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L'action politique selon Hannah Arendt

Author(s): Horst Mewes


Source: Cités , 2016, No. 67, Hannah Arendt politique (2016), pp. 79-91
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43956631

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L'action politique selon Hannah Arendt
Horst Mewes

Hannah Arendt fut l'un des penseurs politiques les plus célébrés, origi-
naux et influents du xxe siècle. Son œuvre, de vaste envergure, a commencé
par les premières études fondamentales des totalitarismes du siècle dernier.
Elle s'est poursuivie avec une analyse innovante du travail, de l'œuvre et
de l'action en tant qu'activités humaines de base, l'examen des révolutions
respectivement américaine et française, et nombre de retours sur la tra- 79
dition politique occidentale, pour s'achever sur ses réflexions sur « la vie
de l'esprit », qui traite de l'impact des facultés mentales de la volonté et
L'action politique
de la pensée sur la vie politique. Mais de part en part, l'intérêt principal
selon Hannah Arndt
d'Arendt concerne la dignité et la nature essentielle de la capacité humaine Horst Mewes

à l'action politique. Elle valorise et encourage l'action publique comme le


mode le plus pur et peut-être le plus authentique de la liberté humaine.
C'est pourquoi ses réflexions sur l'action seront au cœur de nos remarques.
Ce qui est peut-être le plus frappant chez Arendt, c'est la variété des per-
spectives suivant lesquelles elle envisage l'action. Certaines nous sont fami-
lières, d'autres non. Certaines approches de l'action publique et politique
semblent irréconciliables. Mais en fin de compte, la pensée arendtienne de
l'action semble cohérente : l'action politique, qui inclut le souci de la vie
publique, constitue l'essence de la liberté humaine.
Toutefois, afin de montrer l'immense portée de la réflexion d'Arendt
sur la nature de l'action humaine, je commencerai plutôt par prévenir des
dangers qu'elle recèle. Dans un essai peu connu, Arendt prétend que, de
nos jours, apparaît un nouveau type d'action, qui vise à dominer les autres,
et qui est en fait devenu « la plus dangereuse des facultés humaines ». Il
prend la forme de l'action humaine sur la nature, initiant et créant « des
Cités 67, Paris, puf, 2016

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processus naturels qui sont amenés dans l'artifice humain et le domaine des
affaires humaines »' Nous en trouverions un premier exemple dans l'utili-
sation de la fission nucléaire à des fins humaines très différentes. Grâce à
la connaissance des sciences modernes de la nature et de leurs applications
technologiques, les humains interviennent dans des processus qui ne sont
pas humainement naturels et les utilisent à leur avantage sans être capables
de les contrôler. De là le grand danger de réorienter la nature vers le monde
humain2.
Mais l'enjeu de l'avertissement d'Arendt concernant le danger de l'intro-
duction de processus naturels dans le monde humain est de souligner la
distinction entre liberté humaine et nécessités naturelles. D'ordinaire,
l'action humaine est envisagée comme interaction avec d'autres humains,
comme c'est le cas en politique. Le résultat de ces interactions humaines
s'appelle l'histoire humaine, et en comparaison des processus des nécessités
naturelles, l'histoire apparaît comme le royaume de la liberté humaine. La
nature est prédéterminée, tandis qu'en raison de la liberté de l'homme, l'his-
toire humaine est imprédictible. Dans l'histoire, c'est l'action politique, au
sens le plus large, qu' Arendt sélectionne comme l'activité la plus humaine
parce que la plus libre. L'action politique, c'est l'action publique. A ce
80 titre, elle révèle l'humanité de l'individu au plus grand cercle de témoins.
Toutefois, en nos temps modernes, selon Arendt, cette liberté essentiel-
lement humaine, en tant qu'action politique, a été considérablement
Dossier
Hannah Arendt
réduite. Dans les démocraties libérales actuelles, la tendance dominante est
politique d'identifier la liberté et l'apolitique, ainsi qu'avec le cercle beaucoup plus
restreint du privé et du social, plutôt qu'avec la vie politique publique.
Même ce que l'on appelle aujourd'hui le public, qui apparaît dans les
médias publics, consiste en premier lieu dans la publicité donnée à des vies
privées et à des célébrités.
Cette distinction familière entre vie privée et affaires publiques constitue
l'un des traits principaux de la compréhension de l'action selon Arendt.
Elle en apporte la première description dans son livre sur la Condition de
l'homme moderne , où elle analyse les trois activités humaines basiques : le
travail, l'œuvre et l'action. L'action, c'est l'action publique, et « public »
s'entend comme la sphère ou le royaume dans lequel l'action apparaît
sous la forme des mots et des faits devant d'innombrables témoins. Selon

1. Hannah Arendt, « Le concept d'histoire », in La Crise de la culture, trad, collective, Paris,


Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 81.
2. Ibid., p. 82.

