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Bulletin Hispanique

Le symbolisme du « château intérieur » chez sainte Thérèse


Robert Ricard

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Ricard Robert. Le symbolisme du « château intérieur » chez sainte Thérèse. In: Bulletin Hispanique, tome 67, n°1-2, 1965. pp.
25-41;

doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1965.3832

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1965_num_67_1_3832

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LE

SYMBOLISME DU « CHATEAU INTÉRIEUR »

CHEZ SAINTE THÉRÈSE

Sainte Thérèse n'a pas inventé le symbole du château


intérieur. Tout au moins n'a-t-elle pas été la première à l'employer.
Étrangère à toute recherche littéraire et uniquement soucieuse
de faire comprendre le mieux possible des choses qui lui
semblaient difficiles, elle n'a aucunement prétendu à l'originalité
dans le choix de ses images et de ses symboles : l'originalité lui
a été donnée par surcroît. Mais, pour les mêmes raisons, il lui
paraissait inutile et sans intérêt de préciser au lecteur l'origine
des symboles auxquels elle avait recours. Elle l'a fait
quelquefois, souvent à moitié1, elle ne l'a pas fait toujours, au gré des
circonstances, de son humeur et de ses dispositions. Pour le
symbole du château intérieur, elle s'est montrée
particulièrement indifférente aux curiosités de ses religieuses, de ses disciples
et de ses futurs commentateurs ; d'ailleurs, l'idée qu'un jour
on la commenterait savamment l'aurait sans doute beaucoup
surprise et surtout beaucoup divertie. Elle ne savait pas, dit-elle
donc au début des Moradas, comment s'y prendre pour
exécuter l'ordre de Jerónimo Gracián, son supérieur, et de D. Alonso
Velázquez, son confesseur d'alors, qui voulaient la voir écrire
sur l'oraison, et elle suppliait le Seigneur de parler à sa place,
quand une idée se présenta, se... ofreció, à son esprit incertain.
Cette idée, c'était, continue-t-elle, de considérer « nuestra alma
como un castillo todo de un diamante y muy claro cristal,

1. Par exemple au ch. 3 des quatrièmes Moradas : t Paréceme que he leído que
como un erizo o tortuga cuando se retiran hacia sí On sait que cette comparaison
procède très probablement de la Subida del Monte Sion de Bernardino de. Laredo
et du Troisième Abécédaire de Francisco de Osuna, auxquels elle est commune (cf.
les deux ouvrages du P. Fidèle de Ros, Le Père François d'Osuna, Paris, 1936-1937,
p. 478 et p. 621, et Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948, p. 331-332).
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adonde hay muchos aposentos, ansí como en el cielo hay muchas


moradas » {Moradas primeras, début du ch. 1). Si l'on néglige
l'allusion banale au texte évangélique sur les nombreuses
demeures dans la maison du Père, le symbole paraît avoir surgi
spontanément dans l'intelligence de la Sainte. Mais les
expressions très vagues qu'elle emploie ne permettent pas de déclarer
qu'elle affirme l'avoir inventé. Elles ne nous interdisent pas
de supposer que, si le symbole s'est ainsi présenté à son esprit,
c'est peut-être parce qu'il s'y trouvait déjà, et qu'elle se l'était
assimilé si intimement que son origine même finissait par lui
échapper. Ils nous autorisent donc à rechercher sa genèse et
ses antécédents.

*
* *
On se bornera, bien entendu, à la genèse et aux antécédents
immédiats. Le symbole est très ancien, et il ne saurait être
question de remonter ici au déluge 2. Dans l'immédiat, les
commentateurs ont envisagé des souvenirs de lecture, c'est-à-dire, plus
précisément, de Francisco de Osuna et de Bernardino de Laredo,
que l'on retrouve presque toujours à propos de sainte Thérèse.
Plusieurs passages de Francisco de Osuna ont été allégués
et il convient de les reprendre. Ils se trouvent dans le Troisième
et le Quatrième Abécédaire, publiés respectivement pour la
première fois à Tolède en 1527 et à Séville en 1530 3. Dans le
Troisième Abécédaire, on doit se reporter surtout au quatrième
Traité, sur la guarda del corazón, qui compte cinq chapitres.

2. J'ai relevé quelques-uns de ces antécédents lointains il y a une vingtaine


d'années dans mon article Quelques remarques sur les « Moredas » de sainte Thérèse
(Bulletin hispanique, XLVII, 1945, p. 187-198 ; cf. p. 188-189). Voir aussi les pages du
P. Henri de Lubac sur les symboles architecturaux dans Exégèse médiévale, Les
quatre sens de l'Écriture, vol. IV (= 2e partie, t. II), Paris, (1964), p. 41-60.
3. Cf. Gaston Etchegoyen, L'amour divin, Essai sur les sources de sainte Thérèse,
Bordeaux- Paris, 1923, p. 16, et Fidèle de Ros, Osuna, p. xix-xx et p. 168. Nous
nous référerons souvent à l'étude de Gaston Etchegoyen qui, en dépit de sa date,
conserve une très grande utilité ; malheureusement, l'auteur, disparu brusquement
avant l'impression, n'a pu donner la dernière main à son travail (voir p. 6), ce qui
explique des erreurs de détail que nous aurons à relever. Pour le Troisième
Abécédaire, on utilisera ici l'édition Miguel Mir, Escritores místicos españoles, t. I, Madrid,
1911 (N. B. A. E., 16), p. 319-587 ; les passages que nous citons se trouvent p. 358 a,
p. 359 a-b, et p. 360 b-361 a. Pour le Quatrième Abécédaire (Ley de Amor Santo),
l'édition la plus accessible aujourd'hui est celle de la « Biblioteca de Autores
Cristianos », n° 38, Místicos franciscanos españoles, t. I, Madrid, 1948, p. 221-700.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 27

