic or stylistic devices which would indicate
the story’s being fictitious » ; Uriel SIMON, « The Poor Man’s Ewe Lamb » (note 24), p. 220-221, parle
également de « realistic story » ou de « realistic dress » de la parabole. J’irais plutôt dans le sens de Hermann
GUNKEL, Das Märchen im Alten Testament, Tübingen, Mohr, 1921, p. 36, qui repère dans l’histoire de Natan le
matériau d’un conte populaire (« Märchenstoff » : schématisme, anonymat des personnages, contrastes excessifs,
exagération sentimentale des descriptions). En ce sens aussi, Joel ROSENBERG, King and Kin. Political Allegory
in the Hebrew Bible, Bloomington, Indiana University Press, 1987, p. 39.
28
Le verbe me semble expliciter en effet le mouvement intérieur qui sous-tend le geste du riche : de son point de
vue, en effet, il « a pitié » de ses biens qu’il « épargne » (deux sens du verbe lmj). Quant à l’idée de sarcasme, je
l’emprunte à Joel ROSENBERG, King and Kin (note 27), p. 42.
29
Pour cette analyse, voir Johannes P. FOKKELMAN, King David (note 27), p. 72-75.

5
moins d’opposer dans un premier temps la grande quantité (dam hbrh) à rien du tout (lkAˆya),
avant d’ajouter que ce rien n’est pas vraiment rien.
Cette tendance se renforce clairement dans la suite du verset 330. En qualifiant la brebis de
« petite » et en précisant que le pauvre a dû l’acheter – à l’inverse du riche qui possède ses
biens comme par nature –, Natan souligne déjà discrètement un investissement particulier de
l’homme envers son unique bête. La suite va dans la même direction, mais en crescendo.
Natan s’y emploie à décrire avec force détails comment cette agnelle en vient à être traitée
comme une fille. Une véritable intimité se noue entre l’homme et cette brebis qu’il a fait vivre
pour que, avec lui et ses fils, elle grandisse, mangeant de sa nourriture, buvant à sa coupe et
dormant sur son sein. Tous ces détails ont pour effet de charger d’une forte émotion la
description de ce pauvre qui, démuni de tout, semble vouloir compenser son manque d’avoir
par un surplus d’investissement relationnel et affectif, qui confère à son agnelle une valeur
inestimable, sans aucune commune mesure avec sa valeur marchande.
Une telle stratégie narrative prépare évidemment l’auditeur à entendre la fin de l’histoire
d’une certaine manière. Le Natan narrateur vise en effet à donner au geste inqualifiable du
riche un caractère ignoble et odieux. Pour ce faire, il s’emploie à susciter chez l’auditeur
David une immense sympathie pour le pauvre en conférant à sa description une puissante
charge affective. De la sorte, lorsqu’il voit le riche prendre l’unique agnelle du pauvre pour se
montrer bon hôte aux yeux du voyageur de passage, David attache bien moins d’importance
au vol qu’au fait que ce riche n’a éprouvé aucune pitié (lmjAal), qu’il n’a accordé aucune
espèce de considération à l’importance affective et au poids existentiel dont le pauvre
investissait sa brebis. Cette insensibilité face à un homme que la vie a rendu vulnérable est en
effet bien plus grave que le larcin commis. C’est elle qui donne au vol son aspect de cruauté
et d’inhumanité que David dénonce. Le Natan narrateur l’y a d’ailleurs subtilement amené en
racontant la fin. Car, lorsqu’il reprend le ton neutre du début pour relater le geste du riche,
d’une part il renforce l’impression d’insensibilité cruelle qui se dégage de cet acte, mais
d’autre part et surtout, en s’abstenant ainsi de toute critique, il crée un appel d’air où David va
s’engouffrer pour pallier sans retard cette intolérable absence de jugement.
Avec sa manière d’impliquer affectivement l’auditeur dans l’histoire qu’il entend, l’habile
stratégie narrative de Natan contribue sans aucun doute à occulter aux yeux de David le côté
fictionnel de son récit. À cela s’ajoute la situation dans laquelle David se trouve lorsqu'il est
confronté à cette histoire, histoire à laquelle l’autorité du prophète de la promesse (cf. 2 S 7)
doit aussi donner un poids particulier, en plus d’une certaine crédibilité31. Mais comme le
souligne Jan Fokkelman, la réaction enflammée du roi, même amenée par le remarquable
travail narratif de Natan, a quelque chose d’excessif. Sa colère le fait sortir de son rôle de juge
pour laisser place à l’emportement, signe que David est toujours sous pression suite à son
forfait relaté au chapitre précédent. En éclatant littéralement face à l’affaire des deux hommes,
il se pourrait que David manifeste non seulement son indignation et sa soif de justice, mais
aussi un obscur désir de se réhabiliter à ses propres yeux comme un roi juste en cherchant à
équilibrer son injustice excessive d’hier par une justice tout aussi excessive32. C’est que la
stratégie narrative de Natan a réussi à toucher David et à réveiller le meilleur de lui-même de
sorte qu’il puisse se retrouver, pour ainsi dire.
En grossissant un peu les traits, ce texte illustre comment un récit de fiction, sans chercher à
dissimuler vraiment son caractère fictionnel, peut être reçu comme renvoyant à un fait réel,
pour autant que le narrateur se montre habile dans sa façon d’attirer le lecteur dans le monde