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cette perspective, l'action est l'émergence d'un individu hors de l'existence
« obscure et incertaine » de la sphère privée, et son passage vers la « lumière
plus vive » du domaine public. Le domaine public signifie « le monde », au
sens de réalité commune à tous ceux qui y apparaissent. Le plus significatif
dans l'apparence d'un individu dans le monde, devant une large assistance,
c'est que ce début d'action devant un public révèle ce que chacun est en
tant que caractère humain unique. Pour Arendt, les figures publiques révè-
lent, par le langage et l'action, « l'essence vivante d'une personne » ou bien
son identité unique et distincte : là se situe à ses yeux « l'accomplissement
majeur dont l'homme est capable ». L'histoire consiste donc en la mémoire
des grands acteurs et de leurs histoires et caractéristiques individuelles3.
Le fait que la réalité du domaine public repose sur « la présence simul-
tanée de perspectives innombrables » est également important. Il n'y a pas
de mesure ou de dénominateur communs pour le monde commun, si ce
n'est la disparition de la liberté. Chaque membre du domaine public a sa
propre position dans le monde, sa propre perspective. La réalité mondaine
consiste dans « la somme totale des aspects présentés par un objet à une
multitude de spectateurs ». Et bien qu'Arendt réalise que l'action concerne
des intérêts mondains spécifiques, sa qualité essentielle repose sur la révéla-
tion d'agents humains uniques dans leurs actes et leurs paroles. Elle regrette 81
que les théories purement matérialistes de la politique oublient le carac-
tère « inévitable » de l'exposition des personnes uniques, même lorsqu'elles
L'action politique
poursuivent des intérêts matériels. Ce ne sont pas nos biens matériels, mais selon Hannah Arendt

notre apparence personnelle dans les actions qui nous rendent vraiment HorstMewes

humains, le critère ultime de mesure de l'humanité étant « l'excellence »


des actes et de leurs acteurs4.
Cette vision de l'action comme révélation de l'humainement unique se
fonde en dernière analyse sur l'ontologie de base d'Hannah Arendt. Pour
elle, qui reflète la tradition moderne de la phénoménologie et certaines
dispositions de la philosophie antique, « notre être est notre apparence ».
Être privé de participation active au domaine public, c'est être privé du
sens de la réalité retiré de l'apparence dans le langage et dans l'action au vu
de multiples témoins. L'existence privée, en revanche, n'est qu'une ombre
de cette réalité.

3. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy,
coll. « Agora Pockett », 1961-1983, p. 93.
4. Ibid., p. 88.

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Cet aspect de la conception de l'action humaine est encore détaillée
dans le dernier ouvrage majeur d'Arendt, La Vie de l'esprit. Dans ce livre,
la nature phénoménale du monde implique la « mondanité » des humains,
l'appartenance au monde en tant que sujet et objet, en tant que perce-
vant et perçu, en tant qu'acteur et témoin de l'action des autres5. L'assise
phénoménologique d'Arendt la conduit au rejet de toutes les perspectives
métaphysiques passées qui débouchent sur « la théorie de mondes duels6 »,
suivant laquelle le monde réel existerait avant le monde de la perception
ou au-dessus de lui. De sorte que toutes les théories politiques fondées
sur cette hypothèse - depuis Platon, avec les traditions platoniciennes qui
en découlent - sont rejetées. Dès lors, l'action politique est renvoyée au
royaume des « pures apparences », qui seront transcendées par les philo-
sophes en quête de vérité réelle. C'est pourquoi Arendt fit bon accueil à
Machiavel et Hobbes, qui avaient « sécularisé » la politique et qui de ce
fait, pensait-elle, avaient apporté à la politique une indépendance mon-
daine et une dignité propres.
De plus, prétend Arendt, du fait qu'ils sont « mus par un besoin de se
montrer7 », tous les êtres vivants, mais surtout les humains, sont adap-
tés à ce monde des apparences. Selon Arendt, cette nécessité serait égale
82 et même supérieure à celle de vivre. Cela contredit ce qu'elle considère
comme la théorie politique essentiellement moderne, suivant laquelle c'est
la vie qui est la valeur humaine majeure. Les hommes vivraient plutôt
Dossier
Hannah Arendt pour l'apparence, afin de retirer le sens de leur réalité dans le monde du
politique témoignage de ceux qui les voient. Mais pour les humains, le besoin de
se montrer est encore accru par le choix individuel que chacun fait de la
façon d'apparaître aux yeux du public. Ce choix conscient de la façon de
se présenter est créateur du caractère ou de la personnalité en vertu de la
cohérence des actions et des conduites publiques de chacun. Selon Arendt,
les choix de tout individu peuvent être engendrés par une variété de motifs
possibles, comme faire plaisir à soi-même ou aux autres, ou agir de façon
exemplaire. Ces choix nous sont dictés par la culture à laquelle nous appar-
tenons. Toutefois, ils ne détermineront jamais complètement notre per-
sonnalité publique, car nous serons perçus par d'innombrables témoins,
dont chacun a sa propre approche de notre apparence. C'est pourquoi,
en tant que caractère, nous ne sommes que ce que nous semblons être

