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Dans M. DENEKEN (éd.), De Jésus à Jésus-Christ. I.

Le Jésus de l'Histoire

(coll. Jésus et Jésus-Christ. Colloques)


Paris, Mame-Desclée, 2012, p. 59-78

Le Psaume 22
et le récit matthéen de la mort et de la résurrection de Jésus

Introduction

Dans les récits évangéliques de la crucifixion de Jésus, les citations du Psaume 22 sont
nombreuses. Est-ce parce que la dernière parole que Marc et Matthieu mettent sur les lèvres
du Crucifié – le début de cette prière –, fut celle que Jésus prononça avant de mourir ? Il est
évidemment difficile de le dire. Mais on ne peut pas ne pas constater que l’événement de la
mort de Jésus en croix a, comme un aimant, attiré les références à la première partie de ce
psaume qui fait entendre la lamentation suppliante d’un orant en proie aux affres d’une mort
violente et abandonné de tous, y compris de Dieu.
Le tableau suivant reprend des citations identifiables, même si aucune n’est introduite
comme citation d’Écriture en train de s’accomplir. À l’exception de Jn 19,24, en effet, elles
sont simplement intégrées à même le récit, dans une forme d’« accomplissement maximal,
puisque celui-ci n’est pas invoqué ou noté, mais fonctionne comme tel » pour le lecteur averti
que le narrateur entraîne dans une sorte de complicité1.

Ps 22 (21LXX) Mc 15 Mt 27 Lc 23 Jn 19
v. 2a Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
v. 34 v. 46 (//)
abandonné ?
v. 8a Tous ceux qui me voient se moquent de moi v. 35a
v. 8b (moqueries +) ils secouent la tête v. 29 v. 39 (//)
v. 9 « Il s’est fié dans le Seigneur, qu’il le délivre
v. 43a
[…] puisqu’il l’aime »
v. 16 Ma langue est collée à ma gorge/mon palais v. 28 ?
v. 19 Ils ont partagé pour eux mes vêtements
v. 24 v. 35 (//) v. 34 (//) v. 23-24
et mon manteau, ils l’ont tiré au sort.

De ce tableau schématique, il ressort immédiatement que Mt a la concentration la plus


forte de citations2. À celles de Mc, il ajoute une longue phrase qui vient perturber la belle
construction marcienne où les emprunts au psaume épousent l’ordre inverse de leur
occurrence dans le texte source3. Par cet ajout, Matthieu développe les moqueries injurieuses

1
Jacques NIEUVIARTS, « Le cri de Jésus en croix en Mt 27,46. Éclairage par les citations psalmiques du récit de
la Passion », in A. MARCHADOUR (dir.), L’Évangile exploré. Mélanges offerts à Simon Légasse, Paris, Cerf,
1996, « Lectio divina » n° 166, pp. 209-210 (citation p. 210).
2
Voir encore les tableaux dans J. NIEUVIARTS, pp. 198-200.
3
Voir Camille FOCANT, « L’ultime prière du pourquoi. Relecture du Ps 22 (21) dans le récit de la Passion de
Marc », in J.-M. AUWERS, A. WÉNIN (dir.), Lecture et relectures de la Bible. FS P.-M. Bogaert, Leuven, Peeters,
1999, « BETL » n° 144, pp. 287-305 (voir p. 303), repris dans Camille FOCANT, Marc. Un évangile étonnant.
Recueil d’essais, Leuven, Peeters, 2006, « BETL » n° 194, pp. 321-339. Francine BIGAOUETTE, Le cri de
déréliction de Jésus en croix. Densité existentielle et salvifique, Paris, Cerf, 2004, « Cogitatio Fidei » n° 236,
consacre une longue et intéressante étude à l’écoute du récit de Mc (pp.173-266), mais seulement quelques pages
à Mt (pp. 267-270). Voir aussi Christian-B. AMPHOUX, « Le Psaume 21 (22 TM) dans le Nouveau Testament »,
in in G. DORIVAL (dir.), David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le Psaume 21 (22 TM), Leuven, Peeters,
2002, pp. 145-164.
2

des grands prêtres, des scribes et des anciens à l’adresse du crucifié, incapable de se sauver
lui-même et abandonné par Dieu alors qu’il s’est dit « fils de Dieu »4.
Dans ces quelques pages, après une étude de la cohérence interne du Ps 22 tel qu’il se
donne à lire dans la Bible hébraïque (et dans sa version grecque), je reviendrai sur le type de
relecture qu’en fait Matthieu dans la scène de la crucifixion pour tenter de mettre en lumière
son rôle dans sa narration. Je poserai ensuite la question de savoir si d’autres allusions à ce
psaume – plus précisément à sa finale – ne se cachent pas dans la suite du récit matthéen.

1. Lecture du Ps 22 (21LXX)

Le Ps 22 combine deux genres littéraires différents. La première partie (v. 2-22) est une
supplication individuelle, la seconde (v. 23-32), une louange. Dans l’hébreu, le dernier mot du
verset 22, « tu m’as répondu » (‘anîtanî) assure la transition entre les deux parties que le grec
se contente de juxtaposer puisque, lisant sans doute la racine ‘nh II (« humilier ») au lieu de
‘nh I (« répondre »), il traduit par « [sauve…] mon humilité » (tèn tapeinôsin mou).
Un regard plus fin sur le poème permet toutefois de détecter trois sections de longueur
sensiblement égale : v. 2-12, 13-22 et 23-32. D’une part, en hébreu, un système d’inclusions
verbales recommande ce découpage5. D’autre part, une unité thématique donne sa cohérence à
chacune de ces sections : dans la première, l’orant se plaint d’être abandonné par Dieu qui ne
le sauve plus (v. 2-6 et 10-11), tandis que le peuple se gausse de lui en tournant en dérision
son espoir de salut (v. 7-9) ; la deuxième décrit l’attaque de fauves qui encerclent l’orant et
s’apprêtent à le tuer (v. 13-14 et 17), ainsi que les effets de cette agression sur le corps du
condamné (v. 15-16 et 18-19) qui crie désespérément au secours (v. 20-22) ; dans la troisième
section retentit la louange de l’homme arraché à la mort par l’intervention divine, qui appelle
largement à reconnaître la royauté de Dieu (v. 23-32). Reprenons ces trois parties en tentant
de dégager la dynamique de ce poème6.
(1) Abandon. Ce mot résume adéquatement l’essentiel de la première section du
psaume. Cet abandon est décliné de plusieurs manières après le « pourquoi ? » initial qui
trahit d’emblée l’incompréhension s’exprimant tout au long de la section. Non seulement le
Dieu auquel le suppliant se dit lié par alliance (« mon Dieu) » reste sourd aux cris incessants
qui disent à la fois son abandon et sa confiance (v. 2-3), mais ce silence obstiné vient comme

