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Revue des Sciences Religieuses

Le sacrifice du Père dans la Rédemption d'après saint Ambroise


Jean Rivière

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Rivière Jean. Le sacrifice du Père dans la Rédemption d'après saint Ambroise. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 19,
fascicule 1, 1939. pp. 1-23;

doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1939.1778

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1939_num_19_1_1778

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LE SACRIFICE DU PÈRE DANS LA RÉDEMPTION

D'APRÈS SAINT AMBROISE

Quand on parcourt, dans la Patrologie latine? V Index rerum


et sententiarum qui termine les œuvres de saint Ambroise — ce
qui est un excellent moyen, le meilleur sans nul doute, de
prendre rapidement contact avec l'essentiel tout au inoins
d'une théologie particulièrement dispersée — on a la surprise
d'y rencontrer, iau mot Christus, cette étrange formule, qui a
tout l'air d'une citation : Tantum fuit Domino studiv/m tuae
salutis ut propemodum de sua periclitaretur dum te lucrare-
tur (1).
Ainsi, dans son zèle pour assurer « notre salut », le Christ
aurait presque exposé « le sien » ! Serait-ce un retour à 0 ri-
gène (2), qui redoutait encore, pour le Sauveur, les terribles
épreuves de l'au-delà'? Ou bien une anticipation de la théorie,
chère à quelques théologiens de la Réforme (3), d'après
laquelle notre Rédempteur aurait voulu se soumettre aux peines
de l'enfer, y compris celle du dam, pour nous en délivrer 1
On se demande quel concept plausible des termes aussi
insolites peuvent bien recouvrir aux yeux de l'évêque de Milan.
Il n'est besoin, pour avoir la clef de l'énigme, que de se
reporter au texte en question. La phrase de l'Index, en effet, s'y
retrouve bien, et même littéralement, mais avec une légère
modification qui en transforme la portée : Tantum fuit Domi-

(1) P. l., t. XV (édition de 1866) ; col. 2350, lignes 32-34.


(2) Voir Le dogme de la Rédemption. Études critiques et documents. Lou-
vain, 1931, p. 197-198. Cf. p. 86, où ce thème est amorcé déjà par saint Justin.
(3) Tradition inaugurée par Luther en personne et, après lui, continuée par
Calvin. Quelques-uns de leurs textes sont rappelés dans Le dogme de la
Rédemption. Étude théologique, Paris, 3e édit., 1931, p. 388 et 391-392. Cf. p. 396.
1
2 JEAN RIVIERE

no studium tuae salwtis ut propemodum de suo periclitaretur


dum te lucraretur (1).
Une seule différence de voyelle, de suo pour de sua, entraîne
un tout autre ordre d'idées. Au lieu de risquer son propre
salut, il ne s'agit plus pour «le Seigneur» que de réaliser le
nôtre, suivant une expression vulgaire qui se trouve ici
parfaitement appropriée à la logique non moins qu'à la lettre de
l'original, en y mettant « du sien » (2). Ce qui ne suggère pas
autre chose que les conditions onéreuses dans lesquelles s'est
produite la Rédemption de l'humanité.
Là où le texte ambrosien porte dans l'absolu : ...de suo pe-
riclitaretur, le rédacteur de l'Index, un peu dérouté peut-être
par la concision de >cette tournure ou bien sollicité par le
studium salutis qui précède à l 'une de ces prétendues corrections;
si fréquentes dans les annales de la critique textuelle, qui
consistent à faire primer sur tout autre souci l'application
superficielle — et pour ainsi dire mécanique — de certain canon


grammatical, aura substitué : ...de sua, sans prendre garde à
l'énormité doctrinale qui en résultait. A moins que, d'une
manière encore plus simple, il ne s 'agisse d 'une « coquille »
typographique échappée à la diligence des correcteurs.
Toujours est-il que la leçon énigmatique : de sua [salute
Dominus] periclitaretur est imputable à un lapsus (3). Il n'en
est que plus édifiant de voir comment les éditeurs successifs
de saint Ambroise, à partir des Mauristes, n 'ont pas manqué
de se la transmettre de main en main avec une constante
fidélité (4).

(1) Ambr., De Iacob et vita beala, 1, vi, 25. —- P. t., t. XIV, (édition de
1866) ; col. 638.
(2) Cf. Anselm., Médit., XL— P. I., t. CLVIT1 ; col. 76o : « ... Hanc vitam
homo iste [Christus] ... sponte dédit de suo ad honorem Patris. »
(3) Selon toute apparence, l'origine en remonte aux Bénédictins. Voir S. Am-
brosii opera, t. I, Paris, 1686, Index (non paginé), col. 16, lignes 41-42. Il n'y
a rien de tel chez les éditeurs plus anciens.
(4) On ne la retrouve pas seulement chez Migne (édition de 1845, t. XV, col.
2241, lignes 12-14; édition de 1866, t. XV, col. 2350, lignes 32-34), qui se
contente chaque fois de reproduire tels quels le texte et les chiffres des
Bénédictins, mais également dans la réédition de Venise, t. 1, 1748, Index (non paginé)
au bas de la colonne 7, alors que la table est ici doublement remaniée pour
correspondre à la pagination différente d'une nouvelle tomaison.
Il est encore plus significatif de constater la même faute dans l'édition de
LE SACRIFICE; DU PÈRE DIAPRES SAINT AMBROISE 3

Un vieux proverbe cependant assure qu'il n'arrive jamais


une erreur sans deux. Pourquoi faut-il que cet aphorisme de
la sagesse populaire trouve ici la plus parfaite des
vérifications ?
En rattachant à Christus le texte ambrosien par lui relevé,
l'auteur de notre Index montre qu'il rappliquait à l'œuvre
personnelle et, selon toute probabilité, de préférence à la
Passion du Sauveur. Rien, en effet, d 'une manière générale, n 'est
plus conforme au style chrétien que de traduire Dominus par
le Christ. Mais il ne s'ensuit pas que cette acception s'impose
toujours.
Or le passage en question, qui roule tout entier sur le
commentaire de Rom., VIII, 32 : Proprio Filio suo non pepercit,
oblige à y voir, sans la 'moindre hésitation possible, un
synonyme de Dieu. Le développement dont il fait partie commence
par une invitation à ne pas se décourager devant les
tribulations et tentations d'ici-bas : ,..Cum habeas auxilium Dei,
habeas tant am eius dignationem ut Filio proprio pro te non pe-
percerit. Et le contexte post est de même sens. Mire etiam,
poursuit l'évêque de Milan, acoddidit : «Pro nobis omnibus tra-
didit ilïum ». Encadré entre les fragments corrélatifs d'un
verset paulinien dont les deux verbes ont également Deus pour
sujet, comment notre texte pourrait-il avoir une autre
destination ?
Une proposition relative au Fils vient assurément, comme
on le verra (p. 5-6), s'interposer dans l'intervalle. Elle ne forme
néanmoins qu'une parenthèse intercalée dans le discours
principal, dont la phrase immédiatement précédente, où est
mentionné le Dei Patris erga te pium propositum, et la suivante :
Considéra affectum patrium maintiennent le fil étroitement
noué. Quand donc saint Ambroise indique, d'un mot fugitif,
les risques inhérents au mystère de notre Rédemption, toute
la marche de sa pensée et de son texte prescrit d'entendre
qu'il vise la participation du Père et non pas celle du Fils.
Mais alors ne tombe-t-on pas dans une autre et pire
difficulté ? Si la communication des idiomes permet assez bien de