Osuna y disserte longuement sur une phrase du Livre des


proverbes (ch. iv) qu'il traduit ainsi : « Guarda tu corazón con toda
guarda, porque del procede la vida. » II commente en ces termes
dans son ch. n : « Sobre estas palabras dice la glosa que quiso
decir el Sabio que guardásemos el corazón con toda diligencia,
como se guarda el castillo que está cercado, poniendo contra
los tres cercadores4 tres amparos... ». Ces trois cercadores, ce
sont les ennemis traditionnels de l'âme, c'est-à-dire la chair,
le monde et le démon. Il ne suffît pas, ajoute Osuna, qu'une
ville soit protégée par de robustes fortifications et entourée de
murs puissants avec des sentinelles vigilantes au sommet des
tours, si l'on a omis de garder une poterne par où l'ennemi
pourra se glisser dans la place. Après quoi il intitule le ch. ni :
« De cómo has de guardar el corazón a manera de castillo. »
II y rappelle qu'il y a dans l'âme trois puissances, la puissance
rationnelle, la puissance de conservation (irascible) et la
puissance de désir (concupiscible), c'est-à-dire l'entendement, la
volonté5 et la sensualité. Ces puissances constituent les trois
voies ou les trois portes par où le cœur de l'homme peut être
attaqué. La première pourra être victime de l'erreur ou de la
tromperie, la seconde de la violence et de la force, et la troisième
des désirs mauvais. « Y es de notar que si el demonio solamente
halla la una parte o camino destos tres mal guardado, por allí
se entra al castillo del corazón... ». Mais le cœur du juste est
aussi « paraíso terrenal, donde se viene el Señor a deleitar,
porque él dice que sus deleites son morar con los hijos de los
hombres. Y es también a nosotros paraíso del deleite, porque
en el corazón comenzamos a gustar el deleite del paraíso,
mayormente cuando mora Dios en él, y este deleite que en el corazón
se gusta, como el Sabio dice, es mayor que todo el mundano
placer ». C'est ainsi que Francisco de Osuna mélange les
symboles sans aucun souci de cohérence. Il les mêle encore plus

4. Le passage est cité dans l'introduction aux Obras completas de sainte Thérèse
publiée par la « B. A. C. », t. I (n° 1\ de la collection), Madrid, 1951, p. 376, avec
une faute de copie ou d'impression : « cercados » au lieu de « cercadores ».
5. Dans Etchegoyen, V amour divin, p. 333, 1. 21, « volupté » est certainement une
coquille qui a échappé à l'attention des reviseurs ou une faute de la mauvaise
copie dactylographiée (cf. p. 6).
28 BULLETIN HISPANIQUE
que ne peut le montrer l'analyse très sommaire qui précède,
car il en ajoute beaucoup d'autres qui ne nous intéressent pas
présentement. Mais on voit bien la place que le château occupe
dans ces pages, à la fois ascétiques et mystiques, associé au
paradis où réside (mora) le Seigneur. Or il ne faut pas oublier
que sainte Thérèse les a certainement lues et qu'elle les a
marquées de croix et de traits sur l'exemplaire dont elle se servait 6.
A-t-elle lu pareillement le Quatrième Abécédaire, appelé
aussi Ley de Amor Santo? C'est moins certain, mais cela reste
possible7. Sauf erreur, le symbole du château n'y apparaît nulle
part ; on y voit seulement le corps humain comparé à' une ville
dans la perspective du Cantique des Cantiques (ch. ni) : il
devient la ciudad de Dios quand il est gouverné par l'amour.
Les rues de cette ville sont les vertus, et les places les exercices
spirituels de ceux qui recherchent le Dieu qu'ils ont perdu8.
Nous sommes beaucoup moins près des Moradas que dans le
Troisième Abécédaire. C'est donc surtout le quatrième traité
de cet ouvrage qu'il importe de ranger parmi les souvenirs
sur lesquels travailla plus ou moins consciemment l'imagination
de sainte Thérèse pour élaborer son chef-d'œuvre.
On peut en dire autant de la Subida del Monte Sion de Ber-
nardino de Laredo, ouvrage dont il existe deux éditions
sensiblement différentes, celle de Séville, 1535, et celle de Séville,
1538 9, et que sainte Thérèse a certainement lu, au moins dans

6. Cf. Etchegoyen, Vamour divin, p. 40 et p. 333. Sainte Thérèse est très proche
d'un des passages d'Osuna lorsque, au début des Moradas (I, 1), elle écrit : « no es
otra cosa el alma del justo, sino un paraíso adonde dice El [Nuestro Señor] tiene
sus deleites ».
7. Cí. Etchegoyen, p. 40-41, et Fidèle de Ros, Osuna, p. 620.
8. Ley de Amor Santo, ch. 26 (éd. citée, p. 465-466). Cf. Etchegoyen, Vamour
divin, p. 333. Le rapprochement que fait ensuite cet auteur (p. 333-334) entre le
temple de Salomón à la fin de la Ley de Amor (ch. 48, p. 651) et les septièmes
Demeures (ch. 3, § 11) me paraît un peu forcé.
9. Sur le problème que posent ces différentes éditions, voir Fidèle de Ros, Laredo,
passim. Etchegoyen n'a utilisé que l'édition de 1535 (U amour divin, p. 16-17 et p. 41 ;
cf. la note de Louis Œchslin, L'intuition mystique de sainte Thérèse, Paris, 1946,
p. 58, n. 1). Mais le P. Fidèle de Ros incline à croire que sainte Thérèse a lu le texte
de 1538 ou un texte postérieur (Laredo, p. 325), sans exclure cependant la
possibilité qu'elle ait connu celui de 1535 (Laredo, p. 334 ; cf. aussi Œchslin; p. 57-60).
Pratiquement, il faut tenir compte des deux éditions. Mais celle de 1535, dont il
n'existerait plus que cinq exemplaires (Ros, Laredo, p. 81), est restée difficilement
accessible, tandis que ceÙe de 1538 est reproduite au tome II, Madrid, 1948, des
Místicos franciscanos españoles de la t B. A. C. » (n° 44), p. 25-442.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 29