4
Matthieu soigne toutefois sa composition puisqu’il inclut les citations et allusions au Ps 22 « entre les deux
stiques d’un même verset du Ps 69 », le verset 22 (voir Mt 27,34 et 48) : J. NIEUVIARTS, pp. 201-202.
5
Au « Mon Dieu… loin de mon salut » (v. 2) répond le « Mon Dieu,… ne sois pas loin de moi » (v. 11b-12) ; les
« taureaux » qui cernent la victime ont leur correspondant dans les « buffles » dont l’orant demande à être sauvé
(v. 13 et 22), tandis que « ne sois pas loin de moi… pas de secours » de la fin de la première partie se retrouve
dans le « ne sois pas loin… à mon secours » à la fin de la deuxième (v. 20). Enfin, la troisième partie est
encadrée par « je raconterai ton nom à mes frères » (v. 23) et « on racontera pour Adonaï à la génération qui
vient » (v. 31). Voir Marc GIRARD, Les Psaumes. Analyse structurelle et interprétation. 1–50, Paris/Montréal,
Cerf/Bellarmin, 1984, pp. 188-197, et Jacques TRUBLET et Jean-Noël ALETTI, Approche poétique et théologique
des psaumes, Paris, Cerf, 1983, « Initiations », pp. 30, 40 et 68. Pour la division de la partie supplication en deux
mouvements, voir Konrad SCHAEFER, Psalms, Collegeville, MN, Liturgical Press, 2001, « Berit Olam », p. 52.
6
Pour un commentaire particulièrement fin de ce texte, lire Paul BEAUCHAMP, Psaumes nuit et jour, Paris, Seuil,
1980, pp. 219-232, dont je m’inspire ici. Voir aussi André WÉNIN, Le livre des louanges. Entrer dans les
Psaumes, Bruxelles, Lumen Vitæ, « Écritures » n° 6, 22008, pp. 98-111.
3

démentir l’histoire passée du peuple sur laquelle l’orant fondait sa foi. En effet, quand « nos
pères » pleins de confiance criaient dans la détresse, Dieu les en délivrait, de sorte qu’il
devenait l’objet de leur louange (v. 4-6). Telle est l’expérience d’Israël – dont le type est le
passage de la mer, la délivrance de l’esclavage d’Égypte qui culmine dans les chants de Moïse
et de Myriam (Ex 14–15). Mais cette expérience semble à présent interdite à cet homme,
malgré sa supplication incessante, de jour et de nuit.
Par ailleurs, ceux-là mêmes qui pourraient soutenir sa conviction et son espérance pour
lui donner d’y croire, « le peuple », ces fils de « nos pères », semblent eux aussi l’avoir
abandonné. Autour de lui, en effet, il ne voit que des gens qui se moquent, ricanent et hochent
la tête dans leur scepticisme. Et au lieu de l’encourager à ne pas cesser de mettre sa confiance
en Dieu, ils dénient plutôt l’efficacité de celle-ci. Car si les pères chantaient la louange de
celui qui dans sa bienveillance les avait libérés, si le psalmiste du Ps 18 célébrait son salut en
proclamant « Adonaï me libère, car il se plaît en moi » (v. 20), les moqueurs nient que cela se
vérifie jamais pour cet homme qui, dans leur regard, se voit comme « un ver et non pas un
homme, la honte des gens et le rebut du peuple » (v. 7-9).
Pourtant, ajoute-t-il, il a lui-même fait l’expérience de la bienveillance divine, dès
l’aube de sa vie. Abandonné de Dieu et du peuple, proche de la mort, l’orant se souvient de sa
naissance : « Oui : c’est toi qui m’a tiré du ventre, qui m’a donné confiance sur les seins de
ma mère. Sur toi je fus jeté au sortir de la matrice ; dès le ventre de ma mère, mon Dieu, c’est
toi ! » (v. 10-11). Mais que, dès sa venue au monde, Dieu l’ait pris sous son aile comme un
père, au point qu’il peut l’appeler « mon Dieu », est de nature à renforcer le sentiment
d’abandon qu’il éprouve maintenant, dans l’angoisse que suscite l’éloignement de celui qui
lui fut jadis si proche7. Le rappel de ce passé personnel qui semble une expérience désormais
inaccessible ramène l’orant à un cri qui fait écho au pourquoi initial en le complétant : « Ne
sois pas loin de moi, car l’angoisse est proche, et personne ne (me) secourt » (v. 12).
Dans cette première section où l’orant déploie son sentiment d’abandon radical, se
cache un enjeu sous-jacent : qu’en sera-t-il de la louange si Dieu ne répond pas au cri ? En
effet, le psalmiste y insiste : comme au terme du passage de la Mer, le chant d’Israël jaillit de
la réponse divine au cri confiant de qui connaît la détresse. Or, cette louange passée, celle des
pères aussi bien que celle de l’orant, semble comme interrompue ; elle est même menacée
puisque, dans le présent, « le peuple » fait de sa possibilité même l’objet de son hochement de
tête moqueur : « Il s’en remet à Adonaï ? Qu’il le délivre, qu’il le sauve puisqu’il se plaît en
lui ! » (v. 9)8. Cette dérision n’accentue donc pas seulement l’abandon du suppliant : elle met
en question le futur du salut et donc la possibilité pour Dieu d’encore « habiter les louanges
d’Israël » à l’avenir. Elle est donc un défi lancé au sauveur d’Israël par ceux-là mêmes qui
devraient, par leur témoignage, donner de croire en un salut possible !

7
Pour une lecture du verset 11 en ce sens, voir P. BEAUCHAMP, 1980, pp. 223 et 233, ou Jean-Luc VESCO, Le
psautier de David traduit et commenté. I, Paris, Cerf, 2006, « Lectio Divina » n° 210, pp. 231-232.
8
Le sens du verbe hébreu au début de ce verset n’est pas clair (si on suit les massorètes, c’est un impératif du
verbe gll, « rouler » : « roule vers Adonaï »). Dans la LXX, en revanche, aucune ambiguïté : « il a espéré
(èlpisen) dans le Seigneur : qu’il le délivre… ». En Mt 27,43, on trouve : « il s’est fié (pepoithen) en Dieu : qu’il
le délivre… ».
4