Milan (t. I, 1875, col. 826, lignes 40-42), soi-disant refaite à neuf par les soins
de P.-A. Ballerini.
JEAN RIVIERE

concevoir, par le fait de son union avec l'homo assumptus, le


sacrifice du Fils de Dieu, celui -du Père n'est-il pas
déconcertant pour le théologien ? Il est vrai que certains mystiques
protestants ont aujourd'hui tendance à faire bon marché de
l'impassibilité divine et voudraient se persuader que le
réalisme spirituel de l'œuvre rédemptrice exige qu'on puisse y
contempler, rendues sensibles à nos regards et à nos cœurs,
les souffrances mêmes de Dieu (1). D'instinct, on hésite
pourtant à mettre une conception aussi peu rationnelle sous le
patronage du grand docteur milanais.
A cette anomalie doctrinale, au surplus, le texte ajoute une
certaine obscurité, à la fois traduite et aggravée par la
divergence des versions. Même dans les éditions critiques, l'un ou
l'autre de ses -elements reste difficile à comprendre
exactement. Ce qui n'empêche, d'ailleurs, pas l'ensemble d'être
suffisamment clair et provocant pour que le problème de son
interprétation aiguillonne l 'esprit.

En vue de parer aux craintes que l'âme pourrait concevoir


à la pensée des épreuves qui l'attendent sur les chemins de la
vie, Ambroise l'engage à méditer la parole de l'Apôtre sur
l'amour que Dieu nous manifeste en livrant son propre Fils à
la mort pour nous.
A cette fin, l'énergique expression non pepercit qu'emploie
saint Paul lui paraît tout spécialement digne d'attention. Pul-
chro verbo, souligne-t-il, usa est Scriptura, ut Dei Patris erga
te pium propositum declaruret, qui F ilium morti obtulit (2).
C'est le thème essentiel du passage qui est ainsi posé dès
l 'abord.
Un réflexe dogmatique semble néanmoins l'arrêter aussitôt :
c'est que le Fils n'est pas susceptible de mourir effective-

(1) Cf. art. Rédemption, dans Diet, de théol. cath., t. XIII, col. 1956.
(2) Dans l'ancienne édition romaine, au lieu de ces quatre derniers mots, on
lisait ici : ... qui se morti totum pro te obtulit. Leçon qui, au double mépris
du contexte et du sens, avait le tort impardonnable d'imputer au Père l'action
de s'offrir lui-même à la mort.
LE SACRIFICE DU PERE D'APRES SAINT AMBROISE 5

ment. Aussi l'auteur de noter : Et Filius mortis acerbitatem


sentire non potuit (1).
Ce qui l'amène à préciser le rôle du Fils, mais en 'des termes
qui ne sont malheureusement pas d'une parfaite limpidité.

Quod in Pâtre fuit, nihil sibi ipse reliquit : totuim pro te


obtulit ; quod in plenitudine divinitatis, nihil ipse amisit et te
redemit.

On y entrevoit tassez bien pourtant que ces propositions


laconiques tendent à expliquer — ou du moins à continuer —
l'assertion qui les précède immédiatement, savoir que le Fils
reste impassible et immuable jusque dans la mort, mais de
telle façon qu'il ne laisse pas de participer au sacrifice
paternel. Apparente antinomie dont les divers aspects sous lesquels
on peut considérer sa mature divine indiquent chaque fois la
raison. C'est donc, en somme, le double mystère de
l'Incarnation et de la Passion qui est remis dans les perspectives de la
Trinité.
Envisagé sous cet angle théologique, dont la subtile
complexité d'un style plus brillant que lumineux masque un peu
la direction sans parvenir à la cacher, le texte ambrosien
dessine une antithèse, que l'opposition manifestement calculée des
deux verbes principaux : nihU sibi ipse reliquit, nihil ipse
amisit marque en traits saillants et que le reste de la phrase a
pour but de justifier ou de compléter.
Aucun doute sur le sens de la deuxième partie : en
mourant, le Fils n'a «rien perdu», et cela parce qu'il est in
plenitudine divinitatis (2); au contraire, sans s'appauvrir de quoi
que ce soit, il nous a « rachetés ». La première, dont la
construction est absolument symétrique au service d'une pensée
contraire, doit s'entendre par comparaison : le Fils ne s'est
« rien laissé », il a tout donné pour notre salut, et cela parce
qu'il était in Pâtre (3) ; c'est-à-dire, comme tout porte à le

(1) Cette phrase était omise par les éditeurs romains, au risque de rendre le
texte inintelligible. Elle est rétablie par les Bénédictins sur la foi des meilleurs
manuscrits.
(2) Allusion manifeste à Col., II, 9.
(3) Formule fréquente dans l'Évangile de saint Jean. Ainsi X, 38 ; XIV, 10-11
et 20. Cf. XVII, 21.
6 JEAN RIVIÈRE

croire, parce que le pium propositum de son Père est aussi


devenu le sien (1).
D'une part donc, pour se conformer à la logique de
l'auteur, le Fils s'est dépouillé, au point de tout offrir pour nous :
reprise évidente, au point de vue spécial du renoncement qui
domine tout le morceau du thème piaulinien (Phil., II, 7-8)
relatif à ses 'humiliations. Mais, de l'autre, loin de rien perdre à
ce sacrifiée, il y gagnait de nous « racheter ». En cela, il se
montrait animé des mêmes intentions que son Père, comme
l'exige le dogme de la Trinité, et prenait part de sa personne
au mystère de la Rédemption d'une manière analogue à la
sienne, tandis que ceci lui permettait de réaliser cette œuvre
de rachat sans compromettre sa nature inaliénable d'être
divin.
Non moins que de répondre à l'architecture interne du texte
lui-même, cette explication a l'avantage de le raccorder à son
contexte immédiat. Saint Ambroise venait de dire qu'on ne
saurait faire peser sur le Fils la mortis acerbitas : dans le
même courant de pensée, il ajoute ici que le dépouillement
auquel il se prête en vue de nous sauver ne le prive d'aucun
de ses biens. Mais il déclarait un peu plus haut que le Père
nous a donné la preuve de son amour en exposant aux coups
de la mort son propre Fils : les exigences conjuguées de la
théologie trinitaire et du sens chrétien l'amènent à rappeler
maintenant que, de son côté, le Fils était exactement dans les
mêmes dispositions (2).
Cette petite digression sur le Fils de Dieu se trouve ainsi
ramenée au thème initial, qui était d'attirer l'attention de
l'âme troublée sur le Dei Patrk pium propositum. En termes
d'une rare densité, qui sont à la fois d'un mystique et; d'un
théologien, Ambroise y montre le Fils uni au Père dans ce