5. Hannah Arendt, La Vie de l'esprit , trad. fr. L. Lotringer, Paris, Puf, 1981, p. 34.
6. Ibid. i p. 37.
7. Ibid., p. 34-36.

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pour divers témoins : notre réalité consiste en ce que nous sommes appa-
remment pour les autres. Pourtant, en dépit de cette grande diversité de
choix et de perspectives alternatives, Arendt continue d'affirmer qu'il y a
un critère commun du jugement de toutes les apparences humaines. Notre
« unique critère » de ce qu'est « essentiellement un être vivant » consiste
dans l'accomplissement et la perfection de sa pleine apparence8. Son rappel
du fait que les actions uniques doivent être jugées exclusivement selon le
critère de l'excellence, tandis que les apparences des êtres vivants doivent
l'être selon leur degré de perfection, son insistance sur l'approche des
actions humaines sous l'angle avantageux de la perfection et de l'excellence
constitue un thème récurrent chez Arendt dont la pensée repose largement
sur la signification qu'elle donne à ces termes.
L'action humaine est envisageable autrement que selon la perspective
de la nécessité individuelle d'apparaître comme une personne unique.
Ontologiquement, il semble que cela soit la dimension la plus basique de
l'action. Toutefois, dans son analyse des révolutions de la fin du xviii6 siècle,
l'Américaine et la Française, Arendt propose une tout autre vision de l'action
et de la politique. Nous n'avons pas la place ici d'exposer sa compréhension
pénétrante de ces événements politiques majeurs de l'histoire moderne.
Mais dans son analyse de la révolution américaine comme fondation d'un 83
nouvel ordre constitutionnel, Arendt endosse une autre conception de
l'action, laquelle, comparée à l'idée centrale de l'action comme apparence
L'action politique
publique, s'associe de façon très reconnaissable à une compréhension plus selon Hannah Arené
commune du politique, focalisée sur l'action comme participation libre au HorstMewes

gouvernement. Ici, l'accent est mis sur l'action en tant que liberté. Pour ce
qui concerne l'avantage que trouve la nécessité individuelle ontologique à
l'auto-exposition, la liberté apparaît dans le choix individuel que chacun
fait de sa présentation publique. Initialement, un tel choix individuel ne
signifie pas automatiquement le choix d'une vie politique. Mais un choix
distinctement politique est requis en vue d'une révolution et dans l'établis-
sement d'une forme républicaine de gouvernement. Ainsi, selon Arendt,
plus que toute autre motivation de l'action publique, la liberté républi-
caine requiert un choix unique de compréhension de l'action politique.
Pour Arendt, le cœur de la république, c'est l'établissement de la liberté
politique, qui « généralement parlant, signifie le droit d'être co-partageant