(2) Une agression mortelle, voilà ce que la deuxième section décrit au moyen de
métaphores puissantes, avant que retentisse un cri déchirant pour être libéré de cette menace
mortelle. Car si le psalmiste se sent abandonné, il est loin d’être seul. Proche est l’angoisse (v.
12b), dit-il, et celle-ci prend immédiatement les traits de fauves qui l’encerclent le cernant de
toutes parts. La répétition des verbes aux versets 13 et 17 (« me cernent… m’encerclent »,
« me cernent… m’entourent ») renforce cette impression. Quant aux images, elles dessinent
un cadre aussi effrayant que cohérent : celui d’une chasse à l’envers où un homme est traqué
par des bêtes. Ce sont d’abord des taureaux nombreux et puissants. Si ces herbivores
agressent leur victime, c’est pure violence puisqu’ils sont par ailleurs bien nourris dans les
gras pâturages du Bashân (v. 13). À leur côté, des lions, gueule béante, prêts à dévorer la
proie que leurs rugissements terrorisent (v. 14).
Car ce sont bien les effets physiologiques de la peur que décrivent les versets suivants,
la peur qui liquéfie l’être et fait trembler tout le corps, qui se vide de sa vigueur, de son
énergie : « Comme l’eau je me répands et tous mes os se disloquent ; mon cœur est comme la
cire : il fond au milieu de mes entrailles » (v. 15). Mais la frayeur devant la mort imminente
assèche aussi la bouche, collant la langue à la mâchoire (v. 16a). Le solide devient liquide,
l’humide s’assèche, inversant ainsi le processus de création : la mort fait donc son œuvre
avant même que les fauves ne tuent ! Et la victime voit sa mort dans leur approche, dans leurs
gueules ouvertes, hurlantes.
L’agression ne cesse pas, en effet : « Me cernent des chiens, une bande de malfaisants
m’entoure ; comme un lion, mes mains et mes pieds9 » (v. 17). Les fauves sont donc
accompagnés de chiens, dont le parallèle indique qu’ils sont la métaphore de malfaisants qui,
comme un lion, s’en prennent au corps de leur victime : neutralisant ses mains, ils le réduisent
à l’impuissance ; l’attaquant aux pieds, ils l’empêchent de fuir : la mort est donc certaine.
Mais avec ces humains, dont le verset 21 dira qu’ils sont armés d’épées, la métaphore animale
livre son sens10 : « des hommes servent de chiens à des bêtes féroces pour une chasse à
l’homme ». Ils sont « manipulés par des puissances inhumaines qui les poussent à tuer » – les
forces de la haine, de l’envie, qui « poussent à éliminer totalement l’adversaire, comme on le
fait lorsqu’on le mange »11.
À ce stade, l’orant se décrit nu comme un ver et décharné puisqu’il peut compter ses os,
tandis qu’on se partage ses vêtements en les tirant au sort (v. 18-19). N’est-ce pas là une façon
de le traiter comme un mort, après lui avoir dénié toute dignité d’être humain ? Or, de mort, il
n’en parle qu’une fois explicitement, au cœur de la description de l’attaque qui la va la
provoquer, et c’est pour en rendre responsable celui qui l’a fait vivre dès sa naissance : « En
poussière de mort tu me couches » (v. 16b, cf. v. 10-11). C’est que l’absence Dieu, son
silence, son abandon peuvent être vus comme une complicité passive avec ces forces du mal
sur le point de tuer l’orant, maintenant que les chiens l’ont immobilisé. Au creux de la mort,

9
Traduction littérale d’une phrase particulièrement elliptique. Plusieurs corrections ont été proposées. En suivant
la LXX, on a modifié le « comme un lion » (ka’arî) en « ils ont percé » (ka’arû). Voir la note de Michel
BERDER, « Le Psaume 22 dans les deux Testaments », in A.-C. AVRIL e.a., Mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné. Psaume 22, Paris, Évangile et vie/Cerf, 2002, « Suppl. aux Cahiers Évangile » n° 121, pp. 7-8.
10
En ce sens, voir K. SCHAEFER, p. 54.
11
A. WÉNIN, p. 105, inspiré par la lecture de P. BEAUCHAMP, p. 224.
5

c’est donc Dieu qu’il trouve. Mais le cri où il le supplie de se hâter de libérer sa vie de l’étau
qui se referme est le signe de sa foi : si Dieu peut le coucher dans la mort, il est aussi capable
de l’en sauver : « Et toi, Adonaï, ne t’éloigne pas ! Ma force, à mon secours, hâte-toi ! Libère
de l’épée mon souffle, de la main du chien mon unique ! Sauve-moi de la gueule du lion et
des cornes des buffles » (v. 20-22). À ce point, si le suppliant meurt, soit Dieu est vraiment
complice des forces de mort, soit il est impuissant en face d’elles. Dans le sort du suppliant,
c’est donc aussi celui d’Adonaï qui est en jeu et, avec lui, l’avenir de la vie et de la louange
qui le chante quand il triomphe de la mort.
C’est une telle victoire qu’évoque sobrement la fin du verset 22. Alors qu’il n’avais pas
réagi jusque-là (v. 3 : « tu ne réponds pas »), Dieu répond enfin (« Tu m’as répondu »12). À ce
sujet, P. Beauchamp écrit avec à-propos : « Ce qui classe notre Psaume un peu à part, c’est
que Dieu laisse aller si loin les choses, si loin vers le moment où ombre et lumière doivent se
séparer. Mais plus on se rapproche de ce moment, moins il y a à raconter de l’intervention
divine, qui est cachée dans le secret de la nuit »13. Elle n’est d’ailleurs annoncée qu’après
coup par l’orant lui-même. Et ce qui atteste le mieux que cette réponse a bien eu lieu, c’est le
changement radical qui s’observe dans les paroles de ce psalmiste qui, de suppliant, laisse
éclater sa joie en une louange où il raconte l’action de Dieu (v. 22-32).
(3) C’est à cela qu’est consacrée la section finale du psaume. Alors que, depuis le début,
l’espace ne cessait de se rétrécir jusqu’à se concentrer sur le corps torturé du seul suppliant,
pris en tenaille dans le cercle toujours plus serré de ses assaillants, on le voit soudainement
s’élargir. Celui qui était entouré seulement d’ennemis grimaçants voit autour de lui des frères
à qui il raconte Dieu pour les inviter à le louer. L’assemblée ainsi convoquée (v. 23, qahal que
le grec traduit ekklèsia) ne cesse alors de s’étendre : formée de ceux qui craignent Dieu, toute
la descendance de Jacob-Israël (v. 24), elle devient rapidement une « assemblée nombreuse »
où se retrouvent les craignant Dieu, les pauvres et ceux qui le cherchent (v. 26), avant de
s’étendre à tous les confins de la terre, à toutes les familles des nations (v. 28), même les
fauteurs de mal étant contraints à s’incliner (v. 30)14. Ainsi, celui qui était rejeté de tous est
devenu à présent « la pierre d’angle » (Ps 118,22).
À partir de celui que Dieu a tiré de la mort, une onde de louange gagne donc
progressivement l’espace au point de s’élargir aux dimensions du monde. Il en va de même
pour le temps. Dans ce qui précède, pour le suppliant, le temps se résumait au présent de sa
mort imminente. Le passé de salut vécu par « nos pères » puis par lui à l’aube de son
existence s’était comme interrompu dans l’inaction et le silence divins, tandis que tout futur
lui semblait interdit. Avec la vie restaurée par la réponse de Dieu, le temps retrouve son
ampleur. Et non seulement le psalmiste se met à parler au futur (« je raconterai… je te
louerai », v. 23). Le fil avec le passé se renoue lui aussi. L’assemblée des « frères » s’inscrit

