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Nouvelles Études Francophones, Vol. 20, No.

1, Printemps 2005

L’écrivain désOrienté
ou les aspects de l’estitude
(Dumitru Tsepeneag, Nancy
Huston, Katalin Molnár)
Jenő Farkas
Je n’appartiens ni à la littérature roumaine ni à la littérature
française, je suis libre.

Dumitru Tsepeneag

P our Nancy Huston, “[s]e désorienter, c’est perdre l’est. Perdre


le nord, c’est oublier ce que l’on avait l’intention de dire” – c’est ainsi
que démarre le roman Nord perdu (12). Au-delà de l’expression linguisti-
que, la perte de l’Est et du Grand Nord semble représenter le même drame
pour un écrivain puisqu’il en sort non seulement mutilé mais aussi cou-
pable. Mutilé à cause d’une enfance et d’une langue perdues, et coupa-
ble puisque le sentiment de culpabilité d’avoir quitté une collectivité ne
lâchera jamais celui qui se met à écrire dans une autre langue et dans un
autre endroit. Par conséquent, les romans d’exilés ont un caractère auto-
biographique accentué. L’œuvre romanesque de Nancy Huston, Katalin
Molnár et Dumitru Tsepeneag – bilingues francophones: anglais-fran-
çais, hongrois-français, roumain-français – est essentiellement centrée
sur ce débat identitaire de l’exilé.

. Table ronde sur le statut de l’écrivain, 12.


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Dumitru Tsepeneag et Nancy Huston ont débarqué en France en 1973. Europa, l’art de la fugue ou plutôt de la fuite devient le sujet de l’écriture.
Katalin Molnár y est arrivée en 1979. Molnár et Tsepeneag sont originai- C’est “une fuite en avant” de l’auteur et de ses personnages, “une course
res de l’Europe de l’Est (Hongrie et Roumanie), Huston est de Calgary sans fin” qui nourrit l’hésitation à travers les époques, les vies, les histoires,
(Canada). La différence entre ceux de l’Est et la Canadienne est que Tse- les amours et les noms. Cette fuite omniprésente chez Tsepeneag exprime
peneag a été expulsé de son pays natal et que Molnár a quitté définitive- l’“ambiguïté ostentatoire” dont parle Paul Robert, l’auteur du diction-
ment un pays appartenant au camp socialiste. Tsepeneag s’est installé en naire, un des personnages du Mot sablier. C’est ce que voulait exprimer
France après une expérience d’avant-garde, “l’onirisme esthétique,” mou-
“l’onirisme esthétique,” formulé à Bucarest vers la fin des années 1960 par
vement littéraire en Roumanie qui avait exprimé une certaine opposition
Tsepeneag et Leonid Dimov.
au régime. Huston, influencée par le mouvement de 1968 auquel elle a
participé aux États-Unis, et par Barthes dont elle fut l’étudiante, a com- Tsepeneag se transforme en Ed Pastenague sur la couverture de ses
mencé à écrire “à peine après la mort de Roland Barthes” (Nord perdu romans français, autre source d’ambiguïté. Ensuite il se mêle, lui aussi, à la
50). Mariée à un Bulgare, Tzvetan Todorov, Huston incarne le profil de politique en créant une “Ligue pour la défense des intellectuels roumains”;
l’exilé sous toutes ses facettes. À Paris, Molnár entre en relation avec les c’est grâce à cette Ligue qu’un Paul Goma a pu quitter la Roumanie, mais
membres de l’“Atelier Hongrois” (Magyar Műhely) de Paris, Tibor Papp et Tsepeneag perd sa nationalité roumaine. Il sera naturalisé français, quoi-
Paul Nagy, écrivains-typographes, exilés de Hongrie suite à la révolution que bien des années plus tard.