8. Ibid., p. 36 sq le premier chapitre du livre porte sur l'apparence.

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au gouvernement ou ne signifie rien9 ». La passion de la liberté politique
exprimée dans la Révolution américaine est ce qu' Arendt appelle son esprit
révolutionnaire, inspiré des principes de « la liberté publique, du bon-
heur public et de l'esprit public ». La spiritualité publique consiste dans le
dévouement de chacun au bénéfice public dans son ensemble plutôt que
dans la réalisation de ses intérêts personnels, et le bonheur public consiste
dans la simple jouissance de la participation à la vie publique. Le but des
révolutionnaires et de leur ordre constitutionnel était de perpétuer cette
liberté selon le principe républicain du gouvernement populaire. Mais iro-
niquement, Arendt pensait que c'était la constitution de la liberté visant
à fonder un nouvel ordre mondain qui précisément échouait à perpétuer
l'esprit révolutionnaire originel de la liberté politique pour le peuple dans
son ensemble. Le problème était la restriction de l'action politique au gou-
vernement représentatif.
Afin de comprendre correctement la critique arendtienne de la représen-
tativité, il convient de fournir une esquisse, même brève, de ce que James
Madison, son défenseur et architecte américain originel, considère comme
une république représentative. Arendt n'a pas directement discuté le point
de vue de Madison, ce qui est révélateur des différences qui existent entre
84 son interprétation de la nouvelle constitution américaine et celle des fon-
dateurs eux-mêmes. De façon surprenante, même si elle a identifié - avec
raison -, « l'esprit révolutionnaire » des Américains comme dévouement à
Dossier
Hannah Arené la liberté publique, elle a négligé de souligner qu'ils se souciaient tout autant
politique de la protection des libertés personnelles individuelles que sont « la vie, la
liberté et la quête du bonheur », proclamées dans la Déclaration d'indé-
pendance de 1776. De façon très routinière, dans Le Fédéraliste , Madison
s'adresse aux lecteurs de sa défense de la nouvelle constitution et de celle
de Hamilton comme « aux amis de la liberté publique et personnelle » ou
« des droits privés et du bonheur public ». Hamilton, pour sa part, sou-
tenait que « la vigueur du gouvernement est essentielle à la garantie de la
liberté », terme sous lequel il rangeait sans doute liberté publique et liberté
privée. Cela signifiait que la nouvelle constitution devait d'une façon ou
d'une autre équilibrer libertés publiques et privées, le droit de vivre une
vie privée mais aussi de s'occuper du bien public et du peuple dans son
ensemble. Cela s'avérait une tâche difficile, qui requerrait que les citoyens
puissent jouir de la liberté de conduire leur propre quête de bonheur tout

9. Hannah Arendt, On Revolution [New York, Penguin Books, 1977], p. 201 ; Essai sur la révo-
lution , trad. fr. M. Chrestien, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1967, p. 322.

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en garantissant simultanément « l'esprit public » des représentants élus
pour gouverner. Madison distingue entre « la pure démocratie » où les gens
se gouvernent directement, et le gouvernement représentatif où les gens en
élisent d'autres qui les gouverneront pour un temps donné. La démocratie
pure n'accorderait ni le temps ni l'espace nécessaires à l'accomplissement
des vies privées. En outre, elle serait totalement incommode, du moins
pour ce qui concerne l'union de tous les Etats (ou républiques) individuels
américains par le gouvernement fédéral. De plus, selon Madison, si le
peuple dans son ensemble élit ses représentants uniquement sur la base de
leurs mérites et de leurs qualifications, le corps des représentants pourrait
rassembler les personnes les plus patriotes et les plus sensibles au domaine
public. A ses yeux, cela permettrait de créer les liens les plus forts d'intérêt
et de sympathie entre les gens et leurs gouvernants, tels qu'il n'en existe pas
de comparables dans d'autres formes de gouvernement.
Pour Arendt, la Révolution américaine, et son fondement subséquent
d'une république, a pour dessein l'abolition de la division entre gouvernants
et gouvernés. Toutefois, une fois que le peuple élit ses représentants en tant
que gouvernants, il se trouve de nouveau banni du royaume public en
tant que participant au gouvernement. Son autonomie (. self-rule ) se limite
au seul jour des élections. Entre les élections, le peuple manque d'un espace 85
public qui lui permettrait de se rassembler et de débattre au jour le jour,
de s'exprimer et de discuter sur des affaires publiques. Une fois encore, la
L'action politique
participation au gouvernement devient « le privilège de quelques-uns », et le selon Hannah Arendt

résultat inévitable en est, selon Arendt, la léthargie croissante du peuple et sa HorstMewes