(1) En réponse aux Ariens, l'évêque de Milan insiste ailleurs, principalement


d'après Jean, V, 19, sur la communauté d'action et de volonté qui existe entre
le Père et le Fils. Voir surtout De fide, I, n, 13 et II, vi, 50-51. — P. L., t.
XVI : col. 554 et 593. Cf. ibid., IV, v, 62 et vi, 68 ; col. 654-656.
(2) II n'est pas jusqu'au parallélisme du langage qui n'invite à ce
rapprochement. A la formule qui vise le Père : Qui Filium morti obtulit répond celle
qui caractarise la conduite du Fils : Totum pro te obtulit. Le redemil qui
survient aussitôt indique bien qu'il s'agit pour lui de « s'offrir » à la mort.
LE SACRIFICE DU PERE D'APRÈS SAINT AMBROISE 7

dessein d'amour (1), non sans réserver au passage, pour que le


mystère de la Trinité reste sauf, les droits inviolables de sa
parfaite impassibilité (2).
Rien n'est plus classique, au demeurant, que cette
collaboration des deux premières personnes divines à l'affaire de
notre salut (3) . Le seul point peut-être qui, jusque-là, soit
vraiment spécial au docteur milanais, et qui tient au caractère
parénétique de tout son développement, est d'imprimer un
souffle d'humanisme à cette doctrina recepta en annexant
l'ordre psychologique et moral à l'aire de son application.
Telle est, en tout cas, l'exégèse qui nous paraît s'imposer de
ces lignes difficiles. Si elle peut sembler laborieuse, elle ne
l'est certainement pas plus que le passage à interpréter et
garde à tout le moins le mérite d'en épouser loyalement les
contours.
Par comparaison, il est aisé de voir combien peu
satisfaisante, au contraire, est celle que tente d'accréditer l'édition
censée critique donnée au Corpus de Vienne par C. iSchenkl (4).
Notre commentaire est appuyé sur le texte et la ponctuation
des Bénédictins. L 'éditeur viennois, qui adopte, à un tout petit
mot près, la même leçon, croit seulement devoir y faire une
coupure différente, en suite de laquelle notre phrase en vient
à prendre une nouvelle physionomie :

(1) Quand il passe à l'ordo executionis, Ambroise met en relief la soumission


du Fils au vouloir paternel. Ainsi dans Enarr. in III Psalm., XL, 35. — P. L.,
t. XIV, col. 1136 : « Probasti te Filium qui implesti in omnibus Patris volun-
tatem. » Cf. ibid., XXXIX, 11 ; col. 1112 : « ... Venturus... ut in redemptione
hominum Dei Patris faceret voluntatem. »
Mais ces textes se rapportent au Verbe incarné, avec, par conséquent, la
considération, tout au moins implicite, de sa natufe humaine. Ici, au contraire,
l'union du Père au Fils se vérifie dans l'ordo intentionis, c'est-à-dire au sein
même de la Trinité, dès le moment où se fixe, par la commune décision des
trois personnes divines, l'économie de notre Rédemption. Les dispositions
morales du Fils, qu'il s'agit de mettre en relief, n'ont pas ici d'autre source que
l'identité de nature qui le fait être in Pâtre, bien que les besoins de l'analyse
qu'il poursuit les fasse pour ainsi dire traiter par l'auteur en personnages
distincts.
(2) Cf. Enarr. in III Psalm., XL, 13. — P. L., t. XIV, col. 1124 : « ... Kec
sensit aculeum mortis aut vulneris infirmitatem. »
(3) Ailleurs le Saint-Esprit y est pareillement associé. Voir De Spir- S., I,
xii, 129. — P. L., t. XVI; col. 764.
(4) S. Ambrosii opera, pars altéra, Vienne, 1887, p. 20.
o JEAN BIVIEKB

Et Films mortis acerbitatem sentire non potuit, quod in 'Pâtre


fuit ; nihil sibi i(l) reliquit, totum pro te obtulit, quod in pleni-
tudine divinitatis nihil ipse amisit et te redemit.

Il est à peine utile d'observer que cette correction est le


résultat d'une simple conjecture ou de noter que, dans l'espèce,
en dépit de sa minime importance extérieure, elle devient une
interprétation. De ce chef, elle peut passer à bon droit pour
un hommage indirect rendu à sa difficulté du texte. Mais il
n'est guère possible d'admettre qu'elle en fournisse la clef.
•Si, par le fait de rattacher le quod in Pâtre fuit à la
proposition précédente, qui mettait le Christ à couvert de Vocerbi-
tas mortis, cette lecture du texte ambrosien se présente, au
premier aspect, avec tous les attraits de la solution facile, cet
avantage éphémère ne tarde pas à être lourdement compensé.
Tout l'équilibre littéraire et logique de la suite s'en trouve,
en effet, compromis.
Comment s'expliquer l 'accumulation de ces courtes phrases
désarticulées, où, par surcroît, les deux formules
antithétiques : nihil sibi reliquit, nihil ipse amisit s'alignent sur le
même plan ? A plus forte raison quand cette dernière s'y
trouve justifiée sans besoin par la proposition explicative quod
in plenitudine divinitatis et que celle-ci, pour la 'circonstance,
est elle-même arrachée à son parallélisme intentionnel avec le
quod in Pâtre fuit affecté à une autre destination que rien
n'appelait. Tant d'invraisemblances équivalent à une
impossibilité.
En faut-il davantage pour conclure que lire ainsi le texte
ambrosien est certainement une erreur ? Jusqu'à plus ample
informé, il faut donc lui garder sa forme traditionnelle, moins
simple, à n'en pas douter, mais autrement suggestive, avec
les lueurs qu'elle projette sur la part qui revient au Fils dans
le plan du salut en raison des liens qui l'unissent à Dieu.

(1) Ipse que donnent ici les Bénédictins n'est pas retenu. C'est la seule difïé"
renée entre le nouveau texte et l'ancien,
LE SACRIFICE DU PERE D'APRES SAINT AMBROISE 9

II

II reste pourtant que, dans ce passage, c'est toujours le


Père qui, pour saint Ambroise, est, non seulement la cause
première, mais le sujet direct du commun sacrifice que
comportait l'économie de notre Rédemption. Tout au plus le Fils
est-il secondairement associé à un acte dont il semble n'être
pas l'auteur.
Non pas, bien entendu, que le docteur milanais prétende
oublier ou nier le sacrifice du Christ sur la croix (1), ni
méconnaître le lien hypostatique par lequel il se rattache à la
personne du Fils. Mais, pour le moment, ce n'est là, dans sa
pensée, qu'une solidarisation avec le sacrifice dont le Père a
pris l'initiative et rempli le premier les dures conditions. Ainsi
la question s'impose plus que jamais de savoir ce qu 'Ambroise
entendait par cette sorte de kénpse, antérieure, pour ne pas
dire supérieure, à celle qu'affirmait saint Paul et dont il
faudrait situer au plus profond de Dieu même toute la réalité.
Pour surprenante, en effet, que paraisse, de prime abord,
une conception théologique aussi paradoxale, on ne peut pas
éviter de l 'apercevoir, à le prendre prout sonat, dans le texte
ambrosien. Après avoir expliqué le rôle du Fils dans les
termes qui viennent de nous retenir, l'auteur, en effet, de
reprendre son développement interrompu sur le pium propositum du
Père, et cette fois avec une parfaite clarté qu'avive encore
l'insistance d'une triple répétition.

Considéra affectum .patrium. Quod pietatis est, quasi moriturl


Filii suseepit periculum ; quasi orbitatis hausit dolorom, ne tibi
periret fructus redemptionis. Tantum fuit Domino studium tuae
salutis ut propemodum de suo periclitaretur dum te lacraretur,

II s'agit donc bien, on le voit, de poursuivre et de pousser


l'analyse des sentiments paternels. Hardiment notre docteur,
en conséquence, de se livrer, si l'on peut ainsi dire, à la
psychologie même de Dieu.

