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Collection Cinéma/Arts visuels

Vous avez dit : Mise en scène ?

Chapitre 1 - L’héritage du théâtre : la mise en scène, le texte et le lieu


Metteur en scène, cinéaste, réalisateur, auteur

L’héritage du théâtre : le verbe et le lieu

L’héritage de la littérature : le scénario

La révolte contre l’héritage

Chapitre 2 - Un manifeste esthétique : La mise en scène et le monde


Un manifeste négatif

La «mise en scène» à l’épreuve des films

Cinéma de la mise en scène et cinéma de l’image

Chapitre 3 - L’essence de la mise en scène, ou le fantôme de


l’analytisme : la mise en scène et la fiction
La mise en scène comme technique

Critique et analytique de la mise en scène

Mise en scène et mise en fiction

La mise en scène est-elle finie ?

Indications bibliographiques
© Armand Colin, 2010
978-2-200-27088-9
Collection Cinéma/Arts visuels
dirigée par Michel Marie
Dans la même collection
Vincent Amiel, Esthétique du montage (2e édition). Joël Augros, Kira
Kitsopanidou, L’Économie du cinéma américain. Histoired’une industrie
culturelle et de ses stratégies. Jacques Aumont, L’Image. Jacques
Aumont,Les Théories des cinéastes. Jacques Aumont, Alain Bergala,
Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film (3e édition). Jacques
Aumont, Michel Marie, L’Analyse des films. Pierre Beylot, Le Récit
audiovisuel. Jean-Loup Bourget, Hollywood. La norme et la marge. Noël
Burch, Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma
français (1930-1956). Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis
1945. Dominique Château, Cinéma et philosophie (2e édition). Michel
Chion, L’Audio-vision. Image et son au cinéma. Michel Chion, Le Son.
Traité d’acoulogie (2e édition). Laurent Creton, Économie du cinéma.
Perspectives stratégiques (4e édition) Sébastien Denis, Le Cinéma
d’animation. Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des
années 1960. Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées. Guy Gauthier,
Le Documentaire, un autre cinéma (3e édition). Guy Gauthier, Un Siècle
de documentaire français. Martine Joly, L’Image et les signes. Approche
sémiologique de l’image fixe. Martine Joly, L’Image et son
interprétation. François Jost, André Gaudreault, Le Récit
cinématographique. Laurent Jullier, L’Analyse de séquences
(2e édition). Laurent Jullier, Star Wars. Anatomie d’une saga (2e
édition). Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et
cinéphilies. Michel Marie, Comprendre Godard. Travelling avant sur À
bout de souffle et Le Mépris. Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma
(2e édition). Fabrice Montebello, Le Cinéma en France. Yannick Mouren,
Le Flash-Back. Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma. Patrice Pavis,
L’Analyse des spectacles. René Prédal, Le Cinéma français des années
1990 (2e édition). René Prédal, Le Cinéma français depuis
2000. François Soulages, Esthétique de la photographie. Luc Vancheri,
Cinéma et peinture. Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique. Francis
Vanoye, Scénarios modèle, modèles de scénarios(2e édition).
Conception de la couverture : Raphaël Lefeuvre

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous


procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation
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laquelle elles sont incorporées (art. L.–122 4, L.–122-5 et L.–335-2 du
Code de la propriété intellectuelle).
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
Vous avez dit :
Mise en scène ?
En mai 1981 se produisit, en France, un événement étrange et
comique, mais dont la valeur de symptôme n’échappa à personne. Valéry
Giscard d’Estaing, président de la République sortant, battu par François
Mitterrand et voulant faire aux Français des adieux publics, s’adressa à
eux à la télévision. Le dispositif adopté était simple : assis face à la
caméra, le président disait, les yeux dans nos yeux, le texte de son
allocution, baissant seulement parfois le regard pour consulter ses notes.
Cadré d’abord à la poitrine, il arrivait peu à peu en gros plan, puis, au
moment de l’exorde final, le cadre s’élargissait d’un coup de zoom, et on
le découvrait assis derrière une table sur laquelle on apercevait les
micros, les feuillets écrits de sa main, et un petit bouquet de fleurs bleues,
blanches et rouges. Giscard se tut un instant, toujours fixant la caméra et
le téléspectateur, puis dit sobrement : « au revoir », se leva, sortit du
champ par la gauche et vers le fond. Cette sortie, en soi, était déjà
étonnante, puisqu’elle obligeait l’homme politique à nous tourner le dos.
Mais en outre, après son départ, la caméra continua de cadrer la table, le
siège, le bouquet de fleurs et les micros, tandis que retentissait l’hymne
national, durant près d’une demi-minute – durée en soi brève, mais, dans
les circonstances, interminable. Cette sortie fut abondamment commentée
dans les médias, chacun se demandant si ce champ et cette chaise vides
étaient intentionnels et à lire symboliquement, s’il fallait y voir le geste
de sabotage d’un technicien résolu à ridiculiser le président sortant, ou
simplement un accident, dû à l’insuffisante préparation de l’émission.
Le fait, pour un homme public, d’utiliser la télévision pour parler à un
groupe aux contours flous (« les Français ») n’a rien d’extraordinaire tant
qu’il parle. Le progressif resserrement du cadre, correspondant à un
supposé resserrement de l’attention à mesure qu’avance le discours, est
prescrit par la rhétorique de ce genre d’exercice. Le regard offert
frontalement est la ruse habituelle de l’homme télévisé, sa façon de faire
croire qu’il nous voit et n’a rien à nous dissimuler. Tout change dès que
la caméra se recule : cet homme qui nous a parlé de grandeur se découvre
assis dans des conditions dépourvues de décorum. La sortie inattendue
choque, elle, au point d’effacer aussitôt ce que le discours avait de
régalien. Surtout, la chaise demeurant face à nous quand plus aucun
regard ne l’habite, le bouquet semblant soudain minuscule, les papiers
sur la table étalant indiscrètement la cuisine de l’allocution présidentielle
– tout cela a le temps de faire sens, de laisser, jusque chez le plus obtus
des spectateurs, s’alourdir le poids des connotations.
Mise en scène ? À coup sûr, et doublement. D’abord la mise en scène
ordinaire de la communication présidentielle : mise en scène simplifiée,
qui re-marque la frontalité du filmage, le caractère de boîte scénique du
décor, la fermeture du côté droit par une cloison, l’ouverture au contraire
du hors-champ à gauche, comme une espèce de coulisse où peut
disparaître la silhouette élégante de VGE – à laquelle s’adjoint et
s’oppose la mise en scène extra-ordinaire du cadreur cégétiste ou distrait,
avec la persistance du cadre, du champ et du décor, même lorsque
l’acteur a fini sa performance. La morale de l’histoire, son intérêt
théorique est évidemment dans la victoire de la seconde mise en scène
sur la première : de la prestation de l’ancien président, nul n’a retenu ses
regards, ses phrases, ni même sa tenue à l’ostensible dignité – mais
l’incongru quasi burlesque de sa sortie.
La mise en scène est partout, on ne peut rien imaginer sans elle. La vie
de la Cité est régie par des gestes de metteur en scène, conscients ou
obligés, personnels ou collectifs. Depuis les grands régimes dictatoriaux
de l’Europe des années Vingt et Trente, les pouvoirs, surtout s’ils se
veulent absolus, n’existent qu’au prix d’une dose importante de mise en
scène : Hitler, Mussolini, Staline, Franco, Perón, Mao, Kim (père et fils)
n’auraient jamais eu sans leurs scénographes le prestige nécessaire à leur
règne. L’invention de la télévision universelle et obligatoire ne fut, de ce
point de vue, que le moyen, pour les démocraties, de trouver elles aussi
leur mise en scène. L’erreur de Giscard a donc été de n’avoir pas
suffisamment travaillé sa mise en scène. Scénographie pauvre, mise en
place élémentaire (immobilité, monotonie) : n’importe quel débutant
dans l’art du théâtre (ou dans la pratique du plan long) sait que, dans ces
conditions, le moindre effet devient amplifié, par contraste. La mise en
scène la plus fruste est celle qui pardonne le moins l’improvisation,
l’accident, l’erreur d’appréciation.
Revanche du cinéma (et du théâtre) sur la télévision, de la mise en
scène comme art sur la mise en page et le journalisme ? En un sens, sans
doute : la naïveté dans le maniement de ce qui est, qu’on le veuille ou
non, un art, est toujours risquée. Cet incident a maintenant près de trente
ans. Le théâtre et le cinéma ont changé depuis, et encore davantage la
télévision. Le discours « les yeux dans les yeux » y est devenu un
exercice rare ; les hommes politiques s’en méfient ; le public y voit une
forme archaïque ; les journalistes font tout pour achever de déconsidérer
ce dispositif qui réduit leur rôle à peu de chose. L’intervention politique
télévisée, aujourd’hui, est quasi obligatoirement organisée sous forme
agonistique, qu’elle mette face à face deux camps entre lesquels les
journalistes joueront les arbitres, ou qu’elle oppose le politicien à
l’interviewer. Cela ne fait pas nécessairement de meilleures mises en
scène, et la monotonie, l’ennui, le ridicule sont aussi fréquents
qu’auparavant ; mais une chose a changé, décisivement : il existe, dans
l’image et sur le plateau un représentant visible du dispositif, un
intermédiaire, un metteur en scène – au moins par délégation
symbolique.

À l’époque de la sortie de Giscard, le cinéma avait déjà subi, ou


surmonté, plusieurs grandes révolutions, techniques, industrielles,
esthétiques, stylistiques. Il était passé au parlant et à la couleur, il avait
fait l’épreuve du relief et celle de l’écran large, la suprématie était passée
de l’Europe à l’Amérique après la guerre de 14-18, puis, après celle de
39-45, une succession de « nouvelles vagues » avait tenté d’ébranler la
forteresse hollywoodienne. Le cinéma, contre vents et marées, avait
survécu, démentant les pronostics pessimistes qui l’avaient vu « avalé »
par la télévision.
Comment mettre en scène sans avoir d’abord défini, au moins
implicitement, une scène ? Inversement, étant donné quelque chose
comme une scène, que peut-on y mettre, et comment ? Ces questions
élémentaires, comme toutes celles du même ordre, sont nécessairement
formulées avec le théâtre à l’horizon. C’est que l’art du théâtre, qui est
ancien mais qui n’a pas l’universalité des arts véritablement premiers – la
musique, la poésie (surtout chantée), la peinture/sculpture, lesquelles ont
été pratiquées partout où il y a eu des groupes humains – a défini très tôt
des formes, des pratiques, des notions qui ont modelé notre vie sociale et
son imaginaire. Parmi ces notions et en leur cœur, celle de scène ; depuis
la skéné de l’antiquité grecque, elle a été au théâtre ce que le cadre a été à
la peinture : l’artefact qui permet de créer, d’isoler, de désigner un espace
particulier, échappant aux lois de l’espace quotidien pour leur substituer
d’autres lois, artistiques peut-être, à coup sûr artificielles et
conventionnelles.
C’est sans doute pourquoi, dans le vocabulaire critique du cinéma, peu
de termes ont donné lieu à tant d’excès et d’ambiguïtés. Si la mise en
scène est un geste de théâtre, comment en comprendre la portée au
cinéma ? Doit-on la limiter au moment du tournage, à ce qui se passe sur
le plateau (autre terme qui signale aussi la volonté d’une ségrégation de
l’espace de l’art et de l’espace de la vie) ? doit-on l’étendre, fût-ce
métaphoriquement, à tout le filmique, et y voir un principe général, l’art
de régler la prise de vues de manière à obtenir un certain résultat en
image ? ou s’agit-il encore d’autre chose, de plus vague et de plus
prégnant, une sorte de qualité qui ferait la différence entre des films avec
mise en scène et des films sans mise en scène ? Dans l’histoire de la
critique, toutes ces définitions ont été adoptées, parfois avec une vigueur
polémique surprenante. Le terme a tantôt été excessivement négatif
(« mis en scène » s’apparentant à « artificiel », à « raide », quand ce n’est
pas à « daté » ou à « ringard »), tantôt au contraire exagérément positif,
dans une revendication de la mise en scène comme vertu essentielle
quoique ineffable. Le débat est aujourd’hui moins vif, le cinéma ayant
depuis trente ans fréquenté d’autres avenues ; mais le terme n’est pas
sorti de l’usage – toujours empreint de la même équivoque.

Parler de mise en scène à propos de cinéma, c’est donc s’installer


d’emblée dans la duplicité : d’un côté, la scène et la « mise », le théâtre,
le jeu, les acteurs, l’espace, les trajets, les points de vue, bref toute une
topographie ou une topologie du monde de la fiction, toute une série de
gestes narratifs et monstratifs ; d’autre part, une science, un art, une
sensibilité, et pourquoi pas, une qualité particulière, qui ne s’attacherait
pas seulement à la réussite technique. Comme disait, assez lucidement,
Éric Rohmer en 1961 : « Beauté – ou beautés – est un concept que je
juge, en l’occasion, préférable à celui de mise en scène, d’ordinaire prôné
ici même, mais que je ne veux pas pour autant dénoncer. La première
notion comprend la seconde, laquelle, en revanche, possède aussi une
acception technique. » On ne peut être plus précis et plus économique :
mettre en scène est affaire de « technique », cela s’apprend, cela se
pratique et cela se raisonne ; mais au bout du compte, toute cette
technique ne vise qu’à obtenir un effet qu’il faut bien dire esthétique
(même si nous avons du mal à endosser le terme de « beauté », déjà
obsolète en 1961).
Le projet de ce livre est né de l’étonnement sans cesse renouvelé que
m’a procuré la lecture de textes critiques qui, autour de 1960, furent de
véritables manifestes de la mise en scène comme valeur esthétique propre
au cinéma. Comment peut-on défendre le cinéma comme un art
spécifique, réalisant ce qui avant lui était impossible (l’enregistrement
des actions avec un fort coefficient de mimétisme, le récit en images et en
sons, la production d’images dotées du mouvement), en inventant des
sensations totalement neuves – et s’appuyer pour cela sur la notion de
mise en scène, qui semble ramener incessamment le cinéma à des
antécédents théâtraux ? Pourquoi avoir choisi cette expression, de
préférence à un vocabulaire de l’image (la figuration, l’expression) ou du
récit (le rythme, la logique, l’économie) ? Serait-ce que, en dépit de sa
prétention à l’art, le cinéma n’aurait jamais échappé au spectacle ?
Le cinéma a été vu socialement comme le cousin et comme le rival du
théâtre, bien plus que de la peinture ou de la littérature : c’est un fait, qui
tient aussi à autre chose que les films – entre autres aux conditions,
d’emblée très spéciales, de la présentation des œuvres. Il est probable
que, si le cinéma s’était développé plutôt selon la pente du kinétoscope
d’Edison et de la vision individuelle (s’il était passé directement au
DVD), on aurait moins facilement pensé au théâtre, à la scène, à la mise
en scène. Le fait est qu’il s’est développé, partout, dans des salles de
spectacle, avec des sièges, une obscurité au moins relative, une attention
focalisée sur un écran, et que cela a largement contribué à faire penser à
la situation du spectateur de théâtre. En dépit des transformations parfois
brutales subies par l’organi sation du spectacle de cinéma, cette donnée
de base n’a jamais disparu : on va au cinéma pour être face à quelque
chose dont vous sépare une rampe, actuelle ou virtuelle, et qui va, le
temps d’une représentation, vous offrir un simulacre acceptable de
monde.
Ce livre n’est pas une histoire de la mise en scène cinématographique,
ni un panorama exhaustif des conceptions critiques à son sujet. J’ai
seulement voulu explorer le point de départ de ma question, qui reste un
point d’énigme : comment a-t-on pu hypostasier la « mise en scène » au
point d’y voir la qualité primordiale de l’auteur de films – et comment
cela a-t-il pu se concilier avec une esthétique, une morale et même une
politique de l’art cinématographique qui y a valorisé la beauté des gestes,
des corps, des sentiments ? C’est l’objet de mon deuxième chapitre, et
pour préciser cette question, il fallait d’abord rappeler tout ce que le
cinéma, dans les premières décennies, a repris à son grand ancêtre, et les
querelles d’antériorité et de territoire que cela a engendré. J’ai essayé de
le faire (dans mon premier chapitre) en marquant les deux pôles de cette
relation : la dépendance dans laquelle a été, pour le pire et pour le
meilleur, le cinéma du premier demi-siècle envers la conception scénique
de l’espace et envers la prégnance du texte (et en général, du verbal)
jusque dans les images, d’une part ; et d’autre part, l’inventivité à
laquelle a donné lieu cette sujétion, avérant une fois de plus la vieille
maxime sur l’art qui naît de contrainte. Enfin, un troisième chapitre tente
de s’interroger plus directement sur ce qu’est la mise en scène en
cinéma : une série de gestes techniques, et plus essentiellement, une
posture analytique, qui, sous ce nom ou un autre, sont inévitables et
permanents.
La mise en scène est-elle morte ? Il est facile d’en avoir le sentiment,
devant les produits de l’industrie (américaine, hong-kongaise et autres)
depuis un quart de siècle. De moins en moins de films découpent et
filment des scènes suivies. Lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent en
poussant à ses limites l’autonomie et l’arbitraire du point de vue de la
caméra, et le découpage d’une scène, aujourd’hui, ne suit presque jamais
les règles classiques – multipliant les ellipses, les sautes du point de vue,
le « bougé », et évitant le raccord. Plus souvent encore, les films ne sont
plus conçus selon une esthétique de la scène, mais selon une esthétique
du plan, et souvent, du plan comme outil expressif, dont le cadrage, la
composition, le mouvement propre seront proposés à l’attention du
spectateur en même temps que le contenu narratif. On peut sans exagérer
considérer que l’art de la mise en scène, dans ses réalisations les plus
pures, appartient à l’histoire du cinéma, au musée (même si ce musée,
avec le DVD, est devenu un formidable et permanent « musée
imaginaire »).
Pour autant, une réflexion sur la mise en scène n’est pas seulement un
passe-temps théorique ni la considération d’une ancienne façon de
penser. La mise en scène, dans son sens analytique comme dans son sens
esthétique, demeure à la racine de tout art cinématographique imaginable,
tant que le cinéma consistera à filmer des corps humains en train de
mimer, de jouer, d’éprouver, de vivre dans un cadre, dans un milieu, dans
un espace, dans un temps, c’est-à-dire tant que le cinéma racontera des
histoires en image. C’est pourquoi la seconde édition de ce livre diffère
très peu de la première, écrite voici cinq ans. Les grandes mutations en
matière de mise en scène sont derrière nous : on pourra toujours inventer
des formes originales, elles ne seront jamais que de nouvelles variantes
d’une conception du cinéma comme fabrication d’un univers qui, le
temps d’un film, « se substitue » au nôtre, et s’y ajoute.
Je n’ignore pas que, depuis la fin du siècle dernier, ce qu’on entend par
« cinéma » a passablement changé. Il est devenu courant, dans beaucoup
de milieux critiques, d’estimer non seulement que le cinéma ne se voit
plus seulement dans des salles spécialisées mais chez soi, ou sur des
machines nomades, – mais qu’en outre il échappe, dans sa définition
même, à son ancienne connivence avec le théâtre, et pratique d’autres
alliances institutionnelles. De fait, on peut maintenant voir, et de plus en
plus, des films dans des galeries d’art ou des musées, soit à titre d’œuvres
d’art exposées là, soit à titre de documents à l’appui. D’ailleurs, d’assez
nombreux cinéastes, et non des moindres – de Kiarostami à Akerman, de
Pedro Costa à Godard, de Hou à Weerasethakul – ont montré leurs
œuvres dans des expositions muséales, quand ils n’ont pas carrément
réalisé des installations ad hoc. Inversement, on peut voir, en nombre
encore faible mais croissant, dans des salles de cinéma, des films signés
par des artistes reconnus dans le milieu de l’art, tels Steve McQueen,
Philippe Parréno, Matthew Barney. Cela aussi a certainement contribué à
déplacer, sinon le sens de l’idée de mise en scène, du moins sa pertinence
et sa portée : la « mise en scène » que demande une installation dans une
galerie ou un musée, par exemple – et même si elle comporte des images
en mouvement –, n’est pas de même nature que la mise en scène dont il
est question dans ce livre.
Pourtant ce partage n’est pas si radicalement nouveau qu’on veut bien
le dire : après tout, il y a cinquante ans, existaient aussi d’assez
nombreuses œuvres d’images mouvantes qui ne ressortissaient nullement
à la mise en scène (notamment le cinéma alors appelé « expérimental »).
Je le redis donc : il s’agit ici d’un seul aspect du cinéma, celui qui se sert
des images en mouvement pour raconter des histoires et faire jouer des
acteurs, et dont les œuvres sont montrées au public dans des salles
spécialisées. Un seul aspect, mais encore très largement dominant – sans
doute pour assez longtemps.
Chapitre 1

L’héritage du théâtre : la mise en scène, le texte


et le lieu

Metteur en scène, cinéaste, réalisateur, auteur

Le théâtre filmé

« Quand la parole s’empara de la pellicule, ce fut un beau grabuge.


(…) Les intellectuels, les littéraires, les possédés du théâtre triomphaient
insolemment. » Les « intellectuels », ce n’est pas sûr, mais les « possédés
du théâtre », sans doute : l’invention du parlant a provoqué, prévisible et
inéluctable, une vague de films qui n’étaient que le plat démarquage de
représentations théâtrales. René Clair, encore journaliste, fit semblant de
penser que le « théâtre filmé » était un genre nouveau, qui avait sa
légitimité, et qu’il n’y avait aucune raison de s’en offusquer (pourvu,
bien sûr, qu’on n’entravât pas pour autant le développement du « vrai »
cinéma). Dans son ouvrage rétrospectif de 1970, il constate : « Prophétie
non accomplie. » Le théâtre filmé reste le stigmate des débuts du parlant.
Au reste, les amateurs de théâtre n’y trouvèrent pas davantage leur
compte. « Le cinéma ne peut pas plus remplacer le théâtre que la
photographie n’a remplacé la pein ture », profère Sacha Guitry, au milieu
des années Trente. Le théâtre filmé est vitupéré par tous : par ceux qui
regrettent le « cinéma pur », fait pour les yeux et pas pour les oreilles, par
ceux qui trouvent que le cinéma n’adapte que des pièces de troisième
rayon, par ceux (ce sont parfois les mêmes) qui se réjouissent de le voir
éviter les grandes œuvres, qu’il ne pourrait que dénaturer. La cause est
entendue : le cinéma n’est pas le théâtre, le théâtre filmé n’est que du
sous-cinéma.
Dans un entretien de 1968, Jacques Rivette déclarait que « tous les
films sont sur le théâtre ; il n’y a pas d’autre sujet ». Plus platement, on
peut constater que, quatre-vingts ans après le passage au parlant, une
proportion non négligeable de films se présente comme la transcription
plus ou moins directe d’une représentation théâtrale. La télévision, dont
l’apparition et la popularisation un peu plus tard déclenchèrent des
querelles comparables, n’a pas changé la donne : les téléfilms et les
feuilletons ne sont pas du théâtre, mais ils continuent de lui ressembler
d’assez près, gérant des personnages qui se déplacent dans des espaces
définis, qui se rencontrent et se parlent – qui occupent une scène. Des
films d’auteur, une bonne quantité se préoccupe également de théâtre,
que ce soit par une référence directe – comme dans Opening Night de
John Cassavetes, dans Esther Kahn d’Arnaud Desplechin ou dans Va
savoir de Jacques Rivette – ou par le souci continué de la scène (presque
tous les films français, les comédies et les drames hollywoodiens). En
même temps, le cinéma a considérablement changé sa définition du
spectaculaire, depuis les « effets spéciaux » des années Soixante-dix
jusqu’à la numérisation de plus en plus importante des films. Le théâtre
reste souterrainement présent dans le cinéma, mais qu’en est-il de la mise
en scène ? Et d’abord, qui est responsable de cette « mise en scène » en
cinéma ?

Le metteur en scène

« Recette de la ratatouille : vous prenez un chef-d’œuvre de Balzac ou


bien une comédie fameuse de Sardou et vous la confiez à un metteur en
scène. » Pour Guitry – spécialiste des positions réactionnaires
gaillardement assu mées –, c’est clair : la prétention du cinéma à égaler le
théâtre est insoutenable ; le spectacle cinématographique, qui n’a ni esprit
ni technique, ne peut que dégrader l’art du théâtre ; « metteur en scène »,
en cinéma, est un titre forcément usurpé. Le cinéma naissant n’avait
aucun terme pour désigner l’homme dont dépend l’allure du film. Avec
l’accroissement des ambitions artistiques et de la spécialisation des
tâches, le vocabulaire allait se préciser et se diversifier, selon deux axes –
celui du métier, celui de l’art : on aurait, d’un côté, réalisateur et metteur
en scène, de l’autre, cinéaste puis auteur. « Cinéaste » est le seul de ces
termes qui ait une date de naissance et un géniteur : en mai 1921, dans
son journal Cinéa, Louis Delluc le propose, un peu au hasard, et dans le
dessein avoué de faire pièce au terme franchement bizarre
d’« écraniste », qu’avait inventé Canudo. L’anglais parlera de filmmaker,
faiseur de films, mais d’autres langues européennes (espagnol, portugais,
allemand, etc.) reprendront le mot de cinéaste, en concurrence parfois
avec d’autres. C’est qu’il offre une solution à une vraie difficulté :
comment nommer cet individu aux prétentions d’artiste, dont l’œuvre
cependant ne résulte pas du face-à-face accoutumé, mais d’une
collaboration ? Aux temps où l’on s’efforçait de définir à tout prix le
cinéma comme un art, cinéaste fut le commode équivalent de peintre,
sculpteur ou musicien : l’officiant d’un art singulier. Assez longtemps,
cependant, le terme fut équivoque, et désigna tous « ceux – animateurs,
réalisateurs, artistes, industriels – qui ont fait quelque chose pour
l’industrie artistique du cinéma », y compris les producteurs ou les
opérateurs ; lorsqu’il intitule « Les Cinéastes » sa chronique, Delluc y fait
se côtoyer Abel Gance et Serge Sandberg, Adolph Zukor, Lillian Gish et
David W. Griffith. C’est pour revenir au face-à-face, et choisir entre ces
personnages, que la terminologie dut, à partir des années Trente, se
décider sur l’attribution de la qualité d’« auteur » (je vais y revenir).
Face à ces formules générales, deux termes concurrents visent à définir
un métier. Le réalisateur, c’est une lapalissade, est celui qui réalise. Mais
que réalise-t-il ? Nous avons tendance à dire aujourd’hui qu’il réalise un
film ; or, le mot fut inventé pour désigner celui qui « réalise », c’est-à-
dire qui fait passer dans la réalité sensible, un scénario. Le réalisateur est
un homme du concret, du visible et de l’audible, celui qui sait traduire un
récit écrit en actions et en gestes. Lorsque, dans les années Vingt, ce
terme entre dans l’usage courant, il n’est séparé que par une nuance de
celui de « metteur en scène », apparu depuis peu au théâtre ; l’un et
l’autre sont chargés de faire passer, dans la réalité des actes, des gestes et
des déplacements, la charge expressive d’un texte écrit, scénario ou pièce
de théâtre. L’homme de cinéma serait-il, lui aussi, un metteur en scène ?
C’est la question que, obstinément, posa la difficile émancipation du
cinéma par rapport au théâtre. Réalisateur, metteur en scène : le cinéaste,
par ces appellations, est voué de toute façon à être l’illustrateur d’un
texte.
Heureusement, cela n’est pas entièrement vrai. Il existe, certes, de
nombreuses « mises en boîte » de pièces de théâtre, quasi telles quelles.
Mais inversement, cette perspective inquiétante du « tel quel », de
l’enregistrement sans imagination, fut pour certains cinéastes le moteur
qui les poussa, comme par défi, à s’attaquer à des pièces de pur théâtre,
pour les transformer en film, soit en les « déthéâtrant », comme dira plus
tard Jean Cocteau à propos de ses propres tentatives, soit en les
surthéâtralisant (comme parfois Guitry lui-même). L’une des toutes
premières réalisations en ce sens fut l’adaptation, par Jean Renoir (dont
c’est le premier film parlant), d’un vaudeville de Georges Feydeau, On
purge Bébé. S’il est un théâtre conventionnel, c’est bien celui-là, qui
exige la scène à l’Italienne la plus traditionnelle, pour ménager les
entrées, les sorties, les apartés, et qui en outre se fonde sur un dialogue
incessant où les effets comiques se succèdent à peu près sans
interruption. Renoir ne pratique pas, sur le vaudeville de Feydeau, une
opération révolutionnaire ; il en conserve la structure d’ensemble et une
bonne partie du dialogue, et respecte pour l’essentiel les indications
scéniques. Mais il fait deux choses simples, qui l’une et l’autre font de
son film un film. D’abord, il « aère » la pièce, en ajoutant de petites
saynètes, le plus souvent quasi muettes, situées dans un autre espace que
la scène principale ; double avantage : ces saynètes ou inserts jouent
principalement sur l’image (notamment la première, et la plus
importante, celle du petit garçon à qui sa mère veut donner sa purge et
qui la refuse en grimaçant), et ils permettent d’introduire un montage
alterné, c’est-à-dire l’une des bases les plus solides du langage du
premier cinéma. Ensuite, il use, à l’intérieur même des scènes qu’il
conserve, d’un montage toujours tranchant, souvent surprenant, où les
sautes de point de vue à l’intérieur d’un même lieu sont fréquentes et
n’obéissent pas à des règles identifiables. Tout le film est, ainsi, la simple
et constante production d’un point de vue comme tel : celui de la caméra,
qui à la fois s’efface et s’affirme : nous sui
Théâtre filmé : l’« impossibilité » du point de vue
(Jean Renoir, On purge Bébé, 1930)

D. R.
Dès le début du film, nous entrons dans le bureau de Follavoine
avec la soubrette, en amorce (1). Au plan suivant, la caméra saute de
l’autre côté du bureau, dans un raccord à 90° (2). Même changement
brusque de point de vue, dans la première scène entre Follavoine et sa
femme (3 et 4). Dans la scène (muette) entre Madame Follavoine et
Bébé, le point de vue conserve un axe fixe, mais recule
progressivement (par travelling) du début (5) à la fin (6) du plan. On
est loin de l’enregistrement passif d’une représentation théâtrale ; le
cinéaste impose au spectateur la conscience du regard de la caméra.
vons sans peine la continuité des dialogues et des situations, mais nous
ne pouvons jamais anticiper sur le point de vue selon lequel ils nous
seront présentés. Ce style, fait d’« attaques » renouvelées, typique de
Renoir, écarte décisivement le film du « théâtre en conserve » : le cinéma
ici a su ajouter sa mise en scène à celle que supposait le texte théâtral.

L’héritage du théâtre : le verbe et le lieu

Les années Vingt, apogée du muet, les années Trente, apparition puis
consolidation du parlant, sont préoccupées par cette difficile relation.
Faut-il aller dans le sens de la pente théâtrale ? faut-il la contredire ? Et
que penser de la création, de l’art ? qui est le porteur du projet, qui est
l’auteur ? De tous ces points de vue, le cinéma jusqu’à 1940 (jusqu’au
très symbolique Citizen Kane, lequel marque avec éclat le changement
radical de la donne sur toutes ces questions) m’apparaît comme une seule
grande période, une sorte de « premier cinéma » où la technique et le
dispositif inventés avec le Cinématographe se développent jusqu’à
devenir « complets ». Dégagé de ces problèmes d’acquisition de la
technique de reproduction, le cinéma par la suite se concentrera
davantage sur des problèmes d’énonciation. Mais ce premier cinéma, lui,
se confronte constamment avec le théâtre, parce que, parmi les problèmes
qu’il n’a pas encore résolus, il s’en trouve deux, massifs, à propos
desquels le théâtre impose ses solutions : la place centrale dévolue au
verbe, la prégnance de la notion de lieu.

Le verbal dans le filmique


Au commencement était le texte

Le répertoire théâtral du xxe siècle nous apparaît aujourd’hui faire un


tout avec son répertoire littéraire : ici comme là, chefs-d’œuvre et grands
auteurs, producteurs en série et œuvrettes oubliables ; auteurs célèbres
totalement disparus de notre mémoire. Or, autour de 1850 ou 1860, il
existait, dans la critique la plus exigeante, une grande différence, presque
un abîme, entre littérature et théâtre. Nul ne l’a dit aussi violemment que
Barbey d’Aurevilly : « Parcourons tout le registre de l’esprit humain,
depuis le poème épique qui est le roman des hommes primitifs, jusqu’au
roman qui est le poème épique des peuples modernes, et vous verrez si
l’art dramatique avec les conventions qui le régissent n’est pas la moins
profonde, la moins complète des hautes compositions littéraires. »
Encore en 1912, une revue parisienne se livrait à une enquête
comprenant ces questions révélatrices : « Le spectacle met-il en jeu les
mêmes facultés spirituelles que la lecture ? Lequel, selon vous, est
supérieur : de l’homme qui a “l’amour de la lecture” ou de l’homme qui a
“la passion du théâtre” ? Le goût du théâtre est-il bien une forme du goût
de la littérature ? »
Lire un texte est un phénomène spirituel, actif ; le spectacle au
contraire mobilise des moyens matériels, éphémères ; il suppose un
destinataire passif, qu’il n’atteint que par les sens. On ne compte pas les
critiques brodant sur cette axiologie, quand ils n’ajoutent pas que, le
théâtre étant un art de masse, il est nécessairement inférieur à cet art de
l’élite qu’est la littérature (c’est la position de Barbey d’Aurevilly).
Difficile de ne pas sourire, en y reconnaissant l’antienne qui accueillera
le cinéma primitif, rejeté par la critique littéraire et théâtrale pour les
mêmes motifs et avec les mêmes arguments : trop sensationnel, pas assez
spirituel, le cinéma flatte le goût dans ce qu’il a de plus grossier et de
plus matériel, il transforme son spectateur en réceptacle passif, il est la
distraction d’un peuple d’abrutis (d’« ilotes », selon le mot d’un
littérateur oublié, Georges Duhamel).
C’est dans une autre direction que s’esquissait vers 1870 l’évolution de
l’art du théâtre, avec le début de l’entreprise de Richard Wagner vers un
Gesamtkunstwerk, incluant la musique, la poésie, et aussi une
scénographie sophistiquée. Mais en dépit des efforts conscients de
quelques-uns, autour de 1900, pour défendre l’art du théâtre en tant que
tel, c’est-à-dire en tant que spectacle, en dépit de l’émergence
remarquable du metteur en scène, cette relation à la littérature ne cessa de
hanter les esprits, comme une mauvaise conscience. Stéphane Mallarmé,
qui a perçu le problème avec le plus de profondeur, voyait bien que le
théâtre (auquel il avait été assidu) reposait sur des phénomènes
psychiques et esthétiques qui ne le cédaient ni en grandeur ni en
profondeur à ceux du livre : « La scène est le foyer évident des plaisirs
pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur
le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur […] » La
solution qu’il propose, cependant, est celle d’un homme pour qui la
littérature est et reste la référence : c’est celle du théâtre pur accompli
dans le livre.
Lire à voix haute dans une présentation publique ce qui est fait pour
être lu à voix basse, passer du Livre au Théâtre et du Théâtre au Livre :
cette utopie, quelques écrivains, quelques hommes de théâtre, et même,
plusieurs cinéastes, de Jean-Marie Straub à Raoul Ruiz en passant par
Manoel de Oliveira la retrouveront dans certains de leurs films, et Jean-
Luc Godard l’évoquera plus abstraitement. Elle est l’acmé, voulu positif,
de la soumission du théâtre à la littérature, au poème. « Je crois que la
littérature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un
Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre,
explication de l’homme, suffisante à nos plus beaux rêves. » Sauvetage
du théâtre par élagage de la grossièreté qui l’encombre et par
recentrement sur le chant primordial : le diagnostic est plus optimiste que
celui de Barbey, mais il repose sur les mêmes prémisses. Laissé à lui-
même, le théâtre est une littérature envahie de mauvaises herbes ; le vrai
théâtre, celui qui représentera la relève du grand théâtre originaire (la
tragédie grecque), sera de toute façon un théâtre de la littérature. La
représenta tion théâtrale, dans cette conception xxe qui perdure si bien et
nourrit la télévision, n’est faite que pour entendre un texte, pour
l’entendre dire et pour l’entendre dit.

Palliatifs muets : la pantomime


Le cinéma muet est presque toujours associé dans notre esprit à l’idée
d’acteurs dont les gestes frappent par leur incongruité, leur exagération,
leur artifice. Impossible de ne pas penser à la pantomime, cet art théâtral
mineur, fondé sur la capacité expressive (non verbale) du corps. Or la
théorisation, au xxe siècle, de la pantomime, en souligne la part de
codification paraverbale. L’œuvre de François Delsarte, dont l’influence
fut énorme dans tous les pays occidentaux (États-Unis inclus), propose
une « méthode » fondée sur la physiognomonie, et ayant à sa base une
sorte de dictionnaire ou de lexique, qui établit une correspondance entre
des gestes et des états d’esprit : il existe une façon, et une seule, pour le
corps, de manifester la colère, l’angoisse, la jalousie, l’inquiétude ou la
tendresse. À toute émotion correspond un mouvement du corps ;
inversement, un mouvement du corps représente adéquatement une
émotion et une seule. Jouer, c’est, selon le système de la pantomime,
apprendre à produire des « énoncés bien formés », dans un langage
conventionnel et artificiel qui mobilise le corps.
Le cinéma muet porte, dans d’innombrables bandes, la trace de cette
tradition. Je prends l’exemple, commode et générique, des courts-
métrages de David Wark Griffith pour la firme Biograph. Griffith réalisa
chaque semaine un ou deux films, d’abord d’une seule bobine, puis de
deux bobines, entre The Adventures of Dollie, tourné les 18 et 19 juin
1908, et Judith of Bethulia, tourné en juillet 1913 (sorti seulement en
1914). Au fil de ces quelque quatre cent cinquante films, on peut voir les
données de la mise en scène devenir de plus en plus fines, l’utilisation
des paysages naturels prendre de plus en plus d’importance, et même, le
jeu se naturaliser sensiblement, à mesure que s’affirment comme acteurs
de cinéma des personnalités telles que les sœurs Gish, Lionel Barrymore,
Harry Carey, Robert Harron, Mae Marsh ou Mary Pickford. Mais, au
moins pour les acteurs secondaires, Griffith ne craint jamais de recourir
au système du dictionnaire mimique. Pour indiquer qu’il est marié, un
personnage montre l’annulaire ; s’il a des enfants, il place la main
horizontalement à la hauteur de leur tête (autant de fois qu’il y a
d’enfants) ; on ne porte jamais un toast sans renverser le buste en arrière
et tendre tout le bras ; le désespoir s’exprime par les deux mains portées
au niveau des tempes (surtout chez les femmes) ; etc.
En même temps, on trouve dans le cinéma muet un écho direct de la
thèse de base du naturalisme : un fondement en nature de la gestualité
expressive et de la mimique de l’acteur. En concurrence avec le lexique
de gestes et postures standardisés, on aura aussi le contraire de la
convention, sous forme de gestes originaux inventés pour leur
expressivité ou, plus nettement naturalistes, de gestes semblant non
prémédités. Ces trois sortes de gestes – conventionnels ; artificiels mais
originaux ; naturels et spontanés – coexistent à vrai dire dans tout le
muet, sans qu’on puisse voir une progression quelconque. Il y a, au
moins jusqu’au milieu des années Vingt, toujours autant ou davantage de
mimique que d’invention, même dans des films a priori proches du
documentaire. Dès les vues Lumière, on trouve toute la gamme, depuis
les gestes spontanés des sujets filmés dans leur activité quotidienne,
jusqu’aux pantomimes pures des films de studio, en passant par le vaste
registre intermédiaire des gestes copiés sur le spontané par des sujets
filmés qui deviennent un peu trop conscients de l’être. Les Premiers Pas
de bébé (vue 67) sont joués avec le plus grand naturel par le bébé ; la
mère, très au fait de la présence de la caméra, assure la mise en scène par
délégation, faisant en sorte que le petit d’homme soit bien dans le champ
en même temps que, spontanément, elle veille aussi à ce qu’il ne tombe
pas. Toujours dans les films de famille, la Partie d’écarté (vue 73) offre
un vif contraste entre les attitudes des joueurs, attentifs à ne pas perdre,
donc au moins en partie naturels, et celle du domestique qui sert à boire,
et se contorsionne pour exprimer – pense-t-il – sa réaction aux coups
joués, dans un jeu qui finit par être aussi outré que celui des acteurs de
Griffith.
La pose, la posture, la conformation du geste dramatique à un
dictionnaire implicite, furent la loi dans pratiquement tous les drames et
les mélodrames (le cas du film comique étant quelque peu différent, avec
l’excès carnavalesque qu’on appelle le burlesque). Les dive italiennes
d’Il fuoco (Giovanni Pastrone, 1915) ou d’Assunta Spina (Gustavo
Serena, 1915), comme les toutes premières stars de Hollywood, ont à nos
yeux un jeu outré, artificiel, aisément décomposable en gestes unitaires
dont on voit trop l’articulation. Faire du corps, privé de la parole, un
moyen de retrouver le langage articulé en en copiant, justement,
l’articulation : telle est la définition de principe d’une grande part du jeu
d’acteur de la période « muette ». Le langage, dans le cinéma muet, est
donc bien loin d’être cantonné dans les intertitres ; je ne partage pas
l’opinion de Michel Chion, qui voit dans ces derniers un « corps
étranger » à l’image, et un moyen de maintenir « l’illusion que le cinéma
muet pourrait devenir pur et, en se passant [du langage], s’émanciper des
mots ». Même dans les quelques films qui ont visé cette pureté en se
défaisant des intertitres, l’image reste imprégnée de quelque chose de
langagier, qui provient de la longue accoutumance, par le théâtre, à la
cohabitation d’un corps, d’une voix et d’une diction articulée. Chion
remarque lui-même que, dans les scènes dialoguées des films muets, les
personnages le plus souvent restent immobiles lorsqu’ils parlent. Tout se
passe en effet comme si, entre parler et bouger, il fallait choisir ; si l’on
« parle », on ne bouge pas, et la parole doit être véhiculée, de l’extérieur
du corps de l’acteur, par le lourd système des intertitres ; et si l’on ne
« parle » pas, la pantomime ramène le langage sur le corps de l’acteur.
Cette charge langagière du jeu outré, cette prégnance du langage dans
les gestes, a été aperçue dès les années dix par des cinéastes attentifs. Le
Danois Urban Gad, auteur du premier ouvrage complet sur la réalisation
de films, note que l’acteur de théâtre est le plus enclin à apporter, dans un
film, ces conventions, pace qu’il est accoutumé à surexprimer : « On ne
peut pas en cinéma se contenter d’exprimer le désespoir par les mains
posées sur le visage ou la passion en les mettant sur le cœur ; à cause de
la distance du spectateur, au théâtre, ces gestes ont fait leur effet si
longtemps qu’ils sont devenus des symboles traditionnels […]. Dans un
film, le public doit avoir le sentiment authentique, tel qu’il se reflète dans
la vibration du visage humaine. » Il ajoute (p. 156) que, dans les scènes
de dialogue, c’est sur le visage de celui qui écoute qu’on verra le sens des
mots – ouvrant ainsi, en théorie du moins (car ses films sont loin de cet
idéal) la voie à un cinéma dégagé du théâtre et de sa gestion de la parole.

