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© Armand Colin, 2010
978-2-200-27088-9
Collection Cinéma/Arts visuels
dirigée par Michel Marie
Dans la même collection
Vincent Amiel, Esthétique du montage (2e édition). Joël Augros, Kira
Kitsopanidou, L’Économie du cinéma américain. Histoired’une industrie
culturelle et de ses stratégies. Jacques Aumont, L’Image. Jacques
Aumont,Les Théories des cinéastes. Jacques Aumont, Alain Bergala,
Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film (3e édition). Jacques
Aumont, Michel Marie, L’Analyse des films. Pierre Beylot, Le Récit
audiovisuel. Jean-Loup Bourget, Hollywood. La norme et la marge. Noël
Burch, Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma
français (1930-1956). Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis
1945. Dominique Château, Cinéma et philosophie (2e édition). Michel
Chion, L’Audio-vision. Image et son au cinéma. Michel Chion, Le Son.
Traité d’acoulogie (2e édition). Laurent Creton, Économie du cinéma.
Perspectives stratégiques (4e édition) Sébastien Denis, Le Cinéma
d’animation. Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des
années 1960. Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées. Guy Gauthier,
Le Documentaire, un autre cinéma (3e édition). Guy Gauthier, Un Siècle
de documentaire français. Martine Joly, L’Image et les signes. Approche
sémiologique de l’image fixe. Martine Joly, L’Image et son
interprétation. François Jost, André Gaudreault, Le Récit
cinématographique. Laurent Jullier, L’Analyse de séquences
(2e édition). Laurent Jullier, Star Wars. Anatomie d’une saga (2e
édition). Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et
cinéphilies. Michel Marie, Comprendre Godard. Travelling avant sur À
bout de souffle et Le Mépris. Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma
(2e édition). Fabrice Montebello, Le Cinéma en France. Yannick Mouren,
Le Flash-Back. Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma. Patrice Pavis,
L’Analyse des spectacles. René Prédal, Le Cinéma français des années
1990 (2e édition). René Prédal, Le Cinéma français depuis
2000. François Soulages, Esthétique de la photographie. Luc Vancheri,
Cinéma et peinture. Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique. Francis
Vanoye, Scénarios modèle, modèles de scénarios(2e édition).
Conception de la couverture : Raphaël Lefeuvre
Le théâtre filmé
Le metteur en scène
D. R.
Dès le début du film, nous entrons dans le bureau de Follavoine
avec la soubrette, en amorce (1). Au plan suivant, la caméra saute de
l’autre côté du bureau, dans un raccord à 90° (2). Même changement
brusque de point de vue, dans la première scène entre Follavoine et sa
femme (3 et 4). Dans la scène (muette) entre Madame Follavoine et
Bébé, le point de vue conserve un axe fixe, mais recule
progressivement (par travelling) du début (5) à la fin (6) du plan. On
est loin de l’enregistrement passif d’une représentation théâtrale ; le
cinéaste impose au spectateur la conscience du regard de la caméra.
vons sans peine la continuité des dialogues et des situations, mais nous
ne pouvons jamais anticiper sur le point de vue selon lequel ils nous
seront présentés. Ce style, fait d’« attaques » renouvelées, typique de
Renoir, écarte décisivement le film du « théâtre en conserve » : le cinéma
ici a su ajouter sa mise en scène à celle que supposait le texte théâtral.
Les années Vingt, apogée du muet, les années Trente, apparition puis
consolidation du parlant, sont préoccupées par cette difficile relation.
Faut-il aller dans le sens de la pente théâtrale ? faut-il la contredire ? Et
que penser de la création, de l’art ? qui est le porteur du projet, qui est
l’auteur ? De tous ces points de vue, le cinéma jusqu’à 1940 (jusqu’au
très symbolique Citizen Kane, lequel marque avec éclat le changement
radical de la donne sur toutes ces questions) m’apparaît comme une seule
grande période, une sorte de « premier cinéma » où la technique et le
dispositif inventés avec le Cinématographe se développent jusqu’à
devenir « complets ». Dégagé de ces problèmes d’acquisition de la
technique de reproduction, le cinéma par la suite se concentrera
davantage sur des problèmes d’énonciation. Mais ce premier cinéma, lui,
se confronte constamment avec le théâtre, parce que, parmi les problèmes
qu’il n’a pas encore résolus, il s’en trouve deux, massifs, à propos
desquels le théâtre impose ses solutions : la place centrale dévolue au
verbe, la prégnance de la notion de lieu.