sa seconde version. Dans celle-ci, c'est le ch. 46 de la seconde


partie que nous devons citer. Il commence ainsi : « Presupuesto
el fundamento dado en los dos capítulos antes de éste, tome el
entendimiento un campo de igual llaneza y de toda graciosura ;
y tal que, puesta el ánima en medio de él, pueda verle del todo
en todas sus partes en muy cuadrada igualdad ; y procure de
cercarle todo de un fino cristal, que es piedra clara y preciosa.
Y en cada uno de los paños o piezas de aquel cuadrado se han
de levantar tres torres labradas en preciosa pedrería, digo de
gemmas preciosas ; así que aquesta cerca torreada haga cercada
ciudad, y que sea cintas sancta, Jérusalem celestial, cuyos
muros está escrito que son de piedras preciosas. De manera
que si los paños son cuatro y las torres cada tres, serán estas
torres doce10... ». Laredo introduit ensuite d'autres symbolismes
qui nous intéressent moins ici, bien que celui du cierge pascal,
dont la lumière resplendissante fait réverbérer la clarté du
cristal et illumine toutes les tours, évoque un peu la manière
dont la présence de Dieu illumine le « château intérieur » de
sainte Thérèse quand l'âme est en état de grâce — « la ciudad
celestial fabricada en el ánima », comme le dit Laredo un peu
plus loin de son côté11. De toute façon, le passage cité plus haut
mérite de retenir l'attention. On y relève, comme dans la suite,
ce mot de cristal qui revient si fréquemment tout au long des
Moradas12. On y trouve surtout une ville fortifiée, entourée
d'une enceinte, telle que pouvait en donner justement une idée
la patrie même de sainte Thérèse, la vieille ville d'Ávila. Mais
il ne s'agit pas d'un château isolé, comme dans les Moradas,
et l'on ne peut donc pas dire que nous ayons là véritablement
une première esquisse du symbolisme thérésien13. Au surplus,
ce ch. 46 contient de nombreux éléments qu'on ne retrouve
aucunement chez sainte Thérèse. Il faut par conséquent écarter

10. Místicos franciscanos, t. II, p. 270. On peut rapprocher aussi le ch. 49, ibid.,
p. 280-282.
11. Ch. cité, Mist. franc, t. II, p. 271.
12. Cf. Etchegoyen, Vamour divin, p. 247-248. Mais on ne voit pas pourquoi
l'auteur traduit par « diamant » le mot cristal qu'emploie Laredo dans le passage
qu'il cite p. 247, n. 2.
13. Cf. Fidèle de Ros, Laredo, p. 333, n. 3. L'hypothèse n'est cependant peut-être
pas aussi • risquée » que le pense le P. Fidèle.
30 BULLETIN HISPANIQUE

l'idée d'un emprunt, même semi-conscient. Il faut écarter


encore davantage l'idée d'une sélection méthodique à laquelle
on semble avoir cru parfois14 en oubliant que la Sainte
écrivait toujours de mémoire et qu'elle n'avait pas les textes sous
les yeux. Tenons-nous-en uniquement au cristal, à la ville
fortifiée, aux tours et à la lumière resplendissante. Comme dans
le cas d'Osuna, on peut, on doit peut-être les ranger parmi les
souvenirs à retenir : ils contribuèrent à l'éclosion du symbolisme
qui, avec le texte évangélique sur les demeures dans la maison
du Père, a fourni le cadre et la structure même des Moradas.
Parmi ces souvenirs a pu figurer également une phrase relevée
par Etchegoyen, mais qui se trouve uniquement, semble-t-il,
dans l'édition de 1535, que sainte Thérèse n'a peut-être pas lue.
Citons-la néanmoins, avec les réserves nécessaires, telle que la
reproduit cet auteur : « El coraçon concertado castillo y alcaçar
real y fortaleza e cibdad e aposento es de su dios15. »
Voilà donc pour la lecture d'Osuna et de Laredo. Il faut
rappeler aussi, comme je l'ai fait autrefois sur les traces de M.
Ramón Menéndez Pidal, que sainte Thérèse avait lu assidûment
dans sa jeunesse ces livres de chevalerie où abondent les
châteaux, les enceintes, les tours, les gouverneurs {alcaides) et toute
une imagerie de ce genre. Une tradition veut même qu'elle ait
écrit un livre de chevalerie en collaboration avec son frère
préféré Rodrigo16. Mais on ne peut envisager sur ce point
qu'une influence diffuse et lointaine, puisque sainte Thérèse
écrivit les Moradas en 1577, alors qu'elle avait dépassé la soixan-

