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La vocation première du droit est de rendre plus sûres les relations sociales.

Il garantit l'ordre et assure la


justice dans les rapports sociaux. Ainsi, l'idée de sécurité juridique n'est jamais absente de l'univers du
droit. De manière plus péremptoire, il est possible même de dire qu'elle est consubstantielle au droit.
Cette imbrication conceptuelle entre droit et sécurité juridique explique qu'elle soit longtemps restée à
l'écart des notions juridiques énoncées comme telles. Dans cette logique, parler de la sécurité juridique
peut paraître tautologique. Le droit est en lui-même porteur de sécurité dans les rapports sociaux. Pour
reprendre les propos de JEAN CARBONNIER, « c'est le besoin juridique élémentaire et, si l'on ose
dire,animal »1(*). Aussi, RENE DEMOGUE n'affirme-t-il pas que « le plus grand desiderata de lavie
juridique et sociale, son moteur central, c'est le besoin de sécurité juridique »2(*).

Certes, le droit, de par sa seule existence, assure la sécurité juridique dans les relations sociales.
Toutefois, il est apparu que le droit lui-même peut se retourner contre la sécurité juridique qu'il est
censé a priori garantir. La sécurité juridique devient dès lors une exigence que le droit doit garantir dans
sa mise en oeuvre. Pour BERNARD PACTEAU, « par de-là la sécurité juridique par le droit, on pense alors
évidemment à la sécurité dans le droit, grâce à sa structure, ses techniques, ses caractères »3(*).

A l'époque contemporaine, l'heure est au panjurisme. Tout serait dans la visée du droit. La réalité
juridique tend à se déployer jusque dans les espaces sociaux les plus insoupçonnés. De ce phénomène, il
en résulte une inflation normative sans précèdent et une complexité déroutante du droit. De manière
imagée, de l'âge d'or du phénomène juridique on est passé au déclin du droit. Ce déclin du droit
correspond à une situation où le droit lui-même se retourne contre la sécurité qu'il est censé promouvoir
dans la société. Flou dans ses contours et imprévisible dans sa trajectoire, le droit devient source
d'incertitude et de précarité pour ses destinataires. Dès lors, l'urgence était à la recherche de remèdes
contre le mal du droit. Pour reprendre l'idée d'YVES GAUDEMET, « du désordrequi, pour le droit est une
pathologie, peut naître un nouvel ordre »4(*).

Ainsi, l'exigence de sécurité juridique fait son irruption dans la scène juridique. Le degré de sécurité
qu'offre un système juridique devient alors l'étalon de mesure du droit. En effet, au départ,
consubstantielle à l'idée de droit, la sécurité juridique est devenue une exigence que doit garantir tout
système juridique. A. L. VALEMBOIS dira que c'est en réaction à l'insécurité juridique « secrétée par tout
système juridique et qui tend à croitre dans lessociétés contemporaines » que la sécurité juridique a
progressivement fait l'objet d'une autonomisation en tant qu'exigence5(*).

Le terme exigence est utilisé « pour designer de manière générale la prescription normative de sécurité
juridique, indépendamment de son énonciation formelle ou de sa densité normative »6(*). En effet,
dans son sens générique, il renvoie à la substance de cette prescription, sans préjuger de sa consécration
explicite, ni de sa qualification formelle. Entendue ainsi, l'exigence de sécurité juridique porte le poids de
son histoire qui s'est construite dans le sens d'une densification de son contenu et de sa valeur
normative.
Issue du droit romain, la sécurité juridique a progressivement gagné tous les systèmes juridiques. En
effet, dès avant le Principat7(*), le préteur avait érigé en maxime fondamentale de son imperium l'idée
selon laquelle ses décisions à transmettre au juge devaient préserver et défendre la justice. Ce souci de
justice est fortement renforcé par les jurisconsultes du Principat. Ainsi, une décision même formellement
fondée n'est acceptable que si elle ne contrevient pas à l'idéal de justice. L'idée du juste va primer sur
celle de la norme objective. Sous ce rapport, la sécurité juridique se vit dès lors reconnaître un statut de
principe fondateur de l'ordre juridique romain.