30
La chose est perçue par beaucoup. Voir Walter A. BRUEGGEMANN, First and Second Samuel (Interpretation),
Louisville, John Knox, 1990, p. 279 ; André CAQUOT et Philippe de ROBERT, Les livres de Samuel (CAT 6),
Genève, Labor et Fides, 1994, p. 482, ou encore Hans Joachim STOEBE, Zweite Buch Samuelis (note 24), p. 303.
31
Voir le développement de Johannes P. FOKKELMAN, King David (note 27), p. 76.
32
Voir les intéressantes remarques de Johannes P. FOKKELMAN, King David (note 27), p. 76-77.

6
de son récit, et que l’auditeur ou le lecteur soit prédisposé, pour une raison ou l’autre, à
entendre l’histoire de cette manière.
Mais ce n’est pas là le seul rapport entre l’histoire de Natan et la réalité – intradiégétique,
s’entend –, du livre de Samuel. C’est ce que le prophète indique clairement à David en
laissant tomber le couperet, après ses paroles de condamnation enflammée : vyah hta,
« c’est toi, l’homme » (v. 7a). Ces deux mots ouvrent les yeux de David. D’abord, ils lèvent
pour lui le voile sur le caractère fictionnel de l’histoire sur laquelle il vient de se prononcer.
Mais en même temps, ils montrent que ce récit fictif renvoie à une réalité qu’il ne soupçonnait
pas, et qui n’a rien de fictif, elle ! Et ils entraînent une relecture et du récit fictif et de la réalité
qu’il vise. Ainsi certains mots du récit dévoilent leur double sens, inaperçu jusque-là de
David : les quatre mots qui, au verset 3, ponctuent la description tout en émotion de la relation
entre le pauvre et sa brebis (lkat… htvt… bkvt… tbk) renvoient aux paroles d’Urie refusant
d’aller retrouver Bath-Shèva‘ comme David l’y invite (11,11), mais aussi aux manœuvres du
roi pour l’y amener contre son gré (11,13). Après ce rappel, la finale du récit de Natan ne fait
que souligner la cruelle inhumanité dont David s’est rendu coupable suite au refus du mari
trompé, dans le but de sauver les apparences, comme le riche. Il n’est cependant pas
nécessaire, pour que la fiction remplisse efficacement son rôle de vérité, qu’elle soit un calque
de la réalité qu’elle cherche à dénoncer33. Il suffit qu’elle vise au cœur. La relecture du passé
rendue inévitable par ce que la fiction en a dévoilé fera le reste, comme le montre la suite du
discours de Natan (12,7b-12, surtout v. 9-10).
On le voit mieux à ce point : la fiction de Natan masquait aux yeux de David un réel qu’il
voulait ne pas voir. Une fois ôté ce masque, David ne peut plus refuser de regarder cette
réalité en face, d’autant qu’il vient de montrer ses qualités de cœur et son souci de justice.
Mais en croyant à la réalité du fait relaté dans le récit fictif du prophète, « en marchant »
comme on dit, le roi se mettait déjà en chemin vers sa propre vérité. Comme l’écrit Jan
Fokkelman34, « tandis que David imagine que l’histoire est réellement arrivée, la vérité est
déjà à l’œuvre en lui. Du point de vue de Natan, la fiction, rendue opérante et attirante par des
moyens littéraires, est le véhicule idéal de la vérité… ».
Lorsqu’il s’agit d’amener un être à sa vérité cachée, la fiction fait donc preuve d’une
efficacité redoutable. En effet, elle a le pouvoir d’assumer le réel sans lui être asservie, de
sorte qu’elle peut le remodeler de façon à déchirer le voile des apparences, à traverser le refus
ou l’incapacité de voir les choses en face, et à faire venir au jour cette vérité enfouie. D’autant
plus que ce qui vaut pour David à l’intérieur du récit pourrait également valoir pour le lecteur
de son histoire. Certes, le narrateur de l’histoire de David s’emploie à placer son lecteur dans
une position dominante par rapport au roi. Lui donnant accès au jugement de Dieu (11,27b) et
à la raison de la démarche de Natan (12,1a), il le dote d’un savoir nettement supérieur lui

