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COMPTES RENDUS

Verena Postel uns et des autres, mais ce qui se dégage de


Arbeit und Willensfreiheit im Mittelalter cette synthèse, c’est la grande subtilité des
Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2009, débats et l’infinie variation des positions éla-
189 p. borées tout au long de la période médiévale.
Partant de l’opposition entre saint Ambroise
L’ouvrage de Verena Postel entend présenter pour qui le travail est une ascèse imposée à
une réflexion sur l’éthique du travail et le rôle l’homme pour atteindre la sagesse alors que
du libre arbitre dans le Salut, tels que les ont saint Augustin penche pour la prédestination,
envisagés les grands penseurs du Moyen Âge. on serait tenté de voir deux écoles de philo-
Ce débat, bien connu pour la période de la sophie chrétienne qui vont perdurer durant tout
Réforme, agite déjà largement les philosophes le Moyen Âge, mais cette vision est fallacieuse,
médiévaux qui ont proposé de multiples parce qu’au départ Ambroise et Augustin ne
variantes pour répondre à cette question fon- sont pas si éloignés l’un de l’autre et parce que
damentale : l’homme peut-il se sauver par son c’est en vieillissant que ce dernier a développé
travail volontaire ou est-ce seulement la grâce une vision radicalement plus pessimiste. Parce
de Dieu, indépendante des efforts dérisoires qu’il a été, plus que son maître, témoin de la
d’un homme corrompu par le péché originel, fin d’un monde romain allant de soi, peut-être
qui ouvre au Salut ? L’ambition de V. Postel, a-t-il été poussé vers une approche qui laisse
c’est de se faire l’écho le plus fidèle possible moins d’initiative à l’homme ? Mais dans
des débats et discussions proposés par les auto- l’ensemble les auteurs médiévaux laissent tous
rités intellectuelles médiévales, en s’appuyant une place notable au labor, pas forcément dans
systématiquement sur la citation des textes des son sens économique, mais au moins comme
différents auteurs, dont certains sont fort connus témoignage de la grâce et de la foi, ainsi qu’au
et d’autres plus originaux. Cette démarche libre arbitre qui permet à l’homme de choisir
pédagogique, appuyée par une bibliographie qui la voie de la justification ou, au contraire, de
privilégie largement les ouvrages en allemand, retomber dans les erreurs et de précipiter sa
destine ce livre aux lecteurs qui ont besoin chute. On retrouve d’abord les auteurs les plus
d’une synthèse argumentée sur la philosophie anciens avec Cassien, amplement développé,
médiévale, mais ne prétend pas à une étude ainsi que Fulgence de Ruspe et Césaire d’Arles
exhaustive de tous les arcanes de la pensée qui ont subi l’influence augustinienne sans
des philosophes médiévaux. jamais développer des positions aussi radicales.
Après une courte introduction, l’ouvrage Lorsqu’on aborde les auteurs carolingiens,
choisit de présenter chronologiquement les le ton devient plus optimiste, avec Raban
différents auteurs qui se sont penchés sur ces Maur, largement mis à contribution, Loup de
questions, partant de saint Ambroise et saint Ferrières, Hincmar ou Jean Scot Érigène, qui
Augustin pour arriver jusqu’à Thomas d’Aquin. va jusqu’à affirmer que là où il y a raison, il y a
La fin du Moyen Âge n’est abordée que succinc- liberté et que le travail est une obligation morale,
tement. Enfin une conclusion rapide reprend une nécessité et une exigence de l’effort. Cette
l’acquis. vision du monde est celle d’une société chré-
Il ne saurait être question de passer en tienne, mais il faut aussi noter que c’est celle
revue l’ensemble des diverses positions des d’un monde en croissance économique et 801
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démographique, où les valeurs du libre arbitre et le libre arbitre dans l’Occident médiéval
et de l’éthique du travail trouvent certaine- chrétien à l’élan que ce monde a su acquérir,
ment plus d’écho que dans la période dépres- insistant sur une philosophie qui est elle aussi
sive de l’Antiquité tardive. Or cette remarque, un révélateur du dynamisme de ce monde.
V. Postel la réserve, à tort à notre avis, au seul Sous sa forme relativement concise, mais émi-
X e siècle de Rathier de Vérone, dont elle nemment pratique, on a donc là, pour quelqu’un
remarque à juste titre qu’il est le représentant qui a une bonne pratique de la langue alle-
d’un monde urbain et ouvert de l’Italie septen- mande, un instrument utile malgré sa forme
trionale et des pays lotharingiens. Dès lors, s’il austère propre aux productions érudites d’outre-
est logique qu’il insiste sur l’idée que tous les Rhin.
talents sont comparables pour obtenir le Salut,
l’homme étant jugé pro diversitate operum OLIVIER BRUAND
(p. 101), il est préférable de l’inscrire dans la
continuité et l’accentuation d’une réflexion
sur le travail et le libre arbitre qui se renouvelle Corine Maitte
depuis le IXe siècle. Les chemins de verre. Les migrations des
Pour la fin de la période étudiée, l’ouvrage verriers d’Altare et de Venise, XVIe-XIXe siècles
s’attache à l’œuvre de Pierre Abélard et de Rennes, Presses universitaires de Rennes,
Jean de Salisbury, insistant sur la responsabi- 2009, 377 p.
lité personnelle de l’homme, avant de consa-
crer une grosse section de son développement « L’intérêt principal de cette étude est de
à Thomas d’Aquin qui apparaît ainsi comme complexifier l’analyse des migrations arti-
la somme de la philosophie médiévale qui sanales anciennes » (p. 153). Corine Maitte a
réintègre pleinement l’apport aristotélicien admirablement atteint l’objectif qu’elle s’était
dans la conception chrétienne. La rationalisa- fixée. Les chemins de verre proposent de nou-
tion, l’affirmation plus poussée de la liberté velles conclusions empiriques sur l’histoire
humaine et de ses différentes formes d’activi- italienne et européenne du verre et, ce faisant,
tés conduisent inexorablement à une vision visitent à nouveaux frais d’importants nœuds
optimiste, corroborée par la croissance urbaine, historiographiques et méthodologiques de
l’expansion commerciale, l’organisation tou- l’histoire économique et sociale de l’Ancien
jours plus variée des activités humaines. En ce Régime comme la naissance et la diffusion
sens, cet auteur est aussi, au-delà du titre de de l’innovation technologique, le rôle de la
son œuvre, la somme de l’élan optimiste qui demande dans les transformations de la produc-
s’est mis en place au retour de la croissance, tion et l’impact économique des corporations et
après la fin de la crise due à l’effacement du des institutions politiques. L’originalité de ce
monde antique. travail consiste à combiner une recherche appro-
Dès lors, on comprend qu’il n’est guère fondie sur l’évolution de longue durée d’un
besoin d’épiloguer sur les auteurs du XIVe et petit mais très important centre de manufacture
XVe siècle pour qui la question va se poser en du verre – le village d’Altare en Ligurie – avec
termes nouveaux, ceux de la grande crise de une approche comparative qui inclut Venise,
la fin du Moyen Âge laquelle, si elle n’est pas la France et l’Europe entière. C. Maitte déve-
le moteur de leur pensée, pèse inévitablement loppe avec habileté cette stratégie analytique et
sur leur réflexion. Aussi se contente-t-on d’un narrative, puisant dans de nombreuses archives
survol rapide qui évoque Johannes Duns Scot italiennes et françaises, des publications des
et Guillaume d’Ockham, montrant ainsi le che- XVIIe et XVIIIe siècles, la littérature spécialisée
min aux débats qui s’établissent ensuite avec sur le verre, les écrits d’érudits locaux (élagués
Érasme puis Luther. Mais on est désormais de ses éléments mythologiques), l’analyse de
au-delà du monde médiéval. pièces archéologiques mais aussi l’historio-
L’intérêt de l’ouvrage est là : c’est que sou- graphie la plus récente. Une base de données
vent, même si c’est parfois de façon un peu composée de 715 fiches individuelles sert à
802 trop implicite, il lie la réflexion sur le travail retracer les cartes de l’émigration des verriers
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de la Toscane, de Venise et surtout d’Altare nom provenant d’évidence de Murano déclara


vers la péninsule italienne et toute l’Europe en 1572 aux autorités locales avoir appris son
– émigration qui s’intensifia à partir du milieu art en dehors de Murano alors même qu’il diri-
du XVIe siècle – et à reconstruire les logiques geait désormais un four sur cette île. Dans ce
économiques et familliales des émigrants. cas, comme dans beaucoup d’autres examinés
À première vue, Altare semble l’opposé de en détail, C. Maitte nous invite à dépasser les
Venise : un village d’à peine mille habitants dichotomies entre migrations temporaires et
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle contre une ville définitives, et entre migrations de crise et de
150 fois plus peuplée ; une petite communauté brioche, et ainsi à réfléchir plutôt en termes
du marquisat de Monferrat, annexé au duché de circulation, d’adaptation créative et de plu-
de Savoie en 1708, contre la capitale d’un État ralité des centres d’information.
régional ; un centre de montagne où le bois Si la mobilité des hommes (et dans une
coûte peu mais qui manque d’un marché pour la moindre mesure des femmes) eut un rôle déci-
distribution internationale contre un emporium sif dans la transmission et la transformation
mondial ; le siège d’une corporation du verre du savoir technique, les textes écrits ne furent
au sein de laquelle les ouvriers (et pas seule- aucunement superflus. Le principal ouvrage
ment les propriétaires de fours) ont droit au imprimé consacré à l’art du verre de l’époque
chapitre et règlent, sans jamais l’interdire, moderne, paru en 1612 et écrit par un ecclé-
l’émigration contre une société aux fortes hié- siastique toscan passionné d’alchimie, Antonio
rarchies corporatives et aux règles draconiennes Neri, sur la base de sa grande expérience dans
envers l’émigration. Malgré ces différences, les verreries de plusieurs villes européennes, ne
Altare ne fut pas toujours dans le sillage de permet pas d’identifier les auteurs des diverses
Venise sur le plan de l’innovation technologique. méthodes en usage. Il n’y a d’ailleurs pas de
C. Maitte démontre comment toutes les inven- doute que, lorsque ce livre tomba dans les mains
tions fondamentales du secteur verrier doivent d’experts du métier, il donna une impulsion
être interprétées comme le fruit de la rencontre à l’expérimentation qui transforma le secteur
de savoirs et d’individus provenant de diverses verrier à la fin du XVIIe siècle. Un des produits
régions : des influences non vénitiennes peuvent pour lequel Perrotto obtint un privilège à
avoir contribué à l’invention au XVe siècle du Orléans en 1688 est le « rouge transparent »,
cristallo qui fit de Venise le leader mondial duquel Neri avait déjà expliqué le procédé de
du secteur ; la nouvelle méthode pour produire fabrication. C. Maitte, avec efficacité et ténacité,
des miroirs de grande dimension, brevetée en déconstruit les notions de « secret » (souvent
France en 1688 par le verrier d’Altare Bernardo invoqué par les acteurs de l’époque pour obtenir
Perrotto, peut être redevable des techniques ou défendre des privilèges) et de contrefaçon.
vénitiennes de la mosaïque. Les secrets, s’ils existaient, appartenaient à un
À la différence des historiens d’art qui groupe plus qu’à un individu, ils étaient trans-
s’obstinent à distinguer entre les verres « à la mis au travers de formes de socialisation du
façon de Venise » provenant de Murano et ceux savoir difficiles à reconstruire et qui ne conce-
d’imitation, C. Maitte insiste avec raison sur vaient pas une nette séparation entre produit
le fait que les producteurs vénitiens n’utili- de marque et imitation. Dans ce processus de
saient pas de « marque de fabrique ». Il est donc transformation continue de la technologie et du
presque impossible d’attribuer une paternité produit, la demande pour les biens de luxe et
ou même seulement une provenance précise à de demi-luxe semble avoir joué un rôle impor-
des objets particuliers. « ‘L’invention’, comme tant à partir du XVIe siècle – une hypothèse qui
processus individuel pouvant être valorisé suggère une nouvelle chronologie et une autre
auprès des pouvoirs publics, ne semble pas géographie pour la révolution des consomma-
faire partie de l’horizon mental de ces hommes, tions généralement confinée à l’Europe du
ou, du moins, ne pas entrer dans le cadre de Nord des XVIIe et XVIIIe siècles. Malheureuse-
leurs négociations avec les pouvoirs publics » ment, comme l’auteure l’admet, les données
(p. 180). Dans un témoignage peut-être excep- sérielles pour soutenir cette hypothèse sont
tionnel mais révélateur, un verrier portant un rares, mais les sources documentaires et archéo- 803
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logiques indiquent une telle différenciation 1 - Pour Sheilagh C. OGILVIE, voir « Guilds,
croissante de la gamme des produits de verre efficiency, and social capital: Evidence from
que cela laisse présumer une diversification German proto-industry », The Economic History
des usages et de la clientèle. Review, 57-2, 2004, p. 286-333, et « How does social
Le cas d’Altare offre des éléments concrets capital affect Women? Guilds and communities in
early modern Germany », The American Historical
pour nourrir le vif débat sur le rôle des corpora-
Review, 109-2, 2004, p. 325-359.
tions de métier dans les économies d’Ancien
Régime que Sheilagh Ogilvie et S. R. Epstein
ont récemment relancé 1. À Altare, la corpo-
ration des verriers excluait les femmes (avec Rolf Walter (dir.)
une conséquence évidemment négative sur Geschichte der Arbeitsmärkte. Erträge der
l’économie en général) et avait une relation 22. Arbeitstagung der Gesellschaft für Sozial
parfois symbiotique, parfois conflictuelle avec und Wirtschaftsgeschichte, 11. bis 14. April
la communauté du village. Par ailleurs, la cor- 2007 in Wien
poration ne s’opposait pas à toutes les innova- Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2009,
tions technologiques ou à l’émigration. Comme 418 p.
dans le cas vénitien, les statuts corporatifs ne
s’étendaient pas en prescriptions sur les pro- La publication des contributions au colloque
cessus productifs. Au contraire, les premiers sur l’histoire des marchés du travail permet
statuts de 1495 comptaient seulement neuf de s’informer sur l’état de la recherche en la
brefs articles, la plupart s’appliquant à régler les matière en Allemagne et en Autriche. L’accent
activités des émigrants mais sans s’y opposer. mis sur les travaux de chercheurs autrichiens
Par exemple, les contrats écrits d’engagement s’explique partiellement par le lieu du colloque,
pluriannuels de la main-d’œuvre avaient pour tenu à Vienne, mais aussi par le choix du sujet.
objectif de minimiser les risques de chômage Quelques-uns des historiens qui ont le plus
pour ceux qui décidaient de partir et de proté- contribué au renouvellement de la recherche
ger les maîtres de l’infidélité de leurs ouvriers. historique sur les marchés du travail, comme
C. Maitte, en somme, établit de façon convain- Reinhold Reith et Josef Ehmer, enseignent
cante que la crise du XVIIIe siècle de la verrerie dans des universités autrichiennes.
d’Altare n’est pas attribuable à la corporation, L’ouvrage rassemble des contributions fort
dont le pouvoir à l’extérieur d’Altare était faible, hétérogènes. Les thèmes majeurs qui se
mais plutôt au gouvernement piémontais qui dégagent de cet ensemble sont la politique de
subordonna les intérêts du village ligure à ceux l’emploi, les relations industrielles, le statut
d’une nouvelle manufacture privilégiée établie de travail « normal » et « atypique », ainsi que
en 1759 à l’intérieur des frontières anciennes la formation et les modes de fonctionnement
de l’État. En Piémont comme en France, les des marchés du travail pré-industriels. On peut
manufactures royales altérèrent le système des regretter que ces thèmes n’aient pas servi à
incitations qui avait conduit les artisans et les ordonner la présentation de ces 14 contributions,
entrepreneurs à solliciter les faveurs et les pri- ici simplement mises à la suite sans qu’une
vilèges des princes et des autorités locales. À logique intelligible ne se dégage. L’ouvrage
Altare, la culture corporative et l’organisation souffre peut-être également de l’absence d’une
artisanale de la production survécurent bien introduction plus approfondie.
au-delà de la suppression de la corporation en Pour connaître les débats qui ont pré-
1823 et au moins jusqu’à ce que, au début des occupé la recherche historique germanophone
années 1880 (donc tardivement), les procédés sur les marchés du travail pendant les dernières
de fabrication et le charbon fussent introduits. années, le lecteur se tournera vers la contri-
Entre-temps, les migrations continuèrent. bution de Christof Jeggle. Il fait précéder
son étude de cas sur l’industrie de la toile de
FRANCESCA TRIVELLATO Münster aux XVI e et XVII e siècles par des
804 traduit par JEAN-YVES GRENIER « réflexions conceptuelles » sur les théories
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sociales et culturelles du marché. Le point de de chercher un marché du travail quasiment


départ de ces réflexions est la controverse complet, leurs auteurs s’appuient sur un
entre un groupe d’historiens allemands de nombre de caractéristiques d’un marché du
l’industrialisation, ici représenté par Toni travail, notamment des processus de négocia-
Pierenkemper, qui rejettent l’idée d’un mar- tion des conditions du travail et une forte
ché du travail avant 1800, et les historiens de mobilité de la main-d’œuvre, indiquant l’exis-
l’époque moderne et médiévale qui, notant tence d’un degré de liberté personnelle et d’un
l’importance du travail salarié et des migra- jeu d’offre et de demande de main-d’œuvre.
tions de main-d’œuvre dans certaines régions Le rôle de la mobilité est au centre de la
et certains secteurs, concluent à l’existence belle étude de J. Ehmer sur les marchés du tra-
de marchés du travail pré-industriels. Dans la vail artisanal de Vienne aux XVIIIe et XIXe siècles.
conception de T. Pierenkemper, la liberté du Il relève un taux de migration étonnant : dans
travail est la condition préalable à la naissance les années 1830 et 1840, entre 140 000 et
d’un marché du travail. Un travail qui porte 160 000 compagnons arrivent chaque année à
encore des traces de l’ancien régime de travail, Vienne. Évidemment, seule une infime mino-
des traces de l’ancien rapport de pouvoir, par rité des compagnons s’établit définitivement
exemple le travail artisanal du compagnon logé à Vienne, et beaucoup quittent la ville après
et nourri, donc soumis au pouvoir tutélaire du quelques jours, sans avoir trouvé ou cherché
maître, ou le travail agricole marqué par des du travail. Pourtant, ces chiffres mettent en
engagements à long terme et une rémunération relief la dynamique et la flexibilité du marché
en nature ne sont pas comptés comme travail du travail artisanal d’une ville qui compte, en
salarié. Le travailleur à domicile, qui possède 1840, 356 000 habitants. Le fait que les corpo-
encore des moyens de production et ne tra- rations en Autriche ne soient abolies qu’en
vaille pas sous la direction du fabricant, n’est 1859, que le travail des compagnons n’est donc
pas non plus considéré comme un travailleur pas un travail salarié libre, ne doit pas interdire
salarié. Le point de référence de cette défini- une analyse en termes de marché. Précisément,
tion du marché du travail est, visiblement, le en l’espèce, ce sont les registres des corpora-
travail industriel, le travail-marchandise des tions qui constituent la meilleure source pour
économistes classiques du XIXe siècle. Pour une histoire du marché du travail viennois.
C. Jeggle se pose la question de l’intérêt « d’une Comme dans ses travaux antérieurs, J. Ehmer
conception des marchés du travail liée à des souligne la continuité entre les mondes du tra-
contextes historiques spécifiques qui ne peut vail du XVIIIe et du XIXe siècle, à savoir la pré-
être appliquée en dehors de ces contextes spéci- sence d’éléments de concurrence, d’inégalité,
fiques, pour arriver au résultat que des marchés de flexibilité et de conflit dans le monde des
du travail n’existaient nulle part ailleurs » corporations, tout comme la survivance des
(p. 148). formes de travail traditionnelles dans le monde
Les contributions des historiens de industriel.
l’époque pré-industrielle se placent toutes Ce sens de la continuité marque aussi le
dans le contexte de cette controverse. En dis- travail remarquable de Frank Konersmann sur
tinguant le travail salarié du statut personnel les marchés du travail agricole dans le sud-ouest
de celui qui offre ce travail, elles arrivent à une de l’Allemagne entre 1770 et 1880. Il souligne
vision beaucoup plus dynamique de l’écono- la dynamique inattendue, les innovations pré-
mie pré-industrielle. Si l’on peut reprocher à coces et la forte commercialisation de l’agri-
l’étude de Bernd Fuhrmann une approche lar- culture de cette région. Sa contribution lie de
gement descriptive, on y découvre néanmoins façon exemplaire des études micro-historiques
des formes d’emploi très diverses, une quan- sur certaines exploitations familiales à l’échelle
tité d’activités rémunérées en monnaie et des macro-économique. Sa découverte de livres de
indices d’un salaire négocié même dans le compte de familles paysannes mennonites
secteur agricole au XVe siècle. D’autres contri- (anabaptistes), qui listent de façon minutieuse
butions par contre développent la perspec- les salaires payés et les investissements faits, lui
tive théorique évoquée par C. Jeggle. Au lieu a d’ailleurs permis d’explorer également, dans 805
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les traces de Max Weber, les liens entre éthique de ce sujet. Outre la comparaison entre le « par-
protestante et rationalisation des comporte- tenariat social » en Autriche et en Allemagne de
ments. Jürgen Nautz, la seule étude comparatiste est
Ces contributions novatrices par leurs celle de Christoph Rass, qui traite de manière
sources, leurs méthodes et leurs résultats très stimulante des contrats internationaux
montrent l’intérêt heuristique d’une ouverture sur le recrutement d’ouvriers étrangers. Le
de la conception des marchés du travail. Même commentaire d’Ad Knotter place cette étude
les réflexions sur le statut normal du travail dans un contexte plus large de nationalisation
salarié, si intimement lié à l’établissement de des marchés du travail, qui explique l’inter-
l’État social, profitent d’une perspective plus vention de l’État pour régler les migrations de
large sur le travail irrégulier à l’époque moderne, travail et protéger en même temps le marché
développée par Thomas Buchner et Philip national. On aurait pu souhaiter que toutes les
Hoffmann-Rehnitz. Partant d’une critique de contributions de l’ouvrage aient profité d’un
la catégorie du « travail informel », ils essaient commentaire aussi perspicace. Un encadre-
d’établir les bases d’une histoire transversale ment plus poussé du colloque (et une relecture
du travail irrégulier.
plus soignée) aurait pu mettre mieux en valeur
En revanche, les travaux rassemblés ici sur
des contributions qui présentent beaucoup
les relations professionnelles sous la république
d’intérêt.
de Weimar, la Ire et la IIe République autri-
chienne et la République fédérale d’Allemagne
paraissent moins innovants. L’emploi du terme SABINE RUDISCHHAUSER
de « partenariat social » pour décrire, sans
distinction, ces quatre régimes de relations
professionnelles est d’autant plus surprenant Tessa Storey
qu’il a une signification précise comme auto- Carnal commerce in Counter-Reformation Rome
désignation du modèle autrichien d’après- Cambridge, Cambridge University Press,
guerre. Les quatre contributions offrent une 2008, XVI-269 p.
description dense et très informative des rap-
ports entre associations patronales, syndicats Ce livre de Tessa Storey reconstitue la vie des
ouvriers et gouvernement. Puisque la carrière
prostituées à Rome dans les dernières années
de deux des auteurs, Felix Butschek et Günther
du XVIe siècle et les premières décennies du
Chaloupek, est liée aux institutions de la
XVII e . Grâce à un travail d’archives attentif
Sozialpartnerschaft autrichienne, leurs témoi-
et patient, l’auteur est en mesure de fournir
gnages offrent un regard de l’intérieur et per-
de nombreuses informations sur l’objet de
mettent de mieux comprendre l’estime dont
son enquête : quel était le nombre de prosti-
jouit toujours ce modèle consensuel de rela-
tuées, d’où provenaient-elles, où vivaient-elles,
tions industrielles.
Comme les recherches en relations indus- comment exerçaient-elles leur métier, quelles
trielles en général, ces contributions sont mar- étaient l’ampleur et la nature de leurs gains ?
quées par des réflexions pragmatiques portant En outre, les informations sur les clients sont
sur l’identification d’un modèle optimal. Cette presque aussi riches : à quels environnements
dimension domine le débat sur les politiques sociaux appartenaient-ils, à quel type d’idéal
de l’emploi. Les polémiques actuelles sur le masculin se conformaient-ils, comment se
chômage en Allemagne forment le cadre de la comportaient-ils avec les prostituées, quels
contribution de Lutz Bellmann, directeur de types de rapports entretenaient-ils avec les
l’Institut de recherche de l’Agence fédérale femmes et entre eux ? Tout cela est situé avec
pour l’emploi (IAB), et du commentaire de grande précision dans la Rome de la Contre-
Rainer Metz, et se prolongent jusque dans les Réforme, lourdement marquée par les tenta-
conclusions de T. Pierenkemper sur les illusions tives de l’Église de réformer les mœurs des
d’une politique du plein-emploi. fidèles et par un contrôle plus serré, aussi bien
On peut regretter qu’une perspective compa- ecclésiastique que patriarcal, sur le corps et la
806 ratiste n’ait pas été adoptée pour la discussion sexualité féminine.
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L’auteur privilégie l’approche classique de sans trop extrapoler dans un sens proprement
l’histoire sociale. Son objectif est en effet la affirmatif, comme la revendication de leur
reconstitution des pratiques sociales qui carac- indépendance vis-à-vis de leurs pères, de leurs
térisent la sexualité « monnayée » et, pour ce frères et surtout de leurs maris. On peut tenir
faire, elle utilise les sources les plus riches les mêmes propos pour le concept d’honneur.
d’informations en la matière : les registres de la Les études sur le début de l’époque moderne,
justice criminelle, pour l’attention avec laquelle en particulier sur les sociétés méditerranéennes,
ils suivent les comportements « déréglés » de ont abondamment souligné les caractéristiques
la population urbaine – les cohabitations hors spécifiques de l’honneur féminin, lié à la
mariage, les esclandres nocturnes, les agres- sexualité et assimilé donc à la chasteté et à
sions, le port d’arme illégal, les violations des la réserve. Or, c’est justement l’historiographie
lois somptuaires, etc. – ; les registres parois- féministe qui a démontré combien l’honneur
siaux, pour les informations qu’ils offrent sur était une catégorie élastique et relative, diffé-
la répartition de la population dans les divers rente selon que les femmes appartenaient à
quartiers et paroisses de la ville et pour la méti- l’élite ou aux classes populaires, et combien
culosité avec laquelle ils fichent les prostituées ; la frontière entre femmes honnêtes et mal-
les actes notariés, pour les informations qu’ils honnêtes ne les départageait pas en catégories
fournissent quant aux transactions économiques totalement distinctes et imperméables.
entre personnes provenant de presque toutes Le second cadre de référence théorique uti-
les classes sociales. Mais T. Storey s’efforce lisé par l’auteur est constitué d’un ensemble
également de reconstruire les discours sur la d’études s’interrogeant sur la capacité d’action
prostitution et en particulier ceux qui émergent des individus et sur leurs façons de se repré-
de la littérature de divertissement. Dans ce but, senter, que ce soit en imitant de façon confor-
elle examine une série de petits ouvrages illus- miste des modèles produits par autrui ou bien
trés dont les images sont accompagnées de en élaborant personnellement leurs propres
textes brefs, voire de simples didascalies, par- récits. Une réflexion sur cet ensemble de pro-
fois en prose, parfois en vers. Il s’agit bien sûr blèmes s’imposait en quelque sorte au vu des
d’œuvres moralisatrices, qui stigmatisent la documents exploités par T. Storey, constitués
prostitution sans pour autant se conformer majoritairement, comme on l’a dit, de témoi-
rigoureusement à un modèle unique, et qui gnages déposés au tribunal. Des données
évoluent dans le temps. telles que l’analyse statistique de l’origine
Ce double corpus documentaire est utilisé géographique des prostituées, leur âge, les
par l’auteur avec une clé de lecture qui s’inscrit, quartiers et les rues où elles habitent, le type
pour partie, dans la droite ligne de l’histoire des de logement et de famille qui les caractérisent,
femmes et des interrogations qui lui sont spéci- qui enrichissent de façon très précise toute la
fiques : T. Storey dialogue donc avec l’historio- première partie du livre et fournissent les élé-
graphie féministe qui a vu, au début de la ments fondamentaux pour expliquer toute une
période moderne et surtout à l’époque de la série de phénomènes, cèdent la place dans un
Réforme et de la Contre-Réforme, une dégra- second temps à une étude de cas où l’examen
dation de la condition des femmes, dont la se fait plus précis et rapproché. Lorsque la
dépendance augmente vis-à-vis des autorités, richesse des documents le lui permet, l’auteur
aussi bien étatiques, ecclésiastiques que fami- procède en effet à une analyse très fine des
liales. Sans tomber pour autant dans le piège différents témoignages, non seulement parce
d’une exaltation anachronique de l’« indépen- qu’ils contiennent souvent plusieurs versions
dance des putains », qui demeurent de toute des mêmes faits mais aussi, et surtout, parce
façon « des femmes sans hommes » et donc qu’il en ressort généralement différentes repré-
plus exposées que les autres à la précarité de sentations et auto-représentations. La comparai-
l’existence et aux attaques d’une société qui ne son entre les récits, fort nombreux et diversifiés
fait résolument pas preuve d’empathie envers – ceux que l’on profère au tribunal et ceux
elles, l’auteur souligne que l’expression de que l’on retrouve dans les planches illustrées
« femme libre » – employée par plusieurs pros- mentionnées plus haut –, fait émerger non seule-
tituées pour se définir – peut être interprétée ment les caractères et les rôles que les diffé- 807
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rents personnages s’attribuent mais également reflètent davantage le goût et les exigences de
les frontières entre ce qui est considéré comme leur clientèle masculine que le leur, paraît un
admissible et que l’on peut confesser et ce qui, peu audacieuse. Il me semble en effet légère-
au contraire, relève de l’indicible. Ainsi par ment anachronique de projeter sur l’époque
exemple, si l’on peut dire qu’une mère ou un de la Contre-Réforme une distinction entre
mari ont eu un rôle à jouer dans le fait de pous- espaces féminins et espaces masculins, qui
ser leur fille ou leur femme à se prostituer, il dépend de contraintes matérielles bien plus
convient cependant de tenir le père à l’écart que de choix stylistiques ou esthétiques. Si les
d’un tel soupçon. femmes possèdent des meubles de bois tendre
L’aspect le plus novateur et le plus intéres- plutôt que des meubles en noyer, ce n’est pas
sant de ce livre ne réside cependant pas là, car par choix, mais parce que ces derniers sont trop
ces remarques aboutissent pour l’essentiel aux coûteux ; et de même, si leurs tableaux pré-
résultats déjà pointés par des études analogues sentent avant tout des sujets dévotionnels,
sur d’autres régions d’Italie ou d’Europe, mais c’est parce que seule une valeur aussi incontes-
bien plutôt dans la restitution de ce que l’on table que la valeur attachée au divin autorise
pourrait définir comme la culture matérielle de la majeure partie d’entre elles à s’entourer de
la prostitution. Je me réfère ici aux modèles de biens non seulement purement décoratifs mais
consommation et de sociabilité qui émergent même de piètre valeur économique et donc
de l’analyse de T. Storey et qui ne concernent « inutiles » comme peuvent l’être des tableaux.
pas seulement les femmes mais aussi, et peut- Mais ces remarques n’ôtent rien à la valeur
être même surtout, les hommes qui les fré- de ce livre, qui a très opportunément étendu
quentent. Avec les contrats d’achat ou de loca- son domaine d’enquête au niveau de vie et à la
tion de meubles et de bibelots, les inventaires, consommation ; deux aspects jusqu’à présent
les témoignages déposés au tribunal, l’auteur plutôt négligés, alors même qu’ils sont très
est en effet en mesure de reconstituer l’aspect présents dans les sources et qu’on les retrouve
des logements des prostituées, avec toutes les souvent au centre des témoignages aussi bien
différences de niveau et de prestige sociaux textuels que visuels.
qui les caractérisent, les modèles de sociabilité
auxquels ces pièces servent de cadre et même RENATA AGO
enfin les modèles de consommation consi- traduit par GIULIA PUMA
dérés au fil des jours comme les plus appro-
priés par les femmes elles-mêmes et par leurs
clients. Une des raisons les plus fréquemment Maarten Prak et al. (éd.)
invoquées par les prostituées pour justifier Craft guilds in the early modern Low
leur vie malhonnête concerne, par exemple, le Countries: Work, power and representation
fait que les hommes qui auraient dû leur garan- Aldershot, Ashgate, 2006, XII-269 p.
tir un niveau de vie approprié n’ont pas été
en mesure de le faire, soit parce qu’ils étaient Cet ouvrage majeur rassemble les résultats
absents, soit parce qu’ils en étaient incapables. d’un projet de recherche sur les corporations
Par ailleurs, dans les petits ouvrages illustrés aux Pays-Bas, espagnols puis autrichiens, et aux
mentionnés plus haut, une place centrale est Provinces-Unies, du Moyen Âge au XVIIIe siècle.
attribuée au « luxe » et à la capacité de ce der- Ce projet, financé par les organismes de
nier à attirer et à pousser à leur perte des jeunes recherche flamands et néerlandais, s’est déroulé
inconscients des deux sexes. Les pratiques de entre 1995 et 2001. Une partie des résultats
consommation et la possibilité d’accéder à un a précédemment été publiée en néerlandais.
niveau de vie que l’on considère comme appro- Une mise en perspective à l’échelle européenne
prié à sa condition se révèlent donc être des a en outre donné lieu à une deuxième publi-
variables fondamentales, et T. Storey a le mérite cation importante centrée sur le lien entre
d’avoir soulevé cette question. Cependant, « Corporations et innovation 1 ».
l’hypothèse selon laquelle les meubles et les Dans un premier chapitre, Catharina Lis
décorations des logements des prostituées, et Hugo Soly dressent la liste des axes de
808 surtout des prostituées de rang très élevé, recherche et des principaux résultats obtenus,
COMPTES RENDUS