La logorrhée

Aux premières représentations de films dramatiques muets, le public a


souvent été tenté de réagir comme ce critique qui écrivait en 1908 : « On
ressent à la longue comme un agacement du mutisme obstiné de ces
silhouettes gesticulantes. On a envie de leur crier : “Mais dites donc
quelque chose !” » Ce vœu fut exaucé, amplement et copieusement, dans
des films parlants qui ne faisaient que cela – dire quelque chose, fût-ce
n’importe quoi ; la mise en scène, alors, a consisté dans son principe, et
par-delà les habiletés individuelles, à garder au centre de notre attention
ces « silhouettes » parlantes.
Au moment du passage au parlant (entre 1926 et le milieu des années
Trente), l’ambition était d’atteindre aux fameux « 100% » promis par les
slogans des producteurs : des films où la parole dramatisée ne s’éteindrait
jamais. Conception hyper-théâtrale, celle que visa la « Querelle du
théâtre filmé », et qui, pour en être l’exact opposé, n’est pas différente
dans son essence d’un cinéma muet réduit à la mimique articulée et
focalisée. Le parlant eut des opposants, qui n’y voyaient qu’une
régression à un stade primitif de la mise en scène, où la caméra devait
rester immobile et enregistrer la performance des acteurs. Mais ce critère
de la mobilité de la caméra et de la fluidité du montage, quoique
pertinent, ne fut que provisoire, car la caméra reprit vite sa liberté de
mouvement – en partie grâce à des inventions comme celle du doublage.
En revanche, ce qui ne passa pas avec les inventions techniques, c’est le
rôle central et déterminant de la parole ; il prit seulement une nouvelle
forme, qu’il faut bien appeler la logorrhée, dans les innombrables films
ouvertement théâtraux des années Trente (la décennie qui compta le plus
d’adaptations de pièces de théâtre). Sacha Guitry ne dissimulait pas qu’il
entendait avant tout enregistrer un témoignage de la mise en scène et de
la diction qu’il avait approuvées pour ses propres pièces : « J’ai fait jouer
[en 1916] une comédie intitulée Faisons un rêve, dans laquelle Raimu
était admirable. Il y a donc exactement de cela trente-six ans. Plus tard
[1936], je l’ai filmée – et elle se joue en ce moment [1952] dans un
cinéma des Champs-Élysées. Raimu n’est plus là, moi, je n’ai plus l’âge
de la jouer – et vous pouvez la voir encore ! » Faisons un rêve est une
pièce où le nombre réduit de personnages (trois) n’empêche pas
l’abondance des dialogues ; on n’y cesse de parler, comme dans le
célèbre monologue où Guitry, attendant sa maîtresse (Jacqueline
Delubac), l’imagine en train de se préparer, de sortir de chez elle, de
prendre un taxi, etc. – tout cela, bien entendu, pour le bénéfice du
spectateur, suspendu à ce récit durant près de huit minutes par la magie
du verbe et de la voix, au point que, quand le personnage doit constater
qu’il a péché par optimisme et que la jeune femme n’arrive pas, nous
sommes comme lui déçus.
L’enjeu de la logorrhée est toujours le même : suspendre le spectateur
à la profération du sens, lui faire attendre et désirer la suite du dialogue
(ou du monologue). Le jeu dramatique est alors réduit à la circonstance
de cette profération. L’un des chefs-d’œuvre de la logorrhée est His Girl
Friday, de Howard Hawks (1940), adapté d’une pièce de Ben Hecht et
Charles MacArthur, et remake d’une première adaptation, Front Page
(Lewis Milestone, 1931) ; cette première version avait la réputation
d’être le film le plus rapide jamais réalisé, et Hawks fit le pari d’aller
encore plus vite. « Tout ce qu’il faut pour cela est un petit travail
supplémentaire sur le dialogue. Vous mettez quelques mots avant la
réplique d’un personnage et quelques mots juste après, et vous les faites
chevaucher. Cela donne une impression de vitesse qui n’existe pas en
réalité. Et puis, vous faites parler les gens plus vite. […] J’ai expliqué ça
à Hecht et MacArthur. Nous parlions, tous les trois en même temps, et je
leur dis : “voilà, ils vont parler exactement comme nous parlons en ce
moment”. » Le résultat est assez stupéfiant, et encore aujourd’hui la
vitesse d’élocution de ces dialogues, par ailleurs parfaitement articulés,
reste quasi indépassée. Mais, comme avec la pantomime, le prix à payer
est l’immobilité des acteurs, et aussi, souvent, de la caméra. Dans la
scène où Walter (Cary Grant) déjeune avec son ex-amie Hildy (Rosalind
Russell) et le nouveau fiancé de celle-ci (Ralph Bellamy), les trois
personnages sont serrés dans le cadre, et en outre, comme aucun d’eux ne
doit nous tourner le dos, ils sont assis tous les trois du même côté de la
table, de façon extrêmement peu naturelle. C’est dans ces conditions qu’a
lieu leur dialogue, à un rythme de mitraillette. La mise en scène, ici, n’est
que la pure performance de la logorrhée – ou ne serait que cela sans Cary
Grant, l’un des acteurs les plus souples qui aient jamais été, qui « joue
comme un elfe de ses jambes, de ses bras, des muscles de son visage, et
développe un ballet digne de Massine ».
La diction

Lorsque le cinéma fut devenu parlant, le dilemme de la pantomime


(exprimer conventionnellement ou tâcher d’exprimer naturellement) se
retrouva dans la diction, avec son double pôle normatif : le vraisemblable
d’une part, le prosodique de l’autre. Il existe en effet deux grandes
traditions de la diction théâtrale : celle qui s’efforce de naturaliser le
dialogue, de le rendre aussi coulant que possible, de se faire oublier ;
celle au contraire qui se met en avant, s’accentue, se présente à l’auditeur
pour elle-même et pour ses qualités sonores. Ce dilemme n’a jamais été
aussi sensible que dans la représentation de pièces anciennes, qui nous
sont parvenues sous forme écrite, sans que nous sachions précisément
quel rapport elles supposent avec l’oralité. Nous savons seulement que la
diction y était très artificielle et articulée (le relâchement de la diction
n’étant apparu, en théâtre, qu’avec le naturalisme d’André Antoine). Des
tentatives de restitution de cette prononciation, et au delà, de recons
titution du style gestuel, sonore, visuel de la scène au dix-septième ou au
xviiie siècle, ont été proposées, suggestives mais toujours hypothétiques.
Hors ces entreprises, passionnantes mais expérimentales, monter Le Cid
ou Andromaque implique un choix entre deux solutions également
bancales : dire des alexandrins, quitte à faire difficilement suivre la
construction des phrases, ou naturaliser le discours, en cassant la
scansion et la rime, comme s’il s’agissait d’un texte écrit hier.
Lorsque, en 1970, il filma la pièce de Corneille Othon, Jean-Marie
Straub prit entre autres position sur ces relations entre verbal et
spectaculaire. Son film est une représentation de la pièce, qui offre un
certain nombre de particularités remarquables (et remarquées, le film
ayant été reçu comme une provocation). En termes scénographiques,
d’abord : chacun des cinq actes est tourné dans un lieu unique, mais
nullement théâtral ; les acteurs sont vêtus de toges antiques, mais on
aperçoit des constructions récentes et on voit passer les voitures ; sur la
bande son, la coexistence entre la Rome mythique de Corneille et la
Rome contemporaine est encore plus contrastée, le texte étant souvent
troublé par le bruit de la circulation ; enfin, les lieux (divers endroits sur
le Mont Palatin et près de la Villa Doria Pamphili) ne ressemblent guère à
ce qu’on a l’habitude de voir au théâtre : pas de palais de convention, pas
de colonnades, pas de mobilier, pas de plateau de jeu délimité ; les
acteurs s’assoient sur des fragments de ruines ; au dernier acte,
l’Empereur reçoit des nouvelles dans une pièce quasi totalement
détruite ; etc. Plus surprenant encore est le parti pris quant au texte.
Celui-ci a été respecté au mot près, sans aucun de ces aménagements
fréquents qui font remplacer un terme vieilli ou même sabrer des pans
entiers de l’œuvre (davantage dans des adaptations de Shakespeare, il est
vrai). Mais les personnages de la pièce de Corneille sont incarnés par une
dizaine d’hommes et de femmes qui ne sont pas acteurs et ont en outre, à
la langue française, des rapports différents (certains, dotés d’un fort
accent, italien ou anglais). Bref, au rebours de l’attitude qui consiste à
faciliter la compréhension de ce texte – que le vieillissement de sa langue
rend difficile même pour des auditeurs cultivés –, Straub multiplie à
plaisir les obstacles et les handicaps. Ce choix bien entendu n’est pas
gratuit, et le cinéaste s’en est longuement expliqué : il s’agissait pour lui
de refuser l’idéologie du naturel, et de s’attacher à la diction comme acte,
y compris dans ses difficultés. En optant pour des voix infiniment
singulières, fort loin pour certaines des canons de la « belle » voix, et
encore plus loin des canons de l’articulation et du bien-dire, Straub a
voulu exhausser la corporéité de ses acteurs, rappeler que la voix est un
souffle, qui traverse le corps, et qu’un texte, même sanctifié par
l’ancienneté et reconnu comme classique, n’a pas d’existence théâtrale
(ni cinématographique) indépendante de ce corps de l’acteur.
Dans le « premier cinéma », on est toujours très loin de cette
corporéité de la voix. La logorrhée hawksienne, le naturalisme de Renoir
ou de Pagnol, sont des manières élaborées de dire un texte ; mais les
excellents acteurs qui y sont employés ont appris leur texte par cœur, et
ont surtout appris à le dire avec toutes les apparences du spontané. Dans
la trilogie marseillaise de Pagnol, nous jouissons d’un rapport au texte
qui aurait été exactement le même au théâtre : respecté au mot près, dit
avec art et conviction, incarné même, par des acteurs qui savent peser
(Raimu) – mais tout le corps de l’acteur travaille à se dissoudre, à se
fondre dans son dire, dans sa diction, dans le texte. On reste dans
l’esthétique de l’« articulation », cette façon de dire un texte qui
privilégie sa transmission sans équivoque ni obstacle, et que Roland
Barthes a comparée à la prononciation : aux vertus trop mécaniques et
comme mesurables de l’articulation, à son caractère impersonnel, qui ne
met pas en valeur le « grain » de la voix, la simple prononciation oppose
une idéale recherche de la clarté mais « sertie dans le sens général de la
phrase ». Pour Barthes, « il n’y a pas de voix neutre – et si parfois ce
neutre, ce blanc de la voix advient, c’est pour nous une grande terreur,
comme si nous découvrions avec effroi un monde figé, où le désir serait
mort ». C’est de cela que Straub s’est souvenu – et c’est ce dont on n’a
que la promesse chez Pagnol.
Je ne veux rien dire d’autre en faisant état de la théâtralité du
« premier » cinéma (de l’invention des Lumière à l’arrivée et à
l’établissement du parlant) : au lieu de suivre sa pente comme art de
l’image en mouvement, le cinéma est venu concurrencer le théâtre sur
son terrain, et s’est enfermé dans la recherche de moyens de transmission
du sens qui, directement ou indirectement, ressortissent au verbal. La
réaction critique contre cette théâtralité, a pris bien des formes, et
favorisé tantôt une valeur poétique propre à l’image en mouvement (la
« photogénie » par exemple), tantôt des tentatives plus ou moins
inspirées du naturalisme, par exemple des films muets sans intertitres –
du Rail (Scherben, Lupu Pick, 1921) au Dernier des hommes (Murnau,
1924) –, tantôt encore l’expressivité propre de l’image, comme dans le
courant protéiforme de l’« expressionnisme ». Mais la masse des films,
muets ou parlants, ouvertement théâtraux ou non, a été un gigantesque
avatar de l’axiome du théâtre bourgeois : au commencement est la parole
(et derrière elle, le texte, la littérature). Quelle que soit la diction, il s’agit
toujours de dire : priorité au verbal.

La scène filmique : le cube, la coulisse, la profondeur

La boîte scénique : le point de vue obligé

Lorsque naît le spectacle cinématographique, le théâtre en Occident


n’a guère qu’une définition : c’est un spectacle, lui aussi, qui assied ses
participants face à un plateau sur lequel évoluent les acteurs ; derrière les
acteurs, un fond de scène, fait d’une toile peinte ou de décors plus ou
moins illusionnistes ; à droite et à gauche, plus ou moins dissimulées par
des rideaux, les coulisses, par où on peut entrer sur scène et en sortir. Le
tout ressortit à un principe ancien, mais que le xxe siècle a porté à son
apogée : le principe du cube scénique. L’action est vue par le spectateur
comme se déroulant dans une grande boîte dont un côté aurait été ôté
pour permettre la vue (et dont le couvercle serait indécis).
Il n’est guère besoin de décrire davantage ce système, qui est toujours
celui du théâtre ordinaire. Mais sous son apparence de banalité, il
comporte un aspect essentiel, que le cinéma éprouva très tôt – pour s’y
heurter ou pour en profiter : le point de vue sur l’action n’est pas libre,
mais déterminé par le dispositif du cube (ou boîte) scénique. La vue
Lumière tire, aujourd’hui encore, son prestige et sa magie de la liberté de
principe qui est accordée à l’opérateur, de choisir l’endroit d’où il nous
fera voir le monde tel quel. Mais, à très peu d’exceptions près – la
poignée de « vues » filmées en deux points de vue, avec déplacement de
la caméra –, ce point de vue, une fois choisi, ne change plus. Ce qui pour
l’opérateur est une liberté devient, pour le spectateur, une contrainte :
nous voyons du point de vue qui a été, une fois pour toutes, choisi pour
nous.
A fortiori, lorsque le cinéma devenu institution, vouée au spectacle et à
la fiction, produisit des suites d’événements enchaînés, le point de vue fut
d’abord fixé avec rigidité. Il suffit de considérer les bandes réalisées en
1908 ou 1909 par Griffith, pour y comprendre aussitôt comment
l’esthétique du point de vue « libre » sur un événement s’y marie, et s’y
soumet, à l’esthétique du point de vue contraint. Pour raconter ses petites
histoires, Griffith invente un système extraordinairement rigoureux, dont
il ne se départit jamais : chaque plan est un tableau (au sens théâtral du
mot), correspondant à ce que verrait un spectateur situé devant une boîte
scénique dans laquelle évolueraient ses acteurs. Le fond de scène et son
décor sont là ; les coulisses aussi, que remplacent exactement les bords
latéraux du cadre. Dans un film de 1909, A Drunkard’s Reformation (Le
Repentir de l’ivrogne), Griffith a désigné, en la mettant en abîme,
l’équivalence entre ce point de vue qu’il nous propose (nous impose) et
le point de vue d’un spectateur de théâtre. Le héros du film, un père de
famille qui s’adonne à la boisson, se rend au théâtre, où il assiste à la
représentation d’une pièce dont la morale l’atteint directement et lui
permet de se réformer. Durant toute la repré sentation de la pièce dans le
film, nous voyons en alternance la scène (du point de vue du héros, assis
au premier rang des fauteuils d’orchestre) et le héros lui-même en train
de regarder, Griffith semblant ainsi directement « extraire » de la vue sur
la scène théâtrale les principes de la représentation dans son film. Dans
ce cinéma primitif, notre point de vue est obligé, face à l’événement, sans
possibilité de le changer, et sans espoir que le film le change jamais (c’est
ce qu’Eisenstein appelle, dans son histoire sauvage du montage, le
cinéma « uniponctuel »).

La boîte scénique : ouvertures latérales, ouvertures du fond

Ce cinéma à point de vue unique était médiocrement armé pour


affronter une évidence : au cinéma, on ne peut se contenter très
longtemps de donner une vue sur un lieu ; il faut changer de lieu. Des
films plus anciens que ceux de Griffith avaient trouvé pour cela des
solutions. Le célèbre Rescued by Rover (Cecil Hepworth, 1905) – qui
raconte comment une enfant enlevée par une vieille mendiante est sauvée
par son chien Rover – comporte vingt-deux tableaux (ou plans), dans des
lieux très divers, certains enchaînés selon la logique de la successivité
événementielle ; c’est le schème général de nombreux films de cette
époque. Mais ces passages de plan à plan n’avaient guère de logique
visuelle : ils ne pouvaient être acceptés (c’est-à-dire compris) qu’en
référence à l’enchaînement aristotélicien des causes et des effets, et ne
pouvaient donc convenir qu’à des fictions très simples, faciles à suivre,
généralement réduites à la « poursuite », programme fictionnel minimal
qui ne demande que peu d’efforts d’abstraction spatiale.
L’invention de Griffith est géniale dans sa simplicité. Il imagine en
effet une méthode générale – de grand avenir après élaboration et
modification – qui permet de relier par des moyens purement visuels, et
indépendamment de l’histoire racontée, deux lieux (ou davantage). Dans
son état le plus élémentaire, cette méthode est une méthode de passage
d’un lieu à un lieu adjacent : le personnage sort du premier lieu (du
premier cadre) par un côté, et entre dans le second par le côté opposé.
Ainsi, la direction de son mouvement est préservée d’un cadre au suivant,
et c’est ce facteur visible qui crée la connexion de lieu à lieu (et de cadre
à cadre) ; le spectateur est amené à relier imaginairement les deux
champs en identifiant, dans le bord du cadre, une ouverture, vue ou non
vue (une porte, le plus souvent) qui mène de l’un à l’autre. Dans ses plus
courts films, ceux de 1908 à 1910, Griffith fait un usage très
systématique de cette méthode, qui offre, en sus de la référence à l’espace
scénique, l’impression simple d’une continuité des espaces ; cette
impression est si naturelle qu’elle fut par la suite érigée en quasi-règle
par Hollywood : « Si un acteur sort d’un plan par la gauche de l’écran,
pour pénétrer aussitôt dans un nouveau décor, il doit entrer dans le
second plan par la droite. Autrement dit, son mouvement doit être
cohérent. »
Cette forme évoque la scène « à l’italienne », offerte frontalement au
regard du spectateur, et ses coulisses qui permettent les entrées et sorties ;
en outre, elle utilise comme vecteur le corps de l’acteur lui-même, dans
son déplacement. Elle est donc éminemment adaptée au cinéma
dramatique. De plus, elle appelle le jeu en profondeur, ajoutant à la
précision de la mise en scène. Dans un film de 1919, The Idle Class
(Charlot et le masque de fer), Chaplin utilise cette profondeur pour un
effet saisissant : c’est la scène où le mari distrait, qui a oublié d’aller
attendre sa femme à la gare et qui, en outre, s’est promené en caleçon
dans le hall de l’hôtel, se retrouve dans son appartement et, entendant
arriver quelqu’un, ouvre précipitamment une porte qui jusque-là était
restée fermée, découvrant la chambre à coucher et le lit dans l’axe – sous
les draps duquel il se réfugie. La surprise est d’autant plus vive qu’on a
déjà vu ce même décor, identiquement filmé de face, comme une scène
avec ses coulisses gauche et droite (elles ont servi l’une et l’autre), et que
la porte fermée était dissimulée à notre attention par la symétrie des deux
ouvertures du fond du décor. Inutile de souligner, en outre, que le jeu
dans la profondeur, qui permet et même suggère le rapprochement (le
grossissement du plan), est une base naturelle pour introduire le montage
dans ces tableaux – d’abord sous la forme de « vignettes » des visages
des personnages (en gros plan), puis sous d’autres formes plus variables.

Latéralité et profondeur
(Raoul Walsh, Regeneration, 1915)

D. R. Démonstrative application du principe de raccord par


adjacence mis au point par Griffith : le jeune garçon quitte sa
chambre (photos du haut) par la droite, passe dans l’escalier (photos
du milieu), et, toujours de gauche à droite, entre dans la salle à
manger du couple qui le recueille (en bas). Dans la continuité du
même plan, le jeu en profondeur peut se remettre à fonctionner.
La mise en scène de film se fit, très longtemps, dans un tel lieu, les
deux progrès essentiels consistant, d’une part à en agrandir l’espace,
d’autre part à l’observer sous des points de vue multiples et variables.
Les deux scènes de His Girl Friday que j’ai décrites plus haut obéissent
l’une et l’autre à un principe de point de vue qui est directement issu de
celui de Griffith et Chaplin : la caméra ne franchit jamais une sorte de
« rampe » implicite et virtuelle, qui laisse l’action se dérouler devant
nous. Chaplin lui-même, jusqu’à son tout dernier film, La Comtesse de
Hong Kong (1967), affectionna les lieux clos, où le jeu des ouvertures et
fermetures de portes rythmait le vaudeville. Bien plus récemment, une
tendance « statique », importante dans le cinéma d’art européen des
années Soixante-dix, multiplia les scènes tournées en un seul plan, pour
montrer face à nous une action se dérouler en longueur. C’est le cas,
exemplairement, des premiers films de Chantal Akerman, tels Je, tu, il,
elle (1974) et Jeanne Dielman (1975) ; dans le second, fait de plans très
longs (jusqu’à plusieurs minutes), on voit la protagoniste en train de
tricoter, d’éplucher des légumes ou de parler à son fils, dans un cadrage
frontal et centré, d’une grande neutralité ; le premier est également tourné
dans des lieux clos, dont deux chambres, où l’on voit le personnage
(Akerman elle-même) manger du sucre en poudre, déplacer son matelas
ou faire l’amour avec son amie, toujours selon le même cadrage dénué de
pathos.
D’autres films des années 1970 utilisèrent de grands plateaux de jeu,
avec des décors d’inspiration théâtrale, mais sur lesquels la caméra
pouvait circuler de manière fluide ; c’est notamment le cas des
principaux films de Hans-Jürgen Syberberg, dont Parsifal (1982) et
Hitler, un film d’Allemagne (1977). Dans ce dernier film, longue et
complexe réflexion à haute voix sur le phénomène-Hitler, le cinéaste
utilise un gigantesque plateau de jeu, qui tient à la fois du studio de
tournage et de la scène de théâtre ; il y convoque tour à tour des figures
plus ou moins symboliques, entourées par des éléments de scénographie
ostensiblement théâtraux (éclairages, fumigènes, etc.), mais situées le
plus souvent devant une image, obtenue par projection (soit
« transparence », soit projection sur un matériau réfléchissant), et prise
dans un vaste fonds iconographique qui mêle cinéma, opéra, théâtre,
peinture, photographie. On est à la fois très près et très loin du dispositif
initial de Griffith : très près, car l’espace reste clos, irrémédiablement, et
les personnages ne peuvent sortir qu’en passant en coulisse ; très loin, car
le cinéaste se donne la liberté de parcourir en tous sens cet espace, de le
ponctuer de grands mouvements à la grue, de le remonter incessamment
pour suivre son discours, et bien sûr de varier autant que de besoin le
répertoire de ses projections.

Le principe du « tout voir »

Le théâtre – à l’italienne ou antique, et probablement aussi dans ses


autres formes – est fondé sur un principe élémentaire : le spectateur est
« tout voyant », au sens amphibologique où l’avait proposé Christian
Metz : il voit tout, et il est concentré dans l’acte de voir. C’est ce grand
principe que le cinéma a repris, plutôt que les modalités concrètes de son
incarnation dans une forme, en fin de compte, épisodique de l’histoire du
théâtre. Il s’agit, dans le cinéma classique en tout cas, de s’assurer que le
spectateur verra tout, qu’il le verra confortablement et sans ambiguïté, et
surtout, qu’il le verra de manière à ne rien désirer d’autre.
Le premier critère peut paraître simple à satisfaire, au prix de quelques
gestes techniques. Le système des entrées et sorties du premier Griffith,
mais aussi bien, plus tard, le jeu de l’indexation des détails significatifs
(chez Hitchcock par exemple, qui fut le spécialiste patenté de la
« désambiguïsation ») en sont de grandes formes, reconnues et pratiquées
quasi universellement. En même temps, on n’a pas souvent souligné cette
évidence que « tout » montrer – c’est-à-dire montrer à chaque instant tout
ce qu’il est nécessaire que le spectateur voie – n’est possible au cinéma
que parce qu’il offre des images délimitées par un cadre. C’est là, en
effet, une différence majeure avec le théâtre, lequel ne « cadre » que très
approximativement ce qu’il nous montre. Dans le cinéma des années
1910, surtout en Europe, où régnait encore l’esthétique du « tableau »
(plan filmé d’assez loin, et donnant une assez longue tranche d’action
sans interruption), l’art du metteur en scène était de disposer ses
personnages de telle sorte qu’ils ne se masquent pas les uns les autres (ou
que, si c’est le cas, cela soit utile au déroulement de l’histoire) ; or, bien
entendu, au théâtre, on ne peut jamais faire un tel calcul, le point de vue
étant différent pour chaque spectateur dans la salle. Le second critère est
plus délicat : à partir de quelle information le spectateur sera-t-il
« satisfait » ? est-ce affaire de quantité ou plutôt de qualité ? et comment
s’assurer qu’il ne laissera pas son esprit vagabonder au-delà de ce qui lui
est montré ou expressément suggéré ? C’est, à vrai dire, la grande
question de la mise en scène classique, laquelle s’est toujours préoccupée
d’exercer sa maîtrise sur l’activité du spectateur, comme en atteste encore
Hitchcock avec sa notion provocante de « direction de spectateurs ».
Le même souci d’assurer le « tout voir » se manifeste dans une
seconde grande invention, à peine plus tardive, et qui, elle, échappait au
théâtre pour définir au contraire le plus spécifique du cinéma : le raccord
sur un regard, lequel devait peu à peu supplanter le raccord sur un
mouvement issu des entrées et sorties par la coulisse. Cette forme allait
devenir quasi hégémonique, en même temps qu’apparaissaient les valeurs
expressives du montage, son rythme, son accent (tout ce qui permit à
Jean-Luc Godard d’affirmer, vers la fin de l’époque classique, que « si la
mise en scène est un regard, le montage est un battement de cœur »). « La
mise en scène est un regard » : formule suggestive dans son élégante
concision ; on ne saurait dire mieux la relation entre ce qui se passe sur la
« scène », fût-elle imaginaire comme l’est la scène filmique, et ce qui se
joue dans l’exercice concurrent des regards – celui du cinéaste (de la
caméra), celui du personnage, celui du spectateur. Ce jeu des trois
regards a été souvent analysé, surtout à propos du cinéma classique
américain, qui l’a porté à son point de perfection, et qui a su, sans
renoncer à la priorité donnée au personnage, jouer aussi de la relation
permanente entre le spectateur et la caméra. Dans l’exemple de Hawks
cité plus haut, même si tout reste très discret et « transparent », il ne peut
guère nous échapper que nous regardons des personnages qui conversent
(et se regardent) du point de vue qui a été choisi par ou pour la caméra.
Le « deuxième » cinéma, celui de l’ère des auteurs (au sens de Bazin et
de la comparaison avec l’écrivain), reçut en héritage ce jeu incessant des
regards, cette ubiquité de la caméra comme regard – une ubiquité
absolument naturalisée (la caméra a le droit de se trouver à peu près
n’importe où), et en même temps réminiscente de la frontalité des
origines. Très souvent, dans les films des cinéastes de la deuxième
génération (ceux qui, nés avec le siècle ou à peu près, avaient déjà grandi
avec le cinéma muet) – de John Ford à Ingmar Bergman par exemple –,
la mise en scène conjugue démonstrativement le souvenir de la théâtralité
primitive avec la conscience de la liberté du point de vue, de l’angle et de
la distance. L’œil de la caméra occupe une position à la fois arbitraire,
naturalisée, et conventionnelle. Pour ne prendre qu’un exemple, la scène
du « dîner des gueux » dans Viridiana (Luis Buñuel, 1961), qui culmine
avec un célèbre plan-tableau (au double sens, théâtral et pictural),
comporte une longue préparation à ce plan frontal, sous la forme
notamment d’un plan assez long, où la tablée est saisie de bout, d’un
point de vue a priori assez malcommode, dont Buñuel joue en insérant,
au premier plan, divers petits événements, pour terminer sur une vue
générale de la table, dans l’axe de la longueur. La citation de la Cène de
Léonard de Vinci arrive dès lors de manière d’autant plus inattendue et
d’autant plus frappante.

L’héritage de la littérature : le scénario

Le jeu d’acteur, le lieu unitaire parcouru par des regards organisés, la


prégnance du verbal sont l’héritage fondamental du théâtre dans le
« premier cinéma » (celui qui va de l’invention jusqu’à la stabilisation du
parlant, disons, de 1895 à 1940). Mais parallèlement, ce « premier
cinéma » est aussi celui de l’appropriation de l’autre grand lieu du
langage, la littérature. Un film, cela fut très vite l’incarnation d’un texte
écrit, même sommaire : ce qu’on appelle un scénario.

Scénario, adaptation, découpage (prééminence du scénario)


Le scénario comme économie

Du scénario, Hollywood et ses héritiers ont fait un produit taylorisé,


que l’on peut retoucher, retailler et remonter ad libitum, auquel
participent plusieurs artisans plus ou moins anonymes (dont souvent celui
qui signe n’a pas fait la plus grande part), et qui n’a qu’un maître
d’œuvre effectif, le producteur. Technique industrielle en moins, c’était
déjà l’état d’esprit qui prévalait dès les premiers temps du cinéma
narratif. En 1908, le jeune Griffith (pour continuer avec cet exemple
significatif), qui gagne péniblement sa vie comme acteur, et qui n’a pas
réussi à faire monter les pièces qu’il écrit en amateur, propose des
« scénarios » à Edwin S. Porter, le directeur de la société de production
Edison ; il s’agit de simples synopsis, sans dialogues, et sans aucun
développement ni « traitement » en vue du filmage. Lorsque, un peu plus
tard la même année, il se voit confier son premier film comme
réalisateur, Les Aventures de Dollie, il doit à son tour se demander
comment traiter le synopsis qui lui a été remis ; le célèbre opérateur Billy
Bitzer a raconté que Griffith, à la veille du tournage, était venu lui
demander conseil ; Bitzer lui expliqua qu’un film devait viser quatre
valeurs principales (« comédie, drame, pathos, jolies images »), et que le
mieux était de chercher dans le synopsis ce qu’il fallait développer pour
chacune de ces valeurs, quitte à ajouter quelques actions s’il en manquait.
Griffith ne dit ni oui ni non – mais la suite démontre qu’il n’oublia pas le
conseil.
Dans le cinéma primitif, le scénario est déterminé par deux contraintes
concrètes : 1°, une contrainte représentative : un petit nombre de points
de vue fixes (les « tableaux ») et 2°, une contrainte narrative : une forte
compression de l’intrigue, pour tenir compte de la durée très courte du
film. La première contrainte manifeste évidemment un héritage théâtral
direct et immédiat ; ce fut la première décision esthétiquement
significative prise par Griffith que d’avoir demandé, pour son huitième
film (For Love of Gold, filmé le 21 juillet 1908), que l’on rapprochât la
caméra des acteurs au cours d’un même tableau, pour mieux montrer
leurs expressions, et qu’un tableau comportât ainsi deux plans – rompant
l’équation jusque-là absolue entre tableau (théâtral) et plan
(cinématographique). Quant à la seconde contrainte, elle ne sera jamais
oubliée par l’industrie du scénario, même lorsque les films seront
devenus plus longs.
Dans A Corner In Wheat (tourné en novembre 1909), on raconte en
16 minutes et 32 plans, correspondant à 9 cadrages différents, l’histoire
suivante : un homme d’affaires dénué de scrupules réussit à accaparer le
marché du blé, ruinant les petits producteurs et faisant monter le prix du
pain. Les « tableaux » du film nous le montrent dans son bureau, dans un
grand restaurant où il fête son succès, puis dans une minoterie qu’il fait
visiter à ses invités, et où finalement, étant tombé par accident dans le
silo, il mourra étouffé par le grain qui tombe. En parallèle, un tableau
récurrent montre l’intérieur de la boulangerie où les pauvres viennent
acheter un pain de plus en plus cher, jusqu’à ne plus pouvoir s’offrir
même un demi-pain. En ouverture et en fermeture du film, des plans sur
le paysan qui sème le blé : au début une famille, pauvre mais digne, à la
fin, un seul jeune homme. La quantité d’événements rapportés ou
suggérés est énorme par rapport à la durée du film ; le scénario « adapte »
trois récits de Frank Norris, pur produit du naturalisme américain inspiré
d’Émile Zola. La double contrainte narrative et représentative se traduit,
dans le cœur du film (entre l’ouverture et la fermeture à la campagne),
par un montage parallèle entre d’une part le tableau de la boulangerie,
strictement répétitif, dont les occurrences se distinguent seulement par le
prix du pain (affiché en premier plan), la longueur de la file d’attente,
voire l’intervention de la police, et d’autre part les plans sur les
réjouissances des riches. Le sens se trouve donc, lui aussi, condensé,
mais au prix de la plus grande simplification, dans cette opposition
riches/pauvres, méchants/bons, bourreaux/victimes. En même temps,
Griffith met au point la technique du détail significatif : dans le premier
tableau du silo de blé (la « fosse »), on aperçoit un rouleau de corde à
l’avant-plan ; c’est cette corde, négligemment laissée là, qui fera tomber
le boursicoteur et causera sa perte.
Avec l’apparition du long-métrage, ces exigences s’assouplirent. « On
avait moins besoin de comprimer l’histoire dans le long-métrage (feature
film), il y eut moins de compression due au montage rapide, davantage
de temps pour construire l’atmosphère, pour faire le portrait des
personnages et ajouter une profondeur psychologique, et par conséquent,
moins de place pour la “sténo” du montage idéologique dont Griffith était
devenu spécialiste. Les rythmes de montage tendirent à ralentir, et le
montage parallèle, à être utilisé moins systématiquement. Les conseils
donnés dans un manuel de 1914 pour l’écriture du scénario sont résumés
dans le titre d’un des chapitres : “Séquence et conséquence ; cause
logique et solution intégrale ; climax soutenu ; toutes les attentes sont
comblées”. En peu de mots est ainsi dessinée la structure considérée
comme idéale pour le long-métrage. » On ne saurait mieux dire. Le
scénario du film muet américain des années dix – d’où allait sortir le
modèle le plus souvent reproduit dans le cinéma mondial – est fondé sur
un aristotélisme parfait : pas d’action sans cause, pas de cause sans
conséquence, remplacement, chaque fois que possible, de la structure
alternante par une structure linéaire, et pour couronner le tout, la
perspective de l’efficience, avec ce sustained climax où pointe la
préoccupation quantitative et marchande. Dans son traité paru au
Danemark un peu après (1919), Urban Gad donne au scénariste des
conseils comparables : l’exposition doit capter le spectateur, même si elle
introduit de nombreux personnages ; l’action doit toujours aller de
l’avant (ne pas reprendre ce qui a déjà été dit) ; il faut des scènes assez
longues pour relancer l’intérêt ; le rythme doit aller croissant, mais en
ménageant des pauses, etc..
Le scénario est avant tout une économie : économie narrative, où la
condensation est la vertu première ; économie industrielle, fondée sur
« la production à la chaîne de prototypes » ; économie représentative,
enfin, car le scénario primitif est entièrement déterminé par la logique du
tableau. Jean-Luc Godard a plusieurs fois donné (entre autres, dans
l’épisode 1A des Histoire(s) du cinéma) une version mythique de la
naissance du scénario comme dérivé de la feuille de comptes journaliers :
les personnages, les lieux, les objets, ce sont d’abord les figurants que
l’on paie, les studios qu’il faut louer, les accessoires qu’il faut prendre en
magasin ; toute l’industrie de la fiction dériverait de cette économie
élémentaire, et le scénario primitif, comme ses avatars ultérieurs plus
sophistiqués, pourrait se lire comme un registre de comptes. Cette
version, historiquement douteuse, est symboliquement significative : il
suffit de penser au phénomène de la star, cette marchandise de grand luxe
dont l’apparition sur l’écran est si précieuse qu’elle est – et elle presque
seule – capable de concurrencer la prééminence du texte (parce que, au
fond, la star est à elle-même son propre texte).
Les conséquences sur ce qu’on entendra par « mise en scène » dans le
cinéma américain – et, en partie, dans le cinéma européen – sont
manifestes. Les questions de réalisation que se pose le débutant Griffith
tiennent tout entières dans l’espace du tableau : entrées et sorties de
champ, par les coulisses droite et gauche ou par une porte dans le décor ;
utilisation de la profondeur et création si nécessaire de plusieurs « plans »
étagés dans la troisième dimension (comme les tableaux du banquet et
ceux de la boulangerie dans A Corner In Wheat) ; gestion des
déplacements et comportements pour tenir compte de la frontalité du
point de vue (comme au théâtre, mais de manière plus contraignante, la
nécessité de ne jamais perdre l’attention du spectateur étant encore plus
vitale). Avec l’invention du découpage et du montage, les problèmes
deviendront plus complexes, et leurs solutions plus souples, sans changer
de nature. Il s’agit toujours de mise en place, de vitesses de déplacement,
de compréhension des attitudes et des mimiques, mais on n’est plus
condamné à inscrire l’action dans la largeur et la profondeur, comme
avec la boîte scénique griffithienne. L’exemple de Viridiana, cité un peu
plus haut, montre bien comment, au prix d’un déplacement très simple (à
quatre-vingt-dix degrés), on passe de la frontalité à l’axialité, multipliant
les solutions représentatives – toujours dans un régime fortement marqué
par la scénicité, avec un espace
Axialité et frontalité
(Luis Buñuel, Viridiana, 1961)
D. R. Un long plan sur le dessert, goûté par un des gueux (1), puis
servi par les deux femmes (2, 3) ; le « lépreux » tente de s’approcher,
bloque un instant la perspective (4), est rejeté sur son siège (5), et le
plan se termine sur une vue axiale (6) et un peu plus élevée (à la
dolly). Ce point de vue axial revient un peu plus tard (7) pour la mise
en place de la « photographie » de groupe – que l’on voit alors, de
face, citant la fresque de Léonard (8).
global cohérent, nettement rappelé à chaque instant, et que le
découpage en plans successifs a toujours le souci de ne pas défaire, mais
au contraire de « recoudre » autant que possible.

L’origine littéraire du scénario

Les scénarios des longs-métrages américains, puis mondiaux, furent


souvent des adaptations d’œuvres littéraires, célèbres ou obscures. Une
liste éclairante recense, en 1915, les auteurs adaptés depuis 1910 : 15 fois
Dickens, 13 fois Shakespeare, 11 fois Dumas, 9 fois Longfellow, etc. ;
cela n’a guère changé par la suite, sinon par le développement d’un
phénomène que nous connaissons encore bien : l’écriture de best-sellers
d’emblée pensés en vue de leur adaptation par Hollywood. Nombre
d’écrivains seraient sans doute oubliés de nous si leurs œuvres n’avaient
été « adaptées » – c’est-à-dire, en fait, exploitées selon la logique qui
était la leur dès le départ. Que resterait-il par exemple de Fanny Hurst et
de ses romans Back Street et Imitation of Life s’ils n’avaient donné lieu à
des films de John Stahl (et, pour le second, de Douglas Sirk) ? Cette liste
de 1915 est en outre révélatrice, les auteurs dramatiques (Shakespeare,
Schiller, Sardou) y voisinant avec des romanciers (Dumas, Hugo,
Dickens, Verne, Wilkie Collins) et des poètes (Longfellow). Tout semble
se passer, dans cet état semi-primitif du cinéma, comme si toute œuvre
imprimée était bonne à fournir la matière d’un scénario, et plus ou moins
selon les mêmes modalités. Notre-Dame de Paris ou Les Brigands, La
Pierre de lune ou Rip van Winkle, Le Songe d’une nuit d’été ou Les Trois
Mousquetaires : tout est fait pour aboutir à des « tableaux », plus ou
moins complexes, plus ou moins articulés. Même constatation en
Europe : « le film dans son être intime est plus proche [du roman et de la
nouvelle] que du drame. Comme on pouvait s’y attendre, on a donc
parcouru de fond en comble la littérature romanesque pour y trouver des
sujets de films, et tout ce qui était approprié, même minimalement, a été
utilisé ».
Autrement dit, si ce cinéma est vu comme « théâtral », ce n’est pas
parce qu’il se fonderait sur un scénario lui-même de nature théâtrale ; le
théâtre ne joue un rôle de modèle que pour ce qui est de la mise en scène
frontale, du centrage, des coulisses, de l’étagement en profondeur, du jeu
d’acteur – et pas forcément pour un type d’écriture propre. Les films
américains ont très souvent adapté, par priorité, des adaptations théâtrales
d’œuvres littéraires (voir l’exemple célèbre de Dracula de Tod
Browning). Mais en général, le scénario se saisit indifféremment de toute
écriture « littéraire », qu’elle soit destinée au lecteur de roman, à
l’amateur de poésie, au spectateur de théâtre : c’est que la transformation
qu’il lui fait subir est à chaque fois la même : retrouver dans l’écrit
l’équivalent des tableaux qu’il lui faudra bien dégager. « Équivalent » :
c’est le maître mot du scénariste, le mot magique qui lui permet de
transmuer en matériau filmique n’importe quel récit ou drame – et qui
permit à Hollywood de défigurer tant de chefs-d’œuvre. Que signifie-t-
il ? une chose très simple et de grande portée : que, par nature, les œuvres
écrites ne sont pas filmables telles quelles, parce qu’elles comportent des
passages que l’on ne pourra rendre en cinéma – tout ce qui concerne les
états de conscience d’un personnage, tout ce qui figure « entre les
lignes », bref, tout ce qui est littérature.
C’est le cœur de la querelle violente faite, en 1954, par François
Truffaut au « cinéma de qualité » français, où selon lui les scénaristes
faisaient la loi (je vais y revenir). On sait que, peu après, le mouvement
qu’on appela Nouvelle vague fut lancé par de jeunes cinéastes décidés à
écrire eux-mêmes leurs scénarios, et à devenir des « auteurs », au même
titre que l’est le romancier. Mais se poser comme l’égal de la littérature
est une chose ; échapper au caractère foncièrement littéraire du scénario
en est une autre, et ce n’est que chez une petite minorité d’auteurs qu’on
trouve le souci de penser le scénario loin de la littérature. Un cinéaste
aussi personnel et aussi sensible à l’image qu’Antonioni, par exemple,
écrit des scénarios qui sont de courtes ou longues nouvelles, où le cinéma
n’est encore présent que virtuellement. Comme beaucoup de cinéastes
d’art européens (imités par des Japonais comme Mizoguchi), il a fait
l’économie du théâtre – mais pas celle de la littérature, et l’on pourrait en
dire autant, dans la génération suivante et a fortiori, de cinéastes comme
Fassbinder ou Eustache. Peu d’auteurs de cinéma, à vrai dire, se sont
rebellés contre la force intrinsèque du littéraire dans le filmique. Pour
Andreï Tarkovski, le scénario doit s’écarter absolument de toute forme
littéraire, puisqu’il est destiné à devenir film et non roman ; mais
paradoxalement cela n’empêche pas que ses films, aux images
particulièrement agissantes, puissent être perçus comme des œuvres de
littérature. Quant aux scénarios filmés, que Godard proposa plusieurs fois
dans les années 1980, ils sont en effet radicalement éloignés de la
littérature, mais au prix d’une redéfinition draconienne de la notion
même de scénario (celui-ci peut, par exemple, être reconstitué après le
film, comme ce fut le cas du Scénario du film «Passion» en 1982) ;
surtout, ils font jouer, autrement, le langage – de manière non
romanesque mais peut-être d’autant plus prégnante.

Le conflit de l’image et du scénario

Dans le film primitif, la production rapide impose des scénarios qui


sont de simples synopsis, et une mise en place qui aille droit à l’essentiel,
quitte à répartir les rôles, pour l’intelligibilité de l’histoire, entre les
gestes et mimiques des acteurs et les cartons qui véhiculent ce que les
corps ne peuvent pas exprimer. Une démonstration est donnée par un film
de 1913, restauré en 1995 par la Cinémathèque française à partir
d’éléments incomplets, Le Friquet (réalisé par Maurice Tourneur). En
l’absence des cartons d’origine, les restaurateurs ont recouru à la pièce de
théâtre de Willy qu’adapte le film, pièce elle-même tirée d’un roman de
Gyp. Ils ont donc intercalé, entre les scènes jouées, des cartons qui
résument tout ce qu’on ne voit pas, et qui explique ce que l’on voit –
mais bien entendu, ils ne se sont pas risqués à rétablir les dialogues
perdus. Résultat : un film littéralement coupé en deux, avec d’une part
des saynètes muettes, courtes, généralement très simples, où l’action se
déroule à l’avant-plan, presque toujours face à nous, et toujours au centre
du cadre ; et d’autre part, une série de phrases écrites, abstraites et
parfaitement arbitraires par rapport à ce que l’on voit. La restauration a
ainsi rendu manifeste la séparation entre le récit, calqué sur sa source
littéraire, et la mise en scène, très statique, groupant les acteurs dans de
longues conversations et de brèves actions (notamment équestres,
l’héroïne étant écuyère de cirque).
À mesure que les films s’allongent, leur intrigue devient de plus en
plus complexe, et la marque du classicisme hollywoodien a été, alors, de
s’en tenir obstinément à des récits logiques, où le spectateur se voie sans
cesse offrir l’explication de ce qu’il voit et entend, où il n’ait pas à
travailler excessivement pour deviner ou éclaircir les enchaînements des
événements. D’innombrables anecdotes montrent des producteurs
soucieux d’avoir des scénarios cohérents, où les causalités sont bien
explicitées, où les conséquences seront tirées expressément, et s’efforçant
d’imposer aux réalisateurs de préserver cette limpidité et cette normalité.
Kristin Thompson a vu cette exigence comme la base de tout le « style
classique hollywoodien » ; elle cite par exemple ce conseil : « Si vous
avez une intrigue qui est un bijou, donnez-lui l’écrin de continuité qu’elle
mérite. Ne la noyez pas dans le goudron d’une action sans raccords. »
Unmatched action : l’ennemi, c’est l’action « qui ne raccorde pas »,
l’action trop épisodique, ce que, au milieu des années Vingt, Eisenstein
revendique sous le nom d’« attraction », dans une perspective justement
anti-scénarique. Mais c’est aussi la prolifération du détail pittoresque, qui
risque de faire perdre de vue la ligne narrative ou dramatique. C’est tout
ce qui écarte de la suite des causes et des effets, en y ajoutant des
éléments non indispensables, avec le risque que le spectateur, confondant
l’essentiel et l’accessoire, se perde dans trop d’images.
En même temps, et contradictoirement, les scénarios, en s’allongeant,
sont tentés par la littérature, ils font une plus grande place aux
descriptions, aux comptes rendus des humeurs, des intuitions, des
pensées des personnages – à toute une part « littéraire » que le cinéma,
art behavioriste, ne peut rendre qu’indirectement. Le scénario se met à
inclure tout ce que, justement, le cinéma muet avait rejeté dans des
cartons explicatifs. En Europe, des scénaristes en arrivent à concevoir
leur scénario comme une œuvre en soi, y multipliant les notations
concrètes, et coupant l’herbe sous le pied du réalisateur par la précision
de leurs indications. C’est typiquement le cas de Carl Mayer, scénariste
entre autres du Dernier des hommes et de Tartuffe de Murnau.
Voici un petit extrait de son scénario pour Schloss Vogelöd (Murnau,
1921) :
« La tempête nocturne fait fureur. Pluie en trombes. Et des arbres se
penchent bas. Muet, toutefois,
le portail. Une cloche se tait au-dessus. Pendant des secondes.
Mais ! Maintenant le battant se meut. Une fois. Puis se tait à nouveau,
tout à fait.
Alors cependant : à la fenêtre du concierge la lumière jaillit. Le
concierge se traîne dehors. L’homme est vieux. Ainsi il tourne la clef.
Ouvrant donc le portail. Dans le cadre une forme.
Comme une ombre. Maigre. Le froc est long. Les mains croisées, l’une
sur l’autre. Des lunettes cernent son regard aigu. Le père se dresse.
Une voiture se dessine, sombre. »
L’exemple de Mayer est extrême : c’est un scénariste connu pour son
style affété, voulu poétiquement imagé, et on sait qu’il a souvent
revendiqué la vraie paternité des films auxquels il a collaboré. La scène de
l’arrivée du Père Faramond est traitée par Murnau bien plus sobrement, en
un seul plan, fixe et assez bref, d’ailleurs expressif : la nuit noire est
trouée, à gauche, par l’ouverture verticale, en demi cintre, de la porte de la
loge du concierge ; au-dessus, la cloche qui tinte, et qu’on aperçoit sans le
gros plan qu’évoque la prose de Mayer ; le concierge sort, ouvre les deux
battants du portail, et du noir vient vers nous la calèche, où nous avons
juste le temps d’apercevoir un personnage à lunettes, en vêtement de bure,
le père capucin qui est le héros caché du film ; le concierge referme le
portail, laissant entrevoir la pluie qui tombe à verse. De manière générale,
le film de Murnau, qui est très rigoureusement mis en scène, obéit à des
principes simples et solides ; il respecte à peu près constamment la règle
dominante de l’époque, qui oblige à situer toute action ou toute
conversation à l’avant- plan, au centre du cadre, et vers nous ; mais il fait
grand usage de la profondeur, soit pour introduire une seconde action
derrière la première, soit pour faire arriver les personnages vers nous,
depuis le fond d’un espace toujours vide et ample. Ces solutions de mise
en scène, qui donnent au film un style très marqué, sont en contradiction
flagrante avec le scénario, d’apparence plus « cinématographique » (parce
que plus découpé), de Mayer.
Tantôt, donc, le scénario, sobrement narratif, redoute d’être trahi par
une mise en scène trop ornée, attirant trop l’attention par elle-même au
détriment de la ligne causale ; tantôt, à l’inverse, un scénario trop
« imagé » sera rendu de manière plus prosaïque par la mise en scène. Il y a
concurrence entre deux états – l’un écrit, potentiellement littéraire ou
poétique, l’autre filmé, potentiellement en proie à l’image pour l’image –
d’un même récit, et cette concurrence, durant les années Vingt, menace
constamment de tourner à l’antagonisme ou à la contradiction. La mise en
scène, en principe, est l’instrument privilégié pour éviter ce conflit
virtuel ; depuis Griffith et même avant, elle est destinée à fixer sans
ambiguïté les situations et leurs développements ; s’appuyant sur une
logique scénique éprouvée, avec ses vectorisations (avant/arrière,
gauche/droite, haut/bas) et ses conventions bien établies (figure/fond,
perspective), elle donne à voir immédiatement, en principe, ce que la
lecture du scénario (ou d’un roman) oblige à imaginer, parfois
péniblement. Mais l’histoire du cinéma classique, dans son thème
hollywoodien comme dans ses variantes européennes, a aussi été celle des
styles de mise en scène : il n’existe pas une technique unique de mise en
scène, qui ajuste impeccablement l’image et le scénario, mais des
modalités, infiniment variées.
Même dans le cinéma hollywoodien, apparemment plus standardisé, les
styles individuels sont nombreux ; un homme comme le producteur David
O. Selznick imposa sa marque à de nombreux films (Rebecca est
davantage son œuvre que celle de Hitchcock, personnalité pourtant
affirmée) ; de même, il y a entre les films MGM des années Trente une
communauté de traits souvent plus intéressante que l’empreinte discrète
de leur réalisateur. La critique française, dans les années Cinquante, refit
le portrait du classicisme hollywoodien, en le recentrant sur les réalisa
teurs et leurs styles individuels. Lorsque Jacques Rivette érigea une statue
à Hawks, ce n’était pas parce qu’il était capable de bourrer davantage de
répliques que les autres dans une seule scène – mais au nom d’une valeur
abstraite, l’« évidence ». Avec Hitchcock ou Welles, on eut affaire à une
autre sorte d’auteur de films, dont la « mise en scène » inclut une énorme
part purement iconique ; l’un et l’autre, d’ailleurs, l’ont dit nettement : si
leur but est bien, classiquement, de captiver le public, de lui faire accepter
ce qu’il voit et s’y accorder, leurs moyens sont tout sauf transparents et
linéaires. Lorsque Michel Mourlet (dont je reparlerai longuement au
chapitre 2) décrète que les deux films indiens de Lang sont le nec plus
ultra de la mise en scène, il prend soin de préciser que, sans être mauvais
ni totalement négligeable, le scénario de ces deux films n’entre pour rien
dans leur valeur : il est indifférent – appréciation d’autant plus
remarquable que ce scénario est partiellement l’œuvre du cinéaste, lequel
n’était pas insensible à certains de ses contenus (exotisme inclus). Ironie
de l’histoire, à laquelle ces critiques étaient peu attentifs : la mise en scène
est devenue, en cinéma comme en théâtre, une valeur propre, qui ne
trouve à s’exercer qu’aux dépens du texte. Mais alors que, pour l’histoire
du théâtre, cela signifia le passage à l’avant-garde, la rupture avec un
classicisme considéré comme exténué, ce fut en cinéma le signe
(trompeur) d’un accomplissement du classicisme.