de 1956 et qui sont vite devenus membres de l’avant-garde française. Mol-
Le roman Lamour Dieu est signé par Kité Moi. C’est le pseudonyme de
nár va continuer “l’expérience formaliste” de ces deux écrivains. Tous les
trois ont donc été marqués par les événements de 1968, par le textualisme, Katalin Molnár, qui exploite le thème d’une année d’amour – l’homme de
par le “degré zéro de l’écriture,” par “l’écriture et la différence” et par le sa vie l’a quittée – jusqu’aux limites extrêmes de l’écriture. Molnár veut tis-
structuralisme. Tsepeneag et Molnár continuèrent à créer sous l’emprise ser un récit en zigzaguant, avec des reprises, des répétitions et des reconsti-
de l’avant-garde textualiste, tous deux édités par P.O.L.; Huston, en revan- tutions. L’hésitation devient de plus en plus manifeste dans le roman: “Le
che, s’en est débarrassée. Molnár parle dans son roman de William Faulk- début, c’était la phrase ‘avék toi je veû sa é jé ke sa,’ mais dérapé, donc, ce
ner, Kurt Schwitters, Sigmund Freud, Louis-Ferdinand Céline, Raymond n’est plus le début alors que pour nous ça reste le début. On va le repren-
Queneau, Gherasim Luca – surréaliste roumain qui vivait à Paris – et de dre d’ailleurs” (55). L’hésitation est ainsi cultivée d’une manière agressive
Lajos Kassák: “[un] tas de choses dans ce récit viennent directement de et consciente: “On ne sait pas encore comment ce récit vous sera raconté
chez eux, on les a volés, on les a copiés, que tout le monde soit rassuré là- mais on sait que nous, on ne pond pas des phrases définitives les unes
dessus,” dit-elle dans son Lamour Dieu (121-22). après les autres. Non. Nous, on commence à installer et puis on enlève,
Pour démontrer le fonctionnement textuel chez les trois exilés nous ajoute, remplace, déplace et cetera” (8).
avons choisi le roman Le mot sablier (1984) de Dumitru Tsepeneag, Lamour
Nancy Huston, d’origine canadienne anglophone, se trouve entre deux
Dieu (1999) de Kité Moi, alias Katalin Molnár, et le Nord perdu (1999) de
noms: Houston-Huston. La perte de la voyelle o en France n’est pas sans
Nancy Huston. Avant tout nous proposons de définir le terme de l’estitude.
signification. Ces deux patronymes se trouvent dans toutes les bibliogra-
S’il y a une négritude dans la littérature, il y a certainement une estitude
en tant que concept représentant les traits essentiels de l’écrivain exilé, de phies, indiquant qu’il ne s’agit pas d’une simple erreur. À l’instar des exi-
celui qui arrive de l’Est. Voici les traits essentiels de l’écrivain exilé: l’hési- lés de l’Est, elle souffre d’avoir abandonné son pays: “Mon pays c’était le
tation et l’ambiguïté; la recherche de l’espace de l’entre-deux-langues et de Nord, le Grand Nord, le nord vrai, fort et libre. Je l’ai trahi, et je l’ai perdu”
l’entre-deux-cultures; la violation de toute règle, de tout canon littéraire. (Nord perdu 15). L’idée revient avec obsession dans le roman, elle se dit
“traîtresse du Grand Nord” (84). Même si ses enfants sont français, elle ne
se considère pas française parce que l’anglais qui avait marqué son enfance
L’hésitation et l’ambiguïté est trop prégnant, bien que les liens de l’auteur avec le Canada se soient
L’hésitation est l’un des thèmes des plus importants dans l’œuvre de affaiblis avec le temps. Rien ne remplacera l’enfance, les années magiques
Dumitru Tsepeneag. Dès son premier roman, Arpièges, jusqu’à l’Hôtel qu’elle a vécues à Calgary.
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L’entre-deux-langues et l’entre-deux-cultures fois dans le roman. Le sablier se transforme en une métaphore du passage.