qui sont par la suite présentés plus en détail En vue d’une analyse quantitative de l’évo-
dans sept chapitres thématiques. La démarche lution des corporations entre l’an 1000 et 1800,
choisie par les auteurs est comparative : en étu- les équipes de Bert de Munck, Piet Lourens et
diant les corporations au sens large et dans la Jan Lucassen ont construit deux importantes
longue durée, ils espèrent comprendre comment bases de données hébergées à l’Institut inter-
ces institutions en apparence similaires ont pu national d’histoire sociale à Amsterdam et à l’uni-
connaître des usages, des finalités et des évo- versité libre de Bruxelles. Elles comprennent
lutions radicalement différents d’une région des informations précises concernant la date
des Pays-Bas à une autre. Leur approche est de fondation, la nature, les activités et la disso-
ici semblable à celle développée en Allemagne lution de plusieurs milliers de corporations aux
par Wilfried Reininghaus qui a distingué diffé- Pays-Bas et aux Provinces Unies. Ces données
rents Zunftlandschaften (régions corporatives), sérielles permettent aux auteurs de « mesurer »
aires géographiques où les corporations ont la forte relation entre urbanisation, prospérité
connu des structures institutionnelles simi- économique et présence des structures corpo-
laires 2. Plusieurs contributions de l’ouvrage ratives. Il était ainsi rare que des corporations
de Maarten Prak montrent la fécondité de ce naissent dans des villes de moins de cinq cents
concept. habitants. L’analyse diachronique du ratio
Les auteurs inscrivent leurs travaux dans entre le nombre d’habitants des centres urbains
la perspective historiographique initiée à la et le nombre de corporations met en évidence
fin des années 1980 par Richard Mackenney, des disparités importantes dans l’évolution de
Steven Kaplan et Michael Sonenscher, et qui a la présence corporative. La distinction de neuf
radicalement modifié notre perception du rôle
régions corporatives permet d’éviter l’opposi-
économique et social du corporatisme urbain.
tion réductrice entre provinces septentrionales
Considérées pendant longtemps comme des
et méridionales.
obstacles à la croissance économique, les corpo-
M. Prak montre qu’en matière de participa-
rations sont désormais vues comme des institu-
tion politique on peut distinguer trois régions
tions flexibles et protéiformes, dont l’évolution
corporatives : le sud, l’est et le nord-ouest. Leur
est déterminée par les particularismes régionaux
développement divergent s’explique aussi bien
et locaux, les caractéristiques du secteur éco-
nomique, les intérêts des groupes sociaux et par des aspects économiques et par l’urbani-
des individus et par les rapports de force poli- sation que par des facteurs politiques. Dans les
tiques. Les auteurs se sont également inspirés provinces méridionales, les corporations ont
des théories de l’économie néo-institutionnelle exercé une influence politique prédominante
(Stephan R. Epstein, Douglass North) pour affir- dès le XIVe siècle, notamment en matière de
mer que les corporations ont souvent contribué fiscalité. Malgré le renforcement du pouvoir
à réduire les coûts de transaction et à promou- central au XVIe siècle et la stagnation écono-
voir l’innovation. mique du XVIIe siècle, l’influence corporative
Les grands thèmes retenus dans ce volume s’est souvent maintenue jusqu’à la fin de la
sont la distribution et l’évolution, en termes période moderne. À l’est des provinces septen-
quantitatifs, des corporations, de leurs membres trionales, les corporations urbaines du duché
et de leur influence politique ; leur rôle dans de Gueldre ont été dotées de pouvoir politique
la production et le commerce des produits par leur seigneur afin de les fidéliser dans la
d’exportation ; leur signification pour les arti- lutte contre les Habsbourg. Après la conquête
sans qui produisent essentiellement ou exclu- du duché par Philippe II en 1543, leur pouvoir
sivement pour le marché local ; leurs fonctions politique est cependant maintenu. Dans les
d’entraide mutuelle ; leurs rituels religieux et régions maritimes du nord-ouest, où l’urbani-
enfin les rapports entre capital corporatif et sation et le développement industriel inter-
représentation sociale. S’il est impossible de viennent plus tardivement, les corporations
présenter chaque contribution en détail, il faut n’ont jamais obtenu de pouvoir politique réel ni
souligner la grande qualité de l’ouvrage dont formel, exception faite de la ville de Dordrecht
tous les chapitres apportent des résultats origi- qui fut particulièrement prospère au Moyen
naux et intéressants. Âge. L’étude des corporations d’Amsterdam 809
COMPTES RENDUS

met toutefois en évidence l’existence de moyens Commençons par les aspects positifs. L’ouvrage
de pression alternatifs, tels que des pétitions à se compose de sept chapitres assez étoffés dans
la magistrature. l’ensemble. Le premier traite de l’émergence
La grande force de l’ouvrage réside dans des corporations, le sixième de leur déclin et
l’interaction entre les contributions d’un niveau de leur disparition. Entre les deux, on trouve
d’abstraction élevé et basées sur des données des parties sur l’association des membres, les
sérielles, et des études pointues sur des aspects activités et les structures institutionnelles des
relativement méconnus du corporatisme urbain, corporations. Le dernier chapitre, intitulé
qui permettent de comprendre la diversité « Perspectives », étudie leur héritage et présente
sociale et les motivations des membres. Ainsi un aperçu rapide des corporations européennes
l’article de Sandra Bos pose-t-il la question des et non européennes. Chaque chapitre explore
usages et de l’évolution des gildebussen, des des aspects de la vie corporative, passe en revue
systèmes d’assistance corporative destinés aux les diverses positions prises par les historiens,
membres malades ou pauvres et aux veuves. puis présente les preuves qui émergent des
Elle montre comment ces caisses communes textes, lesquels concernent en majorité les cor-
ont renforcé la cohésion des membres tout en porations allemandes. Le livre comprend égale-
contribuant au respect des réglementations. ment une bibliographie qui bien qu’incomplète
Des caisses corporatives ont été créées en (celle-ci ne mentionne pas l’ouvrage impor-
Flandre dès le XIVe siècle, mais elles ont pris tant – et controversé – de Sheilagh Ogilvie sur
un poids particulier en Hollande aux XVIIe et les corporations rurales de tisserands en Forêt-
XVIIIe siècles. S. Bos met ce développement en Noire 1) constitue toutefois un outil très utile
rapport avec l’évolution religieuse et soutient pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des
que dans cette province, l’aide mutuelle et la corporations.
création de systèmes d’entraide corporatifs ont En ce qui concerne l’origine des corpo-
très tôt remplacé la religion comme force de rations, l’auteur écarte tout un ensemble de
cohésion et manifestation d’identité collective théories, y compris celle qui évoque des sources
des artisans. romaines et germaniques, et conclut que les
Pionnier par de nombreux aspects, appuyé corporations allemandes, comme celles d’autres
sur des archives très fournies et diverses et doté pays européens, remontent au XIIe siècle et
d’une bibliographie abondante – mais très anglo- furent peut-être inspirées par des exemples
phone –, cet ouvrage ouvre de nombreuses byzantins et italiens. Si le nombre des fonda-
pistes de recherches inédites et prometteuses. tions augmente au XIIIe siècle, le système cor-
poratif n’atteint cependant sa pleine maturité
ANNE WEGENER SLEESWIJK qu’au début de l’époque moderne. Ce qui
confirme les recherches menées dans d’autres
1 - Stephan R. EPSTEIN et MAARTEN Prak (éd.), régions européennes, qui ont montré l’impor-
Guilds, innovation, and the European economy, 1400- tance de la période située entre le Moyen Âge
1800, Cambridge, Cambridge University Press, et les premiers siècles de l’époque moderne.
2008.
Dans le même sens, l’ouvrage d’A. Kluge sou-
2 - Wilfried REININGHAUS (éd.), Zunftlandschaf-
ligne que les corporations étaient rarement en
ten in Deutschland und den Niederlanden im Vergleich,
Münster, Aschendorff, 2000.
position de refuser les candidats qui se présen-
taient. En conséquence, contrairement à ce
qui a été trop souvent affirmé sans preuves
Arnd Kluge sérieuses, la succession de père en fils y était
Die Zünfte plus l’exception que la règle. A. Kluge montre
Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2007, également qu’il n’y a pas suffisamment de
522 p. preuves pour soutenir que les corporations se
seraient fermées au cours du temps. En réalité,
L’ouvrage d’Arnd Kluge, Die Zünfte (Les cor- il devint de plus en plus difficile de s’installer
porations), est un livre à la fois passionnant en tant que maître indépendant après l’époque
810 et quelque peu décevant au bout du compte. des fondations de villes. Mais cette situation
COMPTES RENDUS

résulte de la mutation du contexte économique menaient des recherches poussées, notam-


plutôt que de stratégies corporatives délibérées. ment sur le statut marital exact des parents des
A. Kluge insiste en effet sur le fait qu’habituel- candidats à l’adhésion, et où la vie privée des
lement les corporations se préoccupaient sur- membres eux-mêmes se trouvait examinée de
tout des affaires urgentes et suivaient rarement près. A. Kluge nous livre une importante ana-
de véritable ligne politique. C’est pourquoi on lyse de plusieurs rituels corporatifs et fournit
ne peut pas dire qu’elles se soient opposées même cinq pages de « dictionnaire abrégé » du
de façon générale aux innovations, ni, pour la langage de rue employé par les compagnons.
même raison, qu’elles les aient systématique- La prise en compte de la dimension politique
ment accueillies. Le lien entre le développe- des corporations, souvent ignorée par l’historio-
ment des corporations et l’essor de l’industrie graphie, constitue un autre versant intéressant
moderne n’a donc rien d’évident. On pourrait de l’ouvrage. Dans certaines régions, en parti-
croire que les corporations furent essentielles culier le Sud-Ouest de l’Allemagne, les corpora-
pour les nouvelles industries parce qu’elles leur tions participaient aux gouvernements locaux.
fournirent un apport continu de main-d’œuvre Ailleurs au contraire, elles étaient étroitement
expérimentée ; cependant, affirme l’auteur, contrôlées par les autorités locales et ne dis-
industries et corporations choisirent le plus posaient que d’une mince marge d’autonomie.
souvent de coexister de manière indépendante. Ce contrôle politique ne fit que s’intensifier
Le déclin et la disparition des corporations, qui avec le temps, ce qui se confirma notamment
n’eut lieu qu’en 1873 en Allemagne, sont en lorsque les autorités tentèrent de limiter les
réalité le résultat d’un processus politique, ce festivités corporatives. Progressivement, la
qui, là encore, vient confirmer les conclusions « démocratie » corporative, si tant est qu’une
auxquelles sont parvenus d’autres chercheurs telle chose ait jamais existé, se fit moins signi-
à propos de pays voisins, notamment l’Italie et ficative. Les dirigeants des corporations ne
les Pays-Bas. furent plus élus par les membres, mais recrutés
Ceci n’est qu’un aperçu des thèmes traités par cooptation, ou tout simplement désignés
dans cet ouvrage. Le livre fournit également par les autorités. Pourtant, les corporations
des descriptions détaillées de l’apprentissage, en furent une source d’inspiration pour nombre
particulier des années de voyage que devaient d’associations bourgeoises du XIXe siècle, ainsi
entreprendre nombre d’apprentis avant de pou- que pour les syndicats ; s’il est impossible
voir s’établir de façon plus ou moins stable. Il d’établir un lien direct avec ces derniers, les
s’agit peut-être là d’une autre caractéristique corporations ont néanmoins représenté un
essentielle du système corporatif allemand, car modèle qui a fait la preuve de son influence.
si le « compagnonnage » existait en France, il Que reprocher à une telle richesse d’infor-
y était probablement moins répandu que dans mations et d’interprétations ? Ce qui frappe
le Saint-Empire et il était pratiquement inconnu surtout, c’est que l’ouvrage, comme d’autres
dans d’autres pays d’Europe occidentale. Deux travaux allemands similaires, s’efforce constam-
régions distinctes, au Nord et au Sud, détermi- ment de trouver un dénominateur commun. Il
naient des circuits de voyages séparés. Comme laisse naturellement la place à des variations
dans d’autres pays, la durée des apprentissages dans le temps et dans l’espace, mais il n’en fait
variait considérablement en fonction des cir- jamais l’objet d’une investigation systéma-
cuits commerciaux et des régions. Et comme tique. Certains chercheurs allemands, en parti-
partout, le taux d’abandon était très élevé, un culier Wilfried Reininghaus, ont suggéré qu’il
pourcentage important des apprentis n’allant pouvait y avoir des variations systématiques à
pas jusqu’au bout de leur apprentissage. Un l’intérieur des territoires allemands, variations
autre trait distinctif des corporations allemandes qui donnèrent lieu ce que l’on appelle des
semble avoir été leur obsession de l’honneur. Zunftlandschaften, ou régions corporatives 2.
Cet aspect n’était pas totalement absent dans L’auteur rejette cette idée, qu’il considère
les autres pays d’Europe de l’Ouest, mais il comme improbable (p. 86). C’est son droit le
semble avoir été bien plus marqué dans la majo- plus strict, mais cela le laisse, et nous avec
rité des villes allemandes, où les corporations lui, face à ce qui est décrit comme un phéno- 811
COMPTES RENDUS

mène homogène : les corporations allemandes Allan Potofsky


émergent, s’épanouissent puis disparaissent Constructing Paris in the age of revolution
suivant la même trajectoire, avec des diffé- Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009,
rences mineures. Le même problème concerne 345 p.
la grande ambiguïté de la contextualisation
géographique de l’ouvrage. D’après son titre Le titre ne révèle qu’en partie l’ambition du
en effet, le livre d’A. Kluge affirme traiter des livre : écrire, à partir de l’étude des constructions
corporations, sans restriction aucune. Comme des immeubles à Paris, une histoire globale,
je l’ai dit précédemment, la bibliographie révèle sociale, économique et politique de la France
pourtant qu’en dépit de quelques remarques sur de 1750 à 1815, pour critiquer les concepts
les autres pays d’Europe, l’ouvrage se concentre ordinairement employés par l’historiographie.
en priorité sur les territoires allemands. Or ce L’introduction explicite les différentes couches
choix n’est jamais articulé en tant que tel ; au du projet, comprendre que l’haussmannisation
contraire, l’auteur nous laisse croire jusqu’à la a commencé bien avant Haussmann, que le rôle
fin qu’il pourrait s’agir d’un livre sur les corpo- de l’État a été essentiel, que l’afflux d’ouvriers
rations européennes. Ce qui explique pourquoi migrants et les mutations des entrepreneurs
il a des difficultés à identifier les caracté- ont été à la base de l’évolution. La clé du livre
ristiques spécifiques du système corporatif est de suivre les tensions entre les corporations,
allemand. Lorsque ces caractéristiques sont le contrôle étatique et le marché capitaliste,
mentionnées, comme dans le passage qui « les trois rêves du commerce » qui s’enche-
concerne les années de voyage des apprentis, vêtrent et se transforment en permanence
par exemple, leur raison d’être n’est jamais sans jamais disparaître, au point où les années
analysée. Pour la même raison, les six pages qui 1830 renouent avec les préoccupations du
XVIIIe siècle. Au fil des périodes, État central,
font le tour des corporations dans les régions
extra-européennes du monde à la toute fin du entrepreneurs, financiers, ouvriers jouent sur
livre ne sont guère plus qu’une concession de les trois registres pour élaborer des équilibres
dernière minute. sans cesse renouvelés. Pour cela, l’analyse
Pour conclure, cet ouvrage peut être consi- commence par la période qui suit la guerre de
déré comme une bonne introduction à la Sept Ans. En supprimant, provisoirement, la
fiscalité de guerre, celle-ci permet l’investis-
recherche menée sur les corporations dans le
sement massif dans l’immobilier, donnant à ce
Saint-Empire. Les remarques intuitives de
secteur la seconde place dans l’économie natio-
l’auteur sur nombre de débats qui touchent
nale, après l’agriculture, contrairement à tout ce
aux questions spécifiques en lien avec les cor-
qui est dit sur la « crise » de l’Ancien Régime.
porations (germaniques tout du moins) consti-
Le ton est donné.
tuent un autre critère de l’intérêt de l’ouvrage.
Brièvement, la thèse peut se résumer en
Cependant, pour des perspectives d’analyse
un Ancien Régime qui laisse le capitalisme se
au sens large sur l’apogée et le déclin des cor-
développer, affaiblissant les corporations. Suit
porations allemandes et les corporations en
la Révolution, qui commence par assurer la
général, les historiens auront encore besoin de
liberté d’entreprendre et soutient la suppres-
se référer à d’autres travaux.
sion des corporations, avant de se convertir dans
l’étatisation des productions et du marché, la
MAARTEN PRAK défense des demandes ouvrières, le tout au
traduit par CÉCILE D’ALBIS nom des valeurs patriotiques illustrées par les
réalisations immobilières. Aboutissement et
1 - Sheilagh OGILVIE, State corporatism and proto- apogée du mouvement, l’Empire peut alors
industry: The Württemberg Black Forest, 1580-1797, réintroduire le corporatisme sous couvert des
Cambridge, Cambridge University Press, 1997. chambres syndicales, prolonger l’investisse-
2 - Wilfried REININGHAUS (éd.), Zunftlandschaf- ment d’État et consacrer la formation d’un corps
ten in Deutschland und den Niederlanden im Vergleich, d’ingénieurs qui remplace les architectes de la
812 Münster, Aschendorff, 2000. monarchie, tandis que Paris mute, annonçant
COMPTES RENDUS

les réalisations haussmanniennes du Second liée aux ventes des biens nationaux, une
Empire. Le secteur de la construction est donc embauche importante liée aux commandes
l’objet d’une attention politique qui le protège, d’État et la création d’une élite administrative
le contrôle et le soutient, créant les conditions recrutée notamment parmi les corporations.
d’une révolution industrielle « à la française », La politisation affecte les relations patrons-
moins rapide mais aussi moins traumatisante ouvriers, durcissant leurs rapports, elle favorise
que celle qui a lieu en Angleterre, tout en étant la promotion du citoyen-bâtisseur. Car la période
aussi profonde. L’auteur nous ramène là à un jacobine se lance, bon gré mal gré, dans un
débat, aujourd’hui bien oublié, mais qui dans contrôle étatique nécessaire dans un pays en
les années 1960-1970 avait déjà proposé cette guerre, qui amène un développement des
conclusion. contrôles techniques et aussi une stimulation
Ce qui est en jeu ici ce sont les façons par des projets d’embellissement de Paris. La
lesquelles les structures politiques, écono- misère des ouvriers se conjugue avec les occa-
miques, sociales du secteur de la construction sions de faire fortune, les règlements de compte
à Paris répondent aux événements et se modi- politiques s’abattent plus sur les charpentiers
fient elles-mêmes pour suivre les équilibres que sur d’autres catégories, moins impliquées
instables, même improbables, créés par chaque dans le champ politique, sur fond de recherche
régime. L’auteur ne décrit pas les activités d’une harmonie républicaine, utopie jacobine.
d’un groupe particulier, il ne détaille pas les Tout s’écroule quand le libéralisme revient, et
législations ou ne recense pas les mouvements avec lui la répression des demandes ouvrières.
sociaux, mais utilise des exemples précis pour En contrepartie, la professionnalisation des
rendre compte des capacités à agir que les métiers s’affirme. L’État se réinvestit après
différents acteurs (l’État, les patrons et les 1795 et bien entendu après 1800, après une
architectes, les ouvriers et les corporations) se disparition entre 1796 et 1798, mais surtout il
donnent en modifiant continuellement leurs crée de nouveaux cadres contraignants pour les
relations. Les conflits entre eux et les contra- ouvriers, dotés d’un livret, et pour les patrons,
dictions internes sont des occasions d’inven- également contrôlés. La contrepartie tient à la
tion de statuts ou de pratiques dans des jeux demande de main-d’œuvre entraînant la hausse
à trois qu’il convient d’interpréter au-delà des des salaires, la rationalisation des constructions,
discours et des proclamations. Il s’agit là vérita- accompagnée par l’affirmation des entrepre-
blement de l’originalité du livre que de consi- neurs et des ingénieurs.
dérer un mouvement, une production saisie On pourra reprocher à l’auteur certaines rapi-
dans sa marche, ce que signale le constructing dités de jugement sur la politique révolution-
du titre. naire, en attribuant par exemple à Robespierre
Une autre lecture de la trame du livre est une responsabilité trop grande dans l’imposition
possible autour des occasions données à chaque de la raison d’État. Ou de laisser le lecteur sur
groupe d’acteurs. Si les dernières années de la sa faim lorsque des grands noms apparaissent
monarchie sont marquées par une critique des trop fugitivement (Pierre-François Palloy en
corporations, facilitée par une demande impor- est l’illustration). On peut regretter que le livre
tante de bâtiments, en retour, la médiocrité des ait peu discuté les traditions historiographiques
constructions inquiète, provoque des rassem- franco-françaises sur l’évolution économique
blements d’ouvriers mal payés, si bien qu’après ou la naissance du monde ouvrier, évoquées
quelques années de trouble, le milieu se ré- pourtant dans la bibliographie. Le déplacement
organise autour du retour du pouvoir patronal du regard sur des épisodes déjà bien connus,
et de l’invention de la grève, les grévistes étant mais pas approchés ainsi, aurait mérité qu’il
parfois soutenus de fait par le lieutenant de soit théorisé davantage. Mais outre le plaisir
police. Dans cette perspective, ceci n’a rien de des photographies de bâtiments d’époque qui
paradoxal, puisqu’il ne s’agit pas de conflits agrémentent la démonstration, celle-ci est
de classes, mais de jeux d’acteurs. Entre 1789 stimulante, remettant en cause la fixité des
et 1793, la liberté du commerce et les crises catégories pour faire voir les transactions et les
financières sont compensées par une relance inventions. L’ouvrage démontre l’intérêt d’une 813
COMPTES RENDUS

approche « culturelle » des dimensions éco- du livre concerne les institutions de l’inven-
nomiques et sociales, et permet de résoudre des tion. L’histoire des brevets commence par la
contradictions qui n’existent qu’en fonction reconnaissance du droit naturel de l’inventeur
des outils utilisés pour approcher la complexité en 1791, supprimant le jugement académique.
des sociétés. La France devient l’un des États où l’examen
préalable est banni de la législation. Une
JEAN-CLÉMENT MARTIN deuxième loi en 1844 réaffirme ce principe
jusnaturaliste et améliore l’accès au droit en
rendant le brevet moins onéreux et en ins-
Gabriel Galvez-Behar taurant une politique de veille technologique
La république des inventeurs. Propriété (le Conservatoire national des arts et métiers
et organisation de l’innovation en France, conserve et doit publier les brevets arrivés à
1791-1922 échéance). La démocratisation de l’invention
Rennes, Presses universitaires de Rennes, est en cours, appuyée sur une série de « corps
2008, p. 352. intermédiaires » dont l’auteur offre une étude
précise – sociétés d’encouragement, exposi-
Ce livre constitue la première véritable étude tions, bureaux et corps techniques. Le système
de fond consacrée à la fois à l’histoire de favorise la promotion de l’« inventeur auto-
l’activité inventive et du système des brevets nome », terminologie que l’auteur préfère à
en France, au cours d’un long XIX e siècle celle d’« inventeur indépendant », de manière
commençant avec la loi fondatrice de 1791 et à insister sur l’importance des ressources collec-
finissant avec la création de l’Office national tives dans les capacités d’initiative des inven-
des recherches scientifiques et industrielles teurs.
et des inventions (ONRSII) en 1922. Destinée Dans quelle mesure ce modèle perdure-t-il
à soutenir « les inventeurs sérieux, les savants durant la deuxième industrialisation ? Dans la
isolés, les ouvriers, [...] tous ces modestes chez partie suivante, G. Galvez-Behar montre que
qui peut souffler la flamme du génie » (p. 289), la fin du siècle voit un renforcement de ce sys-
cette instance est emblématique de la vigueur tème. L’étude des inventions brevetées révèle
d’un modèle inventif fondé sur l’inventeur le poids des biens de consommation ; les agents
indépendant et des enjeux politiques qu’il en brevets, la presse et les associations d’inven-
recouvre. C’est du moins le point de vue de teurs jouent un rôle croissant dans l’organisation
Gabriel Galvez-Behar. de l’activité inventive ; les grandes entreprises
Cette approche n’allait pas de soi. L’auteur intensifient les collaborations avec les « inven-
rappelle dans l’introduction la relative indiffé- teurs autonomes ». L’auteur montre que c’est
rence pour l’histoire des inventeurs en France, l’expertise technique acquise par certaines
en partie due à la dichotomie schumpeterienne firmes, par exemple Schneider, qui rend pos-
entre invention et innovation et à l’attention sible l’acquisition de licences et le contrôle de
portée à l’innovation, vue comme le ressort de petites entreprises innovantes. L’organisation
la croissance économique. Les entrepreneurs de la recherche dans les entreprises françaises
ont ainsi éclipsé les inventeurs dans l’historio- diffère ainsi nettement de celle des labora-
graphie française. G. Galvez-Behar souligne toires allemands. Mais le nombre croissant des
également l’image péjorative de l’inventeur en brevets, le caractère décentralisé de l’invention
France qui ne bénéficie pas de l’héroïsation et la multiplicité des « corps intermédiaires »
qui se déploie alors dans l’Angleterre victo- forment un contexte dans lequel la valeur du
rienne 1. Les inventeurs français ne cessent de brevet est très incertaine. Des progrès ont lieu
revendiquer la reconnaissance du corps social sous la pression internationale, en lien notam-
et l’accès au droit, condition d’une démocrati- ment avec le brevet prussien (1877) qui favorise
sation de l’invention voulue par la Révolution les besoins de la collectivité et des industriels.
française mais difficile à instaurer dans les faits. À la suite de l’Union de Paris (1883), une coor-
La démonstration est méthodique et s’appuie dination internationale s’ébauche, dont l’un
814 sur un plan chronologique. La première partie des effets est le progrès de l’information par
COMPTES RENDUS

la publication hebdomadaire des brevets. Mais aux inventeurs avec la création de l’ONRSII dans
cette politique ne fait pas l’unanimité tant la le droit fil du modèle préconisé par Painlevé.
diffusion élargie constitue aussi une menace Dans ce livre, G. Galvez-Behar évite ainsi
pour l’inventeur, comme le soulignent les agents deux écueils. Loin de suivre un modèle linéaire
en brevets, actifs soutiens du caractère démo- conduisant de l’inventeur indépendant à
cratique de l’invention. L’urgence des réformes l’invention internalisée, il ne cherche pas non
ne va pas sans débat ou confusion. plus de manière empirique à retracer les ten-
La troisième partie du livre est consacrée dances de l’activité inventive par l’usage des
au réformisme sous l’influence des socialistes statistiques de brevets. Il adopte une démarche
au gouvernement. Alexandre Millerand, en ouverte, puisant dans les approches constructi-
charge du commerce et de l’industrie, crée vistes et conventionnalistes sans perdre de vue
l’Office national de la propriété industrielle la question clé, celle de l’autonomie politique,
(ONPI) en 1902 et lance la publication intégrale qu’a pu recouvrir l’acte inventif et donc son
des brevets en cours de validité. Mais la réforme caractère intrinsèquement civique et républicain.
de fond reste en suspens du fait de vives ten- Après Christine MacLeod pour l’Angleterre et
sions concentrées sur l’examen préalable, une Zorina Khan pour les États-Unis 2, G. Galvez-
procédure à laquelle s’opposent les agents en Behar fournit une étude excellente du cas fran-
brevets mais que désirent les industriels. Le çais. Les brevets sont enfin analysés comme
débat reflète la montée des prises de brevets composantes d’une histoire de l’organisation
par les entreprises concentrées qui en font de l’invention et du sens donné au progrès
un outil privilégié de croissance, à l’instar de technique par les instances de la République.
Schneider qui développe un service interne
de propriété industrielle, faisant de l’invention LILIANE PÉREZ
« une question d’organisation » (p. 234). Cepen-
dant les associations d’inventeurs déploient un 1 - Christine MACLEOD, Heroes of invention:
activisme sans relâche au profit de « l’inven- Technology, liberalism and British identity, 1750-1914,
teur autonome ». Elles doivent aussi faire face Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
aux scientifiques qui commencent à invoquer 2 - Christine MACLEOD, Inventing the industrial
une nécessaire rationalisation de l’activité revolution: The English patent system, 1660-1800,
Cambridge, Cambridge University Press, [1988]
inventive. L’invention devient « une question
2002 ; Zorina B. KHAN, The democratization of inven-
sociale ». Avec la guerre, elle entre pleinement
tion: Patents and copyrights in American economic
dans l’agenda politique. development, 1790-1920, Cambridge, Cambridge
La dernière partie du livre traite des enjeux University Press, 2005.
politiques de l’invention pendant la Première
Guerre mondiale et de la mise en place d’une
politique nationale de l’invention dans les François Jarrige
années 1920. Si les inventeurs ne sont pas Au temps des « tueuses de bras ». Les bris
héroïsés, ils sont considérés comme « de bons de machines à l’aube de l’ère industrielle,
ouvriers de la Défense nationale » (p. 254). Ils 1780-1860
reçoivent l’appui de Paul Painlevé, qui fait Rennes, Presses universitaires de Rennes,
l’éloge de l’utilité de la science et appelle à 2009, 369 p.
coordonner les efforts pour stimuler « l’esprit
d’invention » (p. 262). D’autres savants, tel En s’attaquant à l’histoire des bris de
Henry Le Chatelier, plaident pour une orga- machines, François Jarrige procède à une salu-
nisation centralisée et scientifique de l’inven- taire destruction de positions historiographiques
tion. L’intérêt déborde les enjeux militaires. empreintes de lieux communs devenus irrece-
Non seulement le traité de Versailles « construit vables. L’histoire sociale qu’il propose ici se
les cadres du prélèvement de la propriété intel- veut analyse et non jugement. Fondé sur des
lectuelle allemande » (p. 276), mais la France sources primaires pour la France et, de manière
modernise son institution centrale, l’ONPI, qui plus limitée, pour la Belgique, l’ouvrage pro-
devient indépendante, et renforce le soutien pose une comparaison intéressante avec le 815
COMPTES RENDUS

pays du général Ludd et du capitaine Swing, métier possédant un savoir-faire peuvent pro-
l’Angleterre, étudiée à travers la seule produc- tester contre le machinisme, si aucune solution
tion historiographique. On est bien ici dans de remplacement n’est proposée pour leur
une histoire des résistances telle que suggérée fournir un revenu. Les femmes sont à l’occa-
par Ernest Labrousse. Les trois axes de sion en première ligne dans cette protestation.
l’ouvrage – processus de l’industrialisation, Cela posé, F. Jarrige relativise globalement le
formes de la résistance, positions idéologiques – phénomène des bris de machines : à la diffé-
évitent de tomber dans le piège d’une illusoire rence de l’Angleterre, touchée par de vastes
chronologie, même si celle qui est au cœur de et violentes protestations populaires, la France
l’étude inscrit son objet dans une périodisation n’a en définitive enregistré que des mouve-
intéressante, rompant avec les traditionnelles ments de peu d’ampleur géographique, chrono-
coupures académiques. logique et sociale. L’auteur rappelle également
Précise, parfaitement documentée, la pre- qu’à côté des formes violentes de protestation,
mière partie offre un panorama des mutations il existe tout un répertoire gradué d’actions,
technologiques, de leur zone de réception et dont la pétition aux autorités ou la mise en
de leurs effets humains. Parmi de nombreux interdit d’un patron utilisateur de machines.
chiffres fournis par l’auteur, retenons celui-ci : La conjoncture socio-économique joue alors
en 1810, l’Angleterre compte 250 000 tisse- un rôle central, mais aussi le contexte local : la
rands ; en 1860, 3 000. Les corps de métiers les réputation du patron constitue un facteur non
plus concernés par l’emprise grandissante de négligeable dans les entreprises de concilia-
la machine, érigée en ennemi absolu lorsqu’elle tion des points de vue.
est perçue comme une remise en cause d’une À cette limitation de la violence anti-
activité et d’un statut, sont passés en revue. La machine, il y a plusieurs raisons qu’envisage
chronologie de la résistance s’articule à l’occa- la troisième partie. Tout d’abord, des positions
sion avec des ruptures politiques (1830, 1848) divergentes face aux machines (affranchisse-
et des crises économiques, comme celle du ment ou asservissement ?), y compris dans le
milieu du XIXe siècle, de dimension européenne camp du socialisme associationniste ou de la
et aux effets dévastateurs, accentuant le res- presse ouvrière. De L’Atelier aux icariens, on
sentiment contre les « tueuses de bras ». Les chante les louanges de la machine qui n’est
régions à chômage endémique, marquées par mauvaise que dans un mauvais système de pro-
les premiers effets du déclin des activités agri- duction. De cela tant Robert Owen qu’Étienne
coles, et les régions mono-industrielles sont les Cabet sont persuadés, tout comme les dis-
plus sensibles à l’introduction des machines. ciples de Claude de Saint-Simon et de Charles
Avec une grande finesse d’analyse, F. Jarrige Fourier, qui envisagent la machine comme
présente un monde ouvrier pré-industriel qui, l’instrument de l’affranchissement du tra-
loin d’être une entité unique, se compose de vailleur. Quant à Karl Marx, il voit dans le bris
multiples strates pour qui la machine peut de machines une simple étape de la prise de
devenir un problème – mais aussi, à l’occasion, conscience par la classe ouvrière de son asser-
une solution. vissement. On ne s’étonnera pas que la majorité
La deuxième partie, plus courte, offre une des économistes libéraux, de Jean-Baptiste
étude serrée de la grammaire des résistances Say à Adolphe Blanqui en passant par Frédéric
ouvrières, présentées comme relevant des Bastiat, chante les louanges de la machine. Le
« multiples formes de résistances locales au camp du refus recrute quant à lui dans l’uto-
capitalisme » (p. 147). Toutefois, précise pisme réactionnaire (Louis de Bonald, Louis
F. Jarrige, non seulement il n’existe pas de Veuillot), parfois dans le catholicisme social.
front commun des ouvriers face au machi- Mais, outre la répression policière et judiciaire,
nisme, mais, de plus, beaucoup s’inscrivent variable suivant les cas, avec une aggravation
dans la mythologie de l’entreprise individuelle, des sanctions infligées aux meneurs des destruc-
certes menacée par les « gros ». L’auteur tions sous la monarchie de Juillet, une vigou-
montre avec pertinence que les travailleurs les reuse entreprise de pédagogie de la machine
816 moins qualifiés aussi bien que les gens de est organisée, recrutant ses acteurs au sein des
COMPTES RENDUS