négligence des affaires publiques. Paradoxalement, la nouvelle constitution,


« la plus grande réussite du peuple américain », a échoué à maintenir
l'esprit de la révolution originelle faute de fournir des espaces publics
permanents qui permettraient au peuple de s'impliquer avec continuité
dans son propre gouvernement10. Le seul parmi les révolutionnaires
américains à considérer cela comme un problème fut Thomas Jefferson.
Dans sa correspondance privée, il suggérait la création d'un système de
« gardiens » qui, commençant avec des petits conseils de citoyens au niveau
local, puis au niveau étatique, relierait tous les gens des différents niveaux
qui auraient choisi d'y participer en une structure pyramidale de gou-
vernement autonome à interaction interne et large base. Les éléments rejetés
de la « démocratie pure » de Madison seraient ainsi combinés avec ceux de
la représentation. Toutefois, cette proposition ne fut jamais réalisée.

10. Ibid., p. 353.

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Cependant, l'idée d'une république représentative incluait chez Madison
une dimension supplémentaire de l'activité citoyenne : la formation dans
une société libre de groupes divers qu'il appelait des « factions ». Ces
groupes devaient être constitués de citoyens partageant des intérêts, des
passions et des opinions, et organisés en vue de poursuivre leurs desseins.
Sans qu'ils fassent partie du gouvernement élu, leurs activités ne pouvaient
manquer d'interférer avec les affaires officielles sous la forme de ce que
nous connaissons aujourd'hui comme des groupes de pression d'intérêt
privés, qui agissent par le truchement de lobbyistes. Madison considérait
ces groupes comme inévitables dans la société libre, mais aussi comme
potentiellement dangereux, dans la mesure où leur égoïsme pouvait les
entraîner à négliger les droits fondamentaux des autres et peut-être à igno-
rer le bien public général. La première tâche du gouvernement devait donc
être de contrôler ces abus potentiels.
Arendt ne considère pas ces groupes de pression comme un substitut des
formes authentiques du gouvernement du peuple par le peuple, car ils ne
font que « contraindre » les représentants, ce qui revient à une coercition
uniquement préoccupée de sa vie privée et de son bien-être personnel. En
somme, pour Arendt, le système représentatif de gouvernement se déve-
86 loppe en une oligarchie, où le plus petit nombre gouverne, « du moins
comme on le suppose », de façon démocratique pour « le bien-être popu-
laire et le bonheur privé » du peuple entier. A ses yeux, les conséquences
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Hannah Arendt de la représentativité sont suffisamment troublantes pour en faire l'un des
politique problèmes centraux de notre temps. Elles concernent la détermination de
la dignité même de la vie politique. Et Arendt blâme les libéraux modernes
de leur confusion entre liberté politique et droits civils et privés, identifiant
ainsi les simples préliminaires du gouvernement civilisé avec la liberté poli-
tique en tant que « réelle substance d'une république libre11 ».
Quoi qu'il en soit, de nos jours, les libéraux et le public démocratique
en général préfèrent les libertés privées aux libertés publiques, la vie pri-
vée à la participation publique. En ce sens, Arendt n'est pas une libérale
moderne, non plus qu'un défenseur de la démocratie, si celle-ci signifie le
gouvernement de la majorité dans l'intérêt du bien-être matériel général de
la majorité. Arendt, au contraire, se prononce en faveur du républicanisme,
pour autant qu'il s'identifie à la participation du peuple à la liberté pub-
lique comme auto-gouvernement. Elle souligne toutefois qu'elle n'attend
pas que chacun souhaite participer au gouvernement. Elle considère que