En droit positif romain, la sécurité juridique renvoie principalement à deux principes, celui d'orientation
et celui de réalisation. Le premier exige que le sujet de droit sache à l'avance quel comportement
juridique est attendu de lui. Le second a trait au respect concret des normes juridiques, c'est-à-dire au
fait que le droit ne puisse pas remettre brutalement en cause les situations juridiques définitivement
acquises voire même les espérances légitimes.

Fortement marqué par le droit romain, le droit allemand a essentiellement repris l'idée de sécurité
juridique. En effet, l'ordre juridique allemand se caractérise par une conception mixte selon laquelle une
règle de droit public est à la fois source de droit objectif et de droits subjectifs. De ce fait, le juge
allemand tient le plus grand compte de la situation personnelle de l'administré et de ses droits. Cette
volonté de protéger l'administré contre l'exorbitance de l'action administrative le conduit même à faire
primer la sécurité juridique, surtout dans sa dimension subjective, sur le principe de légalité. L'idée de
sécurité juridique occupe ainsi une place de choix dans le système juridique allemand. D'ailleurs, la
juridiction constitutionnelle allemande va reconnaître la valeur constitutionnelle du principe de sécurité
juridique sur le fondement du principe de l'Etat de droit.

Du fait notamment de l'effet unificateur du droit de la communauté européenne et de la porosité des


systèmes juridiques, la sécurité juridique va envahir l'ensemble des ordres juridiques européens et,
partant, toutes les familles juridiques existantes. Sous ce rapport, ANNE LEVADE dira que la sécurité
juridique est un « principe sur lequel s'accordel'ensemble des systèmes juridiques et qui, pour nombre
d'entre eux, apparaît même structurant »7(*).

Selon G. CORNU, l'idée de sécurité juridique évoque « toute garantie, tout système juridiquede
protection tendant à assurer, sans surprise, la bonne exécution des obligations, à exclure ou au moins
réduire l'incertitude dans la réalisation du droit »8(*). A priori, la sécurité juridique renvoie à l'idée d'un
droit accessible, prévisible et relativement stable. Les destinataires des règles juridiques doivent être en
mesure de déterminer, sans que cela appelle de leur part un effort insurmontable, ce qui est permis et
ce qui est défendu. Sous ce rapport, THOMAS PIAZZON définit la sécurité juridique comme l' « idéal de
fiabilitéd'un droit accessible et compréhensible, qui permet aux sujets de droit de prévoir
raisonnablement les conséquences juridiques de leurs actes ou comportements, et qui respecte les
prévisions légitimes déjà bâties par les sujets de droit dont il favorise la réalisation »9(*).
D'abord, les règles de droit doivent être d'une qualité telle qu'elles puissent permettre aux acteurs
juridiques de connaître de manière suffisante leur contenu. Au plan formel, cette exigence suppose que
les actes juridiques soient soumis à un régime de publicité adéquat. Matériellement, elle implique un
certain degré de précision et d'intelligibilité des règles juridiques.

Ensuite, les règles de droit ne doivent régir que les actions futures afin de permettre aux justiciables de
prévoir les conséquences juridiques de leurs comportements. C'est ce qui justifie la règle de la non-
rétroactivité de la norme juridique, mais aussi l'exigence d'un régime transitoire dans le cas où
l'application immédiate d'une norme entrainerait des conséquences excessives quant à la situation
juridique de ses destinataires.

Enfin, les destinataires des règles juridiques doivent pouvoir compter sur leurs prévisions lorsqu'ils
actualisent une action dans la durée. Ainsi, les justiciables sont admis à se prévaloir de droits acquis dans
certaines situations juridiques et même du respect de leurs attentes légitimes.

Au regard de cette définition, la sécurité juridique apparaît comme une notion polymorphe, imprécise et
rebelle à toute tentative de conceptualisation. Pour MARTIN NADEAU, « lasécurité juridique, concept
variable, se révèle être une norme polymorphe et adaptable qui fédère les exigences propres à chaque
système juridique et dont l'autonomie est problématique »10(*). En effet, la sécurité juridique renferme
en elle des éléments épars, ce qui lui donne parfois une dimension tentaculaire. Elle serait une notion
fonctionnelle plutôt que conceptuelle. Un travail de systématisation sur la notion de sécurité juridique se
révèlerait une entreprise vaine en ce qu'elle ne peut être appréhendée que par rapport à la fonction
qu'elle remplit dans l'univers du droit, c'est-à-dire une fonction de sécurisation de l'ordre juridique. C'est
ce qui fait dire à DOMINIQUE SOULAS DE RUSSEL et PHILIPPE RAIMBAULT que, « la sécurité juridique
n'est jamais définie abstraitement et ce n'est que par un recensement de ses expressions techniques,
concrètes que l'on peut parvenir à cerner son contenu »11(*).