académies et autres sociétés savantes ou du sation. Il faut donc remercier F. Jarrige d’avoir
patronat et de ses organes de presse. produit un livre qui fera date et dont on espère
Dense et remarquablement informée, cette qu’il aura des prolongements historiographiques.
étude laisse toutefois en suspens quelques
éléments de réflexion. Ainsi de la position de JEAN-CLAUDE CARON
l’Église, à travers les autorités religieuses, dont
les opinions sur les machines auraient pu être
exposées : la presse catholique en particulier Cédric Perrin
est peu prise en compte et les mandements Entre glorification et abandon. L’État
des évêques sont ignorés. Sur un registre compa- et les artisans en France, 1938-1970
rable, si la presse ouvrière constitue une source Paris, Comité pour l’histoire économique
majeure de l’étude, elle ne prend pas assez et financière de la France, 2007, XIII-519 p.
en compte les brochures et autres productions
comparables, au ton souvent doloriste, tradui- L’histoire économique et sociale a longtemps
sant la plainte de la « classe ouvrière » face à postulé le déclin continu de l’artisanat dans
la machine-ennemie. De même, les « grands la France du XXe siècle. Mais si l’on disposait
témoins » ne sont-ils pas ou sont-ils peu convo- d’analyses portant sur le syndicalisme profes-
qués, de Jules Michelet à Victor Hugo, en pas- sionnel des artisans (entre autres par Bernard
sant par Alexis de Tocqueville ou Louis René Zarca et Steven Zdatny), la démographie des
Villermé, ce dernier étant à peine mentionné. artisans et la politique menée par l’État face
On pourrait en dire autant de la nébuleuse à cette catégorie de travailleurs restaient mal
républicaine assez rapidement traitée, à tra- connues. C’est cette question qu’aborde, avec
vers l’évocation de quelques noms (Godefroy le recours de nouvelles archives, Cédric Perrin
Cavaignac, Armand Marrast). Quid, également, dans ce livre issu de sa thèse de doctorat sou-
des Expositions universelles – au moins celle tenue en 2001. Centrée sur l’action publique
de 1855 – et des expositions industrielles et envers les artisans, la recherche utilise les
commerciales qui parsèment la période comme sources du ministère de l’Industrie, du minis-
éléments de pédagogie de la machine ? tère des Finances et du Commissariat général
L’argument de « l’actualité » d’un ouvrage du Plan en les complétant par deux études
historique est d’autant plus contestable qu’il régionales sur le registre des métiers et par le
prend l’allure d’une contrainte, voire d’une recours aux archives bancaires. La période cou-
injonction. Refusant de jouer cette carte, si ce verte est celle, au-delà des ruptures politiques
n’est dans la conclusion – celle-ci étant par majeures, du développement des politiques
ailleurs un peu rapide –, F. Jarrige n’en produit publiques et du changement de rôle de l’État
pas moins un livre qui pose, pour ses contem- dans l’économie ; elle correspond aussi aux
porains, une série de questions majeures, dont variations de la définition de l’artisanat et aux
celle-ci : comment une société réagit-elle face mutations des règles fiscales concernant cette
à l’innovation technique ? Il n’est nul besoin profession.
d’insister sur ce point pour en démontrer Après de nombreux débats, la loi du 27 mars
l’actualité permanente. La machine constitue 1934 a défini l’artisanat en employant un seuil
toujours un point d’affrontement, comme en quantitatif : un artisan, en dehors de sa propre
témoignent de nombreux cas de délocalisation famille, ne peut pas employer plus de dix compa-
industrielle récents, entre déménagements gnons et apprentis – seuil abaissé à cinq en
nocturnes de l’outil de production par des 1938 ; la même loi a créé le registre des métiers.
patrons sans scrupule et étroite surveillance Avec cette source complétée par d’autres infor-
d’outils de travail érigés par les ouvriers comme mations, C. Perrin propose une démographie
garants de la pérennité de leur emploi. Plus et une sociographie des artisans français à la
qu’une archéologie de ce conflit aux résur- veille de la Seconde Guerre mondiale. Il montre
gences périodiques, cet ouvrage nous incite à qu’en 1938 trois secteurs regroupent la majo-
réfléchir sur la fonction et la nature du travail rité des artisans : l’alimentation, la confection
au sein de sociétés en voie de désindustriali- et le bâtiment. Avec la défaite, le régime du 817
COMPTES RENDUS

maréchal Pétain veut faire de l’artisanat un des vité ou les formes d’équipement et d’inves-
éléments de régénérescence de la France. Ce tissements. L’analyse du rôle de l’État sur
point, très présent dans les discours, se traduit la période des trente glorieuses montre que
par la création du service de l’artisanat en pour beaucoup d’acteurs politiques et éco-
novembre 1940 pour lequel Jean Bichelonne nomiques l’artisanat relève dans son ensemble
nomme à sa tête l’ingénieur Pierre Loyer, de l’archaïsme. L’action de l’État se résume
collaborateur zélé. L’activité de ce service alors le plus souvent à une réaction dans le
achoppe sur la réalité des pénuries et des cadre de crises liées aux mouvements contes-
demandes de l’occupant. Les blocages du tataires menés par Pierre Poujade puis par
régime (souvent montrés pour d’autres aspects Gérard Nicoud. Le format d’édition dans la
de ses politiques économiques et sociales) sont collection du Comité pour l’histoire éco-
ici criants et les organigrammes d’institutions nomique et financière de la France permet
ne révèlent que rarement les pratiques admi- d’accéder à de nombreuses données avec des
nistratives réelles. annexes et un texte très précis – ce dernier
À la Libération, la population artisanale aurait cependant parfois gagné à être davan-
semble connaître un apogée mais celle-ci, due tage repris pour apparaître peut-être moins
pour une part à la conjoncture, ne peut cacher répétitif.
d’importantes faiblesses (l’auteur signale briève-
ment l’enjeu de la protection sociale appliquée ALAIN CHATRIOT
aux professions indépendantes). Face à cette
situation difficile, l’État hésite sur les moyens
de réformer l’artisanat. La petite administra- Jason Scott Smith
tion est épurée et ses structures ne sont que Building New Deal liberalism: The political
partiellement maintenues. Le crédit artisanal economy of public works, 1933-1956
connaît un essor limité. Mais la fiscalité reste New York, Cambridge University Press,
complexe et les relations entre l’État et la pro- 2006, XIV-283 p.
fession parfois hostiles. Le pouvoir grandissant
du ministère des Finances renforce une poli- Le 13 juin 1936, Georges Boris, conseiller de
tique peu favorable à l’artisanat. Les artisans Léon Blum, s’enthousiasme sur un ton quelque
de plus ont du mal à trouver, au-delà des dis- peu emphatique lorsqu’il visite le pays : « de
cours de principes, des soutiens efficaces au l’autre côté de l’Atlantique, un peuple renaît
Parlement. D’abord absents du Commissariat à la vie sans qu’il ait fallu le nourrir d’une
du Plan, ils parviennent à obtenir en 1956 la mystique de violence ». Le livre de Jason Scott
création d’une commission de l’artisanat, qui Smith permet de mieux comprendre l’enthou-
joue un rôle dans la préparation de différentes siasme de la future éminence grise de Pierre-
réformes dont celles qui concernent le crédit Mendès-France. Après les attaques multiples
artisanal et la fiscalité. La place accordée par des historiens de la Nouvelle Gauche dans
C. Perrin à la question fiscale pour les artisans les années 1960 et 1970 contre la frilosité des
montre tout l’intérêt de l’étude politique et éco- réformes de Franklin Delano Roosevelt, l’ou-
nomique de la question des impôts comme l’ont vrage s’inscrit dans une veine historiographique
récemment montré à partir d’autres exemples réhabilitant le New Deal. La politique des
de l’histoire française contemporaine les tra- grands travaux véhicule une conception inédite
vaux de Frédéric Tristram et Nicolas Delalande. du rôle de l’État et s’appuie sur le monde ouvrier
Le suivi rigoureux de la démographie arti- blanc, au détriment des Afro-Américains et des
sanale permet à l’auteur de conclure à propos femmes. Dans un livre dense et à l’écriture
de l’artisanat que « la conception courante de aride, J. Smith réintègre des problématiques
son déclin [...] relève largement du préjugé » genrées et racialisées dans un récit traditionnel
(p. 449). La valeur d’équilibre de l’artisanat d’une agence bureaucratique : la Works Progress
dans la France du XXe siècle se situe autour de Administration (WPA).
800 000 personnes. Mais des mutations existent, Après quelques hésitations initiales, comme
818 en particulier concernant les secteurs d’acti- l’évoque l’auteur, les libéraux (liberals) acceptent
COMPTES RENDUS

de renforcer les pouvoirs de l’État centralisé 1. gation permet aux élus locaux de revendiquer
Si la proposition était encore diffuse dans le aisément un bilan flatteur afin de faciliter leur
programme électoral de 1932, elle devient une réélection. Plus encore, l’administration fédérale,
réalité dès l’arrivée de Roosevelt à la Maison- par le biais de la Public Works Administration,
Blanche. Cette décision ne va pas de soi. Le tente de rénover l’habitat urbain dans les quar-
New Deal opère une translation inédite du tiers défavorisés. Les ambitions culturelles sont
pouvoir en direction du pouvoir exécutif et également présentes. De façon inédite dans
de l’administration washingtonienne. Si le le contexte américain, les libéraux au pouvoir
terrain avait été préparé par Herbert Hoover, espèrent développer les modes de partage de
Roosevelt donne une dimension nouvelle à la la culture. « Du poulet dans chaque marmite
machine étatique et à son champ d’interven- et des beaux-arts dans chaque foyer », tel est le
tion. Ce « foisonnement » de l’État, caractéris- slogan de la WPA. Financé par la WPA, le Federal
tique des temps de crise, comme Fabienne Theater Project emploie des artistes au chô-
Bock l’a bien montré pour la France au cours mage. Le Federal Writers’ Project demande à
de la Première Guerre mondiale, se met pro- des écrivains de rédiger des guides de chacun
gressivement en place. La rupture est d’impor- des États américains. Sponsorisé par la WPA, le
tance : l’État et sa bureaucratie sont conçus Federal Musical Project multiplie les projets
comme des instruments d’émancipation et musicaux dans le pays. En 1936, l’organisme
de libération des individus. L’accumulation compte 15 000 personnes. Entre 1935 et 1939,
d’agences, aux sigles bien circonscrits, dit bien il dépense plus de 50 millions de dollars :
cette croyance, un rien naïve, dans les « capa- 36 000 concerts sont organisés qui réunissent,
cités » de l’État. Le New Deal se caractérise selon les estimations, plus de 36 millions de
par une conception un rien mystique de l’État. personnes !
En 1937, Thurman Arnold demande aux Toutefois, comme le déplore J. Smith, cet
Américains de développer une véritable reli- activisme politique ne remet pas en cause les
gion du gouvernement ; un an plus tard, James hiérarchies raciales du temps. Les grands tra-
Landis, qui préside de 1935 à 1937 aux destinées vaux emploient et servent principalement les
de la Securities and Exchange Commission, ouvriers blancs. Même s’il nuance les critiques
évoque dans son ouvrage The administrative genrées pour ne pas affaiblir son propos, J. Smith
process la nécessité de créer davantage d’agences rappelle que les programmes mis en place par
gouvernementales pour régler les affaires de la le New Deal sont le plus souvent favorables à
nation, car il n’existe pas de « supermen » pour la restauration du modèle familial traditionnel.
résoudre les difficultés quotidiennes de l’État 2. Faut-il en être surpris de la part d’une adminis-
Face au maintien d’un niveau élevé de tration et d’un président qui instaurent la fête
chômage, Roosevelt met en place en 1935 la des pères en 1935 ? Des États passent des lois
WPA, qui reçoit une dotation globale de 3,3 mil- interdisant l’embauche de femmes mariées.
liards de dollars. Elle finance alors des projets Les agences du New Deal rechignent à accorder
de travaux publics dans la totalité des comtés des aides aux femmes en situation de chômage.
du pays, soit 3 068 sur 3 071. La Tennessee Le système mis en œuvre par l’Agence de
Valley Authority et le Boulder Dam incarnent sécurité sociale ne couvre pas les femmes, les
parfaitement les ambitions de cette politique domestiques et les servantes. Les discussions
de grands travaux. Créée en 1935, la WPA fait au coin du feu (fireside chats) de Roosevelt par-
construire plus de 480 aéroports, 78 000 ponts ticipent de cette construction morale et pater-
et environ 40 000 bâtiments publics. Les tra- naliste. Beaucoup de libéraux préfèrent que
vaux publics, financés par le gouvernement les femmes reprennent toute leur place au foyer
fédéral, sont visibles dans l’ensemble du pays, pour éviter des tensions dans le monde du
rapprochant l’État des citoyens ordinaires. travail. Comme l’écrit fort justement l’histo-
Déléguant aux pouvoirs locaux la gestion finan- rienne Alice Kessler-Harris, « les femmes, aux
cière, l’administration évite de trop heurter yeux de beaucoup, méritaient la protection de
les sentiments anti-étatiques de la population l’État pour un traitement juste et équitable
américaine. La méthode est habile : la délé- au travail précisément car elles possédaient 819
COMPTES RENDUS

peu de droits à travailler 3 ». Ce choix de privi- de longue date. Les biographies de personna-
légier les grands travaux de construction est lités patronales, les recherches consacrées aux
également porteur d’une conception singu- grandes entreprises, aux conflits sociaux, voire
lière de la société. L’industrie du bâtiment est à la politique économique, ne pouvaient l’igno-
connue pour être un bastion du monde ouvrier rer. Restait cependant à analyser le fonction-
masculin et blanc. nement de l’ UIMM , son recrutement et les
In fine, J. Smith évoque la pérennité de ce stratégies poursuivies par ses responsables
modèle d’économie politique, aux ramifications tant en interne qu’en externe. C’est ce à
sociales et culturelles évidentes, bien après les quoi s’emploie Danièle Fraboulet, grâce à des
années 1930. Combattu par les groupes sociaux archives inédites et sur une période de près
qui n’en bénéficient pas (les femmes, les Afro- de cinquante ans. En retraçant la genèse et le
Américains) et les conservateurs qui en refusent développement de l’UIMM, elle ne se cantonne
les prémisses, ce modèle s’effrite progressive- pas à écrire l’histoire d’une « organisation ».
ment tout au long des années 1950. Sans être Elle se situe au croisement des histoires écono-
forcément novatrice, cette lecture pondérée mique, politique et sociale de la période qu’elle
du New Deal aide à mieux comprendre renouvelle sur bien des points.
l’enthousiasme des contemporains pour le Quand les patrons s’organisent se compose
New Deal et à nuancer les déceptions tardives de quatre parties d’égale importance. La pre-
des historiens qui en racontèrent les déboires mière rappelle les origines de l’organisation,
ultimes et les limites intrinsèques. décrit son évolution et la sociologie de ses diri-
geants entre 1900 et 1939. Elle se conclut par
ROMAIN HURET deux monographies présentant les chambres
régionales de Paris et de Lyon. Certains des cli-
1 - Aux États-Unis, le terme de libéral a une vages qui affectent l’organisation apparaissent
connotation différente et signifie « réformateur ». nettement : producteurs de métaux contre
2 - James M. LANDIS, The administrative process, transformateurs ; grandes entreprises contre
New Haven, Yale University Press, 1938, p. 24-25. petites ; patrons propriétaires contre managers.
3 - Alice KESSLER-HARRIS, In pursuit of equity:
Tous jouent à plein lorsque l’UIMM se divise
Women, men and the quest for economic citizenship in
face au Front populaire et que certains patrons
20 th century America, Oxford, Oxford University
familiaux se rebellent contre leur direction.
Press, 2001, p. 21. Les italiques sont dans l’original.
La deuxième partie « sort » le lecteur de
l’organisation pour l’emmener sur les diffé-
Danièle Fraboulet rentes scènes où l’UIMM tente de convaincre.
Quand les patrons s’organisent. Stratégies On découvre ainsi l’extraordinaire réseau de
et pratiques de l’Union des industries connivences qu’elle est parvenue à tisser dans
métallurgiques et minières 1901-1950 la presse, les relais dont elle dispose auprès des
Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires pouvoirs publics et son rôle structurant dans
du Septentrion, 2007, 370 p. l’univers des organisations patronales. Entre
(avec cédérom). les deux premières parties, un chapitre fait le
lien et traite des sociabilités, analysées par
L’Union des industries métallurgiques et l’auteure dans la lignée de travaux classiques
minières ( UIMM) occupe une place centrale d’histoire sociale (Christophe Charle) ou de
parmi les organisations patronales françaises. sociologie (Pierre Bourdieu et Monique de
Peu connue du grand public avant qu’un scan- Saint-Martin).
dale ne la mette sur la sellette à l’automne La troisième partie lui fournit l’occasion de
2007, elle n’avait suscité jusqu’à présent que très revenir sur certains des grands débats sociaux
peu de travaux universitaires. Émanant d’un de la première moitié du XXe siècle : la régu-
secteur au cœur de la dynamique économique lation du marché du travail, la réglementation
de la fin du XIXe siècle aux années 1960, elle du temps de travail et l’assistance (assurances
a pourtant largement façonné la « politique du sociales, hygiène, jardins ouvriers, médecine
820 patronat ». Cette influence était certes établie du travail), que l’on voit appréhendées tant du
COMPTES RENDUS

point de vue patronal que de celui de la pro- naux et un dictionnaire des permanents des
duction législative. Le développement consa- organisations. Un petit « Maitron » en quelque
cré à « la gestion des conflits » se révèle peut- sorte, dont on imagine combien il a été diffi-
être un peu moins convaincant : il reprend en cile à constituer. Le livre aide, enfin, à décryp-
effet certains éléments exposés plus tôt dans ter certains enjeux des luttes qui se livrent
l’ouvrage à propos de la « connaissance de aujourd’hui dans le syndicalisme patronal. Il
l’adversaire » (la CGT, les communistes, etc.). rappelle pourquoi et comment la métallurgie,
En revanche, la quatrième partie du livre au sens large du terme, a longtemps dominé
s’avère très novatrice et en phase avec les l’économie nationale. Elle décline aujourd’hui
nombreux et récents travaux portant sur au profit des services qui sont parvenus à
l’économie française durant la Seconde Guerre s’arroger la direction du mouvement patronal.
mondiale. D. Fraboulet fait le point sur le
comportement des dirigeants de l’ UIMM et FRANÇOIS DENORD
examine la place de leur organisation dans la
mobilisation industrielle, dans la politique
économique et sociale du régime de Vichy et à Jacques Girault
la Libération. L’UIMM apparaît, de fait, comme Pour une école laïque du peuple ! Instituteurs
l’un des pivots de la politique de l’État français. militants de l’entre-deux-guerres en France
D’abord parce qu’ayant échappé à la dissolu- Paris, Éditions Publisud, 2009, 492 p.
tion qui a frappé la Confédération générale du
patronat français (CGPF), elle demeure l’inter- C’est à un « long retour mémoriel » que nous
médiaire incontournable entre les pouvoirs convie Jacques Girault dans cet ouvrage très
publics et les entreprises. Ensuite parce que dense qui mêle 69 tableaux statistiques à de
non seulement ses dirigeants jouent un rôle très nombreux extraits d’entretiens et livre
de premier plan dans l’économie dirigée du les résultats d’une grande enquête nationale
régime (au sein des comités d’organisation commencée dans les années 1970. La filiation
notamment), mais aussi parce qu’ils sont égale- avec les travaux devenus classiques de Jacques
ment très investis dans les différents cénacles où Ozouf sur les instituteurs de la Belle Époque
s’élabore sa philosophie sociale. Étonnamment, est évidente, et revendiquée par l’auteur dès
cette proximité avec le pouvoir et sa Charte du l’introduction 1. J. Girault situe également cette
Travail ne constitue pas réellement un handi- enquête – soutenue par le Syndicat national
cap pour l’UIMM après la Libération. Plusieurs des instituteurs et la Mutuelle générale de
de ses membres se hissent même d’ailleurs à l’Éducation nationale – dans le prolongement
la tête du Conseil national du patronat français d’une recherche personnelle plus localisée sur
(CNPF) qui fait ses premiers pas en 1946. les enseignants du Var, une continuité qui n’est
L’étude de D. Fraboulet s’arrête à la fin sans doute pas étrangère à l’attention portée
des années 1940. La construction de l’ouvrage, aux spécificités départementales du syndica-
davantage thématique que chronologique, lisme enseignant.
aurait peut-être pu permettre d’élargir encore Au fondement de l’analyse figurent les
la période couverte. Le livre n’en est pas moins résultats de deux questionnaires envoyés à
une somme. Il vient profondément enrichir 1 600 instituteurs et institutrices et dont 624
l’histoire, souvent délaissée, des organisations ont été retenus (sur 800 réponses), complétés
patronales. Comme leurs homologues ouvrières, par de nombreux entretiens réalisés auprès
elles s’avèrent pourtant de formidables obser- d’anciens responsables syndicaux. Le recours à
vatoires permettant d’articuler étude du local la mémoire des acteurs dans toute leur diversité
et du national, des représentants et des repré- est assumé, et les questions méthodologiques
sentés, de l’acteur collectif et de ses publics. posées par l’utilisation de ces sources précisé-
Quand les patrons s’organisent offre, en outre, une ment explicitées. La confrontation aux maté-
documentation de premier choix : l’auteure a riaux plus classiques que sont la presse et
joint à l’ouvrage un cédérom qui contient, entre les archives syndicales permet en outre, au fil
autres, un dictionnaire des dirigeants patro- de l’enquête, de mettre en perspective les 821
COMPTES RENDUS

témoignages cités. La documentation est ainsi enseignants. Tel instituteur du Finistère déplore
exploitée au service du projet scientifique : une « histoire anecdotique, essentiellement
reconstituer l’histoire d’un groupe social pour guerrière et orientée, qui ne laissait que peu de
en montrer l’unité mais, plus encore, la diver- part à l’existence du peuple laborieux » (p. 62) ;
sité ; laisser la parole aux acteurs et aux actrices tel autre, dans les Basses-Alpes, dénonce des
afin de se départir de toute vision globalisante programmes d’histoire « bellicistes et chauvins ».
et réductrice. La majorité s’intéresse, d’assez loin cependant,
Certes, les enseignants syndiqués ne consti- aux méthodes de pédagogie nouvelle promues
tuèrent pas toute la profession, mais le taux de par Célestin Freinet.
syndicalisation, estimé à six instituteurs sur dix Les logiques de la syndicalisation sont
à la fin des années 1930, permet de conclure aussi précisément reconstituées autour de la
à une certaine représentativité du groupe étu- date centrale de 1935 qui voit la fusion de la
dié. On notera cependant que les tableaux Fédération générale de l’enseignement (CGT)
statistiques ne portent pas toujours sur la tota- et de la Fédération unitaire (CGTU) au sein du
lité du corpus et que les femmes – qui repré- Syndicat national des instituteurs ( SNI ). Le
sentent près des deux tiers des effectifs de poids des orientations politiques et des conseils
l’enseignement primaire dans l’entre-deux- donnés par la hiérarchie en début de carrière
guerres – ne constituent que 17 % de l’échan- expliquent pour beaucoup les choix d’adhé-
tillon, un biais introduit par leur moindre sion. Les pratiques de lecture de la presse
syndicalisation prolongée par leur plus faible syndicale – départementale et nationale – sont
présence parmi les délégués syndicaux aux décortiquées et montrent l’importance de
congrès nationaux. L’École libératrice (organe officiel du SNI) ou
En neuf chapitres, toutes les dimensions de L’École émancipée (organe de la CGTU) dans
sont abordées : les origines sociales et fami- la création d’un esprit de corps. Le rôle essen-
liales ainsi que la situation conjugale, la for- tiel des instituteurs et – dans une moindre
mation, les conditions d’exercice du métier et mesure – des institutrices, plus effacées, moins
les pratiques pédagogiques, les réactions aux engagées localement en milieu rural, leur
grands événements des années 1930, les appar- action dans le renforcement de l’adhésion à la
tenances politiques, religieuses et les affinités République – par exemple au travers de l’acti-
idéologiques, la vie syndicale proprement dite. vité de secrétaire de mairie, largement répan-
Sur chaque thème, les variables d’âge, de sexe, due – sont soulignés.
d’origine sociale, d’appartenance politique sont Sans surprise, les engagements de ces
introduites, lesquelles permettent de dessiner enseignants dans de multiples associations,
et d’expliquer très finement les attitudes et les amicales, coopératives, œuvres sociales, des-
prises de position. L’ensemble des voix ras- sinent le tableau d’une génération militante,
semblées montre la complexité du groupe sans profondément attachée à l’école laïque qui
gommer une certaine homogénéité d’origine reste, pour la majorité, la seule voie possible
et de formation : issus de milieux plus élevés « d’émancipation ». La cohésion est ici
que ceux de la Belle Époque, les enseignants patente, qui se retrouve dans l’adhésion au
syndiqués de l’entre-deux-guerres concluent Front populaire, dans la lutte pacifiste qui
majoritairement des mariages endogamiques conduit la majorité à approuver la signature
(trois instituteurs sur quatre épousent une ins- des accords de Munich, dans l’engagement
titutrice) qui facilitent l’accès aux loisirs, à la résistant de la moitié des 384 instituteurs qui
voiture et aux vacances ; ils passent presque ont répondu sur cette question. Des voix
automatiquement par l’École normale et divergentes se font pourtant entendre, ainsi au
l’apprécient, même si certains la jugent inadap- moment de la guerre d’Espagne : 32 % des
tée et délivrant une formation trop « livresque ». enseignants soutiennent la politique de non-
L’un des chapitres les plus intéressants intervention décidée par le gouvernement
porte sur l’enseignement tel qu’il fut concrète- et suivie par le SNI ; 45 % – pour la plupart
ment dispensé dans les salles de classe, sur les communistes – s’y montrent hostiles et
822 références – pédagogiques et politiques – des dénoncent « un crime » contre la République
COMPTES RENDUS

espagnole. L’accumulation des témoignages, patronales ou professionnelles, porte sur la CGT


si elle procure parfois au lecteur une impres- qui est le principal syndicat concerné : cette
sion de dispersion, permet de faire ressortir attention se justifie par la quantité et la qualité
l’intensité des débats, les spécificités locales, des archives inédites ouvertes depuis quelques
la part des hésitations et des incertitudes, la années à l’Institut d’histoire sociale (IHS) et
défiance aussi de certains à l’égard de toute dans les instituts fédéraux de la CGT : encore
prise de position politique. fallait-il de ce fait le préciser plus explicitement
Au lendemain du second conflit mondial, pour éviter une confusion entre l’ensemble du
l’impression d’échec et la désillusion dominent mouvement syndical et la composante cégé-
mais ne résument pas l’opinion d’une profes- tiste 1.
sion dont certains membres se déclarent fiers Ces deux remarques préliminaires étant
de l’unité syndicale et de son action. L’enquête formulées, les interventions sont regroupées
dépasse aussi de façon ponctuelle le cadre en trois parties introduites par un spécialiste de
métropolitain et donne des éclairages sur les la question. Celle consacrée aux « Droit, corpo-
départements algériens. Complété par une ratismes, patronats et syndicalismes » (p. 21)
chronologie détaillée, une riche bibliographie permet à Michel Margairaz de souligner les
qui intègre les travaux récemment soutenus et étroites et quelquefois insolites marges de
des index, cet ouvrage est non seulement d’un manœuvres entre légal, illégal et clandestin.
apport majeur pour les historiens de l’éduca- Dans la deuxième partie qui traite des « Salariés,
tion, mais enrichit de façon plus large notre secteurs privé et public, syndicalismes » (p. 194),
connaissance de l’histoire sociale et politique Danielle Tartakowsky insiste sur le caractère
de la France de l’entre-deux-guerres. néfaste pour les fédérations de leur maintien
par le régime de Vichy. La dernière partie inti-
PASCALE BARTHÉLÉMY tulée « À d’autres échelles : espaces, indivi-
dus, syndicalismes » (p. 360) permet à Michel
1 - Mona OZOUF et Jacques OZOUF, La répu- Pigenet de souligner « la situation inimaginable
blique des instituteurs, Paris, Le Seuil, [1992] 2001, au sens le plus fort du terme » de ces « syndica-
et Jacques OZOUF, Nous les maîtres d’école. Auto- lismes de l’impossible » durant ce temps de
biographies d’instituteurs de la Belle Époque, Paris,
l’Occupation (p. 361).
Julliard, 1967.
L’ouvrage pose trois questions fondamen-
tales rendant sa lecture passionnante : quelle
Michel Margairaz est la mission du syndicalisme dans un pays
et Danielle Tartakowsky (dir.) en guerre ou occupé ? Comment réagir vis-à-
Le syndicalisme dans la France occupée vis d’un pouvoir qui veut détruire le syndica-
Rennes, Presses universitaires de Rennes, lisme dans sa substance même ? L’adversité
2008, 508 p. peut-elle être un facteur de réunification d’une
famille syndicale divisée ?
Le titre a fait l’objet d’un débat, voire d’une À la première des questions, certaines
hésitation, de la part des responsables de l’édi- interventions portant sur des syndicats profes-
tion : fallait-il l’intituler le syndicalisme légal sionnels ou patronaux répondent de manière
ou non ? Ce débat qui n’est pas anodin se jus- directe : la guerre ou la situation de pays
tifie à la lecture d’une majorité de communica- occupé ne font que renforcer la mise en place
tions pour une double raison. Les interventions, d’institutions d’une économie dirigée. D’autre
d’une part, portent essentiellement sur l’atti- part, le souci purement catégoriel de défense
tude adoptée à l’égard de la Charte du Travail, des syndiqués peut justifier jusqu’au terme
élément essentiel de la période, et sur les rela- du processus, quelle que soit la gradation des
tions des syndicats professionnels, patronaux, mesures prises par les autorités contre certaines
de fédérations, d’unions départementales avec catégories de citoyens, une présence au sein des
cette institution vichyste. D’autre part, il faut instances nouvellement créées pour défendre
convenir que l’essentiel des contributions, outre l’intérêt de la catégorie socioprofessionnelle
des communications sur des organisations concernée. Les clivages anciens entre paci- 823
COMPTES RENDUS

fistes et nationalistes se retrouvent dans les Une autre problématique a trait à la mesure
positions des uns et des autres malgré quelques de l’évolution du comportement des syndi-
conversions particulières. Les choix d’entrée calistes de la CGT dans le temps et dans ses
en résistance se font avec une priorité évidente trois composantes, les ex-confédérés, les ex-
donnée à la stratégie politique et aux réfé- unitaires et les représentants de la tendance
rences démocratiques au détriment de la « syndicats ». Pour ces derniers, l’arrivée de
défense catégorielle. Reprenant la probléma- René Belin comme ministre de la Production
tique de Ian Kershaw relative aux pressions industrielle et du Travail les conduit, dès
économiques de la guerre qui s’imposeraient juillet 1940, au participationnisme avec, pour
sur les choix idéologiques, des communica- certains, des fidélités poussées à l’extrême. La
tions soulignent la nécessité de faire face aux situation des ex-unitaires s’apprécie en fonc-
conditions déplorables par une participation au tion des rapports entre la Russie soviétique et
syndicalisme légal. l’Allemagne nazie : jusqu’au déclenchement
La réaction des responsables de la CGT de l’opération « Barbarossa » le 22 juin 1941,
devant les projets vichyssois de réglementa- la position des ex-unitaires est pour le moins
tion, notamment dans le cadre de la Charte du incertaine. Certes, le manifeste des Douze du
Travail, ne peut se comprendre que dans le 15 novembre 1940 comportant 9 cégétistes et
rapport à la chronologie. Dès que le pouvoir 3 syndicalistes chrétiens trace bien un sentier,
dissout les confédérations en août 1940, les certes dans le bassin minier du Nord-Pas-de-
responsables cherchent à limiter l’impact en Calais une grève largement suivie est conduite
prônant une présence dans les instances qui dès mai 1941 par une direction comprenant des
demeurent : les fédérations et les unions dépar- communistes, mais il faut réellement attendre
tementales. Des archives inédites démontrent l’entrée du PCF dans la résistance pour que les
qu’au jour de l’épuration, plus dans les pre- ex-unitaires prennent clairement position en
mières que dans les secondes, des militants faveur d’une adhésion à ce type d’engage-
seront condamnés pour avoir joué la présence ment. Pour les ex-confédérés, le problème est
et donc la compromission dans les instances. lié aux relations complexes entre les fédéra-
Un débat permanent s’instaure, puisque Benoît tions, les unions départementales et des per-
Frachon, l’ex-unitaire, évoque encore en avril sonnalités fortes comme Christian Pineau ou
1944 dans le journal clandestin La Vie ouvrière Noël Sinot, un temps inquiété à la Libération.
l’utilité d’une « combinaison du travail légal et La richesse et la qualité des interventions
illégal » pour limiter les effets néfastes sur les se mesurent à l’impressionnante liste de sigles
conditions de vie quotidienne des salariés d’un et d’abréviations, ainsi qu’aux précieux index
côté et sauver l’honneur de la classe ouvrière des noms d’une part, des raisons sociales et
de l’autre. Les responsables de la CGT se posent des institutions d’autre part. Une approche géo-
en permanence la question et chaque compo- graphique aurait pu être également introduite
sante trouve une réponse qui fait débat jusque puisque la situation des syndicalistes en zone
dans la commission d’épuration. Plusieurs cas occupée et plus encore en zone interdite se
de figures sont ainsi définis : les vichysso- distingue clairement de ceux de la zone dite
résistants se servent de leur responsabilité libre.
officielle comme d’une couverture pour des Prenant très souvent soin d’éviter le discours
activités de résistance ; d’autres assurent une manichéen ou le jugement anachronique, les
présence dans les instances tout en affirmant communicants s’attachent à démontrer le carac-
leur refus d’une telle conception syndicale ; tère paradoxal de la situation de ces syndica-
d’autres enfin participent aux instances avec listes : les uns s’attachent à leur mission de
l’espoir d’en changer l’orientation et d’y défense des adhérents soumis aux rigueurs
défendre leur mission syndicale. L’étude réa- d’une vie quotidienne frappée par la pénurie,
lisée par Michel Dreyfus et Gilles Morin de d’autres deviennent progressivement de plus
163 dossiers de responsables dans le cadre des en plus clairement conscients de l’enjeu patrio-
unions départementales démontre que la moi- tique et démocratique de ce conflit mondial.
tié des militants recensés est concernée par les
824 deux dernières hypothèses. BRUNO BÉTHOUART
COMPTES RENDUS

