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Assaut contre le Capitole: retour sur
l’esthétique néofasciste des pilleurs
PAR PAUL B. PRECIADO
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 1 FÉVRIER 2021
À Washington, le 6 janvier dernier, les partisans de
Donald Trump ont mis en scène une véritable bataille
des corps : masculin, blanc, souverain et sans masque.
C’est une réponse directe à la révolution transféministe
et antiraciste en cours, et le signe d’une réforme
patriarcale et coloniale en construction.
Partisans de Trump au Capitole, le 6 janvier 2021. © Saul LOEB / AFP
Nous ne savons rien de la démocratie. Nous
connaissons la soumission, la violence, les
enlèvements, les viols, l’exclusion, le contrôle, le
silence, mais pas la démocratie. Nous commençons
seulement à sentir comment cela pourrait être, mais
notre mémoire commune n’est pas une mémoire de la
démocratie, c’est celle de son absence.
Mon enfance est d’abord pleine d’images de dictature,
de la difficulté de mener à bien une transition
démocratique, puis d’institutions et de rituels de partis,
de rois et de chefs des forces armées qui ne ressemblent
en rien à la démocratie.
Des partisans de Donald Trump lors de l’assaut sur le Capitole, le
6 janvier 2021, dont Jake Angeli, torse nu. © Saul LOEB / AFP
Il suffit d’une seule image de l’assaut du Capitole,
à Washington, le 6 janvier, pour déclencher une
cascade de souvenirs dans mon esprit, ou, pour être
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plus précis, dans mon corps. Les commentateurs
américains évitent l’expression « tentative de coup
d’État » pour qualifier ce qui se passe, mais ma
mémoire corporelle enfantine travaillant, comme un
algorithme de reconnaissance d’images, a déjà donné
son verdict.
Le 23 février 1981, un groupe de gendarmes armés
dirigé par le lieutenant-colonel Tejero a pris d’assaut
le Palacio de las Cortes, à Madrid, lors du vote
pour l’investiture du candidat de l’Union du centre
démocratique, Leopoldo Calvo Sotelo. Les députés et
le gouvernement ont été kidnappés et menacés avec
des armes. Le coup d’État (les cris, les tirs, le silence) a
été diffusé en direct à la radio tout la journée et toute la
nuit. Deux jours plus tard seulement, alors qu’il avait
déjà été désamorcé, les images du coup d’État manqué
ont été diffusées à la télévision espagnole.
J’avais 11 ans. J’ai compris ce qu’était un Parlement
quand j’ai vu les députés allongés sur le sol ou
cachés sous les chaises dans l’hémicycle, tandis que
le corps de Tejero, vêtu d’un uniforme et portant un
brillant tricorne noir sur la tête, levait le bras avec
le canon tirant au plafond. Bien avant de connaître
le mot happening, j’ai compris qu’un coup d’État
était un happening terrifiant, dans lequel une partie du
succès de l’opération consiste à construire une image
publique de toute-puissance, un contre-rituel capable
de théâtraliser la prise de pouvoir. Par la violence,
le coup d’État déplace le rituel du vote et dessine
une autre image du pouvoir, qui se condense dans le
corps (euphorique, vertical, armé) des putschistes. Un
coup d’État est non seulement une prise de contrôle
violente des institutions parlementaires et des organes
gouvernementaux, mais aussi une performance de la
masculinité. Je me souviens encore que, le matin
suivant l’assaut, alors que les députés étaient encore
retenus en otage à Las Cortes, les putschistes ont
uniquement laissé sortir les quatre femmes députées
ou secrétaires qui étaient dans la salle. Pour les
assaillants, le pouvoir (qu’il soit démocratique ou
militaire) était l’affaire des hommes : les femmes
non seulement pouvaient mais devaient quitter la
Chambre. Puis l’image du roi a occupé le devant de la
scène à la télévision pendant des jours.
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C’est ainsi que j’ai grandi sans savoir ce qu’était ou
pouvait être la démocratie, mais en sachant ce qu’était
un dictateur et un coup d’État, ce que pouvait être un
Parlement et un souverain.
Parce que je ne connais rien à la démocratie, je n’ai
pas envie de parler ici de l’attaque du Capitole comme
d’une attaque contre la démocratie américaine. Le
système politique américain, fondé sur l’extermination
des peuples indigènes, sur l’esclavage et le racisme,
sur l’oppression des classes ouvrières, des femmes,
des malades, des homosexuels, des personnes non
binaires, des étrangers… ne peut en aucun cas être
considéré comme un modèle démocratique. Ce qui
m’intéresse, c’est ce que le style hyperbolique de
Trump et de ses « followers » nous apprend sur la
révolution en cours et sur le changement de paradigme
que nous vivons. Je m’intéresse au corps fasciste que
les agresseurs ont mis en scène et à ses rapports avec
les technologies cybernétiques.