12
Le sens de l’hébreu ‘anîtanî est parfaitement clair (voir TOB, BJ 1998), au point qu’on se demande pourquoi
certains traducteurs comme Osty ou Dhorme veulent corriger en suivant la LXX (voir ci-dessus).
13
P. BEAUCHAMP, p. 226.
14
Le texte peut s’interpréter en ce sens : « Ils ont mangé et se sont prosternés tous les gras de la terre ; devant lui
s’inclinent tous ceux qui descendent en poussière ». L’expression « les gras de la terre » pourrait renvoyer à ceux
dont la faim (la gueule ouverte : v. 14) a été comblée et qui, repus, sont voués à la mort. Les méchants s’inclinent
ainsi devant Dieu, contraints de reconnaître sa victoire même s’ils n’entrent pas dans la louange.
6

dans la succession des générations de la descendance de Jacob, et, par eux, Israël est à
nouveau le peuple dont Dieu habite les louanges (v. 24, voir v. 4-5) ; quant à l’orant, il évoque
lui-même son épreuve à laquelle la réponse divine vient de mettre un terme (v. 25). À la fin
du poème, il se tourne vers la descendance des frères, la génération qui vient, le « peuple
naissant » qui servira Adonaï en entendant le récit de son œuvre et de sa justice (v. 31-32)15.
Temps et espace : le monde est comme créé à nouveau par la réponse d’Adonaï, un
monde où retentit l’appel pressant à la louange. Car si l’assemblée est convoquée ainsi par le
psalmiste, c’est pour entendre son récit (« je raconterai… ») qui va l’amener à louer Dieu et à
le glorifier. On trouve en effet dans cette section trois éléments de récit de l’action de Dieu –
tous trois introduits par la conjonction kî, « car » ou « oui ! » qui, dans les hymnes, introduit
habituellement l’objet de la louange et son motif tout à la fois. Dans le premier élément de
récit justifiant l’appel à glorifier Dieu, l’homme sauvé évoque son expérience de salut : « Car
il n’a pas eu mépris ni dégoût de l’humiliation de l’humilié et il ne lui a pas caché sa face,
mais quand il criait vers lui, il a écouté » (v. 25). Dans cette déclaration, l’orant veille à ne pas
attirer l’attention sur lui-même : il dirige le regard de ceux qu’il appelle à louer vers Dieu,
dont il évoque l’action en faveur des humiliés ; et loin de s’en tenir à sa petite expérience, il
préfère globaliser en parlant de tous ceux que, comme lui, Dieu a écouté dans leur affliction,
rendant possible la louange de son peuple16. Quant au dernier élément narratif, il termine le
psaume. Ici, le récit est réduit à sa plus simple expression, puisqu’il tient en un seul verbe :
« car il a agi » (kî ‘asâ, v. 32b). Non seulement Dieu ne s’est pas dérobé et a entendu le cri de
l’humilié (v. 25), mais il est intervenu en sa faveur. Comme pourrait le souligner la finale du
verset 30 : « Son être, pour lui, il (l’)a fait vivre »17.
Le deuxième élément de récit est plus étrange. Il justifie l’invitation lancée à toutes les
nations pour qu’elles se prosternent devant Dieu : « Car à Adonaï est la royauté : il gouverne
les nations » (v. 29). Comment passe-t-on du salut d’un homme à la proclamation de la
royauté universelle de Dieu ? Cela tient, je pense, à la théologie de l’élection. En vertu de
celle-ci, Israël se voit investi de la mission de témoigner au sein des nations du Dieu qui
sauve, car toutes les nations lui appartiennent et sont destinées à bénéficier de sa bénédiction
(voir Gn 12,1-3 et Ex 19,4-6). Dès lors, ce qui se passe entre Dieu et Israël concerne aussi les
nations. Or, on s’en souvient : selon la première section du psaume, dans le sort du suppliant,
se joue aussi le futur de la louange en Israël, puisque la louange des pères née de la libération
de l’esclavage s’est abîmée dans les sarcasmes du peuple niant toute possibilité de salut et
donc de louange. Suite à la réponse salvifique de Dieu, toute la descendance de Jacob – tout
Israël – est appelée à renouer avec la foi de ses pères, à redevenir le peuple de la louange. De

15
Comme le note M. BERDER, p. 27, la LXX élargit le temps aux « âges des âges » (v. 27b : aiôna aiônos),
donnant « une orientation eschatologique plus nette que celle du TM ».
16
Sur ce point, la LXX s’écarte de l’hébreu, puisque la seconde partie du verset est à la première personne du
singulier : « il n’a pas détourné de moi sa face et quand j’ai crié vers lui, il m’a écouté ».
17
Cette finale est une crux interpretum. Littéralement, l’hébreu lit « et son âme, il ne l’a pas fait vivre » – ce qui
n’a guère de sens dans le contexte. Depuis la LXX (« mon âme vivra pour lui »), beaucoup de solutions ont été
proposées. Pour la discussion, voir Michaela BAUKS, « Le Psaume 21 (22 TM) dans la recherche
vétérotestamentaire du XXe siècle », in G. DORIVAL (dir.), pp. 351-353, ou J.-L. VESCO, p. 225. La traduction
que je suggère suppose que la négation (lo’) est ici une variante de la préposition avec suffixe lô (« pour lui »),
un phénomène qui n’est pas rare dans le texte massorétique.
7

cette manière, elle témoignera à la face des nations de la fidélité d’Adonaï qui prête l’oreille
au cri de l’opprimé et de la puissance de vie qu’il déploie en sa faveur, c’est-à-dire de ce qui
révèle sa royauté, en même temps qu’il la fonde18.
Au demeurant, s’il est dans le psautier une figure où, par excellence, le sort du peuple
entier se joue dans celui d’un seul, c’est bien la figure du roi. N’est-ce pas ce que pourrait
suggérer la fin du titre qui attribue ce psaume « à David », mais aussi l’allusion du verset 10 à
l’adoption par Dieu, en écho à ce qui est dit du roi messie au Psaume 2, où ce dernier est
proclamé fils de Dieu (Ps 2,7.12a) ? En ce sens, on comprendrait mieux encore que le salut du
roi entraîne la louange de tout le peuple et implique aussi la reconnaissance universelle de la
royauté d’Adonaï (v. 29)19. Cela dit, une lecture des premières sections permet de caractériser
l’orant. Par rapport aux autres prières de supplications que l’on trouve dans le livre, on est
frappé par plusieurs manques20. Ainsi, malgré le caractère extrême de la situation, nulle
malédiction, nulle imprécation n’est prononcée contre les agresseurs, comme si le priant
refusait « d’entrer dans le cercle du mal et d’y impliquer Dieu »21. Aucune allusion à un
quelconque péché ne venant expliquer le malheur du suppliant22, celui-ci apparaît comme
innocent, ce qui souligne implicitement l’injustice du sort qui lui est imposé et le tragique de
son histoire. En même temps, on ne trouve pas de déclaration d’innocence qui serve
d’argument pour pousser Dieu à agir. Quant au reproche, s’il résonne dès le « pourquoi », il
est comme étouffé par la confiance qui sous-tend le double « Mon Dieu » initial, mais aussi
par l’appel au secours précédant la réponse.