1 - À titre indicatif, pour la Confédération fran- veaux » mouvements sociaux, à l’évolution du


çaise des travailleurs chrétiens (CFTC), voir Michel rapport au militantisme, aux opinions publiques
LAUNAY, « Le syndicalisme chrétien et la Charte face aux syndicats et aux modes d’expression
du Travail », in X. DE MONTCLOS et al. (dir.), Églises des centrales ouvrières. Le choix de l’auto-
et chrétiens dans la IIe guerre mondiale. 2, La France, mobile se justifie tout à la fois par la richesse
Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 189-
de son historiographie, par les grands conflits
212, et Carole SAUDEJAUD, Le syndicalisme chrétien
qui traversent cette industrie durant les années
sous l’Occupation, Paris, Perrin, 1999.
1960 et 1970, par le rôle de « vitrine sociale »
tenu par certaines de ces entreprises et par la
Michel Pigenet, Patrick Pasture place de ces usines dans le processus de pro-
et Jean-Louis Robert (dir.) duction de masse. La logique suivie confronte
L’apogée des syndicalismes en Europe les mutations du travail et des usines avec les
occidentale, 1960-1985 pratiques syndicales et insiste sur les diffé-
Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, rences entre les trajectoires nationales. Ce texte
282 p. est un des rares du livre qui pose la question
du rapport des syndicats aux travailleurs immi-
Issu d’un travail collectif entrepris entre 1999 grés. Le monde du syndicalisme enseignant
et 2004 et d’un colloque tenu en 2002, cet en Europe occidentale est lui aussi ausculté
ouvrage se veut une réelle entreprise compara- dans la mise en relation entre des logiques
tive sur un objet central pour l’histoire sociale héritées différentes, un phénomène commun
de l’Europe occidentale au XXe siècle : le syn- de massification et des pratiques syndicales
dicalisme. Entrepris par des équipes liées au plus ou moins centrées sur de fortes identités
Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’uni- professionnelles. Avec un taux de syndicali-
versité Paris I, il fait suite à une première publi- sation important, l’expérience du syndicalisme
cation qui portait sur la fin du XIXe siècle 1. La enseignant permet aussi de poser d’autres ques-
notion d’apogée retenue pour la période étu- tions : celle de la place des femmes dans le
diée peut prêter à discussion mais le choix syndicalisme, celle du rapport à l’État et à la
consiste en fait à s’intéresser à l’évolution des cogestion (abordée rapidement).
syndicats en Europe occidentale depuis l’après Les liens entre syndicalismes et État social
Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des ont pris en Europe des chemins différents en
années 1980. L’introduction rédigée par Michel fonction des compromis scellés en 1945 et la
Pigenet ne parvient pas à tenir tous les fils de crise économique des années 1970 et 1980
cette ambitieuse comparaison mais elle a le oblige les syndicats à s’interroger sur leur rap-
mérite de présenter clairement les contraintes port aux systèmes de protection sociale exis-
de travail rencontrées (certains pays et certaines tants. Les auteurs concluent à propos de ces
thématiques n’ont hélas pas pu aboutir). À la « relations symbiotiques existant entre syn-
lecture, ce ne sont pas tant les absences qui dicats et États sociaux » que « la capacité du
surprennent que le sentiment de distance entre syndicalisme à affronter la récession écono-
les bibliographies mobilisables suivant les mique reflète sa situation dans l’État social »
pays et la nette impression de problématiques (p. 106-107). L’analyse du rôle des délégués,
assez distinctes suivant les disciplines (histoire, shop stewards, Betriebsräte, delegatti et autres
science politique et diverses écoles socio- tillismande, permet de poser la question du syn-
logiques). Si la juxtaposition des expériences dicalisme sur le lieu de travail. Tout en refu-
nationales n’est pas toujours évitée, le choix sant l’idée de modèles nationaux trop affirmés
d’une structure en huit chapitres thématiques et cohérents, les contributeurs montrent
écrits le plus souvent par des équipes collec- l’importance de chaque cadre légal. L’approche
tives offre des mises au point assez stimulantes. du militantisme, hélas limité à la France et à la
Les contributions sont respectivement Belgique, propose une riche réflexion avec des
consacrées aux syndicats de l’automobile, des éléments plus concrets qui aident à comprendre
enseignants, aux rapports entre le syndica- les mutations du syndicalisme indépendam-
lisme et l’État social, à l’entreprise, aux « nou- ment des jeux d’appareil et des réformes légis- 825
COMPTES RENDUS

latives. Reprenant des enquêtes anciennes, les tion, puis en conclusion, il donne la parole aux
auteurs montrent comment plus qu’une simple salariés. D’abord aux non-syndiqués : Rico,
désyndicalisation c’est bien une crise du mili- Sonia, Maria, François, figures exemplaires
tantisme que connaît la France durant les années d’un contexte social contemporain marqué par
1970 et 1980. l’absence ou l’invisibilité des syndicats des lieux
Le texte concernant les mouvements de travail. Dès lors, « un tas de gens ne savent
sociaux introduit les jeunes et les femmes aux pas comment se défendre... et acceptent tout et
côtés des ouvriers pour analyser la contestation n’importe quoi » déclare Sonia (p. 7). Pourtant,
« transnationale » de 1968 mais semble un peu le taux de syndicalisation en Suisse n’a pas sen-
décalé de la réflexion sur le syndicalisme. Les siblement reculé depuis les années 1960 : 30 %
deux derniers textes réfléchissent aux modes des salariés demeurent syndiqués (contre 7 %
de communication et aux représentations du en France). D’ailleurs le livre se clôt sur sept
syndicalisme en s’interrogeant sur la personna- portraits de syndicalistes, autres exemples
lisation et la professionnalisation de la pratique vivants de « la lutte permanente pour la dignité
syndicale. Quelques données statistiques par- humaine et la justice sociale », pour la reconnais-
sèment certains textes mais on regrette un sance de « la valeur du travail » (p. 281). Entre
peu qu’aucune tentative synthétique n’ait été ces deux visages d’une réalité sociale et mili-
tentée. De même, la bibliographie à la fin de tante, leur paradoxe et leur valeur démonstra-
l’ouvrage est intéressante et internationale, tive, les auteurs développent l’histoire – et les
mais révèle certains manques. À l’exception histoires – syndicale(s) suisse(s).
des enseignants, le livre ne parle en fait que du Le livre suit plusieurs pistes à la fois. Bernard
syndicalisme ouvrier, et parfois par extension Degen replace le syndicalisme suisse dans son
de celui des employés. On ne trouve aucune contexte socio-économique et politique depuis
contribution sur le monde paysan, sur les les « premiers pas du mouvement ouvrier »
artisans, sur les cadres et sur le syndicalisme jusqu’aux « crises » contemporaines. Cette
patronal. Ces regrets témoignent surtout de perspective fouillée éclaire certaines singula-
la richesse d’un questionnement pour lequel rités : l’intégration progressive des syndicats
l’approche collective et comparative, même suisses, la montée des tentations populistes,
imparfaite, apporte beaucoup. les pressions (involontaires) exercées par les
immigrés dans un système fortement dépen-
ALAIN CHATRIOT dant de l’extérieur. C’est aussi inscrire le syndi-
calisme suisse dans des processus plus globaux
1 - Jean-Louis ROBERT, Friedhelm BOLL et – industrialisation, mouvement ouvrier inter-
Antoine PROST (dir.), L’invention des syndicalismes. national, crises économiques et politiques... –
Le syndicalisme en Europe occidentale à la fin du
qui ont marqué d’autres organisations en Europe
XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
et dans le monde.
Les co-auteurs illustrent et enrichissent cette
Valérie Boillat et al. (dir.) macro-histoire par des vignettes ou éclairages
La valeur du travail. Histoire et histoires précis sur des événements, des revendications
des syndicats suisses ou réformes, des militants remarquables (sans
Lausanne, Éditions Antipodes, 2006, compter une abondante iconographie sur le
330 p. monde du travail). Citons cette première grève,
en 1837, des imprimeurs de cotonnades de
La valeur du travail est l’œuvre collective Glaris, qui refusent l’installation d’une cloche
d’une trentaine d’auteurs, historiens et socio- qui rythmera et fixera leur temps de travail.
logues, journalistes et syndicalistes, publiée Cela marque le début d’une mesure de la
à l’occasion du 125e anniversaire de l’Union durée du travail et paraît vécu comme un
syndicale suisse (USS). Mais le livre ne consti- traumatisme qui sépare désormais le travail
tue pas seulement une histoire de la principale du reste de la vie sociale (Jacques Le Goff
organisation syndicale helvétique et, plus large- ou Lewis Mumford avaient déjà souligné ce
826 ment, du syndicalisme suisse. En introduc- tournant dans leurs travaux respectifs). Citons
COMPTES RENDUS

aussi le portrait d’une des pionnières du fémi- peu à peu à l’édification d’un « modèle helvé-
nisme : Margarethe Faas-Hardegger, première tique » de partenariat social. Celui-ci se base
secrétaire féminine de l’ USS , au début du sur un développement des conventions collec-
XXe siècle, qui n’hésitait pas à aborder des sujets tives (qui demeurent une affaire strictement
considérés alors comme tabous : « la violence privée), une « politique de concordance » avec
des hommes contre les femmes et les enfants les pouvoirs publics (les « fonctionnaires » de
[...], les questions sexuelles en général [...], la l’USS sont de plus en plus impliqués dans des
contraception » (p. 58-59). Pour ses camarades comités d’experts et dans l’élaboration de la
(masculins), il s’agit de « propagande malséante » loi, cumulant même fonctions syndicales et
qui justifie son élimination des instances syn- mandats politiques), la négociation avec les
dicales. employeurs, à la fin des années 1930, d’une
Cette histoire enchaîne trois époques, rela- « convention de paix du travail », à l’initiative
tivement autonomes et se superposant partiel- de la Fédération des ouvriers de la métallurgie
lement. Elle n’est donc pas linéaire, malgré le et de l’horlogerie (FOMH). Il s’agit d’éviter tous
projet du livre. Elle fait régulièrement le point les conflits en instaurant des procédures de
sur la question des effectifs syndiqués (qui conciliation. La révision constitutionnelle de
mériteraient un tableau de synthèse) mais 1947 consolide ce « néocorporatisme » en ren-
néglige la vie intérieure : choix organisation- dant obligatoire la concertation entre les syn-
nels, ressources, sélection des dirigeants. dicats et le Parlement qui, dès lors, devient la
Avant 1880, une première période, compo- scène la plus importante pour affirmer le rôle
site et héroïque, en raison de nombreux conflits de l’USS. En outre, l’USS ne manque pas de
locaux, traduit la rupture entre une organisa- recourir à des référendums d’initiative popu-
tion du travail de type artisanal et les débuts laire pour imposer son agenda de réformes. Si
de l’industrialisation. Elle voit la constitution elle n’est pas toujours suivie par les Suisses
de réseaux locaux de défense professionnelle – qui rejetteront par exemple son projet des
et de solidarité, appuyés sur des sociétés de 36 heures en 2003 –, il s’agit d’un levier privilé-
secours mutuels, et, au plan idéologique, les gié dans son répertoire d’action, contribuant à
premiers groupes socialistes et anarchistes. La la politisation de l’organisation (et d’un levier
reconnaissance, dès 1848, du droit d’associa- inconnu des autres Européens).
tion par la Constitution fédérale favorise ce Mais l’édification de ce modèle social et
processus. syndical n’a pas été sans faire débat. La Suisse
Une seconde période commence à la fin du romande a longtemps préféré un syndicalisme
XIXe siècle puis couvre les trois quarts du XXe. plus radical, plus anarchiste, prenant volontiers
Une organisation syndicale plus structurée la CGT française et le syndicalisme d’action
– autour des métiers puis des branches indus- directe pour modèle. Le livre rappelle égale-
trielles – se met en place, affirme son autonomie ment l’activisme de la fédération jurassienne
vis-à-vis du Parti socialiste suisse, s’institution- de l’Internationale ouvrière, qui fut l’un des
nalise peu à peu. La Suisse alémanique joue théâtres des luttes entre des tendances person-
un rôle de locomotive. Elle emprunte au modèle nifiées par Karl Marx et Michel Bakounine.
syndical allemand. Ainsi, émerge l’ USS au Genève la rouge fut aussi le lieu de nombreuses
début des années 1880. Cette organisation grèves et, dans les années 1930, de manifesta-
« faîtière » des syndicats suisses opte pour tions anti-fascistes, dont celle du 9 novembre
l’action réformiste, le lobbying, s’efforçant de 1932, qui vit l’intervention de l’armée et fit
peser sur la législation fédérale, pour obtenir 13 morts. Certaines thématiques ou positions
d’abord une limitation des journées de travail. du syndicalisme suisse – la « protection du
Les tensions sociales à la fin de la Première marché national de l’emploi », l’anti-pacifisme
Guerre mondiale (qui a pourtant épargné la lors de la guerre froide, l’anti-féminisme, des
Suisse), la peur ou le rejet que suscite le commu- tentations populistes, telle la critique de la
nisme poussent l’USS à rechercher une conver- surpopulation étrangère (finalement rejetée) –
gence d’intérêts avec les employeurs et avec ont alimenté aussi le débat interne et confèrent
le pouvoir politique. Cela renforce un syndica- à l’USS une identité particulière. La défense
lisme institutionnel, déjà en germe, et conduit de la « démocratie suisse », notamment dans 827
COMPTES RENDUS

les années 1930 face aux menaces nazies, et le sociologues, politistes et économistes – mobi-
recours aux initiatives populaires constituent lisés à l’occasion du centenaire du ministère
naturellement une autre caractéristique de cette français du Travail. Introduit par une synthèse
identité. des trois coordinateurs, assorti d’un index, le
Depuis les années 1970, la « radicalisation » livre donne également la parole à des grands
paraît de nouveau avoir le vent en poupe (et témoins, directeurs d’administration, inspec-
ouvre une troisième période dans cette histoire). teurs ou encore responsables des études ou des
Avec la montée de nouveaux mouvements formations, tous acteurs de l’histoire de l’insti-
sociaux – anti-globalisation, anti-nucléaire ou tution étudiée. À défaut de pouvoir entrer dans
défenseurs des droits des minorités, tels les le détail d’un matériau foisonnant, aussi bien du
immigrés, longtemps marginalisés sinon reje- point de vue des périodes retenues, des prismes
tés par les syndicats –, cela tend à ébranler la théoriques privilégiés que des objets examinés
bureaucratie qu’est devenue l’USS. Depuis les (qui vont de l’élaboration du Code du travail
années 1970, selon un processus qui a caracté- outre-mer aux relations entre l’État et les syn-
risé aussi les autres pays européens, B. Degen dicats en passant par le corps des inspectrices
déplore que les « fonctionnaires syndicaux
du travail), deux résultats transversaux peuvent
[fassent] souvent preuve d’autoritarisme », que
être mis en exergue.
« les liens entre la base et la direction [se soient]
Le premier est le caractère flou et à tout le
relâchés », qu’il n’y ait plus de responsables
moins évolutif des territoires et des objets, lato
syndicaux qui viennent à la rencontre des sala-
sensu, sur lesquels le ministère a pu avoir prise.
riés dans les entreprises. Ainsi, « les revendica-
tions salariales ou autres devinrent [...] de plus Comme l’indique Jean-Pierre Le Crom, créée
en plus abstraites pour les permanents. Ceux- en 1906 sous le nom de ministère du Travail et
ci ne s’appuyaient plus sur les expériences de la Prévoyance sociale, cette administration
directes des salariés dans leurs entreprises, disposent de ressources et d’attributions qui
mais se basaient sur des indicateurs fournis sont d’abord plutôt faibles en comparaison des
par des spécialistes de l’économie et de la autres. Avec le développement du droit social,
finance » (p. 226). Mais de nouvelles formes de elle gagne progressivement en puissance pour,
protestation tendent à remettre en cause ce au fil des années, cumuler les fonctions qui vont
« modèle » qui paraît conserver toutefois une de l’élaboration et du contrôle de la législation
grande force d’inertie, malgré des restructura- du travail et de la protection sociale jusqu’à
tions organisationnelles pour s’adapter au sala- la mise en œuvre des politiques de l’emploi.
riat ou l’implication dans les nouveaux défis L’évolution n’est cependant ni constante ni
du syndicalisme international, avec la création linéaire. Ainsi, alors que les pôles « travail » et
de la Confédération syndicale internationale « protection sociale » ont longtemps été étroi-
(en 2006), dont l’USS est partie prenante. Les tement imbriqués, ils finissent par être disso-
auteurs se montrent confiants dans cette nou- ciés au cours des années 1970 avec la montée
velle base et ce toit en reconstruction... car le des préoccupations relatives à l’emploi.
livre a aussi pour objet de (re)donner confiance Autre illustration de cette absence de linéa-
dans l’action syndicale. rité : entre 1906 et 1930 (avec une courte paren-
thèse entre 1920 et 1924), le ministère du
DOMINIQUE ANDOLFATTO Travail a la responsabilité des habitations à
bon marché, le logement étant en effet consi-
Alain Chatriot, Odile Join-Lambert déré comme un élément majeur dans les dis-
et Vincent Viet (dir.) positifs de protection sociale des travailleurs
Les politiques du travail, 1906-2006. et des employés. Il reviendra ensuite au minis-
Acteurs, institutions, réseaux tère de la Santé publique puis, en 1947, à celui
Rennes, Presses universitaires de Rennes, de la Reconstruction et de l’Urbanisme de gérer
2006, 518 p. le dossier. D’autres conflits de territoire et de
compétence (avec le ministère de l’Agriculture,
Cet ouvrage rassemble les contributions d’une celui de l’Éducation nationale...) sont étudiés
828 quarantaine de chercheurs – historiens, juristes, dans le détail au sein de l’ouvrage. Dans tous
COMPTES RENDUS

les cas, les conclusions convergent : ainsi qu’en papier – de la gestion des flux de main-d’œuvre,
témoignent les changements de dénomination qu’il s’agisse du placement, de l’embauche ou
du ministère, les missions et les territoires de du licenciement. De la même manière, le
ce dernier ont régulièrement évolué au gré des ministère joue, à partir de 1930, un rôle détermi-
conjonctures et des interactions. nant dans les réformes des assurances sociales.
Ce constat mène logiquement vers un En tant que maître d’œuvre de la nouvelle légis-
second résultat transversal à l’ensemble des lation, il contribue au dépassement des cli-
contributions. Le ministère du Travail n’a vages sociaux et professionnels anciens pour
jamais été un bloc monolithique, replié sur lui- donner une réelle assise à la notion de solidarité
même et capable d’imposer à lui seul, dans nationale. Inversement, et dans un contexte tout
l’ensemble du corps social, des normes produites différent, on assiste à partir du milieu des années
de façon autonome. Son action ne peut être ana- 1970 à un mouvement de « re-localisation »
lysée qu’à la lumière des multiples réseaux de l’action publique au service de la gestion de
dans lesquels son personnel a toujours été pris. l’emploi. Depuis l’invention de la politique
Comme en témoigne le cas des politiques de la main-d’œuvre destinée, au moment de la
migratoires menées dans la première moitié du Première Guerre mondiale, à mobiliser toutes
XX e siècle, les régulations adoptées sont les
les forces de travail possibles jusqu’aux récentes
fruits de relations multiples entretenues aux politiques de l’emploi centrées sur la lutte
niveaux transnational (par l’entremise d’un contre le chômage, les cas de figure analysés
réseau de réformateurs sociaux et d’associa- dans le présent ouvrage sont multiples et
tions qui naît dès les années 1890 et d’un droit révèlent à quel point, traduits et relayés par de
nombreux acteurs au sein du ministère ou en
international de la migration), bilatéral (un traité
interaction avec lui, les enjeux politiques, éco-
franco-italien est ratifié en 1904 qui permet à la
nomiques et sociaux ont directement configuré
France, en assurant un minimum de protection
les politiques du travail en France.
sociale, de mobiliser une main-d’œuvre abon-
Pour rendre justice à l’abondant matériau
dante) et interministériel (la coopération est
livré dans cette publication, il faut signaler deux
compliquée avec le ministère de l’Agriculture,
autres options retenues par les responsables de
directement concerné lui aussi par la question
l’ouvrage. La première est la volonté de ne pas
de l’immigration). évoquer les seules réussites à mettre au compte
L’action du ministère est également du ministère du Travail. Les échecs et les
incompréhensible si l’on passe sous silence les désillusions sont aussi analysés, à commencer
multiples administrations et commissions par les multiples tentatives de démocratisation
locales qui font plus que relayer les préceptes du monde du travail sous ses formes les plus
et les règles. Car c’est en réalité un ensemble diverses : démocratie industrielle, sociale ou
composite d’acteurs – responsables adminis- participative. La mise en perspective avec des
tratifs, inspecteurs, notables, syndicalistes, expériences étrangères (Allemagne, Suède)
employeurs... – qui, en fonction de leurs his- permet de mieux toucher du doigt les diffi-
toires, de leurs valeurs et de leurs intérêts, cultés à atteindre, en France, l’idéal d’implica-
collectent les informations, négocient, jugent, tion de tous, à commencer par le désintérêt des
décident, allouent des ressources... dans des syndicats pour certains thèmes comme l’hygiène
domaines aussi différents que le logement, et la sécurité. La seconde option intéressante
l’hygiène, les conditions de travail ou encore de ce livre, plus discrète malheureusement,
l’emploi. invite à comprendre comment, à l’aide des
Pour nuancer le propos et ne pas réduire enquêtes et de la statistique, le ministère du
le ministère à un vaste et informe agrégat de Travail n’a pas fait qu’œuvrer en faveur de
réseaux entremêlés, il convient de reconnaître régulations juridiques. Il a également contri-
que l’histoire est faite d’allers-retours. Tandis, bué, et il contribue toujours, à informer nos
par exemple, qu’avant la Grande Guerre, le représentations communes sur les salaires,
marché du travail français est imperméable à l’emploi ou les relations de travail.
toute forme de régulation institutionnelle, en Inscrites dans un mouvement général qui
1945 l’État prend le contrôle – du moins sur le conduit aujourd’hui à saisir les administra- 829
COMPTES RENDUS

tions par leurs acteurs, leurs dispositifs et leurs en trois chapitres de longueur assez inégale.
réseaux, les contributions rassemblées dans cet Le premier chapitre étudie la manière dont le
ouvrage composent un tableau qui témoigne droit italien du tournant des XIXe et XXe siècles
d’une façon de regarder l’État social différente envisage le travail et le contrat de travail ; le
de celle qui prévalait jusque dans les années deuxième chapitre analyse le contrat collectif
1970 quand, encore, la logique du soupçon gre- dans les pratiques des probiviri (les prud’hommes
vait les analyses des réformes républicaines italiens) et la doctrine juridique italienne de
destinées à améliorer le sort des classes labo- l’époque, tandis que le troisième et dernier
rieuses et dont on suspectait qu’elles ne ser- chapitre trace les grandes lignes du passage du
vissent en réalité que les intérêts de la classe contrat collectif à l’État corporatif fasciste.
dominante. Parce qu’elles s’attachent à l’exa- L’argument principal de l’auteur consiste
men d’un appareil d’État en action, à l’aide à dire que le droit du XIXe siècle n’envisageait
toujours d’un angle d’attaque précis, les contri- même pas l’existence d’un contrat de travail
butions évitent de verser dans le discours de à part entier, comme type de contrat distinct
dénonciation. Au risque il est vrai de la fragmen- de la discipline générale de cette institution.
tation des terrains d’étude, elles nous donnent La raison en est que la pensée juridique de
ainsi à voir fort concrètement ce que conduire l’époque représentait la société comme étant
une politique du travail veut dire. formée de citoyens isolés, libres et égaux devant
le droit. Comme en France à cette même
époque, en Italie aussi la relation de travail est
MICHEL LALLEMENT une expression de la locatio en droit romain,
avec ses deux expressions du louage d’ouvrage
et louage de service. Selon l’auteur, le travail
en tant que tel ne faisait pas l’objet du contrat.
Paolo Marchetti
Cependant, à la différence de ce qu’Alain
L’essere collettivo. L’emersione della nozione
Cottereau a montré pour la France, P. Marchetti
di collettivo nella scienza giuridica italiana
considère que ce genre de contrat ne prévoyait
tra contratto di lavoro e Stato sindacale
aucune forme d’égalité entre l’employeur et le
Milan, Giuffrè editore, 2006, XIV-212 p.
travailleur, ce dernier étant en situation d’infé-
riorité juridique évidente. Cette conclusion
Malgré une présentation assez rudimentaire, aurait mérité une démonstration plus convain-
cet ouvrage porte sur un objet intéressant, à cante, dans la mesure où, par ses sources, elle
savoir la naissance des contrats collectifs de s’appuie sur des arguments datant du début du
travail en Italie. Comme dans la plupart des XXe siècle ou même plus tardifs et qui étaient
autres pays européens, dans ce pays aussi les en tout cas favorables aux contrats collectifs.
contrats collectifs émergent comme objet de Il reste donc à savoir si un phénomène sem-
la régulation juridique au tournant des XIXe et blable à celui qu’A. Cottereau a décrit pour
XXe siècles. C’est pourquoi ce sujet a donné vie la France (le rôle de la jurisprudence et des
à un nombre considérable de publications dans syndicats comme soutien du louage de service,
de nombreux pays et dans plusieurs domaines à son tour à la base du « nouveau contrat de
– histoire, sciences politiques, droit, sociologie. travail ») était à l’œuvre en Italie. P. Marchetti
L’approche de Paolo Marchetti est claire : évoque brièvement les réactions des socialistes
il s’agit d’un juriste qui a recours à l’histoire, et des patrons à cette solution, sans toutefois
notamment de la doctrine juridique, pour étu- entrer dans les détails.
dier sur un plan strictement technique certains La question consiste à savoir de quelle
aspects des contrats collectifs. C’est une logique manière, à partir de ces présupposés, le droit
moins historienne que propre au droit : les du travail a essayé de tenir compte du phéno-
acteurs sociaux à l’origine des normes et de mène, tout à fait nouveau selon l’auteur, de
leur application, les orientations des juges et la « fabrique intégrée » et de son organisation.
les réactions à leurs décisions ne font guère P. Marchetti affirme s’appuyer sur Bourdieu
830 partie de son analyse. L’ouvrage se structure lorsqu’il soutient que l’émergence du contrat
COMPTES RENDUS

collectif exprimerait la convergence entre droit, tice (en France, une décision jurisprudentielle
économie et société. Le contrat collectif serait dans ce sens intervient seulement en 1913).
ainsi lié à l’intégration et à la concentration de D’autres encore associent le contrat collectif à
la production. Cette convergence s’opposerait un accord signé avec l’intermédiation de l’État
alors au décalage entre le droit individuel et et avec la validation de ce dernier. Cette ten-
les entreprises atomisées, voire familiales, au dance, présente aussi en France, s’affirmera
XIX e siècle. En même temps, comme le pendant et surtout après la guerre. En effet,
démontre le deuxième chapitre de l’ouvrage, comme dans d’autres pays européens, dont la
cette convergence a été moins le fait des res- France, en Italie aussi la jurisprudence des
ponsables étatiques ou des juristes académiques probiviri et les nouvelles orientations doctri-
que des probiviri. nales ont du mal à se traduire en des normes de
Ces institutions sont créées bien plus tard droit positif et, au contraire, subissent une trans-
qu’en France, en 1893, et sont compétentes formation majeure à l’époque de la Première
seulement en matière de litiges entre acteurs Guerre mondiale. Cette dernière trace les pré-
individuels dans le cadre du contrat de travail supposés d’une nouvelle conception du contrat
préexistant. Cependant, en suscitant des réac- collectif où les associations professionnelles se
tions souvent hostiles de la part aussi bien de trouvent être reconnues en tant qu’acteurs de
certains courants socialistes que des associations droit, mais sous la houlette de l’État. Cette
patronales, les probiviri ont élaboré sur une base orientation trouvera confirmation à l’époque
pragmatique (que l’auteur qualifie de « socio- fasciste.
logique » en opposition à une véritable « science En résumé, cet ouvrage dit très peu sur
juridique ») une nouvelle jurisprudence en l’interaction réelle entre acteurs sociaux, leur
matière de travail qui accordait pleine valeur usage du droit et l’évolution à la fois des normes
juridique aux accords collectifs par usine, voire et du travail lui-même. On ne saurait faire grief
même par branche à partir des usages locaux. à un juriste d’une approche tout à fait normale
Il aurait été intéressant de connaître l’origine dans ce champ disciplinaire. Mais, par consé-
de ces accords et tarifs ; malheureusement, cela quent, il apporte peu aux historiens, si ce n’était
ne semble guère intéresser P. Marchetti qui se la confirmation de la nécessité de développer,
limite par la suite à discuter des réactions des aussi pour l’Italie, une analyse véritablement
principaux juristes italiens aux pratiques et historienne des institutions multiples du droit
notions avancées par les probiviri. C’est là une du travail, de leur évolution en interaction avec
approche typique en droit « continental », se les usages et appropriations qu’en font les
limitant à discuter la doctrine et les principaux acteurs sociaux.
arrêts de jurisprudence. En même temps,
même dans le cadre de cette démarche, il est ALESSANDRO STANZIANI
surprenant que l’ouvrage n’évoque même pas
une seule décision de jurisprudence des probi-
viri. Juliette Rennes
Nous trouvons au contraire une analyse Le mérite et la nature. Une controverse
détaillée de ce qu’un « contrat collectif » signi- républicaine : l’accès des femmes aux
fie pour les principaux juristes de l’époque ; la professions de prestige, 1880-1940
majorité de ces derniers le considèrent comme Paris, Fayard, 2007, 594 p.
un contrat individuel « multiple », qui ne remet
pas en discussion les principes du droit contrac- Issu d’une thèse de science politique mais de
tuel individuel. Le contrat collectif serait dès fait situé au croisement de plusieurs spéciali-
lors juste une multiplication à l’identique de tés disciplinaires ou sous-disciplinaires – l’his-
contrats individuels. C’est seulement plus tar- toire sociale, l’histoire des idées, la sociologie de
divement, à la veille de la Première Guerre l’espace public et l’analyse littéraire des formes
mondiale, que certains juristes commencent à discursives –, le premier livre de Juliette Rennes
voir dans le contrat collectif un document signé mobilise de manière maîtrisée un riche corpus
par des associations ayant le droit d’ester en jus- documentaire composé notamment de textes 831
COMPTES RENDUS