14. Etchegoyen, L'amour divin, p. 334-335.


15. Je copie exactement le texte donné par Etchegoyen, L'amour divin, p. 334,
n. 2. Il indique comme référence : Subida, liv. III, ch. xm, fol. 162 v°. On peut
rapprocher aussi le passage de ce même ch. xm (éd. de 1535) relevé par Œchslin
(L'intuition mystique de sainte Thérèse, p. 59) : « Un gran señor tiene un castillo e
quiérele bien guardar : por lo cual pone un alcaide... y el señor aposéntase en la
torre más alta y está con continuo cuidado de mirar cómo se guarda su alcaide... »
C'est moi qui écris d'autorité * alcaide » ; sur ce mot, voir infra, n. 24.
16. Cette tradition remonterait au protobiographe de sainte Thérèse, le jésuite
Francisco de Ribera. Sur tout cela, voir Etchegoyen, L'amour divin, p. 44-46 et
p. 277 (p. 45, 1. 3, lire Rodrigo au Heu de t Rodríguez »), l'introduction d'Antonio
Comas à son édition des œuvres de sainte Thérèse, éd. Vergara, Barcelone, [1961],
p. 14-18, qui donne les références nécessaires, et mon article du Bulletin hispanique,
XLVII, 1945, p. 189. On ajoutera les remarques récentes de Manuel Criado de Val,
Santa Teresa de Jesús en la gran polémica española : mística frente a picaresca, dans
Revista de espiritualidad, t. 22, 1963, p. 376-383 (voir p. 377), et celles de Marcel
Bataillon, Varia lección de clásicos españoles, Madrid, Gredos [Î9C4], p. 21-23.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 31

taine et qu'elle avait depuis longtemps cessé de lire le récit des


exploits d'Amadis ou de Palmérin.

* * *

Souvenirs lointains des livres de chevalerie, souvenirs plus


récents d'Osuna et de Laredo font sans doute partie des
antécédents qui expliquent la « vision » que Fr. Diego de Yepes
attribue à sainte Thérèse dans la relation qu'il remit à Fr. Luis
de León et qu'il a datée du 4 septembre 1588 17. Vers la fin de
1579, selon la chronologie la plus probable, Diego de Yepes
rencontra au cours d'un voyage sainte Thérèse et deux de ses
religieuses. Bloquée avec lui dans une auberge par une
tempête de neige, la Sainte lui raconta, dit-il, que, obligée par ses
supérieurs d'écrire un livre sur l'oraison, elle en cherchait
péniblement le thème lorsque Dieu le lui fournit tout à coup.
Il lui montra dans une vision un globe de cristal en forme de
château, qui comprenait sept demeures ; dans la septième, qui
occupait le centre, résidait le Roi de gloire, dont la présence
illuminait tout le château jusqu'à l'enceinte. Faut-il voir dans
cette vision « la source essentielle des Moradas et de leur
symbolisme »? Je n'en suis plus aussi certain aujourd'hui qu'il y
a vingt ans18, et j'inclinerais maintenant à la même réserve
que le P. Efrén de la Madre de Dios, qui se refuse à accepter
intégralement le récit de Yepes19. C'est en effet que ce récit
soulève plusieurs difficultés graves.
La première ne porte pas, sur la substance même des faits,
mais elle est de nature à mettre en question l'exactitude du
témoin. Yepes déclare qu'il allait de Medina del Campo à
Zamora lorsqu'il rencontra la Sainte et ses compagnes qui, elles,
se rendaient de Medina à Avila. En réalité, les deux voyageurs

17. Le texte de cette relation a été reproduit par le P. Silverio de Santa Teresa
dans sa grande édition, Obras de Santa Teresa de Jesús, t. II, Burgos, 19I5, p. 400-
505. Le passage qui nous intéresse particulièrement se trouve aux p. 493-495.
18. Voir Bulletin hispanique, XLVII, 1945, p. 190.
19. Voir son introduction aux Moradas dans l'édition des œuvres de sainte Thérèse
de la « B. A. C. », t. II, Madrid, 1954 (n° 120 de la collection), p. 313-314. Sauf erreur,
le P. Efrén est le premier et jusqu'à présent le seul à avoir remarqué cette difficulté
chronologique.
32 BULLETIN HISPANIQUE

suivaient des directions complètement opposées et ils se


tournaient le dos. Il est facile de s'en rendre compte et inutile
d'insister. Yepes a donc commis une erreur qui, pour la genèse
des Moradas, paraîtra sans importance, mais qui n'est pas de
nature à nous attester la fidélité de sa mémoire 20.
Chose plus sérieuse : ainsi que l'a remarqué le P. Efrén,
son témoignage se trouve en contradiction avec les déclarations
de sainte Thérèse elle-même au début des Moradas. Yepes place
la « vision » la veille de la Trinité. Or la Sainte écrit que le
dimanche même de la Trinité elle suppliait encore le Seigneur
de lui inspirer une idée et que c'est alors que se présenta à son
esprit celle du château de l'âme. Au surplus, elle ne décrit
aucunement cette brusque inspiration comme une « vision » de
caractère surnaturel. Est-ce par suite de cette réserve et de cette
discrétion qu'allègue Yepes? L'argument ne semble pas décisif
si l'on se rappelle que la Sainte n'a pas toujours dissimulé les
faveurs divines dont elle avait le privilège.
Enfin, le texte de Yepes comporte du flottement, de
l'ambiguïté, et même une espèce de « coup de pouce ». Que dit en effet
notre témoin? Il dit que sainte Thérèse se trouvait dans
l'incertitude et dans l'embarras au sujet du livre qu'il lui fallait écrire,
et que Dieu alors « lui en donna le thème » (diôle el motivo).
« II lui montra » (mostróle) un globe de cristal très beau, et tout
ce que nous avons rapporté tout à l'heure. Les termes ne sont
donc pas très nets. S'agit-il d'une image qui s'est présentée
naturellement à l'esprit de sainte Thérèse? Yepes considère-t-il
le phénomène comme surnaturel? Il ne le dit pas clairement,
du moins à cet endroit. C'est seulement quelques lignes plus
bas qu'il prend position. Il emploie alors le mot visión, il
l'emploie plusieurs fois — trois si j'ai bien compté — et il le reprend
encore une quatrième fois un peu plus loin (« esta visión y
moradas »). Il est difficile de ne pas donner au mot, dans son
esprit, une signification surnaturelle, et c'est à propos de ce
passage à la « vision » que je parlais de « coup de pouce ». Dans