2. Relecture évangélique : de Marc à Matthieu

Cette rapide lecture du psaume dans sa cohérence propre suggère à elle seule combien la
situation de Jésus en croix peut s’éclairer à la lumière des deux premières sections : un juste
voué à la mort par une horde hostile vit sa détresse dans un élan vers Dieu ; une figure
potentiellement royale connaît une situation qui est clairement celle du Serviteur souffrant
d’Is 52,13–53,12 ; on évoque un corps déchiré, un humain à qui on dénie toute dignité. En
faut-il davantage pour que les derniers moments de la passion de Jésus « attirent » ce
psaume23 – et cela, même si les dernières paroles de Jésus avant de mourir ne devaient pas
être celles que lui prêtent Marc et Matthieu ?
Comme l’a bien montré C. Focant, dans l’évangile de Marc, les citations du Ps 22 sont
intimement tissées dans la trame du récit, « comme un moyen littéraire pour communiquer un

18
P. BEAUCHAMP, pp. 228-229 renvoie au Ps 117 où le salut d’Israël devient motif de louange pour toutes les
nations : « Louez Adonaï, tous les peuples, fêtez-le tous les pays : oui, fort est pour nous son amour et la fidélité
d’Adonaï est pour toujours. Alléluia ».
19
Voir à ce sujet les réflexions de P. BEAUCHAMP, p. 233.
20
À propos de cette caractéristique du Ps 22, voir, par ex., J. NIEUVIARTS, pp. 205-206. Sur les éléments
communs de la supplication, voir J. TRUBLET et J.-N. ALETTI, pp. 156-186.
21
A. WÉNIN, p. 112.
22
Ici, la LXX s’écarte du TM : dès le verset 2, en effet, le suppliant évoque ses transgressions (paraptômata).
23
On trouvera une revue des auteurs reliant l’usage du Ps 22 dans les récits de la passion à un sens messianique
ou à l’image du juste souffrant dans C. Focant, pp. 292-293. — Je remercie E. Cuvillier et D. Marguerat pour les
avis éclairants et stimulants qu’ils ont accepté de me donner, sur cette partie de mon texte en particulier.
8

point de vue narratif »24. Dès le partage des vêtements au début de la scène, la citation de Ps
22,19 en Mc 15,24 « amène le lecteur à porter un certain regard sur le crucifié en le rattachant
à la figure biblique du juste souffrant »25 parce que persécuté. Dans le même mouvement, il
souligne non sans ironie que les soldats sont des acteurs jouant un rôle sur une scène dont ils
ignorent tout, et où, à leur insu, en dépouillant Jésus des vêtements qu’ils lui avaient remis
après l’avoir affublé d’un manteau royal, ils le désignent comme l’ami de Dieu et le vrai roi
des Juifs. À leur tour, les moqueries dont Jésus est la cible en Mc 15,29-32 suggèrent, par
l’écho au Ps 22,7-9, l’aveuglement des passants, des autorités juives et des larrons quant à
l’identité réelle de celui qu’ils insultent et donc quant au sens profond de ce qui se joue.
Enfin, en mettant sur les lèvres de Jésus mourant le début du Ps 22 (Mc 15,34), Marc montre
jusqu’à quel point de déréliction va l’isolement dont Jésus a été progressivement victime
depuis le début du récit évangélique, puisque, finalement, même Dieu l’abandonne. Mais cette
situation tragique, il la porte malgré tout dans la prière et donc, d’une certaine manière, dans
la confiance26.
Cela dit, certains ont avancé qu’en récitant le début du Ps 22, Jésus assume la prière
dans son ensemble, et donc aussi la louange finale pour la vie donnée au cœur de la mort27.
Cette hypothèse ne tient pas, du moins pour ce qui est du récit marcien. L’argument invoquant
l’ordre inversé des citations du Ps 22 en Mc 15 semble décisif à cet égard : c’est parce que les
versets 19 sur le partage des vêtements et les versets 7-9 concernant les injures et les
moqueries se réalisent que Jésus finit par crier son abandon « abyssal » dans une « terrible
question » adressée à Dieu dont l’absence confine à l’absurde28 (p. 302).
Le même procédé se vérifie dans l’évangile de Matthieu, et cela, en dépit de l’ajout de
la citation explicite du Ps 22,9 à la fin du discours des grands prêtres, des anciens et des
scribes en Mt 27,43, un ajout qui complexifie le réseau des renvois au Psaume29.

Mt 27 Ps 22(21)
35 ils se partagèrent ses habits, 19 Ils se partagèrent mes habits,
en jetant le sort. sur ma tunique ils jetèrent le sort.
39 Les passants blasphémaient contre lui 8 Tous ceux qui me voient se sont gaussés de moi (…)
en secouant la tête ils ont secoué la tête (selon LXX)
43 « Il s’est confié en Dieu ; que Dieu le délivre 9 « Il s’en remet à Adonaï ? Qu’il le délivre, qu’il le
maintenant, s’il l’aime » sauve car il l’aime ! »
44 Les brigands crucifiés avec lui, l’insultaient 7 … l’insulte/la honte des gens…
46 « èli èli, lema sabachthani ? c’est-à-dire : Mon Dieu, 2 [’élî ’elî lama ‘azabtanî] = « Mon
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

24
Pour ce paragraphe, voir C. FOCANT, pp. 294-304. La citation est de la p. 295.
25
M. BERDER, p. 17.
26
Voir l’argumentation serrée et tout à fait convaincante de C. FOCANT, pp. 301-302.
27
Voir à ce sujet la position nuancée de Robert MARTIN ACHARD, « Remarques sur le Psaume 22 », in Verbum
Caro 1963, tome 65, pp. 78-87, surtout p. 85.
28
Les expressions sont de C. FOCANT, p. 302.
29
Les citations de Mt ne suivent pas toujours la LXX ; ses termes sont parfois plus proches du TM. Sur cette
question, voir en particulier Concernant la forme de ces citations, voir Maarten J.J. MENKEN, Matthew’s Bible.
The Old Testament Text of the Evangelist, Leuven, Peeters – University Press, 2004, « BETL » n° 173, pp. 224-
225, 235-238.
9