“Donc la figure du livre est le sablier. Ce qui exigerait une structure en
Les trois auteurs ont publié dans leur langue maternelle et en français. écho: c’est-à-dire retrouver tous les grains de sable (thèmes, éléments épi-
Par conséquent, les problèmes de la traduction, du passage d’une langue à ques, personnages, etc.) qui s’écoulent doucement du vase supérieur dans
l’autre, “du sablier textuel,” préoccupent particulièrement ces écrivains. le vase inférieur” (102). Le vase supérieur est le roumain, celui du bas est le
L’exilé se met à creuser avec obstination l’espace de l’entre-deux-lan- français. Pour mieux comprendre ce sablier textuel, ajoutons qu’après son
gues, de l’entre-deux-cultures. C’est son domaine de prédilection. Les dic- exil Tsepeneag a continué à écrire en roumain et ses textes ont été traduits
tionnaires, le correcteur, l’éditeur ne peuvent appréhender complètement par le même traducteur Alain Paruit (Tsepeneag a publié également chez
ces romans. Nancy Huston affirme que “[l]es dictionnaires nous induisent Flammarion les Exercices d’attente, Les noces nécessaires, etc.). En 1984, il
en confusion, nous jettent dans l’effrayant magma de l’entre-deux-lan- publie son roman de passage au français puis deux romans écrits directe-
gues, là où les mots ne veulent pas dire, là où ils refusent de dire, là où ils ment en français (Pigeon vole et Roman de gare). Mais après 1990 il revient
commencent à dire une chose et finissent par en dire une tout autre” (Nord au roumain et publie une trilogie importante. C’est ainsi que le sablier
perdu 13). Selon Huston, la langue est un mécanisme raffiné puisqu’elle textuel est de nouveau renversé.
représente des world views (51), offrant diverses manières de comprendre Le roman Le mot sablier fonctionne comme l’espace scripturaire d’un
le monde. Chaque langue a toujours un côté intraduisible, secret et impé- long passage du roumain au français. D’abord parsemé d’expressions
nétrable pour le néophyte. Seul le parfait bilingue détient le secret. Voilà françaises, le texte devient complètement français vers la fin. “Le texte en
comment l’entre-deux-langues acquiert une signification toute particu-
romain a été traduit du roumain par Alain Paruit” (10) – voilà une petite
lière pour le bilingue: “L’étranger, disions-nous, est celui qui s’adapte. Or
remarque en bas de la page au début – et “tout ce qui est en italique est le
le besoin perpétuel de s’adapter qu’induit en lui une conscience exacerbée
texte en français de l’auteur.”
du langage peut-être extrêmement propice à l’écriture” (43). Chez Dumi-
tru Tsepeneag le texte se transforme en un “mécanisme savant,” et l’auteur Dans le cas de Nancy Huston le fonctionnement du sablier est défini-
se définit comme un “scripteur consciencieusement assis sur les sept volu- tif. Tout passage s’avère irréversible. Dès qu’elle a quitté son Grand Nord,
mes du dictionnaire” (Mot sablier 12). Dans le roman de Katalin Mol- elle s’en est lentement éloignée, non seulement des parents et des amies,
nár, le dictionnaire est “Le Nouveau Petit Camembert” (le Petit Robert), mais de la langue aussi. Voilà une rupture définitive. Lorsque, assoiffée de
“dictionnaire alphabétique étanalogique de la langue trançaise,” ou bien faire des phrases “libres et dépenaillées,” elle a voulu retourner à la langue
la “Grammaire du trançais ouvrage couronné par l’Académie trançaise maternelle, elle s’est rendu compte que l’anglais l’avait punie. Le français
(ISBN 2.01.018258.8)” (122), outils importants du romancier. Dans Le mot a ruiné sa maîtrise de l’anglais: “J’avais délaissé trop longtemps ma langue
sablier et Lamour Dieu, l’éditeur P.O.L. (Paul Otchakovsky Laurens) est mère” (Nord perdu 51).