En droit administratif français, l'idée de sécurité juridique bien que présente depuis longtemps dans la
jurisprudence n'est véritablement confortée qu'à une époque très récente. Déjà, en 1991, dans son
rapport annuel d'activité13(*), le Conseil d'Etat français soulignait le besoin de sécurité juridique face à
l'instabilité du droit. De nouveau dans son rapport de 2006, la haute juridiction administrative française
consacre son rapport d'activité à la sécurité juridique et la complexité croissante du droit14(*). Cet
intérêt grandissant du juge administratif français pour la sécurité juridique va se concrétiser par sa
consécration dans son arrêt Société KPMG et autres15(*). Par cette jurisprudence, le principe de sécurité
juridique fait ainsi son entrée dans le droit positif.

En droit administratif sénégalais, la sécurité juridique n'a pas certes fait l'objet d'une consécration en
droit positif, mais il reste que ses applications essentielles sont garanties. Le juge sénégalais de
l'administration garantit « la chose sans le nom » pour reprendre l'idée de JEAN PIERRE CAMBY16(*). De
plus, avec le développement du droit communautaire dans le contexte ouest africain, le principe de
sécurité juridique connaît des avancées certaines dans l'espace juridique sous régional et, partant, en
droit sénégalais.

Une réflexion sur la sécurité juridique conduit nécessairement à envisager son statut au sein du système
juridique, mais également son application concrète dans l'ordre juridique. Pendant longtemps, la
sécurité juridique a été considérée comme une valeur que l'ordre juridique doit garantir ou un objectif
vers lequel doit tendre la règle de droit. Toutefois, de plus en plus, elle est vue comme un principe positif
invocable par les destinataires de la norme juridique. Comme valeur elle n'impliquait en rien des
obligations juridiques, mais elle commandait un ensemble de comportements tenant aussi bien à la
légistique qu'à l'application concrète des règles juridiques. Comme principe positif, elle impose un
ensemble d'obligations et induit des droits subjectifs dans le chef des particuliers.

A l'époque actuelle, il convient de noter que les deux dimensions de la sécurité juridique coexistent dans
l'univers juridique. Encore aujourd'hui, « il y a une coexistence dans le discours des juristes de cette
double conception de la sécurité juridique »17(*). La valeur de sécurité juridique est notamment
préservée à travers le perfectionnement incessant des procédés légistiques18(*), mais également au
regard du souci constant de garantir effectivement les droits des citoyens dans leurs relations avec
l'autorité publique19(*). Parallèlement, l'exigence de sécurité juridique est essentiellement garantie en
ce sens que même là où le principe de sécurité juridique n'est pas formellement consacré, ses
applications essentiellement restent assurées. Tantôt, il est reconnu aux particuliers un droit subjectif à
la sécurité juridique comme en Allemagne, tantôt, il leur est dénié ce droit comme au Sénégal ; dans
tous les cas, par des voies certes différentes, l'impératif de sécurité juridique est garanti.

En tout état de cause, la tendance est à la reconnaissance d'un principe positif de sécurité juridique. En
effet, pour juguler le phénomène de dégénérescence normative, le choix de la consécration formelle de
la sécurité juridique s'est progressivement imposé. Comme principe régulateur du système juridique, la
sécurité juridique, pour remplir convenablement sa fonction, devait disposer d'une certaine force
normative. Sous ce rapport, un processus irréversible de constitutionnalisation du principe de sécurité
juridique est amorcé dans pratiquement tous les systèmes juridiques. Dans le contexte sénégalais, ce
processus de constitutionnalisation de la sécurité juridique est-il perceptible ? Au regard de la
jurisprudence du Conseil Constitutionnel, une réponse positive semble s'imposer. L'avenir confirmera
surement l'élan de reconnaissance formelle de la sécurité juridique entrepris en droit sénégalais.