33
Au contraire, la stratégie narrative impose plutôt une certaine liberté avec la réalité visée par la fiction :
comme le souligne Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 429, le narrateur
intradiégétique remodèle les faits à sa manière de telle sorte que l’auditeur ne puisse percevoir d’emblée
l’analogie avec sa situation et reste donc « objectif » dans le jugement qu’il porte sur ce qui lui est raconté. Il en
va de la réussite de la stratégie du locuteur. En ce sens aussi, par exemple, Uriel SIMON, « The Poor Man’s Ewe
Lamb » (note 24), p. 221 et 226. Ceux qui, comme André CAQUOT et Philippe de ROBERT, Les livres de
Samuel (note 30), p. 482, ou Jacques VERMEYLEN, La loi du plus fort (note 16), p. 311, soulignent les écarts
entre la « parabole » et les faits narrés au chapitre 11 ne sont sans doute pas attentifs à cet aspect des choses en
raison de leur préoccupation avant tout historique.
34
King David (note 27), p. 81 : « While David imagines the story to have really occured, the truth is already
working on him. From Natan’s point of view, fiction, made functional and attractive by literary devices, is the
ideal vehicle for the truth and, as theologians say, for revelation ». Il renvoie, dans sa version anglaise, à Paul
RICŒUR, « Herméneutique de l’idée de révélation », dans : Paul RICŒUR et alii, La révélation, Bruxelles,
Facultés Universitaires Saint-Louis, 1977, p. 15-54 : « Le paradoxe le plus extrême est celui-ci : c’est lorsque le
langage s’avance le plus loin dans la fiction […] qu’il dit le plus vrai, parce qu’il redécrit la réalité trop connue,
sous les traits neufs de la fable. Fiction et redescription, en cela, vont de pair » (p. 40).