bel et bien le personnage-patron, celui qui accepte ou rejette le manuscrit. En tant que stratégie textuelle chez Dumitru Tsepeneag, le dialogue sur
L’exemple le plus éloquent dans ce sens est indubitablement le roman le roman (nommé dans le roman “discours théorique”) se déploie devant
Le mot sablier de Dumitru Tsepeneag. Il s’agit d’une expérience inédite: le le lecteur. Le jury est composé du traducteur, Alain, qui n’est autre que le
roman qui s’ouvre dans le langage de l’enfance bat peu à peu en retraite vrai traducteur des romans de Dumitru Tsepeneag, Alain Paruit, qui vit à
devant le français pour disparaître à la fin du roman. Devant un jury de Paris; de Paul (ou POL), alias Paul-Otchakovsky Laurens, directeur de la
très haut niveau (un éditeur, une libraire, un auteur de dictionnaire, le Maison d’édition P.O.L.; de Monsieur Robert, alias Paul Robert, l’auteur
traducteur et le monde de l’entourage), le texte prend forme devant nous, du dictionnaire; et d’Anne Faure, la libraire. C’est à Alain qu’il revient de
il avance en chancelant, mais s’affermit au fur et à mesure. Tandis que lire le roman, et les critiques des participants font avancer l’action. Il y a
l’équipe se rassemble chaque jour pour débattre du livre en devenir, là-dedans un jeu de reflets: l’action est le faisceau de lumière qui passe par
l’auteur est à Berlin, où “il joue aux échecs” (75). Le mot à double sens le prisme pour mieux dévier et décomposer les différents fils du roman.
suggère l’idée de l’échec. Qu’est donc l’auteur, sinon un acrobate qui doit
finir un beau jour par renoncer au filet. “Ainsi à cheval sur deux langues . “En français dans le texte (comme tout ce qui sera désormais imprimé en italique)
je m’étais résolu à écrire en français” (12, 63) – dit Tsepeneag plusieurs (n.d.a.)” (Le mot sablier 17).
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On assiste à une permanente réverbération textualisante d’une réalité pays trahi “[vous] taisiez ce que vous faites” (20-21). Elle appelle existence
romanesque déformée qu’on essaie de recomposer à l’aide des personna- la complexité quotidienne, les codes appris et maîtrisés, le système de
ges-témoins (les participants de la table ronde: Anne, Paul, Robert, Alain) référence – politique et culturelle – une cuisine, la musique, les manières,
ou des habitués du bistrot qui assistent eux aussi à ce “débat théorique” sur les coutumes, l’argot, l’Histoire. Huston se demande qui nous sommes, si
le roman d’un auteur qui se trouve ailleurs. “Le plus dément – explique le nous n’avons pas “les mêmes pensées, fantasmes, attitudes existentielles,
romancier franco-roumain – c’est que ce texte doit donner une sensation voire opinions dans une langue et dans une autre” (52). Voilà une question
de tautologie…, (Le mot sablier 103), expression de la structure en écho mutilante. Puis elle avoue qu’elle “pense, écrit, fantasme et pleure dans les
dont nous avons parlé. deux langues tour à tour et parfois dans un mélange ahurissant des deux”
L’espace de l’entre-deux-cultures est peuplé dans les romans de Dumi- (60).