(1) Voir Le dogme de la Rédemption. Essai d'étude historique, p. 233-239, où


sont réunis les principaux témoignages ambrosiens sur la réalité, voire même
la uécessité, de ce sacrifice,
10 JEAN RIVIÈRE

Ce ressort intime, qui déclenche l'œuvre de notre


Rédemption, reste ici encore l'amour (1), et avec la plus forte nuance
de tendresse que le vocabulaire latin permette de lui
imprimer. Le quod pietatis est (2) dénote évidemment l'intention
de prolonger dans la même ligne le pium propositum du
début. Mais l'amour divin se colore maintenant d'une générosité
qui s'élève jusqu'à l 'abnégation (3).
Par lui-même, le mot de saint Paul qui est l'âme de tout
notre passage esquisse, en un de ces 'énergiques raccourcis dont
l'Apôtre est coutumier, une claire suggestion dans ce sens.
Non pepercit est un verbe incontestablement fait pour donner
l'impression de quelqu'un qui ne regarde pas à la dépense et,
s'il en était besoin, pour souligner à sa façon le geste libéral
d'un Dieu qui livre son Fils pour nous. Surtout s'il était vrai
qu'il fallût y voir un rappel voulu de Gen., XXII, 16 (4), où
la magnanimité d'Abraham est ainsi louée par Dieu : Quia fe-
cisti Jmnc rem et non pepencisti filio tuo unigenîto propter me.
Aussi l'exégèse patristique, alors même qu'elle n'ait pas
toujours appuyé sur la lettre de ce texte, en a-t-elle bien
souligné le fond. Indicium maximum ingentis erga nos amoris Dei,
lit-on déjà dans le commentaire d'Origène tel qu'il nous est
aujourd'hui connu par la traduction de Rufîn (5). Et bientôt
saint Augustin allait s'écrier (6) avec plus de lyrisme et
d'émotion : Quo modo nos amasti, Pater oone, qui Filio tuo

(1) Affectus patrius est le terme propre pour désigner l'amour paternel. Il
revient plusieurs fois sous la plume de saint Ambroise quand il s'agit de
qualifier les sentiments d'Abraham envers le fils que l'obéissance lui fait un devoir
d'immoler. Voir De Abraham, I, vm, 73. — P. t., t. XIV (édition de 1866),
col. 470 ; De officiis min., I, xxv, 119. — P. I., t. XVI, col. 63 ; De excessu
fratris sui Satyri, II, 97, ibid., col. 1401.
(2) Cf. Enarr. in XX Psalm., XXXVII, 6. — P. L. t. XIV ; col. 1059, où se
lit, mais appliquée au Christ, cette formule de tous points semblable : « Ergo
pietatis est susceptio peccatorum ista... )>
(3) 11 va de soi que le Fils n'est pas non plus étranger à cet héroïsme. Voir
De excessu fratris sui Satyri, II. 46. — P. L., t. XVI ; col. 1385 : a Potuit
cnim Christus non mori si voluisset ; sed neque refugiendam mortem quasi
ignavam putavit... »
(4) Voir dans ce sens R. Cornely, Epistola ad Romanos, Paris, 1896, p. 458-
459. Mais, d'après M.-J. Lagrange, Épître aux Romains, Paris, 1916, p. 218,
« l'allusion... n'est pas du tout certaine ».
,

(5) Origen., In Rom., VII, 9. — P. G., t. XIV ; col. 1128.


(6) August., Conf., X, xliii, 69. — P. L., t. XXXII ; col. 808.
LE SACRIFICE DU PERE D'APRES SAINT AMBROISE 11

unico non pepercisti...! Quo modo nos amasti...! On trouve


encore un langage analogue chez saint Hilaire (1) et chez VAm-
brosiaster (2).
Dans cette voie, l'évêque de Milan se distingue de ses
devanciers et de ses contemporains par l 'accentuation de son
réalisme. Plus tard, d'aucuns imagineront volontiers un
mystère de substitution, grâce auquel Dieu consentit à déchaîner
sur le Ohrist les rigueurs de sa justice afin de libérer sa
miséricorde à notre égard. Moins mystique, et iaussi moins infidèle
aux indications de l'image familiale ébauchée par saint Paul,
notre docteur se contente de penser à un acte d'héroïque
dépouillement.
C'est ainsi qu'il présente Dieu s 'exposant en quelque sorte
à perdre- son Fils (morituri Filii suscepit periculuni) et, de ce
chef, goûtant pour ainsi dire l'amère douleur de se voir à
l 'avenir sans enfant (orbitatis hausit dolor em) . Quand il s 'agit
d'un père, où trouver une meilleure preuve d'amour que celle
qui consiste à porter le renoncement au plus intime de son
être par le sacrifice de sa paternité ?
Bien entendu, ni cette souffrance ni ce risque ne sont
effectifs. Ambroise, qui a mis in tuto l'impassibilité du Fils en
notant qu'il n'a pu ressentir la mortis acerbitas, ne veut pas
davantage, on le pense bien, sacrifier celle du Père. Aussi
chacune de ses assertions est-elle nuancée d'un quasi qui invite
à les prendre cum grano salis (3). Il n'en est pas moins vrai

(1) Hilar., De Trin., VI, 45. -- P. I., t. X ; col. 194 : « Apostolus enim
volens charitatem erga nos Dei ostendere, ut magnifîcentia Dei dilectionis...
nosceretur non pepercisse Deum proprio Filio suo docuit. »
(2) Ps.-Ambr., In Rom., VIII, 32. — P. I., t. VIII (édition de 1866), col. 134-
;

135. Cf. Iohan. Chrys., In Rom., nom. XV, 2. — P. G., t. LX ; col. 543, où
d'ailleurs il est observé que l'Apôtre s'exprime ici p.s9' ûiLsppo'Xxl<; x
.

(3) Un raffinement de construction laisse, d'ailleurs, planer une certaine indé^


cision sur le rôle de cet adverbe dans la phrase, mais de telle façon qu'en toute
hypothèse le même sens demeure acquis.
Le plus simple, à n'en pas douter, bien qu'il en soit éloigné par un jeu de
savantes inversions, paraît être de rattacher quasi au verbe principal. Et c'est
alors l'idée générale qui bénéficie de l'adoucissement dont ce terme est poïteur.
Avec un autre écrivain on se garderait, à bon droit, d'aller chercher pîus.lôin.
.Mais la subtilité littéraire d' Ambroise autorise une autre interprétation. Car
on obtient une traduction acceptable en rapportant quasi, d'après la règle habi-
12 JEAN RIVIÈRE

que, sous le bénéfice de cette réserve, elles restent posées et


qu'il en faut, par conséquent, maintenir l'essentiel. De fait,
le morceau continue par cette phrase, déjà commentée, où la
prodigalité de Dieu envers nous va jusqu 'à lui faire «
presque » engager son bien le plus personnel : ...ut propemodum de
suo periclitaretur.
Partout donc la pensée de notre docteur obéit au même
rythme fondamental. D'un bout à l'autre, l'analyse destinée
à dépeindre les sentiments divins s'y développe en une vive
personnification, où le réalisme est poussé jusqu'à ises plus
extrêmes limites, mais ne laisse pourtant pas de recevoir en
temps opportun le contrepoids d'un sage correctif (1).
Chemin faisant, l'auteur d'énoncer en quelques mots les
fins qui présidèrent à cette conduite de Dieu, et qui, d'ailleurs,
sont pour lui beaucoup plus un moyen d'en affirmer le
caractère que d'en fournir la raison. Si, dans le choix de
l'économie rédemptrice, Dieu adopte une voie qui entraîne pour
lui en quelque manière la perte de son Fils unique, c'est
d'abord pour nous, en vue de nous assurer le fructus redemp-
tionis dont nous serions privés sans cela. Mais c'est aussi pour
lui-même ; car il éprouve le besoin de nous récupérer (dum te
lucraretur), au point de consacrer à cette œuvre ce qu'il a de
plus précieux. Et il est à peine besoin d'observer combien la