20. Sur cette difficulté, ci. Bulletin hispanique, XLVII, 1945, p. 190, n. 1. J'y
montre qu'on ne résout rien en plaçant la rencontre à Arévalo, comme plusieurs
l'ont fait, puisque Arévalo n'est aucunement sur la route de Medina à Zamora et
ne se trouvait pas sur l'itinéraire normal de Yepes.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 33

ce qui précède, en effet, rien n'annonçait un terme de ce genre,


rien ne nous y préparait, et rien ne semblait le justifier. Yepes
passe du naturel au surnaturel sans crier gare.
Il est donc malaisé de se prononcer. D'un côté, s'il n'est pas
entièrement sûr, le témoignage de Yepes est extrêmement
circonstancié, et il est impossible d'y voir une invention pure
et simple. D'autre part, il s'accorde mal avec ce que dit sainte
Thérèse. Lui-même d'ailleurs le reconnaît, car il écrit que, cette
faveur (merced) que lui accorda alors le Seigneur, la Sainte en
parle bien dans la Vida et dans les Moradas, mais sans fournir
les précisions qu'elle lui donna au cours de leur rencontre :
« en ninguno (libro), déclare-t-il, está tan especificada como a
mí me la comunicó ». Déclaration qui, du reste, ne va pas elle-
même sans difficulté, à cause de la référence à la Vida, puisque
cet ouvrage, qu'on date généralement de 1561-1566, est très
largement antérieur aux Moradas. Comment sainte Thérèse
aurait-elle pu y parler d'une idée, ou d'une « vision » qu'elle eut
en 1577 21? Tout cela conduit finalement à l'hypothèse —
simple hypothèse, bien entendu — que Yepes, dont le désir
d'édifier son correspondant et de glorifier sainte Thérèse est
manifeste, n'a pas pu s'empêcher de broder quelque peu. La
Sainte lui raconta sans aucun doute son embarras, sa prière au
Seigneur pour qu'il l'en tirât, et la manière dont elle avait
été exaucée par l'idée du château aux diverses demeures. Elle
lui répéta, en somme, ce qu'elle avait écrit au début de son livre.
Mais, conversant avec un homme qui avait lui-même besoin —
c'est lui qui le dit — d'être excité et encouragé dans la voie
pénible de la perfection, elle dut souligner fortement la bonté
de Dieu à son égard, en cette circonstance, d'une manière plus
affirmative qu'elle ne l'avait fait, par discrétion, dans son grand
ouvrage. Ce serait cette manifestation de la bonté divine que
Yepes, dans son enthousiasme et son admiration, aurait
transformée en une véritable « vision ».

21. Peut-être Yepes bloque-t-il ici en un seul plusieurs souvenirs et veut-il parler
d'autres visions analogues, comme celle du ch. 40 de la Vida (voir plus loin). Si cette
explication est bonne, elle n'est pas de nature à accroître la confiance que peut
inspirer son récit. Sa relation montre d'ailleurs une grande indifférence à l'égard de
la chronologie.
Bulletin hispanique. 3
34 BULLETIN HISPANIQUE

* * *

Si, lorsqu'elle rédigeait son autobiographie en 1561-1566,


sainte Thérèse ne pouvait évoquer un fait qui ne devait se
produire que dix ou quinze ans plus tard, il n'en reste pas moins
que le symbole du château intérieur ou des symboles analogues
ne lui étaient aucunement inconnus. Il suffit, et d'autres l'ont
déjà fait, d'examiner les écrits antérieurs aux Moradas. Il faut
bien revenir sur ce point si l'on veut éclairer convenablement
la genèse du symbolisme employé dans l'ouvrage. Mais il faut
aussi prendre soin de distinguer le symbole des demeures, qui
remonte à un verset bien connu de l'Évangile selon saint Jean
(XIV, 2), et celui du château, qui nous occupe seul aujourd'hui22.
Les passages intéressants, sauf un, se trouvent dans la Vida
et dans le Camino de perfection, qui sont les seuls livres
importants de sainte Thérèse antérieurs aux Moradas. Ils ne sont
pas très nombreux, il ne faut pas exagérer leur portée, et ils
doivent souvent être replacés parmi les emprunts que sainte
Thérèse a faits au langage militaire et qui ont été étudiés
autrefois 23.
Dans la Vida, on peut relever trois de ces passages. Le
premier se trouve au ch. 18. S'adressant à Dieu pour lui rendre
grâces de toutes les faveurs qu'il lui accorde, sainte Thérèse
proteste de son indignité, et elle écrit à son propre sujet : « No
pongáis tesoro semejante adonde an no está, como ha de estar,
perdida del todo la codicia de las consolaciones de la vida, que
lo gastará mal gastado. ¿Cómo dais la fuerza de esta ciudad
y llaves de la fortaleza de ella a tan cobarde alcaide, que al
primer combate de los enemigos los deja entrar dentro? » Le
second passage est au ch. 20. On y voit que les clefs de la
forteresse représentent le libre arbitre et que le contemplatif,
délivré de son égoïsme et complètement soumis à Dieu,
apparaît comme le gouverneur {alcaide) de cette forteresse24. Voici