Le découpage comme solution

Parler de conflit peut sembler excessif. Chacun sait qu’en réalité, dans
la pratique industrielle du cinéma, scénario et image sont, en règle
générale, parfaitement réconciliés. Mais c’est qu’un outil a été, très tôt,
inventé en vue de cette réconciliation : le découpage. Qu’est-ce que le
découpage ? Du point de vue technique, rien d’autre que ce que suggère
le mot : une fragmentation de la continuité du récit, qui la « découpe » en
morceaux plus petits, possédant chacun une unité (généralement, au sens
le plus classique : unité de lieu, de temps, d’action). Très vite, le
morcellement crois sant du filmage des scènes fut relayé et anticipé dans
cet état du scénario qu’on appela, par métonymie, également le
« découpage » : l’histoire, mais déjà racontée en petits morceaux qui
correspondent, au moins potentiellement, chacun à un plan, à une unité
de tournage. Dans son état technique, le découpage n’est rien d’autre
qu’un instrument qui fait correspondre exactement la mise en scène au
scénario, et qui n’est pas très éloigné des instruments analogues qui ont
autorisé l’adaptation de romans pour la scène. Simplement, ceux-ci sont
restés plus empiriques, ils n’ont jamais été taylorisés comme l’a permis et
exigé l’industrie du cinéma. Rien d’étonnant à ce que tant de films, à
l’époque primitive comme à l’époque classique, aient eu des scénarios
adaptés d’adaptations théâtrales. C’est que la scène, comme le filmage,
oblige à « découper » l’action, en imposant des points de vue successifs –
en théâtre, un par scène, en cinéma, autant qu’on veut.
Au reste, il ne faut pas exagérer l’importance du découpage dans son
état technique. La plupart des réalisateurs – même à Hollywood où ils
étaient considérés comme responsables de la transposition d’un scénario
dûment approuvé par la production – se sont autorisés à modifier le
découpage, chaque fois que cela leur semblait permettre de meilleures
solutions pour le film (notamment, lorsque cela facilitait la diction du
texte par les acteurs). Le témoignage d’Edward Dmytryk, déjà cité plus
haut, est éclairant : aucun dialogue n’est intangible, et l’aisance avec
laquelle la star pourra le dire est déterminante ; plus généralement, le
réalisateur part du principe que le découpage contient une bonne
proportion de throwaways (déchets) qu’il est inutile de chercher à rendre
tels quels, et qu’on peut modifier à volonté. Le découpage, dans ce
système, n’est rien d’autre qu’une première version de la mise en scène –
à laquelle le véritable « metteur en scène », c’est-à-dire le réalisateur,
confronté aux réalités du tournage, donnera sa forme définitive.

Art du récit et mise en scène

Le découpage, en fait, comme la mise en scène, est tout sauf une


opération technique. Il est une démarche intellectuelle et esthétique, qui
participe de la relation du film à son texte tuteur, et s’attaque à ce quasi
impossible : donner à l’écrit une qualité cinématographique. À date
récente, c’est encore ce qu’explique Éric Rohmer : « Le découpage […]
est l’élément premier de la mise en scène. C’est pourquoi je n’aime pas le
mot de réalisateur, parce qu’à mon avis ce n’est pas ça le cinéma, ce n’est
pas de la réalisation. La réalisation, c’est ce que fait l’équipe. Mais le
nerf de la mise en scène, c’est le découpage. Qu’est-ce que c’est que
filmer ? C’est savoir où mettre la caméra et savoir combien de temps elle
restera. Le découpage, pour moi, c’est le mystère. » Ainsi défini, le
découpage est précisément l’incarnation de la différence du cinéma avec
le théâtre : « où mettre la caméra ? » – alors qu’en théâtre le point de vue
est toujours celui de la salle sur la scène ; « savoir combien de temps elle
restera », alors que, sauf s’il utilise des dispositifs compliqués (un plateau
rotatif par exemple), le théâtre n’a pas le choix non plus : le point de vue
durera autant que le tableau, c’est-à-dire jusqu’à ce que ce qui a été écrit
dans la scène ait été dit (ou accompli) intégralement. On comprend que
cela soit un « mystère », puisque c’est dans le découpage que commence,
et même, que s’accomplit pour une part essentielle, l’invention de la
forme filmique.
Le découpage n’est pas la mise en scène, car celle-ci implique d’autres
décisions que celles relatives à la place de la caméra et à la durée du plan
(il faut régler les déplacements, les mouvements, la « chorégraphie » des
corps d’acteurs, les rythmes d’élocution, les regards, et, en amont,
s’occuper de scénographie, de costumes et d’éclairages). Mais
l’expression de Rohmer, « nerf de la mise en scène », est éclairante quant
à la conception classique, pour laquelle en effet une mise en scène de
cinéma se définit, inséparablement, par le point de vue adopté sur l’action
et par l’action elle-même. Sans le découpage, la mise en scène de cinéma
aurait été condamnée, soit à rester indéfiniment le décalque de la mise en
scène de théâtre (entre autres, à s’interdire l’ubiquité du point de vue),
soit à faire virevolter la caméra n’importe comment. Le découpage est un
outil de régulation, qu’il était dans la logique du cinéma d’inventer, pour
le substituer aux règles théâtrales, trop limitatives et qu’on ne pouvait
indéfiniment perpétuer. Quelle est la valeur profonde de cette substitution
du découpage cinématographique au « découpage » théâtral en actes,
scènes et entrées ? Elle est simple : le déroulement des actions, au
théâtre, est conventionnel ; j’accepte que le confident de Néron surgisse
de la coulisse et y retourne opportunément, quand le texte l’exige, alors
même que je sais pertinemment qu’en coulisse,
Le cadre de la scène
(Shôhei Imamura, L’Anguille, 1997)

D. R. La longue séquence de bagarre dans le salon de coiffure est


très découpée, mais les points de vue (et leur modification par
recadrage) sont toujours déterminés par une même valeur accordée
au cadre : celle d’une fermeture, qui recentre l’action et tend
incessamment à l’enserrer. Tantôt, un groupe occupe physiquement le
centre, polarisant les regards et gestes des autres (2, 5, 6) ; tantôt,
toute la surface est occupée (1, 4). La présence de l’avant-plan est
manifestée par des jeux sur la profondeur de champ (3) ou sur le
regard (4). Il est remarquable que, même à l’extérieur de la boutique,
la même fermeture du cadre soit manifestée, par une composition très
dense.
il n’y a « rien » (rien de fictionnel) ; j’accepte que Théramène me parle
d’un monstre odieux que je ne verrai jamais, et que Phèdre vienne
systématiquement raconter ses états d’âme dans la même pièce de son
palais. En cinéma, la pente réaliste interdit ces conventions, sauf projet
particulier où elles sont retournées et exhibées ; sur l’écran, j’exige de
voir quelque chose qui ressemble à ma vision ordinaire, au moins par
quelques traits. Le découpage est l’instrument qui permet de répondre à
toutes ces demandes : il respecte l’action, mais autorise le point de vue ;
il distribue les points de vue de telle sorte qu’ils ressemblent à des points
de vue réels (à une attention réellement portée sur le monde).
La remarque d’Éric Rohmer signifie donc ceci – que nous aurons
d’autres occasions de redire : la mise en scène de cinéma, issue de celle
du théâtre, en a gardé, en dépit de toutes ses transformations, la notion
générique d’une contrainte liée au point de vue ; mais d’un autre côté, la
nature profondément documentaire du cinéma le pousse à mimer la
liberté la plus totale du point de vue, parce qu’il s’agit toujours de
suggérer – même et surtout dans les films fantastiques – qu’un film n’est
que l’exploration d’un monde par un observateur qui n’aurait, sur nous,
qu’une supériorité, celle de l’ubiquité. Le découpage est à la fois l’outil
et le symptôme de cette duplicité : un « bon » découpage est celui qui sait
marier la logique et l’inventivité, la cohérence des points de vue et leur
variété, la continuité du regard et son expressivité. Il y a toujours, dans
une mise en scène, une part de chorégraphie, c’est-à-dire de maîtrise
totale des mouvements dans un espace défini ; mais si la chorégraphie
règne absolument, le film est irréaliste (c’est le cas des films de sabre
hong-kongais, qui sacrifient souvent tout aux ballets qu’y deviennent les
duels) ; il y a donc aussi, dans la mise en scène, cette part de « mystère »
dont parle Rohmer, et qui est tout simplement la marque personnelle du
cinéaste, le jeu de son regard – sans règles a priori sinon celle de
l’expression, du charme, de l’élégance, de la justesse, bref sans autre
règle que celle de l’art.
Cet idéal de la mise en scène est sans doute moins recherché depuis
vingt ou trente ans, le second terme (la liberté du regard du cinéaste)
ayant souvent pris toute la place, jusque parfois à l’arbitraire absolu.
Mais on en trouve encore de beaux exemples, surtout il est vrai chez les
cinéastes formés avant la fin du classicisme. Dans L’Anguille (1997), le
vétéran Shôhei Imamura propose par exemple une longue séquence de
bagarre générale qui conjugue élégamment et efficacement la double
contrainte du cadrage et du mouvement dans le cadre. La donnée
scénarique est simple : l’héroïne a récupéré l’argent de sa mère chez le
gigolo qui le lui avait extorqué ; celui-ci vient, assisté d’un avocat et de
deux hommes de main, dans la boutique du héros, Yamashita, où la jeune
femme est employée ; elle n’est d’abord pas là, et une bagarre assez
décousue commence. Puis la jeune femme, avertie par un voisin, arrive,
et devant son refus de négocier avec celui qu’elle considère comme un
escroc, la bagarre reprend ; cette fois, Yamashita y participe, se
précipitant un rasoir à la main sur le jeune malfrat. La mise en scène
repose sur un principe général très simple : il faut que, à chaque instant,
tout le monde soit là, sous nos yeux. On aura donc des cadrages larges,
qui autorisent les mouvements ; des recadrages fréquents, par
panoramiques de faible amplitude ; des sorties et surtout des entrées de
champ incessantes. Souvent, la scène est comme polarisée par un
personnage ou un petit groupe à l’avant-plan, qui focalise les regards des
autres (ou au contraire, permet de jouer du contraste entre une
conversation tranquille et la bagarre qui continue par-derrière). Le tout
est une chorégraphie d’une grande précision, où le découpage, mais aussi
la mise en place des acteurs, ne laissent rien au hasard. Aucun angle de
prise de vue n’est privilégié a priori, et en ce sens, le regard du témoin
qu’est la caméra est parfaitement libre ; mais la règle de retour permanent
vers le centre, que s’est proposée le réalisateur, gère ces six minutes de
film comme un principe très fort, qui impose l’impression d’une mise en
scène « de fer ».

La révolte contre l’héritage

Comment le cinéma muet se passe du théâtre

Comme toute domination, celle du théâtre amena la révolte. En même


temps que les règles de la mise en scène apparut le souci d’échapper à
l’héritage, par trop unilatéral, de la scène – surtout en Europe, dans une
critique consciemment préoccupée de sortir le cinéma de l’orbe
esthétique et formelle du théâtre. A-t-on, pour autant, échappé au
langage ? L’idée de mise en scène, de ce point de vue, apparaît comme
ambiguë : elle dérive directement du théâtre, de sa soumission au point
de vue obligé, de son imprégnation par le langage ; cependant, elle
témoigne aussi des efforts du cinéma pour se doter d’un langage à lui, un
langage qui échappe au langage.

Sortir de la boîte scénique : le documentaire, le plein air

À proprement parler, le cinéma n’eut pas à « sortir » de la clôture


scénique, puisqu’il avait commencé par démontrer qu’il n’était pas voué
à s’y enfermer. Les vues Lumière, comme celles d’Edison ou de
Skladanowski, n’étaient pas incompatibles avec les vues théâtralisées de
Griffith, par leur insistance sur la fixité du point de vue ; mais d’un autre
côté, elles étaient aussi la manifestation visible de l’ubiquité de la
caméra, de son pouvoir indéfini de choisir un point de vue qui fût lui-
même dans le monde, voire « dans les choses ». Le précieux du cinéma
des Lumière, et en général des tout premiers preneurs de vues, c’est
d’avoir intuitivement saisi qu’ils étaient immergés dans ce qu’ils allaient
donner en spectacle, comme poissons dans l’eau ; qu’ils faisaient partie
de ce monde qu’ils allaient représenter ; qu’ils n’en représentaient qu’un
point de vue et un instant infiniment labiles ; par conséquent, qu’ils
donnaient bel et bien à voir le monde, et pas seulement un rectangle
d’image découpé dans un de ses aspects momentanés.
La relation du cinéma narratif à cette liberté du point de vue est
ambiguë. Les premières bandes de Griffith comprennent, dès The
Adventures of Dollie, des « aérations » de l’action, des plans pris depuis
ce qui peut sembler être le point de vue indéfiniment variable de l’œil
ambulant au sein de son élément naturel, au sein du monde. Le plein air,
très tôt, fut la voie ouverte au film pour oublier le théâtre ou s’en
dégager. Il n’est pas indifférent que les deux premiers grands genres
inventés par Hollywood naissant fussent le western, le genre des grands
espaces ouverts, et le burlesque, genre de la poursuite, dont l’essentielle
cinématographicité fut bien perçue à l’époque : « Mr Sennett était si épris
de son art [craft] qu’il faisait avec les instruments de l’image en
mouvement les choses même pour lesquelles elle était le mieux faite –
ces choses qui ne pouvaient être faites avec un autre instrument que la
caméra, et ne pouvaient apparaître nulle part ailleurs qu’à l’écran. » Que
cela soit la manifestation d’une idéologie de la conquête, de la vastitude,
et presque encore (au début du xxe siècle) de l’attrait de l’inconnu, c’est
probable. La caméra en tout cas y gagna l’espace d’une liberté – mais ne
l’utilisa pas toujours jusqu’au bout. Dans deux courts « westerns »
réalisés à quinze ans d’intervalle, l’un muet, Straight Shooting (John
Ford, 1917), l’autre parlant, Destry Rides Again (Ben Stoloff, 1932, avec
Tom Mix), on trouve le même mélange de scènes traitées en premier plan
et frontalement, même en extérieur, et de plans larges sur l’espace, les
chevaux ou le bétail, les cavalcades, les poursuites ; dans le plus ancien
des deux films, la plupart des plans en extérieurs sont tournés en légère
plongée, de sorte qu’on ne voit ni le ciel, ni l’horizon, et que l’événement
est montré ainsi, en plan moyen, comme enchâssé par une scène close. Le
plein air est bien là, mais le cinéma hésite à le parcourir.
Il en alla largement de même, dans un cinéma européen qui eut du mal
à être véritablement pleinairiste, malgré les fjords suédois de Sjöström et
de Stiller, malgré le tropisme, souvent affirmé, du cinéma français muet
pour l’eau (cf. Jean Renoir déclarant : « je ne conçois pas le cinéma sans
eau »), malgré les films alpins de Leni Riefenstahl et Arnold Fanck. Cela
est très net chez Renoir, qui, de Partie de campagne au Déjeuner sur
l’herbe, a voulu utiliser à plein les sensations et émotions associées à des
paysages ; cependant, ces deux films consistent pour la majeure partie en
scènes de comédie (ou de drame) qui, transportées dans ce décor, n’en
restent pas moins du théâtre. On pourrait dire la même chose du néo-
réalisme, et de ses personnages en butte à l’opacité du monde ; Paisà est
une suite de scènes théâtralisées dans des décors véridiques (les ruines de
la banlieue de Florence, les marais du delta du Pô), et dans Voyage en
Italie, la réalité n’est là que pour informer et transformer la conscience de
l’héroïne. Le sentiment du plein air se trouve, ça et là, dans beaucoup de
films, mais ce sont souvent des tentatives un peu marginales qui l’ont
donné le plus intensément. Au reste, il n’est pas indispensable d’aller
dans la nature pour avoir ce sentiment, et on peut l’éprouver tout autant
avec Les Hommes le dimanche (Siodmak, 1929), qui décrit les aventures
ordinaires d’un groupe de jeunes gens dans la capitale allemande vers la
fin de la république de Weimar, qu’avec München Berlin Wanderung
d’Oskar Fischinger (1927), qui transcrit, dans des plans très brefs, son
expérience d’un voyage de trois semaines, à pied, entre ces deux villes.
De même, on sort tout autant du théâtre avec les vues de New York dans
les journaux filmés de Jonas Mekas qu’avec les Alpes filmées par Luc
Moullet (Une aventure de Billy the Kid) ou le Jura, par Jean-François
Stévenin (Passe-montagne). Face à ces films sans vedettes et, pour
certains, sans intrigue ni dialogues, les genres pleinairistes semblent
souvent l’être de manière bien timide ou purement fonctionnelle ; c’est le
cas de la plupart des westerns des années Trente, qui, revus aujourd’hui,
accusent leur dette au théâtre – même les meilleurs (voir Stagecoach, de
John Ford, par exemple, en 1939).

Oublier le dialogue (mais pas le verbe) : la métaphore

Il est bien plus difficile encore de « sortir » de la prééminence du


verbe. Je laisse aux histoires du cinéma le recensement des tentatives,
récurrentes, pour réaliser des films muets sans écriture – pas de dialogues
écrits, pas d’intertitres explicatifs. Certains sont connus, du Dernier des
hommes (Murnau, 1926) et du Rail (Lupu Pick, 1921) à L’Homme à la
caméra (Vertov, 1929) ou Berlin, Symphonie d’une grande ville
(Ruttmann, 1929). En tout état de cause, cette poignée de films muets ne
changea rien à l’hégémonie du verbe et même du dialogue ; les dialogues
non écrits, par exemple, n’en étaient pas moins prononcés par les
personnages, qui continuaient visiblement à vivre dans un monde où l’on
parle pour se faire comprendre et s’exprimer.
C’est du côté de l’image qu’il faut chercher les moyens par lesquels on
a cru pouvoir se passer du langage. Le caligarisme a peut-être été une
erreur, mais une erreur infiniment révélatrice : si le cinéma veut être autre
chose que du théâtre ou du roman, il peut (il doit ?) chercher un style
visuel fort, qui par lui-même, indépendamment du drame, véhicule du
sens et des affects, qui soit créateur de monde. Cette part d’image du
cinéma a toujours existé, même méconnue ou négligée, et jusque chez les
cinéastes les plus réalistes. Mais elle n’a connu son plein développement
que dans le cinéma poétique (« expérimental », comme on dit parfois
encore), qui l’a cultivée pour elle-même, sans drame.
La solution adoptée par beaucoup de films narratifs, pour laisser à
l’image un peu de sa puissance évocatrice, est celle de la métaphore.
Mais la métaphore visuelle est une forme ambiguë, et d’abord, parce
qu’elle est souvent, in fine, reversée au bénéfice du drame. C’est
éminemment le cas dans Caligari, où les graphismes zigzagants, hérissés
de pointes, de la scénographie, sont destinés à renforcer le caractère
angoissant du récit. C’est tout autant le cas dans un des exemples les plus
célèbres de l’histoire du cinéma muet, la scène du meurtre de son violeur
par la jeune femme, à la fin du Vent (The Wind, 1928) de Victor
Sjöström. La longue séquence où, restée seule dans la cabane en plein
désert de sable, elle est en proie aux affres de la tempête, est largement
théâtralisée, quoiqu’elle ne comporte aucun dialogue, par les mimiques
très codées de Lillian Gish, et par la clôture de l’espace imaginaire
(quatre murs de planches, dont l’un toujours est absent de l’image : celui
du côté duquel on filme). Peut-être pour échapper à la menace d’un excès
de théâtre, le cinéaste a commenté l’action par deux séries
métaphoriques ; l’une, quasi constante dans la scène, consiste à jouer des
ombres chancelantes projetées par la lampe-tempête que balance le vent :
une espèce de caligarisme modéré, adéquat et effectif, mais assez banal à
cette date ; l’autre, inédite, fait apparaître fugitivement un cheval blanc,
d’abord filmé en buste et de face, puis en plan général et caracolant.
Cette seconde métaphore est plus originale, mais aussi plus ambiguë : le
cheval symbolise la tempête, mais aussi bien la colère et le meurtre ; en
outre, il s’apparente aux chevaux « réels » que l’on a vus précédemment
montés par les garçons vachers, et ne peut donc garder une signification
unique et stable. Le verbe en outre n’est pas annihilé, car la métaphore,
même visuelle, est un processus verbal par essence, conditionné par
l’histoire de la langue (en anglais, le jeu de mots entre mare, la jument, et
nightmare, le cauchemar, est inévitable). La figure, frappante, du cheval
blanc qui hennit et rue sur fond de nuit peut s’éprouver d’abord assez
immédiatement ; d’ailleurs, elle ressortit à une iconographie reconnue de
la terreur et

Pouvoirs métaphoriques de l’image


(Satyajit Ray, Le Salon de musique, 1958)
D. R. La mise en scène joue à la fois de la lumière et de l’ombre et
des pouvoirs du gros plan, pour signifier à partir d’un même miroir, la
gaîté et la mélancolie (1, 2), à partir d’un même lustre, la fête et le
remords (3, 4), à partir d’un même jeu d’ombres noires et de lumières
blanches, la thématique même de tout le film (5, 6).
du sublime ; cependant elle n’échappe pas à sa traduction.
Commentaire poétique du drame, elle tente l’impossible : dire sans dire,
et avec le bénéfice d’un effet sensoriel fort.
Le cinéma parlant ne fait pas un usage moindre des métaphores
visuelles ; simplement, elles y sont davantage naturalisées – faute de quoi
elles apparaissent comme des ajouts délibérés, parfois arbitraires. En
1958, le cinéaste bengali Satyajit Ray réalise Le Salon de musique, dont
le thème est la mélancolie – à la fois celle du protagoniste, un aristocrate
ruiné qui gaspille ses dernières ressources en donnant de magnifiques
concerts de musique classique, et celle de l’époque, qui voit l’arrivée des
nouveaux riches et la disparition des hommes cultivés. Sa mise en scène
ressemble étonnamment à celle d’un film muet : elle use de toutes les
ressources expressives du cadre, de la lumière, de l’ombre, des jeux de
miroirs, multipliant les métaphores et les connotations, sans jamais
perdre le sens de l’unité scénique (exactement comme Le Vent).
Plus près de nous dans le temps, le cinéaste japonais Shôhei Imamura
s’est fait une spécialité de ces interventions soudaines d’une puissance de
l’image, qui vient ponctuer le fil du récit au point de presque le rompre.
Dans L’Anguille (1997), quand le héros, Yamashita, revient de sa partie
de pêche pour surprendre son épouse en galante compagnie, le néon qui
éclaire la route soudain passe au rouge sang ; à la fin de cette séquence,
Yamashita a poignardé son épouse, « justifiant » ce rouge. Le film
rejouera plusieurs fois cette carte symbolique, du flot rouge inondant le
meurtrier à la mantille de la Carmen dansée par Keiko et par sa mère ;
l’histoire trouvera sa résolution lorsque, blessé dans la bagarre finale, le
héros finira par saigner à son tour, mettant un terme à cette circulation
d’une couleur surchargée de sens. Dans le même film, on trouve aussi
une autre sorte, fréquente, de métaphore : l’insert poétique (le gros plan
de crapaud après les deux tentatives de Keiko pour nourrir Yamashita).
D’ailleurs, le film se fonde dans son entier sur une grande métaphore,
assez opaque : celle de l’anguille. Froide, humide, muette, c’est le
contraire de la Femme, cette créature qui visiblement inquiète le héros :
l’anguille sert, obscurément et ironiquement, à apprivoiser la différence
sexuelle. On n’est pas loin de donner raison au personnage du film qui
reproche au héros sa sexualité trop enfantine : l’anguille n’est-elle pas
aussi une limpide métaphore phallique ? (On trouvera des exemples
encore plus gros dans un film ultérieur d’Imamura, Rivière sous un pont
rouge.)
Dans les films d’aujourd’hui, qui ont depuis longtemps – et pour les
raisons qu’on va voir – soulagé leur dette envers la théâtralité, il n’est
plus toujours possible de mettre autant l’accent sur une pure valeur
d’image, sous peine de faire par trop « cinéma muet ». Imamura
appartient à une génération et à un tempérament de cinéastes (où il
retrouverait Buñuel voire Oliveira, par exemple) qui manient exprès de
grosses métaphores, non en espérant échapper à la prégnance du langage
(ce n’est plus leur problème), mais pour se donner un registre
supplémentaire de jeu. Ce déplacement et ce changement de rôle de la
métaphore – qui, de moyen de substitution au langage parlé, est devenue
figure rhétorique, manipulable à merci – sont sans doute ce qui sépare le
plus le premier cinéma du « deuxième cinéma » dont nous allons parler
dans un instant, et pour lequel le théâtre devait bientôt cesser d’être
l’ennemi principal.

Comment le cinéma dépasse la littérature (et le théâtre)

Couleur, inserts, signifiants allégorisés : ces modes du métaphorique,


et d’autres qu’on pourrait ajouter, ont en commun de demeurer ambigus
par rapport au drame. Ils en font partie jusqu’à un certain point, tout en
gardant leur liberté de commentaire. Accessoires du récit, commentés
éventuellement dans les dialogues, ils ajoutent, à ce qui en est dit
expressément, leur réserve d’énigme. Échappent-ils totalement au verbe ?
Ce n’est pas sûr. Opposant deux régimes historiques de la littérature, le
régime représentatif (classique) et le régime expressif (romantique,
moderne), Jacques Rancière décèle dans le second un principe de
poétisation (un primat du langage) opposé au principe de fiction qui régit
le premier. Le cinéma, avec la métaphore, n’a-t-il pas espéré reproduire
ce passage d’un régime du drame, du genre, de la convention, de la
parole en acte, à un régime du langage (des images), de l’indifférence du
sujet, et d’une espèce d’« écriture » ? Qu’en serait-il alors de la mise en
scène ? Si elle est évidemment congrue au cinéma dramatique, peut-on
encore nommer « mise en scène » le travail d’écriture qui fonde la
métaphore ? C’est sur ce point que s’interroge, au lendemain de la
guerre, au moment où commence un « deuxième cinéma » (celui qui,
ayant acquis les moyens techniques que présupposait le Cinématographe,
peut se soucier frontalement de son énonciation), l’école critique
française.

Le chiasme du verbal et du filmique (les paradoxes de Bazin et Truffaut)

Les références du cinéma à la musique, à la peinture, multipliées


durant les années Vingt, et destinées à l’ennoblir, étaient bancales : elles
n’ont pu se soutenir que sur la base d’une opposition absolue au verbe, à
la langue, à la littérature. Avec les propositions de jeunes critiques
français autour de 1945, c’est un renversement complet. Le cinéaste idéal
est peut-être un artiste (ce n’est plus si sûr), en tout cas un créateur –
mais il cherche ses pouvoirs, justement, du côté de la littérature. C’est la
célèbre conclusion – rétrospective – d’un article du début des années
Cinquante : « Le cinéma est, non plus seulement le concurrent du peintre
et du dramaturge, mais enfin l’égal du romancier. » Emporté par son
enthousiasme pour les moyens, alors nouveaux, de rendu de la durée (le
plan-séquence, la profondeur de champ), André Bazin voit le cinéma
comme parvenu à un stade, technique et esthétique, où il peut dépasser la
simple évocation par le montage, la description de l’action par son
découpage, pour en arriver à « écrire » directement en cinéma, à
« infléchir, modifier du dedans la réalité ».
Sans s’y référer directement, Bazin est certainement conscient que sa
proposition reprend, pour l’étayer, celle antérieure d’Alexandre Astruc.
Dès 1944, celui-ci avait écrit : « Un film n’est pas un album d’images
stylisées, pas plus qu’une pièce de théâtre filmée. C’est une histoire
racontée avec des images comme un roman est une histoire racontée avec
des mots. Il faut raconter, voilà le problème primordial. » Au cours des
trois ou quatre années suivantes, Astruc ne cesse de revenir sur cette
formule, et de préciser ce parti pris pour la littérature, contre la peinture
et surtout contre le théâtre. Pour lui, « mise en scène » est une idée a-
cinématographique si on l’entend en son sens théâtral : « Les lois du
cinéma sont celles de l’âme. […] Tout le reste, photographie, découpage,
etc., appartiendra à la mise en scène, c’est-à-dire à l’organisation du
mensonge. » Tout change si on adapte cette idée à une essentielle réalité
du cinéma : il n’a pas de scène. « L’écran n’a pas pour équivalent la
scène, mais la salle. Au théâtre, c’est dans la salle que se fait la mise en
scène, au cinéma la salle n’existe pas. À sa place, cet univers de fumée
qui se déplace à toute vitesse. Le metteur en scène ouvre l’écran sur le
passage de ce météore. […] L’écran n’est pas ouvert sur le moment ; il
est ouvert sur autre chose. Appelons cela l’évidence poétique ou la
beauté lyrique ou la vérité. L’art de la mise en scène est un art de
surgissement. Il fait apparaître. » On voit l’audace et la radicalité du
propos : le cinéma doit se démarquer également de la peinture (pas un art
d’image visuelle toute faite) et du théâtre (pas un art de la scène), pour
s’approcher de la capacité d’imaginaire de la littérature. Dans l’opération,
« mise en scène » cesse de renvoyer au théâtre, pour devenir synonyme
d’invention.
À quoi se ramènent les propositions de ces deux cinéphiles invétérés
(malgré leur jeunesse : vingt-sept et vingt-deux ans respectivement) ? À
ceci : ce que permet le cinéma en 1945, c’est, après l’inféodation obligée
à une conception figée de l’image – les années Vingt –, après la réduction
au rôle peu flatteur de « véhicule » du théâtre – les années Trente –, une
expression enfin personnelle, libre, comparable à celle dont jouit le
romancier : la liberté d’imaginer le monde à la fois tel qu’il est et tel
qu’on le veut ; la liberté d’enchaîner les événements de manière
expressive ; la liberté enfin de dire « je » (la « caméra-stylo » ne signifie
rien d’autre). Le cinéaste est un énonciateur, à l’instar et à l’égal du
romancier. Autrement dit, il est devenu lui aussi capable de fabriquer, de
développer et de maîtriser des entreprises de fiction. Dans cette
perspective, la mise en scène devient le geste, indispensable mais en fait
secondaire, par lequel le réalisateur s’assure que les acteurs, les décors,
les accessoires, bref tout ce qui se trouve devant la caméra (le
« profilmique » des filmologues) incarne cette fiction de manière
correcte.
Comme souvent, un épisode polémique a fait surgir la question avec
une particulière netteté. Lorsque, en janvier 1954, François Truffaut
publie son célèbre article où il vitupère le « cinéma de scénaristes »
qu’est devenu le cinéma français, le nœud de sa critique est la notion
d’« équivalence », par laquelle on désignait la nécessité de remplacer, des
romans adaptés au cinéma, les épisodes intournables par d’autres
épisodes, inventés ad hoc– véritable tour de passe-passe, qui revient
toujours, en substance, à remplacer du qualitatif par du quantitatif. Par
exemple, pour rendre plus facile à filmer La Symphonie pastorale de
Gide, avec ses drames intérieurs d’essence religieuse, les scénaristes Jean
Aurenche et Pierre Bost n’ont pas hésité à ajouter deux personnages,
transformant le drame en pur drame « psychologique ». Truffaut conclut
que cette façon de faire, par facilité, « méprise le cinéma en le sous-
estimant », et que, d’un roman, rien n’est intournable, si c’est un vrai
cinéaste qui s’y attelle, en le respectant (comme le démontre le Journal
d’un curé de campagne de Georges Bernanos, adapté par Bresson).
Truffaut, par ce biais polémique, ne dit rien d’autre que Bazin ; comme
son mentor, il insiste sur la paradoxale liberté qu’assure, à l’adaptation
cinématographique d’un roman, la plus grande fidélité à la lettre – tout en
plaidant pour une conception du cinéma moins asservie au littéraire, et
pour des films fondés sur des scénarios originaux. En dépit de son
caractère local (Aurenche et Bost n’ont guère pesé sur l’histoire du
cinéma mondial), cette querelle est symptomatique : après un gros demi-
siècle d’existence, le cinéma cherche à se libérer de la tutelle de la chose
écrite, au moment et dans le contexte critique où il se sent, enfin, l’égal
de la littérature. L’exemple du film de Bresson, choisi par Truf faut après
avoir été longuement commenté par Bazin, est devenu le cas type de
l’adaptation dont la « fidélité » est « la forme la plus insidieuse, la plus
pénétrante de la liberté créatrice ». En effet, en n’ajoutant rien au roman,
en ne développant aucun des épisodes ni aucun des personnages
secondaires, Bresson frustre son spectateur, qui attend d’un film ces
développements : « À la puissance d’évocation concrète du romancier, le
film substitue l’incessante pauvreté d’une image qui se dérobe par le
simple fait qu’elle ne se développe pas. » Par conséquent, en respectant
la lettre du roman, en faisant un film finalement plus littéraire que le
roman (lequel « grouille d’images »), Bresson fait œuvre davantage
cinématographique et davantage personnelle.
Ces paradoxes, d’un cinéma d’autant plus cinématographique qu’il est
plus fidèle à des origines littéraires, ne durèrent pas. La notion
d’« auteur », que la même ligne critique allait promouvoir peu après,
disait même le contraire : le film authentique serait celui dont le
réalisateur serait l’auteur complet, scénario inclus. Mais l’une et l’autre
de ces exigences allaient être dialectiquement dépassées dès les deux
premiers films de Truffaut, l’un sur scénario original (Les Quatre Cents
Coups), l’autre d’après un roman (Jules et Jim). En 1962, le cinéaste
déclare « renier » cette notion d’auteur complet : « De toute façon, même
s’il n’écrit pas une ligne du scénario, c’est le metteur en scène qui
compte, c’est à lui que le film ressemble comme des empreintes
digitales. » La boucle est bouclée : que le cinéma adapte fidèlement ou
non, que le réalisateur soit aussi le scénariste ou non, en fin de compte
l’auteur du film, c’est l’auteur de sa mise en scène. Je reviendrai
longuement, au prochain chapitre, sur l’extension, autour de 1960 et dans
la critique française, du sens de cette expression. Il importe seulement,
ici, de souligner que la mise en scène peut dès lors s’exercer,
indifféremment ou presque, à partir d’un support littéraire, ou à partir
d’autre chose. Comme le dit à peu près, dans sa conférence à l’IDHEC
(le 13 juin 1945), le philosophe Maurice Merleau-Ponty, la mise en
scène, au fond, n’est rien de plus, rien de moins que le maniement
spontané du langage cinématographique.

Et le théâtre ?

Cette insistance critique, dix ans durant, sur la question de la


littérature, voudrait-elle dire que le théâtre avait disparu de l’horizon ?
Certes non. En même temps qu’il analysait le paradoxe qui fait de
Bresson un grand auteur et un grand styliste du cinéma parce qu’il se
soumet à la chose littéraire, André Bazin soulevait un paradoxe analogue,
à propos de théâtre filmé. Rappelant, dans un important article de 1951,
que tout le cinéma américain, burlesque inclus, est imprégné de théâtre,
Bazin propose de distinguer entre le fait théâtral et le fait dramatique. Ce
dernier, bien plus général (il est présent dès qu’une action est rapportée,
en mots ou autrement), est commun au théâtre représenté, au théâtre
écrit, au roman, au cinéma (ajoutons : à la bande dessinée, voire souvent
à la photo) ; ce n’est donc pas sur ce terrain qu’on pourra débattre des
relations entre cinéma et théâtre – mais bien sur le terrain du proprement
théâtral, c’est-à-dire du théâtre écrit, du texte (comme à propos de
littérature).
Un principe absolu fonde la réflexion de Bazin : si l’on veut adapter
une pièce de théâtre en film, il n’est d’autre solution que d’en respecter
absolument le texte, faute de quoi on fait une œuvre , peut-être
intéressante, mais différente. Il en résulte, assez logiquement, que si l’on
veut faire œuvre profondément cinématographique, il faudra en outre se
garder autant que possible de toute « aération » excessive de la pièce. En
effet, argumente Bazin, si nous faisons jouer une pièce (un texte, écrit)
par des acteurs dans un décor trop naturel, la relation entre le texte, le jeu
et le décor sera incohérente ; soit les acteurs auront l’air de jouer faux,
soit ils voudront naturaliser leur jeu, et trahiront alors la nature du texte
de théâtre, qui est artifice.
Plutôt que le théâtre filmé – c’est-à-dire la mise en conserve pure et
simple de la représentation théâtrale –, la solution est donc dans l’aveu,
par le film, de sa source théâtrale : ce que Bazin appelle le « sur-théâtre »
– c’est-à-dire des films dans lesquels on ne dissimulera pas que les
acteurs ont un texte à dire, que les éléments de décor sont autant
symboliques que représentatifs, bref, que nous sommes devant un monde
imaginaire,
Mise en scène et retour de la théâtralité
(Jacques Rivette, La Religieuse, 1967)

D. R. Cette longue scène de conversation est entièrement filmée


depuis le quatrième mur, invisible, comme au théâtre, la caméra ne
s’autorisant que le panoramique (de faible amplitude) et un léger
rapprochement. La mise en scène repose, dès lors, sur les entrées
dans le champ (1, 6) et sur les déplacements dans la profondeur (1, 2,
3) ou la latéralité. Les raccords sont d’autant plus violents que le
point de vue varie peu (ainsi, entre 3 et 4). Dans le même film (voir
page suivante), Rivette « découpe » un très long plan par des
mouvements d’appareil qui suivent les actrices, s’en rapprochent,
reconstituant en plein air quelque chose comme une espèce de cube
scénique. L’apparition de la nonne jalouse, à l’arrière-plan, n’est pas
sans évoquer le cinéma primitif.
mais que ce monde a d’abord une existence de théâtre. Les exemples
de Bazin sont les grands films de théâtre de la fin des années Quarante, le
Macbeth de Welles, le Henry V de Laurence Olivier, Les Parents terribles
de Cocteau. Il y décèle la même qualité de franchise par rapport à leur
origine scénique et textuelle.
Cette proposition selon laquelle, au fond, filmer le théâtre c’est
documenter une performance théâtrale, sera souvent entendue dans le
cinéma français issu de l’école des Cahiers. Nous avons déjà rencontré
un exemple plus haut, avec Othon, et sa solution paradoxalement
« bazinienne », consistant à faire jouer des acteurs en extérieurs, sans
pour autant avoir naturalisé quoi que ce soit (le jeu est d’un artifice
souligné, le décor est incessamment dénoncé pour ce qu’il est, une ruine,
etc.). Mais bien sûr, on pense avant tout ici à Jacques Rivette et à sa
proposition provocante : « tout film est sur le théâtre ». Pour son
deuxième film, Rivette affronta directement la question, en réalisant un
scénario adapté d’une adaptation théâtrale du récit de Diderot, La
Religieuse. Les acteurs du film étaient pour la plupart ceux qui, l’année
précédente, avaient joué la pièce au théâtre, et la mise en scène du film
combine savamment et subtilement la leçon bazinienne (avouer le
théâtre) avec la liberté du point de vue (et du décor, ici très présent et
toujours très démonstrativement utilisé comme réserve d’espace
expressif). L’un des traits stylistiques les plus frappants de ce film est sa
propension à filmer les scènes, généralement longues et nourries de
dialogues, du point de vue d’un « quatrième côté » imaginaire, utilisant à
plein les ressources de la profondeur et de la latéralité, mais s’interdisant
le champ/contrechamp.
Le film de Rivette (et, différemment, son film suivant, L’Amour fou)
marque, en un sens, l’apogée et le chant du cygne de cette conception du
cinéma, issue de Griffith (pour le traitement frontal de l’espace) et de
Renoir (pour la volonté documentaire sur le jeu des acteurs et actrices), et
conforme à l’idéal de Bazin (pour l’aveu du théâtral comme tel). En
même temps que Rivette réalisait L’Amour fou, Carmelo Bene donnait,
avec Notre Dame des Turcs (1968), une œuvre où se conjoignaient
littérature, théâtralité (et même, surthéâtralité, au sens cette fois de
l’exagération et de l’emphase) et une conception de la caméra
(subjective, expressive,

Mise en scène, durée, profondeur (La Religieuse)


D. R. Panoramique de droite à gauche (1), qui amène les actrices
sur la margelle du bassin (2). Rapprochement, en deux temps (3, 4).
La supérieure se lève, fait mine de partir, Suzanne la retient
(recadrage, 5), elles se rassoient (6). Apparition de Thérèse (7) et
sortie de la supérieure (8).
« déchaînée ») qui exacerbait la caméra-stylo astrucienne. Un peu plus
tard, la tradition renoirienne allait être renouvelée de l’intérieur par
Maurice Pialat, qui s’efforcerait avant tout de retrouver, de son illustre
modèle, la liberté totale du point de vue, le goût des performances
actorales saisies sur le vif, le découpage fluide et aussi peu « théâtral »
que possible en termes de points de vue. Le théâtre ne reviendrait plus,
désormais, qu’affiché lourdement (chez Syberberg, Schroeter, Oliveira)
ou thématisé, sous la forme d’une commode mais vague « mise en
abyme ».

Le cinéma, art de la révélation : dépasser le verbal

Les paradoxes baziniens ne sont qu’apparents. Dans un cas et dans


l’autre, il s’agit au fond de dire la même chose : le cinéma n’est pas une
machine à inventer, mais à reproduire ; sa vertu essentielle est dans le
traitement, telle quelle, de la réalité à laquelle il se confronte, quelle
qu’elle soit. S’il s’agit de filmer une pièce de théâtre, on gagnera en
cinématographicité en l’avouant plutôt qu’en tâchant de le dissimuler ; le
film ne se présente pas, alors, comme un documentaire sur le monde
imaginaire de l’histoire racontée – celle d’un baron écossais du Moyen-
Âge ou celle d’une famille incestueuse – mais comme un documentaire
sur la nature théâtrale de cette histoire. Il ne s’agit pas, pour Bazin, de
prôner le plat enregistrement de la représentation au théâtre (qui serait un
document, et non un documentaire) ; il s’agit de laisser comprendre au
spectateur que ce qu’il voit est filtré par le théâtre. De même, dans le cas
du littéraire, l’aveu, si grossier puisse-t-il paraître, qui consiste à
reproduire des phrases, dites ou écrites, extraites du livre, ira dans le sens
du cinéma, parce que celui-ci ne triche pas : il ne triche pas
esthétiquement, en respectant la sensation originelle qui était celle
produite par l’histoire, et par conséquent, pour Bazin, il ne triche pas
moralement. (On peut, évidemment, questionner cette assimilation du
domaine moral au domaine esthétique.)
Bazin est surtout connu pour avoir prôné une conception du cinéma
qui en fait un art de la révélation : filmer, c’est filmer le monde, c’est-à-
dire y capter, en mettant en jeu les puissances natives du dispositif
cinéma (entre autres sa capacité à produire une trace authentique),
quelque chose d’inapparent, d’invisible et cependant d’essentiel. Le
cinéma est une machine « ontologique », parce que, en dépit d’elle-
même, elle est enregistreuse de vérité. Cette thèse, que l’on a lue surtout
dans les textes de Bazin consacrés au néo-réalisme, est en fait celle même
qui explique ses propositions paradoxales quant aux arts du verbe. Le
théâtre est là, la littérature est là : pourquoi les éliminer ? Le cinéma, au
contraire, sera bien davantage dans son rôle, ou plutôt, dans sa nature s’il
les reproduit tels quels, sans en altérer l’essence. Mettre en scène, dès
lors, ce n’est pas refaire, au moment du tournage, ce qu’aurait fait un
metteur en scène de théâtre : c’est, conformément à ce qui va en devenir
la définition majoritaire (dans ce courant critique), exercer son regard sur
ce qu’on filme, en distinguer l’essentiel, et le rendre sensible. Si
l’essentiel comprend le théâtre ou la littérature, il faudra les garder.
Ainsi cette conception du cinéma offre-t-elle une solution, et
« dialectique », à la situation originelle de contrainte du cinéma par le
verbal. Loin de chercher à s’en dégager par des gestes visuels – telle la
métaphore –, qui en fin de compte sont souvent « rattrapés » par le verbe,
il faut au contraire partir de cette situation, et, l’ayant acceptée, la
transformer en situation proprement cinématographique.