tuelle, au mot qui le suit immédiatement. Rien de plus clair pour la seconde
phrase, où quasi orbitas ne manquerait pas d'à propos sous la plume d'un
auteur qui se préoccupe de ne faire supporter à Dieu qu'un semblant de
privation. En vertu d'un semblable scrupule, alors surtout qu'il a pris la peine, un
peu plus haut, d'exclure pour le Fils toute possibilité de mourir, on peut
concevoir qu'il entende rappeler, au passage, la nature exacte du risque éventuel
encouru par le Père en le livrant, savoir, non pas précisément la mort effective,
mais du moins une sorte de mort (quasi morituri Filii... periculum). Quoique
d'apparence plus difficile, cette explication ne manque pas de probabilité. Ou
plutôt ne faudrait-il pas dire que cette difficulté même est pour elle un titre de
recommandation ?
(1) A comparer avec De Spir. S., I, xn, 129. — P. L., t. XVI, col. 764, où
ce qu'il pourrait y avoir de brutal dans l'acte du Père qui livre à la mort son
propre Fils est atténué par l'appel à ce que présente simultanément de
volontaire le sacrifice de celui-ci : « Tradidit ergo Pater Filium et Filius ipse se
tradidit. Servatur charitas nec laeditur pietas ; nulla est enim pietatis iniuria
ubi nulla est traditionis aerumna. » Cf. De fide, I, xvii, 109. — P. L., t. XVI >
col. 576.
LE SACRIFICE DU PERE DIAPRES SAINT AMBROISE 13

seule perspective d'un échange aussi disparate est propre à


renforcer les couleurs du tableau tracé jusque-là (1).
Probatio amoris, dit l'antique adage, exhïbitio operis. Afin
de mettre en évidence l'immensité de l'amour que les mystères
de l'Incarnation et de la Passion révèlent de la part de Dieu,
en moraliste soucieux du concret, saint Ambroise estime ne
pouvoir faire mieux que d'aller droit à ce qu'ils ont coûté à
son âme paternelle quand il les décréta pour notre salut. Bien
qu 'il sache et dise qu 'en réalité ce sacrifice n 'inflige au Père
ni privation ni douleur, l'évêquie de Milan ne le présente pas
moins ici comme tout à la fois la marque et la mesure de
l'amour divin, avec la conviction d'offrir à notre inquiétude,
par le fait seul qu'il fut pour ainsi dire virtuellement accepté,
un suffisant réconfort.

Quelques textes d'inspiration analogue permettent, au


surplus, de se rendre compte que, chez notre docteur, ce motif
n'est pas tout à fait accidentel. Bien que de relief moins
accentué et de dessin moins net, ils n'en méritent pas moins
d'être allégués ici à titre de complément.
Ainsi tout d'abord ce passage d'une de ses lettres, où il
est amené à décrire l'amour de Dieu pour l'homme après son
péché :

...Eo usque ereatum [hominem] fovit ut abdicatum redimeret,


eliminatum reciperet, mortuum passione Filii sui unigeniti
ressucitaret. Est ergo hominis auctor Deus et diligit opus suum
operator bonus, quem etiam, sicut dives paterfamilias, censu
propriae haereditatis redemit (2).

Si l'on prend garde que Dieu est ici dépeint sous la figure

(1) Dans le même sens, bien qu'en termes plus vagues, on lit encore à la
phrase qui suit : « Ille propter te dispendia nostra suscepit ut te divinis inse-
reret, caelestibus consecraret. » L'acquisition de la vie divine pour l'éternité,
qui est notre fin par excellence, n'intéresse-t-elle pas également la gloire de
Dieu?
Cette expression dispendia nostra suscepit, qui, dans un autre contexte,
pourrait peut-être signifier l'acquittement des peines qui nous étaient dues,
s'entend ici, d'accord avec tout le passage, des « frais » nécessités par notre
rachat. Formule admirablement synthétique pour indiquer en même temps que
ces débours sont endossés par Dieu et occasionnés par nous.
(2) Epist., XLV, 16. — P. L., t. XVI ; col. 1194.
14 JEAN RIVIERE

d'un dives paterfamilias et que de la «Passion de son Fils»


qui fut le moyen de nous racheter on rapproche le census pro-
cette'
priae haereditatis qui caractérise la nature de rançon, le
moins qu 'on doive conclure est qu ' Ambroise veut nous
mettre devant les yeux un cas de sublime appauvrissement.
Mais encore de quoi notre «père de famille» s'est-il, au
juste, appauvri ? Au moins d'une partie de ses biens, puisqu'il
est question du prélèvement fait sur sa fortune pour notre
rachat. En toute rigueur, le census propriae haereditatis peut
ne pas vouloir dire autre chose. Ne faut-il pas cependant le
relier à la Passion rédemptrice qui en précise le sens 1 D'où
l'on est conduit à dire que le census dont il s'est privé
désigne son propre Fils. Et ce ne serait peut-être pas dépasser
les ressources de la subtilité ambrosienne que de voir dans
propria haereditas une tournure abstraite pour dire son
propre héritier. Ce qui laisse entrevoir, à la limite, qu'ici encore
l'amour du Père céleste se traduit ipar un acte d'abandon où
il va jusqu'à compromettre pour nous ses plus légitimes
intérêts familiaux,
D'une manière beaucoup plus certaine, au cours de l'éloge
funèbre de son frère Satyre, Ambroise avait recours à cette
même comparaison pour faire honte aux chrétiens de leur
lâcheté spirituelle en regard de la libéralité de Dieu.

Avari sumus. Dcus unicum Filium morti pro nobis oibtulit :


nos nostros negamus (1).

Il est même remarquable que l'égoïsme de l'homme y est


proprement stigmatisé sous le signe de l'« avarice » par
contraste avec le désintéressement divin. Pour être moins étendue
et de ton moins vif, l'esquisse est bien dans le style du passage
plus explicite fourni par le traité De lacob et vita heata. L'un
et l'autre ont pour base commune un semblable réalisme dans
la façon d'appliquer à Dieu l'analogie du sacrifice paternel (2).

(1) De excessù fratris -s. Satyri, II, 98 ; ibid., col. 1402.