à caractère juridique, militant, journalistique des arguments échangés. Avec une grande sub-
et même dramaturgique, à quoi s’ajoute encore tilité, elle montre que ceux des partisans du
un instructif matériau iconographique. D’allure statu quo reposent largement sur la démarca-
hétérogène mais analysé avec une finesse exem- tion ritualisée du sacré et du profane : soit la
plaire, ce corpus constitue le point d’appui à féminité – renvoyée à « la matérialité du corps
partir duquel l’auteure entreprend de décrire et [...] la trivialité de la scène privée » (p. 151) –
« la mise à l’épreuve historique » du natura- apparaît comme une menace de dégradation
lisme différentialiste (p. 8). L’objet de son et de ridiculisation de la fonction sacralisée ;
enquête est donc le processus qui voit des soit, au contraire, le sacrilège allégué réside
membres du groupe naturalisé revendiquer les dans la profanation d’une figure féminine idéa-
« prérogatives de l’individualité » (p. 312) pour lisée entièrement définie par sa « vocation »
contester leur assignation à une position déter- maternelle et domestique, résultat de son expo-
minée dans l’ordre social, assignation fondée sition à un univers professionnel dont on souli-
sur d’immuables caractéristiques tenues pour gnera alors l’impureté et le caractère prosaïque.
pré-sociales et référées à une instance trans- Tout aussi contradictoire que le cumul de
cendante. ces arguments antithétiques observé dans la
Partant du principe que, dans le cadre d’un réalité est le rapport entre la dimension cogni-
régime démocratique officiellement caractérisé tive et la dimension prescriptive du naturalisme
par l’adhésion aux valeurs politiques de liberté différentialiste. Ce dernier se caractérise en
et d’égalité – en l’espèce, la IIIe République –, effet par l’affirmation simultanée du postulat
l’invocation de l’existence d’une loi naturelle selon lequel les incapacités des femmes seraient
indépendante de la volonté humaine est (para- insurmontables, car inhérentes à leur essence
doxalement) la seule source de légitimation des même, et de la nécessité de maintenir les inter-
inégalités juridiquement instituées, J. Rennes dictions faisant obstacle à l’exercice de ces capa-
fait porter l’examen sur les controverses pluri- cités qu’on leur dénie... Quant aux stratégies
sectorielles que suscite la question de l’accès des argumentatives déployées pour contester le
femmes aux professions de prestige. Dans la bien-fondé de ces discriminations légalement
mesure où ces dernières, tout en s’apparentant établies, elles consistent principalement en la
à « des dispositifs non formulés comme tels mise en évidence de leur caractère aberrant :
de structuration de l’identité masculine », sont aberration tant au regard des principes censé-
« réputées régies par un principe de non- ment constitutifs de la communauté politique
discrimination » (p. 34), peut-on identifier nationale que d’autres pratiques, alors érigées
quelque chose comme un répertoire argumenta- en précédents par rapport auxquels les exclu-
tif stabilisé et opératoire dans une pluralité de sions visées feraient figure d’anomalies rési-
champs, dans lequel les protagonistes vien- duelles inéluctablement vouées à disparaître.
draient puiser pour étayer ou discréditer les Plus généralement – et c’est là l’un des nom-
représentations normatives de ces rôles profes- breux apports de l’ouvrage –, l’auteure démontre
sionnels limitant la portée dudit principe ? brillamment le caractère persistant de la quasi-
À cette question l’ouvrage apporte une hégémonie du naturalisme et du différentia-
réponse positive. Après avoir retracé les condi- lisme en tant que cadres cognitifs, à l’intérieur
tions sociales et conjoncturelles de l’émer- desquels nombre d’arguments « féministes »
gence de l’exclusion des femmes de certaines seront initialement élaborés. Ainsi, au natura-
professions à diplôme comme problème public lisme antiféministe s’opposerait d’abord non
– à commencer par l’augmentation préalable un antinaturalisme, mais un « naturalisme histo-
du nombre des étudiantes, résultat de stra- riciste », qui ne se distingue du premier que par
tégies bourgeoises d’investissement scolaire sa définition de « l’ordre transcendant » (p. 440),
partiellement liées au risque de déclassement dont l’existence demeure postulée – le déve-
pesant sur les épouses dépendantes du fait de loppement historique –, et par la direction du
la multiplication des veuvages et des divorces mouvement par lui déterminé – celle d’une
à l’issue de la Première Guerre mondiale –, émancipation généralisée. De même, il n’est
832 l’auteure procède à un inventaire minutieux pas rare que l’ouverture aux femmes de telle ou
COMPTES RENDUS

telle profession ait été justifiée par la redescrip- mentation à visée égalitaire, qui se traduirait
tion de celle-ci comme lieu idéal pour le déploie- par une articulation séquentielle des stratégies
ment de qualités proprement féminines dont discursives mobilisées par les promoteurs de
l’exercice aurait été abusivement circonscrit à la non-discrimination, les unes cédant logique-
la sphère familiale. Il est encore plus fréquent ment la place aux autres au fur et à mesure que
que la liberté d’accès finalement obtenue par les premières auraient épuisé leurs vertus ? Ou
les candidates ait eu pour corollaire la reségré- bien les distinctions entre ces stratégies sont-
gation des professions nouvellement mixtes en elles d’ordre analytique exclusivement, sans
spécialités sexuées, à l’issue d’un transfert à qu’un découpage chronologique y corresponde ?
l’intérieur même du champ féminisé de cette Pour l’essentiel, la question demeure en sus-
« frontière naturalisée » (p. 366) entre domaines pens.
masculins et féminins toujours prompte à Enfin, une certaine ambiguïté subsiste quant
renaître de ses cendres. à l’interprétation de la tendance observée selon
Passionnant et très abouti, l’ouvrage suscite laquelle « l’esquive de toute position de principe
néanmoins quelques interrogations à caractère est un trait récurrent de la résolution des litiges »
périphérique qui, en définitive, demeurent sans (p. 40). Cette prédilection apparente pour des
réponse. Ainsi peut-on s’étonner du fait que tactiques d’évitement, qui voient l’interrup-
ce qui est présenté comme « l’hypothèse ini- tion du processus de montée en généralité et
tiale » – « la fonction de légitimation des dis- l’identification d’une « issue » valable exclusi-
criminations et des ségrégations instituées vement pour l’affaire en cours, s’analyse-t-elle
qu’exerce le naturalisme différentialiste dans d’abord comme un effet dérivé de contraintes
des régimes contraints par une norme égali- institutionnelles relatives aux conditions consti-
taire et libérale » (p. 8) – ne soit pas explicite- tutives de la légitimité des instances juridiction-
ment référée à la théorie de la formation des nelles appelées à prendre la décision finale, ou
idéologies qui peut paraître en constituer le bien est-elle plutôt déterminée par la nature
soubassement. Cette théorie, qui voit dans même du problème à résoudre ? Là encore,
l’idéologie une structure d’intelligibilité desti- l’auteure ne se prononce pas sur ce point.
née à rendre compte des aspects de la réalité Ces réserves – secondaires – étant faites,
sociale générateurs de dissonances cognitives on ne saurait trop recommander la lecture de
– ou, plus précisément, une modalité de résorp- cet ouvrage impressionnant, dont la qualité
tion de la tension psychique induite par l’écart d’écriture – qui donne lieu à d’authentiques
entre les valeurs des agents et leurs pratiques « morceaux de bravoure » – n’est pas le moindre
telles que déterminées en dernier ressort par des mérites.
leurs intérêts –, existe pourtant 1, et a donné
lieu à des applications illustres que l’auteure, DANIEL SABBAGH
étrangement, ne mentionne pas 2. On peut éga-
1 - Clifford GEERTZ, « Ideology as a cultural
lement regretter que les notations ponctuelles
system », in D. E. APTER (éd.), Ideology and discon-
quant aux analogies entre le sexe et d’autres
tent, New York, The Free Press of Glencoe, p. 47-76.
bases potentielles de hiérarchisation (la « race » 2 - Gunnar MYRDAL, An American dilemma: The
notamment) demeurent éparses et non inté- Negro problem and modern democracy, New York,
grées à un développement comparatif visant à Harper & brothers, 1944.
isoler la spécificité éventuelle de la probléma-
tique des discriminations fondées sur le critère
examiné, quitte à conclure à son inexistence. François Chaignaud
De manière peut-être plus problématique, L’affaire Berger-Levrault. Le féminisme
il arrive aussi que le lecteur manque un peu à l’épreuve, 1897-1905
d’indications quant à la fréquence des diffé- Rennes, Presses universitaires de Rennes,
rents arguments admirablement disséqués par 2009, 267 p.
J. Rennes et leur évolution historique. Au-delà
des chevauchements observés, pourrait-on ainsi, Cet ouvrage est tiré d’un travail de master en
sur l’ensemble de la période considérée, repérer histoire contemporaine mené sous la direction
les linéaments d’une dynamique propre à l’argu- de Nicole Edelman à l’université de Paris X. 833
COMPTES RENDUS

L’auteur, connu pour ses performances de danse l’hostilité du syndicat du livre en raison de la
contemporaine, a mené à bien ses recherches pratique du travail de nuit et d’une politique
parallèlement à son activité artistique. Il salariale égalitaire. En 1899 est ainsi fondé le
convient tout d’abord de souligner la qualité SFT après avoir essuyé des refus de la Fédéra-
de cet ouvrage tant dans l’écriture du récit, de tion française des travailleurs du livre (FFTL).
la fondation du Syndicat des femmes typo- À ce syndicat féminin s’ajoute l’Association
graphes ( SFT ) à la grève de l’établissement coopérative des femmes typographes afin de
Berger-Levrault en 1901, que dans l’analyse garantir à ses membres des secours matériels
des relations complexes entre syndicalisme en cas de cessation du journal et, surtout, afin
et « féminisme ». de contourner la loi de 1892 sur le travail de
L’auteur a pour ambition « d’établir les nuit des femmes. Cette loi rencontrait l’hosti-
faits » par une démarche chronologique fine et lité des ouvrières qualifiées (les compositrices)
de souligner les contradictions à l’œuvre dans qui n’étaient pas autorisées à travailler tandis
le mouvement ouvrier en comblant une lacune que la dérogation pour les plieuses, peu payées,
de l’histoire sociale : « l’antiféminisme » du avait été acceptée par le législateur. Si le
mouvement ouvrier. Après avoir souligné la syndicat n’est connu que par les imprimés, la
dimension relationnelle et labile de cet « anti- coopérative est étudiée à travers ses archives
féminisme », il précise la place et l’usage du conservées à la bibliothèque Marguerite Durand.
genre dans son travail en insistant sur la per- Le chapitre consacré à la grève constitue
formativité des identités sexuelles dans une le cœur de l’ouvrage et souligne avec force les
perspective, empruntée à Judith Butler, qui modalités d’entrée paradoxales des compo-
permet de « penser le genre à la fois comme un sitrices dans l’atelier de l’imprimerie Berger-
réseau d’injonctions, un dispositif d’assigna- Levrault à Nancy. La grève éclate sur des
tion très contraignant mais aussi comme lieu motivations salariales. Le contexte est tendu
de résistances, d’inventions, de négociations dans les imprimeries de la région où les typo-
personnelles ou collectives » (p. 33). C’est cette graphes réclament un ajustement des salaires
démarche, plus encore que l’objet premier de sur le coût de la vie. Face à cette revendication,
cet ouvrage, qui en fait la singularité. le patron se raidit. La FFTL les soutient, bien
L’analyse proprement dite débute par un que le représentant du comité central ne par-
portrait de Marguerite Durand, la fondatrice du tage pas totalement la pratique des grévistes.
journal La Fronde, qui, après des études chez Devant un conflit qui s’annonce long, Émile
les sœurs de La Trinité, intègre le Conservatoire Norberg, délégué du patron, décide de rempla-
puis la Comédie française en 1881. Ce passage cer la main-d’œuvre masculine par de la main-
par le théâtre confirmerait l’idée d’une perfor- d’œuvre féminine, espérant ainsi briser la grève.
mance du genre à l’œuvre chez cette journaliste Il utilise sa position d’imprimeur pour faire
convertie au féminisme après un reportage paraître en novembre des annonces à destina-
au congrès féministe international de 1896. tion des jeunes femmes pour leur apprendre
Sous le charme de cette protagoniste, François le métier de compositrice. Afin de s’assurer de
Chaignaud voit dans la « beauté charismatique » la présence des femmes, il recourt aussi au SFT.
de M. Durand un élément qui légitime sa trans- Le rôle de placement des ouvrières du livre que
gression des normes de la bourgeoisie. Si cette joue Marie Müller, collaboratrice de M. Durand,
définition mérite d’être approfondie en termes est décrit avec finesse ainsi que les tractations
de construction du « charisme » et complétée entre la direction de l’entreprise et les diffé-
par une mise en évidence des dispositifs d’auto- rents acteurs de la mobilisation. S’efface la
rité liés aux ressources dont dispose M. Durand logique militante au profit d’une logique ges-
(proches journalistes, entregent...), elle éclaire tionnaire de la main-d’œuvre dans laquelle
cependant la configuration particulière dans l’auteur voit un effacement du féminisme. La
laquelle la fondatrice de La Fronde se trouve question du genre du métier de typographe
pour imposer à un monde masculin – le journa- est analysée ici par le biais des discours des
lisme – un journal « féministe dans les faits ». protagonistes. « L’antiféminisme » des ouvriers,
Composé exclusivement de femmes, des qui sera dénoncé quelques années plus tard
834 typotes à la directrice, il se trouve confronté à par Marie-Louise Compain, est sédimenté
COMPTES RENDUS

dans cette entreprise : la résistance à la fémini- utilise le journal comme tribune pour faire
sation de cette élite ouvrière avait déjà fait avancer la cause du syndicat féminin en sou-
l’objet d’un conflit en 1877 et les discours lignant la dynamique de genre conflictuelle
contre l’entrée des femmes dans la profession induite par le syndicat masculin. L’analyse du
sont réactivés à l’occasion de la grève de 1901. répertoire d’action du SFT pour être réintégré
L’usage du genre permet ici de distinguer à la Bourse du travail témoigne de la capacité
différents types d’argumentation dans le dis- de M. Durand et de ses collaboratrices à mobi-
cours des grévistes et de mettre au jour les liser différents types de ressources – réseau de
résistances à l’évolution du genre de ce métier personnalité, presse, action juridique – pour
tout autant que les présupposés sur la santé faire avancer la cause de l’égalité profession-
des femmes, leur rôle domestique et le savoir nelle et faire réintégrer le syndicat en 1905.
de cette catégorie professionnelle. F. Chaignaud Pour autant, le SFT demeure entaché de jaunisme
prend garde cependant à ne pas sur-interpréter et la FFTL reste à convaincre du bien-fondé de
la prégnance chez l’ensemble des ouvriers du la mixité dans les ateliers, comme le révélera
livre des discours qui sont mobilisés lors du quelques années plus tard l’affaire Couriau de
conflit. S’il doute d’une conception partagée Lyon.
du rôle exclusivement domestique assigné aux S’il faut, encore une fois, souligner l’intérêt
femmes, il voit dans la lutte des ouvriers une de l’ouvrage, la finesse d’analyse et l’usage
volonté affirmée de préserver un savoir mas- pertinent qu’il fait d’une lecture du « système
culin d’élite et de réglementer par le syndicat de genre », quelques remarques doivent cepen-
l’entrée dans la profession. L’analyse du qualifi- dant être signalées. La première concerne
catif de « sarrasine » pour dénoncer les femmes l’usage du terme « antiféminisme » qui désigne
révèle la connotation non pas « raciale » mais indifféremment ici une catégorie d’analyse
hétérodoxe et sexuelle du terme. produite par les chercheurs et une posture de
Au terme du conflit, dont la résolution est certains acteurs du conflit. Cette catégorie ana-
évoquée un peu rapidement, les ouvriers gré- lytique mériterait une définition plus poussée
vistes sont réintégrés et doivent s’engager à que la simple « opposition du milieu syndical
respecter les compositrices. En contrepartie, la au mouvement des femmes » qui intègre la
direction accède aux revendications salariales dynamique de l’espace de la cause des femmes.
et l’égalité salariale entre hommes et femmes En d’autres termes, pas plus que « l’anti-
est imposée. Non seulement les femmes restent féminisme » le « féminisme » n’a de défini-
mais elles bénéficient du même salaire que tion essentielle, les différentes acceptions du
les hommes. Les réajustements du genre dans terme faisant l’objet de conflit entre différents
l’organisation du travail, auxquels la présence collectifs qui s’en revendiquent. Par ailleurs,
des femmes donne lieu dans les ateliers, sont sympathique à la cause des typotes et des
évoqués brièvement. Les réflexions de Delphine « féministes », l’auteur oublie parfois de les
Gardey ou Laura Lee Downs, pourtant citées situer dans l’espace social et surtout dans celui
en bibliographie, pourraient être mobilisées à des mobilisations. Les ressources mobilisées
profit dans la perspective d’un prolongement dans le déroulement puis lors de l’issue du
de ces analyses appliquées au travail dans les conflit n’apparaissent pas clairement dans le
presses. récit. Enfin, la présentation claire et séduisante
Le dernier chapitre déplace la focale de de la théorie « queer », qui insiste sur la per-
Nancy vers Paris pour montrer les effets du formativité du genre selon la démarche de
conflit dans l’organisation plus générale du syn- J. Butler, ne donne pas lieu dans la suite du
dicalisme du livre. Deux logiques s’affrontent livre à une application à l’objet étudié. À la
à la Bourse du travail de Paris. Une logique de lecture de l’ouvrage, l’utilité de ce type de
classe privilégie l’exclusion du SFT qui a trahi démarche n’apparaît pas réellement démon-
en brisant la grève, une logique d’égal accès à trée. Cet appareillage théorique – dont il faut
la profession, minoritaire, explique au contraire saluer ici la restitution intelligible et convain-
l’attitude du SFT par la position « réactionnaire » cante par l’auteur – n’est pas nécessaire pour
de la FFTL. Le SFT est exclu en 1902 de la justifier de l’intérêt de ce travail. Rédigé dans
Bourse du travail. La rédaction de La Fronde un langage accessible à un public large, il satis- 835
COMPTES RENDUS

fera aussi bien les spécialistes de l’histoire des Il s’agit en effet, comme l’explique
mobilisations et du syndicalisme que les cher- G. Pruvost, d’un « fait anthropologique inédit »
cheuses et chercheurs sur le genre. (p. 10) : l’entrée des femmes dans la police a
profondément « perturbé » et remis en cause
MAGALI DELLA SUDDA le monopole masculin de la force publique.
Les femmes policiers ont obtenu le droit de
port et d’usage des armes et du commande-
Geneviève Pruvost ment armé ainsi que l’accès à la quasi-totalité
De la « sergote » à la femme flic. Une autre des métiers de police, et elles ont maintenu
histoire de l’institution policière, 1935-2005 leurs acquis au fil des changements politiques.
Paris, La Découverte, 2008, 308 p. Surtout, même si le processus de féminisation
fut très lent et n’a pas immédiatement suivi la
Geneviève Pruvost retrace la féminisation de la voie des pleins pouvoirs de police, il s’est opéré
police française, ce processus lent et pourtant en temps de paix (il n’a donc pas obéi à une
irrésistible d’obtention d’un « droit de police » logique d’armement provisoire des femmes en
pour les femmes au cours du XX e siècle. À période de crise politique), dans la durée, et
l’heure actuelle, l’entrée des femmes dans la sans impliquer une spécialisation féminine des
police est encore souvent saluée par les médias tâches policières. Il constitue donc une trans-
comme une nouveauté, tant les liens entre formation profonde, « un événement au chemi-
ordre, virilité et force publique, inscrits dans nement long, qui ne s’est pas encore tout à fait
la longue durée, semblent encore évidents. Le banalisé » (p. 25).
phénomène est mieux connu dans le monde Pour retracer sur soixante-dix ans la lente
anglo-saxon, pionnier en matière d’études sur le percée des femmes dans le monde policier,
genre et la police 1, mais il a peu retenu l’atten- l’auteure mobilise tour à tour, toujours avec
tion des sciences sociales en France et dans pertinence, la sociologie, l’histoire, l’anthropo-
d’autres pays européens 2. Cet ouvrage comble logie ou les apports des gender studies. Elle
s’intéresse tant aux sujets occultés qu’aux sujets
donc une lacune importante. Mais là n’est pas
phares et fonde son analyse sur des archives
son seul mérite. En effet, l’auteure ne se limite
policières, municipales, ministérielles, législa-
pas à l’approche traditionnelle d’une analyse
tives et médiatiques, ainsi que sur des entretiens
des modalités statutaires, salariales et organi-
biographiques avec 128 policiers (39 hommes et
sationnelles prises par la féminisation et des
79 femmes) recrutés du début des années 1970
débats localisés à la stricte sphère profession-
aux années 2000. Le plan chronologique de
nelle de la police. Elle aborde au contraire, dans
l’ouvrage distingue trois périodes : 1935-1968,
leur interrelation, les policier(e)s, les logiques 1968-1983 et 1983-2005.
professionnelles, celles de la sphère politique, La féminisation de la police française débute,
les échos médiatiques, l’évolution du rapport sous la pression des féministes réformistes, au
à la violence, ainsi que les changements dans sein de la préfecture de Police de Paris, où les
les rapports sociaux de sexe qui configurèrent premières femmes sont recrutées en 1935 en
ce processus, sans jamais oublier les mutations tant qu’« assistantes de police », spécialement
sociales et politiques plus amples dans lesquelles chargées de « tout ce qui, sur la voie publique,
ils s’inscrivent. L’auteure entreprend le récit intéresse, du point de vue social, les femmes,
de l’entrée des femmes dans la police, non plus les jeunes filles et les enfants » (p. 48) et déten-
comme une contre-histoire exclusivement trices d’un « droit de police limité » car elles
féminine qui pourrait être comprise séparé- ne sont pas armées. Après la Seconde Guerre
ment d’une autre, face masculine de l’organisa- mondiale, certaines revendications statutaires,
tion policière. Elle montre au contraire comment salariales et organisationnelles de ces assistantes
l’accès des femmes aux métiers de police au parisiennes, bien insérées dans la profession
cours du XXe siècle a bouleversé et redéfini policière, sont satisfaites : en 1952, elles ne
l’institution policière dans son ensemble, les doivent plus être assistantes sociales et, en
définitions de ses missions et son rapport à la 1960, elles sont versées dans un grade équiva-
836 violence. lent à celui d’inspecteur. Néanmoins, la fémi-
COMPTES RENDUS

nisation de la police ne s’étend pas au niveau sont validées, la levée des quotas suscite plus
national, où la police reste « un club masculin de résistances. La mort en service de deux
semi-privé où la femme n’a pas sa place » (p. 81). femmes gardiens de la paix en 1991 vient alors
Elle demeure « cantonnée » à la brigade mixte accélérer le processus : « le tribut du sang »
des mineurs et cette spécialisation féminine (p. 213) versé, les femmes sont élevées au rang
des tâches constituera un obstacle conceptuel policier à part entière ; elles sont érigées en
à la pleine entrée des femmes dans le monde emblèmes de l’insécurité vécue par la corpo-
policier. L’exercice de la coercition reste en ration policière. Le lien de cause à effet est
pratique réservé aux hommes policiers. immédiat : les quotas, condamnés déjà en 1988
De la fin des années 1960 au début des par le Conseil de l’Europe comme contraire au
années 1980, sous l’influence décisive du fémi- principe d’égalité de sexes, sont définitivement
nisme d’État, et rendue possible par l’harmo- supprimés l’année suivante (décret du 30 mars
nisation des statuts de la préfecture de Police 1992) sous l’effet de la reconnaissance des
avec ceux de la Sûreté nationale, la dénoncia- risques semblables encourus par les policiers
tion de la violence d’État par les policiers de des deux sexes. À partir de 1993, la féminisation
la génération « 1968 », l’émancipation fémi- de la police n’est plus un « problème public »
nine et l’action du MLF, la première « expé- (p. 225).
rience de généralisation de la mixité dans la La dernière décennie se caractérise par une
police » (p. 114) se concrétise. Les femmes double progression d’un regard asexué sur ces
policiers sont armées, elles suivent la même professionnelles de la sécurité et d’une sur-
formation, accèdent à une grande diversité représentation médiatique qui tend à faire
d’emplois et résistent aux tentatives féministes oublier les interdits qui demeurent. Une nou-
d’une quelconque spécialisation auprès des velle figure s’impose, celle du policier femme
femmes victimes. Les grades policiers s’ouvrent – policier avant d’être femme, tantôt victime
un à un selon un ordre significatif et à des degrés de l’insécurité, tantôt productrice de désordre
de publicisation divers : le premier est le pres- (bavure, corruption), citée au même titre que ses
tigieux corps des commissaires de police en homologues masculins. Ce processus d’asexua-
1974, qui fait l’objet d’une vaste campagne de tion a cependant son envers : les affaires de
communication. En 1978, celui des gardiens harcèlement sexuel sont tues et les femmes
de la paix est également ouvert, mais cette fois policiers sont privées de moyens de défense
le fait est beaucoup plus discret. La mise en collective puisqu’elles ne peuvent se mobili-
place de ce nouvel ordre des sexes au sein de ser en se constituant en groupe de femmes. De
la police correspond aussi à une forte interroga- plus, le nombre de femmes recrutées demeure
tion interne sur les missions policières, notam- faible, la barrière des CRS reste fermée à la fémi-
ment en matière de prévention. Cependant, nisation et, surtout, l’intégration des femmes
l’existence de quotas de recrutement d’effectifs est passée par leur alignement sur les critères
féminins n’est pas remise en cause par l’arrivée masculins.
de la gauche au pouvoir en 1981, le taux de C’est toute l’ambiguïté du phénomène : il
féminisation reste bas et le monopole masculin reflète un déplacement réel et fondamental
des CRS persiste. dans l’ordre des genres et des missions poli-
La féminisation de la police étant désormais cières au long du siècle, qui induit une muta-
généralisée, s’ouvre une troisième période, de tion de fond dans la configuration de l’espace
1983 à 2000, débutant par une phase de stabi- public comme dans la perception de l’autorité
lisation des compromis antérieurs, cette fois au sein de la police. Mais en même temps, il
prise en charge par les femmes policières elles- révèle à quel point demeure central l’usage de
mêmes, au sein de structures syndicales ou la contrainte physique, en tous lieux et à toute
associatives dynamiques. Leurs revendications heure, et sur ce plan la prédominance des
bénéficient des premières grandes enquêtes hommes est jugée indépassable : « le ‘genre’ de
ministérielles sur les femmes policiers entre l’organisation policière n’a pas changé » (p. 288).
1982 et 1988, mais là où les premières qui Cet ouvrage exceptionnel répond entière-
concernent le droit à la différence (séparation ment à sa promesse de nous offrir une autre
des vestiaires, gilets pare-balles adaptés, etc.) histoire de l’institution policière et du rapport 837
COMPTES RENDUS

à la violence : s’appuyant sur une analyse multi- entamé dans le cadre du séminaire d’histoire
disciplinaire et sophistiquée, il en éclaire plu- sociale de l’École normale supérieure et conti-
sieurs zones d’ombre. G. Pruvost réussit le pari nué lors d’un colloque « Histoire, genre, migra-
de mettre en lumière la perméabilité de la pro- tion » tenu à Paris en mars 2006. Le dossier
fession policière aux mœurs de la société civile coordonné par les mêmes auteurs dans la revue
concernant les rapports sociaux de sexe et les Migrations Société est consacré à une question
relations entre police et citoyens. Elle innove plus limitée. Il s’inscrit cependant dans la conti-
également en abordant sur une longue durée nuité de ces travaux et participe au renouvelle-
la question du changement institutionnel, ses ment de ces études sur le travail migrant.
origines, ses dynamiques, ses controverses, Les présentations de ces textes par M. Martini
ses portées et ses limites, ses avancées et ses et P. Rygiel situent bien ces contributions dans
retours en arrière, au sein de l’institution poli- le cadre d’une historiographie marquée par
cière et au-delà. La perspective anthropo- l’histoire des femmes puis par les travaux anglo-
logique, l’entrée par le genre et la réflexion saxons sur le genre. Les migrantes n’occupent
sur la perturbation de l’ordre des sexes, consti- pas les mêmes emplois que les migrants ou que
tuent une des premières tentatives en ce sens
les « nationales ». Ils impliquent des relations
dans les travaux sur la police. Ainsi, le livre de
sociales différentes que celles des ouvriers
G. Pruvost révèle, entre autres, que l’accès des
d’usine, et des situations contrastées entre les
femmes à l’ensemble des grades policiers et de
femmes engagées comme domestiques ou
leurs prérogatives ne s’est pas opéré sans condi-
celles embauchées dans l’industrie. Les études
tions, ni limites au procès d’égalité, et appelle
notre attention sur ces formes ambiguës d’inté- sur les migrantes au travail ont d’abord insisté
gration des femmes, faites à la fois de reconnais- sur leur dépendance vis-à-vis de leurs compa-
sance et de discrimination plus discrète. triotes hommes, et le poids accru de la famille
dans une situation de déracinement. Elles ont
MARGO DE KOSTER montré le manque de protection lié à la rupture
entre le foyer et le lieu de travail, et le canton-
1 - Voir, par exemple, Louise A. JACKSON, nement de ces femmes à des emplois peu quali-
Women police: Gender, welfare, and surveillance in fiés et mal payés. Sans remettre en cause le
the twentieth century, Manchester, Manchester Uni- constat de ces difficultés, de nouveaux travaux,
versity Press, 2006 ; Jennifer BROWN et Frances notamment américains, ont souligné les stra-
HEIDENSOHN, Gender and policing: Comparative
tégies autonomes qu’elles pouvaient élaborer
perspectives, Londres, Macmillan, 2000.
et les marges de manœuvre dont elles bénéfi-
2 - Clive EMSLEY, « The policeman as worker:
A comparative survey, c. 1800-1940 », International ciaient. Les contributions regroupées dans ces
Review of Social History, 45-1, 2000, p. 89-110, ici p. 92. deux ouvrages, qu’elles soient historiques ou
sociologiques, s’inscrivent dans cette perspec-
tive tout en montrant les contraintes fortes limi-
Manuela Martini tant leur capacité à agir.
et Philippe Rygiel (dir.) Les organisateurs de ce colloque ont choisi
Genre et travail migrant. Mondes atlantiques, d’aborder ces questions dans le cadre des
XIXe-XXe siècles « Mondes atlantiques, XIXe-XXe siècles », en
Paris, Publibook, 2009, 198 p. variant les échelles d’analyses et les périodes
considérées. L’article de Leslie Page Moch, sur
Manuela Martini
les Bretonnes à Paris sous la IIIe République,
et Philippe Rygiel (dir.)
montre ainsi la mise en place de trajectoires
« Genre, filière migratoires et marché
différenciées par le genre au niveau régional.
du travail : acteurs et institutions de la
Raffaella Sarti, en retraçant l’histoire longue de
société civile en Europe au XXe siècle »,
Migrations Société la globalisation du service domestique, souligne,
22, 127, 2010, p. 45-155. du niveau local au niveau global, l’importance
de ce dynamisme féminin et ses conséquences
Le livre dirigé par Manuela Martini et Philippe sur les mouvements migratoires. Elles invitent
838 Rygiel rend compte d’un cycle de recherches ainsi à étudier les modifications des rapports
COMPTES RENDUS

des femmes avec la gestion de l’économie fami- américaine étudiée par Yves Frenette). Cet arbi-
liale d’une part et avec l’administration et l’État trage est déterminé par les conditions d’accès
d’autre part, en reprenant la question classique au marché du travail de ses migrantes. Il faut
de leur accès à la sphère publique. Ces textes donc prendre en compte le contexte légal favo-
tracent le cadre des contributions rassemblées risant ou non le travail des femmes, en complé-
dans ces deux ouvrages. À l’instar de M. Martini ment ou non de celui de leur mari, les conditions
et P. Rygiel, on peut y distinguer deux thèmes d’éducation mais aussi de travail des enfants
principaux : « Travail, vie quotidienne et pro- dans le cadre d’un bassin d’emploi particulier.
jets migratoires » et « État, marché du travail Les recherches contemporaines de la sociologue
et femmes migrantes ». C’est dans cette pers- Karen Flynn sur les infirmières de Caraïbes en
pective qu’il faut comprendre l’importance Angleterre et au Canada soulignent l’importance
méthodologique donnée à l’étude des filières du type d’emploi occupé et montre comment
migratoires dans le dossier de la revue Migra- la défense d’une qualification remise en cause
tions Société. peut être la matrice de luttes conduisant à la
Quel peut être le lien entre le travail, la construction d’une identité spécifique à ces
migration et des formes d’émancipation fémi- migrantes au travail. Pour cela, il faut saisir,
nine via la transformation des rôles sexués et dans la pratique, les déterminations juridiques
des hiérarchies au sein de la famille migrante ? et économiques de cette difficile reconnais-
Florence Mae Waldron, dans son étude des sance professionnelle.
Canadiens-Français en Nouvelle Angleterre, Aussi, ces études, dans leur diversité et leur
montre comment l’accès au travail extra- précision, appellent des recherches plus pré-
cises sur l’accès au travail de ces migrantes.
domestique permet l’inscription des Québé-
Cette question a été longtemps dominée par
coises dans des univers sociaux différents et
une opposition marquée entre des approches
une forme de dégagement par rapport à l’image
structurales des migrations internationales insis-
d’une femme conservatrice des traditions du
tant sur leurs conditions économiques et juri-
pays d’origine. L’appropriation d’une certaine
diques et des démarches mettant plus en avant
« américanisation » différencie leur parcours
l’« agency » des migrants. S’intéresser aux filières
de celui des hommes et leur ménage une
migratoires et aux institutions diverses jouant
forme d’autonomie. Cependant, nombre de
un rôle de médiation est une manière de lier
ces articles soulignent un confinement dans la les différentes échelles d’analyse. De plus, en
sphère domestique dû à la difficulté à reconsti- insistant sur le rôle d’organismes émanant de
tuer un réseau d’entraide pour la garde des la société civile et non directement d’un État,
enfants et au poids des tâches ménagères. on peut comprendre autrement les logiques
Yukari Takai, dans son étude des Canadiennes- étatiques et étudier leurs effets au plus près de
Françaises à Lowell (Massachusetts), explique leur mise en pratique. Dans le dossier spécial
pourquoi, au début du XXe siècle, l’exclusion de Migrations Société, les travaux de Christine
de ces familles pauvres des modes de consom- Muller sur les domestiques luxembourgeoises
mation de masse rend nécessaire un travail à Paris au début du XXe siècle et de Vera Hajto
domestique harassant. De plus, la précarité des sur les « bonnes » hongroises en Belgique
situations professionnelles des hommes oblige rappellent l’influence protectrice des États de
souvent au cumul de ces travaux avec des acti- départ mais font aussi apparaître la variété des
vités rémunérées. C’est notamment le cas lors intermédiaires influençant leurs parcours : pla-
des migrations saisonnières des débardeurs ceurs indépendants plus ou moins corrompus,
irlandais du port de Québec travaillant aux États- institutions patronales, ou encore associations
Unis en hiver, étudiées par Robert Grace. caritatives, religieuses ou non. Dans la même
Mais le travail à la maison est aussi privilégié optique, Linda Guerry s’intéresse plus parti-
par les migrantes, car il est parfois la seule source culièrement aux offices départementaux de
de reconnaissance sociale dans un contexte où placement dans la région de Marseille durant
les emplois extra-domestiques sont instables l’entre-deux-guerres.
et très pénibles (voir, par exemple, la corres- La compréhension de ces filières et de la
pondance entre une mère et une fille franco- concurrence entre ces institutions migratoires 839
COMPTES RENDUS

exige de tenir les deux bouts de la chaîne des L’étude des filières migratoires et des
migrations. Comparer l’intégration au point logiques institutionnelles qui les déterminent
d’arrivée de migrantes de régions différentes permet de prendre en compte la position de
permet de comprendre la variété de leurs ces migrantes dans l’organisation, à différentes
devenirs. Ainsi, l’article de Francesca Sirna sur échelles, des marchés du travail. Elle participe
les Piémontaises et les Siciliennes à Marseille au renouvellement d’approches centrées sur les
à 1945 est à rapprocher des recherches contem- stratégies familiales ou le poids des logiques éta-
poraines de Carine Pina-Guerassimoff sur les tiques. Elles devraient être cependant complé-
Chinoises du quartier de Belleville à Paris. tées par des travaux sur les luttes collectives
Celles-ci montrent l’organisation du travail par des migrants et le rôle, ambigu et contrasté,
des filières liées aux origines régionales des joué par les syndicats face aux revendications
migrantes et aux structures familiales qu’elles de ces femmes. Ce manque correspond, bien
mettent en jeu. Ainsi, les Chinoises de la pro- sûr, au peu d’études consacrées aujourd’hui
vince du Zhejiang soutenues par les réseaux aux organisations ouvrières. Comment, pour-
et issues d’une immigration plus ancienne tant, sans cela comprendre la dynamique de
échappent, en général, aux tâches les plus l’organisation du travail, migrant ou non ?
difficiles et les plus dégradantes, au contraire
des « Dongbei » du nord de la Chine parfois THOMAS CAYET
contraintes de se prostituer. L’article central
de ce dossier Migrations Société réussit à inté-
grer toutes ces dimensions et à décrypter l’arti- Jean Le Bihan
culation entre les variations dans l’organisation Au service de l’État. Les fonctionnaires
du travail des pays d’arrivée et la mise en intermédiaires au XIXe siècle
place, du niveau local au niveau international, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
d’une protection et d’un contrôle des migrantes 2008, 366 p.
par la société de départ. Le travail de Caroline
Douki sur le recrutement, l’encadrement et On le sait depuis Alexis de Tocqueville, l’État
la protection des jeunes migrantes italiennes est en France chose fort ancienne. Mais, quand
dans les usines textiles au début du XXe siècle Tocqueville, en 1856, publiait L’Ancien Régime
montre ainsi la négociation transnationale de et la Révolution, que savait-il lui-même de l’état
logiques économiques et de contraintes juri- de l’État, et plus précisément du fonctionne-
diques par les institutions cherchant à canali- ment de sa salle des machines ? Sans doute
ser ces milieux migrants. La reconnaissance avait-il lu les Études administratives, publiées en
de la situation précaire de ces femmes seules 1845 par Auguste Vivien, dont le parcours n’est
placées dans des internats de travail va alors pas sans traits communs avec le sien : juriste
progressivement inciter à la construction d’un libéral et anglophile, il tenta comme lui, pen-
système plus global de protection des migrants dant quelques mois, une carrière ministérielle
par l’État italien. sous la IIe République. Réimprimé en 1974,
L’ensemble de ces contributions donne un grâce aux soins et avec une érudite préface de
bon aperçu des études sur le genre et le travail Pierre Legendre, l’ouvrage consacre un titre
migrant, en France mais aussi au Canada et en entier, soit près de 150 pages, au monde des
Belgique, influencées par les travaux anglo- fonctionnaires publics, corrigeant ainsi la vision,
saxons alliant histoire sociale des migrations et féroce autant que perspicace, qu’en avait
construction genrée de l’organisation du tra- tracée Balzac quelques années plus tôt dans
vail. Ces travaux laissent cependant de côté, Les employés.
de manière étonnante, les relations entre les Pas plus que Vivien, mort en 1854,
hommes et les femmes, et la définition de ce Tocqueville, qui ne lui survécut que cinq ans,
que pourrait être une forme de masculinité dans n’eut sans doute l’occasion de lire la première
ce contexte de migration. Le rôle des hommes édition, publiée en 1856, de ce monument de
est souvent réduit à l’ombre portée de leur domi- littérature administrative que fut le Diction-
840 nation ou de leur absence. naire de l’administration française de Maurice
COMPTES RENDUS