La logorrhée
Latéralité et profondeur
(Raoul Walsh, Regeneration, 1915)
Parler de conflit peut sembler excessif. Chacun sait qu’en réalité, dans
la pratique industrielle du cinéma, scénario et image sont, en règle
générale, parfaitement réconciliés. Mais c’est qu’un outil a été, très tôt,
inventé en vue de cette réconciliation : le découpage. Qu’est-ce que le
découpage ? Du point de vue technique, rien d’autre que ce que suggère
le mot : une fragmentation de la continuité du récit, qui la « découpe » en
morceaux plus petits, possédant chacun une unité (généralement, au sens
le plus classique : unité de lieu, de temps, d’action). Très vite, le
morcellement crois sant du filmage des scènes fut relayé et anticipé dans
cet état du scénario qu’on appela, par métonymie, également le
« découpage » : l’histoire, mais déjà racontée en petits morceaux qui
correspondent, au moins potentiellement, chacun à un plan, à une unité
de tournage. Dans son état technique, le découpage n’est rien d’autre
qu’un instrument qui fait correspondre exactement la mise en scène au
scénario, et qui n’est pas très éloigné des instruments analogues qui ont
autorisé l’adaptation de romans pour la scène. Simplement, ceux-ci sont
restés plus empiriques, ils n’ont jamais été taylorisés comme l’a permis et
exigé l’industrie du cinéma. Rien d’étonnant à ce que tant de films, à
l’époque primitive comme à l’époque classique, aient eu des scénarios
adaptés d’adaptations théâtrales. C’est que la scène, comme le filmage,
oblige à « découper » l’action, en imposant des points de vue successifs –
en théâtre, un par scène, en cinéma, autant qu’on veut.
Au reste, il ne faut pas exagérer l’importance du découpage dans son
état technique. La plupart des réalisateurs – même à Hollywood où ils
étaient considérés comme responsables de la transposition d’un scénario
dûment approuvé par la production – se sont autorisés à modifier le
découpage, chaque fois que cela leur semblait permettre de meilleures
solutions pour le film (notamment, lorsque cela facilitait la diction du
texte par les acteurs). Le témoignage d’Edward Dmytryk, déjà cité plus
haut, est éclairant : aucun dialogue n’est intangible, et l’aisance avec
laquelle la star pourra le dire est déterminante ; plus généralement, le
réalisateur part du principe que le découpage contient une bonne
proportion de throwaways (déchets) qu’il est inutile de chercher à rendre
tels quels, et qu’on peut modifier à volonté. Le découpage, dans ce
système, n’est rien d’autre qu’une première version de la mise en scène –
à laquelle le véritable « metteur en scène », c’est-à-dire le réalisateur,
confronté aux réalités du tournage, donnera sa forme définitive.
Et le théâtre ?
Un manifeste négatif
« Recréer le monde… »
À cette première thèse sur l’art et l’artiste s’ajoute une thèse sur le
spectateur : de même que l’artiste a affaire directement au monde via
certains de ses aspects, le spectateur est dans un rapport d’immédiateté au
monde à travers le film ; voir un film, ce n’est pas lire, ce n’est pas même
comprendre – c’est avant tout ressentir, accepter qu’on me montre
quelque chose qui n’a pas de sens, ou dont on ne me donne pas le sens.
Mourlet développe cette idée dans deux directions, l’une plutôt
psychologique, l’autre plus idéologique.
Le cinéma total
La fascination
Le « carré d’as »
Le plan long
(Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre, 1983)
Le retour de l’image
Puissances de l’image
(Abel Ferrara, The Blackout, 1997)
Les éléments
La première donnée de cette conception de la mise en scène, c’est son
caractère littéralement élémentaire d’une part, et imaginaire d’autre part.