(2) Un précédent biblique dont se sert volontiers notre docteur, en particulier
dans le dernier texte, pourrait, à cet égard, servir d'illustration : savoir la
psychologie d'Abraham quand il s'apprêle a faire le sacrifice de son fils. Mais, s'il
donne bien Isaac comme le type du Christ, l'évêque de Milan ne pousse pas pins
loin l'assimilation.
LE SACRIFICE DU PERE D'APRES SAINT AMBROI&E 15

Autant, d 'ailleurs, il importait de « réaliser » tout d 'abord


aussi adéquatement que possible la portée littérale du texte
ambrosien, autant il faut se garder, quand il s'agit de l'ap-
précier au fond, de réduire à des formes trop massives l'idée
qu'il 'contient. C'est maintenant à l'esprit de finesse
d'intervenir.
Un peu de réflexion suffit pour avertir a priori que saint
Ambroise ne saurait mettre au compte de Dieu un
dépouillement véritable, même réduit à l'état d'intention, qui serait
contraire à ses attributs. Aussi bien a-t-on pu voir que, jusque
dans les expressions les plus forcées, les réserves
indispensables ne font jamais défaut. Dès lors, ces formules pathétiques
où le Père céleste risque la perte de son Fils sans proprement
la risquer, où il est sur le point d'affronter un deuil
irréparable qui ne saurait pourtant l 'atteindre, où il a l 'air d
'accepter l'hypothèse d'un désastre familial dont il est par ailleurs
bien à l 'abri, ne sont et ne veulent ou ne sauraient être que
des manières de p.arler.
Tout le développement auquel s'abandonne ici le docteur
milanais sur les sacrifices consentis par Dieu le Père en notre
faveur relève, en somme, de la littérature et non de la
théologie. Au .moment où il cherche à prémunir l'âme chrétienne
contre le désespoir, saint Paul lui fournit le thème expressif
d 'un Dieu qui « n 'épargne pas » son propre Fils : l
'imagination de notre auteur s'en empare aussitôt et, sans craindre
l'anthropomorphisme '(1), évoque en traits vigoureux la
situation d'un père terrestre en pareil cas. Et voilà comment saint

(1) En d'autres circonstances, on peut constater également qû'Ambroise ne


recule pas devant «e procédé. Voir, par exemple, Epist., XXXVI, o. — P. L.,
t. XVI ; col. 1129, où, pour expliquer les « gémissements ineffables » de l'Esprit
dont parle saint Paul (Rom., VIII, 26), il écrit : « Dolet enim pro nobis et
Christus (à propos de quoi; les éditeurs renvoient, comme justification, à Is.,
LUI, 4). Et Deus Pater di'eit : Ventrem meum doleo (Ierem., IV, 19). Et
frequenter indignantem eum legimus et dolentem. »
Littéralisme d'autant plus significatif que la plus saillante de ses
manifestations s'accompagne sans doute d'un contre-sens. Car le « mal au ventre » dont
se plaint le prophète a toutes les chances de s'appliquer à lui-même et non pas
à Dieu.
16 JEAN BIVIÈRE

Ambroise en arrive à donner au sacrifice du Père une certaine


consistance verbale, sans que, du reste, sa vigilance de
théologien cesse un instant de rectifier les excès de langage qui
tentent sia plume de rhéteur.
D'ordinaire, c'est l'« anéantissement » du Fais, d'après
Vexinanivit semetipsum de l'Épître aux Philippiens, que
mystiques et prédicateurs se plaisent à commenter aux fins
d'édification. L'originalité de saint Ambroise est de chercher
plutôt son inspiration dans le dépouillement du Père (1). Une
certaine accoutumance empêche de voir combien, sous son
apparente banalité, le premier de ces motifs exige de souplesse
pour éviter recueil du verbalisme sans manquer aux règles
élémentaires de l'orthodoxie (2). Parce que plus inédite, la
tentative analogue de l'évêque de Milan servira peut-être à
éveiller davantage l 'attention sur l'inévitable menace de ce
double aléa.
Jean Rivière.

(1) Ce n'est là, d'ailleurs, qu'un thème de circonstance. Habituellement


l'usage que le docteur milanais fait du texte paulinien ne sort pas des sentiers
battus. Voir De Caïn et Abel, 1, vu, 28. — P. L., t. XIV, col. 349 ; In Ps.
CXVIII, serin, i, 19. — P. L., t. XV, col. 1273 ; De fide, I, xvn, 108. — P. L.,
t. XVi, col. 578; De Spir. S., I, xii, 129-130, ibid., col. 764-765.
(2) Peut-être y aurait-il lieu de rappeler à ce propos un commentaire assez
peu connu de Calvin, où se reflète, sur un autre sujet, une tendance
psychologique assez proche de celle qu'on vient d'étudier. Non seulement, d'après le
Réformateur, le Christ se sibi nihil acquirere testatur qui fructum sanctitatis suae
in alios transfert, mais hoc maxime dignum observatu quod Christus, ut se
totum addiceret in salutem nostram, quodam modo sui oblitus est (à l'appui
de la thèse qui exclut le mérite du Christ pour lui-même). Insl.-rel. christ.
(1559), II, xvn, 6; dans Opera omnia, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. II, col.
390-391.
Comme le Père chez l'évêque de Milan, c'est ici le Fils qui s'oublie lui-même
jusqu'à l'abandon de ses propres intérêts. Au renoncement physique de celui-là
correspond le désintéressement moral de celui-ci. Un quodammodo des plus
opportuns rappelle d'ailleurs qu'il ne faut pas prendre à la lettre cette
description touchante. Cette dernière nuance n'accuse-t-elle pas, à son tour, la
similitude entre ces deux formes évidemment indépendantes de dramatisation ?
APPENDICE

I. — Nouveau témoin :
Saint Jean Chrysostome

II est assez curieux de relever, sous la plume de saint Jean


Chrysostome, un passage d'allure par malheur trop laconique
pour n'être pas obscur, mais qui ne laisse pas d'offrir, avec
celui de saint Ambroise, une certaine parenté. Comme les
textes de ce genre ont quelques chances "de n'être pas nombreux,
c'est peut-être une raison suffisante, en dépit de son caractère
tant soit peu énigmatique, pour s'arrêter à celui-ci, ne dût-il,
en fin de compte, nous fournir qu'un témoignage incertain.
Commentant Eph., IV, 32 : Vouantes invicem sicut et Deus
in Christo donavit vobis, le grand orateur, en moraliste qu'il
est surtout, d'insister sur le devoir qui nous presse de rendre
à nos frères ce que nous avons reçu de Dieu. D'autant que,
dans ce rapport d'émulation qui nous est proposé par saint
Paul, notre modèle, explique-t-il, garde sur nous la plus
éclatante supériorité.
Pour le bien fait à nos semblables, Dieu ne nous réserve-t-il
pas, en effet, une rétribution, sans que nous lui ayons nous-
mêmes donné quoi que ce soit ? Au surplus^ tandis que nous
n'avons obligé que des égaux, ne sommes-nous pas ses esclaves
et ses ennemis ? Double motif que l'Apôtre renforce, en outre;
d'un autre non moins puissant, quand il évoque la façon
concrète dont se manifeste à notre égard l'amour divin, savoir
par le don du Christ. Et c'est ici qu'intervient le texte en
question, qu'il faut d'abord essayer de traduire tant bien que
mal.
« ...Grande énigme ici encore. Car l'Apôtre nous dit ceci :
Dieu ne nous a pas fait grâce tout simplement et sans risque
(à-rcXôç àxivSùvwç), mais au risque de son Fils (fj-rcà tou xtvSûvou
toQ YtoG). Pour te pardonner, en effet, il a immolé son Fils. Et
2
18 JEAN RIVIÈRE

toi souvent, quand tu pourrais visiblement pardonner sans


risque (àx(v8uvov cuy^ojp7]<ïtv) et sans frais, tu ne le fais pas (1).