tru Tsepeneag de fantasmes, d’expériences et d’obsessions antérieures. Il Sigmund Freud analyse les sources de la création des fantasmes et la
faut toutefois mentionner que les romans de nos trois auteurs fourmillent manière de fantasmer, ce qu’il nomme les rêves diurnes. Il affirme catégori-
d’histoires – roumaines chez Tsepeneag, hongroises chez Molnár, et cana- quement que l’homme heureux ne se livre jamais au fantasme; c’est le pro-
diennes chez Huston. Il est impossible de les écarter puisque l’écrivain, pre de l’homme insatisfait: “Les désirs insatisfaits sont les forces motrices
même s’il change de langue et de patrie, est hanté par ses obsessions. des fantaisies, et chaque fantaisie particulière est l’accomplissement d’un
Tout au long du Mot sablier, Tsepeneag cherche à trouver “une structure désir, un correctif de la réalité non satisfaisante” (L’inquiétante étrangeté
appropriée à ces fantasmes” (102). Dans son aventure scripturale, il veut 38). Selon Jacques Derrida la métaphore de l’écriture chez Freud est liée
s’échapper de ce ballast fantasmatique qui le gêne. Pour pouvoir écrire en “à la douleur qui laisse derrière elle des frayages particulièrement riches,”
français, il entend écarter ces “spectres, larves” (12) – “il serait louche en le frayage est le chemin tracé, “la voie est rompue, brisée, fracta, frayée”
creusant le terrain pour moi neuf de la langue française que j’exhume des (L’écriture et la différence 298). Selon Freud et Derrida, le retardement, le
cadavres d’images venues d’autre terre” (13). Ces réminiscences d’histoi- fait de différer, donc la différence, constitue la base du mécanisme psychi-
res, ce “théâtre de fantasmes” peuplé d’images guette l’auteur. Dans Le mot que, c’est pourquoi le sens n’est jamais présent (in praesentia), il renvoie à
sablier, ce sont des fantômes: le soldat qui court sur la plage pendant toute des significations antérieures ou postérieures. “Toutes ces différences dans
l’action du roman, la femme Domnica/Domenica, le mari ou le soldat de la production de la trace peuvent être réinterprétées comme moments de la
Georges (George, Georg, Gigi, Gicà), la mère de George, les participants différence” (Derrida 300). La conclusion de Freud concernant le terme das
au débat, ou l’auteur lui-même qui se trouve à Berlin. Toute cette troupe Phantasieren (qui signifie plutôt production de fantasmes) est révélatrice
forme une cavalcade dans un “texte hypocondriaque et hypnagogique,” du point de vue de notre analyse. Le créateur littéraire – écrit Freud en
selon Paul Robert (Le mot sablier 92). Pour Tsepeneag le fantasme devient 1908 – nous met en mesure de jouir désormais de nos propres fantaisies,
un des sujets du roman: “c’est quoi alors / des fantômes / des phantasmes / sans reproche et sans honte. En fin de compte, c’est la portée de l’aventure
de l’écriture que Tsepeneag nous propose avec son sablier textuel.
des fantômes ou des fhantasmes” (35), se demande l’auteur, voulant échap-
per aux fantasmes qui se sont formés “en roumain” lors de telles périodes Comme le dit Tsepeneag, nous sommes dans l’antichambre de la lan-
prolongées de gestation pour pouvoir enfin écrire “en français” (101). Le gue française, où personne ne peut échapper aux fantasmes emmagasinés.
but de l’écrivain est de trouver “une structure appropriée à ces fantasmes L’auteur se demande: “dois-je continuer pour le moment à écrire en rou-
qui avaient jailli sur le papier” (102): main pour me débarrasser enfin de ce ballast fantasmatique, ou bien il
serait louche en creusant le terrain pour moi neuf de la langue française
Je dois donc expliquer au lecteur que je ne pouvais m’aventurer sans crier
que j’en exhume des cadavres d’images venues d’une autre terre” (Le mot
gare dans une écriture dont la matérialité serait constituée par une langue à
laquelle je suis venu assez tard (si ce n’est trop tard) et de surcroît en traînant sablier 13). Voilà pourquoi tout écrivain est condamné à besogner toute sa
derrière moi toutes sortes de visions: tout un théâtre de fantasmes ou plutôt vie sur “un seul et même interminable palimpseste” (87).