11. Ibid., p. 409.

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« la vie politique n'a jamais été et ne sera jamais la vie du grand nombre12 ».
C'est pour cela qu elle comprend comme « république ordonnée » celle qui
propose des espaces publics dans lesquels une « élite auto-proclamée » peut
émerger d'individus démontrant qu'ils se soucient de la vie et du bonheur
publics, et qui prennent l'initiative de servir le bien commun public. Le
grand nombre de personnes qui vont, selon toute prévision, en rester à
la vie privée le font sur une base volontaire, et non pas en raison de res-
trictions imposées par la loi ou le manque d'espace public. La différence la
plus évidente qu'Arendt attend de cette élite auto-proclamée, c'est qu'à
la différence du système représentatif existant, elle ne serve pas seulement
des intérêts privés, mais s'engage dans un débat ouvert sur le bien public,
tout en jouissant du bonheur partagé de la liberté publique.
En résumant les diverses perspectives d'Arendt sur l'action publique
évoquées jusque-là, nous commençons à relever que leur addition rend
difficile leur coordination au sein d'une approche cohérente de l'action
dans son ensemble. Il se peut qu'Arendt, dans cet échec, veuille démon-
trer cette impossibilité. Comme nous l'avons vu, au niveau ontologique,
le but de chaque individu est de satisfaire la nécessité de conquérir sa
réalité par son exposition publique en tant que personnalité choisie de
façon autonome. Dans ce cas, le but de l'action n'est pas de jouir de la 87
liberté publique en tant que telle : il s'agirait au mieux de chercher la liberté
comme le moyen de la fin véritable, soit la présentation de soi. Et même
L'action politique
ainsi, selon les termes d'Arendt, les choix disponibles proviennent essen- selon Hannah Arendt

tiellement de la culture que chacun a du monde. De plus, l'on s'étonne HorstMewes

d'une liberté qui dépend en premier lieu de ce que chacun semble être
aux yeux d'observateurs innombrables. Jouissance de la liberté publique et
bonheur issu de la vie publique semblent des choses différentes. Même si
l'on peut manifester un intérêt pour la distinction publique et la possibilité
de grandeur individuelle, pour Arendt, le but final c'est la liberté d'action
en tant que telle. De plus, la liberté républicaine comme participation au
gouvernement n'est pas une chose à laquelle aspirent la plupart des gens.
Cela ne concerne que peu de monde, dit-on ; de sorte que la participation
heureuse à la vie publique et le bonheur ne s'identifient pas à la nécessité
basique et universellement présente de la présentation de soi. En compa-
raison de cette nécessité, l'amour de la vie publique ou du gouvernement
doit avoir ses propres origines ou motifs séparés. Il semble donc que pour

12. Ibid., p. 408, ou selon la traduction française : « que la vie politique ait jamais été ou soit
jamais la vie du grand nombre ».

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Arendt tout le monde veuille apparaître dans l'exposition publique per-
sonnelle, tandis qu'ils sont peu à s'occuper du monde public de la liberté
politique. Le désir d'apparence publique ne se confond pas avec le désir de
participation politique.
Pour Arendt, il existe une autre dimension importante de la vie publique
ou de la politique. Selon elle, en politique, les individus ou les communautés
ne sont pas dans l'ensemble motivés ou « inspirés » uniquement par des
nécessités ontologiques individuelles. En revanche, ou en plus, ils sont motivés
et inspirés par des principes partagés, présumés universellement valides,
pourvus d'un statut objectif, public, plutôt que de racines individuelles
subjectives. Ces principes sont par nature trop généraux pour prescrire un
quelconque but particulier, toutefois tout acte particulier est jugé selon
les principes qui l'inspirent. De plus, ce principe ne se manifeste que dans
chaque acte particulier qu'il inspire ; en d'autres termes, le principe général
est réalisé uniquement dans des actes particuliers. Dans un essai sur la liberté
où elle introduit pour la première fois cette théorie des principes universels
qui inspirent l'action, Arendt ne fournit aucun exemple historique spécifique.
Toutefois, selon sa compréhension des révolutionnaires américains, l'idée de
l'action guidée par des principes revêtait une importance primordiale. Ainsi,
88 dans Le Fédéraliste , selon Alexander Hamilton, le but est de montrer que la
constitution proposée se conforme aux « vrais principes du gouvernement
républicain ». Dans une certaine mesure, il est possible de discuter de la
Dossier
Hannah Arené nature de ces principes et du genre de gouvernement qu'ils impliquent. Le
politique principe le plus fondamental est que le peuple est la source de tout pouvoir
public légitime. Mais reste encore à débattre la question de savoir si le
principe républicain implique celui, disons, de la pure démocratie ou du
gouvernement représentatif. Plus controversée est la question de savoir si
l'on peut considérer comme un principe fondamental du républicanisme,
comme le soutenait Hamilton dans Le Fédéraliste 78, que le peuple détienne
le pouvoir « d'altérer et d'abolir » la constitution qu'il avait ratifiée comme sa
loi fondamentale, si elle ne contribue pas à son bonheur.
Influencée par Montesquieu, Arendt identifie différents principes publics
qui inspirent l'action, tels que l'honneur, la gloire, l'amour de l'égalité, de
la distinction et de l'excellence. Elle mentionne également la crainte, la
méfiance et la haine comme possibles principes inspirateurs. Ces derniers
soulèvent la question de leur statut objectif et de leur relation à l'action
individuelle. Ainsi, la crainte en tant qu'inspiration de l'action, est néces-
sairement une émotion individuelle, personnelle, de même que la haine ou
même la méfiance envers autrui. Si elle était partagée par une communauté