Tout comme 'celui d'Ambroise, ce passage est d'intention pa-


rénétique ; mais une considération d 'ordre théologique en fiait
le fond. Pour exciter les chrétiens à la charité fraternelle,
Jean Chrysostome leur met sous les yeux rexemple même de
Dieu le Père et il cherche un cas privilégié de son amour dans
le mode qu'il lui plut de choisir afin de réaliser l'acte de notre
Rédemption. Si le texte paulinien où s'alimentait révêque de
Milan n'intervient pas, c'est bien une inspiration du 'même
ordre qui se fait jour ici. L'économie de notre salut manifeste
la bonté de son auteur en ce que, au lieu de se produire par
le moyen facile d'une condonation pure et simple, elle a
comporté quelque chose d'onéreux. Ce qui, à notre point de vue
tout au moins, est la marque suprême de la générosité.
En quoi maintenant consiste cette preuve de la charité
divine ? Il faut convenir qu'à cet égard le morceau manque de
lumière en raison même de sa densité. Peut-être cependant
n'est-il pas impossible d'y entrevoir une certaine allusion au
sacrifice paternel.
Du moment que, sous une forme négative ou positive, le
concept de « risque » apparaît, si l 'on peut ainsi dire, à tous
les coins du discours, c'est que telle est bien, dans l'espèce,
l'idée principale de notre docteur. Il n'est pas davantage
douteux que ce « risque » inhérent à l'œuvre rédemptrice ne soit
par lui mis en relation avec la mort du Christ sur la croix.
Mais à quel titre exactement 1 Toute la question est là.
Au plus bas mot, il faut entendre que la Rédemption a été
une opération coûteuse et que c'est le Rédempteur qui en fit
les frais. L'amour de Dieu consisterait alors, comme le dit
saint Jean Chrysostome en un vigoureux anthropomorphisme,
en ce que, « pour nous pardonner, il a immolé son Fils » c'est-
à-dire préféré au pardon gratuit une voie qui comprenait Le
sacrifice de ce dernier. Nous amnistier « au risque de son
Fils », au lieu de le faire par un seul acte de volonté, signi-

(1) Iohan. Chrys., In Eph., hom. XV1T, 1. — P. G., t. LXII ; col. 116.
Réminiscences visibles de ce commentaire dans OEcum., in h. loc. — P. G., t.
CXVIH, col. 1233, et Theophyl., in. h. loc. — P. G., t. CXXIV, col. 1101.
LÉ SACRIFICE DU PERE D'APRÈS SAINT AMBROISE 19

fierait uniquement, 'dans cette perspective, que le Père adopte


une économie laborieuse de rachat dont le Fils endosse la
charge à ses propres dépens.
Cette exégèse est certainement plausible et la lettre du texte
n'en dit sans doute pas plus (1). Mais laisse-t-on par là tout

.
son mérite à cette résolution positive d'un Dieu immolant son
Fils ? Et le raisonnement a fortiori par lequel l'orateur nous
invite à ne pas refuser à notre prochain un pardon qui est
pour nous « sans risques ni frais » personnels n 'oblige-t-il pas
à conclure qu'il en fut autrement pour Dieu dont l'exemple
nous est proposé ? Il n'est pas inconcevable assurément que
l'analogie des deux cas mis en balance puisse rester
imparfaite; niais il est encore plus normal d'admettre qu'elle ne le
soit pas trop. Ce qui permet de croire que le patriarche de
Constantinople devait penser à un « risque » subi — ou du
moins envisagé — d'une certaine façon par Dieu lui-même et
non pas seulement décrété par lui.
Au surplus, quand il s'agit des « risques » encourus par son
propre Fils, comment le oœur du Père, à rester dans la même
ligne anthropomorphique, pourrait-il ne pas en éprouver le
retentissement ? La logique du fond éclaire les suggestions du
texte et vice versa. Pour n'être pas expressément tirée, cette
conclusion est-elle moins inévitable ? A tout l 'arrière-plan de
ce passage, on pressent, faute de l'y trouver à l'état explicite,
l'idée que la mort du Christ fut également une sorte de
sacrifice pour Dieu son Père et que le fait de l'avoir accompli
vaut à celui-ci non moins qu'à celui-là d'être un incomparable
modèle de la plus éminente charité, celle qui consiste à pousser
l'amour des autres jusqu'à l'oubli de soi et de ses intérêts ou
sentiments les plus ehers,
Ce sacrifice du Père, en tout cas, saint Jean- Chrysostome,

(1) Aucun des exégètes byzantins qui s'en inspirent ne semble être allé plus
loin. Reprise par OEcuménius, la formule « au risque de son propre Fils » est
ainsi glosée : « Par le fait de son immolation et de sa croix... Toi, tu pardonnes
sans dommages ; mais Dieu, au prix de la mort de son Fils unique. » Plus
brièvement encore chez Théophy lacté : « ... Au risque de son propre Fils et de
son immolation. »
Ce qui rappelle, sans guère le dépasser, Theodoret., In Eph., IV, 32. —
P. G., t. LXXXIl ; col. 541 : « ...Lui qui nous a donné par le moyen du Christ
notre Seigneur la rémission de nos innombrables péchés. »
20 JEAN RIVIÈRE

au mieux, se contente de l'insinuer. En quoi il reste inférieur


à saint Ambroise, qui d'abord en affirme incontestablement
l'existence et, par surcroît, esquisse tout au moins à grands
traits sa manière de le concevoir. Mais il est difficile
d'échapper à l'impression qu'en somme l'imagination de l'illustre
prédicateur grec a tout l'air de se mouvoir dans les mêmes
sentiers.
A peine, d'ailleurs, est-il besoin d'ajouter que rien ne
permet de supposer un emprunt. Pour autant qu'il mérite d'être
retenu, le fait ne peut signifier qu'une de ces rencontres
souvent constatées dans la littérature de la chaire à travers la
distance des temps et des lieux.

II. — Un cas d'analogie :


Le sacrifice de la mère

Sur le sentiment instinctif qui, de tout temps, porta la


piété chrétienne à suivre dans l'âme de Marie la répercussion
des mystères de la vie et de la mort du Christ s'est greffée,
avec des nuances diverses qu'il ne saurait être question
d'exposer ici, la thèse moderne de la Virgo sacerdos (1). Au
Calvaire, sa compassion active au sacrifice de son divin Fils
aurait, d'après un certain nombre de mystiques et de théologiens,
pris la portée d'un acte liturgique d 'oblation. Sacerdos, comme
l'écrivait d'elle au XVIIe siècle, en termes très pleins, le
jésuite Reichenberger, quia in morem sacerdotis cum Filio sa-
cerdote sacrificium faciens aeterno Patri obtul't redemtptionis
hostiam (2).
Mais, dans le sacrifice qu'elle s'appropriait, n'avait-elle pas
aussi personnellement sa part ? Cette induction ne pouvait
que s'imposer toujours davantage à mesure que, du plan
oratoire, le concept d'une « corédemption » mariale au sens pro-