Block, véritable best-seller en la matière puisqu’il Difficulté qui n’a pas rebuté J. Le Bihan
ne connut pas moins de cinq éditions jusqu’à dans son travail de thèse, mené sous la direction
1905. L’eût-il fait que, sur ce et ceux qui font rigoureuse de Patrick Harismendy. Dans cette
véritablement fonctionner la machine, il n’eût thèse, puis dans le livre, J. Le Bihan a choisi de
guère été éclairé. Dans sa première édition nommer « intermédiaires » l’ensemble – qu’en
« républicaine », celle de 1877, l’ouvrage de topologie on appellerait ouvert – des agents
Block utilise le mot « fonctionnaires » lorsqu’il de rang « n-1 », catégorie qu’il analyse sur la
traite du Conseil d’État, du corps préfectoral séquence chronologique 1825-1914, dates non
ou de la Cour des comptes – il est en revanche aléatoires comme il s’en explique.
muet sur l’Inspection des finances, signe que Effectivement en peine d’en donner une
ce corps n’était pas encore tout à fait « grand » –, définition – comment le ferait-il, sachant que les
mais réfute absolument l’usage du terme pour bornes inférieure et supérieure de l’ensemble
qualifier « les agents qui ne sont pas investis sont elles-mêmes flottantes ? –, l’auteur ne peut
d’une portion de l’autorité et de la puissance ni compter sur les catégories (quatre à l’ori-
publique », notamment « les employés des gine, trois désormais) inventées par le statut
administrations publiques qui n’ont point par des fonctionnaires de 1946, ni sur la pratique
eux-mêmes le droit de prendre des décisions administrative qui, depuis (et aussi longtemps)
et ne font que préparer ou exécuter les mesures qu’existe une grille des traitements, recourt à
prescrites par les véritables fonctionnaires » l’indice terminal du grade. Comment faire donc
(p. 971), ces derniers correspondant, mutatis quant rien de tout cela n’est formalisé – l’un
mutandis, aux hauts fonctionnaires que, rap- des problèmes récurrents de la période consis-
tant précisément en l’édiction de règles fixes,
pelle Jean Le Bihan, l’historiographie a déjà si
et si possibles équitables, relatives aux appoin-
largement et si diversement étudiés, des tra-
tements des agents publics – mais que n’en
vaux de Louis Fougère à ceux de Christophe
existent pas moins des services, une hiérar-
Charle.
chie, des instructions, bref un ordre adminis-
Mais sur les « fonctionnaires de peu », dont
tratif – ordre qui plus est appelé à durer, selon
les appellations, officielles ou non, restèrent et
une logique que vilipendait le juriste Gaston
restent fluctuantes – employés, surnuméraires,
Jèze au tournant du XXe siècle : « La France
agents publics, fonctionnaires « de second rang », est un régime républicain doté d’un système
etc. –, la moisson historiographique était sensi- administratif bonapartiste » ?
blement plus mince, mis à part le cas effective- Le problème auquel est confronté J. Le Bihan
ment à part (J. Le Bihan fait de lui un « hapax ») consiste à nous présenter ce monde, à en
de Guy Thuillier, dont les textes multiples comprendre les règles de fonctionnement,
ont, sous diverses signatures, construit une telles qu’elles furent issues de dynamiques de
véritable et utile anthropologie du quotidien construction et de processus de stabilisation. Il y
administratif au XIXe et au début du XXe siècle. réussit parfaitement, en construisant un échan-
Ajoutons-y, outre les travaux de Jeanne Siwek tillon solide (N=553) de trois métiers (ou fonc-
sur les processus de syndicalisation des agents tions, ou professions, ou corps ? la diversité des
de l’État (qui portent pour l’essentiel sur la mots souligne, là encore, le flou de la catégorie)
fin de la période étudiée par J. Le Bihan), un dont l’un qu’il a fabriqué, les « gradés » de pré-
nombre important d’études locales, dont les fecture (essentiellement les chefs de bureau
plus notables sont d’une part celles menées, et de division des préfectures).
avec d’autres, par Bruno Desmons sur les élites Les sources s’y prêtent bien : aux textes
municipales de la III e République dans le normatifs publiés (lois, règlements) ou non
Sud-Est de la France et d’autre part l’ensemble (instructions, circulaires) s’ajoutent les pré-
conséquent des travaux de Jean-Paul Jourdan cieux annuaires départementaux et, surtout,
concernant, dans l’Aquitaine du XIXe siècle, un fort éloquent ensemble de sources archivis-
« le petit emploi public », la « classe moyenne tiques inédites, consultées tant à Paris que sur
administrative », les « sans-grade » : la diver- le terrain breton où l’enquête a été conduite, à
sité des termes témoigne de la difficulté à sai- commencer par les dossiers de personnel. Le
sir l’objet. fait même que les bureaux aient ainsi conservé, 841
COMPTES RENDUS

tout au long du XIXe siècle, leurs dossiers est Moyen Âge à nos jours, avec toutefois une forte
déjà en soi un témoignage de la construction de prépondérance de l’histoire moderne et, en son
ce système administratif que l’auteur met bien sein, du XVIIIe siècle. Qui sont ces « auxiliaires
en évidence dans sa très instructive deuxième de justice » annoncés par le titre du livre ? Dans
partie, intitulée « Naissance des carrières ». une introduction claire et problématisée, qui
Car la méthode est ici solide, et solidement synthétise l’apport de chacune des communi-
mise en œuvre. La première partie de l’ouvrage cations, Claire Dolan explique que les auteurs
est une classique mais nécessaire sociologie ont rassemblé sous ce vocable tous les « média-
historique des fonctionnaires intermédiaires, teurs, traducteurs du langage juridique, péda-
construite sur la triade usuelle des propriétés gogues de la loi, guides de la procédure [et]
sociales : origines socioprofessionnelles, capital exécutants » qui rendent possibles l’acte de
financier et symbolique, sociabilités. La troi-
juger et l’application du jugement tout en
sième partie enfin relit les deux précédentes
n’étant pas directement ceux qui possèdent
– celle qui évoque un système et celle qui pré-
la « fonction de juger » (p. 15). Il s’agit, écrit
sente une société – à l’aune d’une question
Robert Jacob, auteur de la première contribu-
importante, et dont l’auteur souligne à juste
titre qu’elle est rarement posée par l’histoire tion, « de déplacer le regard du pouvoir qui
administrative : dans quelle mesure peut-on ordonne vers les exécutants sans lesquels les
parler de l’apparition d’un ordre administratif ? ordres seraient inopérants » (p. 43).
Ce dernier se présenterait comme un compo- Le plan de l’ouvrage permet de prendre la
site de valeurs professionnelles (compétence, mesure de la diversité de ces auxiliaires, qui
efficacité) et de vertus privées (honorabilité, interviennent d’un bout à l’autre de l’action
dévouement), le tout jalonné, voire couronné, judiciaire – de l’enquête ou de la simple sur-
grâce à des instruments qui se mettent alors en veillance à l’arrestation et du procès à l’exé-
place et dont l’usage ne cessera de se perfec- cution du jugement – ou qui, dans certains cas,
tionner : notation, avancement, décorations. se substituent à elle par des procédures d’arbi-
On ne saurait faire plus beau compliment trage. La première partie, « Auxiliaires de jus-
à ce livre que de dire qu’il manquait et qu’il tice par fonction », rassemble ainsi des études
ne manque plus, même si le travail, comme sur des professions très disparates, les unes rele-
le reconnaît l’auteur, n’est au demeurant vant de la « main-forte » – sergents de ville,
qu’esquissé. La suite de l’histoire prouve que commissaires de police, gendarmes, gardes
J. Le Bihan ne s’est pas endormi sur les lauriers forestiers, huissiers et bourreaux – et les autres
que lui a, à juste titre, décernés son jury. Avec de la préparation et de la tenue du travail des
son collègue rennais Marc Bergère, il vient en tribunaux : avocats, procureurs et greffiers, aux-
effet de diriger, dans l’excellente collection quels sont joints, sans que l’on soit pleinement
Équinoxe que dirige Michel Porret aux édi- convaincu de ce rapprochement, les notaires.
tions genevoises Georg, Fonctionnaires dans la
La seconde partie, « Auxiliaires de la justice
tourmente, qui applique la notion de transition
ou auxiliaires de justice ? », aborde les situa-
politique, plus large que celle d’épuration, à la
tions plus hétérogènes encore des « juges d’un
moyenne durée des XIXe et XXe siècles. Ayant
moment, artisans de la concorde, conciliateurs
postfacé ce livre, je me limiterai à en dire ici
que tout ce qui précède cette postface est à lire. par fonction, arbitres, experts » (p. 28), qui ne
sont pas des professionnels de la police ou de
MARC OLIVIER BARUCH la justice, mais dont cette dernière ne peut
en aucun cas se passer. Après une étude sur
Claire Dolan (dir.) les relations entre clergé d’Ancien Régime et
Entre justice et justiciables. Les auxiliaires l’exercice de la justice, on trouvera donc dans
de justice du Moyen Âge au XXe siècle cette partie deux ensembles principaux, le
Québec, Les Presses de l’Université premier sur les lieux et fonctions de l’arbitrage
Laval, 2005, 828 p. – consistoires, justices de paix... – et le second
sur la montée en puissance de l’expertise médi-
Cet ouvrage collectif comprend 46 contribu- cale, puis psychiatrique dans les tribunaux du
842 tions couvrant une large période du cœur du XVIIIe au XXe siècle. Sur plus de 800 pages, le
COMPTES RENDUS

lecteur est donc transporté, entre autres, de la exemple le portrait nuancé d’un commissaire
prévôté de Saint-Quentin à la fin du Moyen Âge de police rouennais du début du XIXe siècle, en
à la Valachie du XVIIe siècle et du Québec des poste dans une banlieue industrielle et popu-
XVIIIe et XIXe siècle à la France du XXIe siècle. laire (Anne Desjardins et Éric Wauters).
Outre la variété des temps, des espaces et des Une autre problématique commune est
professions abordés, un autre facteur de diversité celle de la professionnalisation, ou de la non-
de l’ouvrage tient au statut des auteurs, consti- professionnalisation, de ces auxiliaires de jus-
tués de doctorants aussi bien que de chercheurs tice. La construction d’identités profession-
et d’enseignants-chercheurs reconnus, en acti- nelles par l’expertise donne ainsi lieu à une
vité dans différents pays, essentiellement la fort intéressante étude de Michel Porret sur
France et le Canada. les sages-femmes, chirurgiens et médecins à
Cette diversité temporelle et géographique Genève au XVIIIe siècle, de plus en plus solli-
aurait pu donner lieu à un empilement de peu cités pour éclairer la justice sur les viols, les
d’intérêt, d’autant plus que l’objet n’est pas morts violentes ou les suicides. Mais cet appel
facile à circonscrire. Il n’en est rien et l’on peut à l’expertise médicale rencontre en d’autres
voir dans cette riche publication une entre- lieux de multiples difficultés pratiques : bien
prise réussie, qui relève certes moins d’un jar- des médecins sollicités sont incompétents en
din à la française où tout se tiendrait à sa place la matière et tous se plaignent d’être mal payés,
dans un équilibre parfait que d’un paysage val- comme c’est le cas dans le département de la
lonné offrant surprises et dissymétries. D’une Seine-Inférieure au XIXe siècle (Marina Daniel).
part, bien sûr, les historiens spécialistes des L’attention aux conditions matérielles d’exer-
différentes professions abordées peuvent tirer cice des diverses activités auxiliaires de la jus-
un grand parti des ensembles de contributions tice constitue justement l’un des points forts
qui structurent le livre sur des points parti- de cet ouvrage. Qu’il s’agisse du prix des offices
culiers : la police, les professions juridiques ou du Châtelet entre le XVIe et le XVIIIe siècle
encore l’expertise médicale. L’historiographie (Robert Descimon), des conditions dans les-
de la police et de la gendarmerie, par exemple, quelles les gardes forestiers patrouillent dans le
se trouve ainsi enrichie d’une dizaine de belles Périgord au XVIIIe siècle (Hamish Graham) ou
études qui participent du foisonnement actuel de de la rémunération (en baisse...) versée au bour-
publications sur ces institutions et les hommes reau dans la province de Brabant au XIXe siècle
qui les composent. Mais, surtout, le fait même (passionnante contribution de Jérôme de
d’envisager ensemble ces professions variées ou Brouwer), et de bien d’autres situations encore,
ces différents types d’interventions – y compris la plupart des auteurs montrent finement
extrajudiciaires – dans la régulation des conflits comment les éléments les plus concrets d’accès
dessine de manière originale, sans doute inédite, à ces fonctions, puis ceux de leur exercice et
un espace problématique commun et, dans une de leur reconnaissance déterminent la place
large mesure, opératoire. des auxiliaires dans la société de leur temps,
Parmi les questions transversales figure en mais aussi, dans beaucoup de cas, la manière
premier lieu ce qu’annonce le titre, c’est-à-dire dont ils agissent.
la place d’intermédiaires occupée par les diffé- En définitive, l’intérêt majeur de cet ouvrage
rents auxiliaires entre l’institution judiciaire et foisonnant, ouvert à de multiples lectures et
les justiciables. La plupart des contributions usages selon les domaines de recherche des
s’efforcent, dans une belle unité, de saisir les lecteurs, réside dans le fait qu’il aborde dans
modalités et les effets de cette situation d’entre- une perspective de longue durée les manières
deux, ce qui donne lieu à d’intéressants tableaux dont une autorité s’exerce au quotidien et
de groupe – par exemple celui des sergents donc, en définitive, existe. À cet égard, l’article
du Châtelet à la fin du Moyen Âge (Valérie liminaire de Robert Jacob sur les « Licteurs,
Toureille), « maîtres de la rue parisienne » sergents et gendarmes : pour une histoire de
(p. 82) certes, mais qui doivent s’assurer de la la main-forte », remarquable réflexion sur
« véritable coopération » de cette rue (p. 83) – l’incarnation d’une abstraction, la justice, par
ou à des monographies sur des individus, par « ses petites mains et ses gros bras » (p. 37), sur 843
COMPTES RENDUS

la division progressive du travail entre le juge dans la défense des mineurs (avec la création
et ses auxiliaires et sur la rationalisation du des premiers comités de défense des enfants
droit que l’apparition de ces derniers a permis, en justice en 1890), qui joueront un rôle impor-
doit être particulièrement recommandée à tant dans la mise en place de tribunaux spécia-
l’intelligence – c’est le mot – des lecteurs. lisés et la constitution d’un droit des mineurs
unifié et dérogatoire du droit commun.
PIERRE KARILA-COHEN L’ordonnance du 2 février 1945 relative à
l’enfance délinquante et celle de 1958 pour les
mineurs en danger aboutissent à la construc-
Patricia Benec’h-Le Roux tion d’une justice des mineurs fondée sur un
Au tribunal pour enfants. L’avocat, le juge, modèle éducatif où domine une alliance forte
le procureur et l’éducateur entre juges et éducateurs, et au sein de laquelle
Rennes, Presses universitaires de Rennes, le rôle de l’avocat apparaît mineur (puisque son
2008, 215 p. client n’est pas menacé par de lourdes peines
et que les différents acteurs du tribunal sont
Contrairement à ce que pourrait annoncer son censés s’accorder sur des mesures allant dans
titre, l’ouvrage de Patricia Benec’h-Le Roux son intérêt). À partir des années 1990, la remise
n’est pas centré sur une sociologie de la justice en cause du modèle protectionnel de la justice
pénale des mineurs, même s’il y contribue. En des mineurs (qui culmine avec les lois Perben
étudiant la façon dont la place et le rôle des de 2002 et 2004, mais trouve ses prémices dès
avocats au sein de cette justice se construisent 1994 avec la mise en place de la rétention judi-
et évoluent dans l’interaction avec l’ensemble ciaire pour les moins de 13 ans) et l’affirmation
des acteurs des tribunaux pour enfants, il contri- d’un droit des enfants à la défense sous l’impul-
bue avant tout à une sociologie des professions sion du droit international (avec la signature
des avocats, dans la lignée de l’approche inter- de la Convention internationale des droits de
actionniste déjà mise en œuvre par Philip l’enfant en 1989) vont offrir un nouveau rôle
Milburn. L’auteure se rattache explicitement aux avocats des mineurs.
aux travaux de l’École de Chicago, et reprend La fin des années 1990 est marquée par
la métaphore théâtrale goffmanienne pour l’émergence de groupes de défense des mineurs,
décrire la scène du procès. Cette approche est composés d’avocats relativement dominés au
servie par le recueil de matériaux ethno- sein du barreau (de jeunes avocats, souvent
graphiques : observations d’audiences et entre- des femmes, payés par l’aide juridictionnelle
tiens semi-directifs avec des avocats et des juges et éloignés des spécialités les plus lucratives),
pour enfants dans trois tribunaux, de 1997 à qui vont lutter pour une reconnaissance de leurs
1999. compétences et un monopole d’exercice dans
Le point de vue des avocats constitue une la défense des mineurs. Se constitue ainsi un
part minoritaire de ces matériaux : 29 extraits groupe d’avocats régi par un statut juridique
d’entretiens cités sur 71 rapportent leurs propos. associatif et placé sous le contrôle du barreau,
Ce choix, combiné au recours abondant aux établissant avec chaque tribunal pour enfants
observations d’audience ou de salle d’attente une convention déterminant le système de dési-
du tribunal, sert assez bien la perspective inter- gnation d’office des avocats des mineurs, la
actionniste, restituant la place de l’avocat dans création d’une permanence ou de consultations
le tribunal, de son point de vue mais aussi de juridiques gratuites, etc. Ce groupe obtient la
celui de ses interlocuteurs (à ce titre, on peut mise en place d’une formation spécifique obli-
en revanche regretter que seuls des entretiens gatoire.
avec des juges soient cités, alors que l’expres- Ces enjeux collectifs et historiques sont peu
sion des procureurs, éducateurs, greffiers, cli- repris dans le corps de l’ouvrage, et l’auteure
ents mineurs, parents est quasi absente). renvoie, pour ce sujet, à sa thèse 1. Pourtant, elle
C’est dans le cadre de l’introduction que situe d’emblée sa recherche dans un contexte
P. Benec’h-Le Roux relate l’apparition, à la fin historique particulier : celui d’une pénalisation
844 du XIXe siècle, d’un réseau d’avocats investis de la justice des mineurs, avec la montée en
COMPTES RENDUS

puissance du parquet et la remise en cause un rôle d’auxiliaire du tribunal pour enfants,


du caractère spécifique de cette justice. Elle contribuant à la définition et à la défense de
associe cette évolution à la transformation des l’intérêt de l’enfant ; un rôle de médiateur entre
alliances professionnelles au sein du tribunal le mineur et le juge pour enfants (l’avocat veille
pour enfants, à laquelle elle assiste, caracté- au respect par le mineur et ses proches de l’ordre
risée par le recul de l’association traditionnelle cérémoniel de l’audience pénale, il contribue
entre le juge des enfants et les éducateurs au à passer d’une situation de conflit entre accusé
profit d’un renforcement du couple du juge et victime à un règlement juridique pacifique
et de l’avocat du mineur face au magistrat du du litige, notamment en incitant son client
parquet. Sa recherche précède cependant le à reconnaître sa culpabilité et à accepter la
tournant décisif des lois Perben, et le lien n’est sanction).
pas toujours clairement établi entre la pénalisa- En conclusion, l’auteure revient sur le lien
tion récente de la justice des mineurs, l’émer- entre l’affirmation croissante de ces rôles et
gence d’un groupe professionnel d’avocats de les transformations récentes de la justice des
mineurs et la transformation du cadre des inter- mineurs. Elle parvient ainsi finalement à relier
actions quotidiennes que l’auteure observe. une description ethnographique précise du
La première partie de l’ouvrage montre travail des avocats des mineurs au contexte
comment la spécificité juridique et judiciaire historique particulier de ce travail.
de la scène pénale des mineurs y contraint les La démonstration souffre cependant de
rôles de l’avocat, en décrivant ses situations trois faiblesses. Tout d’abord, l’auteure fait
concrètes de travail. Obligatoire et donc souvent l’hypothèse d’une spécificité forte de la justice
imposé à son client, perçu comme plus proche des mineurs, mettant en avant la difficulté
du juge et du procureur que du jeune mineur à instaurer une relation de confiance entre
(ne serait-ce que par son langage juridique et client et avocat, l’indiscipline du jeune client,
sa robe), pris avec les autres acteurs du tribunal l’importance de sa personnalité et de sa tenue
(juges, éducateurs, procureurs) dans des rela- à l’audience, le poids des aveux et des excuses
tions oscillant entre concurrence et collabo- aux victimes, la faible technicité du droit mani-
ration autour de la définition de l’intérêt de pulé au tribunal pour enfants et l’importance
l’enfant (à laquelle ce dernier est en revanche qu’y prend le travail relationnel. Or ces diffé-
peu associé...), l’avocat peine à se définir comme rents aspects, s’ils opposent bien la défense
le premier défenseur du mineur accusé. des mineurs au travail de l’avocat d’affaires, se
Ce cadre étant posé, la seconde partie de retrouvent dans divers secteurs de la justice des
l’ouvrage est consacrée au « travail d’appro- majeurs (justice pénale, affaires familiales).
priation de la scène pénale des mineurs par Ensuite, l’écriture adoptée par l’auteure
l’avocat ». Cette appropriation renvoie à deux rend parfois difficile la distinction entre son
objectifs : d’une part assurer le meilleur travail propre point de vue et celui des acteurs qu’elle
de défense possible, d’autre part « se faire une observe. Son analyse conclusive des réformes
place au tribunal pour enfants » et ainsi « se récentes reprend les termes des professionnels
construire une face professionnelle consistante de la justice des enfants, attachés au modèle
c’est-à-dire une ‘valeur sociale positive’ » éducatif (elles « entravent tout processus de
(p. 128). En partant de la façon dont les avocats rééducation », p. 200). Adoptant le vocabulaire
se mettent individuellement et collectivement de ces professionnels, elle nomme souvent
en scène au tribunal et en étudiant leurs straté- « délinquants » les mineurs accusés. Parlant de
gies de plaidoirie, l’auteure dessine trois rôles la situation d’enfants refusant d’avouer un délit,
assurés par l’avocat du mineur délinquant au elle reprend l’expression de « faits avérés »
tribunal pour enfants : un rôle de régulation pour établir le caractère contre-productif de leur
professionnelle qui se développe (en défen- refus. Cette porosité entre catégories de l’ana-
dant ses droits professionnels, en mettant par lyse sociologique ou de la description ethno-
exemple en avant son travail de contrôle du graphique et catégories indigènes fragilise
déroulement de la procédure, l’avocat pose des parfois l’étude minutieuse des matériaux empi-
limites au pouvoir des autres professionnels) ; riques qu’elle propose. 845
COMPTES RENDUS

On regrettera enfin que cette analyse ne sance qui est à l’intersection de disciplines,
prenne pas plus systématiquement en compte la de pratiques, de rapports de force qui font de
façon dont les interactions observées sont prises l’hygiène industrielle un domaine toujours à
dans des rapports de domination complexes. la marge et, souvent, de manière conflictuelle
Le lecteur relève par exemple le poids des avo- par rapport aux situations établies. L’hygiène
cates et des femmes juges parmi les profession- industrielle a d’abord renvoyé à une question
nels cités tout au long de l’ouvrage, s’opposant pratique liée aux nuisances que produit l’acti-
à celui des garçons parmi les accusés observés en vité industrielle à l’extérieur – elle pose donc
audience, ainsi que la distance sociale générale- la question des limites de la libre entreprise et
ment importante – mais variable – qui sépare de la propriété privée. À partir des années 1860,
les avocats des mineurs et de leurs parents. elle pénètre rapidement, du fait des données
L’analyse sociologique attentive de matériaux accumulées, au sein des établissements indus-
ethnographiques aussi denses que précis que triels et intervient dans les modalités mêmes
nous propose P. Benec’h-Le Roux aurait pu de l’organisation du travail. Pour cela, elle doit
être enrichie par la prise en compte de l’arti- faire face à un très puissant travail de dénégation
culation de ces rapports de genre, de race, de lorsqu’il s’agit de faire reconnaître le caractère
classe et d’âge, de même que la forte fémini- souvent dangereux du travail usinier et de
sation des professions du droit, qui distingue constituer une expertise qui n’est ni celle des
la justice des enfants, aurait pu entrer dans employeurs ni celle des ouvriers. Le livre
l’analyse de l’histoire de cette justice et de donne de nombreux exemples de ces déné-
l’émergence d’une profession reconnue d’avo- gations, mais l’auteur tente d’aller plus loin et
cat des mineurs. d’en comprendre la possibilité tant, ex post, il
semble incroyable que la dangerosité du tra-
vail des verriers ou des mineurs par exemple
SIBYLLE GOLLAC
ait pu être contestée. Il montre également la
1 - Patricia BENEC’H-LE ROUX, « Sociologie difficulté à construire un savoir légitime et à
des rôles de l’avocat sur la scène pénale des donner autorité à l’hygiéniste industriel qui est
mineurs », thèse de doctorat de sociologie, univer- « un improbable Janus Bifrons, mi-médecin,
sité de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2004. mi-ingénieur » (p. 94). Utilisant les revues spé-
cialisées et leurs auteurs comme révélateur des
transformations de la discipline, C. Moriceau
Caroline Moriceau fait apparaître trois générations de médecins
Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme hygiénistes : la première, active dans les années
industriel en France, 1860-1914 1850, occupe des positions élevées dans l’uni-
Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, 320 p. versité et les organes officiels ; c’est la généra-
tion qui impose la discipline. La génération
Le livre de Caroline Moriceau est une contri- suivante diffuse la discipline dans les départe-
bution importante à l’analyse historique des ments, dans les facultés de médecine, dans les
questions de santé au travail, d’une part, et de conseils d’hygiène sur tout le territoire. Enfin,
construction d’un groupe professionnel, d’autre avant guerre, on assiste à une différenciation
part. En cela, il s’inscrit bien dans un courant de la profession et à la création de nouvelles
de travaux actif dont un bon exemple est le structures par une troisième génération. Cela
numéro spécial de la Revue d’histoire moderne se traduit par le développement de techniques
et contemporaine intitulé « Les maladies pro- nouvelles, liées au travail de laboratoire, qui
fessionnelles, genèse d’une question sociale utilisent notamment l’expérimentation ani-
( XIX e - XX e s.) » 1 . En même temps, lorsqu’il male et se nourrissent des progrès scientifiques
s’intéresse à la constitution d’une discipline et comme dans le cas de la toxicologie industrielle.
d’un groupe professionnel, il est dans la ligne En même temps, des obstacles existent et les
de l’ouvrage de Vincent Viet, Les voltigeurs de hygiénistes ne parviennent pas réellement à
la République 2. construire de statistiques de morbidité et de
Le premier objectif est de comprendre la mortalité professionnelle, du moins à la hauteur
846 formation d’un nouveau domaine de connais- de leurs exigences.
COMPTES RENDUS