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entière, selon Arendt, elle deviendrait un principe général. Mais la crainte
en tant que principe peut-elle inspirer des émotions craintives indivi-
duelles ? Il semblerait que cela n'arrive que si une communauté suscite de
la crainte non pas par principe, mais en soulignant des sources spécifiques
de crainte, politiques ou autres, dans son expérience directe. Comme l'ont
montré de récentes expériences reliées au terrorisme, la crainte devient une
émotion publique et l'inspiration possible de politiques publiques, mais
nullement un principe abstrait de guidance. Même dans le cas de principes
objectifs d'honneur public ou de distinction, nous devons admettre qu'ils
sont enracinés dans ce que les Américains appellent l'ambition personnelle
d'un honneur public ou d'une distinction. Dans ces cas, il est possible
d'envisager qu'il s'agisse d'un principe au niveau communautaire, car en
principe chacun aspire à l'honneur.
Pour finir, il apparaît que les réflexions d'Arendt sur le phénomène de
l'action publique et politique se déploient davantage et prennent une plus
vaste portée quand elle place la politique dans le contexte élargi de la culture
dans son ensemble. Accède alors au premier plan un problème potentiel
qui, d'une certaine façon, occupe toute sa discussion de l'action publique.
Il s'agit de la relation entre ce qui constitue le public ou le « domaine
public », d'un côté, et, de l'autre, l'action politique spécifique. Rappelons- 89
nous que pour affirmer leur être comme apparence, tous les individus sont
supposés lutter pour leur présentation publique, qui ne se confond pas
L'action politique
forcément avec l'action politique. Toutefois, dans le cas des révolutions selon Hannah Arendt

modernes, la liberté politique est identifiée avec la participation à l'auto- HorstMewes

gouvernement qui constitue la sphère publique. En quoi consiste donc la


relation entre le politique et le public ? Dans un essai sur la culture, Arendt
affirme pour la première fois que culture et politique coïncident. La culture,
avec les objets d'art et les récits historiques de la pensée comme les livres,
et l'action politique, ont en commun le fait que leur essence consiste dans
leurs apparitions publiques. Elles sont dès lors jugées selon le même critère
de grandeur, entendu comme persuasion de leur potentielle immortalité
ou du moins permanence, qu'Arendt désigne aussi comme leur beauté.
Juger librement de la qualité des apparences publiques, ou bien posséder
une « conscience de la qualité », devient maintenant une activité qui crée
un monde commun à ceux qui jugent ensemble le monde public dont
ils préservent ainsi l'intégrité et déterminent même le contenu13. Évaluer

13. Hannah Arendt, « La crise de la culture », in La Crise de la culture , trad, collective, Paris,
Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 277.