Imaginaire, parce qu’au cinéma, on ne met rien en place définitivement.
Constatant avec d’autres (par exemple, Astruc, que je citais plus haut)
que le cinéma n’a pas de scène mais des spectateurs assis dans une salle
pour regarder un écran sur lequel apparaît l’image d’un monde
essentiellement mental, Eisenstein voit la mise en place comme une
construction elle-même mentale, imaginaire, idéelle sinon idéale, à
laquelle il faudra se référer dans la réalisation pratique, mais qui ne
s’incarnera jamais directement. La relation entre mise en place idéale et
globale d’une part (celle à laquelle vise son enseignement et que ses
étudiants ont à tâche de travailler), et mise en scène réelle pour le film est
donc une relation médiate, qui doit tenir compte à la fois de données
dramaturgiques et formelles propres au théâtre et propres au cinéma. Cela
apparaît clairement dans la façon dont il décrit les stades analytiques d’un
événement au théâtre et en cinéma : le drame (unité la plus grande) se
décompose en actes, chaque acte, en scènes, chaque scène, en actions :
cela, c’est la donnée théâtrale. Au cinéma, chaque action se décompose
encore en « unités de montage » (terme vague mais que le contexte
permet de comprendre intuitivement), et chacune de ces unités, en plans
(la seule donnée matériellement, physiquement attestée). Du drame au
plan, cinq étapes de dissection, de décomposition, d’analyse, dont les
cours détaillent surtout les trois dernières (de la scène à l’action, de
l’action à l’unité de montage, de celle-ci au plan).
L’exemple choisi par Eisenstein dans son cours le plus célèbre est une
anecdote à fondement historique : le guet-apens tendu par l’armée
napoléonienne au général haïtien Dessalines, chef des indépendantistes ;
convié à un dîner d’apparat, celui-ci est voué à être arrêté et déporté,
mais il est prévenu par une domestique et réussit à s’échapper en sautant
par une fenêtre. Sur cette base (proche des films de cape et d’épée
américains qu’Eisenstein avait toujours adorés), le collectif d’étudiants,
guidé par son professeur, commence par nourrir cette brève donnée dra
matique. Ainsi, un personnage entièrement nouveau sera forgé, à partir
de la constatation de certaines fonctions à remplir (guetter l’arrivée de
Dessalines, l’introduire dans la pièce, lui prendre son sabre sous couvert
de l’étiquette). Ce stade de l’augmentation est l’occasion pour Eisenstein
de rappeler certains des principes, de nature expressive, auxquels il est
attaché (je vais y revenir dans un instant). J’en note pour le moment la
contrainte de vraisemblable et d’organicité à laquelle il est entièrement
soumis. On peut ajouter au synopsis – ajouter personnages, dialogues,
déplacements, gestes – mais à condition que cela soit congru à la
situation, à l’époque, au milieu, etc., et surtout, à condition que cela reste
dramatiquement possible : que des acteurs puissent le réaliser sans
artifice ni contorsions.
La conséquence la plus saisissante de cette méthode est de relativiser
considérablement tous les choix particuliers, en les soumettant
globalement à une Idée de la scène. Par exemple, dans l’épisode
Dessalines, pour souligner certains moments jugés significatifs, on sera
amené, tantôt à développer des personnages, voire à en ajouter, comme je
viens de le dire, tantôt à modifier l’architecture, tantôt à valoriser des
accessoires (ou à en inventer de nouveaux s’ils se révèlent fonctionnels),
tantôt encore à préciser la caractérisation de tel ou tel acteur ou figurant.