(1) On sait d'ailleurs que Rome a blâmé avec persévérance la pratique,


rattachée à cette doctrine dans certains milieux, d'une dévotion spécifique à la
« Vierge Prêtre ». Textes Réunis dans C. Friethoff, De aima soda Christi
mediatoris, Rome, 1936, p. 148-149.
(2) Cité par E. Dublanchy, art. Marie, dans Diet, de théol. cath., t. IX,
col. 2397.
LE SACRIFICE DU PERE D'APRÈS SAINT AMBROISE 21

pre tendait à prendre pied sur le plan doctrinal. Étrangère à la


cause, comment la Vierge aurait-elle pu avoir om titre
quelconque à intervenir dans l'effet ? Il s'agissait par conséquent
de montrer — et rien, à dire vrai, n'était moins difficile —
que, sous une autre forme, le sacrifice du Calvaire était
également son sacrifice à elle.
Entre les divers chemins, tous plus ou moins fréquentés, qui
pouvaient conduire à ce but, le plus obvie sans doute et le
plus riche en perspectives consistait à dire que, si le Christ
en croix s'offrait lui-même en victime pour nous, Marie de
son côté, en l'offrant de cœur aux mêmes fins, sacrifiait du
moins quelque chose d'elle-même, et, en définitive, son unique
trésor. Thème sur lequel un minimum de délicatesse
psychologique et de sens familial suffisait pour étoffer d'amples
développements.
Dans cette voie, le sacrifice de la mère ne risquait-il pas de
ressembler au sacrifice du Père tel que le décrivait l'évêque
de Milan ? L'analogie des (situations semblait faite pour
aboutir à la plus ou moins parfaite symétrie du tableau. Quelques
lignes d 'un mariologue dominicain du XVIIIe siècle, le P. van
Ketwigh, permettent de vérifier cette inference (1) . Voici
comment lui apparaissent les dispositions de Marie au pied de la
croix.

...Piissima deiparens, stando sub ara crucis una cum Filio,


divinum illud Deo Patri obtulit sacrifieium totius mundi pretium
et hoc modo cooperata est moraliter ad humanam redemptio-
nem, ita ut, cum esset oonseia divini decreti de salute toominum
alligata morti, non modo non refugerit atroeem innoeentissimi
Filii sui excarnifioationem, sed, conformans se perfectissime
divinae voluntati, parata fuerit... ipsa suis manibus eum cruci-
figere si opus fuisset.

Grandeur d'âme dont l'auteur ne manque pas de faine


aussitôt remarquer ce qu'elle impliquait de renoncement,

(1) Nous en devons la communication à l'amabilité du R. P. Dillenschneider ,


ecteur du Scolasticat des Rédemptoristes à Echternach (Luxembourg).
22 JEAN RIVIÈRE

-
Et quia Christus Dominus Mariae Filius «rat, atque adeo
aliquid illius, profecto quod swum erat obtulime dicendum
est (1).

A l'appui de cette conception est invoqué peu après le


témoignage de Cornelius a Lapide qui en rapporte lui-même
un second par lui attribué à saint Bonaventure. L'un et
l'autre, en effet, sont bien de même sens.

...Sicut ergo Christus, immolans so in cruee, pretium iustum


pro nobis Patri persolvit, sic B. Virgo, eumdem ae seipsam cum
eodem offerens Patri, quantum potuit cooperata est Christi
sacrificio et consequenter redemptioni nostrae. Christus enîm
est res et peculiwm Virginis; Christws enim ad Virginem perti-
nebat quasi filiws ad matrem eratque pars matris, utpote caro
de carne eius et os de ossibus eius.
Unde S. Bonaventura, in illud Johannis III, 16 : « Sic Deus
dilexit mundum » etc, addit et ait : « Sic scilicet Maria dilexit
mundum ut Fîlium suwm Unigenitum dcêret » (2).

Pour que fût absolument adéquat le rapprochement de ces


textes avec celui de saint Ambroise, il manque soit au P. van
Ketwigh soit aux modèles dont il se réclame de marquer
explicitement que l'attitude religieuse de la Vierge en la
circonstance entraînait pour elle une lourde privation. Mais ce qu'ils
ne disent pas ex professa ne le laissent-ils pas suffisamment
deviner ?
De part et d'autre, en somme, un effort analogue
s'esquissait pour élargir les horizons spirituels du drame de la croix.
Si la, vision fugitive du sacrifice paternel chez l'évêque de
Milan se présente, à n'en pas douter, avec plus de vigueur dans
le principe et plus de netteté dans le trait, il est difficile de
méconnaître qu'elle trouve une sorte de pendant — et par là-

(1) J.-B van Ketwigh, Panopha mariana, Anvers, 1720, p. 102.


(2) Ibid., p. 104. Le texte de Cornelius est pris dans Com. in Script. Sacr.,
sur Prov., VIII, 19 ; édit. Crampon, Paris, Vives, 1859, p. 219. Celui de saint
Bonaventure n'appartient pas à son œuvre authentique. A peine est-il permis
d'en voir une ombre dans son commentaire In I Sent., dist. XLVIII, dub. iv,
édition de Quarachi, t. I, p. 861 : « ... Ut mater per omnia conformis esset
Patri,... placuit ei ut Unigenitus suus pro salute generis humani ofïerretur,...
sibi parca sed nobis largissitna. »
LE SACRIFICE DU PERE DIAPRES SAINT AMBROISE 23

même, s'il en était besoin, un supplément d'explication — chez


certains dévots de Marie (1) dans l'étude plus systématique,
sinon plus fouillée, à laquelle ils s'appliquèrent du sacrifice
maternel qu'elle eut à consentir.

III. — Autre variété : La compassion du Père

« ...Ce n'était pas assez d'avoir représenté la Passion du


Fils et la Passion de la Mère : le XIVe siècle finissant a
imaginé une sorte de Passion du Père... [Auparavant], le Père,
assis sur son trône, soutient des deux mains la croix sur laquelle
son Fils est cloué; da l'un à l'autre vole le Saint-Esprit... Mais
l'artiste, en traçant cette étrange figure, n'a pas la prétention
d'émouvoir : il a seulement voulu exprimer cette idée
théologique que le Fils est mort sur la croix avec le consentement du
Père et de l'Esprit... Tout autre est le sentiment qu'essaient
d'exprimer les artistes du début du XVe siècle. Ils ont voulu
associer Dieu le Père... aux douleurs de la Passion, convaincus
que, si Dieu est amour comme dit saint Jean, il a pu sentir
la pitié » (2).

Bien qu'il en soit différent, ce thème de la compassion du


Père ne voisine-t-il pas avec celui de sa privation ? D'autant
que la transition est facile entre les deux. En rappelant, sur la
foi de M. Mâle, cette « Passion du Père » dans l 'art médiéval,
M. Masure de la commenter au sens ambrosien et d'y montrer
« le Père, magnifique vieillard d'Ancien Testament, [qui]
porte sur ses genoux divins le corps meurtri de son Fils, et,
triste mais généreux, Abraham éternel, le donne au monde : sic
JDeus dîlexit » (3) .

(1) Quelques traces de ce thème reparaissent jusque dans les temps modernes.
Ainsi dans Cl. Dillenschneider, La mariologie de S. Alphonse de Liguori
Sources et synthèse doctrinale, Fribourg (Suisse) et Paris, 1934, p. 146-152.
(2, É. Male, L'art religieux de la fin du Moyen-Age en France, Paris, 1908,
p. 140. Suivent (p. 141-144) des reproductions ou références iconographiques à
l'appui.
(3) E. Masure, Le sacrifice du chef, Paris, 1932, p. 215.

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