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le monde commun, le monde public, devient ainsi une activité politique
de base qui constitue le public en tant que tel. Cela culmine dans l'affir-
mation d'Arendt suivant laquelle « tout ce qui se produit dans le domaine
des apparences est politique par définition, même sans être un produit
direct de l'action14 ». A la différence de l'usage ordinaire actuel, la politique
inclut toutes les apparences publiques. Elle dépasse largement en portée et
en contenu les notions beaucoup plus étroites de liberté, de participation
au gouvernement. Si nous suivons l'argumentation d'Arendt, il est à pré-
sumer que tous les besoins individuels d'auto-présentation publique seront
appelées politiques, sans être nécessairement des actions. Toutefois, cela
fait sens d'inclure dans la vie politique ceux qui jugent de la qualité d'une
action politique, même si les acteurs qui jugent de l'action politique n'en
sont pas les acteurs à strictement parler.
Néanmoins, dans le contexte de la position générale d'Arendt en tant
que théoricienne du politique, il est très problématique d'affirmer que la
culture et la politique coïncident, ou que toute chose publique est poli-
tique, même sans être une action politique en tant que telle. L'une des
aspirations essentielles ou des forces motivantes d'Arendt tout au long de
son œuvre, a été de défendre la dignité de l'espace public comme en tout
90 premier lieu un espace du politique, distinct des activités et actions privées.
Les apparences individuelles comme actions publiques et politiques étaient
considérées comme des révélations de l'humanité des êtres humains, bien
Dossier
Hannah Arendt plus que de la vie privée. De plus, Arendt émet une critique sévère et
politique cohérente de ce qui passe aujourd'hui dans la transformation du public
en social, en fonction de la publicité faite aux préoccupations et intérêts
essentiellement privés. Les sociétés consuméristes avancées ont envahi un
espace public qu'elles utilisent à la promotion de leurs produits. Internet
mélange le privé et le public, et la télévision se voue au divertissement,
transformant même le reportage politique en « infotissement15 ». Mais
comme Arendt oscille de plus en plus entre le domaine public entendu
comme monde commun élargi, d'un côté, et, de l'autre, le politique comme
distinct du domaine purement privé, la nature précise de l'action politique
ou même de l'action en général se trouble. Au lieu de clarifier la nature
de l'action politique et son éventuelle dignité, Arendt encourage sans le

14. Hannah Arendt, « Qu'est-ce que la liberté ? », in La Crise de la culture , op. cit., p. 201 : « Tout
ce qui arrive sur cette scène est, par définition, politique, même quand il ne s'agit pas d'un produit
direct de l'action. »
15. Contraction d'information et de divertissement.

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vouloir la tendance moderne à ouvrir le public à l'exposition personnelle
de préoccupations individuelles. La citoyenneté, en tant que souci du gou-
vernement libre du peuple par le peuple et du bien public, fondée sur
l'implication individuelle dans le dialogue public avec les autres citoyens,
n'occupe plus le centre d'un monde public. Ce qui est encore plus trou-
blant, c'est que la vie privée, sans expérience politique directe, devient le
fondement du jugement porté sur l'action politique, encourageant dès lors
« l'élite » des politiciens professionnels à manipuler la connaissance poli-
tique limitée des votants à leur propre bénéfice. La méfiance envers la poli-
tique représentative, largement répandue dans la démocratie américaine
actuelle, devient la norme. L'on peut être partiellement d'accord avec les
critiques américains, comme la théoricienne du politique Judith Shkar, sui-
vant laquelle les Américains n'ont traditionnellement jamais été intéressés
par la notion active de citoyenneté républicaine, et qu'ils ont jugé d'égale
valeur la dignité du travail et le fait de gagner sa vie dans la définition de la
citoyenneté16. Toutefois, le plaidoyer d'Arendt en faveur d'une citoyenneté
et d'un gouvernement républicains comme distincts de ce qu'elle appelle
une démocratie libérale privatisée est éclairant de façon très critique. Car
semblable démocratie sera incapable de maintenir de façon permanente le
gouvernement du peuple par le peuple par la représentation si les tendances 91
contemporaines à la privatisation et l'apathie envers le domaine public
continuent de croître. Mais dans un sens bien spécifique, Arendt a raison
L'action politique
de dire que culture et politique coïncident. Elles sont interdépendantes du selon Hannah Arendt

fait que cela constituerait un changement profond dans les croyances et les HorstMewes

priorités de la culture démocratique moderne de l'action politique si cette


dernière recevait sa dignité en tant que centre de la vie publique moderne.
Cette transformation appartient à la présentation globale de l'action poli-
tique par Arendt. Mais elle n'est pas envisageable aujourd'hui. Ce qui tient
lieu de « politique culturelle » aujourd'hui aux Etats-Unis et en Europe,
c'est-à-dire les mouvements extrémistes populistes qui s'en prennent aux
citoyens et aux immigrants islamistes, ne sont pas intéressés par la restau-
ration d'une culture favorable à l'activisme politique libre. Ils manifestent
au contraire une nette tendance à l'abolition nationaliste autoritaire d'un
accès égal à l'action politique : précisément celle qu' Arendt valorise et pour
laquelle elle plaide. Dans ce contexte, les présentations détaillées qu'elle
apporte de la nature complexe de la politique en tant que liberté de l'action
demeurent toujours aussi fondamentales et pertinentes.

16. Judith Shkar, American Citizenships Londres, Cambridge University Press, 1998.

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