À mesure que la discipline se développe, entré dans les pratiques individuelles, comment
les tensions entre la logique scientifique et les les travailleurs ont reçu les prescriptions des
intérêts économiques se durcissent. L’auteur hygiénistes, comment ils les ont intériorisées
analyse trois cas où se jouent un développe- ou, pour être plus exact, comment ils les ont, au
ment rapide des connaissances et, en même sens propre, incorporées. Le constat est d’abord
temps, des antagonismes sur les conséquences celui d’une double résistance. De la part des
pratiques qu’il convient d’en tirer. Dans le cas employeurs, elle est prévisible ; de la part des
du phosphore blanc pour la fabrication des allu- travailleurs, plus étonnante à première vue.
mettes, la dangerosité est établie dès le milieu C. Moriceau démêle avec beaucoup de préci-
du siècle, et des substituts existent mais les sion toutes les nuances de l’ignorance, de la
raisons économiques retardent sans cesse la dénégation, de la mauvaise foi et les raisons
proscription de son utilisation. En 1894, le doc- qui les sous-tendent, de l’indifférence au fata-
teur Émile Magitot soutient ainsi qu’il « est lisme en passant par tous les degrés de la
possible d’instituer des règles d’hygiène géné- méfiance et de la défiance à l’égard d’experts
rales et individuelles capables de supprimer venus de l’extérieur de l’usine et du monde
tous les accidents du phosphore » (p. 155-156). du travail. Mais, certainement, il n’y a aucune
Il faut plusieurs années avant que l’interdiction symétrie entre la position des patrons qui
soit prononcée et qu’une nouvelle concep- défendent leurs profits et les ouvriers qui, pour
tion tente de s’imposer : « le rôle véritable de gagner leur vie, n’ont d’autres choix que de la
l’hygiène est non pas d’accumuler des mesures mettre en danger. Ce qui frappe, c’est l’aspect
de protection contre une cause puissante d’insa- moral que revêtent souvent les injonctions de
lubrité, mais bien de supprimer cette cause elle- l’hygiénisme industriel, notamment dans les
même » (p. 156). Dans le cas de l’interdiction exigences de propreté qui apparaissent dans
de la céruse dans la peinture, plusieurs dimen- les règlements des usines, mais aussi l’irréa-
sions sont en jeu et notamment, comme dans lisme de certaines injonctions. Par exemple, dans
le cas précédent, celui de la responsabilité des une « fabrique parisienne de crochets de fer pour
ouvriers, toujours jugés « négligents ». Mais la fil télégraphique », lorsqu’il est demandé de
lenteur tient aussi à la contestation des expé- « prendre invariablement, après six semaines
riences et donc au déplacement des conflits de travail, un repos de quinze jours » selon un
d’intérêts au sein même de l’expertise. Enfin, « arrêté du 1er décembre 1859, pris en accord
dans le cas de l’intoxication mercurielle dans avec le médecin » (p. 186).
les couperies de poils, c’est l’intérêt écono- Apparaît alors la difficulté pour le monde
mique des travailleurs qui sert d’obstacle à ouvrier de s’approprier les connaissances qui
l’interdiction. devraient pourtant leur permettre de défendre
Une dernière dimension du développe- leurs intérêts vitaux. Du moins, directement
ment de l’hygiène industrielle mérite d’être sur le terrain de l’hygiène industrielle, comme
soulignée et tient à son internalisation, notam- si le mouvement ouvrier avait privilégié, à côté
ment au travers de congrès internationaux. Les du salaire, la question de la durée du travail :
effets de comparaisons, des pratiques et des réduire la présence à l’usine étant en définitive
législations, pèsent fortement sur les logiques le moyen le plus sûr de se protéger des effets
nationales. nuisibles du travail.
D’une certaine façon, à cette époque, les Pour finir, il faut revenir sur un trait remar-
hygiénistes font l’expérience de toutes les dif- quable de ce livre : d’une certaine façon, il n’est
ficultés inhérentes à l’invention d’une poli- pas le livre qu’aurait voulu faire son auteur.
tique de prévention des risques industriels. C. Moriceau le dit dès le début et le souligne
L’histoire a montré depuis que les modes et à nouveau à la fin en considérant que son livre
le rythme de résolution de ces difficultés n’ont reste à écrire pourvu que les sources puissent
pas fondamentalement changé, si l’on pense par être disponibles. Elle aurait en effet voulu pro-
exemple aux cas de la silicose ou de l’amiante. poser une histoire de la santé au travail tou-
Le projet de la troisième partie de l’ouvrage chant au plus près les réalités de l’usine, des
est essentiel : il est de comprendre comment souffrances endurées par les corps, des luttes
et de quelle manière l’hygiénisme savant est et des moyens parfois mis en œuvre pour les 847
COMPTES RENDUS

soulager. L’action plus ou moins directe des du travail entraînant une incapacité perma-
hygiénistes et les travaux qu’ils ont produits nente ou un décès.
n’étaient, au départ, qu’un moyen d’accéder à L’actualité des questions liées à la prise en
cette réalité, faute de mieux, faute de sources compte des risques au travail est chargée et
directes que les entreprises seules ont peut- pressante : prise de conscience de la gravité de
être mais qu’elles ne divulguent pas. La mono- certains risques à effets différés tels ceux liés à
graphie sur les verriers de Baccarat qui sert de la manipulation de l’amiante, essor des risques
prologue à celui-ci est un aperçu impression- psychosociaux, accroissement du nombre des
nant de cet autre livre. Mais, après avoir lu maladies reconnues comme professionnelles.
celui qui est écrit, on ne peut pas ne pas penser La préservation de la santé au travail est aujour-
que malgré tout, de manière moins directe d’hui une forte préoccupation de santé publique,
peut-être, il est une importante et convaincante que traduisent à leur manière les sollicitations
contribution à ce projet initial. sur les thèmes y afférant adressées en direction
de la communauté des chercheurs en sciences
JÉRÔME BOURDIEU humaines et sociales (voir notamment les appels
à projets successifs lancés par le seul ministère
1 - Paul-André ROSENTAL et Catherine OMNÈS en charge de l’emploi).
(dir.), « Les maladies professionnelles, genèse d’une Dans ces réflexions très actuelles, l’histoire
question sociale (XIXe-XXe s.) », Revue d’histoire est en effet convoquée (avec elle la sociologie
moderne et contemporaine, 56-1, 2009. ou le droit) pour contribuer à la démonstration/
2 - Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. construction/explicitation des phénomènes
L’Inspection du travail en France jusqu’en 1914, Paris,
complexes de connaissance/reconnaissance/
CNRS Éditions, 1994.
déni qui entourent les risques du travail, tant
dans leur dimension institutionnelle que chez
Catherine Omnès et Laure Pitti (dir.) les acteurs de terrain 1. Ce mouvement rejoint
Cultures du risque au travail et pratiques et vient raviver des courants plus anciens d’his-
de prévention au XXe siècle. La France toire de l’hygiène publique (les travaux de
au regard des pays voisins Patrice Bourdelais, d’Alain Corbin ou de Jacques
Rennes, Presses universitaires de Rennes, Léonard entre autres), d’analyse de la place
2009, 262 p. accordée aux questions de santé dans les mou-
vements ouvriers (voir par exemple les travaux
Les formes de mise en danger de l’intégrité d’Alain Cottereau), ou plus récemment et plus
physique et/ou morale des individus dans le directement d’histoire de la prévention des
cadre de leur activité professionnelle changent risques professionnels (les travaux de Vincent
et se renouvellent au rythme des progrès scien- Viet et Michèle Ruffat).
tifiques et techniques, se déplaçant à mesure C’est de cet élan que participe pleinement
que des activités quittent certains pays et empor- l’ouvrage, bilan d’étape d’un programme de
tent avec elles des dangers emblématiques de recherche soutenu par la Direction de la
la seconde industrialisation, acquérant plus ou recherche, des études, de l’évaluation et des
moins de visibilité selon le nombre de leurs statistiques ( DRESS-MIRE) dans le cadre de
victimes et/ou le scandale de leur « révélation ». l’appel à projets ouvert en 2003 sur le thème
Mais le risque professionnel ne diminue pas « Construction sociale des risques et protection
avec l’évolution des modes d’activités ; il n’y sociale ».
a guère de progrès en la matière. Ainsi que Les seize contributions qui composent
le rappellent en introduction les auteurs de l’ouvrage s’efforcent d’apporter des éléments
l’ouvrage, on note au contraire une aggravation de réponse à une question cruciale : pourquoi
des conditions de travail depuis une dizaine cette prégnance et cette actualité du risque
d’années ; la Caisse nationale d’assurance mala- professionnel dans la France d’aujourd’hui alors
die des travailleurs salariés (CNAMTS) estimait que la préservation de la santé au travail occupe
en 2004 à 115 000 le nombre des salariés absents les hygiénistes industriels depuis le dernier
848 chaque jour, et à 170 le nombre des accidents tiers du XIXe siècle au moins, et que deux lois
COMPTES RENDUS

fondamentales en la matière ont été votées il la difficulté à être des hygiénistes industriels
y a plus d’un siècle (la loi sur l’hygiène des du XIXe siècle.
ateliers en 1893 et celle sur les accidents du Une seconde manière d’observer les phé-
travail en 1898). L’enjeu pour les historiens, nomènes de construction scientifique, sociale,
sociologues ou juristes réunis sur ces questions juridique du risque professionnel consiste à
est de révéler, par l’analyse de configurations interroger les instances qui, à des niveaux divers,
particulières en France mais également en sont chargées de gérer le risque, de l’expertiser,
Espagne, Belgique et Italie, les phénomènes de négocier sa prise en compte, de normer en
de résistance, de déni ou, au contraire, les forces quelque sorte son approche, et de formater le
d’impulsion qui ont accompagné ce siècle de discours, sous la pression des industriels le plus
construction du risque professionnel. Ainsi l’ana- souvent. Un point de vue original est proposé
lyse ne porte-t-elle pas tant sur la révélation et par le travail de Nadia Blétry sur les affiches
la description des risques eux-mêmes que sur de prévention des risques professionnels et
les acteurs qui leur ont été confrontés, au titre sanitaires en France au XXe siècle ; on voit que
d’industriels, de victimes ou de professionnels celles-ci, tout en cherchant à influencer les
de leur prise en charge, et ont ainsi contribué comportements, ne montrent pas les dangers
à la construction d’un objet médical, social, juri- réels, ne jouent pas de fonction d’alerte, mais
dique, économique. Quoique le projet embrasse illustrent simplement les risques « avérés et
tout le XXe siècle, la majeure partie des articles reconnus socialement ». Eric Geerkens, exami-
proposés privilégie la période postérieure à la nant le fonctionnement des comités de sécu-
loi de 1946 sur la prévention et la réparation rité, d’hygiène et d’embellissement des lieux
de travail créés en Belgique en 1947, montre
des accidents du travail et des maladies profes-
quant à lui le rôle limité joué par des instances
sionnelles, et plus encore, le dernier tiers du
cantonnées de fait par les industriels dans un
XXe siècle qui voit, enfin, émerger de nouvelles
rôle consultatif. Ceux-ci n’ont en effet jamais
attitudes face au risque.
aimé, ainsi qu’en témoignait déjà le rôle de
Trois niveaux, trois manières d’appréhen-
l’Association des industriels de France à la fin du
der et de construire le risque sont successive-
XIXe siècle, que l’on se mêlât d’intervenir dans
ment examinés par les auteurs.
la conduite de l’entreprise. Danièle Fraboulet,
Une première approche questionne les analysant l’action de l’Union des industries
modes d’identification et de gestion sur site métallurgiques et minières ( UIMM ), montre
des risques au travail ; elle s’intéresse, au-delà comment ces industriels ont construit leur vision
du corps des inspecteurs du travail déjà relative- du risque en développant les pratiques de pré-
ment bien connu, à la nébuleuse des groupes vention et en construisant eux-mêmes un savoir
professionnels, dotés de formations, statuts et statistique sur les accidents du travail.
degrés de légitimité variables, amenés à s’inté- Sont enfin réinterrogées les questions his-
resser avec des succès divers aux dangers de toriquement débattues du rapport de l’ouvrier
l’atelier : ainsi voit-on à l’œuvre les surinten- au risque professionnel et de la place accordée
dantes d’usines de l’entre-deux-guerres, les aux questions de santé au travail dans les luttes
ingénieurs de sécurité dans l’industrie métal- syndicales. Encore peu audibles car très ponc-
lurgique, les médecins-conseils dans le BTP, tuelles dans l’entre-deux guerres, ainsi que le
les médecins du travail espagnols ou encore, montre Laure Machu étudiant l’action des fédé-
dans une perspective comparatiste, les inspec- rations d’industries, les revendications sanitaires
teurs du travail anglais. Ces analyses révèlent se font plus fortes et plus efficaces à partir des
la diversité des points de vue, des « cultures », années 1970. Laure Pitti explique par exemple
la concurrence éventuellement des acteurs, au comment les ouvriers de Penarroya confrontés
final la difficile émergence d’une approche au saturnisme, soutenus par des médecins et
pluridisciplinaire rendue indispensable par la scientifiques militants, sont parvenus en 1974
complexité des enjeux. On retrouve au fond à faire modifier les critères de reconnaissance
dans la pluralité de ces groupes, de leurs mis- de la maladie du plomb (prise en compte de
sions, de leur oscillation entre savoirs médical, critères biologiques permettant une détection
technique ou social, les différentes facettes et plus précoce). 849
COMPTES RENDUS

L’ambition portée par le projet est telle que ont largement contribué, à partir des années
le tableau livré dans l’ouvrage semble nécessai- 1960, à l’émergence d’un renouveau syndical.
rement un peu impressionniste. Les travaux Ces luttes auraient été à même de redonner une
présentés posent toutefois des jalons et apportent nouvelle combativité à un mouvement ouvrier
de nombreux éléments précis à un chantier qui l’avait perdue peu à peu au contact de l’idéo-
en plein développement et tout entier tourné logie de coopération entre le travail et le capital.
vers la compréhension du présent et la prépa- En rapprochant travailleurs industriels et habi-
ration de l’avenir. Ils révèlent dans le même tants des zones industrielles, elles auraient en
temps certains bégaiements de l’histoire puisque particulier provoqué un examen de conscience
nombre des phénomènes ici mis au jour étaient sur les dégâts provoqués par le productivisme
déjà observables, mutatis mutandis, à la fin du sur la santé des ouvriers et des riverains et sur
XIX e siècle 2 . On pouvait ainsi déjà écrire, l’esprit du syndicalisme.
comme le fait Catherine Omnès à propos du La première partie de l’ouvrage relate la
XX e siècle, « la longue marche de l’histoire longue lutte des habitants contre la pollution
du risque au travail apparaît entravée en per- produite par les aciéries NKK à Kawasaki, dans
manence par de multiples résistances qui la banlieue de Tôkyô, qui débouchera sur des
s’opposent à la mise en œuvre d’une logique lois contre la pollution dans les années 1970 et
préventive face à des risques en constant des procès en réparations qui se prolongeront
renouvellement » (p. 234). jusque dans les années 1990. Si ces mouve-
ments contre la pollution participent à la prise
CAROLINE MORICEAU de conscience, l’ambiguïté des grands syndi-
cats à leur égard révèle l’ampleur de la pression
1 - Cette convocation de l’historien à titre idéologique que les grandes firmes japonaises
d’expert peut aller jusqu’à sa sollicitation dans le exercent sur leurs salariés. Cependant dans la
cadre de procès intentés contre des entreprises. deuxième partie, l’auteur montre, avec l’affaire
Voir à ce sujet Gerald MARKOWITZ et David de Minamata, que malgré cette emprise sur les
ROSNER, « L’histoire au prétoire aux États-Unis », ouvriers, le cynisme et le mensonge que manie
no spécial « Les maladies professionnelles : genèse l’entreprise Chisso – qui rejette de très grandes
d’une question sociale (XIXe-XXe s.) », Revue d’his-
quantités de mercure, tout en sachant ses effets
toire moderne et contemporaine, 56-1, 2009, p. 227-253.
dévastateurs sur la santé –, une alliance fut
2 - Voir à ce sujet Caroline MORICEAU, Les dou-
leurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, possible entre malades et militants syndicaux.
1860-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009. Le premier syndicat résiste en effet à la création
d’un deuxième syndicat par la direction et réus-
sit par là même à rompre avec une logique pro-
Paul Jobin ductiviste qui avait réussi à brider toute velléité
Maladies industrielles et renouveau syndical combative et tout mouvement de solidarité
au Japon avec les victimes de la pollution par un chan-
Paris, Éditions de l’EHESS, 2006, 560 p. tage à l’emploi : « Le premier syndicat s’efforce
de renverser la logique de soumission au capi-
Dans les sciences sociales traitant du Japon tal de Chisso. Ce n’est pas son usine qui a
moderne et contemporain, les mouvements permis le développement de Minamata mais
sociaux contre la pollution industrielle, la l’inverse : l’entreprise a exploité sa population
question de la santé au travail et l’histoire du et pollué la mer et l’atmosphère, sans même
mouvement ouvrier ont fait l’objet de nom- réinvestir les bénéfices dans la région » (p. 204).
breux travaux, mais se sont trouvés dans des La troisième partie démontre, qu’au-delà du
champs d’étude distincts. La première ambi- cas de Minamata, à partir de la fin des années
tion de l’ouvrage de Paul Jobin est de les réunir 1960, cette nouvelle voie du syndicalisme est
en montrant à quel point les luttes pour la pré- capable, bien que minoritaire, d’interroger la
vention et l’indemnisation des maladies liées à société sur le prix à payer pour la soumission
la pollution et au travail industriel, qu’il réunit des corps aux intérêts privés des industriels,
850 sous le vocable de « maladies industrielles », mais aussi aux impératifs de la politique de
COMPTES RENDUS

croissance et de puissance nationale. Moins parole des victimes et de rendre très difficiles les
ancrées dans l’entreprise, ces nouvelles formes demandes de reconnaissance administrative.
syndicales, dont les community union, organi- D’autre part, « découragés par la complexité
sées au niveau des communautés locales et technique des choix à prononcer, nombre de
représentant une des formes les plus emblé- responsables politiques se reposent sur le choix
matiques sont mieux à même de se préoccuper d’‘experts’ qui procèdent de plus en plus à un
des salariés intérimaires, de la sous-traitance réductionnisme en deux temps : de la politique
ou des étrangers qui sont aujourd’hui les plus à l’économisme, puis de l’économisme à la
fragiles face aux maladies industrielles. marchandisation » (p. 73). Au-delà, le lecteur
Pour conduire sa démonstration, l’auteur reste aussi abasourdi de voir comment la parole
fait un choix méthodologique fort. Plutôt que d’experts reconnus permit à la firme Chisso
de se contenter de faire une histoire des straté- de nier l’évidence de l’empoisonnement de la
gies et des idéologies syndicales, il nous fait population. Comment elle put bénéficier de
pénétrer dans la prise de conscience des mala- la complicité de la Fédération des industries
dies industrielles en portant une grande atten- de la chimie, du ministère de l’Économie, du
tion aux trajectoires individuelles des malades Commerce extérieur et de l’Industrie (MITI)
comme des militants syndicaux et associatifs. et de l’Institut national de la santé publique
L’ouvrage est ainsi ponctué de descriptions pour financer des chercheurs afin d’avancer
minutieuses des manifestations cliniques de des théories alternatives permettant de nier
ces maladies industrielles et de leurs consé- que les rejets de mercure fussent la cause de
quences sociales, telle la stigmatisation, qui la maladie. Face à des experts reconnus, à des
augmentent encore la souffrance des victimes. universitaires réputés, ce sont des outsiders au
L’ouvrage se caractérise par une grande diver- pouvoir scientifique, ou des chercheurs d’« uni-
sité de sources écrites, des nombreuses mono- versités de second rang » (p. 130), qui permet-
graphies en japonais sur les grandes affaires de tront d’établir une vérité qui éclatera finalement
pollution aux minutes des procès en passant au grand jour dans les médias et au tribunal.
par des ouvrages littéraires. Cependant, une L’auteur dresse en fait un bilan assez
place prépondérante est laissée à la parole des nuancé du rôle de la justice dans le processus
acteurs, aux témoignages que l’auteur a pu de reconnaissance. Les cours de justice furent
recueillir grâce à sa grande connaissance du d’un côté le lieu où purent s’exprimer les vic-
contexte culturel japonais et à l’empathie qui times, les associations qui avaient réussi à
semble l’habiter à l’égard de ces personnes établir le lien entre les activités industrielles
qu’il a pris le temps de côtoyer. et les maladies, mais elles furent aussi le lieu
En procédant ainsi, l’auteur ne se contente de relations compliquées entre les victimes et
pas d’une problématisation classique du mou- leurs avocats. Ces derniers sont en effet la plu-
vement social, de ses motivations, de son fonc- part du temps membres d’un parti communiste
tionnement, il se laisse aussi guider par les qui voit dans ces procès l’occasion de revenir
problèmes que soulèvent eux-mêmes les mili- dans le jeu des relations du travail d’où il avait
tants et les victimes. En prenant soin de ne été éliminé au début des années 1950. L’action
pas s’enfermer dans un langage sociologique en justice devient alors un pis-aller d’un mou-
qui, trop soucieux d’objectiver leur action, les vement ouvrier qui n’a plus d’autre moyen de
priverait de leur subjectivité et leur confisque- peser. D’autre part, « les avocats ne comprennent
rait finalement une deuxième fois la parole, pas que l’expression de la rancœur des victimes
cette méthode donne une portée particulière et l’obtention d’une victoire morale sur Chisso
à la critique que produit l’ouvrage sur le rôle importent tout autant que de nouvelles indem-
des experts. L’auteur montre ainsi que les dis- nités » (p. 208). Cependant, plus encore que les
positifs institutionnels de reconnaissance et limites de l’action en justice, ce sont les impasses
d’indemnisation des maladies industrielles du principe de pollueur-payeur qui sous-tend
sont entre les mains de médecins souvent l’ensemble de la thèse que porte cette étude.
directement liés aux grandes entreprises et En effet, si les entreprises ne jouissent pas
à quel point ils sont en mesure d’étouffer la d’une impunité absolue, l’auteur se demande 851
COMPTES RENDUS

si ce principe n’a pas eu pour effet d’évacuer parfaite de la haute bureaucratie, se penchant
une responsabilité « citoyenne » qui les enga- avec générosité, mais aussi avec un regard scien-
gerait à empêcher la pollution industrielle à tifique, sur le monde du travail. Avec ses amis
l’extérieur de l’usine, comme, à l’intérieur, les mondains, c’était un mécène qui appréciait les
accidents du travail et les maladies profession- poètes et artistes du tournant du siècle, étroite-
nelles. ment lié à Francis Jammes ou Eugène Carrière
Au final, on ressort de l’ouvrage avec une notamment. Issu de la grande bourgeoisie, ayant
vision plus complexe du mouvement ouvrier renoncé à la foi pratiquée par ses parents, il évo-
que celle souvent proposée. Le coopération- luait socialement dans un milieu catholique de
nisme syndical, davantage qu’une simple capi- tendance dreyfusarde modérée ; politique-
tulation face au pouvoir du capital, aurait été ment, il se sentait plus proche d’un Alexandre
au cœur du dilemme qui a pu expliquer les Millerand, socialiste indépendant, dont la
ambiguïtés du mouvement syndical, mais aussi conscience sociale était tempérée par les
de l’ensemble de la société, à l’égard des ques- mœurs et les instincts d’un modéré du centre
libéral. Il fut également très lié à Albert Thomas,
tions environnementales. L’ouvrage réussit
mais Fontaine n’éprouvait aucunement l’idéa-
en effet à répondre très subtilement à deux
lisme fervent d’un vrai socialiste réformiste.
questions essentielles. Quels arbitrages les tra-
Connaissant la législation du travail sur le bout
vailleurs ont-ils été amenés à faire entre leur
des doigts, il était doué pour améliorer les
aspiration légitime à de meilleurs salaires
textes, éviter les controverses, composer afin
qu’incarnaient les augmentations de producti-
de trouver une position médiane qui pourrait
vité et leur identité d’ouvrier en lutte pour pré-
satisfaire le patronat ou tel gouvernement de
server l’intégrité de leur corps et de leur esprit ? centre-droit.
Et dans quelle mesure les travailleurs ont-ils À plusieurs reprises, Fontaine fut un pion-
eu accès à l’information qui leur aurait réelle- nier dans la fonction publique. Ayant quitté
ment permis de faire un tel arbitrage ? Bien sûr, l’Inspection des mines, sa première carrière, il
les enjeux qu’embrasse cet ouvrage sont si entre au tout nouvel Office du travail en 1891,
grands que l’on peut être parfois un peu frustré regroupant un petit noyau de fonctionnaires
que telle problématique ou tel paradoxe ne qui esquissent les débuts d’une politique du
soient pas explorés encore plus loin, mais nous travail. Il en deviendra par la suite le directeur
sommes là sans aucun doute en présence d’une puis sera, après la Première Guerre mondiale,
contribution majeure à ces questions qui ne la cheville ouvrière du nouveau Bureau inter-
cessent de s’amplifier dans les sciences sociales national du travail (son savoir-faire en matière
contemporaines. de fonction publique est alors incontestable),
et c’est l’un des mérites de l’ouvrage que de
BERNARD THOMANN fournir une description détaillée des trans-
formations au sein des organismes régissant
la législation ouvrière pendant cette époque
Michel Cointepas charnière. Toutefois, on peut regretter qu’il
Arthur Fontaine, 1860-1931. Un réformateur, ne nous apporte guère de réflexion sur une
pacifiste et mécène au sommet de la Troisième signification plus large de son parcours. Car
République Fontaine, travaillant toujours aux côtés de
Rennes, Presses universitaires de Rennes, Millerand, de René Viviani, éventuellement
2008, 382 p. d’Albert Thomas, n’est rien moins que le bras
droit de toute une série d’hommes politiques
Au sein des grands courants réformateurs et provenant du socialisme réformiste. Sans être
artistiques de la Belle Époque, Arthur Fontaine socialiste lui-même, n’est-il pas l’un des plus
a mené une belle carrière de haut fonctionnaire. importants acteurs sociaux dans ce monde
Scrupuleux, habile, sachant faciliter les ren- imprégné par le socialisme gouvernemental ?
contres entre patrons, syndicalistes et élus N’est-ce pas ici une histoire exemplaire pour
852 socialistes, Fontaine représentait l’incarnation mieux comprendre le réformisme du début du
COMPTES RENDUS

siècle ? Bien que Michel Cointepas nous offre 1 - Par exemple, Alain CHATRIOT, Odile JOIN-
les jalons d’une analyse sur les relations entre LAMBERT et Vincent VIET (dir.), Les politiques
Fontaine et Millerand ou Fontaine et Thomas, du travail, 1906-2006. Acteurs, institutions, réseaux,
on ne trouve pas ici de véritable tentative de Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
rapprocher ou de comparer le fonctionnaire et
les hommes politiques qu’il cotoyait. Surtout,
on peut regretter que l’auteur n’ait pu élargir Christian Chevandier
son point de vue vers une réflexion plus La fabrique d’une génération. Georges Valero,
générale sur le réformisme social à une époque postier, militant et écrivain
trop souvent décrite comme une République Paris, Les Belles Lettres, 2009, 434 p.
« radicale » ou « bourgeoise ». On ressent par-
fois une certaine réticence à aller au-delà des Le plus bel hommage rendu à un militant
interprétations classiques de cette époque si est sans doute de faire son portrait au pluriel,
riche en développements novateurs dans le d’écrire sa vie comme une existence collec-
domaine social 1. tive, expérience partagée d’une condition et
Issu d’une thèse, le livre de M. Cointepas d’un engagement. Assurément la biographie de
cherche à décrire un monde qui foisonnait de Georges Valero (1937-1990) par l’historien du
nouveaux réseaux politiques, de sociabilité travail Christian Chevandier est à classer d’abord
mondaine ou littéraire, où les amis de Marcel dans cette catégorie : fascinant est l’itinéraire
Proust concevaient leurs projets littéraires en de ce jeune garçon né dans le milieu ouvrier
lien direct avec les discussions sociales dirigées de Villeurbanne, dont la mère fut gréviste
par Paul Desjardins aux « Décades de Pontigny », en 1936, ouvrier devenu postier, communiste
où les réformateurs, libéraux et socialistes, puis gauchiste après 1968, syndicaliste à la
toutes tendances confondues, se réunissaient CGT puis à la CFDT, exclu tour à tour des deux
dans les « antichambres de la Chambre », le organisations, et surtout extraordinaire écri-
Musée social, et surtout – pour Fontaine – vain à ses heures perdues ; ainsi son biographe
l’Union pour l’action morale. De nombreux dresse-t-il presque sans le vouloir un beau
ouvrages récents ont porté sur ces aspects, et monument à cet habitué des cortèges, à cet
certains sont connus de M. Cointepas, mais on acharné des luttes.
regrette qu’il n’ait pu faire le lien entre son tra- Valero pour C. Chevandier n’est pas le Louis-
vail et celui de Sébastien Laurent sur Daniel François Pinagot d’Alain Corbin 1 ni le Xavier-
Halévy par exemple, ou même avec des tra- Édouard Lejeune de Philippe Lejeune 2, il n’est
vaux collectifs comme le Jaurès et les intellectuels pas un parfait inconnu, un ancêtre méconnu,
dirigé par Gilles Candar. Il fut un temps où l’on il n’appartient pas non plus au monde des
pouvait dire que le champ social du début du subalternes : il a eu ses heures de gloire, il a
siècle était très mal connu ; ce n’est plus le cas incarné des espoirs, il a été une voix, il s’est
aujourd’hui, et le problème pour les historiens, levé pour protester, il a témoigné par écrit. Or,
même ceux qui choisissent le genre de la bio- toute la force de la démarche de C. Chevandier
graphie, forme essentielle pour comprendre est d’avoir justement inversé cette reconnais-
avec finesse les engagements personnels dans sance, de l’avoir prolongée en somme, d’avoir
une République trop souvent simplifiée, est comme recomposé la multitude de ceux qui
de savoir comment réaliser la synthèse d’un peuplèrent les assemblées générales, les réu-
énorme corpus de travaux récents. Si ce travail nions, les débats où il intervint. Ce que vise
détaillé est utile pour tous ceux qui s’inté- cette entreprise de remémoration, le motif de
ressent à la République réformiste, l’auteur est cet épais monument résulte ainsi moins de la
resté trop attaché au cas Fontaine : une appré- force que dégage Valero, de son profil « admi-
ciation plus large d’autres réformateurs, d’autres rable », que du caractère relativement commun
réseaux intellectuels et politiques, aurait pu de son existence ; si le personnage est intéres-
l’aider à approfondir son portrait. sant, c’est qu’il serait exemplaire d’une géné-
ration : « une première génération des milieux
JULIAN WRIGHT populaires qui s’initie, à ce point, à une culture 853
COMPTES RENDUS

perçue comme émancipatrice en ces temps de coté de la mer est la grande crainte de Valero ;
forte influence du communisme. Mais une il est incompréhensible à ses yeux de se battre
génération qui comme la précédente contribue contre un peuple dont il soutient politique-
par un travail acharné au développement de la ment la lutte.
société. Une génération enfin [...] dont mai 68 a Avec la deuxième partie, « Militances »,
entériné plus que suscité les questionnements, l’option d’une biographie du quotidien et de
les remises en cause » (p. 13). l’ordinaire s’avère excellente pour peindre le
Ce geste hagiographique qui en d’autres travail et les luttes dont il est le théâtre. Le
cas aurait discrédité et affaibli la démarche est biographe se fait ici peintre de petites scènes
ici extraordinairement stimulant et donne à apparemment sans relief, qui dessinent à la
l’entreprise de C. Chevandier un intérêt qui va manière dont le fit Xavier Vigna un monde
bien au-delà de l’histoire sociale du XXe siècle de luttes 3. C’est avec ce même regard que le
en France. Puisque Valero est une figure, des biographe suit au fil des jours les conflits avec
traces ont été produites ; or, puisqu’il existe plus les directions des organisations syndicales et
de documentation à son propos qu’au sujet de comment le trop libertaire Valero se débat avec
n’importe quel autre, demandons-nous à partir ces institutions de la contestation. Ce n’est plus
de son cas ce que fut la vie d’un travailleur ? un portrait mais une photographie de groupe
Et comment l’écrit-on ? L’ouvrage ne cesse de qu’il propose : on abandonne grâce à cette
naviguer entre ces deux points d’autant plus approche le singulier et l’individuel pour le
que, on l’a dit, Valero a noirci des milliers de collectif ; les pages consacrées à la grève de
pages... Autrement dit, ce travail pose remar- 1974 aux PTT sont en la matière remarquables ;
quablement la question de l’écriture du récit C. Chevandier nous montre un groupe en action
biographique ordinaire et de ses implications. comme celui qui, sur une photographie, porte
Qu’écrire une fois la notice du Dictionnaire du collectivement « la grande banderole de la
mouvement ouvrier réalisée ? grève » (p. 173). Si Valero est un pas devant,
Le choix de l’auteur pour répondre à une c’est sans doute parce qu’il tient aussi la plume.
telle question est d’abord modeste : le plan L’écriture est l’autre grande vocation de ce
militant. Le biographe, par une lecture atten-
distingue le temps des initiations de celui du
tive des textes écrits par le syndicaliste (dont
militantisme proprement dit, puis celui de
le livre restitue de nombreux extraits), montre
l’écriture, moment d’émancipation finale. Ce
que c’est précisément le lieu choisi par le pos-
parti pris de suivre au jour le jour cet homme
tier pour dire sa propre vision du monde, pour
inquiète dans un premier temps et menace de
poser un regard libre sur le quotidien, le travail
verser dans l’anecdote ; mais c’est à ce prix que
et l’action politique. Cette pratique place le bio-
le biographe peut examiner l’existence au ras
graphe dans une situation non plus d’enquêteur
du quotidien, en intégrant une pluie d’événe-
mais de lecteur : un lecteur qui ne cherche pas
ments de « faible intensité » dirait Paul Veyne.
à lire entre les lignes mais, au contraire, à situer
Ainsi le parcours scolaire dans la région lyon-
le discours de cet homme au milieu de tous
naise est-il suivi dans le détail, jusqu’aux appré-
ceux qui n’ont pas été couchés sur le papier.
ciations des enseignants..., et ce récit ne prend
En somme, C. Chevandier se fait l’écho, avec
véritablement sens qu’avec les rencontres théo- talent, d’un Valero écrivain, mémorialiste des
riques et réelles qu’il fait pendant son lycée travailleurs non pas au sens des prolétariens
(notamment la professeur de philosophie et mais de ceux qui eurent un temps une même
résistante Jeannette Colombel). On voit le jeune expérience du présent. Aussi, découvre-t-on un
homme prendre ses distances progressivement auteur non assignable à la catégorie d’écrivain
avec un parti trop autoritaire, tout en étant très prolétarien de Michel Ragon. Le biographié
fortement attaché à une culture ouvrière de échappe soudain à son historien et l’on ne peut
solidarité. Dans le récit au jour le jour de ces que s’en réjouir.
premières années, la guerre d’Algérie occupe
854 une place essentielle. Être envoyé de l’autre PHILIPPE ARTIÈRES
COMPTES RENDUS