Le cinéma, art du mouvement : le dynamisme de la pensée et de


l’écriture

Bazin, qui n’était pas cinéaste et n’envisageait pas de le devenir,


pouvait en rester à des principes généraux. La définition complexe, et
assez abstraite, de la mise en scène à laquelle en arrive sa théorie,
apparaît encore plus nettement chez Astruc, avec l’idée de la « caméra-
stylo ». Cette utopie prédit un cinéma qui sera capable de rivaliser
absolument avec l’écriture. C’est, en un sens, le rhabillage d’une vieille
idée de l’époque muette, celle du cinéma comme écriture hiéroglyphique
ou pictographique : une écriture sans alpha bet, sans mots, en images, et
sur ce point, Astruc n’apporte pas grand-chose de neuf, car il se garde
bien de dire, concrètement et pratiquement, comment il conçoit cette
« écriture ». Comment concevoir la notion de plan ? quelles procédures
de montage va-t-on privilégier pour faire du sens ? comment va-t-on se
débarrasser du problème de l’ambiguïté native de l’image ? Autant de
questions, souvent soulevées depuis, pour en souligner la difficulté.
Les idées d’Astruc restent suggestives, surtout lorsqu’il valorise l’essai
plutôt que le roman, et prédit l’existence de plusieurs cinémas. Mais en
tant que telle, l’utopie est à trop longue et incertaine portée pour être
prise à la lettre. Ce n’est que bien longtemps après, sous forme toujours
difficile, devant être chaque fois réinventée, que l’on aura vraiment
quelque chose comme des essais filmés (Marker, Godard). Malgré ses
déclarations de principe, Astruc se préoccupe bien plutôt du cinéma
narratif et romanesque – celui qu’il pratiquera –, et la conséquence la
plus intéressante, pour nous, de ses prémisses « libératoires » est
l’assimilation, à la mise en scène, du caractère dynamique du cinéma. La
mise en scène, c’est l’écriture, c’est-à-dire le mouvement de la pensée :
voilà le credo d’Astruc. Plus de distinction entre scénariste et cinéaste :
l’un et l’autre cohabitent dans une figure, celle de l’auteur, et si cet auteur
fait de la mise en scène, c’est aussi naturellement que l’écrivain écrit et
que le peintre peint. Il n’y a pas à définir davantage ce geste, qui n’est
pas une technique particulière, mais l’essence même de la création en
cinéma. On ne saurait être plus loin du théâtre, dont il n’est plus question
(puisqu’il n’est plus question d’action, d’acteur, de scène) – et on ne
saurait être plus abstrait.
Aussi bien n’est-ce pas chez Astruc lui-même qu’on trouvera des
exemples. Ses propres films en effet, quoique parfois convaincants en
termes narratifs et dramatiques, ne se distinguent pas, dans leur principe,
des films classiques dont le critique voulut s’écarter. Sa théorie trouvera
son achèvement, et en un sens, sa justification, dans les films-essais des
années Soixante-dix et suivantes ; les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc
Godard, ou le Rameau’s Nephew de Michael Snow, en seront des
exemples à ce jour indépassés, par leur sophistication. Plus près d’Astruc
dans le temps, et au sein d’un cinéma encore massivement narratif, on en
trouverait des exemples dans la grande tétralogie d’Antonioni. Le finale
de L’Éclipse, quoiqu’il soit diégétiquement et narrativement attaché au
reste du film, a souvent été commenté comme un petit morceau à part, un
petit film d’une dizaine de minutes, sans paroles, et qui dit muettement
un certain nombre de choses sur la ville qu’il dépeint et sur sa forme, sur
ses habitants, sur le monde comme il ne va pas, sur un certain sentiment
mélancolique de l’existence.
Du roman à l’écriture, il y a un pas – un seul. D’une certaine façon, on
peut voir la fameuse théorie du cinématographe de Robert Bresson
comme un prolongement et une radicalisation de la proposition d’Astruc-
Bazin. L’auteur de cinématographe, comme le cinéaste metteur en scène
et essayiste d’Astruc, doit se méfier par-dessus tout de la tentation de la
« belle image », mettre à distance la peinture ; il doit considérer comme
une aberration le jeu théâtral filmé. Bresson, à sa façon, conçoit
également le film comme une œuvre d’expression personnelle, pas très
loin de la fiction romanesque – un roman sans notations psychologiques
mais non sans cohérence profonde des personnages, sans visée
sociologique expresse mais non sans réalisme, sans allégorisme mais non
sans force de suggestion philosophique. Les propositions les plus
célèbres de Bresson sont celles qui touchent à l’acteur, qu’il rebaptise
« modèle » et veut écarter le plus possible de tout naturalisme. Le choix
d’amateurs pour la plupart des rôles de ses propres films à partir du
Journal d’un curé de campagne, le jeu blanc imposé systématiquement à
partir de Pickpocket, l’ellipse de plus en plus accentuée, jusqu’à L’Argent
qui en est l’apogée, sont les traits auxquels chacun aujourd’hui identifie
un film de Bresson. Les conséquences théoriques de ces choix, exposées
par le cinéaste lui-même dans un recueil d’aphorismes qui est l’un des
plus célèbres livres sur le cinéma, ont souvent été commentées, mais le
plus souvent dans le sens de leur opposition à l’idée du cinéma comme
art de l’image. Or, elles contiennent aussi une proposition positive : celle
du cinéma comme écriture – mais en un sens radicalement éloigné de
toute idée de « cinégraphisme » telle qu’on avait pu l’avancer dans les
années Vingt.
Le film selon Bresson raconte bel et bien une histoire, il est d’essence
fictionnelle ; les acteurs et les autres circonstances du tournage sont loin
d’être indifférents mais ils doivent être réduits (« aplatis ») et maîtrisés
par un seul responsable de l’œuvre, le cinéaste. Poussant un cran plus
loin l’idée d’Astruc, Bresson va ainsi jusqu’à imaginer une forme de
cinéma où l’acteur ne joue plus du tout, mais figure, incessamment, ou
plus exactement devient une sorte de matériau expressif que l’auteur
manipule, avec lequel (dans lequel) il compose. Le film ainsi conçu n’est
pas mis en scène – en aucun des sens de l’expression. Il est proprement
écrit, et l’insistance de Bresson sur le fait que ce sont les relations entre
les plans successifs (les « images et sons aplatis ») qui font le sens, oblige
à penser à ces plans comme à des phrases, et à leur montage comme à
l’enchaînement des paragraphes dans le roman. Mettre en scène, dans ce
cinéma de l’essai et de l’écriture, cela n’est plus se soumettre à
l’articulation du dramatique, ce n’est plus gérer un jeu d’acteur (ni
d’ailleurs vraiment une action) ; c’est, tout simplement, un autre nom du
geste créatif.
En profondeur ou en surface, le théâtre est demeuré la référence de
tout ce que j’ai appelé – pour cette raison – « premier cinéma ». Le
modèle d’une action dramatique confinée dans un lieu clos, plus ou
moins assimilable à un cube scénique, et comportant de longs échanges
dialogués, est resté longtemps le schème typique de ce cinéma ; il a
connu d’innombrables variantes, mais aucune ne l’a remis en question
profondément. Dans un ouvrage publié aussi tard que 1984, où il
consigne le bilan de son expérience sous forme de conseils à l’apprenti
metteur en scène, le vétéran de Hollywood Edward Dmytryk reprend
encore cette antienne : le metteur en scène doit veiller à faire du cinéma,
pas du théâtre. Parmi les anecdotes dont il émaille son discours
didactique, plusieurs concernent des metteurs en scène des années du
« tout parlant », transfuges du théâtre qui n’avaient pas compris que la
mise en scène de cinéma ne pouvait se faire du point de vue exclusif du
« monsieur de l’orchestre » (selon la phrase souvent citée de Georges
Sadoul). Tel réalisateur ne faisait que des plans d’ensemble cadrés
frontalement, et s’il voulait concentrer l’attention sur un personnage, ne
pensait pas à faire un plan plus gros, mais inventait des actions qui
évacuaient les autres ; tel autre ne savait disposer ses personnages qu’en
rang d’oignon face à la caméra, même pour les dialogues (une tendance
qu’on trouve même chez de grands réalisateurs des années Trente et
Quarante, voir l’exemple de His Girl Friday cité ci-dessus).
Face à cette méconnaissance du langage cinématographique et à ces
marottes de théâtreux, on comprend que les générations de cinéastes qui
ont suivi les tout premiers pionniers – de la génération de Ford et Walsh à
celle de Curtiz et Dmytryk – aient été soucieuses avant tout de se définir
par opposition au théâtre. Dans son bref compendium, Dmytryk n’en finit
pas d’énumérer les moyens dont dispose le film pour n’être pas théâtre :
angles de prise de vues aussi variés que possible, oubliant absolument le
« quatrième mur » ; jeu avec les objectifs ; naturalisation du jeu d’acteur ;
etc. Mais cette obsession d’une mise en scène spécifique, étrangement,
reste prise dans les rets des deux données de base du théâtre, le verbe et
le lieu. Le soin même apporté aux décors, aux accessoires, à leur
perfection dans le vraisemblable et le naturel ; l’art de reproduire en
studio n’importe quel lieu ; la science des éclairages ; tout cela témoigne
d’un travail du lieu qui est la transposition pure et simple – en vue d’un
spectacle différent, et peut-être d’un autre public – du travail du théâtre.
De même, le culte du scénario est le commencement de la sagesse du
réalisateur. Comme Gad, Dmytryk voit le réalisateur comme une espèce
de gardien du scénario – quitte à le changer pour le garder et le défendre
plus efficacement, y compris contre lui-même, avec ou contre les
acteurs ; etc. Ce cinéma que hante le théâtre ne pense qu’à s’en
démarquer : c’est que cela n’est ni évident, ni acquis.
Comparé au traité sur le cinéma d’Urban Gad (1919), celui de
Dmytryk témoigne de deux changements majeurs. D’abord, le montage
et la variété des points de vue possibles (y compris sous le nez des
acteurs, y compris en plongée verticale ou en contre-plongée audacieuse)
l’ont emporté absolument sur le plan long et le plan-tableau ; « mise en
scène » ne signifie plus obligatoirement que le plan équivaut à une scène,
et la mise en scène se réalise autant au montage et au découpage qu’au
tournage. Ensuite, le jeu des acteurs, au lieu d’être apprécié pour sa
gestuelle, est devenu de plus en plus « intérieur », et le bon acteur
désormais est celui qui en fait le moins (Dmytryk revient plusieurs fois
sur l’idée que le très bon acteur se contente de jouer « avec les yeux »).
Surtout, le bon acteur est celui qui est capable de suggérer qu’il n’est pas
un acteur : qu’il ne joue pas un personnage, mais qu’il l’est. Chez un
Dmytryk, ou ses pairs, c’est le plus souvent une espèce de wishful
thinking – mais l’idée est là, dès les années Quarante, et elle va faire son
chemin, multiplement. Ce sera après 1950 une des grandes obsessions de
la critique, spécialement de la critique française : le cinéma – revenant à
sa nature primitive de cinématographe – sera vu comme un outil à capter
le vivant, « la vie telle qu’elle est », à capter l’acteur au naturel.
Évidemment, dans l’opération, la notion même de mise en scène
changera, quasi du tout au tout, cessant de renvoyer interminablement au
théâtre, pour prendre le sens d’une sorte de capacité magique à voir, à
révéler, à faire surgir la vérité. C’est ce que nous allons voir au chapitre
suivant.
Chapitre 2

Un manifeste esthétique : La mise en scène et


le monde

Un manifeste négatif

L’époque des esthétiques et des manifestes

On n’a guère célébré, en France ni dans le monde, le cinquantenaire du


cinématographe. L’époque était occupée à autre chose, et les célébrations,
lorsqu’il y en eut, furent sans portée intellectuelle. Ce n’est que dans
l’après-coup que fut mis en lumière le bilan de ce demi-siècle de cinéma :
un bilan esthétique, formel, idéologique bien plus que technique ou
industriel. Lorsqu’il écrit, au début des années cinquante, les trois articles
qu’il devait ensuite fondre en un seul, sous le titre ambitieux
« L’évolution du langage cinématographique », André Bazin s’attache à
une seule chose : le passage du cinéma à une espèce d’âge adulte, qui le
fait sortir de la dépendance du visuel (« de la peinture », dit-il) où il était
à l’époque muette, mais aussi de la dépendance du théâtre où l’avaient
trop souvent réduit les années du premier parlant. « L’image – sa
structure plastique, son organisation dans le temps –, parce qu’elle prend
appui sur un plus grand réalisme, dispose ainsi de beaucoup plus de
moyens pour infléchir, modifier du dedans la réalité. Le cinéaste est, non
plus seulement le concurrent du peintre et du dramaturge, mais enfin
l’égal du romancier. » J’ai déjà évoqué cette conclusion au chapitre
précédent : en effet on a affaire alors à un « deuxième cinéma », qui peut
moduler et modeler le temps, ou plutôt les temps ; qui peut varier ses
points de vue de façon infiniment souple ; qui peut dire « je » aussi bien
que « il » ; qui peut suggérer le passé, voire le plus-que-parfait, et même
envisager le futur (ou au moins l’optatif) ; bref, qui est enfin doté des
moyens élémentaires de son art.
Cette définition du cinéma de l’après-guerre sera souvent rapportée,
par la suite, à la notion vague de « modernité » cinématographique – au
même titre que le surcroît de réalisme autorisé, à peu près à la même
époque, par le plan long, l’écran large, la vue pseudo-documentaire et
l’emploi ostentatoire d’acteurs non professionnels. C’est que la
possibilité du romanesque, comme les libertés que prenait avec toutes les
règles plus ou moins convenues le cinéma de Rossellini et ce qu’on
appelle encore, en France, son « néo-réalisme », allaient en partie dans le
même sens : donner au cinéaste, à l’auteur de films, la possibilité
d’exprimer un point de vue sur l’histoire qu’il raconte, que ce soit un
point de vue affirmé et assertif, une sorte d’intervention du « je » dans un
monde de fiction, ou au contraire un point de vue discret, implicite,
parfois jusqu’à l’ambiguïté, et semblant laisser parler les êtres, les choses
et les lieux. Bref, il devenait possible d’être vraiment et pleinement
« auteur de films », ce que le « premier cinéma » n’avait permis que de
manière plus exceptionnelle et plus limitée, tant dans sa variante muette
(par les limitations essentielles qu’elle comportait, au premier chef celle
de l’image métaphore) que dans sa variante parlante, où le cinéaste était
le plus souvent second par rapport au scénariste.
Le cinéma-roman, le cinéma mythiquement « moderne » de Rossellini,
n’étaient pas les seules esthétiques du film à se faire jour alors. Au même
moment, Bresson mettait au point le système qu’il allait perfectionner
dans ses plus grands chefs-d’œuvre (Un condamné à mort s’est échappé,
1956, Pickpocket, 1959) et qui mènerait aux aphorismes systématiques
des Notes sur le cinématographe. Au même moment aussi, Éric Rohmer
développait une approche ouvertement esthétique et historienne (au sens
de l’« histoire de l’art »), plaidant pour la venue d’un cinéma
authentiquement classique et mettant en avant la notion de beauté. De
manière moins cohérente et moins formelle, un ensemble de cinéastes, au
premier rang desquels il faudrait citer Chris Marker, s’essayait à
réactualiser les idéaux, politiques et formels, des avant-gardes de l’entre-
deux-guerres. Dans un contexte national déjà protégé par les lois et les
institutions, a pu éclore une demi-douzaine d’esthétiques ou d’idéologies
critiques, toutes passionnantes, toutes fécondes, toutes liées à l’actualité
la plus actuelle, et faisant de cette période, 1945-60, incontestablement la
plus riche du point de vue d’une histoire des idées sur l’art
cinématographique.
C’est à la fin de cette période de bouillonnement critique que parut un
texte singulier. En plein été 1959, les Cahiers du cinéma offrirent à leurs
lecteurs, sous le titre provocateur « Sur un art ignoré », et muni d’un
« chapeau » rédactionnel sibyllin, l’un des plus directs des manifestes
artistiques jamais écrits sur le cinéma. S’inscrivant dans le tableau
général d’une époque fertile en revendications de nouveauté (la Nouvelle
Vague est déjà là), ce manifeste étrange complique le tableau. Dire, en
1959, que le cinéma a été mal évalué comme art, c’est faire table rase de
tous les manifestes de l’époque muette (en particulier, ceux qui voulurent
faire du cinéma l’art du montage ou l’art de l’image), de tous ceux du
passage au parlant, comme de toutes les propositions récentes qui se
félicitaient que le cinéma fût devenu l’égal de la chose littéraire. Postuler,
en outre, que l’évaluation critique, si elle ne peut se soutenir d’un sens de
l’Histoire, doit tenir compte d’une essence de l’art du cinéma, était
également provocateur, dans un contexte journalistique français où la
critique marxiste était, quantitativement au moins, la plus importante.
L’article de Mourlet est de facture classique ; il repose sur une tactique
et une rhétorique simples : pour définir l’art du cinéma, le mieux est de le
différencier le plus nettement possible des autres arts (comme l’avait fait
Bazin, mais tout autrement). Pourquoi le cinéma (« seul le cinéma »,
comme dira Godard plus tard, dans ses Histoire(s) du cinéma) est-il
définissable par opposition à tous les autres arts ? C’est qu’il est le seul
art inventé, le seul qui, nécessitant un certain développement de la
technique et un certain état de civilisation (en particulier le goût de la
représentation mimétique), n’a pas eu comme les autres une origine
mythique et un développement universel, mais a résulté d’une invention
locale et historiquement déterminée. Cependant, ce n’est pas sur cette
donnée historique (incontestable) que raisonne Mourlet. Il part – pour en
prendre le contre-pied exact – de trois thèses d’histoire et de psychologie
de l’art :
– les arts en général résultent de l’exercice d’une visée déterminée,
soumise au désir de l’homme et atteinte à coup sûr pourvu qu’on maîtrise
la technique ; ce sont des arts de l’intention, et même, des arts qui ne sont
qu’intention ;
– ils supposent l’existence, entre le monde et l’œuvre d’art, d’un
troisième terme qui permet la symbolisation du premier par le second. Ce
« tiers symbolisant » a souvent été appelé un « langage » (de la peinture,
du théâtre, de la danse, de la poésie), et Mourlet à son sujet a cette
formule fulgurante : « [dans les arts] le monde échange sa forme contre
sa vérité » ; les arts traditionnels donnent forme au monde (qui n’en a pas
par lui-même), au prix de sa vérité, qui se perd dans l’opération, la forme
n’étant pas véridique ;
– enfin, et par conséquent, toute technique de mise en forme est a
priori aussi bonne qu’une autre : c’est l’existence du tiers symbolisant qui
importe, non sa nature particulière. Le critique n’a pas de raison
théorique de choisir un moment plus essentiel ou plus authentique : toute
pratique cohérente de la peinture, de la poésie, de la danse ou de la
musique est une manifestation véridique de cet art.

La visée du cinéma comme art ne se définit pas par le désir de l’artiste

« Un œil de verre et une mémoire de bromure d’argent donnèrent à


l’artiste la possibilité de recréer le monde à partir de ce qu’il est, donc de
fournir à la beauté les armes les plus aiguës du vrai » (p. 23) Cette phrase
paradoxale est la première clef de l’esthétique du cinéma selon Mourlet :
créer sans créer.

« Recréer le monde… »

L’art en général est création : c’est la conception dominante en


Occident. L’apologie de l’artiste génial, engagée à plusieurs reprises dans
notre tradition philosophique et esthétique, n’y a jamais vraiment cessé.
Le génie a plusieurs facettes : il est celui qui, quasi-démiurge, est capable
de comprendre le kosmos, l’ordre du monde (c’est la version, néo-
platonicienne, de la Renaissance) ; ou bien, il est celui qui découvre et
explore des domaines et des voies inconnus (conception, nietzschéenne
avant la lettre, du Romantisme) ; il est aussi cet homme dont les qualités
d’exception se manifestent par un tempérament et un comportement
singuliers. La première conception, celle du génie égal à Dieu parce qu’il
connaît l’ordre de l’univers, est loin de nos intelligences et de nos sensi
bilités ; elle a été submergée par la deuxième, celle du découvreur
d’inconnu et d’infini, dont Rimbaud et le surréalisme ont été les
prophètes et les thuriféraires. Cependant, la conception « organisatrice »
du génie, si elle a disparu sous sa forme classique, n’a cessé de hanter
comme un remords l’art du xxe siècle, des programmes abstraits et
militants des années Vingt (De Stijl, le constructivisme) aux exercices de
maîtrise ironiquement absolus qui, de Duchamp à Warhol, ont laissé leur
marque profonde dans toute entreprise artistique actuelle.
Ignorance ou dédain, Michel Mourlet ne fait aucune allusion à cette
histoire-là. Sa conception de l’art est antérieure au xxe siècle : il pense
l’artiste comme on le pensait au milieu du xxe – et le destinataire,
carrément comme au xviie. « L’art est la religion de la lucidité » (p. 31),
c’est-à-dire la religion de l’époque « lucide », celle qui n’a plus (besoin
de) la foi en Dieu – mais cette nouvelle « religion » concerne
différemment l’artiste et son public. Pour le public, elle fonctionne
vraiment comme religion, c’est-à-dire comme ciment social, répondant à
un désir d’ordre qu’il s’agit d’exaucer ; le spectateur, le participant au rite
de l’art est presque, pour lui, un citoyen platonicien, aspirant à la Beauté,
et sachant qu’en outre il se verra offrir la Vérité. Cependant, Mourlet le
voit prêt à s’abandonner totalement à l’œuvre, à l’artiste, jusqu’à
l’« absorption de la conscience par le spectacle » ; un spectateur non
critique, non distancié, ayant toute confiance dans un art absolu, qui ne
peut le tromper. L’artiste quant à lui est mû par un moteur apparemment
contradictoire avec cet idéal, sa « volonté de puissance ». L’exercice de
l’art est alors – au plus près d’une conception classique – la pratique
d’une série de limitations de cette volonté dans ce qu’elle a d’arbitraire.
L’artiste doit plier sa personnalité d’exception jusqu’à partager les
angoisses et les questions du public ; aussi l’exercice de l’art est-il, pour
lui, un exorcisme : « l’artiste fait œuvre d’art pour se délivrer, pour
apaiser ses contradictions » (p. 32). On retrouve le troisième trait du
génie : la souffrance, intérieure parce qu’il est « né sous le signe de
Saturne », extérieure parce qu’il est incompris. L’artiste doit faire
l’épreuve extatique de l’excès, pour se trouver lui-même, dans une
espèce d’ordalie purificatrice – à moins qu’il ne sache assez se dominer
pour faire l’économie de cette épreuve.
Dans tous les cas, l’artiste, l’art, le destinataire ont affaire au sublime.
Sublime de grandeur, par l’ambition sans limite qui définit le véritable
artiste ; sublime de terreur, par la teinte quasi infernale que prend la
description de l’acte créateur ; sublime critique du triomphe de l’humain
sur sa faiblesse, du souci de maîtrise de soi. « Que tout ce qui ne ressortit
pas à cet ordre du sublime soit nul, inutile et sans intérêt, que tout art qui
n’est pas exclusivement intime et passionnel, voué à l’excès, précieux,
aristocratique, soit frivole et dérisoire, c’est à la fois une évidence de
notre désir et une conséquence logique de la fonction existentielle de
l’art » (p. 33). L’art est une activité, il n’est pas « un reflet passif de
l’intégrale réalité », et Mourlet n’a pas de mots assez durs envers le
réalisme dans toutes ses tendances, néoréalisme en tête, parce qu’il est
toujours trop passif, trop dénué de volonté créatrice : devant l’œuvre
réaliste, qui n’« exorcise » rien, le spectateur ne peut rien éprouver.
Conception provocante –moins par son énonciation terroriste, qui à
l’époque irrita ou séduisit, que par son porte-à-faux délibéré entre les
postulations moderne et classique. Moderne est, chez Mourlet, le recours
à l’idée de génie créateur, se substituant à l’idée d’une communauté
artistique qui établisse les règles et bénéficie des progrès communs ;
l’artiste n’a de comptes à rendre qu’à lui-même (et à la vérité), nullement
au milieu des artistes, ni même à la société qui lui permet d’exister. Mais
contradictoirement, cet artiste croit encore qu’on peut placer au cœur de
l’entreprise artistique le problème de la vérité (donc de l’erreur ou de la
fausseté). Bref, l’artiste crée, au gré de sa « volonté » créatrice, mais il ne
saurait créer n’importe quoi : il « recrée le monde ». Si, romantiquement,
il est un voyant, il asservit classiquement sa vision à l’obligation de la
partager en toute clarté.
« … à partir de ce qu’il est »

Sur ce fondement paradoxal, on comprend mieux la définition de l’art


du cinéma. L’artiste n’y a pas vraiment le choix, car son arbitraire, son
désir et sa volonté sont contraints : c’est « le monde » qui définit toute
l’entreprise artistique, jusqu’au spectateur (lequel n’a pas non plus le
choix : devant le film, il ne recevra que le monde, et ne doit rien y
chercher d’autre). L’art du cinéma c’est de faire une image du monde
(pas de « réalisme » brut), mais que cette image soit bien du monde (pas
d’irréalisme non plus). « L’essence du cinéma comme art n’est pas plus
le documentaire que la féerie, si le documentaire se borne à restituer les
apparences incontrôlées et si la féerie autorise le mensonge, le truquage
et les artifices d’esthètes ; mais c’est à la fois le documentaire et la féerie,
s’il s’agit de la beauté imposée par l’évidence de l’œil irrécusable »
(p. 34).
L’art du cinéma a une essence : il ne faut pas le définir par ses
accidents, ses réalisations de hasard, qui dépendent des circonstances (ne
pas l’identifier à une école, un mouvement, un moment passager) ; ce qui
importe est moins son existence que cette idéale essence qui est la sienne
(ce pourquoi Mourlet a une liste extraordinairement sélective de « vrais »
cinéastes). Cette essence c’est « la beauté » ; le matériau de cet art c’est
ce qui est de l’ordre de l’évident, ce qui ressort dans le visible, ce qui s’y
distingue (et non pas ce que j’y distingue, moi) – sous le contrôle et le
critère de l’« œil irrécusable ». L’objet de cet art, c’est le monde, en tant
qu’il est capable de cette évidence : non pas, donc, le tout du monde,
mais seulement ses aspects ou qualités qui sont susceptibles d’agir
immédiatement sur nos sensibilités. L’art doit saisir certains aspects du
monde (pas de féerie), mais pas tous (pas de réalisme passif) ; il doit
sélectionner certaines des apparences.

L’art du cinéma ne suppose pas un tiers symbolisant

À cette première thèse sur l’art et l’artiste s’ajoute une thèse sur le
spectateur : de même que l’artiste a affaire directement au monde via
certains de ses aspects, le spectateur est dans un rapport d’immédiateté au
monde à travers le film ; voir un film, ce n’est pas lire, ce n’est pas même
comprendre – c’est avant tout ressentir, accepter qu’on me montre
quelque chose qui n’a pas de sens, ou dont on ne me donne pas le sens.
Mourlet développe cette idée dans deux directions, l’une plutôt
psychologique, l’autre plus idéologique.

Le cinéma total

L’expression « cinéma total » a été inventée, semble-t-il, par l’écrivain


René Barjavel (devenu ensuite connu comme auteur de science-fiction),
dans un petit ouvrage paru assez discrètement pendant la guerre. Elle a
été reprise (sans référence à Barjavel) par André Bazin, dans un article
paru deux ans plus tard. Chez les deux auteurs, l’idée directrice est la
même : le cinéma est en progrès effectif, incessant, vers un état idéal, qui
est ou sera la reproduction parfaite et complète de tous les phénomènes,
dans toutes leurs dimensions sensorielles. L’utopie d’un cinéma
s’adressant à tous les sens – y compris l’odorat et le toucher – est
ancienne (on la trouve dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, en
1932), et d’un intérêt limité. Plus intéressante est l’idée de perfection de
la reproduction, qui renvoie à une autre et très vieille utopie, celle de
l’illusion. On sait que, s’il est possible de tromper l’oreille par une
reproduction sonore, on ne peut tromper l’œil que dans des conditions
très limitatives (celles du « trompe-l’œil »), qui ne concernent guère le
cinéma. L’illusion parfaite est impossible, et depuis longtemps on en a
conclu qu’elle n’est pas le but de l’art. Le cinéma total, comme le dit
Bazin, est un mythe ; c’est bien ainsi que l’entend Mourlet, pour qui il
désigne, simplement, l’idéal d’un cinéma qui « prend » son spectateur,
qui l’immerge par des moyens le plus directement sensoriels et
émotionnels possible, sans l’interposition d’un « langage » d’images.
Reste l’aspect dynamique (historique) de cette thèse : un progrès
technique permanent, dont on peut juger sur un exemple majeur, le
passage du muet au parlant (majeur, parce qu’il ajoute un paramètre
sensoriel tout entier, qui en outre est celui de la parole). Si le parlant
représente un progrès, on peut alors partager l’histoire du cinéma muet en
deux tendances : l’une, sans avenir, qui copiait la peinture, l’autre,
progressiste, qui tâchait de parler sans paroles. Mourlet reprend, à peu de
choses près, ce raisonnement assez spécieux, et en déduit les
conséquences esthétiques : tout ce qui ne va pas dans le sens du cinéma
total est mauvais, parce que non conforme à l’essence de l’art du cinéma.
Se voient ainsi condamnées, dans le cinéma muet, et, bien sûr encore
davantage, dans le cinéma parlant, la métaphore, la pantomime, la
déformation « caligaresque » du décor, les déformations filmiques (le
flou, les surimpressions), parce qu’elles opèrent un transfert d’essence,
du monde évident à l’image, donc tendent à rétablir un tiers symbolisant,
un langage qui pourrait s’autonomiser. L’histoire du cinéma est l’histoire
de sa « purification », de son adéquation de plus en plus parfaite à l’idéal
d’un art de l’immédiateté et de la transparence.

La fascination

Cette transparence du média a son correspondant psychologique : le


spectateur est projeté dans le film, il est présent à lui de manière
spontanée. « L’absorption de la conscience par le spectacle se nomme
fascination : impossibilité de s’arracher aux images, mouvement
imperceptible vers l’écran de tout l’être tendu, abolition de soi dans les
merveilles d’un univers où mourir même se situe à l’extrême du désir.
Provoquer cette tension vers l’écran apparaît comme le projet
fondamental du cinéaste.» (p. 36). Le thème de la captation filmique, par
lui-même, n’est pas nouveau ni rare ; le remarquable est l’intensité qui lui
est conférée : absorption, fascination, tension, abolition de soi, extrême
du désir, jusqu’à l’extase (« nous sommes en dehors de nous-mêmes »,
p. 37) – sans qu’on cherche d’ailleurs à distinguer, dans cette captation,
ce qui ressortit à l’effet-fiction et à l’image elle-même (à l’image-
action).
Là aussi, on a une franche axiologie. Le mauvais, c’est ce qui rompt la
fascination, et particulièrement, tout ce qui fait prendre conscience de
l’existence de l’image, ou ce qui manifeste, volontairement ou non, une
intervention de l’auteur. Au premier chef, c’est le montage qui est visé,
parce qu’il est toujours « intervention extérieure et brutale d’une volonté
qui se superpose au regard de la caméra » (p. 38). On reconnaît encore un
thème bazinien, celui du montage interdit, à ceci près que Mourlet est
plus radical : ce n’est pas, comme chez Bazin, « quand l’essentiel d’un
événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs
facteurs de l’action » que le montage est « interdit », mais tout le temps –
parce qu’il ne s’agit pas seulement d’ontologie (pour reprendre le terme
de Bazin), mais aussi de pragmatique. Le montage doit être interdit pour
respecter la durée, le rythme, la nature et la présence de l’événement ; il
doit l’être aussi pour ne pas casser la fascination du spectateur. Bref : du
côté de l’artiste comme du côté du spectateur, le cinéma ne supporte pas
le langage de l’art. Au cinéma, « le monde n’échange pas sa forme contre
sa vérité » : elles sont indissociables.

L’esthétique du cinéma n’est pas relative

Le cinéma, dans la version qu’en offre Mourlet, est donc, au contraire


des autres arts, un absolu. Impossible, à son sujet, d’accepter des
conventions arbitraires, car l’art du cinéma est responsable envers le
monde. Avec le cinéma « la beauté se voit conférer l’arme du vrai » :
puisque le cinéma est soumis à une règle qui est du monde, il inclut une
dimension de vérité, que n’ont pas les autres arts.

La « mise en scène » comme principe esthétique

La « loi de progrès » que manifeste l’utopie du cinéma total est alors à


comprendre comme une sorte de conscience historique propre. Mourlet,
peut-être influencé par André Malraux qui avait relayé en la vulgarisant
cette thèse hégélienne de la conscience historique, semble bel et bien
penser qu’il existe un sens de l’Histoire allant vers l’actualisation des
essences, donc, en ce qui concerne le cinéma, vers l’adéquation idéale
entre une nature et une pratique, sanctifiée par le fait que le cinéma est
l’art du siècle, dépassant tous les autres et les renvoyant à leur relativisme
(comme, encore, chez Éric Rohmer). Il existe donc un principe esthétique
directeur du cinéma, et il est absolu. Alors que, dans les autres arts, peu
importe le principe de mise en forme, puisque le monde y est symbolisé
et non directement présent, dans le cinéma, il n’existe qu’un seul principe
de mise en forme acceptable : c’est celui que Mourlet appelle « mise en
scène », et qui garantit la présence directe du monde.
« Mise en scène » : nous y voici enfin. En 1959, c’est tout sauf un
terme neutre. L’expression est chargée d’histoire, et avant tout, d’une
histoire du théâtre. Même Mourlet est bien contraint d’en donner d’abord
une définition de cet ordre : « la mise en place des acteurs et des objets,
leurs déplacements à l’intérieur du cadre » (p. 30). Mais pour minimale
qu’elle soit, cette définition montre déjà que la mise en scène de cinéma
n’est pas la mise en scène de théâtre : si, au théâtre, mettre en scène c’est
mettre sur une scène, en cinéma, tout est rapporté au cadre. Nous l’avons
vu au chapitre 1 à propos de Griffith, et nous le reverrons au chapitre 3 :
les mouvements, les gestes, les mimiques des acteurs, l’apparence du
plateau de jeu n’ont d’existence que dans le rectangle du cadre. Certains
pensaient même que, puisque la représentation cinématographique était la
transposition de certains événements sur une surface, et qu’en outre cette
surface changeait dans le temps, on devait pouvoir décrire le cinéma
comme une espèce d’écriture. De Koulechov et de sa théorie de
l’expressivité de l’acteur, jusqu’à Bresson et à sa conception du cinéma
comme mise en relation d’images successives dont aucune n’est
autosuffisante, il ne manque pas de définitions du cinéma qui intègrent
cette donnée du rectangle, de l’image, de l’aplatissement littéral de la
réalité par son filmage. Pour Mourlet, les conséquences sont fort
différentes. La mise en scène comme mise en place et gestion des
déplacements est à considérer – mais uniquement parce qu’elle contient
en germe quelque chose que le théâtre n’a aucun moyen d’atteindre sinon
dans la surenchère et la grimace : le potentiel d’affect de chaque geste, de
chaque regard, de chaque mouvement. Le cadre est l’intensificateur de
tension qui permet de magnifier, voire de transfigurer ces affects et ce
potentiel. La mise en scène au cinéma n’est pas une technique : grâce à la
contrainte bénéfique du cadre, elle devient une force (ou, en d’autres
passages de son texte, une énergie). Tout se passe comme si le cadre, en
resserrant la mise en scène, en la clarifiant, en la rendant définitive,
devenait une espèce de lentille qui focalise son énergie.
Ce pouvoir du cadre est peu souligné par Mourlet (cela l’amènerait à
accorder aux paramètres de l’image une valeur expressive propre, ce
qu’il n’est pas disposé à faire). Il reste donc assez vague, et ne précise
pas sa définition de la mise en scène d’un point de vue technique, mettant
au centre du film, de son pouvoir et de son principe, au centre de la
« mise en scène », ce qui, à ses yeux, incarne le mieux l’énergie : une
sélection de « mouvements privilégiés », « les actions et réactions d’un
homme dans un décor ».

La mise en scène et l’acteur

Le centre et l’origine de la mise en scène telle que la conçoit Mourlet,


c’est donc l’acteur, et le critère du véritable artiste du cinéma, c’est la
« franchise et la loyauté sur le corps de l’acteur » (p. 40). Au contraire,
les mauvais cinéastes, ou faux cinéastes, sont ceux qui n’ont de cesse de
manipuler ce corps, tels Hitchcock, Eisenstein ou Welles. Toute l’énergie
du fluide mystérieux qu’est la mise en scène passe par le corps de
l’acteur, c’est de lui que sur l’écran elle émane, c’est lui qui incarne le
meilleur moyen de capter le spectateur, de le fasciner, de le faire
communier à l’« incantation de gestes, de regards […] où l’on se perd
pour se retrouver lucide et apaisé » (p. 35). Il a à ce propos cette formule
devenue fameuse : « Puisque le cinéma est un regard qui se substitue au
nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs, il se posera sur
des visages, des corps rayonnants ou meurtris mais toujours beaux, de
cette gloire ou de ce déchirement qui témoignent d’une même noblesse
originelle, d’une race élue qu’avec ivresse nous reconnaissons nôtre,
ultime avancée de la vie vers le dieu » (p. 43).
Le début de cette phrase a été immortalisé par Godard – qui la cite au
générique du Mépris (1963), mais s’arrête avant les considérations sur
l’acteur et remplace la fin de la phrase par celle-ci : « [ce film] est
l’histoire de ce monde ». Là où le cinéaste se propose de faire un film sur
« le monde substitué au nôtre », c’est-à-dire un film sur le pouvoir de
l’illusion cinématographique, sur ses limites et sur son artifice constitutif,
Mourlet voyait ce monde « accordé à nos désirs » comme le règne de
personnages littéralement merveilleux. Des corps rayonnants de beauté,
incarnations magiques de l’image du divin, du Beau. Avec cette rêverie,
on est loin de la mise en scène comme mise en place, avec tout ce que
cela implique de calcul. Faire du cinéma un art de la mise en scène pour
le définir comme création d’un monde merveilleux où règnent la beauté
et l’énergie des gestes et des corps, c’est avoir quitté la scène pour
l’idéal, c’est avoir quitté l’acteur pour la créature, c’est vouloir
transcender la fiction dans le mythe. Poussée à sa limite, cette conception
ne correspond à aucun film existant, elle est une pure Idée de « mise en
scène », c’est-à-dire de l’exercice, sur le monde, d’un regard qui le
transfigure.
S’il est une possibilité d’incarnation de cet idéal, c’est, pour la mise en
scène, dans la plus grande transparence (le refus du montage et de
l’expressivité de l’image), et, pour l’acteur, dans le naturel. Ce terme est
difficile à définir, au sens français du « jeu naturel » comme au sens
anglais du natural. Le natural [actor], c’est celui qu’il est vain de diriger,
parce qu’il sait d’instinct ce qu’il doit faire, et surtout parce que, hors
d’un certain registre ou de certaines limites, il ne pourra pas jouer.
L’extrême en est l’acteur non professionnel, celui qu’il faut prendre par
surprise, et qui ne jouera que si on fait appel à toute sa personne.
Nicholas Ray, qui a beaucoup aimé ce style d’acteurs, de Robert
Mitchum à James Dean, a bien expliqué cette relation complexe entre un
registre, une personnalité, une intuition, une science innée – et la position
de retrait actif que cela assigne au réalisateur. Quant au jeu « naturel »,
c’est un idéal – neutre, apparemment spontané – du jeu : autant dire qu’il
n’existe que rarement, et surtout, qu’il est un jeu, aussi élaboré qu’un
autre, aussi construit. Naturel et construit : contradiction dans les termes
qui a souvent abouti, chez les acteurs français, à ce qu’on a pu appeler le
« naturel stéréotypé ».
Mourlet n’a pas de théorie de l’acteur, sinon très implicite. Ce qu’il
appelle « mise en scène » tient à ces deux facteurs, aussi indéfinissables
l’un que l’autre : la transparence absolue d’un regard porté sur des
acteurs absolument naturels. Elle unit une attitude de créateur à l’attitude
de cet autre homme qui est à la fois sa créature, son rival, son modèle et
son matériau. Et dans l’un et l’autre cas, elle propose un monde
cinématographique parfait, qui se définit par un double oxymore : le
cinéaste est toute volonté créatrice et tout retrait devant l’expression
personnelle ; l’acteur est celui qui est avant d’avoir à jouer. La mise en
scène est devenue une force, une énergie et pour tout dire, une vertu.
« Vertu » vient du latin virtus, qui signifie force, mais ajoute une
connotation éthique (voire morale) qui n’est pas déplacée : la mise en
scène ne se conçoit que pure, débarrassée des scories de l’artifice, du
style, de l’expressivité, et aussi, débarrassée de la boursouflure égotiste,
de la prétention de l’auteur et du narcissisme de l’acteur. Il n’est de mise
en scène que fondue (et fondée) dans le monde, dans l’être, et c’est tout
juste si l’artiste est, comme le poète pour Heidegger (auquel Mourlet
involontairement fait souvent penser), un passeur inspiré, par qui l’Esprit
transite et qui n’y ajoute rien de lui-même.

La «mise en scène» à l’épreuve des films

Le « carré d’as »

Pour parvenir à cette définition du cinéma et de la mise en scène,


Michel Mourlet n’avait pour arme que l’acuité de sa perception des films
– un peu comme chez Kant une idée de l’art se dégage de considérations
sur la sensibilité presque dépourvues d’empirie. Quand il n’écrivait pas
dans les Cahiers du cinéma, Mourlet a souvent publié des articles dans la
revue Présence du cinéma ; cette revue (1959-67) était intimement liée à
une salle de cinéma parisienne, le Mac-Mahon, dirigée par Pierre
Rissient, et dont la programmation se voulait exemplaire. Dans le hall, on
était accueilli par les portraits géants des quatre cinéastes jugés les
meilleurs par ce courant critique « mac-mahonien » : Fritz Lang, Joseph
Losey, Otto Preminger, Raoul Walsh. Cette liste, à quelques ajouts
occasionnels près (de Vittorio Cottafavi à Hugo Fregonese), est aussi
celle de Mourlet. Ce sont à ses yeux les très rares auteurs de films chez
qui on puisse trouver le véritable art de la mise en scène.
Le choix est surprenant, à bien des points de vue, et d’abord parce
qu’il conjoint deux purs cinéastes, Lang et Walsh, à deux hommes venus
du théâtre, Losey et Preminger. Ce dernier est même un homme de
théâtre avant tout ; sa conception de la mise en scène, quoique élégante et
assez discrète, est fort interventionniste et loin de toute transparence.
Preminger est avant tout l’homme de la fluidité, et son outil le plus
important est le mouvement d’appareil. Une scène, pour lui, est avant
tout une continuité ; s’il peut la filmer en un plan unique, il le fera, quitte
à déterminer les trajectoires des acteurs de manière à le rendre possible ;
s’il doit découper, il recourra à des raccords dans le mouvement de
préférence à tout autre ; le champ-contrechamp ne lui est pas étranger,
mais uniquement lorsqu’il n’est pas évitable, et toujours comme une
forme neutre qui n’a aucune expressivité par elle-même. Le résultat,
sensible dans n’importe lequel des films de la maturité de Preminger, est
un fort sentiment de « direction », non au sens de la « direction
d’acteurs » (Preminger ayant eu la réputation de donner fort peu de
consignes aux siens), mais plutôt au sens hitchcockien de la « direction
de spectateurs ». Accompagnant, souplement mais exactement, les
déplacements des personnages, et toujours en gardant un grand degré de
liberté, et presque son arbitraire, la caméra dirige mon attention, volens
nolens, d’un geste à un autre, d’un regard à un autre, d’un endroit à un
autre.
Prenons, dans Angel Face (1952) la petite scène « de transition » où
Diane, la jeune héroïne meurtrière saisie par le remords, vient trouver son
avocat, Barrett, pour faire enregistrer sa déclaration de culpabilité.
Lorsqu’elle arrive dans le bureau, elle trouve une secrétaire, qui « filtre »
son patron et déclare qu’il n’est pas là ; déroutée, Diane s’assied, mais à
ce moment même la porte s’ouvre et Barrett arrive ; il passe avec la jeune
fille dans le bureau adjacent, par une autre porte. Tout ce jeu frappe
d’abord par la continuité ; Diane est à peine assise que Barrett, censé être
absent, arrive ; ils partent vers l’autre porte accompagnés d’un léger
panoramique, et l’entrée dans la pièce d’à côté se fait par un raccord sur
la porte, un peu comme dans les premiers Griffith. On reste alors un
moment du même côté de la pièce, face aux grandes baies vitrées et à
leurs stores à lamelles, dont l’ombre strie les murs, jusqu’au moment où
la jeune femme annonce le but de sa visite. Le cinéaste coupe alors, pour
nous la présenter en plan américain, selon un angle qui n’est ni le regard
frontal (interdit par la convention), ni le regard de biais qui amorce un
champ-contrechamp, mais un entre-deux, de l’ordre de ce que, dans un
tout autre contexte, on appellera un regard « suturant ». On revient, de là,
au premier point de vue, qui est alors souplement et incessamment
modifié par des mouvements à la dolly. Puis, un véritable champ-
contrechamp (légèrement dissymétrique : elle est en plan plus
rapproché), dont on sort par un plan sur Barrett qui réintroduit le
mouvement. La scène, toujours traitée en mouvements légers, presque
aériens, culmine après que, confronté à elle pour la seule fois face à face
dans un plan unique (donc, sur l’écran, côte à côte), l’avocat félicite sa
cliente d’avoir son crime « off her conscience ». Comme si cette allusion
à la conscience avait changé la nature de la scène, un nouvel élément,
d’ailleurs vraisemblable, s’introduit dans la mise en scène : l’ombre des
protagonistes. Celle de Barrett d’abord, qui anticipe et redouble le geste
paternel et protecteur de son bras sur les épaules de Diane ; puis celle de
la jeune femme, qui la précède et la redouble ostensiblement lorsqu’elle
quitte la pièce définitivement.
Dans tout cela, la plus grande souplesse, et si l’on veut, la plus absolue
transparence de mise en scène sont observées. Mais tout est, sans cesse,
totalement signifiant : les recadrages qui accompagnent l’un des
personnages de préférence à l’autre (pas toujours celui qui parle) ; le
mouvement incessant qui mobilise notre attention, l’amenant sur des
objets sans cesse variés, et l’empêchant de se fixer (c’est-à-dire à la fois,
nous empêchant de nous ennuyer, et nous empêchant de devenir
critiques) ; les plans fixes, qui ressortent fortement dans ce contexte
(surtout celui que j’ai lu comme « suturant ») ; le rôle muet du décor, qui
devient fort bavard avec l’apparition des ombres. Au total, une mise en
scène expressive s’il en est – dans la plus grande neutralité apparente. On
est bien loin des corps qui s’auto-expriment et de la retenue du cinéaste :
Preminger nous montre une scène, en choisissant à chaque instant ce
qu’il nous en montre, l’angle sous lequel nous devons le voir, et sans se
priver de jouer de toutes les connotations d’un décor vraisemblable mais
savamment éclairé.
On pourrait dire la même chose, plus clairement encore (et presque
théoriquement), à propos de ce moment d’un film réputé « mineur » et où
la théâtralité s’affiche, Saint Joan (1957). Il s’agit de la fin du
« Un parfait metteur en scène »
(Otto Preminger, Saint Joan, 1957)

D. R.Pour amener Jeanne d’Arc dans la tente de Dunois,


Preminger produit deux longs plans, à la grue : le premier, du
guetteur qui vient annoncer que le vent ne souffle pas, introduit sous
la tente de l’état-major ; Dunois annonce l’arrivée de la Pucelle, et,
alerté par le bruit, regarde vers le dehors…

D. R. … Raccord (triché) sur son regard, montrant l’arrivée de


Jeanne, que l’on suit entrant dans le campement, descendant de
cheval, allant à la rencontre du capitaine, puis le précédant jusque
dans sa tente où elle le convainc d’attaquer Orléans.
premier acte, avec l’arrivée de Jeanne d’Arc devant Orléans ; elle y
rencontre Jean Dunois, qui commande l’armée française, et à qui elle va
communiquer son ardeur au combat. La rencontre est un morceau de
mise en scène particulièrement démonstratif, en deux plans, l’un et
l’autre longs et sinueux. Le premier nous mène – à la grue – d’une tour
de guet, d’où descend un soldat, à la tente de l’état-major, où ce soldat se
rend pour faire son rapport : le vent d’ouest ne souffle pas (ce qui interdit
de traverser la Loire pour attaquer) ; Dunois constate son impuissance et,
à la question de ses lieutenants sur d’éventuels renforts, il répond qu’on
leur envoie « une fille », et qu’elle mettra sans doute une semaine à
arriver ; pendant ce petit discours, la rumeur du campement enfle, attirant
l’attention du capitaine, qui regarde au dehors. Raccordant sur son regard
(en un champ/contrechamp très lâche), le second plan commence par
l’arrivée de la Pucelle, au fond, suivie – toujours à la grue – alors qu’elle
se rapproche, descend de cheval, va à la rencontre de Dunois sorti de sa
tente pour l’accueillir, puis le précède pour retourner sous la tente et y
conférer avec les chefs militaires. Un objectif dramatique simple et
précis : les deux protagonistes doivent se rencontrer, sous la tente qui
symbolise le lieu de la prise de décision. Un moyen, complexe mais
totalement naturalisé, pour y parvenir : deux plans longs à la grue, qui ont
l’un et l’autre demandé une mise en place méticuleuse et relèvent de la
plus technique des mises en scène.
Le style de Preminger est certainement l’un des plus parfaits qu’on
puisse imaginer : il désigne, à chaque instant, l’élément important de la
scène, et en suggère le sens sans avoir à le mettre en exergue. On
comprend que ce style ait pu fasciner ; il est difficile en effet d’être plus
classique : respect total des conventions, culte de la transparence,
limpidité du discours dont le sens n’est jamais dissimulé, naturel le plus
grand possible du jeu d’acteur. Preminger est certainement, de tous les
cinéastes hollywoodiens de l’ère « classique », celui qui a su le mieux
marier ces deux contraintes contradictoires : faire sens, et ne pas le
montrer. Hitchcock à côté de lui paraît outré, Ford est plus sentimental,
Hawks plus rudimentaire et moins varié, et on ne peut qu’approuver le
goût de Mourlet. Reste que ce discours limpide est bel et bien un
discours, et qu’un film de Preminger, avant de nous laisser admirer les
corps des actrices et acteurs, nous impose son point de vue sur les
événements – et, plan long ou pas, cinémascope ou pas, est bien une mise
en scène, au sens technique que Mourlet néglige ou déteste. Pour le dire
avec Jacques Rivette :
« Vive Preminger, qui sait qu’il n’est ni un penseur, ni un réformateur
du monde, mais simplement un parfait metteur en scène, que dans ce mot
il y a scène, et pourquoi le théâtre serait-il pour nous matière [non]
cinématographique ? »
La mise en scène de Fritz Lang est d’une nature très différente. Tout
aussi maîtrisée que celle de Preminger, elle ne repose pas sur une
intervention permanente de la caméra et du regard du cinéaste, mais au
contraire sur leur discrétion la plus totale. Cela n’a pas échappé à Michel
Mourlet : « La mise en place des acteurs et des objets, leurs déplacements
à l’intérieur du cadre doivent tout exprimer, comme on le voit dans la
perfection suprême des deux derniers films de Fritz Lang, Le Tigre du
bengale et Le Tombeau hindou. ». Perfection : l’appréciation est
audacieuse, mais elle donne le ton. Il n’était pas particulièrement difficile
de défendre Preminger, Walsh ou même Losey, cinéastes que la critique
en général avait identifiés, au minimum comme des techniciens
exprimentés (Walsh), au mieux comme des auteurs (les deux autres).
Fritz Lang, en revanche, était souvent vu à l’époque comme un ancien
grand cinéaste qui avait mal tourné ; pour ses détracteurs, il était l’auteur
de M le maudit et des Mabuse, mais après son exil il n’avait guère fait
que des films de genre assez quelconques, au style de plus en plus raide
et académique – surtout ses derniers, telle L’Invraisemblable Vérité. Le
diptyque indien fut littéralement assassiné par la critique parisienne, qui
n’y aperçut que l’inexplicable remake d’un serial assez ridicule (déjà
porté à l’écran par Joe May en 1921, par Richard Eichberg en 1938).
Située dans une Inde de fantaisie et de convention – malgré vingt-sept
jours de tournage (sur quatre-vingt-neuf au total) dans d’authentiques
palais – l’histoire au premier abord est déroutante, en effet, par son côté
feuilletonesque, ses rebondissements invraisemblables, ses sentiments
simplifiés. Les Cahiers du cinéma, grands défenseurs du Lang américain,
ne furent pas enthousiastes (et aucun des ténors de la revue n’écrivit sur
ce film). Un critique estima qu’« il traite par le mépris et la blague une
histoire méprisable et idiote » ; pour un autre, « en faisant de l’Inde un
prétexte, le metteur en scène s’est fermé la voie de cette abstraction
qu’est toute reconstruction du réel ». Il faut attendre un numéro
largement consacré à Fritz Lang, et une nouvelle critique, pour trouver un
ton différent : le diptyque est vu comme « important à plus d’un titre »,
par sa retraversée de l’œuvre antérieur de Lang, et par la permanence
d’un style épuré et simplifié qui est sa marque. Par exemple, « le
suspense chez Lang se manifeste dans les yeux et non point, comme chez
Hitchcock, à l’extérieur des personnages. À la fin d’un plan, la direction
du regard de Debra Paget ou de Paul Hubschmid nous annonce toujours
que quelque chose va arriver. […] les yeux remplacent, pour ainsi dire, le
montage parallèle. » Michel Mourlet, qui propose dans le même numéro
des Cahiers une « Trajectoire de Fritz Lang », prend, lui, très au sérieux
cette histoire fantaisiste, et y lit, par-delà l’anecdote, « sens du cosmique
[…] incarné jusqu’au symbole par le geste halluciné du fugitif
déchargeant son arme contre le soleil », et « tragique à l’état pur : non pas
une dérisoire critique des hommes, mais une description de la fatalité ».
Ces formules de Mourlet sont sans ambiguïté, mais elles restent
vagues, et ne proposent aucune description de la mise en scène de Lang.
Au demeurant, cette mise en scène épurée est difficile à caractériser de
manière générale, et aucun critique n’y est jamais parvenu qu’en partant
d’un a priori sur la qualité d’auteur de Lang. Le film retient des solutions
limpides, qui privilégient le centre de l’image et, souvent, la symétrie (en
particulier dans toutes les scènes de parade ou de cérémonie, filmées
dans des arrangements frontaux qui font beaucoup penser aux solutions
jadis adoptées par Lang dans Les Nibelungen). Les mouvements
d’appareil sont assez rares, toujours de faible ampleur, jamais
démonstratifs ni insistants,
La « perfection »
(Fritz Lang, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, 1959)

D. R. Frontalité et monumentalité de la mise en scène : un même


point de vue, et presque le même type de cadre, pour l’arrivée du
rajah dans son palais et pour les lépreux rampant sur l’escalier (en
haut). Métaphores discrètes : le reflet dans l’eau, la toile d’araignée
protectrice (au milieu). Le corps traité comme une sculpture – de
l’héroïsme (l’architecte vient de tuer le tigre) ou de la vénusté (la
danseuse rivalise de puissance plastique avec la statue de la déesse).
et purement fonctionnels (un recadrage pour suivre un personnage qui
sort, par exemple). Les espaces sont vastes, et le film accentue la
sensation de vide qui s’en dégage, par l’usage fréquent d’une focale assez
courte, et en laissant se dérouler jusqu’au bout les déplacements des
personnages dans la profondeur. Le jeu des acteurs – certainement le plus
déroutant de tous les choix de Lang – est parfaitement cohérent avec ces
principes : hormis les quelques scènes d’action (en encore), les corps sont
assimilés à des statues, à la présence d’autant plus saisissante que leur
immobilité est animée par un jeu extraordinairement intense des regards.