Mt suit Mc en plaçant comme première citation ce qui, dans le Psaume, est en fait la
toute dernière phrase de la description de la passion du juste, immédiatement avant l’appel au
secours qui clôt la deuxième section ; il le suit également en situant à la fin le cri déchirant qui
ouvre le psaume. En revanche, il s’écarte de lui lorsque, plutôt que de se contenter des
quelques allusions à Ps 22,7-9 qu’on trouve en Mc 15,29-32, il distingue trois acteurs, leur
attribuant trois éléments différents du même passage du psaume. Ainsi, chez Mt, les passants
qui « hochent la tête » (Mt 27,39) et les brigands qui « insultent » Jésus (v. 44) entourent les
autorités du peuple à qui Matthieu prête les seules paroles que le Ps 22 met dans la bouche de
ceux qui tournent en dérision le suppliant, de la même façon que, dans son dernier cri, Jésus
reprendra le « Pourquoi ? » du psalmiste30.
Cela dit, les citations et allusions au Ps 22 dans le récit matthéen s’inscrivent dans une
dynamique narrative marquée par un crescendo. La scène commence avec les soldats qui
emmènent Jésus au Golgotha. Après une allusion claire au Ps 69,22 (« ils lui donnèrent à
boire du vin mêlé de fiel », Mt 27,34a), la citation du Ps 22,19 sur le partage des vêtements
confirme pour le lecteur que, aux yeux des soldats, Jésus est désormais privé de toute dignité
humaine, et que la mort est l’unique chose qui manque encore pour sceller définitivement le
rejet de ce juste méprisé, du « Roi des Juifs » dont les soldats du prétoire ont cru se moquer en
le proclamant tel (27,28-29), ignorant que leur dérision dévoilait la véritable identité du
condamné. « Assis à le garder » après avoir tiré au sort ses habits, les soldats forment-ils une
garde d’honneur auprès de celui que le titulus proclame à nouveau « Roi des juifs » ? La
position des deux bandits « à sa droite et à sa gauche » suggère-t-elle que la croix est le trône
où il siège (voir Mt 20,21.2331) ? Quoi qu’il en soit, la thématique royale est un Leitmotiv de
cette scène, en particulier en Mt.
Entre deux mentions des bandits crucifiés (v. 38 et 44), le narrateur matthéen brosse
deux petits tableaux en partie parallèles, où il expose en discours direct les moqueries et les
insultes auxquelles se joindront ensuite les larrons (v. 45).

Mt 27,39-44
39 41
Or, les passants le diffamaient De même aussi les grands prêtres se moquant
en secouant leurs têtes 40 et en disant : avec les scribes et les anciens, disaient :
42
« [Toi] qui détruis le temple et en trois jours [le] « D’autres il a sauvés ;
bâtis, sauve-toi toi-même ! lui-même, il ne peut sauver !
Si tu es le fils de Dieu, descends de la croix ! » Il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de
la croix et nous croirons en lui !
43
Il s’est fié en Dieu, qu’il le délivre maintenant
s’il l’aime, car il a dit “je suis le fils de Dieu” ».

Le crescendo se développe sur plusieurs plans. D’abord, le statut des railleurs monte de
plusieurs crans quand aux passants, succèdent les autorités du peuple, grands prêtres en tête.
Le ton est également différent : les premiers s’adressent encore à Jésus, même si c’est pour le

30
On notera la figure rhétorique : deux allusions explicites mais assez légères séparent trois citations plus
longues qui figurent au début, au centre et à la fin.
31
En Mt comme en Mc, l’expression « à [ma/sa] droite et à [ma/sa] gauche » sont utilisés seulement dans ces
deux passages, le premier parlant de Jésus trônant comme un roi, flanqué de deux hommes.
10

diffamer (blasphèmein) – un verbe qui signale clairement le point de vue évaluatif du


narrateur qui va faire entendre leurs paroles32. Les responsables, en le ridiculisant33, parlent de
lui entre eux, à la troisième personne, comme s’il n’existait déjà plus, exprimant par cette
attitude leur profond mépris.
Quant au contenu, si le fond est similaire, on y trouve également des écarts significatifs
qui soulignent le crescendo. Ainsi, les deux groupes parlent de « se sauver soi-même », mais
tandis que les passants lancent un défi à Jésus, les autorités constatent qu’il est incapable de
réaliser pour lui-même ce qu’il a fait pour d’autres. Les premiers le mettent au défi de
descendre de la croix « s’il est le fils de Dieu », renouant avec la question soulevée dans la
scène des tentations : qu’est-ce que être le fils de Dieu (voir Mt 4,3.6). Quant aux autorités,
elles font semblant d’admettre qu’il est le roi d’Israël – puisqu’il a dit lui-même qu’il est le
fils de Dieu – mais c’est pour réclamer tout aussitôt qu’il en fasse la preuve « maintenant »
pour qu’ils croient en lui – comme si vraiment ils étaient prêts à faire ce pas.
Dans un tel contexte, la citation du Ps 22,9 vient en point d’orgue du discours des
grands prêtres, anciens et scribes. Après avoir nargué Jésus, ils en viennent à mettre Dieu lui-
même au défi de sauver son ami qui s’est montré incapable de se sauver lui-même ; et en
ajoutant à la citation l’adverbe « maintenant », ils suggèrent que c’est le moment ou jamais :
« Il s’est fié en Dieu, qu’il le délivre maintenant, s’il l’aime ! » En fonction du sens de cette
parole dans le Ps 22, l’opération consistant à placer cette citation dans la bouche des chefs du
peuple, a une portée considérable. Elle résonne en effet comme « un défi lancé au sauveur
d’Israël par ceux-là mêmes qui devraient, par leur témoignage, donner de croire en un salut
possible »34. Ici, l’ironie se fait féroce envers les autorités juives. Car non seulement cette
citation les met clairement dans la position des adversaires du juste, du « roi d’Israël ». Mais
aussi, comme ils ne peuvent ignorer que c’est un psaume qu’ils reprennent, elle les montre en
train de rejoindre délibérément le camp des ennemis de Dieu, au moment même où, en se
moquant de Jésus, ils pensent être du côté de Dieu en faisant enfin éclater l’imposture de celui
que le grand prêtre a déclaré blasphémateur après avoir interprété sa réponse devant le
Sanhédrin comme si elle signifiait : « Je suis le fils de Dieu » (voir 26,63-64)35. Mais d’où
vient cette conclusion de leur discours « Car il a dit “je suis le fils de Dieu” » ? Même si ils
renvoient clairement à la filiation divine de Jésus, une thématique inaugurée dans le récit du
baptême, vu l’abondance des citations du Ps 22 dans cette scène, ces derniers mots des
autorités ne font-ils pas écho aux versets 10-11 de ce psaume, fût-ce à travers la relecture
qu’en donne la Sagesse de Salomon en 2,16-18 quand elle cite les paroles des adversaires du
juste : « Il se vante d’avoir Dieu pour père. Voyons si ses paroles sont vraies et vérifions
comment il finira. Si le juste est fils de Dieu, alors celui-ci viendra à son secours et l’arrachera