les accessoires de ce théâtre? (22) Le discours de l’auteur sur la traduction devient aussi un de ses thèmes
En ce sens le fantasme revient dans le roman Nord perdu. Sur le plan majeurs dans le roman. En 1977 Tsepeneag affirmait qu’il fournissait des
imaginaire, l’expatrié est toujours inféodé à son enfance. Selon Nancy textes, un texte de base, un pré-texte pour le traducteur. Il devait donc
Huston, dans le pays d’adoption “vous taisiez ce que vous fûtes,” et dans le coucher,
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sur le papier des mots qui ne serviraient qu’à accoucher d’autres mots, qu’à cœur de la langue française comme un éléphant dans une boutique de
ouvrir la porte aux mots français: des mots portiers, des mots humbles et porcelaine. (99). Comme Tsepeneag, la romancière d’origine hongroise
éphémères, condamnés à rester dans l’anonymat le plus total, enterrés au fond se propose de creuser le fondement de la littérature canonisée. C’est-à-
du tiroir. L’acte d’écrire devenait une mise à mort. Ils devaient mourir, mes
mots pour que je survive, moi le scripteur, en tant qu’auteur. (Le mot sablier dire découvrir ce qui est masqué dans la manipulation langagière ordi-
113) naire. Dans Lamour Dieu, le discours littéraire de l’auteur crée son propre
système sémiotique et référentiel. Elle transgresse les codes et les règles
C’est à la suite de cette expérience que Dumitru Tsepeneag se mit à écrire
de la langue, en recréant le rapport entre le signifiant et le signifié. Nous
en français. La traduction est une errance de l’auteur entre deux langues.
l’avons compris, elle voit tout “de l’autre côté de la montagne.” Par exem-
La traduction selon lui “tue matériellement le texte et proclame sur la cou-
ple, elle trouve de nouveaux codes pour le mot “jour”: il y a donc, selon
verture une imposture: l’Auteur” (114).
le contexte, jourdanse, jourcalme, jourenfin, jourmoche, jourdur, jourdeuil
en un seul mot, ce qui est une manière de composer des mots difficile à
La violation des règles suivre. La France devient la Trance, le français est trançais dans le roman,
Paris est Paradis, Budapest est Annapeste, Hongrie la Molnárie, etc. C’est
En refoulant sa langue d’origine, l’écrivain croit se débarrasser de sa ainsi qu’elle se construit un idiolecte. Pour le comprendre, il faut souvent
condition d’exilé. Ce refoulement malheureux dont parlent Freud et Der- revenir dans le texte.
rida est particulièrement accentué chez les écrivains exilés. C’est peut-être
Voici le début du livre:
le fondement psychologique de la révolte et de la négation chez beaucoup
d’entre ceux – tels Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Isidore Isou – qui s’im- Lecteurs, bonjour, Nous vous informons que ce récit contient une histoire
mergent ainsi dans la littérature française. Ils s’emparent de la langue en (une) qui a commencé le jourdanse 14 rentrée de tout le monde de l’année
recherchant les origines de l’écriture. Leur but est de violenter tout texte, 45 à 20 heures à la porte choisie par Lamour (Lamour Dieu) et terminé le
jourdeuil 21 bal des pompiers de l’année 46 à 14 heures 15 au talaphone (on a
toute règle, tout vocabulaire, pour tout recréer, tout renouveler. Nancy remplacé téléphone par talaphone). (Lamour Dieu 7)
Huston souligne l’importance de la conscience troublée de l’étranger:
“L’étranger, disions-nous, est celui qui s’adapte. Or le besoin perpétuel de Les marqueurs spatio-temporels sont réinventés pour conférer au texte
s’adapter qu’induit en lui une conscience exacerbée du langage peut-être une plus grande autonomie. Cet univers créé se veut ontologique: la vie
extrêmement propice à l’écriture” (Nord perdu 44). Il est plus facile pour privée, la famille, les enfants, les ex-compagnons, tous sont vrais et pré-
elle que pour les autochtones de transgresser les normes et les attentes de sents dans le récit sous des noms légèrement transformés. Par exemple,
la langue française. l’ex-compagnon de Molnár, l’écrivain Paul Nagy de Paris, dont nous avons
parlé, devient Sainpaul Legrand (29). Lorsque Balzac est mentionné dans
Chez Katalin Molnár, cela devient un délire sémantique et phonéti- le roman, l’auteur transcrit ainsi ses dates de naissance et de décès: “(100
que du français. Le roman se compose d’un assemblage de textes, et elle av K.-M. – 49 av. K.-M.)” (16). Le roman est en fait l’histoire d’un amour
appelle son roman Quant à je (kantaje), paru en 1996, un agrégat de phra- qui a duré un an et de l’élaboration en trois semaines du texte décrivant
ses, parfois en transcription phonétique d’après la langue orale des immi- cette liaison. Elle, “c’est Kité Moi. C’est Molnároise et euroblonche”; lui,
grés illettrés: “Donk en fète nou, on arèt tout toutsuit é la relans é prévu c’est “Lamour Dieu, c’est Olifanticain et laminoir” (8). Molnároise signifie
probableman dan apeûprè unn demi eur é pour la suit, on vèra plutô, de hongroise, par dérivation de son propre nom. La langue est le Molnárois.