Il semble assez difficile, à première vue, de marier les formules


exaltées de Mourlet sur les corps imprégnés de sublime du véritable
cinéma, et cet usage des corps d’acteurs comme autant de super-
marionnettes. La chorégraphie de la danse devant la statue de Kali
apparaît comme une caricature de danse indienne, et Debra Paget – au
corps certes splendidement sculptural – ne frappe pas par un éclat
particulier ; quant à Paul Hubschmid, sa haute carcasse et ses longs bras
semblent plutôt l’encombrer qu’autre chose. Mais Lang n’a pas misé sur
un sublime qui viendrait du charisme des acteurs ; contrairement à ce
qu’a souvent cru la critique, il a pris très au sérieux ce scénario, et son
Inde de pacotille, où tout le monde parle allemand, donne le sentiment
très fort de l’abîme entre les cultures ; les Allemands sont plus raides que
nature, face à des êtres qui n’ont pas peur des grands sentiments –
l’amour, l’honneur, la haine, la foi – et qui les incarnent sans recul ni
ironie. Le fakir est peut-être un charlatan (comme le suggère
complaisamment le frère du maharadjah), mais il exécute bel et bien la
servante, de sang-froid ; le maharadjah est un être entier, qui ne transige
pas avec son désir, et qui finit par canaliser sa passion dans la religion ; la
danseuse croit avec simplicité à la puissance de la déesse qu’elle
invoque ; cette pureté des sentiments ne pouvait être rendue mieux que
par la conjonction de l’immobilité des personnages et de la fièvre de leur
regard.
Il est naturel que cela ait enthousiasmé le défenseur d’un classicisme.
La raréfaction du geste, notamment, ne peut que donner la plus grande
force aux gestes effectivement accomplis – par exemple, le saut de
Hubschmid par-dessus la table du banquet, lorsqu’il comprend que la
servante a été tuée dans la malle du fakir, ou bien l’unique coup de lance
par lequel, en un éclair, il se défait du tigre qui saute sur lui. Cette mise
en scène statique est donc, en fait, extraordinairement rythmée – par les
regards, par les déplacements dans des architectures angoissantes, par de
brusques actings – et l’on comprend aisément le goût de Mourlet pour ce
cinéma d’une tenue, d’une noblesse et, si l’on tient au terme, d’une
« perfection » en effet rarement égalées. Il n’est jusqu’au traitement de la
métaphore dans ce film qui, par son naturel, n’aille dans le sens de
Mourlet ; la longue scène de l’arrivée de la danseuse dans le palais, par
exemple, où elle se compare à un oiseau dans une cage dorée, pourrait
être du pur expressionnisme, mais en faisant passer la comparaison
expressément dans le dialogue, Lang s’épargne toute tentation de la
souligner dans l’image.
Comme celle de Preminger, la mise en scène de Lang est
monumentale. Chaque détail en résulte d’une décision consciente, et rien
n’est laissé au hasard (cela est particulièrement vrai du Tigre et du
Tombeau, et c’est sans doute la raison pour laquelle ces films ont eu tant
de détracteurs : on peut ressentir comme étouffante cette maîtrise
incessante). Losey et Walsh ont des « écritures » plus souples, leurs plans
ne sont pas aussi visiblement « signés » que ceux de Lang (qu’on
identifie immédiatement). Ils représentent l’autre face du classicisme :
non plus exactement la maîtrise, mais la neutralité du style, la
transparence, l’art de s’exprimer sans idiosyncrasies ; de Losey, Mourlet
vante, justement, la capacité à varier ses modes de filmage en fonction du
sujet, et à aborder chaque scénario sans préjugés ni formules toutes faites.
Il est devenu difficile, après leurs fins de carrière respectives, d’avoir
aujourd’hui pour Preminger, et surtout pour Losey, la même
considération qu’en 1960 ; le « carré d’as » est devenu difficile à
apprécier. C’est tout le prix du manifeste de Mourlet, d’avoir saisi cette
éphémère conjonction des valeurs – même si cela ne fait pas une
démonstration de ses théorèmes esthétiques.
Difficultés de la notion d’action et de celle de présence.

Le manifeste passionné de Michel Mourlet pose donc bien des


problèmes d’application. En dépit de ses précautions oratoires, il reste
difficile de disjoindre les deux sens de l’expression « mise en scène » :
son sens concret, limité, qui provient de l’expérience du théâtre, même si
la pratique vise à l’en écarter ; et son sens idéal, de vaste portée
théorique, mais qui n’a à son actif que peu d’accomplissements réels,
toujours discutables. Au fil de ses textes, écrits au moment où
Hollywood, loin d’aller vers le développement et la consolidation d’un
classicisme, entame sa dérive maniériste et postmoderne, il ressasse
consciemment un tout petit nombre d’exemples :
« L’accès à cette mise en scène de vertiges et scintillements qui s’ouvre
à une liturgie où la contemplation d’un ordre cosmique est retrouvée, peut
expliquer pourquoi quatre-vingt-quinze pour cent de la production
cinématographique nous apparaissent inexistants, misérables et sans
rapport avec le cinéma. »
De même, la nature ineffable des caractères de la « vraie » mise en
scène rend quasi impossible de convaincre quiconque de la pertinence de
ses choix, a fortiori de leur vérité :
« Condamné à démontrer l’indémontrable, [le critique] ne peut que se
borner à consolider les a priori de ses lecteurs ou leur imprimer sans
résistance sa propre marque. »
La prise de position de Mourlet est l’une de celles qui, à cette époque,
ont joué, pour la définition d’une « pure » esthétique du cinéma, la carte
de la réalité et de son « évidence », contre celles de l’image et de
l’expressivité, qu’avait favorisées la génération critique d’avant-guerre.
Son opposition, plus instinctive que raisonnée, à « la peinture »,
s’accompagne d’un certain aveuglement ; en défendant la
« transparence » du cinéma, Mourlet ignore superbement toutes les
tentatives en ce sens, précisément, de l’art de peindre (notamment vers
1800, juste avant l’invention de la photographie) – de même que
symétriquement, en parlant de « fenêtre ouverte sur le monde », André
Bazin déformait gravement la phrase du peintre et théoricien de la
Renaissance Alberti, lequel parle de fenêtre ouverte sur l’istoria, sur la
fiction. Aussi bien, chez Bazin comme chez Mourlet et tous leurs
contemporains, y a-t-il une présomption de « réalisme » de la réalité elle-
même qui n’est jamais vraiment questionnée, et qui amène à certaines
apories.
Le moment clef est la défense de l’« évidence » du monde contre la
volonté de puissance de l’artiste créateur. « Évidence » est un terme à la
fois clair et équivoque : clair dans sa signification (est évident ce qui
s’impose à la simple appréhension, sensorielle ou intellectuelle, sans
qu’il soit besoin d’argumenter), mais complexe dans sa mise en œuvre.
L’« évidence du monde », cela peut désigner au moins deux choses, très
différentes et aux conséquences presque opposées : soit la neutralité du
regard porté par l’art, qui laisse le monde transparaître tel quel, soit la
capacité du monde à se parler lui-même via ses apparences, quitte à ne
rien dire, ou rien d’intelligible. La formule renvoie donc, soit à une
qualité de l’art – c’est le choix de Mourlet –, soit à une qualité du monde,
et c’est le choix de Bazin avec son thème de l’« ambiguïté immanente au
réel » ; quant à l’école des Cahiers, elle hésitera entre les deux, témoin
Jacques Rivette, chantre de l’évidence de l’art en 1953, de celle du
monde en 1955.
L’idée que le monde se parle lui-même avait été introduite dans l’air
du temps par la phénoménologie, dans ses diverses variantes. On la
trouve, sous une forme modérée et raisonnée, chez Maurice Merleau-
Ponty, et, pour se limiter au cinéma, dans la conférence qu’il donna le
13 mars 1945 à l’IDHEC. Dans le droit fil de la Phénoménologie de la
perception, la « nouvelle psychologie » dont parle le philosophe « nous
fait voir dans l’homme, non pas un entendement qui construit le monde,
mais un être qui y est jeté et qui y est attaché comme par un lien naturel »
(p. 96) Le cinéma est l’art le plus propre à rendre compte de ce lien
naturel, car « un film signifie comme […] une chose signifie : l’un et
l’autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s’adressent à notre
pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister
avec eux » (p. 103). Autrement dit, le cinéma est un art spontanément
« phénoménologique », puisqu’il fait voir au lieu d’expliquer. Les
moyens formels du cinéma, dès lors, sont à concevoir comme
essentiellement transparents, et s’il existe quelque chose comme un
« langage » cinématographique, la mise en scène est son maniement
spontané (ce langage ne s’apprend pas, il se pratique). On trouve l’idée
sous une forme plus radicale chez Roger Munier, avec le thème de la
« cosmophanie ». Munier est heideggerien, et pour lui, par conséquent,
l’évidence du monde est à la fois manifestation et refus de la
manifestation : « il faut l’entendre en son sens d’automanifestation, où ce
qui se manifeste, gardant l’initiative du dévoilement, dans le même temps
se refuse et se cèle » (p. 45). Le monde, dans l’image transparente – celle
qui cherche à s’effacer autant que possible –, se manifeste, mais il se
manifeste comme secret : il proclame qu’il ne dit rien et ne « veut » rien
dire.
Mourlet est proche de ces deux philosophes (qu’il ne cite pas et
vraisemblablement n’avait pas lus), mais inégalement. Pour lui, il n’est
pas de secret dans la manifestation du monde : nous sommes de plain-
pied avec ce qui se manifeste, nous sommes dans l’action, et presque
dans ce que Gilles Deleuze appellera l’image-action. Il serait assez facile
de marier ses propositions avec celles-ci, de Merleau-Ponty (que cite
Deleuze à propos d’image-action) :
« L’émotion n’est pas un fait psychologique et interne, mais une
variation de nos rapports avec autrui et avec le monde, lisible dans notre
attitude corporelle », et surtout : « autrui m’est donné avec évidence
comme un comportement ».
Une émotion lisible dans les attitudes corporelles, un sujet auquel je
n’ai accès que dans l’évidence de son comportement : cela est proche des
considérations de Mourlet sur l’acteur, sur le cinéma comme suite
d’actions idéales, sur la fascination qu’elles engendrent.
« Fascination » : le terme est lourd. On peut le prendre positivement,
comme signe de l’efficacité du cinéma, de sa force de conviction, du
plaisir qu’il suscite – et, à suivre Mourlet, du caractère éthiquement élevé
de ce plaisir. Aussi son esthétique est-elle euphorique, non seulement
parce qu’elle prophétise l’avènement du cinéma classiquement pur, mais
parce qu’elle assure que le cinéma nous fait du bien, nous rend au
meilleur et au plus pur de nous-mêmes, nous ouvre la voie du Bon en
nous immer geant dans le Beau. (Je le souligne à nouveau, car il ne va
pas de soi que l’accès au Beau soit euphorique ; il ne manque pas
d’esthétiques mélancoliques du cinéma, qui pensent la beauté comme
« fatale », pour reprendre encore un mot de Godard.) Mais on peut
prendre la fascination comme un terme négatif. Il reste encore assez de
latin dans le mot pour y rappeler le fascinum, le charme, le maléfice,
l’ensorcellement. C’est le ressort de nombreuses critiques de l’image en
général, et spécialement, au xxe siècle, de l’image photographique.
L’image fascine, donc elle arrête la pensée, elle bloque la critique, voire
la conscience : position radicale de Roger Munier, pour qui la fascination
engendrée par l’image photographique a pour conséquence un « silence
de la conscience ». Munier, qui reprend sur leur versant négatif les thèses
de Bazin sur l’image photographique, reproche à celle-ci de ne pouvoir,
comme la peinture, faire sentir quelque chose de l’apparaître dans sa
reproduction des apparences – et donc, de ne jamais atteindre à
l’apparition.
Sur ce terrain cependant, la position de Mourlet n’est peut-être pas si
paradoxale qu’il y paraît. Si la fascination exercée par l’art du cinéma est
positive voire euphorique, c’est que, au rebours précisément de la
photographie, le cinéma est capable, lui, d’un acte créateur égal à celui de
la peinture. Là encore existentialiste sans le savoir, Mourlet fonde sa
défense de certains cinéastes sur leur capacité à faire voir, à dépasser
l’apparu pour accéder réellement à l’apparaître. Ce qui déroute dans les
derniers films de Lang, et qui enchante Mourlet, c’est précisément cela :
la capacité à discerner, sous les apparences mortes (l’« apparu » de
Munier), un apparaître permanent, un dynamisme de la présence du
monde. Car c’est bien en définitive de présence qu’il s’agit, dans la
fascination comme dans la mise en scène (pour le spectateur comme pour
le créateur). Présence du cinéma – dans et par le cinéma. Mais quelle
présence ? Le terme est difficile, un peu vague. Dans l’histoire de la
philosophie, il désigne d’abord (chez Plotin) l’union de l’âme à l’Un (à la
divinité), sur le mode de la fusion : la présence est un éblouissement de
l’esprit, qui rend la raison inopérante et inutile. C’est en ce sens, mais
affadi, qu’il est revenu au début du vingtième siècle, dans les
philosophies de l’être : la présence, c’est le sentiment de l’être ; ce que
nous ne pouvons aucunement connaître, en effet, nous pouvons en avoir
l’intuition et le sentiment. C’est de cela qu’il est question chez Mourlet.
Nous ne saurions prétendre à une compréhension rationnelle de la réalité
ni de l’existence, mais nous pouvons et devons rechercher ce sentiment
de présence. Pourquoi ? parce qu’il nous unit, non à la divinité, mais à
l’étincelle divine dans le monde, à savoir, l’action (Nietzsche est passé
par là). D’un point de vue conceptuel, cela s’apparente sans doute à un
tour de passe-passe – mais c’est bien la thèse : le cinéma est l’art
suprême (et Fritz Lang est son prophète) parce qu’il est (seul) capable de
produire en moi l’enthousiasme de la présence ; or s’il m’enthousiasme,
c’est qu’il me propose, non des anatomies idéales ni l’apparence des
choses, mais le mime parfait d’actions grandioses ou sublimes ; « par
conséquent », en cinéma, présence et action sont de même nature
psychologique, et peut-être – c’est l’audace de Mourlet – ontologique.
Je ne poursuis pas la critique de cette thèse – dont les conséquences,
notamment politiques, seraient redoutables. Je voudrais seulement noter
ce qui en résulte pour la mise en scène. Celle-ci – en son sens concret,
celui de la mise en place et de la technique de l’acteur et du décor – doit
viser les moments privilégiés où une action devient présence de l’action,
où un mouvement accomplit la révélation d’une présence, qui n’est ni
celle de l’acteur ni celle du personnage, ni celle du décor ni celle du lieu,
ni même celle de la création artistique, mais les inclut et les transcende
toutes, pour devenir présence vitale. « Si l’accord d’un geste et d’un
espace est la solution et la conquête de tout problème et de tout désir, la
mise en scène sera une tension vers cet accord, ou son immédiate
expression. » Cette phrase d’un article sur Raoul Walsh est sans doute
celle qui condense le mieux la leçon et la croyance de Mourlet : mettre en
scène, c’est s’efforcer d’atteindre un accord authentique entre l’action et
le monde – accord qui s’éprouvera sur le mode transcendant de la
présence, cette paralysie de la raison par exacerbation de la certitude
sensible. Cette extase, par laquelle nous connaîtrons sans penser (comme
dans l’extase religieuse), résout les problèmes et accomplit tout désir (ou,
dans la formule ambiguë choisie par l’auteur, apporte une solution au
désir et conquiert les problèmes…). Le cinéma classique, c’est le cinéma
de l’action : banalité que Mourlet assoit sur un socle vitaliste et que
Deleuze allait, vingt ans plus tard, reprendre en profondeur pour la
décliner (dans une perspective vitaliste elle aussi, quoique fort
différemment).
Lorsqu’il filme Objective Burma ! (Aventures en Birmanie) à la fin de
1944, Raoul Walsh ne désire rien d’autre que faire un film d’action. Les
États-Unis sont en guerre contre le Japon, et le film participe à l’effort
(idéologique) de guerre en glorifiant la reconquête de la Birmanie par les
alliés, au prix de quelques sérieuses libertés prises avec la vérité
historique – tendance endémique du cinéma yankee. Il n’y a quasiment
pas eu de soldats américains en Birmanie durant la Seconde Guerre
mondiale, à l’exception des « maraudeurs » de Merrill, si bien filmés par
Fuller en 1961 ; ce sont les Anglais, et leurs alliés et vassaux birmans et
indiens, qui ont gagné cette guerre-là (le film de Walsh, reçu comme
mensonger, a été longtemps interdit en Angleterre). Mais s’il triche avec
l’Histoire, le film ne triche pas avec l’action, ni avec l’image-action.
Aventure d’un groupe d’hommes, il ressortit à la « grande forme »
(Deleuze) qui fait de ce groupe le représentant réel de toute une nation.
Le commando ne fait qu’un, dans son identification au chef (Errol
Flynn), mais il est aussi divers et aussi multiple que le peuple américain –
principe courant du petit groupe, dont Ford avait donné les types
canoniques à la fin des années Trente. À plusieurs reprises, le film se
recentre sur ce groupe et sa valeur d’échantillon, offrant des visages, des
bribes de roman personnel – mais il fond ces fragments
d’individualisation dans le tout de l’épopée (comme les origines
ethniques se fondent au melting pot).
L’épisode du parachutage est exemplaire. Le film prend son temps
pour exposer l’attente anxieuse des hommes, leur angoisse à la simple
idée de sau
Du portrait de groupe à l’action
(Raoul Walsh, Aventures en Birmanie, 1946)

D. R. Dans l’attente du parachutage : portraits d’Américains, le


blond qui soigne ses ongles avec une désinvolture affichée, le brun qui
laisse paraître son angoisse (et une certaine vulgarité) – sous l’oeil du
chef et celui du témoin (le journaliste, avec son bloc-notes).
Le saut : un moment de pure grâce visuelle, danse de corps dans
l’air. Au sol, les hommes redeviennent ce qu’ils sont, des soldats. Ils
se fondent absolument dans la nature – hostile mais qu’ils vont
néanmoins s’approprier.
ter ; les plaisanteries fusent, des relations s’esquissent, autour de deux
figures, celle du chef, celle du témoin (le journaliste plus âgé, lequel
figure évidemment le spectateur moyen du film, celui qui ne peut
combattre directement mais fait ce qu’il peut pour aider). Tout à coup, le
pilote annonce – d’un signe de la main ouverte – qu’il ne reste plus que
dix minutes ; gros plan sur lui, puis sur sa main actionnant un
commutateur. Comme par magie, le film change alors de régime, passe
dans l’action. Plus de dialogues, plus de gros plans, plus d’individus. Le
parachutage est un hymne muet (presque : la musique de Franz Waxman
est très présente) à la liberté des corps entièrement pris dans l’action. Au
sol, les hommes s’activent, en silence, ils ont absolument intégré leurs
consignes et ne sont plus que gestes fonctionnels et parfaits (se mettre à
couvert, enterrer les parachutes, venir aux ordres). Commence alors la
longue séquence de l’approche dans la jungle, où les gros plans, qui
reviennent occasionnellement (pour souligner la présence des insectes
par exemple), semblent presque incongrus, tant Walsh a su filmer cet
épisode comme une fusion quasi totale entre les hommes et la jungle.
Plans éloignés, alternant avec des plans « américains », dans un aller et
retour permanent entre l’action du point de vue de chaque corps et
l’action du point de vue supérieur de son but et de son moyen essentiel :
l’invisibilité, le silence, l’assimilation au décor. Les feuilles, le sol, l’eau,
les cris d’oiseaux absorbent les mouvements et les rendent à eux-mêmes,
forts d’une pure charge d’acte.
Cet épisode est presque plus impressionnant, dans sa monotonie
voulue, que la prise du poste japonais qui le suit. Celle-ci est, de manière
plus attendue – quoique démonstrative elle aussi – un festival de gestes,
de regards aussitôt épuisés dans une seule visée (lancer une grenade,
vérifier que les ennemis sont correctement massacrés, estimer une
direction ou une distance), de corrélations entre les mouvements
individuels. Dans ces trois épisodes successifs – l’attente dans la
carlingue de l’avion, l’arrivée au sol et la progression dans la jungle,
l’attaque –, trois registres de l’action très différents, mais un style de
montage et de mise en scène très homogène, quoique difficile à
caractériser. Les plaisanteries échangées dans l’avion se traitent en
champ-contrechamp, assez librement, mais pour le reste, rien n’est
prescrit a priori. Walsh n’a pas, comme Hawks par exemple, un type de
cadrage préféré ; il semble au contraire toujours avoir cherché à «
couvrir » un événement, long (la progression dans la jungle) ou bref (la
destruction du poste et du radar) par une multiplicité et une variété
d’angles, et surtout, en cherchant un rythme propre à chaque moment.
(Au reste, il ne faut pas trop créditer Walsh ici : il est peu probable que
son contrat avec la Warner lui ait concédé le final cut).
Les soldats d’Objective Burma ! ne sont pas les héros wagnériens ou
nietzschéens que la prose lyrique de Michel Mourlet semble parfois avoir
discernés sous les personnages des films de guerre et d’action. Une partie
du projet du film est de rassurer la communauté américaine melted face à
un ennemi monochrome, le Jap, et il y faut des personnages simples,
populaires, aux préoccupations élémentaires – manger, dormir, rentrer à
la maison. Si ce film est cependant congru à la vision mourletienne de la
mise en scène comme vertu, c’est que, à la différence de Ford auquel il
fait parfois penser, on n’a que très peu le sentiment d’une conscience
quelconque des personnages sur eux-mêmes ; tout le recul critique est
comme épuisé dans le personnage du journaliste, qui symptomatiquement
meurt d’épuisement peu avant le terme du voyage. Les héros se
consacrent à leur mission, à l’action. La réfléchir, ce sera pour une autre
fois, pour un autre cinéma.

Transparence, plan long, montage

Parmi les cinéastes prônés par Mourlet, il en est au moins un,


Preminger, qui recourt souvent au plan long. Nous avons vu avec
l’exemple de Saint Joan que la longueur (et la fluidité) du plan lui
permettaient une mise en scène souple, qui suit l’action sans la souligner
mais en l’exprimant pleinement. Sans être jamais frontalement théorisé
comme tel, le plan long, dans l’école critique dont je parle, de Bazin à
Mourlet, a été tendanciellement considéré comme plus transparent, plus
conforme à l’idéal de réalisme expressif, de mise en scène comme
transparition de l’évidence, que n’importe quel montage. C’est là un des
lieux communs les plus tenaces de la théorie du cinéma, et en particulier
de la théorie du plan. Dans une visée exactement opposée, Pasolini redira
la même chose une dizaine d’années plus tard. Le plan long, qu’il appelle
approximativement « plan-séquence », est incapable de signifier, parce
qu’il est la reproduction amorphe de l’expérience vécue, et que, ne
soulignant rien, il n’exprime rien ; pour Pasolini, le sens commence avec
le geste du monteur, qui coupe et ajuste : un film ne signifie rien tant
qu’on n’a pas monté, de même que, métaphoriquement, la vie ne signifie
rien tant qu’on n’a pas ce geste de « montage » définitif, la mort. C’est
donc que le plan long est comme la vie : sans structure ni signification.
Bazin prônait le plan-séquence, Pasolini le condamnait – mais à partir
d’une même caractérisation du plan long, qui selon eux reproduit les
conditions de notre relation à la réalité. C’est sur cette dernière qu’ils
divergent : pour le cinéaste italien, la réalité n’a aucun sens si nous ne lui
en donnons pas un par un geste d’interprétation, en partie arbitraire,
toujours personnel et risqué, de l’ordre du montage ; pour le critique
français, la réalité est essentiellement, ontologiquement ambiguë, et
décider de sa signification est non seulement arbitraire, mais impossible.
Au poète agnostique, qui veut créer du sens, s’oppose le critique chrétien
influencé par le « personnalisme », pour qui le seul sens imaginable
provient de Dieu, donc n’est ni maîtrisable ni connaissable jusqu’au bout.
Michel Mourlet ne considère pas directement cette question, mais son
utopie de la mise en scène comme émanation d’énergie vitale et présence
du Beau/Vrai repose sur le refus du sens. Pour lui, le sens ne peut
provenir que de l’arbitraire de l’artiste, d’une « volonté de puissance »
non bridée par le souci du réel et du monde. Sa position, proche de celle
de Pasolini en ce qu’elle fait reposer le sens sur l’artiste, s’en distingue
par son idéalisme : ce qui est déterminant en fin de compte, ce n’est pas
la réalité telle quelle, mais la réalité artistique, celle du monde imaginé
par l’artiste.
Les conséquences sur la conception de la mise en scène sont
importantes. André Bazin a associé étroitement le filmage en longueur à
l’utilisation de la profondeur de champ, à partir de son analyse de
certaines scènes de La Splendeur des Amberson (Orson Welles, 1942) et
de Little Foxes (William Wyler, 1941) ; l’un et l’autre de ces choix
techniques de mise en scène vont dans le même sens :
« Il s’agit toujours d’intégrer au découpage et à l’image le maximum de
réalité, de rendre totalement et simultanément présents le décor et les
acteurs de sorte que l’action ne soit jamais une soustraction. Mais cette
sommation constante de l’événement dans l’image vise ici à la neutralité
la plus parfaite. […] Wyler veut seulement permettre [au spectateur] : 1°
de tout voir ; 2°, de choisir “à son gré”. C’est un acte de loyauté à l’égard
du spectateur. »
Et un peu plus loin, cette fameuse conclusion :
« La profondeur de champ de William Wyler se veut libérale et
démocratique comme la conscience du spectateur américain et les héros
du film ! »
Bref, pour Bazin, la mise en scène en plan-séquence et profondeur de
champ est celle qui correspond presque idéalement à une exigence de
réalisme conçue comme respect de la réalité dans son ambiguïté. En
même temps, elle est aussi un moyen d’expression, paradoxal si l’on
veut, en tout cas aussi puissant et plus subtil qu’une mise en scène
analytique, comme le démontre l’analyse de la séquence de la cuisine
dans Les Ambersons ; la caméra reste immobile pendant presque une
bobine entière, mais c’est pour mieux permettre à « la scène dans la
durée [de se charger] comme un condensateur » que Welles se garde
« d’y toucher avant qu’elle ait atteint le voltage dramatique suffisant, qui
établira l’étincelle vers quoi toute l’action est tendue ».
Il n’a pas été difficile aux générations suivantes de critiques de
montrer que Bazin s’était largement mépris sur la valeur réaliste de ce
style de filmage. La mise en scène de Welles ou de Wyler est aussi
articulée, aussi arbitraire et interventionniste que n’importe quelle mise
en scène analytique, et l’explosion hystérique d’Agnes Moorehead à la
fin de la scène, sans ambiguïté, détermine tout le déroulement de la
séquence, découpée ou non. Bazin – comme, autrement, Pasolini –
surestime énormément la valeur intrinsèque d’une forme, le plan long
avec profondeur de champ, qui est susceptible de donner lieu à des
utilisations très diverses.
Lorsque Ingmar Bergman décide, dans Fanny et Alexandre (1983), de
filmer en un seul plan l’attente de la famille Ekdahl dans le salon de la
grand-mère tandis qu’agonise Oskar, le père d’Alexandre, c’est avant tout
en référence à son expérience du théâtre. Bergman a raconté la forte
impression que lui avait faite la technique analytique de l’« action » du
metteur en scène suédois Torsten Hammarén, lequel répétait des heures
durant avec chaque acteur pour mettre au point les gestes même les plus
insignifiants, jusqu’à obtenir une impression d’ensemble fluide, rythmée,
parfaitement naturelle. Dans son film (le making-of en témoigne),
Bergman s’efforce d’atteindre au même naturel par le même moyen
paradoxal de l’analytisme, du détail travaillé, de l’enchaînement calculé.
Avec ce magnifique morceau de mise en scène comme maîtrise absolue,
on est aux antipodes du rêve bazinien de l’ambiguïté immanente au réel,
et dans le démenti flagrant de l’équation pasolinienne exclusive entre
sens et montage (à moins de considérer comme montage l’intervention de
Bergman pour régler son plan-séquence).
Bergman est évidemment encore plus loin de la conception de
Mourlet : l’acteur, dans un film comme Fanny et Alexandre, apporte son
savoir-faire, son expérience, mais s’efface largement devant son rôle, sa
présence n’est pas donnée immédiatement comme dans l’utopie
mourletienne. Le plan long n’est donc pas forcément lié à l’évidence,
mais peut l’être au calcul et au théâtre. L’absence quasi totale de
référence directe à cette forme chez Mourlet est symptomatique : loin d’y
voir, comme Bazin, la possibilité de « maintenir une liaison vivante et
sensible [de l’acteur] avec les protagonistes et le décor », Mourlet y
verrait plutôt un double danger : d’un côté, le risque d’un film
littéralement amorphe, se contentant de reproduire la réalité sans lui
ajouter aucune valeur artistique (version pessimiste et dysphorique de la
conception pasolinienne) ; d’autre côté, le risque tout aussi important et
avéré du théâtre, du calcul, de la fausseté et de l’expressionnisme – dont
la présence de nombreux plans longs chez Welles ou Bergman témoigne
éloquemment. De fait, la pratique de la prise de vues ininterrompue
durant tout un événement s’est développée surtout dans ces deux
directions, celle de Welles et Bergman d’un côté, celle de Rouch de
l’autre : soit le plan est long mais très structuré, soit au contraire le plan
est semi-aléatoire, épousant les caprices d’un événement que personne ne
maîtrise réellement. Le mouvement ou l’immobilité de la caméra n’y
changent rien, et on trouve des plans absolument sta

Le plan long
(Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre, 1983)

D. R. On cadre assez longtemps le salon, avec au fond la porte de


la chambre du mourant, qui s’ouvre pour laisser passer le docteur, la
mère d’Oskar (1), puis Émilie (la jeune veuve). Isaac, le vieil ami de
la famille, d’abord assis, se lève pour se joindre au groupe
d’hommes ; la belle-sœur du mourant sort en pleurant (3), on la suit
en panoramique ; elle file vers la cuisine, passant dans une ouverture
où se tenaient les enfants (4), aussitôt après sort une servante (5), qui
éloigne les enfants et va servir le café sur un guéridon, sous une
grande toile (6).
tiques où l’événement est totalement maîtrisé par un réalisateur devenu
« metteur en geste » et « metteur en place » (c’est typiquement le cas de
Welles), d’autres au contraire où le cinéaste se contente d’enregistrer les
développements, inconnus de lui, d’une situation qu’il a lancée (c’est le
cas dans la plupart des premiers films de Philippe Garrel).
Dans l’esthétique de la « mise en scène », le film s’adresse à nous hors
des circuits de la raison, hors des circuits du sens. Tous les outils de la
rationalisation, montage en tête, doivent y être aussi économiques que
possible : parcimonieux et invisibles. Avant la critique systématique,
dans les années Soixante-dix, de l’illusion de transparence associée au
plan-séquence, Mourlet avait intuitivement perçu que cette forme n’était
ni économique ni discrète, mais ressortissait à l’arsenal de la « volonté de
puissance ».

Cinéma de la mise en scène et cinéma de l’image

J’ai sans doute exagéré la place objective du manifeste de Mourlet.


Séduisant par son « extrémisme », pour le dire avec Rohmer, ce texte
souffre de son décalage avec la réalité du cinéma de son époque. Il prône
une sorte de classicisme romantique – si je peux oser l’oxymore –, à
l’heure où le cinéma s’apprête à oublier le classicisme (on le verra
clairement à la fin des années Soixante), et à retravailler intensément les
conceptions de l’art et de l’artiste léguées par le romantisme. Des
mouvements critiques de 1960, certains n’allaient jouer aucun rôle dans
l’évolution des formes filmiques ; c’est le cas de l’école mac-
mahonienne, qui allait adopter une position de plus en plus défensive et
régressive. D’autres allaient se dissoudre en tant que mouvement critique,
avec le passage à la réalisation ; c’est le cas du groupe des Cahiers du
cinéma et de la Nouvelle Vague. Moins portées sur la théorie et sur
l’esthétique que les années de l’après-guerre, les années Soixante ne
virent pas fleurir autant de propositions sur l’essence du cinéma, mais, à
échelle historique, les nouveautés formelles y furent aussi nombreuses
qu’au moment du passage au parlant ; simplement, elles n’étaient pas de
même nature, et la vision hégélienne de l’histoire de son art qu’avait
adoptée Mourlet ne pouvait lui permettre de les apercevoir, encore moins
de les approuver.

La fin de la mise en scène

La mise en scène, au sens initial du théâtre et du verbe, est


certainement ce qui avait le moins bien survécu à l’épreuve de la vague
critique de 1945. Ni Bazin, qui voulait un cinéma aussi peu
interventionniste que possible (quitte à se tromper sur les moyens), ni
Astruc ni Bresson, qui se souciaient surtout d’écrire avec des images, ne
s’intéressaient beaucoup à la mise en scène en ce sens-là. Pour le
premier, elle devait avantageusement être remplacée par l’exercice de
plus en plus manifeste d’un regard (la problématique du cadre, au fond,
est la première et la dernière des problématiques baziniennes) ; pour les
deux autres, elle sentait trop la Comédie Française et la gesticulation de
cabots. L’école des Cahiers joua sur ce plan un rôle complexe, en raison
de la multiplicité des choix esthétiques qu’elle avalisa. Je l’ai dit à propos
de Rivette – capable de défendre avec équanimité le classicisme de
Hawks (et sa profonde théâtralité) et la « modernité » de Rossellini,
lequel avait définitivement substitué, à toute mise en scène, des idées de
dispositifs valant pour tout un film et permettant de ne pas s’intéresser de
trop près aux détails de la réalisation. On pourrait dire la même chose
d’un Jean-Luc Godard, qui défendit à la fois le découpage classique, la
mise en scène comme exercice d’un regard et d’une subjectivité (en un
sens assez proche, au fond, des options de Bazin), et le montage comme
instrument émotionnel indépassable.
On pourrait élargir la remarque à toute la Nouvelle Vague, dont le seul
credo commun était le culte de la référence (citationnelle ou déguisée)
aux œuvres phares du passé – Hitchcock et Lang pour Chabrol, Ophuls et
Lubitsch pour Truffaut, Murnau et Rossellini pour Rohmer, les mêmes, et
quelques autres, pour Godard –, mais dont tous les premiers films étaient
mis en scène, y compris au sens initial de la mise en place des actions et
des dialogues. L’un des films les plus symptomatiques de l’esprit du
mouvement, Paris nous appartient (Rivette, 1960), l’avoue explicitement,
avec son scénario clivé entre référence théâtrale et théorie du complot,
c’est-à-dire entre deux souvenirs du premier cinéma : le règlement de
comptes avec l’art de la diction, d’un côté, et le scénario à
rebondissements et mystère, de l’autre. Dans ce premier film typique,
outre le calcul que l’on devine derrière chacun des choix stylistiques et
esthétiques, on est frappé par l’homogénéité des choix de mise en scène
(au sens technique du terme). La majorité des scènes se déroule dans des
espaces étouffants, cloisonnés – chambres de bonne, petits appartements
surpeuplés – et le cinéaste a choisi d’y pratiquer un découpage souple,
qui accompagne et commente muettement les conversations, un peu
comme dans l’exemple d’Angel Face que j’ai décrit. Les scènes sont
presque toujours des dialogues, liés à l’enquête que poursuit l’héroïne ; le
champ/contrechamp est, logiquement, la base de leur découpage, mais les
mouvements d’appareil sont nombreux et quasi constants ; ils relient,
indiquent, soulignent, vont chercher un détail pour l’épingler muettement
(et parfois, énigmatiquement, tel le jeune enfant qui assiste à la
conversation entre Anne et l’ex-compagne de Juan, et que la caméra va
« cueillir » par deux fois). On est en pleine mise en scène classique, avec
son paradoxe habituel, entre discrétion des cadrages, tendant vers la
transparence, et prise de parti permanente de l’auteur, qui ne se contente
pas de regarder de manière neutre, mais guide notre regard et notre
attention. Jacques Rivette avait admiré Hawks et Rossellini, mais en
voyant son film, c’est plutôt à Preminger que l’on pense (d’un peu loin,
car Paris nous appartient est moins précis dans ses partis de mise en
scène, de cadrage, de point de vue) – et, bien sûr, à Fritz Lang, d’ailleurs
expressément cité par le biais d’un fragment de Metropolis.
« Mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur » : la
métaphore « organique » de Godard définit encore une conception
classique du cinéma : celle du cinéma américain, dans la version
canonique qu’en avaient donnée les Cahiers du cinéma, comme une
esthétique du cinéma où s’opposeraient mise en scène et montage. D’un
côté, il s’agit d’exercer et de prouver sa maîtrise de l’exposition d’une
situation, du déroulement d’une séquence, sa capacité à y impliquer le
spectateur ; et d’autre part, sans l’oublier, doubler cette mise en scène
d’un investissement émotionnel plus direct, que le montage (surtout la
coupe) a à charge de produire. Mais ce partage entre mise en scène et
montage, dans son élégante dissymétrie, est un peu trompeur, car au
moment où Godard écrit et où ses camarades et lui-même réalisent leurs
premiers films, la mise en scène, devenue science du point de vue
variable, suppose le montage (dans sa fonction narrative). L’exemple du
film expérimental de Hitchcock, La Corde (1947), le montre bien : sans
coupe, donc, techniquement parlant, sans montage, avec la seule mise en
scène, on peut faire de la « direction », d’acteur, de décor, de lieu, de
spectateur ; c’est que le montage y est comme intégré à la mise en scène,
sous une forme différente (pas de coupe, pas de saute, des transitions plus
lentes) mais également efficace, tant au plan narratif (le « regard ») qu’au
plan émotionnel (le « battement de cœur »). On n’est plus en 1910 chez
Griffith, ni en 1915 chez Feuillade, et la mise en scène n’est plus la
production de plans tableaux, statiques et duratifs, reproduisant une
chorégraphie élaborée ; dans l’esprit, la chorégraphie n’a pas disparu,
mais elle a contaminé la caméra, et c’est la mobilité de l’ensemble –
corps cinématographiés et appareil cinématographique – qui règle les
regards (et les émotions).
Les films de Rohmer sont restés, plus longtemps que les autres,
conformes aux grands principes de l’économie narrative et représentative
de Hollywood (art de l’ellipse et du tongue-in-cheek inclus), tandis que
Rivette, avec La Religieuse, chercha à adapter directement la leçon
hitchcockienne, par l’usage de coupes brutales et le passage direct de
mouvement à mouvement, qui produisent en même temps la lacune et
l’affect. Chez Godard, en revanche, le montage finira par l’emporter sur
la mise en scène. Vivre sa vie est encore classiquement divisé entre des
choix de cadrage – mais décisivement défaits de la souplesse
premingerienne, cf. les plans du café sur Anna Karina et André S.
Labarthe de dos – et un montage sec qui exhausse les ellipses, sans leur
ôter leur caractère d’ellipse, c’est-à-dire de lacune visible dans le tissu
narratif. Mais déjà Les Carabiniers est entièrement rhapsodique, les
saynètes s’y enchaînent sans qu’on puisse les référer à une temporalité
unique qui les déterminerait et les inclurait toutes, et le montage n’est
plus un cœur qui bat mais une page qu’on tourne.
Dans le cinéma d’auteur français de la fin des années Soixante, et aussi
dans une bonne partie de ce qui se produit alors mondialement sous le
nom de « nouveau cinéma » ou « jeune cinéma », on a nettement
l’impression que c’est la conception de la caméra-stylo, de l’expression
personnelle directe, du « je » de l’auteur manifesté par le montage, bref
de la volonté de puissance, qui l’a emporté, et que corrélativement, la
mise en scène au sens de l’exercice du regard traversé de tensions mais
finalement apaisé, dyonisiaque-apollinien, à la Mourlet, n’a plus cours.
Ce qui apparaît dans la prolifération de films personnels, où chaque jeune
cinéaste, ayant digéré la politique et la théorie des auteurs, s’applique à
dire « je » avant de dire quoi que ce soit d’autre, c’est que « mise en
scène » n’était qu’un terme provisoire, le nom de code transitoire d’une
certaine relation de l’auteur à son œuvre, à son destinataire et à la réalité
– et que désormais, cette relation ayant changé du tout au tout, il convient
de la nommer autrement. C’est le sens d’un bref et symptomatique article
d’A. S. Labarthe, en 1967 :
« On comprend l’embarras de nos critiques devant les œuvres les plus
représentatives de ces dernières années […]. Puisque les films,
aujourd’hui, parlent de moins en moins le langage de la mise en scène,
comment, prisonniers du mot, pourraient-ils les comprendre ? »
Le diagnostic était radical, mais il ne concernait pleinement, outre
Godard, que quelques films teintés d’avant-gardisme – et encore (ni
Robbe-Grillet, ni Resnais, ni Chytilova, malgré leur évidente volonté
d’écriture, ni, encore moins, Bertolucci, Forman ou Bellocchio n’avaient
renoncé à l’exercice du regard et à la continuité des relations entre les
figures et les lieux). Plutôt que la disparition de la mise en scène, laquelle
allait assez bien survivre, la proposition de Labarthe signifiait donc le
triomphe de la conception auteuriste et du stylo astrucien, et la revanche
du cinéma sur la littérature, en même temps que son alliance définitive
avec elle pour mieux oublier le théâtre.
La suite de l’histoire pourra bien voir revenir, y compris sous des
formes parfois outrageusement régressives, le théâtre et sa scène figée,
ou au contraire le fantasme de la caméra qui filme toute seule un monde
indifférent et ambigu – bref, cultiver tout le spectre de la mise en scène,
depuis ses origines jusqu’à l’émancipation rossellinienne, en passant par
la formule classique du regard et du rendu des apparences – il y aura bel
et bien une différence. L’article de Labarthe, pour approximatif qu’il soit,
signale en effet une chose : à partir de la fin des années Soixante, il n’y a
plus de mise en scène innocente. Tout exercice de la mise en scène sera
délibéré, réfléchi, conscient de sa place dans l’histoire des formes (c’est
la revanche, et pour longtemps le règne, d’un hégélianisme tranquille).
Les années Soixante-dix, ainsi, seront beaucoup celles de
l’enfermement, de la clôture du cadre et du décor, de fictions
claustrophiles dont le dernier Visconti est le plus flamboyant représentant
(voir Ludwig, voir Violence et Passion). Le cinéma allemand, après la
vague du « jeune cinéma » issu du manifeste d’Oberhausen, multiplia les
expressions du goût pour l’enfermement volontaire, à commencer par
l’enfermement dans le studio de tournage. Des films comme Eika
katappa et La Mort de Maria Malibran (Werner Schroeter, 1969 et 1971)
Ludwig, Requiem pour un roi vierge et Hitler, un film d’Allemagne
(Hans-Jürgen Syberberg, 1972 et 1977) ont en commun de se dérouler
dans un décor, théâtre ou studio, qui « joue » autant que les acteurs
(souvent immobiles et, chez Schroeter, paradoxalement muets la plupart
du temps). On a souvent parlé de « postmoderne » à propos de ce style,
et, pour une fois, à juste titre : il s’agit bien de reprendre la modernité (en
général), de la critiquer (puisqu’elle a produit des monstres), et pour cela,
d’inventer un dispositif qui, lui aussi, reprenne de manière critique un
dispositif consacré. Sans produire un retour aussi frontal du théâtre, les
derniers Fassbinder, du Secret de Veronika Voss à Querelle, sont
l’exaltation des pouvoirs du studio et du trajet de la lumière qui le
traverse (très obliquement, on pourrait penser à Fassbinder sous la figure
du cinéaste obsédé par la lumière qui « va » ou « ne va nulle part » dans
Passion, de Godard, réalisé peu après). C’est aussi l’époque des
premières grandes adaptations littéraires et théâtrales de Manoel de
Oliveira (Benilde ou la Vierge Mère, 1974, Amour de perdition, 1978),
des mises en scène domestiques voire privées de Chantal Akerman (dès
Saute ma ville, 1968 et spectaculairement dans Je Tu Il Elle, 1974 et
Jeanne Dielman, 1975), des maisons hantées de Jacques Rivette et
Eduardo de Gregorio (Céline et Julie vont en bateau, 1974, Sérail, 1976),
et même du repliement sur son studio et sa régie vidéo de Godard dans
ses premiers essais filmés, de Comment ça va et Ici et ailleurs au
Scénario du film « Passion » (1976, 1977, 1982).
Faut-il encore parler de mise en scène ? Sans doute ces espaces ne
sont-ils pas à proprement parler théâtraux, et leur clôture est bien
davantage celle d’une chambre mentale, d’une espèce de chambre d’écho
où le cinéaste s’enfermerait pour entendre mieux la rumeur du temps : le
cinéma d’auteur européen, dans les années de plomb de l’après-68, réagit
vivement à l’air politique de l’époque. Mais le fait même de s’enfermer,
de dessiner autour de soi un espace et de le délimiter, est déjà, qu’on en
ait ou non le projet, une décision de metteur en scène. Vus sous cet angle,
ces films ont pu sembler régressifs : filmer immobiles à l’avant-plan, sur
fond de décor peint, les figures de carpes muettes incarnant les
cantatrices du film de Schroeter, voilà qui ressemble fort, en surface, à la
présence figée des acteurs du cinéma primitif dans leur cadre frontal. En
réalité, cette régression n’est qu’apparente. Les films monumentaux de
Syberberg, qui utilisent abondamment des projections frontales sur
matériau réfléchissant (du Transflex™), se voient condamnés par cette
technique à une caméra statique, mais la prolifération des décors, du
commentaire, jointe à l’adresse directe au spectateur, éloigne
décisivement ces films de tout primitivisme, et en fait au contraire,
paradoxalement, les héritiers des mouvements d’appareil « baroques »
d’un Max Ophuls. La mise en scène est minimale, puisque l’acteur bouge
à peine ; mais elle est prégnante dans toute l’image, puisque celle-ci est
d’abord produite par la présence massive du décor. Une boucle est
bouclée, si l’on veut, avec ce retour au studio, ouvrant à de grands
auteurs de la claustration, tels Wong Kar-wai ou Tsai Ming-liang, la
possibilité de jouer avec brio, vingt ans plus tard, sur les infinies
possibilités de variation de l’enfermement.
L’autre voie, celle du plein air, de la capture aléatoire d’apparences
changeantes, de l’invention de dispositifs qui dispensent de « mettre en
scène » au sens technique – bref, la voie rossellinienne – a été un peu
étouffée durant toute cette période, mais pour mieux réapparaître à partir
des années quatre-vingt. Des cinéastes aussi divers qu’Abbas Kiarostami,
Gus van Sant, Terrence Malick, Jia Zhang-ke, ont illustré l’art de saisir,
dans le miroitement indéfini du monde, cette parcelle de vérité nue qui a
longtemps passé pour être l’apanage et le nec plus ultra du cinéma.
Comme on a pu l’écrire à propos du cinéaste iranien : « l’évidence du
cinéma [est] celle de l’existence d’un regard à travers lequel un monde en
mouvement sur lui-même […] peut se redonner son propre réel, et la
vérité de son énigme. » L’illusion de la Nouvelle vague a été,
contradictoirement, d’abord de croire « accomplir » la mise en scène,
selon un schéma souterrainement chrétien imité des schèmes historiques
de Bazin, puis de croire en avoir fini avec elle, l’avoir liquidée. La
contradiction ne doit pas surprendre, dans un mouvement déterminé
autant par Welles que par Rossellini, et clivé entre la prétention de ne pas
« manipuler » ce qui parle tout seul, et le tout-manipuler, la tentation
démiurgique réactualisée. Quant au résultat, il n’est ni un
accomplissement (sauf dans une version téléologique de l’histoire que
Mourlet a tenté de proposer, mais qui a vite avéré ses insuffisances), ni
une fin : n’en déplaise à Labarthe, la mise en scène n’a pas quitté le
vocabulaire critique – même si, c’est un peu autre chose, elle a perdu en
importance, en sophistication ou en subtilité.