32
C’est le sens courant du verbe blasphèmein quand il est transitif, comme ici. Voir la définition donnée par le
lexique de Louw-Nida : « to speak against someone in such a way as to harm or injure his or her reputation (…)
— to revile, to defame, to blaspheme, reviling » (ad verbum).
33
Le verbe est empaizein, « to make fun of someone by pretending that he is not what he is or by imitating him
in a distorted manner — ‘to mock, to ridicule.’ » (Louw and Nida, ad verbum). Le verbe exprime lui aussi le
point de vue du narrateur qui signale ainsi le ton avant de livrer la chanson.
34
C’est ce que j’écris plus haut, p. XX.
35
En ce sens, voir par ex. Ulrich LUZ, Das Evangelium nach Matthäus (Mt 26–28), Düsseldorf/Neukirchen-
Vluyn, Benziger/Neukirchener, 2002, « Evangelisch-Katholischer Kommentar zum NT » n° I/4, pp. 327-328.
11

aux mains de ses adversaires »36 ? En effet, au Ps 22,10-11, immédiatement après la raillerie
citée par Mt, le suppliant poursuit par des mots où il se présente comme le fils adoptif de
Dieu : « Oui : tu m’as tiré du ventre (…) ; sur toi je fus jeté au sortir de la matrice, dès le
ventre de ma mère, mon Dieu, c’est toi ! » (v. 10-11)37.
Aussi, après ce discours où les grands prêtres avec les anciens et les scribes ont sommé
Dieu de délivrer « maintenant » son ami et son fils, si du moins il l’aime, la dernière parole de
Jésus acquiert une tonalité différente, paroxysmale. En effet, au contraire de ce qu’il a fait
pour le psalmiste suite au cri qui suivait le partage de ses habits, Dieu n’intervient pas, il reste
muet après le défi qui lui a été lancé. Serait-ce qu’il n’aime pas ce crucifié qui meurt rejeté de
tous ? Serait-ce qu’il n’en veut pas comme fils ? En tout cas, son inaction et son silence
semblent donner raison aux autorités du peuple. Dans ce contexte, on comprend mieux que le
crucifié éprouve le profond sentiment d’abandon qu’exprime son dernier cri : « Pourquoi
m’as-tu abandonné ? » Mais en même temps, ce « pourquoi » est précédé d’un double « Èli
Èli, Mon Dieu, mon Dieu ». Ainsi, bien que Dieu n’ait pas réagi au défi des autorités en le
délivrant, Jésus continue envers et contre tout d’affirmer sa confiance en celui dont il est le
fils. Dans ce contexte, la dernière moquerie concernant Élie prend une autre dimension, que
Mt 27,49 souligne en préférant le verbe sôzein (sauver) au kathairein (enlever) de Mc 15,36 :
puisque Jésus n’a pas pu se sauver lui-même et que Dieu ne l’a pas délivré suite au défi des
autorités, voyons donc si Élie le sauvera38 !

3. Du dernier cri à l’annonce à toutes les nations

Bien des auteurs soulignent à juste titre que les citations du Ps 22 dans le récit de la
crucifixion de Jésus sont tirées de la seule première partie, la supplication. Il en va de même
dans tous les évangiles, d’ailleurs. Cependant, il n’est peut-être pas inutile de jeter un coup
d’œil sur la suite du récit de Mt, si différente de Mc qui ne laisse guère de place pour d’autres
allusions au Ps 22. Par rapport à sa source marcienne, la scène de la crucifixion chez Mt, en
plus d’amplifier les renvois à ce psaume, renforce clairement la thématique de la royauté de
Jésus – une tendance déjà présente auparavant, du reste39. En 26,63, dans la scène de
l’interrogatoire par le grand prêtre, une petite modification au texte de Mc 14,61 (« le Christ,
le fils du Béni ») signale l’équivalence entre « Christ » et l’expression « fils de Dieu » ; Mt
explicite ainsi la connotation royale de l’expression, naturelle dans le contexte du premier
Testament (voir Ps 2). Or, dans la scène de la crucifixion, en plus du « Roi des Juifs » du
titulus et du tire « Roi d’Israël » ridiculisé par les chefs, Mt introduit par deux fois les mots
« fils de Dieu » : une première fois dans la bouche des passants qui défient Jésus de prouver

36
Traduction TOB. Les commentateurs renvoient volontiers à ce texte à propos de Mt 27,43.
37
À mon sens, en Sg 2,16.18, le Salomon grec relit et explicite l’allusion indirecte à la royauté du Ps 22,10-11.
38
Est-ce la raison pour laquelle, plus que Mc Mt soigne le jeu de mots entre le cri de Jésus en préférant à la
transcription de l’araméen elwi (elôï) une translittération plus proche de l’hébreu, hli (èli) qui permet de serrer
de plus près le nom du prophète, !Hli÷aç (Èlias) ? Voir M. BERDER, p. 18, ou M.J.J. MENKEN, p. 224.
39
Ainsi, par rapport au récit parallèle de Mc, Mt ajoute un Christos en 26,68 (cpr Mc 14,65), remplace deux fois
« Roi des juifs » par Christos (Mt 27,17.22 // Mc 15,9.12) et développe la scène du couronnement par les soldats
en spécifiant que la couronne est posée sur la tête de Jésus et en ajoutant le semblant de sceptre (comparer Mt
27,28-29 et Mc 15,17-18).
12