22. Sur cette distinction, cf. Bulletin hispanique, XLVII, 1945, p. 189, n. 1, et
p. 190, n. 2.
23. Etchegoyen, L'amour divin, p. 273-282.
24. Cf. Etchegoyen, L'amour divin, p. 280. Il est regrettable que le mot alcaide
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 35

ce qu'écrit la Sainte : «... aquí se levanta ya del todo la bandera


por Cristo, que no parece otra cosa sino que este alcaide de esta
fortaleza se sube, u le suben, a la torre más alta a levantar la
bandera por Dios... Quien está de lo alto alcanza muchas cosas.
Ya no quiere querer, ni tener libre albedrío, y ansí lo suplica
a el Señor; dale las llaves de su voluntad. Hele aquí el
hortelano hecho alcaide ; no quiere hacer cosa, sino la voluntad del
Señor... ». En dépit de son intérêt propre, le troisième et
dernier passage, qui se trouve vers la fin de la Vida, au ch. 40,
sera invoqué ici principalement pour mémoire, car il n'y est
question ni de forteresse ni ft alcaide, mais de miroir et de la
présence du Christ à l'intérieur de l'âme, ce qui s'écarte quelque
peu du symbolisme auquel nous nous attachons de préférence.
Sainte Thérèse voit son âme, nous dit-elle, comme un clair
miroir où tout était lumineux ; au centre apparaissait Jésus-
Christ, réfléchi dans toutes les parties de l'âme, précisément
comme en un miroir, et le miroir s'imprimait (se esculpía) tout
entier en lui. La Sainte vit alors aussi que ce miroir se brouille
et devient tout noir lorsque l'âme est en état de péché mortel.
Elle rappelle à cette occasion que nous devons chercher Dieu,
comme le disait saint Augustin, à l'intérieur même de notre
âme. Elle ajoute au même endroit que Dieu est comparable
à un diamant parfaitement limpide et de dimensions
prodigieuses, dans lequel toutes nos actions se réfléchissent. Ces
dernières lignes nous rapprochent, un peu plus que le miroir
précédent, du début des Moradas, où notre âme, résidence de
Dieu, est vue « como un castillo todo de un diamante u muy
puro cristal ».
Dans le Camino de perfección, le premier passage à noter se
trouve au ch. 3. Il n'a du reste qu'une valeur limitée, car les
métaphores y sont peu cohérentes et, s'il y est bien question
d'une forteresse ou d'un château, cette forteresse ou ce châ-

soit si souvent déformé par confusion avec alcalde; ainsi dans Etchegoyen, p. 331
et p. 335, où c'est probablement une simple faute d'impression, ou dans la
traduction française des Carmélites de Paris-Clamart, Sainte Thérèse d'Avila, Œuvres
complètes, t. II, Paris, 1963, p. 514 et p. 531, où « alcade » est mis certainement pour
i alcalde », comme toujours en français, et non pour « alcaide ». De même, 1' « alcade »
de Louis Œchslin (L'intuition mystique, p. 59 et n. 4) doit être corrigé en « alcaide » ;
cf. plus haut n. 15.
36 BULLETIN HISPANIQUE

teau ne sont pas l'âme individuelle où Dieu habite, ils


représentent la chrétienté elle-même ou le peuple fidèle. Il paraît
donc excessif d'y voir, comme on l'a fait, et même avec réserve,
« le germe du symbolisme du Château intérieur2^ ». Il faut sans
doute attacher plus d'importance à un passage du chapitre 28
(ms. de Tolède). La démarche de l'âme pour trouver Dieu à
l'intérieur d'elle-même dans l'oraison de recueillement est
comparée à celle d'une personne qui se réfugie à l'intérieur d'un
château fort (castillo fuerte). Puis la Sainte déclare que dans
chaque personne se trouve un palais extrêmement riche, orné
d'or et de pierres précieuses, où réside le Seigneur à la façon
d'un roi, sur un trône de très grand prix26.
Nous devons mentionner enfin quelques lignes de la seizième
Exclamation. Dieu a entrepris contre notre âme la guerre
d'amour qu'il fait à ses créatures. L'attaque se manifeste par
un trouble général des puissances et des sens. Puis la bataille
commence, et sainte Thérèse écrit : « ¿a quién han de ir a
combatir, sino a quien se ha hecho señor de esta fortaleza adonde
moraban — que es lo más superior del alma...? » On peut être
frappé, dans ces lignes, du rapprochement entre la fortaleza
(et non castillo) et le verbe morar, mais il ne faut pas se laisser
entraîner à une conclusion hâtive et trop facile. Si l'on regarde
bien le contexte, on voit que rien ne nous autorise à établir
un rapport entre ce moraban et les moradas du château
intérieur, qui sont tout autre chose.
Aucun de ces textes, à mes yeux, ne peut être considéré
comme le véritable germe du symbolisme adopté 'par sainte
Thérèse en 1577. Ce sont tout au plus des antécédents, souvent
vagues. Leur intérêt principal est de montrer la familiarité
de l'auteur avec tout un système d'images qui a pu lui suggérer
par la suite celle qui fait de l'âme un château fort où Dieu réside.
Mais, comme les textes d'Osuna et de Laredo, comme les
souvenirs des livres de chevalerie, ils ne constituent pas autre
chose qu'une préparation diffuse et en partie lointaine.