Le retour de l’image

Au « premier cinéma » qui, durant près d’un demi-siècle, avait cherché


et trouvé un à un les moyens de son art, avait succédé un « deuxième »
cinéma, à partir de la date aisément symbolisable ou mythifiable de 1940
(Citizen Kane, la guerre, la fin des styles expressifs européens) : cinéma
de l’auteur maître, de l’auteur comparable à l’écrivain ; cinéma des
moyens trouvés et qu’il n’est plus qu’à mettre en œuvre, à décliner de
film en film. De ce point de vue, et par-delà leurs évidentes différences
de style et de projet, Welles, Rossellini, Bresson ou Antonioni sont
également des auteurs, en ce moment où le cinéma apparaît pour ce qu’il
aura été au premier chef : l’art du xxe siècle, comme la littérature avait
été l’art du xixe. C’est à ce deuxième cinéma que ressortissent encore,
très consciemment, la Nouvelle vague et ses entours. Mais avec la fin du
classicisme hollywoodien et les maniérismes divers qu’elle engendre, le
cinéma des auteurs de roman évolue, lui aussi, très vite (au reste, le
roman, dans les années 1960, n’est plus dans le roman). En même temps
que le retour d’une théâtralité apparente qui devait se révéler très
cinématographique, revient quelque chose comme un goût de l’image :
non plus l’entité tendanciellement autonome et expressive du cinéma
muet, l’image agissant par elle-même comme une sorte de daimon, tant
espérée des uns, tant décriée par les autres ; mais une image qui ne serait
pas d’abord opposée à l’idée du drame, de la fiction, de la mise en scène,
qui se marierait intimement avec elle, quitte à menacer de l’absorber
entièrement (ou inversement, d’être absorbée par elle). On peut d’ailleurs
continuer à y voir la marque des auteurs. Dès 1963, Jean Mitry
synthétisait :
« L’avenir du cinéma […] n’est pas entre les mains des metteurs en
scène, fussent-ils de grands stylistes comme le sont aujourd’hui les
meilleurs d’entre eux, mais entre les mains des auteurs, c’est-à-dire de
ceux qui ont d’abord quelque chose à dire et savent le dire en termes
visuels. Depuis longtemps les scénaristes auraient eu gain de cause s’ils
savaient écrire en images, mais ils ne savent dire qu’avec des mots […].
Pour un véritable auteur de films, il n’y a pas de différence essentielle
entre le découpage, la mise en scène et le montage. Ce sont trois phases
différentes d’une même opération créatrice […]. »
Les exemples les plus patents se trouvent chez des cinéastes que l’on
avait pourtant rattachés de bonne heure aux réalismes européens.
Bergman, issu, de son propre aveu, du réalisme poétique français et qui
avait commencé par une dizaine de films à sujet « social », invente avec
ses chefs-d’œuvre des années Soixante, de Persona à Une passion, des
formes de présence de l’image qui, pour flirter avec la métaphore, s’en
écartent toujours sur un point décisif : elles ne signifient rien d’univoque.
Avec une de ses idées les plus célèbres, celle du visage composite des
deux actrices de Persona, il a mis sur la table, violemment, ce que c’est
que l’image en ce sens : une puissance. Lorsque nous voyons, en gros
plan sur l’écran, le demi-visage de Liv Ullmann accolé au demi-visage de
Bibi Andersson, nous voyons un impossible, quelque chose qui ne
ressortit plus à la mise en scène à proprement parler (même si ce monstre
survient au terme d’un long morceau de film qui est, lui, un travail de
mise en scène et de mise en cadre d’une grande précision et d’une grande
rigueur). Dans ce collage sous-vient un pan de l’histoire des images, celui
des collages photographiques et des portraits arcimboldesques, c’est-à-
dire la zone où l’image, sans renoncer à sa capacité de représenter, y
ajoute une capacité d’invention et de proposition. Comment voir la scène
du monologue d’Alma, l’infirmière, qui face à sa malade, l’aphasique
Elisabet, se livre à une psychanalyse sauvage aux effets fulgurants ? Elle
est d’abord réglée comme le dépli ostensible de la figure élémentaire du
champ/contrechamp, avec la répétition littérale du monologue, filmé
d’abord d’un côté puis de l’autre, et à chaque fois en grossissant
progressivement le cadre, pour focaliser l’attention. Au terme de la
seconde série arrive le monstre, qui prend dès lors au moins trois valeurs
ou significations : 1, il résume visuellement, par une sorte d’emblème, le
principe de la scène qui précède (face-à-face symbolique violent) ; 2, il
avère sensoriellement la ressemblance entre les deux visages, affirmée ou
niée, avec la même vigueur, dans les scènes précédentes, et qui est
l’enjeu principal de la fiction ; 3, il crée un impossible, une fantaisie, une
fantasmagorie, manifestant le principal des privilèges de toute image. On
le voit, jusque dans cette idée qui échappe, de très loin, au seul rendu
naturaliste de l’apparence, Bergman excelle à mêler les déterminations
idéelles : son image n’est pas une métaphore platement transposée, elle
joue, travaille, invente dans des directions opposées, ou plutôt
composées, sans que jamais on puisse la réduire à l’une d’entre elles.
On dira que l’exemple est trop singulier, ou au moins trop particulier,
et que Bergman n’a eu que peu d’imitateurs sur ce terrain. Mais ces
images surdéterminées, valant à la fois comme création de monde,
comme commentaire visuel du monde de la fiction et comme ouverture
indirecte sur le monde réel que symbolise celui de la fiction, se trouvent
aussi dans des films moins ambitieux, moins personnels peut-être. Dans
le cinéma le plus industriel, celui de l’Amérique, c’est la floraison
spectaculaire des effets longtemps dits « spéciaux » (aujourd’hui
suffisamment banalisés pour que l’épithète ait été abandonnée), et, dans
des genres ou sous-genres entiers – du fantastique de terreur à la science-
fiction – la prolifération d’inventions d’images, en ce sens-là. Les trois
versions réalisées sur le thème des body snatchers suffiraient à prouver,
s’il le fallait, la force de cette puissance d’image. La dernière de ces
versions (Abel Ferrara, 1993) est indéniable ment la plus riche
d’inventions figuratives, et elle a été abondamment commentée en ce
sens, mais il est frappant que la deuxième (Philip Kaufman, 1978), qui
est une production passablement conventionnelle et un remake typique –
c’est-à-dire la pure opération économique de multiplication des bénéfices
d’une mise initiale – ait apporté aussi son lot d’images, en particulier
celle, saisissante dans sa simplicité, du cri et du bras tendu, figure
élémentaire digne des effets de terreur et d’angoisse du Cri Edvard
Munch.
Il est banal de le constater : le cinéma des vingt dernières années a été
le lieu d’une augmentation permanente du nombre et de la fréquence de
ces images, jusqu’au risque de l’indifférence (ou de l’indifférenciation)
qui résulte de cette prolifération. Il n’est pas sûr que les « choses » (The
Thing, John Carpenter, 1982), les aliens (Alien, Ridley Scott, 1979), les
E.T. (Rencontres du troisième type, E. T., La Guerre des mondes, Steven
Spielberg, 1980, 1982, 2005, Mars Attacks !, Tim Burton, 1996) et autres
créatures de fantasmagorie aient toujours donné lieu à des inventions
bien passionnantes. L’anthropomorphisme est toujours là, soit que les
créatures s’y soumettent (c’est le cas général des extra-terrestres), soit
qu’elles cherchent à le fuir absolument (le conservant donc implicitement
comme norme, et c’est le cas des « choses » et aliens). Chez des cinéastes
comme John Carpenter ou Tim Burton, l’invention est réelle, et leur
intérêt de principe pour les pouvoirs de l’image est manifeste ; les figures
du héros d’Edward Scissorhands (1991) ou des fantômes de The Fog
(1979) sont d’habiles mariages de la métaphore et du personnage – mais
leur extension à l’échelle de tout un récit, de tout un drame, affaiblit
indéniablement leur potentiel d’image.
C’est dans une autre direction, plus récente encore, que le « retour de
l’image » a trouvé sa voie la plus féconde : celle des fictions qui traitent
l’image comme une chose – une chose du monde, parmi d’autres, mais
dotée d’une mobilité, d’une labilité, d’une autonomie nouvelles, et qui
nécessite pour être manipulée de nouveaux personnages, de nouvelles
fonctions, engageant un rapport lui aussi changé à la représentation, à la
scène, à toute mise en scène. Spielberg, qui depuis Jaws (1975) s’est fait
une spécialité de quintessencier les genres et les tendances, a fait un sort
intéressant, dans Minority Report (2002), à cette maniabilité d’images de
plus en plus complexes, incluant non seulement le mouvement (les
images qui gigotent sur la boîte de céréales, exacerbation toonesque de la
vraie pub et de ses images obsédantes), mais la mémoire et même le
pouvoir d’anticipation, c’est-à-dire le temps. Les manipulations des
fichiers d’images de criminels, virtuels ou actuels, par les policiers, sont
de vertigineuses mises en œuvre du fantasme de la matérialisation d’une
espèce d’écran mental, où les images peuvent glisser, s’empiler, se
superposer par transparence ou semi-transparence, s’oublier ou se
convoquer à merci, etc. Il y a assez longtemps que les films sont envahis
par les images comme objet de fiction ; à vrai dire, ils l’ont toujours été,
depuis la présence des portraits peints ou photographiques dans tant de
films noirs, gothiques ou fantastiques, dès les premiers temps du premier
cinéma. Mais ces images récentes ont pour elles d’autres vertus, que les
photos ou les peintures n’avaient pas : leur fluidité, leur étrange
immatérialité (dans le film de Spielberg, on a le sentiment que les mains
de Tom Cruise agissent tangiblement sur des images que cependant elles
ne touchent pas), leur flexibilité ou versatilité (elles peuvent – c’est la
plus forte des idées scénariques de ce film – être modifiées a posteriori).
Dans une autre direction, plus réaliste dans son principe, les images
prolifèrent sur un mode rapportable aux états actuels de la technique –
quitte à entrer en contact, comme autrefois chez Bergman, avec des
images de nature purement visuelle, créées par le dispositif du filmage.
Un film comme Black-out (Ferrara, 1997) est de ce point de vue un
véritable manifeste, et presque un traité, tant les idées y sont nombreuses
et variées. Les scènes qui se déroulent dans la boîte disco/vidéo mêlent la
référence à l’omniprésence des médias (la télévision, ici en circuit fermé,
et d’autant plus redoutable et voyeuse) et aux transformations récentes du
paysage muséal (l’installation, et son recours fréquent au moniteur).
Malgré leur complexité visuelle, cependant, ces scènes relèvent encore de
la conjonction entre une scénographie (ici très ostensible, les cadrages
tranchants de Ferrara soulignant à plaisir son exploration d’un univers du
simulacre, du toc, du clinquant) et une puissance de métaphore.
Des films comme celui de Ferrara, voire celui de Spielberg, relèvent
encore du régime de l’auteur, du maître des signes, du pseudo-romancier
et de l’égal du littérateur, bref, d’une caméra-stylo dont on aurait
exacerbé les pouvoirs. Ils continuent de ressortir à l’idée de la mise en

Puissances de l’image
(Abel Ferrara, The Blackout, 1997)

D. R. La longue scène dans la boîte disco/vidéo est une constante


référence à l’omniprésence des médias (la télévision, la cassette, le
caméscope), redoublée par leurs avatars muséaux ou ludiques
(l’installation, l’interactivité). Malgré son foisonnement visuel, la
scène relève encore de la conjonction entre scénographie et
métaphore.
À la fin de la scène, la matière de l’image vidéo envahit de plus en
plus la surface du cadre, semblant provoquer de l’intérieur une
métamorphose radicale des images, dont la texture devient indécise,
entre lumière, point, ligne, tache de diffusion – noyant les corps
jusqu’à les dissoudre dans le visuel.
scène, car les scènes caricaturales (la boîte porno chic de Black-out) ou
irréalistes (la section spéciale de la police où le crime s’inhibe avant
même d’être conçu, dans Minority Report) sont bien des scènes, avec
meubles meublants et frimants qui friment. Ces scènes nous proposent un
monde, et même un monde « accordé à nos désirs », pourvu que nous
ayons su changer ces désirs, sur l’injonction de la société du simulacre
qui succède à la société du spectacle. Mais la double interposition, entre
« le monde » et moi (« mes désirs », si l’on veut), du filtre de l’autorité
de l’auteur – que plus rien ne freine –, et de l’écran de la matérialité des
images – qui semblent prêtes à vivre entre elles et à se passer de moi s’il
le faut – a exilé très loin cette évidence de monde et cette évidence du
monde qui étaient la prémisse obligée de l’idéal de la mise en scène pour
Michel Mourlet.
C’est que le simulacre, s’il a bel et bien un référent, n’a ni l’origine ni
le mode de circulation des images auxquelles nous sommes habitués. Le
simulacre est en quelque sorte l’émanation de son référent, une
émanation sans cesse renouvelée, capable en outre de « venir me
chercher » pour provoquer ma perception. Il est donc une image, mais
qui circule dans le monde (dans un éther qui lui serait propre), un peu
comme l’avait aussi imaginé Bergson, avec sa fameuse métaphore de « la
photographie déjà tirée dans les choses ». Autrement dit, il existe, dans
notre monde, un monde d’images qui le peuplent et qui peuvent parfois
apparaître : c’est avec cette idée que jouent beaucoup de films récents
comme ceux que j’ai cités. Dans Buffalo ’66 (Vincent Gallo, 1998), on
va même plus loin : au moment où le héros imagine qu’il va tuer son
ennemi, la scène soudain se fige, l’image rapetisse, se ratatine, jusqu’à
sembler « entrer » dans la tête du héros ; ce qu’on vient de voir soudain
change de statut, devient simulacre, et l’on comprend que ce rectangle
flottant est la matérialisation – pour nous, pour le héros peut-être, ou pour
les autres images du film – d’une image mentale.

La mise en scène – et le monde : l’avènement du documentaire

Le manifeste de Mourlet, ainsi, n’a pas eu grande valeur prophétique,


et le cinéma qu’il appelait de ses vœux n’a existé que fugitivement. La
mise en scène, où il discernait la vertu fondamentale et définitive du
cinéma, a effectivement perduré bien au-delà des bouleversements
techniques, idéologiques et stylistiques du dernier demi-siècle : mais
c’est au prix de son réajustement permanent à une visée changeante,
allant de la volonté de maîtrise – jusqu’à l’exacerbation et sans
catharsis – à l’effacement absolu devant l’opacité d’un monde
incompréhensible. Mourlet proposait de régler par la mise en scène notre
relation cinématographique au monde : savoir nous tenir à la fois, de
manière équilibrée, entre les deux extrêmes de la maîtrise classiquement
parfaite (« je suis maître de moi comme de l’univers ») et de l’absolue
passivité. L’histoire du cinéma a démenti cette proposition optimiste en
scindant de plus en plus nettement l’un et l’autre des deux pôles. D’un
côté, ceux qui croient à la domination de l’intelligence ou de l’esprit,
écrivant ce que bon leur semble, pliant s’il le faut la scène et sa « mise »
à un projet mental, et sachant d’ailleurs prendre, de l’art des points de
vue et des durées, ce qui est nécessaire à leur maîtrise. D’autre côté, ceux
qui croient, plus obtusément, au monde et à son être-là, têtu et
immaîtrisable.
L’« être-là », la présence silencieuse et parfois infrasensible des choses
et du monde, était la préoccupation de Bazin ; mais pour le critique
catholique, le monde, les choses en fin de compte avaient bel et bien un
sens – même si ce sens devait demeurer le secret de Dieu, voilé pour nos
sensibilités. La phénoménologie, dont il fut le contemporain, eut la même
attirance pour cette idée d’un monde rendu tel quel à notre contemplation
ou à notre réflexion : tel quel, c’est-à-dire sans signification a priori,
ouvert à toutes les significations que nous voudrions y inscrire. Le
cinéma nous montre le monde comme il est : sous cet énoncé très simple
et en apparence très limpide, on peut donc en réalité mettre plusieurs
croyances. Le cinéma nous montre ce qui existe tel que cela existe,
apparence pour apparence, et sa vertu est alors de nous placer devant une
représentation symbolique et réaliste à la fois : sensoriellement réaliste,
mentalement symbolique (c’est, grosso modo, la position de Merleau-
Ponty). Ou bien, le cinéma nous montre l’existant pour nous laisser y
deviner ou y pressentir ce qui ressortit à l’être : il représente le monde,
parce que c’est le seul mode sur lequel il puisse nous présenter le réel (ou
l’esprit, ou la vérité – et c’est la position de Bazin).
La réflexion théorique sur l’empreinte photographique, depuis les
années Soixante-dix, a beaucoup tourné autour de ces idées. Les notions
jumelles de « sens obtus » et de « punctum », forgées par Roland Barthes
à dix ans d’intervalle, disent l’une et l’autre que le réel peut me parler
directement, dans une image photographique ou cinématographique.
Certes, il ne me dira rien sur lui-même, il ne me communiquera pas la
vérité désirée par Bazin, il ne me mettra pas face au monde tel quel,
comme l’avait pensé la phénoménologie : il me fera passer un affect. Ce
n’est, malgré tout, qu’une troisième variante de la même croyance, que le
cinéma (ou, sur un mode légèrement différent, la photographie) est bien
une révélation, une présentation, une mise en présence. Mise en
présence/mise en scène : le paradigme est limpide, et l’on voit ce qui,
depuis les textes célèbres et inoubliés de Barthes, a insisté sur la capacité
du cinéma à produire à la fois du point de vue et de la révélation, du
cadrage (y compris notionnel) et de la contemplation pure, du sens et le
refus du sens. Depuis toujours, c’est-à-dire depuis le temps mythique de
son invention (dont les Lumière ont accompli la prophétie), le cinéma est
un avatar de l’œil mobile et indéfiniment variable ; la mise en scène –
théâtre ou pas, peinture ou pas – a été le domaine privilégié de
l’effectuation de ce regard. Mais le cinéma est aussi, plus obscurément, le
site et l’outil d’un surgissement, à l’improviste et en partie immaîtrisé, de
quelque chose d’autre que la vue cadrée, de quelque chose qui provient
du réel, qui le manifeste (évidemment sans pouvoir le « cadrer »).
C’est, avec le recul des années, ce qui apparaît comme le plus
important dans le moment rossellinien (en y incluant la glose à laquelle il
a donné lieu). Faire un film, ce n’est pas promener sur les apparences un
regard discriminant, c’est élaborer un piège dans les rets duquel quelque
chose du réel puisse advenir. Que cela suppose un créateur d’une espèce
particulière, c’est ce dont témoignent les propos d’un Bresson, insistant
sur l’ascèse et le renoncement aux effets ; d’un Rossellini puis d’un
Rivette, définissant le cinéma comme dispositif à instituer ce piège ; d’un
Rouch pour qui la transe partagée est la condition de la révélation. Dans
tous les cas, le geste du cinéaste, s’il demeure une mise en scène, ne l’est
plus sur le mode du calcul, mais de l’aventure (au sens littéral du terme :
ce qui advient). C’est l’idée, souvent proposée depuis cinquante ans et
devenue banalisée, du film comme « documentaire sur son propre
tournage », retournée en conception du film comme critique de ce
tournage (ou comme métafilm virtuel) par Rivette, puis glosée par Serge
Daney, dans plusieurs textes, avec cette double valeur. Le film
« documente » son tournage, parce que le tournage est le vrai moment de
sa création : le moment du risque, de la surprise, de l’inattendu, de
l’immaîtrisable, le moment de la possible « parlure » du monde, le
moment où le réel a une chance de passer, on ne sait comment, à travers
les mailles du calcul.
Dans cette conception-là du cinéma, mettre en scène s’est éloigné de
toutes les valeurs objectives et communicables qu’à revêtu l’expression :
ce n’est plus mettre en place des acteurs et leurs gestes dans un décor
rapporté à une grille cartésienne ; ce n’est plus imposer un cadrage où
l’action devra s’inscrire nolens volens ; ce n’est plus capter sciemment
des instants de grâce par l’exercice paradoxal d’une volonté de puissance
artistique qui se bride et se contient en vue d’un idéal. C’est l’attitude de
la passivité la plus totale : « faire l’endormi », comme le disait de
manière prémonitoire Jean Renoir ; laisser advenir quelque chose, on ne
sait pas quoi, et soumettre tout son art à l’intuition qui seule saura déceler
l’apparition de ce lointain devenant soudain très proche (comme dans la
définition de l’aura par Walter Benjamin). Comme l’exprimait
symptomatiquement Rivette à propos de son film Out 1 :
« […] il se passe toujours des choses en plus au tournage, qui ne sont
pas prévues dans le découpage, et quatre-vingt-dix pour cent des cinéastes
(je parle ici de ceux qui ne se contentent pas de raconter une histoire)
refusent ce supplément de fiction, au moment du montage, comme ils
l’ont refusé au moment de l’écriture ou au moment du tournage. Il manque
une heure à presque tous les films de Renoir. Jean Rouch a coupé deux
heures à Jaguar et six heures à Petit à petit. On me dira que c’est de la
modestie. Mais je pense que sans cette modestie nous aurions quelques
grands films de plus. »
La fascination pour cet « en plus » du tournage n’est pas nouvelle, tant
s’en faut. Urban Gad, que je cite souvent dans ce livre, avait dès 1919
aperçu l’attrait particulier exercé par les animaux et les enfants une fois
filmés, à cause de leur grand naturel. Il raconte d’étranges histoires de
lions sautant sur l’acteur, ou sur la caméra, et qu’on doit abattre au
dernier moment, non sans avoir tout enregistré :
« Pendant tout ce temps, les opérateurs ont évidemment tourné
assidûment leurs appareils ; car si l’homme était réellement victime, un
accident mortel authentique de ce genre devrait être versé au bénéfice du
cinéma, dont la Muse est sans cœur et sinistre. »
Dans un genre moins sanglant – et qui heurte moins nos codes moraux,
à l’ère du « risque zéro » et de la condamnation des mauvais traitements
aux animaux –, c’est le culte des larmes authentiques, un culte qui n’a
jamais cessé depuis, le seul changement étant que l’on s’est arrangé pour
rendre mieux visibles à l’écran ces larmes, dont Gad déplorait qu’elles ne
le fussent pas toujours.
Cette capture du réel a été remise à l’honneur, avec un sens certain de
la publicité, par quatre cinéastes danois, proposant en 1995, sous le nom
de « Dogme », une série de dix « commandements » ou « vœux de
chasteté », destinés à faire du cinéaste un agent, plus ou moins anonyme,
au service d’une conception du cinéma épurée de ses excès de technique
(notamment de tous ses effets spéciaux) et censée rendre au naturel la
réalité. Le cinéaste qui désire faire avaliser un film par le Dogme doit
respecter tous ces commandements, ce qui lui interdit notamment de
tourner en studio, de recourir au doublage ou à une musique non-
diégétique, d’utiliser des filtres, des effets optiques et même des
éclairages (sauf une lampe fixée à la caméra si c’est indispensable) ; en
outre, le scénario doit se dérouler à l’époque présente, ne pas comporter
de conventions de genre ni d’« actions superficielles » (meurtres, usage
d’armes, etc.), et ne pas manipuler le temps du récit. Ces règles naïves
(ou roublardes) traduisent une croyance assez simple dans la vertu
documentaire du cinéma, à condition que l’acte de création
cinématographique soit assumé pleinement comme tel et rapporté à un
seul individu. Tous les commandements visent à rendre possible la
réalisation de tous les films par un seul homme armé d’une caméra portée
sur l’épaule : triomphe tardif d’une cause déjà gagnée depuis longtemps,
celle de l’auteur et celle de l’écriture. Les auteurs du manifeste du
Dogme se référaient expressément à la Nouvelle Vague ; c’est sans doute
plutôt à l’une des sources imaginaires de ce mouvement, le néo-réalisme,
que font penser ses principes : un nouvel avatar du cinématographe et de
sa puissance de vérité, au moins fantasmée.
À date récente, c’est dans le documentaire – genre très longtemps
considéré comme mineur, tenu en marge de la création, et dont on ne
recensait les « chefs-d’œuvre », en petit nombre, que pour mieux négliger
l’ensemble – que s’est posé le plus crûment cette question du regard, de
son activité et de sa passivité. Qu’est-ce qu’un documentaire ? C’est un
film qui ne peut être mis en scène, parce qu’il ne peut être découpé ; qui
ne peut être découpé, parce qu’on ne peut pas écrire son scénario ; qui ne
peut être scénarisé, parce que nul ne connaît à l’avance son récit, ses
événements, sa conclusion. C’est un film dans lequel, par définition, la
réalité est toujours en avance sur le cinéaste – au rebours du film de
fiction, dans lequel c’est le cinéaste qui est en avance, puisqu’il a un
scénario, découpé et qu’on peut incarner dans la mise en scène. Aussi,
dans le documentaire, le cinéaste, qui se trouve en relation directe,
immédiate, avec ce qui va devenir instantanément le matériau de son
scénario et de sa mise en scène, doit-il tout faire d’un coup : voir,
interpréter, scénariser, découper – et par conséquent, monter. (Vertov
n’avait pas tort de dire que, pour le ciné-œil, le montage se fait tout entier
et d’un seul coup, en même temps que le tournage.) Le documentaire est
donc le genre de films qui marque le plus nettement et le plus
constamment son point de vue : le cinéaste, en effet, n’y fait rien d’autre
que comprendre et recevoir le monde, et s’il veut réellement recevoir, il
doit dire comment, sans quoi son film sera un pur enregistrement, comme
par l’œil bovin d’une caméra de surveillance.
De cette nécessité, les documentaristes, depuis deux ou trois décennies
au moins, sont devenus pleinement conscients. Lorsque Johan van der
Keuken filme, autour de 1970, son triptyque sur les relations Nord-Sud,
réalisant des œuvres qui tissent des liens entre plusieurs pays, plusieurs
strates sociales, plusieurs cultures, il doit inscrire, à même chaque scène,
à même chaque plan, le lieu intellectuel, moral, politique depuis lequel il
propose ces comparaisons ou ces parallèles. Plus récemment, lorsque
Stéphane Breton filme les wodanis de Nouvelle-Guinée, il décide – de
manière démonstrative et presque didactique, avouant le problème en
même temps que le procédé – de faire tout un film en caméra et micro
subjectifs, jouant dans son propre film le rôle de l’ethnologue invité, mais
off. Plus anciennement, Jean Rouch, se mettant en scène comme
caméraman, comme intervieweur, comme cinéaste, comme ethnologue,
dans presque tous ses films (souvent à l’aide de commentaires très
poétiques). La mise en scène, dans tous ces films, est assimilable à un art
de la capture, comme la chasse ou la cueillette.

Au terme de cette rapide dérive au fil du second demi-siècle du


cinéma, comment voir encore la mise en scène, sous tant de vêtements
divers ? Nous partions d’une évidence empirique : dans l’art de la mise
en scène, le théâtre était là avant ; le cinéma ne pouvait s’inventer qu’en
se soumettant aux lois de la mise en scène théâtrale (en les adaptant), ou
au contraire en se révoltant contre elles. Mais qu’arrive-t-il si, tout à
coup, on décide que la mise en scène n’est plus un art, plus une
technique, mais, par exemple, un mystère ? C’est à peu près, à mes yeux,
la portée du geste, tâtonnant mais inspiré, de Michel Mourlet, vouant tout
théâtre aux gémonies pour exalter sous le nom de « mise en scène » une
vertu spécifique au cinéma. Il n’y a, au fond de cette proposition, peut-
être qu’une seule idée, et assez simple : le cinéma n’a de sens (de
légitimité, de valeur) qu’à exalter sciemment les apparences en les
transfigurant. Ce faisant, il lève un coin du voile jeté sur le monde, il
nous offre, par éclairs et intermittences, autant d’aperçus sur ce qu’est, en
vérité, le réel.
Idée simple, et pour cela, puissante. Toute l’histoire du deuxième
cinéma (et du troisième si l’on arrive à le distinguer) est celle de la lutte
entre cette conception, idéalisée, absolutisée, fétichisée par quelques-uns,
et la conception (qui ne lui est pas a priori antagonique) de l’auteur.
« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » : l’aphorisme
de Kafka a été souvent cité (sous la plume de Serge Daney ou d’Alain
Bergala, entre autres) pour appuyer une conception du cinéma comme
documentaire infini et indéfini. Que ce soit l’expression de « mise en
scène » qui ait servi d’emblème à ce renoncement de l’auteur à son
arbitraire, cela n’est pas indifférent : dans « mise en scène », tout de
même, on ne peut cesser d’entendre la « mise ».
Chapitre 3

L’essence de la mise en scène, ou le fantôme


de l’analytisme : la mise en scène et la fiction

La mise en scène comme technique

Naissance du metteur en scène

L’expression « metteur en scène » date, en français, de 1820. C’est au


début du xxe siècle qu’apparaît ce personnage, responsable de l’unité du
spectacle, et se substituant dans ce rôle à ceux qui l’assumaient
jusqu’alors – en général, le régisseur ou l’acteur principal (cf. Molière).
Les raisons de cette petite révolution sont de deux ordres. D’abord, les
techniques deviennent plus complexes, en particulier celles de
l’éclairage ; le régisseur, chargé du réglage de la machinerie et de la
scène, n’est pas préparé à les gérer. Ensuite, et fondamentalement, les
conventions du théâtre classique, qui « automatisaient » la mise en scène,
s’effacent peu à peu. Au moment d’Horace (Corneille, 1640), la tragédie
implique un lieu unique, une durée vraisemblable, une forme scénique
pauvre (peu de décors, et stylisés) ; l’essentiel est dans la diction et le
jeu ; d’ailleurs, la scène est un lieu de montre sociale. Le théâtre
bourgeois, lui, se veut universel : il ne repose pas sur des conventions
aussi rigides – ce qui a comme contrepartie que la mise en scène va
devoir, à chaque fois, être redéfinie. Alors que, au siècle classique, la
pièce était portée à la scène d’une manière qui n’était pas nécessairement
indiquée dans le texte, mais que tout le monde connaissait, elle peut, dans
le théâtre romantique et bourgeois, être montée de différentes façons. Il
faut donc un intermédiaire, un interprète, qui prenne la responsabilité de
ce passage du texte à la scène.
Aussi l’histoire de la mise en scène de théâtre est-elle celle d’une
augmentation constante de la fonction du metteur en scène : il spatialise
et gestualise le texte ; puis, de plus en plus, il articule des éléments
d’interprétation, voire construit une grande interprétation du texte ; enfin,
il va jusqu’à lui ajouter véritablement un discours second. La seconde
moitié du xixe siècle voit s’opposer deux grandes tendances, qui attestent
l’une et l’autre de l’importance du metteur en scène, de sa marque sur le
spectacle. La tendance réaliste, commencée avec le romantisme, par
exemple par la substitution de mobilier réel à des meubles peints ou faux
(Sardou), culmine avec le théâtre naturaliste ; au Théâtre Libre
d’Antoine, à partir de 1887, la réalité du mobilier s’étend aux tapisseries,
aux portes et aux fenêtres ; dans la recherche de postures naturelles,
Antoine va jusqu’à faire parler ses acteurs dos au public, et inaugure une
tradition qui aura une longue postérité en France, celle de la diction
relâchée (il ne manque pas de films français, de toutes époques, où les
dialogues sont à peine compréhensibles à force d’être « naturalisés »). À
l’opposé, les principes édictés par Wagner pour le théâtre de Bayreuth (à
partir de 1873), ou ceux que suivit Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre
dans ses mises en scène de Maeterlinck, Ibsen ou Strindberg, et qui
relevaient du symbolisme, aboutirent peu après 1900 aux théories du
théâtre comme révélation et œuvre d’art sui generis, c’est-à-dire comme
œuvre du metteur en scène, avec les théories, influentes durant toute la
première moitié du xxe siècle, de Gordon Craig et d’Adolphe Appia.
À partir des années 1910-1920, la révolution est accomplie, et l’art
théâtral est devenu pour beaucoup l’art de sa mise en scène. Il n’est pas
indifférent que l’on n’ait jamais tant parlé de « théâtralité pure » que dans
les décennies où s’élabore, parallèlement – et dans une dépendance
envers le théâtre que j’ai lourdement soulignée au premier chapitre – la
formule du long métrage de fiction classique. Pour Max Reinhardt ou
Leopold Jessner – l’un et l’autre d’ailleurs cinéastes d’occasion, surtout
le second – comme pour Vsevolod Meyerhold ou Erwin Piscator – qui
utilisèrent le cinéma dans certains de leurs spectacles – le théâtre pur
coïncide avec le rôle central, directeur et moteur, du metteur en scène.
Non que l’histoire du théâtre au xxe siècle (et encore davantage en ce
début de xxie siècle) n’ait connu de nombreuses tentatives pour captiver
le spectateur par le spectaculaire, par les décors, par des éclairages, par le
mariage avec le cinéma, avec la danse. Mais ces entreprises elles-mêmes,
loin de déposséder le metteur en scène de ses prérogatives, ont toujours
pour effet de les conforter : l’art du théâtre, c’est l’art du metteur en
scène comme interprète, maître d’œuvre et, pour finir, créateur – jusque
dans les entreprises qui contestent le dispositif théâtral (telles les
tentatives de Carmelo Bene pour casser, par exemple, les privilèges du
spectateur, au nom d’un théâtre « minoritaire », inspiré d’Antonin
Artaud). La mise en scène et les metteurs en scène oscilleront, durant tout
le siècle, entre réalisme et convention (ou symbolisme), parfois poussés à
leurs limites ; mais toujours, ce sera le metteur en scène qui décidera.
De cet art nouveau, il n’existe que peu de définitions techniques. De
grands metteurs en scène ont pu avoir un enseignement, des élèves, une
doctrine même. C’est le cas par exemple de Constantin Stanislavski, dont
les cours, autour de la notion de « construction du personnage »,
inspirèrent une longue tradition du jeu d’acteur, jusqu’à l’Actors’ Studio
de Lee Strasberg et, plus indirectement, jusqu’au workshop de Nicholas
Ray. Stanislavski est aussi, à ma connaissance, le premier (et l’un des
seuls) à avoir publié la description commentée de l’une de ses mises en
scène, celle d’Othello de Shakespeare, à Nice en 1929-1930. Les
commentaires, sous forme de notes au texte de Shakespeare qui figure en
face, sont de toutes sortes : indications précises de gestes, de
déplacements, de regards ; description du décor, des vêtements et
accessoires ; surtout, éléments d’interprétation personnelle de la pièce, et
des sentiments et états d’âme de chaque personnage, même très
secondaire (et des foules), à chaque moment important. Le résultat est
impressionnant, mais évidemment on n’a pas là une réflexion d’ordre
génétique : on peut d’après ces notes refaire une mise en scène du drame
de Shakespeare qui imite ou copie celle de Stanislavski, mais on ne peut
en imaginer une autre, même selon des principes analogues.
De Meyerhold à Peter Brook, plusieurs metteurs en scène importants
ont décrit leur conception de leur art. Mais cela n’est pas souvent sous
forme de conseils pratiques, ni de considérations techniques. Souvent
aussi, il ne reste de leur enseignement que des traces indirectes, sous
forme de sténogrammes plus ou moins authentiques, ou de souvenirs de
leurs élèves ; lorsque, dans ses ateliers de la fin des années Soixante-dix,
Nicholas Ray se réfère à l’enseignement de Vakhtangov, il ne peut le
reprendre que par ouï-dire (via l’Actors Studio, qui en donne une version
assez déformée). Le metteur en scène est devenu le créateur du spectacle
théâtral, et un créateur qui, surtout depuis cinquante ans, s’exprime
beaucoup sur ses intentions (par voie d’interviews notamment), mais les
études systématiques, de l’intérieur, de la théorie de la mise en scène ou
de sa pratique, restent rares – comme en cinéma.

La mise en scène dans le « premier cinéma »

Le réalisateur comme homme à tout faire (version muette)

Le réalisateur de films, dans les premiers temps du cinématographe,


avait à résoudre bien trop de problèmes techniques de divers ordres pour
avoir le temps de se considérer comme un metteur en scène. Au reste, les
metteurs en scène de cinéma n’ont pas été plus prolixes, sur leur art, que
leurs confrères du théâtre. Il existe, dès les années Dix, d’assez nombreux
traités sur le cinéma, sur son esthétique, sur ses rapports avec le théâtre,
la peinture ou le roman ; il existe des souvenirs et des autobiographies,
indirectement éclairants – d’Alice Guy et Henri Fescourt à Frank Capra
et Vincente Minnelli – mais qui ne visent pas à livrer les secrets d’un art,
ni même à réfléchir sur un métier. Il existe aussi, surtout en Allemagne et
secondairement en France, une copieuse littérature sur l’art du cinéma,
qui se développe tout au long des années Vingt. Mais ces ouvrages et ces
essais, dus à des critiques ou à des philosophes, sont davantage
préoccupés de définir l’âme du film ou son essence que de réfléchir sur
sa mise en scène. Il en est même un pour estimer que l’on a accordé
jusqu’alors beaucoup trop d’importance au metteur en scène, et que
celui-ci a, au cinéma, la chance que « l’abolition de toute considération
du mot parlé, de sa diction et de son intonation, ôte de son chemin de
sérieux obstacles » (autrement dit, le metteur en scène de cinéma serait
un metteur en scène de théâtre qui aurait moins de problèmes…). Mais
aucun d’eux ne décrit le travail du metteur en scène, aucun ne l’analyse,
aucun n’en a, et pour cause, une idée précise ni concrète.
D’où, encore une fois, et malgré les limites dues au caractère assez
académique de son œuvre filmique, le très grand intérêt du livre –
volumineux (près de trois cents pages), illustré, concret – dans lequel le
cinéaste Urban Gad – pionnier du cinéma danois, qui travailla beaucoup
en Allemagne et fut le « créateur » de la star Asta Nielsen (par ailleurs
son épouse) – fait le point sur ce qu’est, vu d’Europe, l’art du cinéma au
lendemain de la Grande Guerre. Son livre paraît en 1919, l’année de
Caligari et de la mode « expressionniste », et surtout, au moment où,
avec la UFA, l’industrie allemande du cinéma avait mis sur pied l’outil
capable de concurrencer Hollywood sur son terrain.
Ce livre est, à ma connaissance, le plus complet jamais écrit par un
cinéaste, à l’époque et même à date récente, pour décrire son métier sous
tous les angles. Le réalisateur de film (muet) de qualité, tel que Gad en
brosse le portrait, travaille avec en tête trois soucis principaux :
1. le respect du scénario. L’autorité du réalisateur sur le plateau lui
vient en premier lieu de ce qu’il est le seul à avoir étudié le scénario à
fond et en entier – à une époque où les acteurs, souvent pris au théâtre
dans la soirée, ne venaient sur le plateau de tournage que pour répéter et
jouer scène par scène, sans perspective globale sur l’histoire. Le metteur
en scène est donc le seul qui puisse décider du sens à donner au récit, de
son interprétation, et le seul qui puisse mettre en valeur ses possibilités
expressives.
2. la relation aux acteurs : ceux-ci doivent être choisis pour leur
physique, mais aussi pour leur expérience et pour leurs qualités
d’adaptation et leur souplesse mentale. De nombreuses pages du livre
sont consacrées aux différences entre la « prima donna » et une actrice
secondaire, entre acteurs et figurants (ceux-ci, crûment décrits comme la
plaie du metteur en scène, pour la difficulté qu’il y a à les maîtriser), mais
aussi à la manière d’offrir aux acteurs les meilleures conditions de jeu ;
3. le sens global du rythme et de la tension dramatique. De même que
le metteur en scène seul peut comprendre le scénario, il est le seul à avoir
une image d’ensemble du film en tête. C’est de lui, et de lui seul, que
dépend l’intérêt que le spectateur portera au film (le metteur en scène est
« le représentant du public » – p. 181).
Bref, véritable maître d’œuvre du film, responsable envers le scénario
et envers le public, et plus crûment, envers la firme qui l’emploie et dont
il ne doit pas dépenser l’argent pour rien, le réalisateur veille à tout : au
décor (lequel doit être à la fois vraisemblable, expressif et surtout lisible
dans l’image en noir-et-blanc), au maquillage (particulièrement complexe
avec la pellicule orthochromatique), au confort des acteurs (spécialement
en extérieurs, voire en déplacement), et même… à la météo si l’on tourne
en extérieurs.
Mais le squelette du film, c’est le scénario, que le réalisateur doit
veiller à incarner, à nourrir, à habiller pour en faire un organisme vivant.
D’ailleurs il doit veiller à ce que le scénario lui-même soit bien un
squelette, et non un simple amoncellement d’ossements sans
articulations : c’est le sens de la distinction, soulignée, entre matériau,
cadre et traitement (Handlung – p. 35-37). De cet organisme, le cœur est
l’acteur, et Gad consacre de nombreuses pages, visiblement nourries de
ses propres expériences (il avait alors réalisé plus de vingt films), à la
technique du jeu d’acteur. Le bon acteur, c’est avant tout celui qui a
compris ce qu’est le cinéma : une prise de vues, avec son cadre, et devant
aboutir à un montage. Ainsi, il sait se réserver et se préserver durant les
longues répétitions, pour donner son maximum durant la prise (p. 174) ;
il sait qu’il est cadré, et que l’opérateur doit le suivre s’il bouge ; par
exemple, il aura soin de ne pas se lever trop vite d’un siège, pour
permettre un recadrage souple, évitant de lui couper la tête (p. 151). Il
sait aussi que le cinéma demande un autre vraisemblable que le théâtre, et
une autre sorte de concentration (p. 153). Quant au réalisateur, son travail
commence avec le choix de l’acteur, sur son apparence (p. 134-5) mais
aussi en fonction de sa personnalité : le réalisateur est un psychologue.
Dans cette somme vertigineuse, l’on insiste sans cesse sur le fait que le
réalisateur doit être attentif à tout, et à chaque instant (entre autres, dans
une cinématographie du plan long et « théâtral », veiller à ne pas se
laisser surprendre par la fin de la bobine dans la caméra). L’art de la mise
en scène n’y apparaît que par endroits, mais significatifs. Mettre en
scène, c’est d’abord cadrer. Le cadre est le premier outil du réalisateur,
aidé en cela par l’opérateur ; il existe d’ailleurs, au moment où Gad les
synthétise, des règles d’atelier (de studio) assez précises et
manifestement assez rigides, qui font dériver quasi automatiquement la
grosseur de cadre (donc la distance de la caméra aux acteurs) du nombre
de personnages, le but étant toujours de donner aux visages la plus
grande lisibilité possible (p. 126), donc la plus grande surface d’image
possible. La mise en scène n’est jamais autre chose qu’un arrangement de
la disposition et des déplacements des acteurs dans un cadre donné, et les
règles à ce sujet sont simples. Il en est deux essentielles (p. 178) : la règle
de lisibilité (un acteur ne doit pas être masqué par un autre, sinon
provisoirement et dans un but significatif) ; la règle d’harmonie (les
groupements des corps doivent être « picturalement effectifs », compte
tenu notamment du décor et de l’éclairage). Mettre en scène, dès lors,
c’est, ayant fixé le cadre (angle de vue et distance), prévoir jusqu’au
détail les places de chacun des acteurs à chaque instant, le jeu de leurs
regards, la position de leurs corps, etc., en vue d’un effet d’ensemble clair
et esthétiquement satisfaisant. On est tout près des règles du théâtre –
avec une plus nette insistance sur la dimension proprement visuelle : la
notion d’« étagement des plans », celle de profil sont ici essentielles – et
très loin (voire à l’opposé) de la conception d’un Mourlet, pour qui ce
labeur de la mise en place, du contrôle, ce souci de la « belle image »
sont au mieux les prémisses, au pis le contraire, de l’art du cinéma.
Enfin, le réalisateur est responsable du rythme de son film, et dispose
pour cela de quelques moyens, à la fois simples et délicats. D’abord, il
peut jouer de l’équilibre dans la présence des différents acteurs (p. 186),
et peut compter pour cela sur un instrument principal, la distribution des
lumières et des ombres (on retrouve chez Gad ce thème, si fréquent dans
la sensibilité critique germanique des années Vingt, du cinéma comme art
de la lumière). Bien sûr, il peut aussi jouer de la vitesse, et, plus
profondément, de l’intensité du jeu, laquelle doit, en règle générale,
augmenter en fin de scène (prescription un peu mécanique malgré sa
relative finesse, et sous laquelle on devine le cinéma industriel, contraint
de se donner des règles simples et fixes). Enfin, outil ultime (mais non
suprême aux yeux de Gad, ce qui le distingue de l’école soviétique et,
pour partie, de l’école française), le montage – dont il ne faut pas abuser.
Contrairement à la critique française (et d’autres), le réalisateur danois
juge assez sévèrement les films américains, auxquels il reproche ce qui
est le plus souvent apprécié comme leur principale qualité : la vitesse du
montage. Pour Gad, ces plans multipliés et agencés par montage sont trop
courts pour que quelque chose d’intéressant puisse s’y développer
(p. 240) : ils ne laissent pas au metteur en scène la possibilité de faire la
démonstration de son art, qui est la science des agencements dans un
espace défini, la science des mouvements composés, des vitesses
combinées et des intensités variables. Le réalisateur, pour Urban Gad, est
l’« âme du film », mais c’est en tant que metteur en scène qu’il l’est,
c’est-à-dire, au premier chef, en tant que directeur d’acteurs et
gestionnaire de « blocs d’espace-durée » – pour citer anachroniquement
l’expression de Gilles Deleuze.