Le travail auquel se livre Eisenstein avec ses étudiants – préparation
d’une mise en scène idéale d’abord pensée pour le théâtre – est un travail
d’analyse fine, qui descend au niveau le plus intime des actions
composant l’action d’ensemble, pour en faire ressortir les conséquences
pratiques. Cela est particulièrement sensible en ce qui concerne le jeu de
l’acteur ; Eisenstein n’adhère pas à la version caricaturale de l’acteur
comme corps pliable à volonté, que défendait Koulechov au début des
années Vingt ; mais il garde de ces années le vieil idéal de la
« biomécanique » qui met en exergue la capacité du corps à adopter toute
sorte de positions « intéressantes », quitte à être assez contorsionnées (il
suffit d’ailleurs de regarder Ivan le Terrible – et spécialement sa seconde
partie – pour en avoir un exemple concret). C’est ce que, dans un autre
cours, Eisenstein baptise « mise en geste » (en français dans le texte), et
qui consiste à analyser un geste dramatique – en l’occurrence, le moment
de L’Idiot où Rogojine lève le bras armé d’un poignard sur le prince
Mychkine, et où celui-ci tombe, victime d’une crise d’épilepsie. Il s’agit
alors, schémas à l’appui, de prévoir dans le moindre détail chaque instant
de cette action : où est le couteau au départ ? comment Rogojine le sort-
il, dans quelle direction va son avant-bras ? selon quel angle la main du
prince se pose-t-elle sur ce bras ? etc.
L’analyticité est sans fin : on retrouve exactement les mêmes
problèmes dans un autre chapitre de Mettre en scène, qui rapporte un
cours de plusieurs semaines sur le filmage de l’épisode du meurtre dans
Crime et Châtiment. Toujours pédagogue, Eisenstein a imposé à ses
étudiants une terrible contrainte : choisir un cadre fixe et s’y tenir – sans
mouvement d’appareil, sans montage – durant toute la scène. Contrainte
avant tout didactique, destinée à forcer l’attention des étudiants sur les
possibilités du cadre par lui-même, indépendamment de sa mise en
relation avec d’autres cadres, et notamment, par différence avec
l’exercice théâtral sur Dessalines, à leur démontrer que le cadrage d’un
plan de film n’est pas l’équivalent exact d’une mise en place sur la scène
(puisque les spectateurs du théâtre ne voient pas tous exactement la
même chose) : on peut donc calculer mieux et davantage en cinéma.
Mais aussi, symptôme du caractère inarrêtable de l’analyse : le plan en
effet est l’unité la plus petite à laquelle on en était parvenu ; or, il s’agit
maintenant d’aller encore plus loin, de décomposer le plan en ses parties,
de régler la mise en scène dans un détail encore plus fin. Certes, pour
Eisenstein, il s’agit de trouver des équivalents du découpage, dans un
plan non découpé – ce qu’on appelle parfois « montage dans le plan », et
qu’il appelle plus justement « montage latent ». Tout son effort va donc à
fabriquer (idéalement – car cela ne fut jamais réalisé et était peut-être
irréalisable) un plan « monté », articulé, découpé selon la même logique
qu’une suite de plans. Il n’en est pas moins vrai que cela se fait à
l’intérieur de cette unité de tournage qu’on appelle un plan, et que ce
travail de décomposition d’un plan peut être reproduit, en principe, sur
n’importe quel plan, même beaucoup plus court (voir, là encore, Ivan le
Terrible).
Mettre en scène, c’est donc d’abord un processus de décomposition,
abstrait, intellectuel, qui découpe l’action en petits fragments, que l’on
traite ensuite un par un. On est dans une logique absolument classique :
partant d’une idée d’ensemble (d’une interprétation) de la scène et de sa
signification, on la transforme en une séquence de petites unités ;
chacune de ces petites unités est définie par un ou deux traits saillants ;
leur combinaison est rendue possible par le fait qu’elles dérivent toutes
de la même conception initiale. Chaque unité doit respecter le sens de
l’unité supérieure à laquelle elle appartient : l’unité de montage reflète le
sens de la scène, la scène le sens de l’acte, l’acte le sens de la pièce. Et, si
l’on descend encore dans le découpage, le plan doit être congru aux
autres plans de l’unité de montage – et chaque geste, mis en geste de telle
sorte qu’il concoure à faire un plan cohérent.