Il est possible de lire ce qui s’est passé au Capitole,
l’attaque, la cessation du pouvoir, la cérémonie
d’investiture de Joe Biden, non seulement en termes
d’activation de la mémoire de la guerre civile coloniale
aux États-Unis, mais aussi comme un épisode d’une
guerre somato-politique, corporelle, et numérique
en cours : une bataille pour la construction et la
définition d’un nouveau corps souverain dans une
société hautement numérisée. Ce n’est pas seulement
le retour traumatique d’un fantôme historique colonial,
c’est aussi, au-delà de l’histoire, la réponse directe à
la révolution transféministe et antiraciste en cours et,
donc, un projet de réforme patriarcale coloniale en
construction.
On peut comprendre ce qui s’est passé au Capitole
avec l’écrivaine afro-américaine Carol Anderson,
non pas comme un événement exceptionnel, mais
comme le dernier épisode de la stratégie de la
« rage blanche » qui traverse toute l’histoire de la
démocratie américaine non démocratique : « Depuis
1865 et l’adoption du treizième amendement, note
Carol Anderson, chaque fois que les Afro-Américains
ont progressé vers une pleine participation à notre
démocratie, la réaction des Blancs a alimenté un
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recul délibéré et implacable de leurs réalisations.
La fin de la guerre civile et de la reconstruction
a été saluée par les Codes noirs et Jim Crow ; la
décision de la Cour suprême de 1954 dans l’affaire
Brown vs. Board of Education a été suivie par la
fermeture des écoles publiques dans tout le Sud, tandis
que l’argent des contribuables finançait des écoles
privées blanches séparées ; le Civil Rights Act de
1964 et le Voting Rights Act de 1965 ont déclenché
une réaction codifiée mais puissante, la prétendue
Southern Strategy and War on Drugs qui a privé des
millions d’Afro-Américains de leurs droits de vote tout
en propulsant les présidents Nixon et Reagan à la
Maison Blanche, puis l’élection du premier président
noir des États-Unis, ont donné lieu à l’expression
d’une rage blanche aussi impitoyable que brutale. »
L’assaut contre le Capitole est, suivant cet argument,
la réponse des traditions racistes de l’histoire coloniale
américaine au soulèvement pacifique mené par les
mouvements Black Lives Matter et Black Trans Lives
Matter au cours des derniers mois, tout comme la rage
blanche de Trump à partir de 2017 était une réponse
au mandat de Barack Obama.
Cette dimension réactive est clairement visible dans la
nouvelle esthétique fasciste que les partisans de Trump
ont construite et diffusée pendant l’assaut. Mais
l’esthétique néofasciste n’est pas, comme on pourrait
le croire, une réitération des traditions racistes ou
fascistes du XXe siècle. Au contraire, les néofascistes
bricolent une esthétique en réponse directe aux
performances publiques des mouvements féministes,
queer, trans et antiracistes contemporains.
La peau est le message
L’esthétique néofasciste des assaillants au Capitole
combine des bribes d’histoire coloniale, des références
survivalistes, des rites apocalyptiques et les nouveaux
accessoires tribaux du capitalisme cybernétique –
téléphones portables, connexion Internet et réseaux
sociaux. Le nouveau fascisme reproduit toute la
gamme des signifiants et des styles vestimentaires
du fascisme historique mélangés à des symboles
qui répondent directement aux mouvements noirs,
féministes, indigènes, trans et queer sous la forme d’un
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grand cut-up numérique, combinant divers éléments
qui proviennent d’époques et de cultures totalement
différentes.
Le rassemblement de l’assaut sur le Capitole est un
véritable kaléidoscope de casquettes rouges et de
vestes en cuir, de chemises de bûcheron, de tatouages
nordiques, de tenues militaires complètes style «
Tempête du désert » avec l’inscription « Oath keeper »
(« gardien du serment ») sur la poitrine, de coûteux
ensembles de parka et de bottes de randonnée The
North Face, de banals casques de vélo et de gilets
pare-balles paramilitaires. Les couleurs rouge, bleu et
blanc, les drapeaux américain et confédéré prévalent
sur un fond général de toile de camouflage. Dans la
symbolique animale, les images de loups et surtout de
l’aigle, l’emblème américain, dominent. Un tee-shirt
avec le slogan « Auschwitz Camp » sort du lot. Les
Proud Boys, avec barbe et coupe de cheveux hipster,
ont détrôné le skinhead néonazi historique.