Le réalisateur comme homme à tout faire (version parlante)

À l’époque parlante, la situation est à peu près la même : de nombreux


cinéastes livrent, sous forme de souvenirs, de journaux de tournage, ou
dans des articles et entretiens, des anecdotes révélatrices à propos de la
réalisation de leurs films. Mais il s’agit là d’un discours éparpillé, à partir
duquel on ne peut qu’indirectement et approximativement reconstituer
une théorie de la mise en scène. Les traités en bonne et due forme, dus ou
non à des cinéastes, sont rares. À ma connaissance (sans doute lacunaire),
le seul ouvrage expressément destiné à définir, et même à définir
didactiquement la mise en scène comme tâche du réalisateur, est celui
d’un pilier du système hollywoodien, Edward Dmytryk. Cinéaste de la
troisième génération – après celle des inventeurs tel Griffith, celle des
pionniers tels Ford et Walsh –, Dmytryk (né en 1908) gravit un par un les
échelons de la hiérarchie hollywoodienne, de l’« errand boy », dont Jerry
Lewis fera le portrait burlesque dans un de ses premiers films, au
monteur, puis au réalisateur. C’est ce qu’on appelle un solide technicien,
connaissant de première main tous les rouages de la machinerie, depuis
l’apogée du studio system (il signe son premier film en 1935) jusqu’à sa
déliquescence (son dernier film est de 1975). Au terme d’une carrière
sans éclat, mais qui lui valut quelques distinctions et une reconnaissance
professionnelle certaine, il écrivit son autobio graphie et poursuivit une
carrière d’enseignant. C’est la substance de ses cours qu’il recueille, en
1984, dans un petit livre à la visée modeste, mais complet et précis.
L’exposé suit l’ordre chronologique des opérations : du scénario à la
preview du film achevé, en passant par toutes les étapes de la pré-
production, du casting, du travail du décor, du tournage, du montage et
même du doublage. Le director, dans l’image parfois un peu
complaisante mais sans doute assez exacte qu’en donne ce livre, est
d’abord un homme à tout faire. Jerry Lewis, au faîte de sa carrière de
réalisateur, avait donné une première version de cette même image, sous
le titre sans ambages The Total Film Maker : le réalisateur n’est ni un
producteur, ni un monteur, ni un décorateur, ni un chef-opérateur, ni
exactement un metteur en scène – mais il est un peu tout cela à la fois,
qu’il se revendique comme un bon artisan consciencieux (Dmytryk), ou
comme un artiste génial (Lewis). Il est frappant d’ailleurs de constater
que l’un comme l’autre multiplient les remarques d’ordre
psychologique : comment se comporter avec les acteurs ; comment
observer le caractère de ses collaborateurs pour en obtenir le maximum et
éviter les frictions, sur des tournages toujours fatigants ; comment
affirmer son autorité sans être déplaisant ; comment inspirer confiance et
comment savoir accepter les conseils, etc. Les anecdotes abondent, où les
deux auteurs se donnent invariablement le beau rôle, celui de l’homme
posé, lucide, décidé, sûr de sa conception et prêt à la réaliser par tous les
moyens. « Total » film maker ou non, le réalisateur est celui qui a en tête
l’idée du film (et qui, par conséquent, doit apprendre très tôt à discuter
avec le producer, qui en a éventuellement une autre idée).
Comme dans le portrait que brossait Gad, on a ici l’image d’un
réalisateur qui, durant tout le temps de la naissance du film à partir du
scénario, est le seul à savoir ce que sera ce film – entre autres, parce qu’il
a commencé par s’approprier le scénario. Première phrase du livre : « In
the beginning was the word ». Le verbe est premier : mais, dans la
version moyenne, équilibrée que donne Dmytryk, le scénario, s’il a le
premier mot, n’a pas le dernier. L’art du cinéaste est, au contraire, de
rendre le scénario le plus visuel possible, d’en réduire autant que possible
la « verbosité » (p. 4), quitte à le simplifier. Un scénario de scénariste est
invariablement trop littéraire, trop long et trop verbeux : le premier
travail du réalisateur est donc, avant de tourner, de le rendre déjà
cinématographique. C’est que – encore une fois comme chez Gad – le
réalisateur, s’il commence le film au tout commencement, avec le
scénario, est aussi celui qui l’accompagnera jusqu’à sa fin dernière, le
public. Le réalisateur est à la fois le porteur du scénario (plutôt : de
l’histoire et des personnages) et le garant envers le public, lequel a tous
les droits, de l’efficience du film fini. Tout changement de scénario, toute
décision de casting, toute intervention en vue d’assurer un rythme, bref,
tout le travail de direction du film, est soumis à cet impératif
catégorique : il faut captiver le public, l’obliger à s’intéresser au film, fût-
ce malgré lui (Dmytryk revendique, sans la nommer, la notion
hitchcockienne de « direction de spectateurs »).
Cependant, au milieu de ce flot de considérations sur la psychologie et
les relations humaines, sur l’art de juger les gens et de savoir obtenir le
meilleur d’eux, sur les droits du public, du producteur et des capitalistes
qu’il représente, Dmytryk fournit aussi de précieuses indications sur ce
qu’il considère comme des « trucs » de métier, et qui donnent une image
sans doute assez juste du travail de mise en scène durant le tournage, et
après. Si le réalisateur a une idée nette du scénario, de ce qu’il attend des
acteurs, et s’il a un certain degré de maîtrise sur le montage (seulement
un certain degré, en effet, dans ce système où le producer a la
responsabilité du film fini), c’est au tournage qu’il exercera le plus
pleinement sa maîtrise. Comment ? par sa science du setup (de
l’arrangement, de la mise en place et du point de vue). La version que
donne Dmytryk, conforme à son image de « solidité », est rationnelle et
sans grande fantaisie. Mettre en scène, en cinéma, consiste à trouver les
meilleurs arrangements (setups) possibles pour raconter l’histoire
clairement, efficacement et de manière prenante. C’est donc d’abord l’art
d’arranger la relation entre acteurs et lieux.
Très classiquement, le livre de Dmytryk prévoit, à cette fin, des
répétitions dans les décors, se demandant seulement s’il vaut mieux une
répétition générale de tout le scénario (onéreuse, puisqu’elle mobilise
tous les acteurs, et potentiellement embarrassante, puisqu’elle risque de
rétrécir trop tôt le champ des possibles) ou une répétition scène par scène
et jour par jour. Une fois trouvés les bons déplacements, la bonne vitesse
d’élocution, bref une fois que les acteurs ont leurs marques, il faut
décider du point de vue sous lequel cela sera montré. La méthode
primitive – encore pratiquée par certains dans les années Trente et peut-
être même plus tard – consistait à tout filmer en plan d’ensemble, d’une
traite, puis à refilmer selon des angles variés les moments successifs de la
scène, de manière à fournir au monteur plusieurs solutions. Dmytryk
rejette (prévisiblement) cette façon de faire, déclarant même que
l’establishing shot lui semble un gâchis de temps et de pellicule. Le
metteur en scène ne mérite ce nom que s’il est capable de découper sa
scène en angles et distances de vue sans en passer par le plan d’ensemble.
Pour cela, il existe (c’est le principal intérêt de ce petit livre) quelques
règles, informelles, empiriques, mais qui ont valeur assez générale.
D’abord, il faut décider si l’on donnera la priorité au cadre ou aux
mouvements de l’acteur. Dans le premier cas, on devra indiquer aux
acteurs les limites dans lesquelles ils peuvent se déplacer, ce qui est
contraignant, mais cette procédure peut être choisie si le décor joue un
rôle, visuel ou autre, considéré comme important ; dans le second cas, les
acteurs auront une plus grande liberté, donc seront sans doute plus
spontanés – mais il faudra s’assurer qu’on peut les suivre dans tous leurs
mouvements. Il faudra ensuite s’attacher à la hauteur de l’angle de vues.
Dmytryk est un adversaire résolu de la prise de vues à hauteur d’œil,
qu’il trouve trop plate (dull : il est l’antithèse de Hawks). Toutefois le
point de vue doit rester assez peu marqué, pour être expressif mais ne pas
mobiliser toute l’attention (un bon exemple du « ni-ni » assez constant
dans ce manuel). La légère contre-plongée est excellente pour les petits
groupes et surtout pour les gros plans de visage ; la plongée,
éventuellement forte, convient plutôt au filmage de groupes importants.
De même encore, il y aura avantage à filmer toujours du plus près
possible (on retrouve la règle de Gad : le plus de surface possible sur
l’écran doit être attribuée aux visages). En dehors de ces petits « trucs »
de métier, dont on peut juger qu’ils érigent en règle une pratique
personnelle ou groupale éminemment discutable, le grand principe reste
celui de l’expressivité : chaque point de vue, chaque angle, chaque
distance doit être parfaitement maîtrisé quant à ce qu’il dit ou suggère. Il
n’y a donc pas de direction privilégiée, pas de solution générale : chaque
plan doit être pensé en vue d’une double obligation, envers l’expression
(il doit exprimer, le plus clairement et le plus vigoureusement possible –
sans excès), et envers les autres plans (il doit pouvoir s’enchaîner avec
eux souplement et harmonieusement).
Au total, le metteur en scène est véritablement celui qui parle le
langage du cinéma, assimilé à la mise en scène, dont parlait Merleau-
Ponty (voir ci-dessus, chapitre 2). C’est pourquoi il n’y a pas de
différence, dans l’esprit des leçons de Dmytryk, entre les remarques sur
la technique de prise de vues (le choix des objectifs, par exemple, ou la
très banale « règle des 180° ») et celles sur les manières de donner une
impression de lenteur de l’action sans utiliser le ralenti (par exemple,
l’utilisation, assez inattendue dans ce contexte, de la technique du
recouvrement [overlapping] de l’action d’un plan au suivant – une
technique souvent mise en œuvre par Eisenstein dans ses films muets).
Montage, tournage, discussions avec les acteurs et les techniciens : tout
est au service de la certa idea, de l’idée que le réalisateur se fait de son
film, et donc tout est mise en scène.
On le voit, la conception de la mise en scène n’a pas
fondamentalement changé depuis que Gad en donnait la définition un
demi-siècle plus tôt, à une clause près, qui n’est pas sans importance. En
effet si, ici comme là, le metteur en scène est l’homme qui voit tout, qui a
l’idée de l’ensemble et qui est capable d’en maîtriser jusque dans le détail
la décomposition en ses plus petites parties, à l’époque parlante il conçoit
sa mise en scène comme l’enchaînement raisonné de points de vue
expressifs et significatifs, soulignant à chaque instant le point le plus
intéressant de l’action – alors qu’à l’orée de l’époque muette et en
Europe du Nord, il la conçoit comme la gestion globale d’une image. La
différence n’est pas mince. Elle peut toutefois être relativisée, car,
découpage ici, plan tableau là, l’un et l’autre de ces metteurs en scène
doit également décomposer mentalement la scène qu’il montre, ajuster
ses détails les uns aux autres et à l’ensemble, bref, il doit être un analyste.
C’est à peu près la conclusion à laquelle en parvient l’ouvrage récent de
David Bordwell, brossant un panorama du souci de mise en scène – au
sens le plus profond, celui qui est lié à la scène et à sa continuité – qui le
mène de Feuillade, dans les années 1910, jusqu’à Hong San-sou et les
années 2000. L’exemple des scènes de repas, entre autres, est éclairant :
de Griffith, qui n’hésite pas à filmer une tablée dans sa longueur (un peu
comme dans la scène de Viridiana illustrée ci-dessus, chapitre 1), à
Hawks ou Cukor, qui, dans His Girl Friday ou The Women, doivent
tricher et asseoir les convives côté à côté, serré(e)s comme des harengs et
tourné(e)s vers la caméra, puis à Zhang Yi-mou, qui peut se donner le
droit, dans Les Fleurs de Shanghaï, de filmer une vaste tablée, mais cette
fois en choisissant des angles variés et en respectant parfaitement le
naturel de la situation.

Critique et analytique de la mise en scène

Avec ces ouvrages de cinéastes, qui pourraient tous s’appeler


« réflexions sur mon métier », on n’a pas vraiment une théorie de la mise
en scène – au sens d’un corps de doctrine rationnel, et qui pourrait
ensuite être appliqué à la pratique. Les conseils que donnent Gad,
Dmytryk, voire Lewis et quelques autres sont souvent judicieux, et
peuvent certainement être utiles à qui voudrait apprendre à mettre en
scène pour le cinéma ; mais on pourrait leur en substituer d’autres, qui
auraient des titres égaux à notre attention (par exemple, ceux du
manifeste du « Dogme », déjà évoqués plus haut). Ils ne sont, au fond,
qu’une rationalisation encore très empirique des remarques faites par
plusieurs cinéastes sur leur propre travail, telles les pages de Laterna
magica où Ingmar Bergman décrit une scène complexe et les nombreux
détails de mise en scène qu’elle implique.
C’est dans des milieux, et à des époques, où la volonté théorique fut
davantage marquée, que l’on trouve quelques tentatives isolées pour
donner, sinon une improbable théorie universelle de la mise en scène, du
moins des propositions abstraites à portée générale, c’est-à-dire le début
d’une théorie. De l’une des toutes premières de ces tentatives témoigne
un petit livre, très célèbre (pas en France, toutefois, où il n’a jamais été
traduit), dû à l’un des élèves de Koulechov, le cinéaste Vsevolod
Poudovkine. Dans ce livre, connu en anglais depuis 1929 sous le titre
Film Technique, il élabore la notion d’« observateur extérieur » – une
personnification de l’homme à la caméra, qui insiste sur le caractère
intermittent de son intervention sur la réalité filmée, et sur la convention
qui permet à ces intermittences de devenir continuité visuelle. À partir
d’une considération du cinéma américain, il constate et décrit un trait
essentiel de l’histoire du cinéma dans les années Dix et Vingt : le passage
du filmage en plan unique et statique à des films en plusieurs plans, pris
de points de vue variables. Son souci est de démontrer que la seconde
solution est plus efficace que la première, parce qu’elle élimine les temps
morts, les creux inutiles – inévitables au théâtre, parce qu’il faut bien que
l’acteur prenne le temps de traverser la scène. Par conséquent, en se
concentrant sur les moments significatifs, cette façon de construire les
récits filmiques est plus efficace aussi parce qu’elle est plus claire.
L’attention du spectateur est guidée, on ne lui montre que ce qu’il est
utile qu’il voie pour bien comprendre l’action (conception économique
dont l’héritage le plus abouti et comme l’apogée seront chez Hitchcock).
L’observateur extérieur de Poudovkine doit être présent aux endroits et
aux moments cruciaux. Pour filmer un événement inventé, mis en scène,
il a le temps, il peut se déplacer. S’il a affaire à un événement réel, il
devra en subir la temporalité, il devra courir ; l’exemple de la
manifestation de rue, que donne Poudovkine lui-même, le dit bien : si
l’on commence par la filmer du toit, pour avoir une vue d’ensemble, il
faudra dégringoler les escaliers à toute allure si on ne veut pas que le
défilé soit déjà passé quand on arrive à la fenêtre du premier étage pour
la filmer de plus près ; et si l’on veut se mêler à la foule, il faudra encore
courir pour la rattraper. Eisenstein avait bien aperçu, dès 1925, la
différence entre ces deux situations, en refusant de se laisser terroriser par
la revendication vertovienne de réalisme absolu, et en opposant, au
cinéma du fait profilmique (Vertov et Poudovkine – ou son maître
Koulechov – renvoyés dos à dos), un cinéma du fait écranique, de
l’image comme image, un cinéma et une image qui tâchent de se défaire
de la référence obligatoire – ou de s’en défaire un peu, ou de ne pas tout
miser sur elle. « En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil petit
bloc-notes à la main (!), court derrière les choses telles qu’elles sont. » Le
cinéma d’Eisenstein, et, plus tard, celui de Godard (qui n’a jamais été un
vertovien bien conséquent), sont cela : des images qui se disent images et
nous convient à les pénétrer en tant que telles.
Poudovkine, lui, en reste à la mise en scène comme fonction
dramaturgique et comme lecture d’un événement, inventé ou documenté.
Sa fiction théorique, l’« observateur extérieur », ne permet pas de donner
de conseils plus concrets que ceux des auteurs plus empiriques que j’ai
cités précé demment. Elle vise surtout à répondre à une crainte légitime
au moment où il la forge : la crainte que le montage de plans de plus en
plus courts n’aboutisse à un ensemble incohérent de points de vue
dispersés, et que le spectateur n’ait du mal à recoudre les morceaux pour
percevoir une réalité homogène. La fiction de l’observateur extérieur ne
dit donc rien d’autre que ceci : la succession des fragments d’un film, de
ses plans, sera compréhensible si et seulement si chacun d’entre eux a pu
(ou aurait pu) être pris du point de vue d’un tel observateur imaginaire.
La règle est simple, trop simple : elle réduit le choix des angles et
distances de prise de vues à n’être déterminé que par un certain
vraisemblable, et néglige les paramètres purement expressifs de la prise
de vues (que Poudovkine cinéaste connaissait, et auxquels Gad ou
Dmytryk font leur place). C’est une théorisation, mais balbutiante, et trop
limitative, et c’est vers des cinéastes plus franchement théoriciens ou
analystes qu’il faut se tourner, pour trouver des descriptions théoriques de
la mise en scène moins restrictives. J’en donnerai deux exemples
majeurs : celui des cours de mise en scène analytiques d’Eisenstein, et
celui de l’analyse a posteriori de certains choix de mise en scène (et de
choix stylistiques) chez Murnau, par Éric Rohmer.

La mise en scène analytique : la recherche du sens

Il peut paraître paradoxal d’aller chercher chez S. M. Eisenstein une


conception de la mise en scène. L’image de ce cinéaste est complexe et
contradictoire, mais la renommée lui est d’abord venue avec des films où,
à l’instar de la plupart des jeunes artistes de son époque et de son milieu,
il voulait avant tout se débarrasser du théâtre et ne concevait le cinéma
que comme « purement » cinématographique. C’est au fil de son
enseignement à l’école nationale supérieure de cinématographie de
Moscou (le VGIK), et dans les années Trente, qu’Eisenstein mit sur pied
une véritable théorie de la mise en scène de cinéma, distincte de la mise
en scène de théâtre, mais lui empruntant certains de ses principes les plus
essentiels. Comme le traduit son assistant Vladimir Nijny, qui a
sténographié bon nombre de ses cours : « Au cinéma, la mise en place
scénique est la “cause première” d’où procèdent les moyens de
réalisation spécifiques de la mise en scène cinématographique. » « Cause
première : celle qui se suffit à elle-même et qui a en elle sa raison d’être
(contrairement à la cause seconde, qui dépend d’une autre cause). »
L’origine didactique et le ton pédagogique de ces textes grossissent
forcément les idées, d’autant que l’enseignement d’Eisenstein, qui parlait
à une époque sans magnétophones, ne nous est parvenu que d’après des
sténogrammes de ses cours, lesquels, en outre, ont été publiés en une
période où la prudence politique et idéologique était de règle – sans doute
avec quelques aménagements dans le « bon » sens. Mais en l’occurrence,
la formule choisie est frappante : voir la mise en place comme cause
première, c’est lui concéder une importance énorme. C’est que, aussi
bien, la mise en place (ou mise en scène – qu’Eisenstein appelle, en
russe, mizancen, par adaptation phonétique du terme français) implique,
pour lui, énormément de choses. Dans le système, extrêmement rigide,
qu’il essaie de transmettre à ses étudiants, on ne met rien en place, pas le
plus simple geste, pas le premier élément du décor, sans avoir une idée
claire, nette, détaillée et complète de la signification de chacun des
détails de l’action. La mise en place est « cause première », mais à
condition d’avoir été elle-même pensée comme traduction de toutes les
significations voulues de l’événement représenté. Elle est la cause
première de la représentation – mais dans le processus créatif global qui
est celui du film, elle est cause seconde, qui découle d’une analyse, fine
et rigoureuse, du scénario, et de l’interprétation qui en résulte. La
première règle donnée par Eisenstein à ses étudiants c’est que le sens est
premier : on ne fait pas de mise en scène tant qu’on ne sait pas,
précisément et expressément, ce qu’on veut dire.

Les éléments
La première donnée de cette conception de la mise en scène, c’est son
caractère littéralement élémentaire d’une part, et imaginaire d’autre part.
Imaginaire, parce qu’au cinéma, on ne met rien en place définitivement.
Constatant avec d’autres (par exemple, Astruc, que je citais plus haut)
que le cinéma n’a pas de scène mais des spectateurs assis dans une salle
pour regarder un écran sur lequel apparaît l’image d’un monde
essentiellement mental, Eisenstein voit la mise en place comme une
construction elle-même mentale, imaginaire, idéelle sinon idéale, à
laquelle il faudra se référer dans la réalisation pratique, mais qui ne
s’incarnera jamais directement. La relation entre mise en place idéale et
globale d’une part (celle à laquelle vise son enseignement et que ses
étudiants ont à tâche de travailler), et mise en scène réelle pour le film est
donc une relation médiate, qui doit tenir compte à la fois de données
dramaturgiques et formelles propres au théâtre et propres au cinéma. Cela
apparaît clairement dans la façon dont il décrit les stades analytiques d’un
événement au théâtre et en cinéma : le drame (unité la plus grande) se
décompose en actes, chaque acte, en scènes, chaque scène, en actions :
cela, c’est la donnée théâtrale. Au cinéma, chaque action se décompose
encore en « unités de montage » (terme vague mais que le contexte
permet de comprendre intuitivement), et chacune de ces unités, en plans
(la seule donnée matériellement, physiquement attestée). Du drame au
plan, cinq étapes de dissection, de décomposition, d’analyse, dont les
cours détaillent surtout les trois dernières (de la scène à l’action, de
l’action à l’unité de montage, de celle-ci au plan).
L’exemple choisi par Eisenstein dans son cours le plus célèbre est une
anecdote à fondement historique : le guet-apens tendu par l’armée
napoléonienne au général haïtien Dessalines, chef des indépendantistes ;
convié à un dîner d’apparat, celui-ci est voué à être arrêté et déporté,
mais il est prévenu par une domestique et réussit à s’échapper en sautant
par une fenêtre. Sur cette base (proche des films de cape et d’épée
américains qu’Eisenstein avait toujours adorés), le collectif d’étudiants,
guidé par son professeur, commence par nourrir cette brève donnée dra
matique. Ainsi, un personnage entièrement nouveau sera forgé, à partir
de la constatation de certaines fonctions à remplir (guetter l’arrivée de
Dessalines, l’introduire dans la pièce, lui prendre son sabre sous couvert
de l’étiquette). Ce stade de l’augmentation est l’occasion pour Eisenstein
de rappeler certains des principes, de nature expressive, auxquels il est
attaché (je vais y revenir dans un instant). J’en note pour le moment la
contrainte de vraisemblable et d’organicité à laquelle il est entièrement
soumis. On peut ajouter au synopsis – ajouter personnages, dialogues,
déplacements, gestes – mais à condition que cela soit congru à la
situation, à l’époque, au milieu, etc., et surtout, à condition que cela reste
dramatiquement possible : que des acteurs puissent le réaliser sans
artifice ni contorsions.
La conséquence la plus saisissante de cette méthode est de relativiser
considérablement tous les choix particuliers, en les soumettant
globalement à une Idée de la scène. Par exemple, dans l’épisode
Dessalines, pour souligner certains moments jugés significatifs, on sera
amené, tantôt à développer des personnages, voire à en ajouter, comme je
viens de le dire, tantôt à modifier l’architecture, tantôt à valoriser des
accessoires (ou à en inventer de nouveaux s’ils se révèlent fonctionnels),
tantôt encore à préciser la caractérisation de tel ou tel acteur ou figurant.
Le travail auquel se livre Eisenstein avec ses étudiants – préparation
d’une mise en scène idéale d’abord pensée pour le théâtre – est un travail
d’analyse fine, qui descend au niveau le plus intime des actions
composant l’action d’ensemble, pour en faire ressortir les conséquences
pratiques. Cela est particulièrement sensible en ce qui concerne le jeu de
l’acteur ; Eisenstein n’adhère pas à la version caricaturale de l’acteur
comme corps pliable à volonté, que défendait Koulechov au début des
années Vingt ; mais il garde de ces années le vieil idéal de la
« biomécanique » qui met en exergue la capacité du corps à adopter toute
sorte de positions « intéressantes », quitte à être assez contorsionnées (il
suffit d’ailleurs de regarder Ivan le Terrible – et spécialement sa seconde
partie – pour en avoir un exemple concret). C’est ce que, dans un autre
cours, Eisenstein baptise « mise en geste » (en français dans le texte), et
qui consiste à analyser un geste dramatique – en l’occurrence, le moment
de L’Idiot où Rogojine lève le bras armé d’un poignard sur le prince
Mychkine, et où celui-ci tombe, victime d’une crise d’épilepsie. Il s’agit
alors, schémas à l’appui, de prévoir dans le moindre détail chaque instant
de cette action : où est le couteau au départ ? comment Rogojine le sort-
il, dans quelle direction va son avant-bras ? selon quel angle la main du
prince se pose-t-elle sur ce bras ? etc.
L’analyticité est sans fin : on retrouve exactement les mêmes
problèmes dans un autre chapitre de Mettre en scène, qui rapporte un
cours de plusieurs semaines sur le filmage de l’épisode du meurtre dans
Crime et Châtiment. Toujours pédagogue, Eisenstein a imposé à ses
étudiants une terrible contrainte : choisir un cadre fixe et s’y tenir – sans
mouvement d’appareil, sans montage – durant toute la scène. Contrainte
avant tout didactique, destinée à forcer l’attention des étudiants sur les
possibilités du cadre par lui-même, indépendamment de sa mise en
relation avec d’autres cadres, et notamment, par différence avec
l’exercice théâtral sur Dessalines, à leur démontrer que le cadrage d’un
plan de film n’est pas l’équivalent exact d’une mise en place sur la scène
(puisque les spectateurs du théâtre ne voient pas tous exactement la
même chose) : on peut donc calculer mieux et davantage en cinéma.
Mais aussi, symptôme du caractère inarrêtable de l’analyse : le plan en
effet est l’unité la plus petite à laquelle on en était parvenu ; or, il s’agit
maintenant d’aller encore plus loin, de décomposer le plan en ses parties,
de régler la mise en scène dans un détail encore plus fin. Certes, pour
Eisenstein, il s’agit de trouver des équivalents du découpage, dans un
plan non découpé – ce qu’on appelle parfois « montage dans le plan », et
qu’il appelle plus justement « montage latent ». Tout son effort va donc à
fabriquer (idéalement – car cela ne fut jamais réalisé et était peut-être
irréalisable) un plan « monté », articulé, découpé selon la même logique
qu’une suite de plans. Il n’en est pas moins vrai que cela se fait à
l’intérieur de cette unité de tournage qu’on appelle un plan, et que ce
travail de décomposition d’un plan peut être reproduit, en principe, sur
n’importe quel plan, même beaucoup plus court (voir, là encore, Ivan le
Terrible).
Mettre en scène, c’est donc d’abord un processus de décomposition,
abstrait, intellectuel, qui découpe l’action en petits fragments, que l’on
traite ensuite un par un. On est dans une logique absolument classique :
partant d’une idée d’ensemble (d’une interprétation) de la scène et de sa
signification, on la transforme en une séquence de petites unités ;
chacune de ces petites unités est définie par un ou deux traits saillants ;
leur combinaison est rendue possible par le fait qu’elles dérivent toutes
de la même conception initiale. Chaque unité doit respecter le sens de
l’unité supérieure à laquelle elle appartient : l’unité de montage reflète le
sens de la scène, la scène le sens de l’acte, l’acte le sens de la pièce. Et, si
l’on descend encore dans le découpage, le plan doit être congru aux
autres plans de l’unité de montage – et chaque geste, mis en geste de telle
sorte qu’il concoure à faire un plan cohérent.
On voit pourquoi je fais une place à part à Eisenstein : comme ses
collègues Gad, Dmytryk et les autres, il soumet la mise en scène au
scénario, et exige que chaque décision soit justifiée par la signification et
l’expression qu’elle va produire ou incarner. Mais le niveau de
décomposition analytique auquel il parvient est incomparable, le
fantasme directeur étant que l’on peut tout calculer, y compris
l’incalculable (notamment les positions, mimiques et gestes d’acteurs qui
sont soumis, dans ce calcul, à un traitement étrange, dont témoignent
d’ailleurs les films d’Eisenstein lui-même). Et surtout, si l’analyse est
sans fin, ce n’est pas seulement en raison du tempérament du cinéaste,
mais parce qu’il est convaincu que tout, en dernière instance, est
rapportable à une inter prétation du scénario qui est la bonne : il dispose
de la vérité (ou de son équivalent dogmatique), et par conséquent, il
existe une certaine logique, très forte, de ses décisions, qui permet le
calcul intégral de la mise en scène. Difficile d’aller plus loin.

La composition

Imaginaire et élémentaire, la mise en scène enseignée par Eisenstein


est donc aussi, et par-dessus tout, une mise en scène expressive. Il s’agit
bien de donner forme visible à une séquence dramatique, en faisant jouer
des acteurs dans un décor, de manière aussi précisément conforme que
possible au texte du drame ; mais il s’agit aussi – et surtout –, ce faisant,
de proposer une signification de ce drame. Ce dernier, en effet, n’est pas
gratuit ; qu’il soit une œuvre d’art et de littérature (comme les fragments
de L’Idiot et de Crime et Châtiment) qu’il soit tiré de l’histoire (comme
l’épisode Dessalines), ou qu’il soit un simple récit générique (comme le
« retour du soldat », lequel revenant du front trouve sa femme avec un
enfant d’un autre homme), il est représenté pour communiquer à son
spectateur une certaine idée – de l’Histoire, de la nature humaine, de la
politique, du monde où il vit. Tout, dans la mise en scène, doit aller dans
le même sens : faire connaître au destinataire du spectacle, pièce de
théâtre ou film, le sentiment du réalisateur sur le drame. Dans son
vocabulaire, inspiré d’une version réductrice de la dialectique hégélienne,
Eisenstein désigne comme « conflit moteur » le cœur du drame, son sens
profond (pour le spectateur contemporain, c’est-à-dire soviétique) ; la
mise en scène a dès lors pour horizon la traduction, la plus limpide et la
moins ambiguë possible, de ce sens. « Une mise en place n’est correcte
que si elle manifeste les tendances des personnages, en rapport avec le
conflit moteur », affirme-t-il à propos du réglage de l’épisode Dessalines
– une histoire, il est vrai, dont le sens, dans le contexte, n’est guère
ambigu : le général noir est un héros, les militaires français sont les
méchants de l’histoire, et on ne s’embarrasse pas de nuances. Aussi la
mise en place (et l’ébauche de découpage en plans) à laquelle le groupe
en parvient ne brille-t-elle pas par sa subtilité. Il s’agit, à chaque fraction
de chaque geste et à chaque nouvelle posture ou déplacement, de
signifier la même et monotone vérité : le héros est héroïque, les autres
sont lâches, hypocrites et condamnés par l’Histoire.
Le système serait insupportablement verrouillé (et, de fait, a été
souvent ressenti comme tel par ceux qui ne supportent pas Ivan le
Terrible, tel Michel Mourlet), et la recherche de la clarté expressive
apparaîtrait, au fond, comme d’une très grande naïveté (quel est
l’événement, même et surtout historique, qui n’a qu’une interprétation
possible ?), si ce principe n’était surtout développé par Eisenstein dans
un sens théorique, potentiellement bien plus riche. Il y a, dans la longue
discussion sur l’épisode Dessalines, des préceptes d’un formalisme
presque absurde, telle cette idée, ressassée durant tout le stade théâtral de
la mise en scène (celui qui se déroule dans un espace fermé et unique),
que chaque zone de la scène, chaque « zone de jeu » doit être affectée à
une signification et une seule. On pense assez littéralement à la théorie
wagnérienne du leitmotiv, qui fait entendre le motif de chaque
personnage ou de chaque idée au moment où ce personnage ou cette idée
est présent dans le drame – et à ce qu’en disait ironiquement Debussy :
« Songez que ces personnages [de Wagner] n’apparaissent jamais sans
être accompagnés de leur damné “leitmotiv” ; il y en a même qui le
chantent ! Ce qui ressemble à la douce folie de quelqu’un qui, vous
remettant sa carte de visite, vous en chanterait le contenu ! »
De la même manière, on a souvent l’impression, dans la mise en scène
de Dessalines (ou les autres exercices d’Eisenstein), que chaque élément
de la mise en scène – personnages, zones de la scène, types de cadrage,
distance, couleur des costumes, gestes, riboulements d’yeux, etc. – est
une sorte de « carte de visite » par laquelle l’acteur nous déclame
muettement, mais à grands frais rhétoriques, le sens et comme l’identité
de son action.
Il en va de même pour le cadrage, comme le démontre abondamment
le filmage à point de vue unique du meurtre de l’usurière par
Raskolnikov. Cherchant au tout début de l’exercice à déterminer ce
cadrage unique, Eisenstein propose au passage comme quasi évidente
l’idée qu’il doit être expressif ; ayant éliminé le cadrage neutre, de face, il
s’en félicite : « l’action se déroulerait alors devant le spectateur sans dire
la moindre chose sur l’attitude du réalisateur envers elle » ; en revanche «
un filmage en légère plongée serait tout à fait adapté au caractère de la
scène », entre autres parce qu’il traduit métaphoriquement l’impression
d’étouffement que dégage une phrase de Dostoïevski : « Toutes les
fenêtres étaient fermées chez elle, malgré la chaleur torride. »
Métaphore : le mot est lâché. C’est en effet exactement de cela qu’il
s’agit, avec ces mises en scène, mises en cadre, mise en geste plus
analytiques les unes que les autres : il s’agit de construire une
gigantesque métaphore traduisant en image (visuelle, à l’occasion aussi,
auditive) le sentiment profond que le réalisateur veut communiquer à
propos de la scène représentée. Eisenstein n’en finit pas de désigner ce
double geste, analytique et interprétatif, en quoi consiste la mise en scène
selon lui, et d’en forger de nouveaux noms, telle cette mise en jeu qui
apparaît fugitivement dans le cours sur L’Idiot pour désigner la
« transposition du jeu des motifs en action réelle ».
Entre logique de l’action d’un côté et logique du sens de l’autre, la
mise en scène telle que l’enseigne Eisenstein est, on le voit, doublement
contrainte. Elle doit se soucier de respecter les possibles (les
vraisemblables) de l’événement, et de ne rien proposer qui ne soit justifié
en termes de fonctionnalité comme en termes de contenu ; mais d’autre
part elle doit veiller à exprimer, à chaque instant et dans chacun de ses
éléments, un sens unique qu’il s’agit au mieux de décliner. Cela ne laisse
guère de marge, je ne dis même pas à l’improvisation, mais à la fluidité.
Cependant, un souci de rythme, de dynamisme, de gestion des
enchaînements ne laisse pas de se faire jour aussi – difficilement – au
milieu de cette obsession pour la maîtrise. À plusieurs reprises et dans
plusieurs des exercices qu’il propose, Eisenstein explique à ses étudiants
qu’on peut obtenir un effet analogue en le déployant dans l’espace (en
termes de parcours, de gestes, de places) ou en le traitant temporellement
(en termes de vitesses, de ralentis et accélérés. Par exemple, pour
exprimer l’hésitation de l’usurière, à un étudiant qui propose de la
manifester par un trajet sinueux :
« Avez-vous réfléchi que cette ligne zigzagante, vous pouvez la réaliser
de bien des façons différentes ? Vous pouvez effectivement l’incarner par
une ligne courbe, mais vous pouvez aussi exprimer cela par le rythme du
jeu et du déplacement. »

La construction, le calcul, la maîtrise

Les cours de mise en scène d’Eisenstein n’étaient peut-être pas des


cours de mise en scène. En tout cas, pas seulement. Les apprentis
réalisateurs y apprenaient la précision, le souci de ne pas faire de bourdes
et de ne pas violer le vraisemblable, celui de justifier leurs décisions
pratiques en les référant à une idée d’ensemble – tous principes sains et
qu’aurait approuvé sans doute tout réalisateur compétent. Mais la
décomposition du spectacle jusqu’à ses atomes premiers, l’exigence de
cohérence absolue qui fait tout rapporter à un schème unique, le
verrouillage de l’ensemble, donnent de l’activité du metteur en scène une
image rigide, excluant toute improvisation et toute spontanéité, qui ne
peut évidemment convenir qu’à un très petit nombre de films et de
cinéastes. Eisenstein a signalé quelques cas concrets de mise en œuvre de
ces principes analytiques, en particulier à propos d’Ivan le Terrible, et
l’on peut être sensible à la similitude entre certaines des contraintes qu’il
s’impose dans ses exercices et certains choix opérés dans des films, y
compris chez certains auteurs qui sont loin de sa conception de la
maîtrise (voir l’exemple de Faces ci-dessous).
Mais l’un des plus frappants exemples d’une telle pratique de la mise
en scène a été donné par Jean-Marie Straub, décrivant de manière
détaillée
La mise en scène à point de vue unique
(John Cassavetes, Faces, 1968)

D. R. Très courte focale, comme dans l’exercice sur Crime et


Châtiment, et de simples panoramiques pour suivre longuement
l’action, de près (en haut) ou de loin (au milieu). Le jeu sur les bords
du cadre est constant, laissant entrer et sortir les personnages, en
entier ou par morceaux (au milieu, en bas).
et particulièrement limpide la construction d’une scène de son film La
Mort d’Empédocle (1987). Il s’agit du long passage de la pièce de
Hölderlin où Empédocle arrive près d’un banc, ramasse un couteau qui
était fiché dans le sol, médite, puis converse, assis sur le banc, avec son
disciple Pausanias qui est arrivé entre-temps, puis est soudain confronté à
un tribunal improvisé, composé de deux représentants de l’État et de
représentants du peuple. Dans un lieu unique, comportant pour tous
éléments de décor un banc de pierre adossé à un petit mur, quelques
fragments de colonnes épars, des arbustes et de la végétation basse, on
commence par définir les places et les mouvements, ou plutôt, par les
caler ; ces positions et ces gestes, en effet, ont été préalablement
déterminés, « en chambre » comme dit Straub, sur la base d’une étude
attentive du texte (voir ci-dessus, chapitre 1, note 25) : « [les acteurs] ont
dû découvrir l’espace réel au terme de répétitions où tous les
mouvements avaient été découverts dans un espace qui souvent était
exigu par rapport à l’espace réel et qui, de toute façon, était presque
toujours un espace clos, alors que tout le film est tourné en espace à ciel
ouvert. »
Ce premier temps de la mise en scène est d’essence expressément
théâtrale. Il consiste à ajuster les acteurs – dont la fonction essentielle est
de servir le texte en le disant de manière préméditée – à la
« scénographie » d’un lieu naturel, non fabriqué, mais choisi parce qu’il
se prêtait bien à la mise en place recherchée, et surtout à l’essence de la
scène, qui est la confrontation entre le philosophe fauteur de trouble et
ses juges. Le calcul est constant, Straub expliquant qu’il a cherché – et
trouvé – « le nombre de pas pour se séparer du banc quand la scène
bascule et qu’arrivent les accusateurs », « la distance des [accusateurs]
par rapport aux colonnes », la « distance respectable (théâtrale suffisante
et néanmoins psychologiquement juste) pour que [le prêtre et l’archonte]
puissent se parler et se répondre » (p. 57-58), etc. Les emplacements sont
déterminés au centimètre près, et, bien entendu, durant toute la scène,
tous les acteurs sont présents, même lorsque le cadre les exclut et qu’on
ne les voit pas (un principe que même certains réalisateurs hollywoodiens
avaient parfois appliqué, et auquel Straub est férocement attaché, son
cinéma étant avant tout un cinéma de la « présence réelle »).
Sur la base de cette mise en place théâtrale – comme dans les leçons
d’Eisenstein –, le cinéaste a cherché à appliquer le découpage qu’il avait
fait de cette longue scène, en une trentaine de plans, et selon une
douzaine environ de cadrages différents. C’est dans cette opération
qu’apparaît le plus nettement le caractère calculé et délibéré de cette mise
en scène. Le découpage isole tantôt un personnage seul, tantôt deux, trois
ou le groupe des cinq accusateurs (le prêtre, l’archonte et trois
personnages figurant le « tas de peuple » du texte de Hölderlin). Straub
s’impose trois règles, diversement motivées. D’une part, la caméra ne
devra pas franchir la ligne de regard entre Empédocle et l’archonte (qui
sont les deux personnages situés le plus à gauche sur le plan de la scène) ;
pour Straub, cela découle du fait que, si on plaçait la caméra trop en
dehors du champ de la confrontation, certains plans auraient comporté
des regards vers un espace « inexistant », et que donc « l’espace n’aurait
pas été respecté » (p. 55). D’autre part, la caméra devra durant toute cette
scène occuper une position unique. Cette seconde règle, dont la gratuité
est avouée par le cinéaste, est la plus contraignante, et Straub explique
longuement ses conséquences, notamment le fait qu’il a fallu jouer sur
une large gamme d’objectifs, de 16 à 100 mm, pour y parvenir. Enfin,
tout le film étant, par décision préalable, filmé « à une hauteur qu’on
gardait, qui était ce que l’autre a appelé hauteur d’homme », cette scène
doit l’être aussi, ce qui ajoute à la contrainte, et a notamment pour
conséquence que l’on voit assez peu de ciel, voire pas du tout, dans les
cadres obtenus.
À lire Straub, on a l’impression d’un gigantesque arbitraire de la mise
en scène. Le respect quasi religieux de l’intégrité du lieu (qui a mené les
cinéastes à interdire à l’équipe du film de piétiner l’herbe) et des places
des acteurs une fois fixées peut se comprendre, comme la transposition
directe, en plein air, d’une certaine éthique théâtrale : Straub se refuse par
principe – en dernière instance, d’ordre moral – à tricher avec les places
et le décor, tricherie habituellement constante en cinéma, et dont attestent
d’innombrables exemples. Le choix de la « hauteur d’homme » peut
également se comprendre dans le même sens : puisque l’origine (voire
l’essence) théâtrale du texte est avouée et même soulignée, il serait
incongru d’user de l’arsenal rhétorique des plongées, contre-plongées et
autres angles de vue expressifs. La touche véritablement straubienne,
c’est la dernière règle, celle du point de vue unique pour toute la scène :
elle n’a aucune justification, ni dramatique ni expressive, autre que le bon
plaisir (« on essaie à chaque film de s’amuser autrement » - p. 63) du
cinéaste. On pense, évidemment, devant cette contrainte qui a multiplié
les problèmes et obligé à d’innombrables ajustements, à la contrainte du
point de vue unique dans l’exercice sur Crime et Châtiment chez
Eisenstein. Ce qui avait été imaginé comme difficulté didactique par le
professeur (obliger les étudiants à surmonter un handicap initial) est
devenu, dans le tournage du film de Straub, un principe intéressant pour
lui-même.
Bien entendu, aux yeux du cinéaste, ce problème, ces contraintes et ces
principes ne trouvent pas leur fin en eux-mêmes – ce qui ressortirait à
une conception formaliste du cinéma que Straub frôle mais n’endosse
pas. Ces règles « correspondent à un film » (p. 63) : elles sont,
souterrainement voire mystérieusement, mais solidement, en rapport avec
le texte du film, c’est-à-dire avec son sujet. La rigidité du corps de règles
sur lequel est fondée la mise en scène de cet épisode du bannissement
d’Empédocle peut être jugée congrue et à la rigueur de l’événement (qui
mènera à la mort du philosophe), et à la sombre beauté du texte de
Hölderlin. Mais évidemment, un autre cinéaste adaptant le même texte –
à supposer qu’il s’en trouvât un autre qui pût avoir un tel projet – aurait
bien pu fonder sa mise en scène sur de tout autres présupposés. Ce qui
m’importe ici, c’est la rationalité et la lucidité des choix : une fois choisi
le lieu (en fonction de l’action), les places en découlent ; le découpage est
fait en fonction des articulations du texte (selon l’analyse, assez
personnelle, du cinéaste) ; sur la base de la contrainte supplémentaire de
l’unicité du point de filmage, les conséquences sont examinées une à une,
et les solutions trouvées d’une manière qui est voulue entièrement
logique.