On voit pourquoi je fais une place à part à Eisenstein : comme ses
collègues Gad, Dmytryk et les autres, il soumet la mise en scène au
scénario, et exige que chaque décision soit justifiée par la signification et
l’expression qu’elle va produire ou incarner. Mais le niveau de
décomposition analytique auquel il parvient est incomparable, le
fantasme directeur étant que l’on peut tout calculer, y compris
l’incalculable (notamment les positions, mimiques et gestes d’acteurs qui
sont soumis, dans ce calcul, à un traitement étrange, dont témoignent
d’ailleurs les films d’Eisenstein lui-même). Et surtout, si l’analyse est
sans fin, ce n’est pas seulement en raison du tempérament du cinéaste,
mais parce qu’il est convaincu que tout, en dernière instance, est
rapportable à une inter prétation du scénario qui est la bonne : il dispose
de la vérité (ou de son équivalent dogmatique), et par conséquent, il
existe une certaine logique, très forte, de ses décisions, qui permet le
calcul intégral de la mise en scène. Difficile d’aller plus loin.
La composition
Les vues Lumière, que l’on a beaucoup revues depuis 1995, ont été
souvent décrites comme comportant bien davantage de calcul, de
préméditation et de « mise en scène » qu’elles ne l’avouent.
Réfléchissant sur les deux versions de la Sortie d’usine, André Labarthe
constate :
« Le film commence à l’instant où la porte s’ouvre. Les ouvriers et
ouvrières sortent, la porte se referme, enfin presque . Car la bande se
termine avant que la porte se soit complètement refermée. Quelques mois
plus tard, les frères Lumière retournent le film. Cette fois, lorsque les
ouvriers sont sortis, la porte a le temps de se refermer complètement. (…)
Dans ce second film, la caméra est placée au même endroit que lors du
premier film. Ce qui signifie que les frères Lumière étaient satisfaits de
l’angle de la prise de vue. Ils considéraient qu’ils avaient maîtrisé
l’espace. (…) Pourquoi, dans le second film, ouvriers et ouvrières ont-ils
le temps de sortir de l’usine pour que la porte ait le temps de se refermer ?
Sans doute parce qu’ils ont quarante secondes pour quitter l’usine. Je vois
dans cette intervention le germe de tout le cinéma à venir. (…) En agissant
sur les acteurs de la scène ce que venaient d’inventer les frères Lumière
c’est la mise en scène cinématographique avec ses trois points d’ancrage :
l’espace, le temps, le hasard [s. m.]. »
Laissons, peut-être, l’idée qu’il y aurait trois points d’ancrage, quand
cette analyse en fait ressortir deux (la maîtrise et l’aléa) refendus par
deux autres (l’espace et le temps). Ce qui est vrai, c’est que, de l’une à
l’autre version, on voit un cinéaste (bicéphale si Auguste Lumière s’est
joint à son frère Louis) se poser, non seulement des problèmes de mise en
scène (où mettre la caméra pour voir le mieux possible ? quand
commencer le plan/la scène ? quand arrêter ? comment régler le rythme
de l’ensemble pour qu’un seul plan, de durée prédéterminée, contienne
toute une scène ?), mais aussi découvrir la différence fondamentale entre
deux façons de filmer une même scène. Car, des deux versions que décrit
Labarthe, il y en a une (la première) qui donne l’impression d’avoir été
prise sur le vif, sans intervenir sur l’événement, sans que rien soit décidé
d’avance, tandis que l’autre donne l’impression du calcul, l’impression
que l’on a préformé (ou précontraint, comme on dit du béton)
l’événement pour qu’il se coule dans un moule de point de vue-durée. La
première communique l’illusion que, à chaque instant, tout peut arriver,
que l’événement peut devenir autre, que le sort de ces personnages n’est
pas joué. La seconde, rétrospectivement au moins, nous dit que tout cela
était délibéré, joué d’avance, qu’on ne pouvait plus rien y changer.
Autrement dit encore, la seconde version nous dit la vérité de la mise en
scène (qui n’est que calcul, volonté de contraindre l’événement et de le
prévoir), quand la première nous dit la vérité du tournage (qui n’est
qu’accident, obéissance à ce qui advient et que l’on ne peut prévoir). Si
l’on aime les mythes, on peut y voir respectivement l’origine du
documentaire et du film de fiction.