toutfason, on vou tiendra ô kouran” (Lamour Dieu 8). Elle cultive la phrase Euroblonche signifie européenne. Olifantique, c’est l’Afrique; Olifanticain
erronée, la faute devient un élément constitutif de la stratégie scripturale. est africain; laminoir est un Noir. Un tel type de système référentiel a déjà
Dans Quant à je (Kantaje), Molnár parle du fait de transcrire, écrire été pratiqué dans ses deux livres précédents (PoèmesIncorrects et chants-
au-delà, de l’autre côté de la montagne, “faire autre chose avec quelque Transcrits, 1995, et Quant à je (kantaje), 1996). Molnár remplace un bon
chose qui existe déjà, implanter un texte dans une autre langue sous une nombre de mots, surtout ceux qui se réfèrent à la sexualité: “Un Olifantikin
autre forme, dans une autre structure, transformer les fautes en vertu et apèz bien mé kant ta larjan, sé pa son truk.” Le Ramadan devient le Priva-
vice versa…” (17). Dans Lamour Dieu, le personnage Karamba laminoir dan à cause du manque d’apaisements. Lamour Dieu est “un bon apaiseur”
est fier de l’auteur du roman à cause de son acharnement à pénétrer au (Lamour Dieu 51). Le préservatif devient “pénétratif” (53). Mais ce qui est
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complètement insolite, c’est la transcription phonétique des mots français dictateurs comme Staline, Tito, Brejnev, Kádár, Ceauşescu, Milosevici, ils
selon les règles de prononciation des illettrés; en outre, la phrase française ont assisté, sans intervenir, à une longue guerre sanglante en ex-Yougosla-
suit souvent la logique et l’ordre des mots du hongrois. À cela s’ajoute l’em- vie. L’Occident se réveille toujours trop tard et toujours dans la confusion.
ploi des proverbes hongrois: “ne peignons pas le diable sur le mur; il est C’est de cette confusion qu’il tire, en quelque sorte, une certaine supério-
resté silencieux comme une gourde muette dans l’herbe” – disent les Mol- rité bienveillante assaisonnée de mépris. Il y a exactement un quart de
nárois (Lamour Dieu 48); ou bien “aveugle conduit non-voyant” (98); des siècle, Dumitru Tsepeneag écrivait dans son éditorial des Cahiers de l’Est,
anecdotes, des chansons propres à la Hongrie sont présentes dans le texte. lancés en 1975: “Sur le plan de l’art la compassion devient vite condescen-
L’histoire de ce pays d’Europe centrale est également très présente. Quand dance” (6). Des sentiments de fascination, d’angoisse et de pitié se mêlent
l’auteur parle d’un poète d’origine roumaine (Gherasim Luca – 1913-94 chez les Occidentaux quand ils considèrent les exilés. “Et de là – affirme
– qui vivait à Paris), elle affirme qu’il est “de souche voisine de la souche Tsepeneag – au mépris il n’y a qu’un pas!” (6). Après trente ans de vie pari-
Molnároise (ça ne s’aime pas trop, ces deux souches voisines)” (121). Il y a sienne, Nancy Huston s’entend répliquer dans la rue: “En tant que Cana-
donc dans le roman trois civilisations différentes, celles des Français, des dienne, pourtant, vous devriez être habituée au froid” (Nord perdu 13).