7
permettant de jouir de l’ironie de la situation35 : il comprend que l’histoire de Natan brode sur
les événements rapportés au chapitre précédent et est donc en mesure de saisir d’emblée que
David est en train de prononcer sa propre condamnation. Mais qu’il n’aille pas se réjouir trop
vite de voir le roi se faire prendre au piège. Car lorsque Natan lui ouvre les yeux en disant
« c’est toi, l’homme », de façon inattendue le lecteur peut se sentir visé par ce « toi » ; il peut
se trouver ainsi impliqué dans l’affaire comme un « homme » taraudé par la convoitise à
l’instar de David et, comme ce dernier, rarement exempt de dissimulation, d’injustice et
d’insensibilité envers autrui36. C’est alors à son tour de relire l’histoire du chapitre 11 pour
voir si elle ne s’applique pas à lui de quelque manière. On pourrait peut-être même aller
jusqu’à dire que le narrateur assure au lecteur une position de surplomb par rapport à David
de même nature que celle de ce dernier vis-à-vis des personnages dans le récit de Natan, pour
mieux l’attirer à son tour dans un piège : l’amener à incriminer David, avant de se retrouver à
ses côtés sur le banc des accusés37.

Conclusion

On aura noté ici que c’est quittant les règles de l’historiographie et en versant techniquement
du côté de la fiction que le narrateur de l’histoire de David peut préparer son lecteur à une
interrogation existentielle similaire à la question à laquelle David est affronté. Ainsi, à deux
niveaux, le texte illustre le pouvoir de vérité de la fiction. Non pas une vérité qui serait celle
des faits ; mais la vérité qui est celle de qui reçoit l’histoire et s’y ouvre. Comme le dit Jan
Fokkelman à propos de la parabole de Natan, « bien que la réalité que contenue dans l'histoire
racontée puisse être nulle, la vérité qu’elle contient est maximale. La parabole ne montre pas
la réalité de David, mais elle montre néanmoins la vérité de sa réalité »38. En ce sens, ce qui
correspond selon moi à l’intention profonde de ces récits – que le canon juif range parmi les
écrits prophétiques – est analogue à la visée du prophète Natan lorsqu’il propose son histoire
au roi39. Cette intention est moins de raconter l’histoire, comme le soutient Meir Sternberg,
que de proposer au lecteur, à travers une histoire, une démarche de vérité en vue de la
transformation de son être grâce au pouvoir qu’a la fiction de faire venir à la lumière ce qui se
terre le plus souvent dans l’opacité caractéristique de toute réalité humaine. Et cela, pour
autant que le lecteur consente à s’exposer à la vérité du récit, ce dont pourrait le protéger le
fait de lire ce récit comme une historiographie fondant, entre autres choses, le monothéisme,
le sens de l’identité nationale ou le droit à la Terre40.

35
Voir par exemple Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 429, qui souligne
l’asymétrie entre l’auditeur de la parabole et le lecteur de l’histoire. Dans le même sens, Joel ROSENBERG, King
and Kin (note 27), p. 39.
36
Je puise cette idée chez Joel ROSENBERG, King and Kin (note 27), p. 40, suivi par Hugh S. PYPER, David as
Reader (note 25), p. 93-94. En ce sens, mais moins explicite : Johannes P. FOKKELMAN, King David (note 27),
p. 82, note 6.
37
Voir en ce sens Robert M. POLZIN, David and the Deuteronomist (note 24), p. 120 ; il illustre sa thèse aux p.
127-130 en montrant comment les lecteurs originaires du Deutéronomiste se trouvaient condamnés eux aussi par
les paroles de Natan.
38
Johannes P. FOKKELMAN, King David (note 27), p. 81-82 : « Although the reality which the story contains
may be nihil, the truth it contains is maximal. The parable does not show David’s reality but nonetheless shows
the truth of his reality… ».
39
J’ajouterais que, de même que Natan n’annonce pas le genre littéraire ni l’intention de l’histoire qu’il raconte,
laissant croire David à sa « réalité », de la même manière, le narrateur de l’histoire dite deutéronomiste entame
son histoire en laissant son lecteur sans « contrat de lecture » un tant soit peu explicite qui l’avertisse de la visée
non prioritairement historiographique de son récit. En revanche, en classant ces écrits dans la catégorie des
« prophètes » ou des « livres historiques », les canons juif et grec induisent un certain type de lecture. On voit
bien dans quel sens penche le présent essai.
40
Meir STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative (note 2), p. 32.

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