Les assaillants sont majoritairement masculins, même
si les femmes qui défendent le naturalisme et
l’hétérosexualité normative ne manquent pas. Parmi
les nombreux drapeaux, il est possible de distinguer un
drapeau de l’idéologie hétérosexuelle binaire, inventée
directement en réponse au drapeau trans : deux lignes,
une rose et une bleue, avec les signes masculin et
féminin attachés. Nous ne sommes définitivement
pas face à une foule populiste de classes ouvrières
ou appauvries, mais face à un bloc structuré de
militants racistes et antiféministes. Le commentateur
américain Brian Michael Jenkins, du groupe Rand
Corporation, un think tank d’analyse stratégique qui
conseille l’armée américaine, n’hésite pas à évoquer
la révolution féministe et sexuelle de 1968 et décrète :
« C’est le Woodstock de la droite enragée. »
Nous sommes loin de l’esthétique « Loi et Ordre »
des années 1950 ou des styles inspirés par l’Église
et l’inquisition du Ku Klux Klan. L’esthétique
néofasciste des pilleurs du Capitole du XXIe siècle
est une fusion de signes qui proviennent de sources
antagonistes et ne peuvent en aucun cas être décrits
comme « purs » : les signifiants hétéroclites des
histoires vikings et nordiques mélangés à la camelote
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du fascisme historique, principalement européen du
XXe siècle, auquel il faut ajouter, et c’est peut-
être là la surprise, des stratégies performatives
typiquement féministes, noires ou indigènes qui, face
à l’opacité habituelle du corps fasciste militaire ou
bureaucratique, mettent directement en scène le corps
masculin nu.
Le théoricien anglais Dick Hedbige nous a appris à
comprendre le « style » comme l’inscription esthétique
dans le corps des tensions politiques entre groupes
dominants et groupes subalternes. Certains objets sont
élevés au rang d’icônes, utilisés comme un langage
ou un blasphème, voire deviennent les signes d’une
identité proscrite. La difficulté pour décrire le style
spécifiquement trumpiste est que les néosuprémacistes
blancs sont les représentants d’une sous-culture en
même temps proscrite et encore largement dominante.
D’une part, la politique du corps du fascisme
(exaltation du corps national, idéologie raciale,
désir d’extermination des Juifs, misogynie, haine
des homosexuels et des transsexuels…) semble être
proscrite dans la culture dominante contemporaine.
D’autre part, une certaine misogynie, une bonne
dose de racisme, de transphobie, d’homophobie,
d’antisémitisme et d’islamophobie sont partagées par
les groupes néofascistes et par la culture dominante.
Dans l’attaque au Capitole, le corps de Jake Angeli,
acteur et leadeur du mouvement de conspiration
QAnon, condense tous ces signifiants performatifs.
Angeli entre au cœur du Capitole avec un mégaphone
dans une main et, dans l’autre, une lance sur laquelle il
a placé un drapeau américain. Il porte des gants noirs,
des chaussures sales et un mystérieux bas de pyjama
marron sans ceinture qui semble destiné à tomber
à tout moment. Bien qu’Angeli prétende montrer
une représentation étudiée de la masculinité hétéro-
blanche suprémaciste, sa théâtralisation de l’action
corporelle ressemble davantage à une caricature
macho des Femen ou à celle d’artistes antiracistes ou
indigènes comme Guillermo Gómez Peña, ou notre
cher et tristement disparu Beau Dick. C’est peut-
être ça, aujourd’hui, être un shaman d’extrême droite
numérique : Q Shaman a remplacé les fleurs dans les
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cheveux des Femen par une corne animiste et une peau
d’animal. Comme les Femen, Angeli expose son torse
nu : l’écriture de slogans féministes a été remplacée par
des tatouages issus du paganisme nordique préchrétien
et des traditions fascistes européennes : un yggdrasil,
l’arbre de vie dans les traditions nordiques, un marteau
de Thor et une noix de Grenoble, un ensemble de
triangles enchevêtrés, symbolisant le père de Thor,
un autre dieu nordique – tous symboles de puissance
destructrice, mais aussi de fertilité virile dans les
traditions païennes indo-européennes. La seule chose
vraiment nord-américaine est la peinture tribale du
drapeau sur le visage. La peau (blanche, masculine,
tatouée, peinte) est le message.