Hongrois et des Africains. Nombreuses sont les références sur l’écriture Elle n’a pas le droit de dire: j’ai froid à Paris. “Vous sentez-vous française
“qui s’écrit” dans le roman, devenant ainsi sa propre représentation: “on maintenant?” – me demande-t-on souvent, dit Huston dans son roman.
ne raconte jamais une histoire dans l’ordre et ça, vous aussi, vous le savez Elle y ajoute entre parenthèses: “Les expatriés: éternellement exposés aux
bien, donc forcément on zigzague dedans” (9). questions stupides” (17).
L’auteur veut un dialogue permanent avec les lecteurs: c’est à eux qu’elle Pouvons-nous demander avec Dumitru Tsepeneag, Nancy Huston et
s’adresse au début et à la fin du roman, avec des phrases comme: “Les mots Katalin Molnár si l’exil, c’est ça. Mutilation. Censure. Culpabilité? L’exilé
que j’utilise, le lecteur ne les comprendra pas tous mais ce n’est pas grave: est toujours pris “en flagrant délit d’étrangéité” (Huston 34). Restera-t-il
il suffit qu’il sache que moi, je ne cherche pas à compliquer…” (Lamour désOrienté jusqu’à la fin de ses jours? Certes non, puisque l’exilé a un sta-
Dieu 142). Dans le récit l’auteur arrange ses cassettes enregistrées avec tut privilégié, ce qui lui confère une liberté infinie. Comment se sert-il de
Lamour Dieu et prend des notes, elle avance et recule en zigzaguant. Chez cette liberté? Voilà la vraie question.
l’écrivain exilé, la rhétorique sur l’écriture devient littérature, elle est au
Université Eötvös Loránd, Budapest
cœur du discours littéraire. Le mouvement du livre, articulé par l’auteur,
devient le thème du roman qui constitue le discours théorique sur le texte
au devant du lecteur. “L’écriture s’écrit” – dit Jacques Derrida (L’écriture Ouvrages cités
et la différence 298) – “mais s’abîme dans sa propre représentation. Ainsi, Derrida, Jacques. L’écriture et la différence. Paris: Seuil, 1967.
à l’intérieur de ce livre, qui se réfléchit infiniment lui-même, qui se déve-
Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. Bertrand
loppe comme une douloureuse interrogation, sa propre possibilité, la Féron. Paris: Gallimard, 1985.
forme du livre se représente elle-même” (101). L’estitude se traduit donc Huston, Nancy. Nord perdu suivi de Douze France. Paris: Actes Sud,
par les ruptures de style, par une emprise de l’oralité et par le besoin pres- 1999.
que obsessionnel de transgresser le système sémiotique d’une société. Moi, Kité (Katalin Molnár). Lamour Dieu. Paris: P.O.L. 1999.
Un des traits de l’estitude est le complexe de supériorité de l’exilé. “Les Molnár, Katalin. Quant à je (kantaje). Paris: P.O.L., 1996.
exilés, eux, sont riches. Riches de leurs identités accumulées et contradic- Tsepeneag, Dumitru. Le mot sablier. Paris: P.O.L. 1984.
toires” – écrit Nancy Huston dans le Nord perdu (18). Cette richesse s’élargit ---. Pigeon vole. Paris: P.O.L., 1989.
jusqu’à un niveau ontologique, jusqu’à la condition humaine: “L’expatrié ---. Roman de gare. Paris: P.O.L., 1985.
découvre de façon consciente (et parfois douloureuse) un certain nom- ---. Table-ronde sur le statut de l’écrivain. Nouvelles littéraires 24.11 (1977):
bre de réalités qui façonnent, le plus souvent à notre insu, la condition 1-12.
humaine” (5). Voilà la démonstration logique de la supériorité de l’exilé,
s’expliquant par le fait qu’il dispose d’une expérience socio-politique diffé-
rente de celle des natifs. Dans leur naïveté, les Occidentaux ont accepté des

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