25. Etchegoyen, L'amour divin, p. 280.


26. Le manuscrit de l'Escorial (en. 48) ne donne que le second des deux passages
allégués ici.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 37

Les exégètes et les commentateurs de sainte Thérèse ont en


général négligé un troisième aspect du problème, que cependant
ils n'ont pas pu ignorer tous. Leurs raisons nous échappent
forcément, puisque leur silence a été total, mais on ne voit
aucun motif sérieux pour imiter leur omission. Nous voulons
faire ici allusion à une idée qui a été souvent émise par Miguel
de Unamuno : pour lui, c'était la vision même d'Avila qui avait
inspiré à sainte Thérèse le symbolisme du « château intérieur ».
L'idée devait lui être chère, car il y est revenu avec insistance.
Je reproduirai les passages où il l'a exprimée, pour épargner
au lecteur la peine de les rechercher ; ils ne sont d'ailleurs pas
très longs. Le premier peut se lire dans un article intitulé
simplement, mais non sans intention, Avila de los Caballeros, et
qui est reproduit, avec la date de mars 1909, dans le recueil Por
tierras de Portugal y de España (Madrid, Renacimiento, 1911,
p. 173-183). Le voici :

Lo primero que echará de ver en Ávila serán sus murallas, aquellas


recias murallas, con sus grandes cubos, que la convierten en fortaleza
y en convento, y que impidiéndole crecer y ensancharse por tierra,
hacia los lados, parece como que la obligan a mirar al cielo. La
catedral misma, aquella su hermosísima catedral, está adherida
orgánicamente a la muralla ; su ábside es uno de los cubos o torreones de
ésta. Leyendo el libro de Las Moradas, de Santa Teresa de Jesús,
al punto s 3 le ocurre pensar a quien haya estado en Ávila que todo
aquello de los castillos del alma no pudo ocurrírselo a la Santa sino
al encanto de la visión de su ciudad nativa (p. 174 27).

Dans un autre recueil, Andanzas y visiones españolas


(Madrid, Renacimiento, 1922), Unamuno a réédité trois articles

27. Cette interprétation n'est pas particulière à Unamuno. Après lui, on la trouve
dans l'album préfacé par Ernesto La Orden Miracle, Avila, El castillo de Dios, Madrid,
Ediciones « Mundo Hispánico » [1954]; voir spécialement p. 3-4. On la trouve
également dans l'article de Neville Braybrooke, The Geography of the Soûl : St. Teresa
and Kafka, dans The Dalousie Review (Halifax, Canada), vol. 38, 1958, p. 324-330
(voir p. 328). Au milieu de certaines erreurs (dont la plus grave consiste à faire de
Molinos — sans doute par confusion avec les alumbrados — un contemporain de
sainte Thérèse), on la trouve aussi, sous une forme seulement implicite, à différents
endroits du recueil d'Eduardo Caballero Calderón, Ancha es Castilla (Losada,
Buenos Aires, [1954], p. 31-33, 61-63 et 66-71).
38 BULLETIN HISPANIQUE

sur Ávila, et les trois fois il a repris l'idée qu'il avait déjà émise
en 1909. Le premier article, très court et qui remonterait à
octobre 1921, d'après une indication donnée à la fin, porte pour
titre Frente a Ávila (p. 239-241) : « Viendo' a Ávila, écrit Una-
muno, se comprende cómo y de dónde se le ocurrió a Santa
Teresa su imagen del castillo interior y de las moradas y del
diamante. Porque Avila es un diamante de piedra berroqueña
dorada por soles de siglos y por siglos de soles... » (p. 239).
Le deuxième article, Paisaje teresiano, El campo es una metáfora
(p. 246-251), est plus long et comprend deux parties. Voici ce
qu'on peut lire au début de la seconde : « El castillo de las
Moradas es la ciudad de Ávila, con sus murallas y los cubos de
éstas, es la maravillosa ciudad que tiene que mirar al cielo »
(p. 249). L'idée est encore reprise au commencement du
troisième article, Extramuros de Avila (p. 252-255) : « Cincha a
la ciudad el redondo espinazo de sus murallas, rosario de
cubos almenados, y como un cráneo, una calavera viva — la gloria
mayor del rosario — en lo alto la fábrica de la catedral, cuyo
ábside cobija recovecos de misterio interior, allí, entre las
bermejas columnas. Ciudad, como el alma castellana, dermatoes-
quelética, crustácea, con la osamenta — coraza — por de fuera,
y dentro la carne, ósea también a las veces. Es el castillo
interior de las moradas de Teresa, donde no cabe crecer sino
hacia el cielo. Y el cielo se abre sobre ella como la palma de la
mano del Señor » (p. 252).
Tout ne semble pas à retenir dans ces considérations. L'idée
d'une ville à qui sa configuration ne laisse pas d'autre issue
que l'ascension vers le ciel est une conception poétique que des
réalités prosaïques sont venues ensuite démentir, puisque Ávila
a brisé sa ceinture de murailles pour s'étendre hors du corset
qui l'enserrait. Mais il faut rappeler que l'explication du
château intérieur par l'enceinte fortifiée d'Ávila était chose
ancienne chez Unamuno et qui remontait au moins à 1899. Ces
dernières années, Mlle Yvonne Turin a publié de lui ici même
une lettre qu'il adressa de Salamanque, le 22 novembre 1899,
à, Francisco Giner de los Ríos. Cette lettre portait sur la
littérature religieuse de l'Espagne, que son correspondant, à cette
LE SYMBOLISME DU '< CHÂTEAU INTÉRIEUR » 39