Au lendemain de la guerre, en découvrant Citizen Kane, Jean-Paul
Sartre, on le sait, eut d’abord une réaction assez vivement critique. Parmi
les raisons qu’il avança pour expliquer sa réticence devant ce film, il y
avait celle-ci : dans le film de Welles, on a par trop l’impression que « les
jeux sont faits », alors qu’au cinéma, on doit avoir à chaque instant
l’impression contraire, celle que les jeux ne sont pas faits – que tout reste
possible. Dominique Chateau, qui commente cet épisode, a beau jeu de
souligner que le même Sartre venait d’écrire le scénario d’un film
intitulé, précisément, Les Jeux sont faits. Mais ce n’est pas tout à fait la
même chose : on peut très bien concevoir une histoire de destin, de
fatalité ou de logique sociale, dans laquelle un personnage est comme
condamné à son sort – mais qui soit racontée de telle sorte qu’à chaque
instant, rien n’apparaisse comme nécessaire ; c’est même le b a ba du
film engagé, que de montrer un personnage échouer à vaincre les forces
qui l’oppriment, et pour cela, de donner à chaque instant le sentiment que
sa défaite n’est pas encore advenue. Alors que le récit de Citizen Kane
(non pas particulièrement l’histoire qu’il raconte), avoué comme
téléologique, ne nous offre plus cette possibilité dès lors que, au début du
film, nous y avons été confrontés à l’énigme de la boule de verre, à
l’agonie du magnat de la presse et à sa biographie résumée dans les
actualités.
Je le notais plus haut (à la fin du chapitre 2), la différence majeure
entre documentaire et film de fiction, c’est que dans le premier le
cinéaste n’a pas d’avance par rapport à ce qu’il filme ; dans le second, au
contraire, le résultat est écrit d’avance. La mise en scène, de ce point de
vue, est l’art de dissimuler la prescience du cinéaste, pour la faire passer
comme découverte de l’événement au fur et à mesure. Un film en a
donné une démonstration, presque trop didactique mais impressionnante.
Pour raconter l’histoire – mixte de divers éléments d’Americana
cinématographiques – d’une bourgade perdue en proie à la folie et au
crime collectifs, et de la vengeance de l’innocence par plus criminel que
les criminels, Lars von Trier a imaginé de situer toute l’action de
Dogville (2002) sur un vaste plateau de jeu, plongé dans les ténèbres
d’un cyclo noir qui en fait le tour, et sur lequel est dessiné, comme pour
un jeu de société grandeur nature, le plan du village. Les personnages
entrent et sortent de chez eux par des portes invisibles (qu’ils referment
soigneusement et qu’on entend occasionnellement claquer) ; ils sont
dissimulés aux regards de leurs voisins par des parois invisibles (donc le
spectateur aperçoit en permanence tous les habitants du village dans leurs
occupations, chez eux ou « dehors ») ; parfois même ils ont affaire à des
accessoires invisibles (le chien, étiqueté Dog, les légumes dans le
potager, signifiés par deux ronds de craie sur le sol). Dans cette
scénographie, von Trier réalise son film exactement comme il aurait pu le
réaliser dans un décor pleinement naturaliste avec murs revêtus de
shingles (de la bonne espèce et de la bonne date), accessoires patentés,
poussière sur la route, carottes et salades véritables. Sa caméra, le plus
souvent portée à l’épaule, semble prendre un malin plaisir à virevolter, à
suivre les personnages ; son montage excelle à raccorder de manière
inattendue, sans règle préétablie et selon la seule nécessité de garder dans
l’image le personnage qui conduit l’action à ce moment-là : bref,
paradoxalement et même scandaleusement, il filme comme s’il réalisait
encore un film du « Dogme » (la critique lui a suffisamment reproché ce
pied de nez à son propre credo).
Le studio comme scène
(Lars von Trier, Dogville, 2002)
La part du hasard