1 - Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis- gement des conseillers prud’homaux, des
François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798- prêtres catholiques, des militants des systèmes
1876, Paris, Flammarion, 1998. d’échanges locaux (SEL) ou encore des partisans
2 - Xavier-Édouard LEJEUNE, Calicot, enquête du logiciel libre sur internet. Façonnés par la
de Michel et Philippe Lejeune, Paris, Éditions référence incontournable à la matrice histo-
Montalba, 1984.
rique du communisme, les collectifs d’engage-
3 - Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans
ment oscillent entre les deux pôles de l’« Église »
les années 68. Essai d’histoire politique des usines,
et de la « secte », en fonction de leur degré
Rennes, PUR, 2007.
d’institutionnalisation et de formalisation des
règles de fonctionnement.
Sandrine Nicourd (dir.) L’ouvrage articule les contributions autour
Le travail militant d’une thèse forte : l’idée selon laquelle les
Rennes, Presses universitaires de Rennes, mondes de l’engagement seraient uniquement
2009, 128 p. fondés sur des comportements reposant sur une
rationalitéen valeur estbattueen brèche.Eneffet,
Cet ouvrage propose de sortir d’une description l’ensemble des contributions déconstruisent
de l’engagement public centrée sur les bio- l’opposition hâtive, désincarnée et par trop
graphies individuelles, pour réajuster la focale abstraite entre rationalité en valeurs et rationa-
sur les structures organisationnelles qui les lité en finalité. L’article de Laurent Willemez,
encadrent et les régulent. Ce parti pris est consacré aux conseillers prud’homaux, met par
annoncé au lecteur dès l’introduction en prenant exemple en évidence la capacité des collectifs
acte que « les engagements ne sont donc pas d’engagement pour normaliser les pratiques
dissociables des pratiques situées dans des orga- qu’ils organisent. Ainsi, l’auteur observe que la
nisations régulées par des normes, des règles, norme de « juger en droit » s’impose comme une
des interactions » (p. 16). En effet, depuis la injonction dans la pratique du conseiller des
fin des années 1990, de nombreuses recherches, prud’hommes, indépendamment de son apparte-
prenant souvent appui sur la sphère des asso- nance syndicale. Il s’agit bien là de se confor-
ciations de la loi 1901, ont été consacrées à la mer aux règles de la pratique que l’auteur
question des formes subjectives de l’engage- appréhende, dans un registre emprunté à
ment et du militantisme dans l’espace public. Émile Durkheim, comme le fondement d’une
L’ouvrage adopte une perspective proche de véritable « morale prud’homale ». Autre élé-
celle développée par Frédéric Sawicki et ment qui invite à ne pas trop durcir l’opposition
Johanna Siméant dans un article rétrospectif « idéelle-typique » des formes wébériennes de
sur les tendances récentes des travaux de la rationalité : les collectifs d’engagement sélec-
sociologie de l’engagement militant. Lesquels tionnent leurs membres selon des procédures
relèvent à juste titre à propos de ces derniers formelles ou implicites.
qu’« une attention insuffisante a été portée Sur ce point, la contribution de Catherine
aux effets d’organisation, sinon au travers de Lenzi sur les SEL, espace d’échanges non moné-
la thématique de la ‘professionnalisation’ et taires de services entre adhérents, est éclairante.
des tensions qu’elle induisait 1 ». En ce sens, Elle insiste particulièrement sur l’autocontrôle
l’ouvrage, en se confrontant à un angle mort des qui s’instaure dans les pratiques et qui contri-
recherches sur l’engagement, entend combler bue à stigmatiser ceux qui seraient suscep-
un manque et adopte une perspective analy- tibles d’abuser du système. En effet, participer
tique centrée autour de la notion de « collectifs à un SEL nécessite une forte dotation en capital
d’engagement », mobilisée dès l’introduction culturel ou, a minima, un ethos de classe
par Sandrine Nicourd. moyenne fondé sur une « bonne volonté cultu-
Résultant d’un séminaire de recherche, ce qui relle ». Ainsi, la pratique du SEL apparaît comme
lui donne une véritable cohérence d’ensemble, largement dépendante de sa position de classe.
Le travail militant réunit autour d’une problé- Dans cette configuration, les membres des
matique commune des contributions fondées catégories populaires disposent d’un éventail
sur des terrains aussi divers et variés que l’enga- de savoirs à mettre à disposition de la commu- 855
COMPTES RENDUS

nauté, « toutes choses égales par ailleurs », plus ne soit pas davantage justifiée et que le dia-
faible que d’autres membres qui, du fait de logue ne soit pas davantage engagé avec des
pratiques culturelles acquises par l’intermé- travaux récents de sociologie qui se proposent
diaire de leurs socialisations familiale et profes- justement d’aborder des espaces d’engagement
sionnelle, offrent davantage de compétences et avec les lunettes et les outils des sociologues du
de services. travail. Je pense en particulier ici au pari théo-
Sur un autre terrain, celui des luttes de rique que propose l’article de Maud Simonet-
« sans » (sans-emplois, sans-papiers, sans- Cusset de « penser le bénévolat pour repenser
logis), Xavier Dunezat insiste également sur la la sociologie du travail 2 ». Au fond, la lecture
sélection opérée par les collectifs d’engage- de l’ouvrage conforte l’idée que l’interpéné-
ment. À partir de l’observation participante des tration croissante des mondes du travail et de
mobilisations de chômeurs et de sans-papiers, l’engagement ne pourra être véritablement
l’auteur met en évidence l’effet de déposses- éclairée qu’à la condition de décloisonner les
sion produit par la participation d’hommes mili- cadres théoriques traditionnellement mobilisés
tants « non sans », décrits comme de véritables pour les appréhender séparément. Autrement
« entrepreneurs de causes ». Ce phénomène dit, l’analyse du travail de l’engagement peut-
conduit au paradoxe selon lequel les « sans » elle faire l’impasse sur l’engagement comme
apparaissent également « sans cause » puisque travail ? De ce point de vue, l’ouvrage ne rem-
l’organisation du travail militant les écarte des plit donc que partiellement la promesse de son
positions de pouvoir et finit par les exclure du titre un peu trompeur.
mouvement même dont ils sont pourtant par-
ties prenantes : « le désengagement apparaît MATTHIEU HÉLY
comme un produit relativement logique des
mobilisations de ‘sans’, en particulier pour les 1 - Frédéric SAWICKI et Johanna SIMÉANT,
‘sans’ et pour les femmes » (p. 116). « Décloisonner la sociologie de l’engagement
Enfin, dernier élément qui insiste sur la militant. Note critique sur quelques tendances
rationalisation des collectifs d’engagement, ils récentes des travaux français », Sociologie du travail,
51-1, 2009, p. 97-125, ici p. 101.
nécessitent l’apprentissage de savoirs et de
2 - Maud SIMONET-CUSSET, « Penser le béné-
compétences. À cet égard, Béatrice de Gasquet
volat comme travail pour repenser la sociologie du
décrit les modalités du « militantisme confes-
travail », Revue de l’Ires, 44-1, 2004, p. 141-155.
sionnel » à partir de l’observation de deux
communautés juives parisiennes. Elle met en
évidence le rôle déterminant des compétences Michel Lallement
religieuses (connaissance des rituels dans la Le travail. Une sociologie contemporaine
conduite de l’office, de la doctrine et de l’exé- Paris, Gallimard, 2007, 676 p.
gèse des textes sacrés, etc.) et fait apparaître
que la distribution de ces savoir-faire est forte- C’est une somme remarquable que nous offre
ment sexuée. Les hommes sont en effet pré- Michel Lallement avec cet ouvrage de syn-
disposés à ces pratiques par un apprentissage thèse qui fera date. La sociologie du travail
précoce (par la cérémonie masculine de la bar- est l’un des champs de recherche qui s’est le
mitsva à 13 ans notamment, qui nécessite la plus développé et le plus autonomisé dans les
compréhension de l’hébreu et une familiarité sciences sociales au cours du dernier demi-
avec la liturgie). siècle, en France comme à l’étranger, aussi le
On l’aura compris, les contributions viennent succès de l’auteur à l’embrasser d’un seul trait
ainsi judicieusement étayer la thèse d’une ratio- mérite d’être salué.
nalisation des collectifs d’engagement qui, Après une introduction qui définit le travail
selon les cas, prend des formes différenciées. comme un rapport social et se place sous le
Cependant, si le parti pris défendu par l’ouvrage patronage d’Émile Durkheim, la première
est stimulant et étayé de façon convaincante partie, intitulée « Di-vision », s’intéresse aux
et cohérente, on peut néanmoins regretter que catégories de représentation qui définissent
856 la référence forte à la thématique du « travail » les frontières du travail, ses hiérarchies et ses
COMPTES RENDUS

classifications. M. Lallement aborde le système « rationalisations organisationnelles » altèrent


des professions et l’« invention » du chômage, les processus par lesquels les décisions sont
mais traite aussi des inégalités liées à l’âge et prises et appliquées en entreprise. L’auteur
au sexe. Sur ce dernier point, la terminologie évite d’opposer trop simplement bureaucratie
est assez fluctuante : l’expression rigoureuse et marché, il montre au contraire leur imbrica-
« division sexuée » (p. 99, 100 ou 101) glisse de tion durable et décrit par ailleurs la variété et les
temps en temps en « division sexuelle » (p. 104), transformations successives des bureaucraties
le mot « genre » est parfois utilisé au pluriel privées d’entreprise au XXe siècle. On appré-
(l’« ordre des genres », p. 101) quand le mot sexe ciera tout particulièrement la grande diversité
aurait suffi. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur des mondes économiques traversés au fil de la
prend soin de recenser les apports potentiels démonstration, où l’on croise à la fois les ouvriers
des sciences de gestion et du management pour de l’industrie et les hauts fonctionnaires, les
la sociologie du travail, et met en évidence les employés des hôpitaux et ceux des orchestres
intersections que leur objet présente avec le symphoniques, le langage des tailleurs de pierre
sien, tout en évitant rigoureusement d’épouser et celui des traders du marché à terme inter-
leurs visées gestionnaires et managériales. Le national de France (Matif) (p. 365).
chapitre IV réussit ainsi la prouesse de proposer La dernière partie, « Régulation », aborde
une présentation à la fois historique et théo- les différentes manières dont le marché et le
rique des notions de compétence et de quali- monde du travail font l’objet d’un façonnement
fication qui ne fasse pas pléonasme avec les collectif, dans le conflit comme dans la négo-
métaphysiques indigènes de l’entreprise et ciation. Croisant sociologie du travail et socio-
leurs préoccupations normatives (trouver la logie politique, elle présente successivement les
« bonne » définition de la qualification, qu’il acteurs des relations professionnelles (syndi-
s’agisse de la plus « juste » ou de la plus adap- cats, employeurs, État) et les formes de l’action
tée à des impératifs productifs naturalisés). collective (de la grève ponctuelle à la « grève
La deuxième partie, intitulée « Indivi- froide » en passant par la manifestation), mais
duation », retrace les transformations de long aussi les régulations plus corporatistes mises
terme du travail en liant la trame diachronique en œuvre tantôt par certaines professions très
des pratiques avec la succession des théories organisées, tantôt par certains syndicats défen-
qui leur ont donné sens – faisant ainsi œuvre dant les intérêts de leurs membres, tantôt par
d’historien des idées autant que de spécialiste les employeurs soucieux de fidéliser leurs sala-
d’histoire sociale. Allant du taylorisme jusqu’à riés. Les cadres conceptuels existants sont
une explosion des services qui pourrait bien exposés dans leur pluralité et sans dogmatisme,
reconduire ce dernier d’une nouvelle manière, de la théorie de la régulation à la théorie des
M. Lallement s’intéresse à la subjectivité au jeux, en passant par les modèles de segmenta-
travail sous l’angle de l’aliénation autant que tion du marché du travail. La partie s’achève
sous celui de l’implication, et fait une large par une histoire des politiques de l’emploi en
place à la « gestion clandestine » qui permet les France, dont le rattachement incertain aux sous-
résistances individuelles et collectives. « Le sections précédentes illustre sans doute bien la
sociologique a d’autant plus intérêt à prendre remarque initiale de l’auteur pour qui, « long-
au sérieux l’individu en organisation que les temps, les sociologues ont ignoré l’emploi et
entreprises ont compris depuis longtemps déjà le chômage » (p. 507).
quelles ressources elles peuvent tirer pour leur L’ouvrage a les défauts de ses avantages.
part du mouvement d’individuation qui modèle L’un est sa courageuse ambition d’exhausti-
notre époque », conclut l’auteur (p. 234). vité, qui le pousse à présenter en série, à un
La troisième partie, « Intégration », plus niveau forcément abstrait, les modèles et les
courte mais également plus hétéroclite, traite théories d’une spécialité disciplinaire qui pos-
aussi bien des identités de métier, de la désaffi- sède un goût excessif pour les typologies (de
liation et de la « crise du social », que de l’encas- modes d’organisation, de systèmes de pro-
trement culturel des différents modes d’organi- duction, de types de régulation, etc.), au risque
sation du travail, ou encore de la façon dont les de « réifier l’organisation au détriment des 857
COMPTES RENDUS

jeux d’acteurs qui la constituent ». L’auteur expérience de travailleur sur différents chan-
se montre par ailleurs critique envers de telles tiers du bâtiment de la région parisienne de
tendances « entomologiques » (p. 394). Ainsi, 2001 à 2004. Les matériaux qu’il a pu accumuler
s’interroge-t-il par exemple : « en démultipliant à partir de ses observations participantes, de ses
les types de production alternatifs au taylo- prises de notes quotidiennes et de la cinquan-
risme et au toyotisme, l’observateur gagne taine d’entretiens réalisée (avec des ouvriers,
certes en réalisme, mais ne risque-t-il pas de des salariés d’agences d’intérim, des syndica-
perdre en intelligence générale ? » (p. 209). listes, des cadres d’entreprises et de chantiers)
L’ambition synthétique de l’ouvrage pose éga- permettent une découverte de plain-pied, pro-
lement un problème symétrique, celui de se gressive et détaillée des logiques qui prévalent
concentrer sur les modèles formels en rentrant à l’organisation du secteur de la construction.
plus rarement dans le détail des pratiques au Les huit chapitres qui composent l’ouvrage
travail : davantage de vignettes ethnographiques correspondent donc aux différentes étapes de
(ou historiques) auraient peut-être donné plus l’insertion de N. Jounin, d’abord manœuvre
de chair à la présentation, utile mais un peu intérimaire sur plusieurs chantiers de grandes
mécanique, de certaines typologies théoriques. entreprises du bâtiment, suivant ensuite une
C’est d’autant plus vrai que l’ethnographie du formation de coffrage et ferraillage dans un
travail connaît depuis une décennie un renou- lycée professionnel, pour être successivement
veau certain, en France comme dans le monde stagiaire aide-coffreur, apprenti ferrailleur dans
anglo-américain. une société sous-traitante, avant de finir comme
Si quelques thèmes auraient pu être déve- intérimaire avec un « vrai » statut de ferrailleur
loppés plus en profondeur (l’organisation du certifié. Chacun des chapitres est une occasion
travail précaire – on pense par exemple au mode de mise en perspective analytique qui produit
de rémunération des femmes de ménage –, les un effet de connaissance cumulatif bien maîtrisé
questions ethnoraciales, le travail en contexte par l’auteur. Il s’agit pour lui de « décrire la
colonial, ou encore la problématique du ‘sala- production en train de se faire, en même temps
riat’ – retraites, salaire socialisé, etc.), le livre que les rapports sociaux qu’elle engage » (p. 224).
reste relativement constant dans sa clarté et sa Ainsi sur les chantiers, on comprend
qualité, et évite habilement les répétitions si d’emblée que l’ethnicité, en tant que construc-
risquées dans ce genre d’exercice. Jamais exces- tion sociale, constitue une grille de lecture
sivement scolaire, il pourra malgré tout parfaite- raciste permanente des métiers, une catégorie
ment s’utiliser comme un manuel ou un traité. d’appréciation de la valeur intrinsèque des
individus, tant pour les agents de recrutement
SÉBASTIEN CHAUVIN que pour les travailleurs eux-mêmes. Elle
établit une hiérarchisation implacable faisant
nécessairement des Maliens des manœuvres
Nicolas Jounin dociles, des Portugais, « nés dans la maçon-
Chantier interdit au public. Enquête parmi nerie », des ouvriers qualifiés exemplaires, des
les travailleurs du bâtiment Maghrébins des ferrailleurs colériques et
Paris, La Découverte, 2008, 274 p. revendicatifs, etc. Dans ce cadre, N. Jounin,
le « Français », fait figure d’anomalie au point
Issu d’une thèse remarquable 1, l’ouvrage de d’être l’objet d’une discrimination inversée
Nicolas Jounin n’en reprend pas le plan analy- quand il cherche à se faire embaucher comme
tique mais se conforme plutôt à la ligne édito- manœuvre : « Je ne sais pas si c’est pour vous »
riale de la collection « Textes à l’appui », visant à (p. 19). Ce discours renvoie à celui de la préten-
faire découvrir à un large lectorat les apports de due pénurie de main-d’œuvre, « qui masque et
la démarche ethnographique pour la connais- justifie dans un même mouvement la relégation
sance sociologique. Cette intention affichée est continue de toute une frange de travailleurs »,
au cœur de la forme d’exposition retenue par jetant sur eux « un voile d’illégitimité, dont se
858 l’auteur, celle de la chronique au fil de son saisissent les conduites racistes du quotidien »
COMPTES RENDUS

(p. 10). Dans cet ordre, les humiliations racistes années 1970. Constitués en oligopoles, ils ont
représentent un mode de socialisation, d’infé- mis en place un système de « sous-traitance en
riorisation symbolique continue, un test d’accep- cascade » au point qu’il devient difficile sur un
tation d’un état de subordination au travail quasi chantier de savoir à quelles sociétés les ouvriers
naturalisé. Elles sont un appui aux formes sont rattachés. Les groupes ont quasiment
« d’allégeances individuelles » organisées par atteint par ce moyen l’horizon d’un modèle de
le secteur pour mieux empêcher les velléités l’entreprise sans salarié. Ils reportent sur les
d’organisation collective. PME et les agences d’intérim la contrainte d’une
Les agences d’intérim instituent la précarité organisation salariale durcie, celle du presta-
sur ces bases, jouant à plein des conditions de taire de service lié par un contrat commercial
séjour, obligeant les travailleurs à une disponi- dont les directives sont définies sans souci des
bilité permanente pour décrocher un contrat moyens de leur mise en œuvre sur les chantiers.
ou une mission d’une seule heure parfois. Elles Comme le souligne l’auteur, ce processus
participent à une marchandisation du travail d’externalisation est aussi celui des illégalités :
qui réinstaure le système d’asservissement du il opère contre la détermination de la responsa-
journalier de façon très contemporaine. Ces bilité juridique quand des accidents du travail
agences sont des entreprises de « location de surviennent. Et ceux-ci sont particulièrement
la force de travail », dont les « commerciaux » fréquents dans le bâtiment, car les délais de
placent les intérimaires comme des produits, livraison des chantiers et l’intensité du travail
gèrent « des portefeuilles », n’hésitant pas à qu’ils sous-tendent sont incompatibles avec le
envoyer une quinzaine d’ouvriers sur un chan- respect des mesures élémentaires de sécurité.
tier qui en demande dix, aux dépens des sur- Le chapitre consacré aux rapports de force enga-
numéraires arrivés à bon port et laissés sur le gés autour de la définition des « intempéries »
carreau. Susceptibles d’être révoqués à tout est à ce titre particulièrement intéressant.
moment par les agences ou les chefs de chan- La richesse ethnographique de l’ouvrage
tiers, les ouvriers subissent « l’illégalité routi- ne se résume pas à ce qu’on en dévoile. On
nière » qui prévaut dans le secteur : des missions pourrait reprocher à l’ensemble une discus-
parfois sans contrat, des heures non payées, sion théorique renvoyée à la conclusion, où la
des frais d’acompte inventés, des dénis des dénonciation des préceptes de l’économie néo-
qualifications réelles ou des usages modulables classique paraît incongrue tant les connais-
de celles-ci selon les circonstances. Lorsque sances produites sont d’une autre teneur. On
N. Jounin subit ces pratiques et décide de faire aurait souhaité une approche plus étayée de la
intervenir l’inspection du travail, il constate « résistance » que l’auteur associe à certaines
(suite à la relaxe de l’agence concernée par le pratiques qui ne semblent pas toujours en rele-
tribunal de commerce) l’impunité dont jouissent ver (la « fuite » du chantier en serait une forme).
ces entreprises, les incitant en retour à continuer Mais au-delà de ces remarques, N. Jounin fait
d’enfreindre le Code du travail. Si les agences la magnifique démonstration de l’intérêt intel-
sont si peu sanctionnées, c’est que les salariés lectuel de sa « chronique de chantier » dans
qu’elles emploient sont socialement affaiblis et la lignée assumée des récits réalistes et de la
invisibles, sans grands moyens pour se défendre. tradition sociologique de l’École de Chicago.
À ce titre, le récent mouvement des travailleurs
sans-papiers fait figure d’exception, et il est SÉVERIN MULLER
intéressant de savoir qu’il est actuellement
1 - Nicolas JOUNIN, « Loyautés incertaines. Les
l’objet d’une étude sociologique par un collec-
travailleurs du bâtiment entre discrimination et
tif de chercheurs auquel participe l’auteur 2.
précarité », thèse de doctorat en sociologie, univer-
Cette organisation par le milieu d’une ges- sité Paris VII-URMIS, 2006.
tion des personnels en partie illégale est la 2 - ASPLAN, « Travailleurs sans papiers : la pré-
conséquence d’une dynamique « d’extériori- carité interdite », avec Pierre Barron, Anne Bory,
sation » de la main-d’œuvre, initiée par les Sébastien Chauvin, Amy Fall et Lucie Tourette,
grands groupes du bâtiment depuis la fin des Les Mondes du travail, 7, 2009, p. 63-73. 859
COMPTES RENDUS

Agnès Jeanjean 1994 à 2000 : elle a pris le parti, étant donné la


Basses œuvres. Une ethnologie du travail difficulté à « dire la merde » (p. 105), de procé-
dans les égouts der par immersion et observation plutôt que
Paris, Éditions du CTHS, 2006, 279 p. par entretien, effectuant « le recueil des données
alors que les hommes étaient en pleine activité
« La pensée s’arrête juste avant nous, nous on est professionnelle, ou bien lors des repas de midi »
en dessous » (p. 13), dit un égoutier à l’auteure. (p. 23). Si la « honte » de travailler avec et parmi
À l’appui d’une longue enquête de terrain, cette les excréments traverse tout l’ouvrage, celle-ci
dernière entreprend cependant d’amener notre apparaît diversement vécue et combattue selon
réflexion dans les sous-sols urbains, contre les catégories de travailleurs, ce que montre (et
l’habitude qui nous pousse à escamoter cette ce qui valide) le choix méthodologique d’une
part obscure de la vie collective. Elle s’affronte « observation mobile » (p. 20).
à la difficulté de raconter, décrire et analyser, La deuxième partie s’intéresse aux tra-
tandis que ses enquêtés lui promettent que vailleurs de l’assainissement qui sont fonction-
« la merde, ça ne peut pas s’écrire » (p. 101). naires de la mairie, quoique détachés auprès
C’est qu’eux-mêmes éprouvent la saturation de la compagnie fermière. La première caté-
métaphorique de l’objet de leur travail, qui les gorie est celle des égoutiers. Jugés rustres par
dépossède « des mots lorsqu’il s’agit d’exprimer leurs supérieurs, ils ne cherchent pas à démen-
le sens propre [sic] qui toujours échappe » tir. Circulant en groupe dans toute la ville, appe-
(p. 246). lés pour réparer un désordre, créant en même
Agnès Jeanjean parvient pourtant à « expo- temps du désordre par leur intervention, ils se
ser de façon quasi exhaustive le travail dans les montrent prompts à retourner le stigmate. « Ils
égouts, les différentes tâches et leur division » ont besoin pour continuer à fonctionner ainsi,
(p. 205) dans la ville de Montpellier (à l’exclu- de conserver aux déchets toute leur violence
sion des instances décisionnelles les plus éle- ainsi que leur dimension politique articulée
vées). Et surtout, elle réussit le tour de force de à l’ordre et au désordre » (p. 108). Les agents
rapporter les représentations et les sensations de la station d’épuration en revanche, éloignés
exprimées par ces travailleurs, parfois éloignées du public, sont condamnés à ne jamais pouvoir
du sens commun, sans jamais les folkloriser. Si montrer ce que la ville et ses habitants leur
la compréhension d’une certaine subjectivité ne doivent.
sombre jamais dans l’exotisation spectaculaire, Les égoutiers ne sont pas seuls à circuler ;
c’est, d’une part, parce que l’auteure se montre c’est également le cas des chauffeurs-opérateurs,
sensible aux variations d’un groupe à l’autre (par première catégorie des salariés du privé étu-
exemple, tandis que les égoutiers « distinguent diés dans la troisième partie. Intervenant sur les
l’odeur d’égout de l’odeur de la mort qu’ils attri- conduites des particuliers et non sur le réseau
buent à la présence de cadavres d’animaux, des égouts, effectuant les tâches jugées les plus
les ouvriers des travaux publics ne font pas de pénibles, ils sont aussi au contact du public, mais
distinction », p. 184). C’est, d’autre part, parce sans en tirer de profit symbolique. Ils tendent à
qu’elle les arrime solidement aux conditions désacraliser les excréments, à les enserrer dans
matérielles de l’activité : « Les représentations la relation marchande – ce sont eux qui pré-
du travail et des déjections, les façons de dire, sentent la facture aux clients – et leur compé-
sont étroitement liées à la division des tâches, tence technique. Ils ne s’attribuent aucune
à l’organisation du travail, à l’idéologie qui la gloire à travailler au contact de ces matières,
sous-tend et qui n’est évidemment pas la même méprisant ceux qui semblent s’y complaire.
selon que le statut des salariés est public ou Tandis que « les égoutiers endossent les stéréo-
privé » (p. 252). types et retournent la violence sur le public, les
Cet ancrage concret passe notamment par ouvriers de la MAS les reportent sur l’un d’entre
l’insertion du moment étudié dans une histoire eux et s’en mettent à distance » (p. 145). Quant
documentée par les archives municipales, qui aux ouvriers des travaux publics habitués à tra-
fait l’objet de la première partie de l’ouvrage. vailler à l’extérieur, ils ne voient dans la des-
L’auteure y expose également les modalités cente aux égouts que l’occasion de réaliser dans
860 de l’enquête ethnographique, qui s’étend de des conditions dégradantes, accentuées par la
COMPTES RENDUS

précarité de l’emploi, un ouvrage invisible aux vigueur dans cette entreprise, il explore une
yeux des autres. famille de documents rassemblés sous l’éti-
La quatrième partie est consacrée aux tech- quette de « main courante », tous issus d’une
niciens et cadres. Bien qu’impliquant parfois des même sphère d’activité, les services d’aide aux
contacts directs, leur rapport aux excréments personnes. Plus qu’un genre d’écrit, il s’agit bien
est médiatisé par des techniques et des écrits ; d’un dispositif d’écriture que l’auteur précise
il est distendu par leur fonction, qui consiste au fil de ses analyses. La main courante s’en-
moins à agir sur la matière qu’à l’ausculter et racine à la fois dans la tradition policière « du
décider. Pour eux, le contact est un atout faculta- journal-agenda sur lequel le commissaire de
tif plutôt qu’une obligation : « ‘Toucher’ confère police tient note de ses opérations quotidiennes »
des compétences professionnelles et de l’auto- (p. 11) et dans l’ancienne habitude des maisons
rité à la fois vis-à-vis des ouvriers et de la haute de commerce de tenir un livret « sur lequel on
direction » (p. 226). L’auteure consacre un inscrit toutes les affaires d’une maison aussitôt
long développement à ce qui se passe hors du à mesure qu’elles s’effectuent » (p. 279). On
travail, dans les « réseaux d’invitations » que se peut repérer sans difficulté des avatars de ce
lancent les cadres de l’assainissement, public et dispositif dans un grand nombre de lieux de
privé mélangés, soulignant que cette sociabilité travail où l’activité nécessite la coordination
n’a pas d’équivalent du côté ouvrier. Elle met entre différents agents, où les relèves entre
aussi l’accent sur un aspect souvent peu évoqué équipes de nuit et de jour par exemple font de
de ce qui relève à la fois des rapports sociaux la main courante un outil puissant de suivi de
de sexe et des rapports de classe : le rôle valori- l’activité.
sant et distinctif des femmes dans les « métiers Ces écrits affichent aussi une langue opé-
d’hommes ». « Les cadres ont des secrétaires
ratoire, spécifique d’un métier, d’un service,
et nous avons vu que quelques femmes font
d’une époque. C’est surtout cette dimension
partie du groupe. En revanche, les ouvriers
qui intéresse le sociologue J.-F. Laé qui pose
n’ont pas de compagnes de travail » (p. 223).
d’entrée de jeu une simple et forte question :
La conclusion de cette recherche à la fois
« Comment lire une main courante ? » (p. 13).
subtile et maîtrisée laisse penser que, à la
On peut ainsi considérer que l’ouvrage pro-
faveur de transformations techniques et d’une
pose une méthode de lecture qui est solidaire
privatisation accrue de l’assainissement, le
travail des égouts est appelé à traverser une d’un point de vue théorique sur ces textes
espèce de « désenchantement ». Si la rationalisa- issus de la pratique. L’importance accordée au
tion technique permet de diminuer les contacts « comment lire ? » invite en effet à tourner les
avec les excréments, l’intégration progressive pages des mains courantes, à scruter les mots,
dans une rationalité marchande semble égale- à travailler sur une constante contextualisa-
ment réduire la capacité des ouvriers à en retra- tion des discours qui sont tenus. J.-F. Laé ne
vailler le sens. s’attarde pas, ou peu, à la description maté-
rielle des objets écrits, ni à l’observation de
NICOLAS JOUNIN scènes d’écriture ou de lecture. Ce n’est pas
une « description dense » des pratiques situées
qu’il propose, mais plutôt une « lecture dense »,
Jean-François Laé experte, quasiment érudite, de textes sans
Les nuits de la main courante. qualités sur lesquels on ne projette jamais cette
Écritures au travail finesse d’interprétation, nourrie ici d’une longue
Paris, Stock, 2008, 290 p. fréquentation des métiers de l’aide. L’impres-
sion est saisissante, d’autant que l’auteur évite
Faire apparaître des écrits invisibles et les avec talent l’apologie désormais convenue de
installer sur la table du chercheur : voici un la trivialité.
geste fondateur grâce auquel anthropologie de Six chapitres correspondants à six terrains
l’écriture et sociologie du travail ont entretenu d’enquête nous conduisent à déchiffrer les
ces dernières années un dialogue fécond 1. mains courantes d’un gardien d’immeuble, de
L’ouvrage de Jean-François Laé s’inscrit avec professionnels d’un centre de cure de désin- 861
COMPTES RENDUS

toxication alcoolique, d’éducateurs de l’Aide même importance que celle qu’accordent les
sociale à l’enfance, d’un centre d’hébergement mains courantes aux « aidés ». Les scripteurs et
et de réadaptation sociale, des aides-soignantes les lecteurs sont légèrement floutés : qui écrit
et des aides médico-psychologiques d’une mai- quoi ? Selon quelles hiérarchies se distribuent
son d’accueil pour polyhandicapés et enfin un les prises d’écriture ? En quoi le dispositif
classeur du début des années 1960 rédigé par d’écriture éduque-t-il le regard des profession-
une infirmière pendant son stage clinique de nels ? Quelle est la part, dans les écrits de mains
formation à l’accouchement sans douleur. Le courantes, du principe d’« accountablilty » ?
choix de présenter différents sites plutôt que Autant de questions qui ne sont pas véritable-
de se focaliser sur l’ethnographie des pratiques ment ignorées mais plutôt minorées dans
d’écritures d’un seul lieu a des effets démons- l’ouvrage.
tratifs puissants. À travers la diversité des mains De même, on peut regretter qu’aucun
courantes, J.-F. Laé met en évidence les hésita- document ne soit reproduit : de nombreux
tions, les difficultés, les embarras qui traversent chercheurs s’accordent désormais sur l’impor-
tous les métiers de l’aide aux personnes. C’est tance de produire des fac-similés d’écrits, de
un tableau cohérent qui apparaît au fil des lec- documenter les formes matérielles des textes,
tures, celui des tentatives faites pour venir en caractéristiques des pratiques d’écriture. Le
aide et remettre en ordre de marche des indivi- risque de déréalisation des écrits de main cou-
dus, des familles, guettés par la folie, la mort, rante au profit d’une représentation stéréotypée
le néant. La force de la démonstration de J.-F. n’est pas négligeable.
Laé est de tenir à la fois une posture de philo- Ces quelques réserves ne contredisent en
logue et de posséder une profonde connaissance rien l’intérêt de l’ouvrage qui se distingue aussi
des institutions où s’effectue une certaine par la qualité de plume de l’auteur. Le lecteur
maintenance des corps. Car il démontre, mots est souvent saisi par les tournures heureuses,
à l’appui, que ce sont bien les corps dont parlent les formules incisives qui mettent en valeur les
les mains courantes, que scrutent les profes- mains courantes. C’est finalement un véritable
sionnels et qui échappent sans cesse aux prévi- dispositif de lecture que J.-F. Laé propose en
sions. nous montrant comment il lit, comme s’il nous
Critique à l’égard des théories du care qui autorisait à nous tenir derrière son épaule.
selon lui angélisent la relation d’aide, J.-F. Laé
démontre avec brio la difficulté de l’assistance BÉATRICE FRAENKEL
et du contrôle. Chemin faisant, on regrette par-
fois un certain déséquilibre dans le traitement 1 - Anni BORZEIX et Béatrice FRAENKEL (éd.),
des situations évoquées par l’auteur. L’analyse Langage et travail. Communication, cognition, action,
ne donne pas aux professionnels de l’aide la Paris, CNRS Éditions, 2002.

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