date, semble avoir étonnamment ignorée, et Unamuno y


écrivait ceci : « ... Santa Teresa, de la cual debe leerse ante todo
Las Moradas, aquella descripción del castillo interior que debió
sugerirle su hermosa ciudad de Ávila28 ». L'indication reste
brève et sommaire, comme il est naturel dans une lettre, et
l'idée de l'ascension vers le ciel n'apparaît pas encore. Mais
le texte est d'une netteté parfaite. Lorsque, dans un post-
scriptum un peu hâtif à mon article de 1945 j'ai évoqué la
théorie d' Unamuno en me fondant seulement sur les trois
passages de Andanzas y visiones españolas, j'ai écrit qu'elle était
séduisante, mais que la réalité semblait plus complexe29. Elle
me semble plus complexe parce que la vision d'Avila ne peut
évidemment expliquer à elle seule la genèse du symbolisme
thérésien. Ce symbolisme a derrière lui toute une tradition fort
ancienne, sans parler des éléments plus récents qui ont été
examinés tout à l'heure. Mais cette vision, se joignant à tout cet
ensemble, a pu contribuer de son côté à Péclosion du symbolisme
du château, surtout si l'on pense à une phrase du début des
Moradas sur laquelle une de mes anciennes étudiantes, Mlle
Nicole Pelisson, a bien voulu attirer mon attention : « ... este
castillo tiene, como he dicho, muchas moradas, unas en lo alto,
otras en bajo, otras a los lados, y en el centro y mitad de todas
éstas tiene la más principal, que es adonde pasan las cosas de
mucho secreto entre Dios y el alma » — les « recovecos de
misterio interior » dont parle Unamuno. De fait, quand on regarde
une vue de la cathédrale d'Avila prise du côté de l'enceinte
dans laquelle l'abside est encastrée, on est frappé par l'analogie
des situations. Ce n'est pas tant que la cathédrale se trouve
au centre de l'enceinte, puisqu'elle en fait partie et que cette
enceinte est à peu près de forme ovale, c'est surtout parce que
Dieu y réside et que c'est dans ce sanctuaire que l'âme peut le
rencontrer et échanger avec lui des « cosas de mucho secreto ».
Les tours seraient les nombreuses moradas (mais il y en a plus
de sept) et la cathédrale la morada principale. S'il faut se garder
de tout exclusivisme, il n'est donc pas non plus déraisonnable

28. Cf. Bulletin hispanique, LXV, 1963, p. 124.


29. Cf. Bulletin hispanique, XLVII, 1945, p. 198.
40 BULLETIN HISPANIQUE

d'ajouter la vision ou le souvenir de sa ville natale à l'ensemble


des réflexions et des réminiscences qui ont pu suggérer à sainte
Thérèse le symbolisme du château intérieur.

* * *

Dans les pages qui précèdent, on s'est attaché à ce seul


symbolisme, celui du château, de la forteresse et de la citadelle,
beaucoup plus qu'à celui des sept demeures. On l'a fait surtout
pour ne pas tout mêler et parce que le symbolisme des demeures,
au moins dans ses origines, paraît soulever moins de problèmes.
Mais il est bien évident qu'ils sont connexes et qu'on ne peut
les séparer complètement. Dans la structure de l'ouvrage thé-
résien, les sept étapes de l'union mystique sont aussi
importantes que le château où elles conduisent peu à peu jusqu'à
Dieu qui en occupe le centre. C'est là, précisément, peut-il
sembler, que réside la principale originalité de sainte Thérèse.
Elle a trouvé dans la tradition judéo-chrétienne trois éléments
distincts, le château de l'âme, les nombreuses demeures dans
la maison du Père, et le caractère sacré du nombre sept33.
Elle les a réunis dans une synthèse organique à la fois
audacieuse et aisée, où, en dépit d'inévitables incohérences de
détail, son extraordinaire faculté d'introspection lui a permis de
les, fondre dans une souveraine et lumineuse harmonie.
Ce qu'il ne nous appartient pas de faire, c'est de décider si
ce haut génie, si souple et si peu amoureux des cadres rigides,
n'a pas succombé dans les Moradas, de manière aussi
exceptionnelle qu'inattendue, à un excès de systématisation qui risque
de fausser des réalités psychologiques infiniment complexes
et que ne corrige pas nécessairement le caprice du détail. L'idée
des « demeures » remonte bien en effet à un verset évangélique,
mais il est curieux de constater, que ce verset ne fixe aucun
chiffre : il dit qu'il y a « muchas moradas » — je reprends à
dessein les termes mêmes de la Sainte — dans la maison du

30. Point trop connu pour qu'il soit nécessaire d'insister; voir, en fait de
travaux récents, Henri de Lubac, Exégèse méditvale, vol. IV (= 2e partie, t. II), p. 21-
23. Cf. aussi les notes de Pierre Pascal à Gerson, Initiation à la vie mystique, Paris,
s. d. (1943), p. 242, n. 101, et p. 243, n. 103.
LE SYMBOLISME DU « CHÂTEAU INTÉRIEUR » 41

Père, il ne dit pas qu'il y en ait sept. Le nombre indiqué par


sainte Thérèse paraît lui appartenir en propre. Elle le présente
comme le fruit de son expérience personnelle et nous n'avons
aucune raison de nous refuser à la croire. Néanmoins, ce chiffre
sept tient à une tradition trop forte et trop générale pour qu'on
ne soit pas tenté de se demander si la Sainte n'a pas obéi, peut-
être sans avoir une conscience claire de la suggestion, à d'autres
motifs qu'à la considération attentive de ce qui se passait en
elle. On se contentera de poser la question. Elle constitue en
effet un problème qui n'est pas tout à fait le même que celui
du « château intérieur » et c'est le « château intérieur » seul que
l'on a voulu étudier ici31.
Robert RICARD.

3t. On remarquera que saint Jean de la Croix parle des siete mansiones, qui
correspondent aux sept degrés d'amour, et qu'il parle aussi du primer aposento de
amor {Subida del Monte Carmelo, liv. II, ch. 11). Mais la Subida est
habituellement datée des années 1578-1585 ; elle est donc postérieure aux Moradas.

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