qu’il est le fils de Dieu (Mt 27,40), et une seconde sur les lèvres des autorités qui entendent
démontrer que celui qu’il prétend être son père ne lui répondra pas alors qu’il est censé
l’aimer (v. 42).
Sur cet arrière-plan, la confession de foi du centurion « et de ceux qui, avec lui,
gardaient Jésus » (ajout de Mt, en référence à 27,36) résonne tout autrement qu’en Mc qui ne
parle jamais de « fils de Dieu » dans le récit de la passion (Mc 15,39 // Mt 27,54). En Mt,
« les soldats du gouverneur » (27,27) ont été témoins de la dérision des passants et des chefs
du peuple tournant en ridicule le soi-disant « fils de Dieu ». Suite à sa mort, ils reconnaissent
qu’il est fils de Dieu « en vérité » (alèthôs), témoignant de la sorte de la dignité royale et
divine de celui dont ils s’étaient moqués peu avant en l’affublant comme un roi d’opérette ; ils
apportent ainsi un démenti formel au sarcasmes des juifs40. Dans ces conditions, ce que le
narrateur matthéen enregistre ici, n’est-ce pas la conversion de ces représentants des nations
qui s’étaient ri du « roi des Juifs », la reconnaissance par eux de son authentique statut royal ?
S’il en est ainsi, il est possible de percevoir dans ce passage de Mt un écho à la troisième
section du Ps 22 (v. 28-29) : « Ils se souviendront et reviendront vers le Seigneur, tous les
confins de la terre ; elles se prosterneront devant toi toutes les familles des nations, car au
Seigneur est la royauté et le domaine sur les nations »41. On notera toutefois un glissement où
s’inverse le mouvement repéré plus haut dans le Ps 22. Là, on passe du salut d’un homme –
sans doute un roi – à la proclamation de la royauté universelle de Dieu. En Mt, on passe du
vrai Roi que Jésus a annoncé dans son enseignement à la reconnaissance de la filiation divine
de celui qui, dans sa mort, a été proclamé Roi d’Israël42.
Ainsi ébauchée en écho au Ps 22, la thématique de la conversion des nations au messie
fils de Dieu se poursuit dans le récit de la résurrection en Mt 28. Dans deux passages propres
à Mt, en effet, elle revient avec une certaine clarté. Le premier est la scène de la rencontre
entre les femmes qui viennent de quitter le tombeau vide « avec crainte et grande joie » et
Jésus qui les salue et devant qui elles se prosternent (Mt 28,8-9). On notera que crainte et
prosternement devant Dieu sont des réactions que le Ps 22 attribue à ceux qui, en Israël ou
parmi les nations, sont témoins de son œuvre de salut en faveur du psalmiste (deux fois
chaque réaction, respectivement en Ps 22,23 et 28.30)43. Après cette entrée en matière, le récit
se poursuit par une parole de Jésus aux femmes : « Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent
se rendre en Galilée, c’est là qu’ils me verront » (v. 10). On notera que, dans le récit matthéen,
un tel discours est parfaitement inutile, puisque l’ange a déjà communiqué cet ordre aux
femmes qui s’empressent justement de l’exécuter (v. 8). Mais tandis que la répétition attire

40
En ce sens, par ex., U. LUZ, p. 369.
41
H. GESE, « Psalm 22 und das Neue Testament. Der älteste Bericht vom Tode Jesu und die Entstehung des
Herrenmahles », in Zeitschrift für Theologie und Kirche, 1968, tome 65, pp. 1-22, soutient une hypothèse
semblable qui, si elle ne rend pas bien compte du récit marcien, comme le montre C. FOCANT, pp. 290-291, me
semble convenir en revanche pour celui de Mt.
42
Voir en particulier Mt 4,17 où le programme de l’enseignement de Jésus est l’annonce de la proximité du
Règne des cieux, et 7,21 où, dans une même phrase, Jésus parle de « mon père qui est aux cieux » et de la
nécessité de faire sa volonté pour entrer dans le « règne des cieux ». Pour l’expression « règne de Dieu » en Mt,
voir 12,28 ; 19,24 ; 21,31.43.
43
Si, dans la troisième section du Ps 22, il n’est pas question explicitement de « grande joie », celle-ci est partout
présente comme arrière-plan de la louange du suppliant arraché à l’humiliation.
13

l’attention du lecteur sur une partie apparemment banale du message, s’y introduit une
variante qui pourrait ne pas être anodine. Là où l’ange demandait : « dites à ses disciples » (v.
7), Jésus ordonne : « annoncez à mes frères » (v. 10 : apangeilate tois adelphois mou). Cette
phrase du ressuscité constitue un rappel d’inclusion qui encadre la dernière partie du Ps 22 :
au début, « je raconterai ton nom à mes frères » (v. 23, grec : tois adelphois mou)44 ; à la fin,
« il sera annoncé (LXX, anangellèsetai) pour le Seigneur » (v. 31) et « ils annonceront «
(LXX, anangellousin) sa justice au peuple qui va naître » (v. 32). Or, dans le psaume, c’est
bien le suppliant sauvé qui se donne la tâche d’annoncer à ses frères – ce que le Jésus de Mt
demande que l’on fasse en son nom. Quant au cœur du message, c’est précisément que Dieu a
entendu l’appel au secours de l’humilié (Ps 22,25) – ce qui, en substance, est aussi le cas chez
Mt, car Dieu doit bien avoir entendu le dernier cri de Jésus puisque, comme dit l’ange, il est
ressuscité des morts et qu’il convoque les siens en Galilée.
Mais on s’en souvient : à la fin du Ps 22 il n’est pas seulement question de d’annoncer
la nouvelle aux frères. L’horizon s’élargit rapidement à toutes les nations, jusqu’aux confins
de la terre (Ps 22,28-29). Or, dans le récit de Mt, l’ordre donné aux frères est d’aller dans cette
« Galilée des nations », ainsi que Mt la nomme en 4,15, en écho à Isaïe. C’est là qu’est située
la seconde scène que j’annonçais : sur la montagne, en Galilée, aux disciples qui se sont
prosternés à leur tour (Mt 28,17), Jésus parle d’abord du pouvoir universel qu’il a reçu
(« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », v. 18) : cela rappelle le Ps 22,29 où,
suite au salut accordé au suppliant, est proclamée « la royauté de Dieu qui gouverne toutes les
nations ». Ce sont d’ailleurs toutes ces nations que Jésus charge à présent « ses frères »
d’amener à lui pour en faire ses disciples, de même que le Ps 22,28 annonce que toutes les
familles de nations reviendront vers Adonaï et se prosterneront pour lui. Et si, dans la
troisième section du psaume, le temps et l’espace s’élargissent pour le peuple nouveau en
train de naître, de même, dans l’ultime scène du premier évangile, l’espace s’étend à toutes les
nations (Mt 28,19), et le temps à un futur inattendu, « tous les jours et jusqu’à la fin du
monde » (v. 20).

Conclusion

Si, à la suite de Mc, Mt accumule les citations et les allusions au Ps 22 dans la scène de
la crucifixion, au contraire de son modèle, il semble continuer à exploiter ce psaume dont il a
apparemment saisi les possibles implications royales que j’épinglais à la suite de P.
Beauchamp au terme de ma lecture du poème. Si cela est vrai, il est frappant de constater
qu’après avoir exploité les deux premières sections du Ps 22 dans le récit de la mort de Jésus,
les parties propres de la suite du récit matthéen ne sont pas avares d’allusions à la troisième
section. Dès lors, si la supplication du Ps 22 soutient avec force le récit de la crucifixion qui
en est une sorte de mise en scène concrète, la partie hymnique n’est pas absente du récit du
retournement provoqué par cette mort chez les soldats romains, puis par l’annonce de la
victoire sur la mort dans toutes les nations qui, par l’intermédiaire des femmes puis des

44
On sait que ce même verset est cité en He 2,12 où il s’agit de Jésus qui a souffert, puis a été couronné de gloire
et d’honneur (v. 9), mené à l’accomplissement par des souffrances en tant qu’initiateur du salut (v. 10).
14

« frères », pourront devenir disciples de celui qui, dans sa mort même, a reçu tout pouvoir au
ciel et sur la terre. Dans ces conditions, ce n’est pas seulement une partie du contenu du Ps 22,
mais sa structure même, qui se trouve valorisée dans l’usage qu’en fait Mt à la fin de son récit
évangélique.

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