L'application concrète de la sécurité juridique nécessite de la part du juge un arbitrage certain entre,
d'un côté, l'intérêt public et, d'un autre, les intérêts privés. En effet, la sécurité juridique ne conduit pas
forcément à sacrifier l'intérêt général à l'autel des droits subjectifs des administrés, ce serait, par un
étrange retournement de situation, promouvoir une véritable insécurité juridique. Le juge doit, dans son
office, faire la balance entre les intérêts en cause. Il doit ainsi faire montre de pragmatisme dans
l'application de la sécurité juridique. Il acquière, par là, un redoutable pouvoir d'appréciation sur l'action
administrative. Il est même tenté, le cas échéant, d'apprécier en filigrane l'opportunité des décisions
administratives, une prérogative qui lui est formellement déniée. Dès lors, il se pose la question de la
légitimité de ce nouveau pouvoir. Certes, ces nouvelles techniques éprouvées par le juge de
l'administration sont grandement salutaires pour la protection des administrés dans leurs relations avec
la puissance publique, mais elles restent problématiques du point de vue de la délimitation des
compétences entre l'autorité judiciaire et l'administration active. Par conséquent, la mise en oeuvre de
ces techniques doit être opérée au cas par cas et dans la stricte nécessité de la garantie des droits des
administrés.

Appréciée ainsi, l'étude de la sécurité juridique présente toute sa pertinence en ce qu'elle permet aussi
bien d'apprécier, sur le plan théorique, le degré de protection dont bénéfice cette exigence juridique en
droit sénégalais, mais aussi de jauger, du point de vue de la technique juridique, l'étendue de son
application pratique dans le cadre de l'office du juge sénégalais de l'administration.

Dans cette perspective, la sécurité juridique est-elle suffisamment garantie en droit


administratifsénégalais ? Autrement, le droit administratif sénégalais offre-t-il toutes les garanties liées à
la sécurité juridique ? Certes, répondre à une telle interrogation relève d'un défi énorme tant du point de
vue théorique que sur le plan de la réalité concrète, mais par une démarche teintée de nuances et
oscillant entre l'abstrait et l'empirique, cette présente réflexion entend circonscrire tous les aspects
essentiels de la sécurité juridique en droit administratif sénégalais.

D'abord, toute étude sur la sécurité juridique se heurte sur l'absence d'unité conceptuelle de la notion et
sur le fait qu'elle renferme une multitude de facettes rendant ainsi son application au plan contentieux
assez complexe. Egalement et singulièrement dans le contexte sénégalais, la faiblesse tant quantitative
que qualitative de la jurisprudence constitue un écueil énorme à la réussite d'une pareille étude.

Malgré la difficulté de la tâche, la présente étude se propose d'analyser tant le champ conceptuel de la
sécurité juridique que sa force normative. Il est vrai que, du point de vue conceptuel, il y règne
actuellement une certaine unanimité autour de la notion de sécurité juridique. Le véritable problème
reste donc sa densité normative. En effet, les préoccupations de sécurité juridique ne sont absentes
d'aucun système juridique, seul le degré de garantie dont elle fait l'objet dans l'ordre positif diffère selon
le contexte juridique envisagé. Elle n'est ignorée par aucun système juridique, mais il reste que sa force
normative est variable en fonction de l'ordre juridique considéré.

En droit positif sénégalais, la sécurité juridique n'est pas explicitement consacrée en tant que principe
positif malgré la reconnaissance d'une valeur de sécurité juridique. Le besoin de sécurité juridique
constitue la clé d'explication du mouvement actuel du droit administratif sénégalais, mais la valeur de
principe lui est toujours déniée. Objectif du droit plutôt que principe juridique dans le contexte
sénégalais, la sécurité juridique en voit sa valeur normative atténuée.
Toutefois, les applications essentielles de la sécurité juridique restent garanties en droit administratif
sénégalais. Plutôt que le contenant, le contenu est préservé. Sans référence explicite au principe de
sécurité juridique, ses éléments substantiels sont garantis. L'exigence de sécurité juridique, en ce que ses
éléments essentiels gagnent en normativité, s'en trouve même renforcée dans l'ordre juridique
sénégalais.

Certes, la sécurité juridique n'a pas fait l'objet d'une réception formelle en droit administratif
sénégalaisen tant que principe positif (première partie), mais il reste qu'elle y est réellement garantie.
(deuxièmepartie).

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