Peut-être à cause de ces références contradictoires, les
comptes de réseaux sociaux pro-Trump, comme ceux
de la porte-parole républicaine Sarah Palin, de
l’avocate pro-Trump Lin Wood (désormais interdite
sur Twitter pour incitation à la violence) ou du
représentant d’extrême droite de Floride Matt Gaetz,
se sont empressés de dire que Jake Angeli était la
preuve que la « manifestation » (c’est ainsi qu’ils
appellent la tentative du coup d’État) du Capitole avait
été infiltrée par des militants « antifa ». Déclarations
auxquelles Angeli a immédiatement réagi : « Je suis un
soldat QAnon & digital. Je m’appelle Jake et j’ai défilé
avec la police et j’ai combattu le BLM et l’ANTIFA à
PHX. »
La performance d’Angeli, sans doute l’image la plus
photographiée de l’assaut du Capitole, a mis à nu
la politique du corps des néofascistes nationalistes.
Les suprémacistes blancs ont envie du féminisme et
des traditions noires et amérindiennes. Avant, quand
nous parlions du féminisme, nous disions : « Le privé
est politique. » Il faut maintenant comprendre que
ce slogan féministe est également crucial pour le
néofascisme : le corps hétérosexuel masculin blanc
est aussi (violemment) politique et il va lutter pour
maintenir son statut de souveraineté.
« Le masque représente la soumission »
Dans un contexte sémiotiquement saturé, les masques
anti-Covid ont accentué la théâtralité des événements
récents, fonctionnant comme des accessoires qui
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permettent de reconnaître les parties adverses.
L’absence de masque démasque les trumpistes. Leur
refus de porter le masque n’est pas seulement une
position par rapport aux normes en vigueur pour
la prévention de l’infection virale, mais dénote
également une politique du corps et du genre, une
conception de la communauté et de l’immunité,
et fonctionne finalement comme une affirmation
d’autonomie et de virilité – quel que soit le sexe de
la personne démasquée. Les armes à feu et non les
masques sont les techniques de protection immunitaire
dans le néofascisme : il faut se protéger de l’autre
féminin, trans, homosexuel ou non blanc (ce corps
étranger qui est considéré comme une menace pour la
pureté de la communauté hétéro-blanche), et non du
virus.
Le rejet du masque par presque tous les partisans de
Trump et les attaquants du Capitole est encore un
exemple de la relation entre corps et souveraineté dans
les politiques patriarcales-coloniales. « Le masque
représente la soumission », a déclaré un partisan de
Trump à la journaliste Brie Anna Frank, il y a quelques
mois. « Porter un masque, c’est mettre un bâillon,
c’est montrer sa faiblesse, surtout pour les hommes. »
La souveraineté du corps hétéro blanc est définie par
l’utilisation sans restriction de la bouche, de la main et
du pénis, et des prothèses de la masculinité – les armes
à feu et les cybertechnologies. Les néopatriarcalistes et
les néocolonialistes ne peuvent pas couvrir leur peau
blanche, tout comme ils ne peuvent pas négocier ou
conclure des accords consensuels sur l’émission et la
circulation de leurs flux corporels (salive, sperme) et
subjectifs (parole). Là encore, la peau est le message.
Tout comme ni Trump ni ses partisans ne peuvent
accepter d’avoir perdu l’élection, les néofascistes
ne peuvent accepter un non en réponse à une
avance sexuelle, ni accepter de porter un préservatif
ou un masque, parce que toutes ces restrictions
signifieraient une réduction de leur souveraineté
blanche et masculine et une chute dans ce qu’ils
considèrent comme le bourbier de la féminité, de
l’enfance, de l’homosexualité, des peuples sémitiques
et des « races » inférieures.
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Judith Butler a analysé l’incapacité de Trump et à la défaite sont ceux qui formeront le noyau
de ses partisans à accepter le passage de pouvoir des forces non seulement militaires mais aussi
à Biden comme le symptôme du refus masculin civiles qui porteront Hitler au pouvoir et qui, plus
de faire le deuil, non seulement de la défaite tard, intégreront la direction des SS et des SA et
aux élections de 2021, mais plus généralement de mettront en route l’extermination industrielle des
la fin de la suprématie blanche aux États-Unis. Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des malades
Dans Phantasmâlgories, l’historien de la culture mentaux, des handicapés et des communistes. La
allemande Klaus Theweleit explique comment les même impossibilité d’accepter la défaite (coloniale
perdants des guerres nationalistes germaniques du et patriarcale) peut être la graine du futur fascisme
début du XXe siècle qui n’ont pas pu faire face américain.

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