Rohmer et l’analyse de la mise en scène : la recherche de la forme

Fort différent est le travail d’Éric Rohmer, qui ne propose aucune


méthode personnelle de mise en scène, ni même aucune définition propre
de cette notion, mais en analyse l’effectuation dans un film d’un cinéaste
qu’il admire particulièrement, le Faust de F. W. Murnau (1926). Ce choix
est déterminé par le caractère particulièrement maîtrisé du style de ce
cinéaste, qui peut être considéré comme ayant voulu chacune de ses
images, et même, chaque détail de chacune de ses images :
« L’impression première que procurent ses œuvres est celle d’une
animation de la surface entière de l’écran, en ses moindres détails, à
chaque instant de la projection. Celle, donc, d’une maîtrise absolue de tous
les éléments qui contribuent à l’expression plastique […] »
Quant au film retenu, il est, selon Rohmer, l’un de ceux où Murnau,
dépendant le moins de son scénariste, a été le plus lui-même en pleine
conscience : « Jamais œuvre cinématographique n’a spéculé si peu sur le
hasard. » Toutefois, si la postulation est analogue, la revendication d’une
maîtrise du moindre détail n’a pas ici, on va le voir, la même portée ni le
même sens que chez Eisenstein.
L’analyse de Rohmer est fort claire : l’organisation de l’espace (c’est-
à-dire la mise en scène, à la fois au sens de la mise en place, de la
signification et de l’effet qu’elle produit) comporte trois aspects
principaux – qu’il baptise du nom de pictural, architectural et filmique.
Le vocabulaire ici ne doit pas faire illusion : ce n’est pas une thèse autour
de la correspondance des arts, et on ne cherche pas avant tout à prouver
que le cinéma « descend » de la peinture, ni même qu’il y cherche une
légitimité culturelle (deux thèses qui par ailleurs ne manquent pas de
tenants à l’époque muette) ; quant à l’architecture, elle est encore plus
loin de compte, et n’est présente que via l’histoire des styles. Il s’agit, au
fond, de présenter de manière frappante une description du travail de ce
grand cinéaste et metteur en scène comme incluant une préoccupation
pour la scénographie (à la fois praticable, expressive et stylistiquement
pré cise), un sens aigu de l’image comme surface composée
chromatiquement, et bien sûr une organisation de l’un et de l’autre (et de
l’action dramatique) par le biais du point de vue variable et mobile
(découpage, montage, cadrage). Rien de fondamentalement neuf, on le
voit – et le deuxième chapitre, celui qui décrit l’espace « architectural »,
n’est pas beaucoup plus qu’un relevé méticuleux des éléments du décor,
des accessoires, et même des costumes (lesquels ont a priori peu à voir
avec l’architecture), dans le double souci d’en évaluer la charge réaliste
et la valeur expressive.
Traiter un cinéaste, fût-il de l’époque muette, de peintre est au mieux
paradoxal et provocant, au pis, péjoratif. Désignant, dans le travail de
Murnau, un domaine qui ressortirait au pictural, Rohmer développe une
thèse, assez singulière. Il s’agit de montrer que, si l’image de Murnau est
assez riche, assez dense, assez dotée de présence pour « se hausser
jusqu’à la peinture » (p. 32), ce n’est pas que le cinéaste ait pastiché des
toiles célèbres, ni même tâché d’imiter le style de certains peintres –
auxquels cependant il fait penser – mais à force d’une recherche
plastique constante, laquelle a pour visée de pousser à sa limite
supérieure le rendu de la réalité. Amour du réalisme, qui, parce que
Murnau est soucieux de la beauté plastique de ses images, ne peut que
finir par retrouver des styles et des formes picturaux. Murnau veut, dit
Rohmer, nous convaincre de la réalité de ce que nous voyons, de sa
pleine réalité et même de sa présence ; et c’est l’« organisation de
l’espace », le soin méticuleux voire maniaque apporté à doter de chair
visuelle chaque recoin de l’image, qui produit cette présence, donnant par
là l’impression d’un film au présent. En termes de mise en scène, cela
donne une série de métaphores autour de la main du cinéaste, plus ou
moins comparée, voire par moments confondue avec celle, démiurgique,
du peintre : comparant, comme trois metteurs en scène du présent et de la
présence, Murnau avec Renoir et Rossellini, Rohmer voit entre eux « une
nette affinité de “main“ ».
Le plus original de cette analyse est la partie consacrée au montage et
au découpage. La mise en scène, c’est évidemment à la fois l’organisa
tion de l’espace et celle du temps, mais de manière dissymétrique, l’un et
l’autre ne jouant pas le même rôle dans notre appréhension de la
représentation comme réaliste. En particulier, s’il est très courant de
découper l’espace selon des points de vue différents, éventuellement en
préservant la continuité temporelle, il est exceptionnel qu’un film ne
découpe que le temps, et pas l’espace (filmant d’un point de vue fixe,
mais avec des ellipses). Or, quoique le film de Murnau soit riche en
ellipses et en sautes temporelles, c’est avant tout un film qui se préoccupe
du point de vue spatial : « dans ses films, les relations spatiales priment
les temporelles », et par conséquent, il n’est pas de loi temporelle
prévisible dans ce cinéma, qui est fait de surprises et d’apparitions, et
spécialement d’apparitions à l’intérieur d’un plan : « Un plan de Murnau
ne se présente pas comme la révélation de quelque chose, mais un champ
ouvert à cette révélation, fragment d’espace vide et que l’événement
s’apprête à meubler, soit soudainement, […] soit petit à petit ». Art de
l’image présente, de l’image pleine, de l’image qui ne cherche ni l’ellipse
ni la suggestion, mais qui montre et donne à voir.
Aussi sa mise en scène repose-t-elle sur la recherche d’une
expressivité propre de l’image, via ses caractères formels profonds.
Rohmer postule la présence souterraine, dans Faust et en général chez
Murnau, de schèmes abstraits – contraction/expansion,
convergence/divergence, attraction/répulsion – qui informent le plan et la
mise en scène, ou mieux, qui sont la mise en scène. Mettre en scène, en
effet, selon cette conception, c’est faire jouer les éléments de chaque plan
– décor, personnages et leurs déplacements, matière visuelle, chair
picturale – de manière qu’ils soient pris dans un grand schéma
d’ensemble, porteur d’une certaine « substance émotionnelle ». Par
l’importance concédée à la maîtrise du réalisateur, on n’est pas loin
d’Eisenstein et de ses calculs avoués. Mais le calcul de Murnau, tel que le
restitue Rohmer en tout cas, n’est pas calcul du sens ; il ne se fonde pas
sur la métaphore : il croit à l’expression visuelle directe, à la figurabilité
du sens, à son devenir-figure. Il y a dans l’image une réserve de
puissance d’émotion et de sens que le film va mobiliser, sans que cela
prenne la forme d’une décomposition analytique trait par trait, mais au
contraire, synthétiquement (quitte à ce que l’analyste en tente, lui,
l’énumération ou la description détaillée).
Moins encore qu’Eisenstein dans ses leçons, Rohmer ne prétend
donner des indications à un futur metteur en scène. Au reste, le film qu’il
analyse, et sa vision des autres œuvres de son auteur, sont trop
particuliers pour pouvoir en dégager des principes généraux de mise en
scène. J’ai néanmoins cité ce texte parce que, tout en restant
expressément sur le terrain de la critique et de l’analyse, et sans jamais
prétendre à une portée pratique, il suggère que, lorsqu’un cinéaste,
Murnau par exemple, a vraiment fait son travail de metteur en scène, cela
l’a nécessairement amené à se poser et à résoudre des questions d’image.
Le prix de la version rohmérienne du cinéma de Murnau, c’est d’attirer
l’attention sur le fait qu’un cinéaste, en mettant en scène, produit aussi
une image. Sans doute, dans la conception industrielle de l’époque de
Murnau, telle que Gad en témoigne excellemment, le metteur en scène
était censé se préoccuper d’une certaine qualité de « tableau » de chacun
de ses plans – mais au sens temporel du théâtre, bien plus qu’en un
quelconque sens plastique ou pictural. Quant à la « beauté picturale sur
l’écran » qu’avait analysée Victor Freeburg, elle n’était que le sentiment
très vague d’analogies entre certains plans et des tableaux de genre de la
fin du xixe siècle. Ce que dit Rohmer va bien plus loin : il existe une
façon de mettre en scène, en cinéma, qui s’écarte radicalement du théâtre,
tout en ayant la même visée de gestion de l’espace et du temps – et c’est
d’imprégner chaque plan d’une charge plastique si forte que l’image va
se mettre à vivre sa vie propre. Eisenstein réclamait que tout atome du
film fût informé par une interprétation globale du scénario ; Rohmer
donne le portrait d’un cinéaste qui a cherché – selon lui ߝ à informer
chaque molécule de chaque plan par une force figurative. La symétrie
entre ces deux propositions est peut-être un peu forcée (ne serait-ce qu’au
regard de leur très inégal développement) : elles représentent pourtant les
deux pôles, attestés dans les considérations plus standard dont j’ai parlé
plus haut, de toute la préoccupation du metteur en scène : faire des scènes
qui aient un sens, faire des images qui aient une allure – et dans les unes
et les autres, trouver l’expressivité.
Mise en scène et mise en fiction

La fiction comme construction de la mise en scène

Les vues Lumière, que l’on a beaucoup revues depuis 1995, ont été
souvent décrites comme comportant bien davantage de calcul, de
préméditation et de « mise en scène » qu’elles ne l’avouent.
Réfléchissant sur les deux versions de la Sortie d’usine, André Labarthe
constate :
« Le film commence à l’instant où la porte s’ouvre. Les ouvriers et
ouvrières sortent, la porte se referme, enfin presque . Car la bande se
termine avant que la porte se soit complètement refermée. Quelques mois
plus tard, les frères Lumière retournent le film. Cette fois, lorsque les
ouvriers sont sortis, la porte a le temps de se refermer complètement. (…)
Dans ce second film, la caméra est placée au même endroit que lors du
premier film. Ce qui signifie que les frères Lumière étaient satisfaits de
l’angle de la prise de vue. Ils considéraient qu’ils avaient maîtrisé
l’espace. (…) Pourquoi, dans le second film, ouvriers et ouvrières ont-ils
le temps de sortir de l’usine pour que la porte ait le temps de se refermer ?
Sans doute parce qu’ils ont quarante secondes pour quitter l’usine. Je vois
dans cette intervention le germe de tout le cinéma à venir. (…) En agissant
sur les acteurs de la scène ce que venaient d’inventer les frères Lumière
c’est la mise en scène cinématographique avec ses trois points d’ancrage :
l’espace, le temps, le hasard [s. m.]. »
Laissons, peut-être, l’idée qu’il y aurait trois points d’ancrage, quand
cette analyse en fait ressortir deux (la maîtrise et l’aléa) refendus par
deux autres (l’espace et le temps). Ce qui est vrai, c’est que, de l’une à
l’autre version, on voit un cinéaste (bicéphale si Auguste Lumière s’est
joint à son frère Louis) se poser, non seulement des problèmes de mise en
scène (où mettre la caméra pour voir le mieux possible ? quand
commencer le plan/la scène ? quand arrêter ? comment régler le rythme
de l’ensemble pour qu’un seul plan, de durée prédéterminée, contienne
toute une scène ?), mais aussi découvrir la différence fondamentale entre
deux façons de filmer une même scène. Car, des deux versions que décrit
Labarthe, il y en a une (la première) qui donne l’impression d’avoir été
prise sur le vif, sans intervenir sur l’événement, sans que rien soit décidé
d’avance, tandis que l’autre donne l’impression du calcul, l’impression
que l’on a préformé (ou précontraint, comme on dit du béton)
l’événement pour qu’il se coule dans un moule de point de vue-durée. La
première communique l’illusion que, à chaque instant, tout peut arriver,
que l’événement peut devenir autre, que le sort de ces personnages n’est
pas joué. La seconde, rétrospectivement au moins, nous dit que tout cela
était délibéré, joué d’avance, qu’on ne pouvait plus rien y changer.
Autrement dit encore, la seconde version nous dit la vérité de la mise en
scène (qui n’est que calcul, volonté de contraindre l’événement et de le
prévoir), quand la première nous dit la vérité du tournage (qui n’est
qu’accident, obéissance à ce qui advient et que l’on ne peut prévoir). Si
l’on aime les mythes, on peut y voir respectivement l’origine du
documentaire et du film de fiction.
Au lendemain de la guerre, en découvrant Citizen Kane, Jean-Paul
Sartre, on le sait, eut d’abord une réaction assez vivement critique. Parmi
les raisons qu’il avança pour expliquer sa réticence devant ce film, il y
avait celle-ci : dans le film de Welles, on a par trop l’impression que « les
jeux sont faits », alors qu’au cinéma, on doit avoir à chaque instant
l’impression contraire, celle que les jeux ne sont pas faits – que tout reste
possible. Dominique Chateau, qui commente cet épisode, a beau jeu de
souligner que le même Sartre venait d’écrire le scénario d’un film
intitulé, précisément, Les Jeux sont faits. Mais ce n’est pas tout à fait la
même chose : on peut très bien concevoir une histoire de destin, de
fatalité ou de logique sociale, dans laquelle un personnage est comme
condamné à son sort – mais qui soit racontée de telle sorte qu’à chaque
instant, rien n’apparaisse comme nécessaire ; c’est même le b a ba du
film engagé, que de montrer un personnage échouer à vaincre les forces
qui l’oppriment, et pour cela, de donner à chaque instant le sentiment que
sa défaite n’est pas encore advenue. Alors que le récit de Citizen Kane
(non pas particulièrement l’histoire qu’il raconte), avoué comme
téléologique, ne nous offre plus cette possibilité dès lors que, au début du
film, nous y avons été confrontés à l’énigme de la boule de verre, à
l’agonie du magnat de la presse et à sa biographie résumée dans les
actualités.
Je le notais plus haut (à la fin du chapitre 2), la différence majeure
entre documentaire et film de fiction, c’est que dans le premier le
cinéaste n’a pas d’avance par rapport à ce qu’il filme ; dans le second, au
contraire, le résultat est écrit d’avance. La mise en scène, de ce point de
vue, est l’art de dissimuler la prescience du cinéaste, pour la faire passer
comme découverte de l’événement au fur et à mesure. Un film en a
donné une démonstration, presque trop didactique mais impressionnante.
Pour raconter l’histoire – mixte de divers éléments d’Americana
cinématographiques – d’une bourgade perdue en proie à la folie et au
crime collectifs, et de la vengeance de l’innocence par plus criminel que
les criminels, Lars von Trier a imaginé de situer toute l’action de
Dogville (2002) sur un vaste plateau de jeu, plongé dans les ténèbres
d’un cyclo noir qui en fait le tour, et sur lequel est dessiné, comme pour
un jeu de société grandeur nature, le plan du village. Les personnages
entrent et sortent de chez eux par des portes invisibles (qu’ils referment
soigneusement et qu’on entend occasionnellement claquer) ; ils sont
dissimulés aux regards de leurs voisins par des parois invisibles (donc le
spectateur aperçoit en permanence tous les habitants du village dans leurs
occupations, chez eux ou « dehors ») ; parfois même ils ont affaire à des
accessoires invisibles (le chien, étiqueté Dog, les légumes dans le
potager, signifiés par deux ronds de craie sur le sol). Dans cette
scénographie, von Trier réalise son film exactement comme il aurait pu le
réaliser dans un décor pleinement naturaliste avec murs revêtus de
shingles (de la bonne espèce et de la bonne date), accessoires patentés,
poussière sur la route, carottes et salades véritables. Sa caméra, le plus
souvent portée à l’épaule, semble prendre un malin plaisir à virevolter, à
suivre les personnages ; son montage excelle à raccorder de manière
inattendue, sans règle préétablie et selon la seule nécessité de garder dans
l’image le personnage qui conduit l’action à ce moment-là : bref,
paradoxalement et même scandaleusement, il filme comme s’il réalisait
encore un film du « Dogme » (la critique lui a suffisamment reproché ce
pied de nez à son propre credo).
Le studio comme scène
(Lars von Trier, Dogville, 2002)

D. R. Le film commence par un plan de la ville, tracé sur le sol du


studio et filmé à la verticale. Puis on « entre » dans ce décor, où tous
les raccords, tous les mouvements d’appareil, tous les cadres
deviennent possibles…
Le studio comme scène
(Lars von Trier, Dogville, 2002) (suite)

Il y a sans doute une bonne part de provocation et d’ironie dans ces


choix. Mais ce mélange incongru de deux extrêmes – celui du studio,
dont la convention est ici non seulement avouée mais exaspérée ; celui du
filmage pseudo-documentaire, avec ses filés et ses cahots censés rendre
compte de l’expérience réelle du regard – dessine assez exactement, me
semble-t-il, la place de la mise en scène, au chiasme de l’un et de l’autre.
Calculée, contrainte, dessinée, et ici littéralement inscrite au sol, la mise
en scène doit aussi se donner l’allure du caprice, se parer du prestige de
la spontanéité, s’offrir comme l’art de gérer l’imprévisible par
excellence, les comportements humains.
Or, c’est cela même qui en fait une entreprise de fabrication de fiction,
si la fiction est bien définie par un contrat avec le récepteur de l’œuvre
(donc, pour un film, un contrat spectatoriel). À une époque – coïncidant
avec la fin du classicisme hollywoodien et celle des « nouvelles vagues »
mondiales – où la critique s’attachait principalement à défaire (à
« déconstruire ») les contrats habituels à l’entreprise de fiction, on a
beaucoup polémiqué autour de la capacité du spectateur de film de ne pas
être leurré par le spectacle qui lui est offert, de rester vigilant, en quelque
sorte, en ne cédant pas à l’illusion que ce qu’il voit est la réalité. Tout le
courant sémio-psychanalytique, Christian Metz en tête, reprit la phrase,
devenue quasi-slogan, d’Octave Mannoni pour décrire le déni de réalité :
« je sais bien, mais quand même ». Entendez : je sais bien que ce qui est
devant moi n’est qu’une projection sur un écran, mais quand même, je
me laisse aller à croire que devant moi, il y a un monde, avec des
personnes réelles, qui ont des émotions comme vous et moi, et qui sont
prises dans une histoire qui est la leur. Non sans dogmatisme parfois, il y
eut des courants critiques pour exiger que les films cessassent de tromper
ainsi leur spectateur, et, s’avouant pour films en intégrant au récit des
éléments de l’acte narratif (ou des allusions à l’existence d’un narrateur),
devinssent « matérialistes ».
C’était sans doute assez mal percevoir les termes de la question que
d’assigner ainsi, unilatéralement, l’entreprise de la fiction à une fonction
leurrante, illusionniste. En particulier, il a souvent été remarqué, depuis,
que pratiquement jamais aucun spectateur n’est totalement trompé par un
spectacle, et que le « déni », s’il peut être décrit comme un commode
clivage psychique entre la partie de moi qui sait et celle qui veut oublier
qu’elle sait, ne suppose en tout cas jamais que je cesse de savoir ce qui
m’arrive. Il est possible que quelques spectateurs aient eu peur de la
locomotive des frères Lumière, mais cela ressortissait au mécanisme
général de l’illusion (celui qui fait par exemple que nous pouvons être
pris, temporairement, à un trompe-l’œil pictural), et non à une tromperie
définitive. Cela paraît aujourd’hui à peu près évident, mais, à la suite de
ces discussions critiques autour de 1970, le cinéma a offert de
nombreuses œuvres jouant, de manière parfois savante, parfois ludique,
parfois très théorique, sur cette idée de la présence du film en train de se
faire dans le film montré. Du Cinématographe de Michel Baulez aux
films produits sous l’égide de la revue Cinéthique, des cartons
distanciants de Week-end (« un film trouvé à la ferraille ») jusqu’à
certains films de Bertrand Blier, où la distanciation ironique est quasi
permanente (voir Notre Histoire, voir Trop belle pour toi), des mises à
distance du théâtre des Syberberg et des Schroeter aux films d’Oliveira
ou au Zatoichi de Takeshi Kitano (2003), la liste est longue des œuvres
qui mettent sous nos yeux le dispositif même de la fiction – comme le
fait à sa façon von Trier dans Dogville.
La mise en scène ordinaire n’a pas, et ne cherche pas, cette fonction de
distanciation. Mais elle participe de la même démarche : présenter, en
même temps que l’histoire, un point de vue sur l’histoire ; en même
temps que le récit, des indices du déroulement du récit ; bref, même si
elle se veut transparente, elle comporte toujours des marques de
l’existence d’un narrateur. Les films qui l’exhibent, comme Dogville, ne
font qu’en pousser à bout la nature et démontrer qu’inversement, il n’est
pas de distanciation absolue. Von Trier peut bien avoir pris soin de nous
montrer à la verticale le plan de son studio, dès que la caméra commence
à suivre un personnage, nous ne pouvons nous défaire tout à fait de la
sensation d’entrer dans un monde, irréel mais assez cohérent pour exister
indépendamment de nous.
La mise en scène est donc, ni plus ni moins, cet outil qui permet de
construire, à partir d’éléments du monde (fussent-ils à cent pour cent
théâtraux), la présentation convaincante d’une histoire, qui nous permet
de la recevoir avec plaisir, de la comprendre, et de lui assigner un statut
ontolo gique bien particulier (celui de la feintise ludique, ou fiction).
Définition décevante ? Oui et non. Elle a contre elle son apparente
évidence ; mais elle insiste, justement, sur le leurre que peut constituer
cette évidence, et le nécessaire et permanent retour à la conscience de la
fabrication, comme part du contrat que le spectateur doit passer avec le
film.

Mise en scène et structure

La mise en scène serait en somme la « langue » du cinéma : la façon,


spontanément, de représenter des mondes possibles – et en même temps,
l’exercice même de l’art. Ainsi, la mise en scène peut se mettre en avant,
s’exhiber, se retourner sur elle-même. Mais cela veut dire aussi qu’elle
est un outil formel, qu’elle ne fabrique pas seulement des images
crédibles de mondes, des suites d’événements de fiction – mais qu’elle
produit aussi quelque chose comme des structures, plus ou moins
abstraites. À une époque où l’idée de structure était plus vivante
qu’aujourd’hui, Noël Burch n’avait pas eu tort de souligner que, même
dans les films qui s’étaient faits principalement au montage – oblitérant
parfois presque totalement la liberté du tournage – il y avait toujours une
dialectique virtuelle entre plans et montage de plans, entre scène et
structure. Plan long/plan court, plan fixe/plan mobile, plan large/plan
serré, proximité/distance, net/flou, high key/low key : les principaux
choix qui s’offrent au metteur en scène ont des conséquences immédiates
sur l’univers diégétique, sur les sentiments qui nous seront suggérés, sur
nos réactions, mais ils sont aussi les paramètres d’autant de structures
possibles.
Soit l’exemple – repris, justement, à Burch – du long plan de
conversation sur l’amour, sur la misère, sur la vie, qui ponctue, un peu
après son milieu, le film Les Bas-fonds de Kurosawa (1957). Comme la
plupart des scènes de ce film, celle-ci est d’une théâtralité pesante. Mais
à la différence des scènes qui l’entourent, davantage découpées, la
caméra ici enregistre tout depuis un point de station fixe, durant un peu
plus de huit minutes. Les personnages, disposés subtilement pour occuper
l’espace du cadre (notamment celui qui, allongé sur une espèce de
rebord, au fond du plan, se lèvera soudain à la fin, pour gesticuler à son
tour), se tournent les uns vers les autres, se lèvent, se poursuivent, sortent
du champ, y rentrent, sous l’œil glouton de la caméra, qui n’a qu’à
légèrement se tourner, de temps en temps, pour ne rien perdre de ce
condensé d’hystérie. Du point de vue d’une certaine pertinence formelle,
celle des longueurs de plans, Burch a raison de dire que ce plan
« contraste vivement avec la texture fragmentée du reste du film,
constituant ainsi un pivot dramatique et structural ». Mais d’un autre
point de vue, moins strictement formel peut-être, et qui considérerait le
jeu du point de vue de la caméra, ce plan-scène ne détone nullement dans
un film où la construction de chaque scène, ou peu s’en faut, repose
justement sur l’institution d’un point (ou d’une zone) de station
privilégié(e) pour la caméra, qui s’y tient sans en décoller. Autrement dit,
du point de vue d’une structure formelle du film qui serait déterminée à
partir de ses choix de montage, il y a bien ici rupture de rythme ; mais du
point de vue d’une structure des points de vue, et plus largement d’une
« structure » de la mise en scène, aucune rupture mais la plus grande
continuité dans le rapport entre l’œil voyeur/passif de la caméra et le
show expressionniste et hystérisé des personnages. Influencé par
Eisenstein, Noël Burch s’attache surtout à décrire des structures de
montage. La mise en scène propose un jeu – souvent plus subtil et plus
difficile à percevoir – sur des paramètres moins coupants que le raccord,
tels l’angle, la distance, l’étagement des plans dans l’image, la lumière et
ses gradations, l’ampleur et la vitesse des gestes. Elle suggère donc
d’autres structurations du film, moins rigides, moins quantifiables peut-
être, mais tout aussi sensibles, en tout cas lorsque ses principes sont
cohérents et constants – comme c’est le cas chez Kurosawa.
L’obsession de la structure et de la structuration a commencé très tôt
dans l’histoire du cinéma. Elle se manifesta d’abord sous des formes
diverses mais qui partageaient un commun tropisme pour l’organisation
plastique voire graphique de la composition du cadre (ce qui a permis à la
critique des années Quarante et Cinquante de fustiger le cinéma muet
pour son amour de « la peinture »). Je passe rapidement sur les tentatives

Mise en scène du plan long et statique


(Akira Kurosawa, Les Bas-fonds, 1957)
D. R. Cadrage presque fixe durant huit minutes, avec juste
quelques recadrages parfois très rapides pour suivre les personnages,
et une scénographie changeante au gré du cadre et de la lumière.
de copier, dans quelques films allemands du début des années Vingt,
l’esthétique de l’expressionnisme pictural – mode de structuration de
l’image qui aboutit, certes, à des formes simples et frappantes, mais que
sa nature même d’imitation cantonnait à des effets de surface. Plus
convaincantes (et moins picturales) sont les tentatives, au sein de l’école
soviétique, pour dégager des règles de cadrage et de composition du
cadre qui soient spécifiquement cinématographiques, tout en concernant
prioritairement la surface du cadre. En dehors d’Eisenstein, dont nous
avons vu quelle tournure ont pris les idées dans les années Trente, le cas
le plus remarquable est celui de Lev Koulechov, cinéaste, théoricien et
enseignant. Expérimentateur dans plusieurs domaines de la mise en scène
et du « langage » cinématographiques, Koulechov fit plusieurs
découvertes intéressantes en matière de montage, à commencer par le
fameux effet qui porte son nom ; mais son travail personnel porta autant
ou davantage sur le cadre et le cadrage, et jusque tard dans sa carrière, il
ne cessa de prôner une conception fortement stylisée et organisée du
cadre. À l’époque muette, il avait repris et adapté pour l’écran les idées
de Delsarte – popularisées en Russie par le prince Volkonski –, et son
atelier comprenait, au début des années Vingt, un enseignement de jeu de
l’acteur à mi-chemin de la gymnastique rythmique et de l’acrobatie ; la
visée était d’apprendre au corps à se plier en tous sens, à la fois pour
exprimer tout, et surtout, pour se conformer à des directions dominantes à
l’intérieur du cadre. Le résultat se voit, par exemple, dans Dura Lex
(1924), avec l’occupation de diagonales, de lignes brisées, de graphismes
divers par le corps et les membres des acteurs (et de l’actrice, la
formidable A. Khokhlova).
Lorsque, quarante ans plus tard, Noël Burch propose une approche
formaliste du cinéma, qui s’intéresse à ses « structures », il pense moins à
des phénomènes de composition dans la surface du cadre qu’à une espèce
de composition musicale, dans le temps, qui concerne donc la succession,
l’enchaînement et les relations des plans. La comparaison du cinéma à la
musique n’est pas nouvelle ; elle avait été au cœur des revendications en
faveur du cinéma comme art original, en particulier en France, dans les
années Vingt ; puis, la musique avait joué le rôle de modèle exprès pour
la théorie du montage « polyphonique » d’Eisenstein. L’idée de Burch
n’est pas aussi précise que celle d’Eisenstein, mais elle est du même
ordre : une esthétique ou une analytique du cinéma peuvent reprendre à
la musique, polyphonique ou non, l’idée de relations immatérielles entre
éléments matériels – l’idée d’un calcul de ces relations et l’idée de leur
effet sur le spectateur. Il a existé des films qui se sont revendiqués
comme « structuraux », tels ceux de Hollis Frampton, Paul Sharits ou
Peter Gidal. La plupart du temps, cette épithète – sans doute inspirée par
la vogue du structuralisme dans les sciences humaines, et, par ricochet,
dans la critique de cinéma – a surtout signifié qu’ils étaient montés de
manière extrêmement calculée, en fonction d’un très petit nombre de
paramètres (comme les flicker-films de Sharits, qui agençaient de brefs
morceaux de film dont certains étaient monochromes, et les autres
reprenaient un matériel représentatif volontairement appauvri et
simplifié). Cependant l’idée de structure peut valoir, a priori, pour
n’importe quel film. Comme le donne à penser l’hypothèse d’Eisenstein
dans son analyse de la mise en scène dramatique, on peut structurer un
film de multiples manières, y compris par les gestes de la mise en scène.
Le répertoire des possibles n’est pas illimité, mais il est assez vaste.
Des idées anciennes, abandonnées ou apparemment épuisées, peuvent
être reprises, réactualisées et, au passage, modifiées pour en changer la
valeur structurante. La polyvision d’Abel Gance, qui avait été imaginée
par son inventeur pour Napoléon (1926), a connu deux nouvelles vies.
D’abord, dans les années Cinquante, lorsque le Cinerama proposa d’en
réexploiter l’idée de l’écran géant, très large et surtout enveloppant, dans
lequel le spectateur était immédiatement immergé. Ensuite, à la fin des
années Soixante, lorsque la vogue du split screen se répandit dans les
films hollywoodiens. Cet « écran éclaté » y fut presque toujours utilisé
pour se substituer au découpage ou au montage, en présentant en même
temps deux moments corrélés d’une action. Lorsque, dans un de ses
premiers films, Sisters (1973), il en reprend le principe, Brian DePalma
le simplifie, et en met en évidence la nature d’équivalent du montage,
donc
Découpage en plans et découpage du cadre
(Brian DePalma, Sisters, 1973)
D. R. Chaque moitié du cadre vit sa vie, avec complexes
mouvements de caméra ou montage cut ; le montage de ces deux
montages est la mise en scène de cette séquence.
d’outil de la mise en scène. Ayant vu par la fenêtre qu’un homme est
assassiné dans l’appartement d’en face, l’héroïne, une journaliste,
téléphone à la police, puis enfile un vêtement et sort de chez elle pour se
rendre sur les lieux ; dans le même temps, Danielle, la jeune meurtrière
inconsciente, se réveille, aperçoit les traces de sang sur la moquette, puis
va découvrir le cadavre. La contemporanéité stricte de ces deux actions
aurait été, dans un film des années Trente ou Quarante, exprimée par un
montage alterné ; DePalma effectue une espèce de collage de ce montage
alterné, en présentant les deux termes de l’alternance ensemble, dans les
deux moitiés de l’écran. Chaque moitié d’écran a son propre découpage –
avec des raccords de regard ou de mouvement, et parfois d’assez longs
mouvements de caméra (portée, à l’épaule, ou sur dolly) ; l’effet global
est donc d’offrir au spectateur deux séries à la fois, chacune ayant sa
structuration par le montage et le cadre, avec en outre une structure
d’ensemble, qui est le produit des deux.
Il ne faut sans doute pas surestimer les possibles de la structure
filmique. Le terme de structure reste toujours pris dans l’évocation de
l’une de ses actualisations et de ses limites, celle qu’Eisenstein avait
inventée en 1929 avec sa folle typologie des modes de montage, du
métrique au tonal et à l’harmonique. L’idée était bien que la structure ne
peut se contenter d’être mesurable (métrique, simples rapports des
longueurs de plans), mais qu’elle doit se comprendre et se ressentir en
fonction aussi des contenus, des tonalités, des « harmoniques » de ce qui
est montré. Seulement, si l’on veut calculer un film en fonction de ses
harmoniques, il n’existe absolument aucune règle de calcul. La
métaphore eisensteinienne, comme celles, tout aussi lâches et également
fondées sur un vocabulaire musical, de Noël Burch, ouvre donc la porte à
la suggestion d’une structuration filmique qui serait d’essence musicale,
mais n’en donne aucune logique effective. Quant à la part de la mise en
scène dans ces velléités de structuration, elle est certes importante voire
parfois déterminante, mais elle est encore moins calculable que le reste.
Si le plan-séquence de Kurosawa (ou son lointain modèle de la cuisine de
La Splendeur des Amberson) nous donne le sentiment d’être fortement
composé, d’avoir un déroulement temporel nettement réglé et calculé,
cela sans doute a rapport avec une mise en scène précise, ne laissant rien
à l’improvisation. Mais c’est la structure qui est l’effet de la mise en
scène, non l’inverse.

La part du hasard

Structure, construction, calcul : ces mises en scène définies jusqu’au


moindre détail, et, encore bien davantage, les modèles théoriques qu’en
ont donnés Eisenstein et Rohmer, laissent à croire que la mise en scène
pourrait être une discipline scientifique. Il suffirait d’être patient et de
tout analyser jusqu’à la dernière des ramifications de l’arbre des
possibles, ou alors, d’avoir une espèce de science infuse qui permettrait
de maîtriser d’un coup toute la surface de l’image, d’en gérer chaque
centimètre carré, à la façon du peintre. Ces modèles disent une utopie de
toute théorie de la mise en scène – théorie qui vise toujours, quasi par
définition, à prouver une maîtrise. Mais ce ne sont que des modèles ;
lorsque Eisenstein réalise Ivan le Terrible, il applique ses propres règles
de surdétermination sémantico-expressive permanente, et son film n’est
lisible que par un analyste, qui prend le temps de reconstituer les chemins
par lesquels s’est construite la mise en scène et ses structures ; lorsque
Rohmer décrit Faust, il n’y voit que la main du cinéaste, partout, mais ses
schèmes de lecture ne sont pas davantage accessibles au simple
spectateur du film.
Il est donc temps de redire que la mise en scène, en effet, comporte
toujours, sinon un aspect aléatoire, du moins un souci de l’accident. Les
livres, techniques et voulus pratiques, de Gad et Dmytryk, ont cette
supériorité sur les deux cinéastes théoriciens, de n’oublier jamais qu’on
ne fait pas de la mise en scène sur le papier ou dans la tête, mais dans la
réalité, et que cette réalité fait se heurter le cinéaste à des éléments sur
lesquels la maîtrise est, au mieux, incertaine (au premier chef, l’acteur).
Lorsque André Labarthe remarque que, d’une version à la suivante de la
Sortie d’usine, Lumière a rectifié quelque chose, il ne dit rien d’autre que
ceci : dans la première version, il y a eu un petit accident (les ouvriers ne
sont pas sortis assez vite pour qu’on ait le temps de fermer la porte avant
la fin du rou leau de pellicule) ; dans la seconde, on a obvié à cet
accident, en calculant davantage le rythme de la sortie (peut-être, qui sait,
en le chronométrant, ou en faisant une répétition). Les déplacements des
ouvriers et ouvrières ont donc été convenablement déterminés ; cela ne
veut pourtant pas dire que cette « mise en scène » évite le hasard : elle ne
touche pas, notamment, aux mimiques, aux regards, aux gestes, qui
restent toujours susceptibles de nous surprendre, comme ils ont surpris
Lumière.
La très grande majorité des cinéastes, du moins de ceux qui travaillent
dans l’industrie, est prioritairement soucieuse de maîtrise et de calcul. Si
le studio system hollywoodien prévoyait la possibilité de répétitions avec
les acteurs, c’était certes pour permettre au réalisateur d’affiner ses idées
de mise en scène en les confrontant à l’épreuve des corps et des décors
effectifs – mais c’était aussi pour éviter les dérapages, pour limiter
l’imprévu, pour que le résultat obtenu fût aussi proche que possible du
résultat espéré. C’est le sens de l’attitude de Hitchcock, refusant
ostensiblement de regarder dans le viseur de la caméra, prétendant ne pas
s’occuper du montage – parce que le film était entièrement prédéfini par
le découpage (et, à partir du milieu des années cinquante, par le
storyboard), et que cette définition était si rigoureuse qu’elle ne laissait,
aux yeux du cinéaste, aucune marge d’improvisation aux acteurs,
lesquels ne pouvaient donc, en principe, introduire le moindre accident.
Naturellement, la version hitchcockienne de la maîtrise, comme la
version eisensteinienne, est en grande partie mythique. Dans la réalité,
même Hitchcock était bel et bien soumis à ce que pouvaient et voulaient
lui donner ses acteurs (la preuve en est qu’il s’est toujours révélé capable
de faire de grandes distinctions entre ses acteurs, selon leur adéquation à
son projet). De manière générale, l’acteur est sans doute la principale, en
tout cas la plus constante, source d’accident de la mise en scène. Sans
même aller jusqu’à la possibilité qu’il se trompe ou ne soit pas compétent
(qu’il monte mal à cheval ou ne sache pas se battre à l’épée, par
exemple), il n’est pas rare qu’un acteur joue une scène, ou un moment
d’une scène (ou parfois, un rôle entier), d’une manière qui ne cadre pas
très bien dans la conception générale de la mise en scène (disons, Sean
Connery dans Marnie, pour rester chez Hitchcock).
C’est l’un des aspects les plus intéressants, en même temps que les
plus paradoxaux, de la deuxième version de l’idée de mise en scène (celle
de Mourlet et des rosselliniens) : au lieu de valoriser unilatéralement la
capacité de maîtrise qu’elle autorise, cette conception cultive et apprécie,
à égalité, la maîtrise et une autre qualité, en principe contradictoire, qui
est la capacité à renoncer à tout maîtriser, pour accueillir ce qui se
présente. Cela est patent chez le Rossellini des films avec Ingrid
Bergman, qui imagine des scénarios minimaux, presque squelettiques,
sur lesquels les acteurs, et au premier chef l’actrice, grefferont
suffisamment de présence personnelle pour habiller de chair ce squelette
et en faire un organisme vivant, un film. La dialectique entre maîtrise et
aléa est ici de l’ordre de la ruse : le cinéaste semble ne pas intervenir, ou
très peu, être même absent du tournage, et pourtant, rien ne se fait qu’il
n’ait, d’une certaine façon, prévu – ou plutôt, dont il n’ait prévu comment
il pourrait l’accueillir et s’en servir en l’intégrant à son projet. Plus
paradoxalement, cette idée de l’attente de l’inattendu est aussi au cœur de
la conception de Mourlet ; en effet, ce qu’espère le cinéphile mac-
mahonien, c’est être émerveillé par une véritable apparition, celle d’un
corps « sublime », dans sa gloire d’image absolue et parfaite. Or, cela ne
saurait être le résultat d’un calcul, et si, aux yeux de Mourlet, tel est le
cas dans les films de Preminger, c’est que ceux-ci ont su piéger la beauté,
le charme ou la grâce de ses acteurs.
Dans un cas comme dans l’autre, et par-delà l’abîme entre les styles et
les personnalités, on a bien une idée de la mise en scène comme piège à
réel. Le cinéaste est au tournage comme en embuscade, son art consiste à
capter les moments de vertige, de grâce, de sublimité, ceux où se fait jour
soudain un sentiment de vérité ; et pour cela, l’art de la mise en scène
aura été de déterminer les conditions de cette capture – que ce soit par un
dispositif aux mailles apparemment lâches, mais dont la souplesse même
fait qu’on ne peut y échapper (cas Rossellini), ou dans une relation plus
autoritaire, dans laquelle l’espace dévolu à la spontanéité et à l’être
naturel de l’acteur aura été tellement réduit que chaque événement s’y
produisant y prendra une résonance extrême.
L’une et l’autre de ces conceptions se sont retrouvées, abondamment,
dans les idées de la Nouvelle Vague (à défaut de toujours se retrouver
dans les films). Chez Jacques Rivette comme chez Jean-Luc Godard, on
en est arrivé à des films où le scénario et les cadres préalables de la mise
en scène se voyaient réduits à presque rien ; le film est alors ce qui
résulte des circonstances, en partie imprévues et voulues imprévisibles,
du tournage – durant lequel le cinéaste et ses acteurs réagiront les uns sur
les autres. Pour L’Amour fou, Rivette part d’une donnée scénarique de
quelques pages, une simple esquisse ; des pans entiers du film, tels
l’épisode du chien recueilli par Claire ou la destruction de l’appartement,
sont des improvisations, et on sent nettement, à de nombreuses reprises
dans ce film, que le dialogue est dû à l’acteur, qui l’invente sur le champ
(par exemple, lorsque, à la demande de sa compagne qui lui demande de
mettre un disque sur l’électrophone, Jean-Pierre Kalfon propose
plaisamment : « celui-ci ? ou celui-là ? celui-là ? », en désignant toujours
le même, provoquant le rire puis la gêne puis la mauvaise humeur de sa
partenaire). Dans Out 1, le principe est poussé encore plus loin, aucun
dialogue n’ayant été écrit à l’avance, et le récit de ce film de plus de dix
heures tenant en une page. De même, dans la plupart de ses films des
années Soixante, Godard improvise une énorme partie des scènes,
fournissant leurs dialogues aux acteurs au dernier moment, et les
poussant à produire eux-mêmes une partie des dialogues (comme dans la
scène de photographie du Petit Soldat).
Avec le développement du documentaire, et la généralisation des
techniques légères de réalisation (dès la fin des années cinquante, et
encore davantage depuis une quinzaine d’années, avec l’apparition des
caméras numériques), les films ont eu la possibilité d’intégrer aisément
l’idée de la rencontre, de la découverte, de l’accident, du hasard. Dans le
cinéma francophone, des entreprises comme celles, assez systématiques,
de Robert Guédiguian ou des frères Dardenne, ont exploité, au bénéfice
de fictions naturalistes assez conventionnelles, cette impression, aisément
produite, d’absence de préméditation. Cependant, la caméra voyeuse qui
ne lâche pas Rosetta d’une semelle, dans le film homonyme des
Dardenne (1999), n’a plus, avec la liberté de la caméra portée autour de
1960, chez Jean Rouch, Pierre Perrault ou Robert Drew, qu’une relation
purement formelle : l’héroïne du film est une actrice, les événements
décrits par le film ont été d’abord écrits, « les jeux sont faits » d’avance ;
donner ce récit sur le ton d’un documentaire n’est plus qu’une fleur de
rhétorique comme une autre. Caméra mobile pour caméra mobile, on
peut préférer la franchise du jeu de la caméra à l’épaule et de la louma
dans Chungking Express (Kar-wai Wong, 1994), par exemple, où le
formalisme appuyé de son usage, proche de certaines extravagances de la
« caméra déchaînée » de l’époque muette, ne prétend pas au document, et
avoue au contraire franchement sa valeur formelle et figurative. Tout se
passe, au fond, comme si la libération de la caméra, sa mobilité de plus
en plus absolue et de plus en plus aisée – grâce à l’allégement du matériel
et à l’invention de prothèses sophistiquées – avait de moins en moins à
voir avec l’attitude de « cueilleur de réalité » du documentariste, et
n’était plus qu’une option formelle parmi d’autres. La mise en scène, en
somme, aurait intégré ce qui la menaçait potentiellement : la gestion de
l’inattendu, de l’immaîtrisable, de l’irréductible. En ce sens encore,
Dogville, venant après les déchaînements de caméras de Festen, des
Idiots et autres films du Dogme, est bien un emblème : il s’agit moins
d’accueillir l’aléa que de le guetter, puis de le guider, enfin de le gérer –
comme tout le reste.
Il reste évidemment des cinéastes qui cultivent l’art plus subtil de
laisser le réel advenir, et de tenter d’en capter la résonance. Tout l’œuvre
d’Abbas Kiarostami, ou presque, se situe dans une zone d’échange entre
réalité et fiction, où des humains jouent « leur propre rôle » (selon
l’expression convenue) dans des histoires qui sont pour partie les leurs,
pour partie celles, inventées, du cinéaste. Close up (1990), le plus
théorique, voire didactique, de tous ses films, est clivé entre le récit, de
l’extérieur et chronologique, du procès d’un imposteur, et des
interventions directes du cinéaste et de ses outils (caméra, micro),
s’adressant aux mêmes personnes, mais cette fois, en tant qu’acteurs. Le
même clivage, encore compliqué par le fait que les personnages jouent
un rôle un peu décalé par rapport à leur propre vie, se retrouve par
exemple avec le jeune couple d’Et la vie continue (1991). Il n’est
jusqu’au jardinier du Goût de la cerise (1997), dont il ne devienne
difficile de décider s’il est là en tant que M. Bagheri ou en tant
qu’adjuvant dans une histoire de quête impossible. Mais dans tous ces
films, une chose n’est pas douteuse : c’est Kiarostami qui décide. Il peut
bien faire flèche de tout bois, et agréger à ses récits tout ce qu’il croise et
qui peut les nourrir ; ces éléments accidentels ne nous sont pas donnés
sous forme brute, mais au contraire déjà travaillés, déjà pressés pour leur
faire rendre leur suc fictionnel. (C’est, de ce point de vue, l’exact
contraire des cinéastes qui espéraient le hasard, mais se gardaient bien
d’y toucher – ainsi que Rivette en a fait l’indépassable théorie.)
La mise en scène, dans les années Trente, était une discipline de fer,
découlant du respect sans faille exigé par un texte ; on pouvait, dans
certaines circonstances, se permettre de retoucher le texte, mais la mise
en scène restait seconde. L’avènement, dans les années cinquante, de
formes cinématographiques dans lesquelles on faisait l’économie du
temps de la mise en scène à proprement parler, l’évolution vers de plus
en plus de légèreté, d’une part, de plus en plus de sophistication, d’autre
part, des moyens techniques, ont profondément transformé l’allure de ce
qu’on continue d’appeler « mise en scène ». Il est devenu rare de répéter
avant de tourner – ce qui ne veut pas dire que l’improvisation règne sur
les plateaux, mais que les cinéastes ne souhaitent plus construire une
mise en scène et la parfaire selon le mode ancien ; mettre en scène,
aujourd’hui – dans un cinéma où le montage tient un rôle de plus en plus
grand et où le tournage en studio n’est plus obligatoire – c’est plus
souvent réagir à la rencontre entre des acteurs, un décor et une situation
dramatique. C’est avoir appris à utiliser le hasard.
La mise en scène est-elle finie ?
Je résume rapidement les thèses de ce qui précède : l’expression
« mise en scène », en cinéma, est d’abord venue d’un état daté du
théâtre ; le metteur en scène de cinéma s’est longtemps enfermé dans le
mime des gestes de son prédécesseur, et il en est résulté une conception
de la réalisation de films mettant l’accent, exagérément, sur un désir de
maîtrise et de conformité à un texte qui, expressément ou non, précédait
toujours le film ; il a fallu la conjonction d’une profonde mutation des
conditions de prise de vues, et d’une critique acharnée à donner au
cinéaste un véritable statut de créateur (paradoxalement inspiré par
l’image de l’écrivain et de son effort démiurgique solitaire), pour que la
mise en scène en vienne à être prise comme un geste autonome ; la
faillite de ce programme esthétique à laissé metteur en scène et mise en
scène libres de toute attache – et orphelins de tout projet. Un cinéaste
reste, aujourd’hui, un metteur en scène s’il le souhaite : mais ce n’est plus
qu’en un sens technique, résiduel, que n’informe aucun projet artistique
particulier ; et si la mise en scène est devenue omniprésente jusque dans
les moments qui par nature devraient l’exclure (les moments
documentaires), elle y est en pointillés.
Je ne me cache pas que le plan que j’ai suivi, pour examiner les trois
principaux agencements de sens autour de cette notion, peut avoir l’air
d’un survol historique – un de plus, et, comme beaucoup d’autres,
organisé autour du moment clef de l’après-guerre et du changement
radical qu’il a induit dans la pensée du cinéma. D’ailleurs, n’ai-je pas
tendu la perche, en parlant expressément d’un « premier », puis d’un
« deuxième » cinéma, et en laissant entendre que nous assisterions à la
naissance du troisième ? D’abord, un cinéma incertain de lui-même,
chipant au théâtre le cœur de son dispositif spectaculaire et sa technique
essentielle, la mise en scène comme mise en place et fabrication de
tableaux, une mise en scène où l’acteur n’est qu’une pièce mobile que
l’on déplace au gré des calculs et des espoirs de gain. Puis, un cinéma sûr
de lui, conscient d’avoir trouvé une façon originale de figurer l’homme
(et accessoirement le monde) ; une conception du cinéma si orgueilleuse
qu’elle se permet de garder la « mise en scène » comme slogan, mais en
la redéfinissant de fond en comble ; un « deuxième cinéma » convaincu
d’être le dernier, d’avoir atteint la fin de l’histoire et que désormais il
n’aurait plus qu’à se perfectionner selon les mêmes avenues. Et puis,
l’avenir de cette illusion : de déconvenue en métamorphose, le cinéma
oubliant ses racines théâtrales, renonçant à être la parlure du monde,
flirtant de nouveau avec l’image (une image elle-même entre-temps
défaite de la peinture), intégrant la vidéo, le numérique, et ne laissant
plus de place aux valeurs qu’avait incarnées la mise en scène dans les
première et deuxième époques.
On peut bien écrire l’histoire comme cela. Ce n’est, je le vois bien,
qu’une variante des façons de penser les plus accoutumées, depuis les
histoires formelles explicites, à la Bordwell, jusqu’aux histoires
idéologiques, fussent-elles déniées comme telles, à la Deleuze, ou aux
histoires sentimentales (toujours, par définition, l’histoire d’une perte) à
la Godard. La mise en scène serait cette valeur ancienne, appartenant à
l’histoire et aux origines culturelles du cinéma, et rien qu’à cela. Elle
n’aurait pas disparu sans reste, certes, et on en trouverait encore les traces
dégénérées, dénaturées, jusque dans le dernier des shows télévisuels – où
il faut bien malgré tout que l’on décide de la place des marionnettes
humaines et de celle des caméras. Mais enfin, pour l’essentiel, elle
appartiendrait à la longue liste des arts ou des savoir-faire perdus, avec la
peinture représentative, l’art de bien dire les alexandrins ou
l’interprétation musicale au service de la musique.
La thèse inverse, pourtant, à défaut d’être plus évidente, est du moins
plus excitante. Il est très vrai – comme le dit, avec la nostalgie qui sied, le
livre touchant de David Bordwell – que peu de cinéastes aujourd’hui sont
encore capables de régler un plan avec la subtilité, la complexité et le
pouvoir émotionnel discret qui furent ceux des grands auteurs de l’ère
des Auteurs (les Mizoguchi, les Renoir, les Ford, les Dreyer), et même,
avec la science et le savoir-faire qui furent ceux des grands pionniers (les
Griffith, les Feuillade, les Evgueni Bauer). En un sens, l’œuvre de
Godard n’aura été qu’une obstinée démonstration de cette plainte : je ne
sais plus faire de la mise en scène. L’œuvre de Fassbinder n’aura été que
cette ironie : j’en fais autant que je veux et quand je veux – mais je ne
veux plus, ou alors, pour en faire trop. Et l’œuvre de Cassavetes aurait
consisté à tellement concentrer la mise en scène entre les mains d’un
auteur à tout faire – du scénario à la caméra et au montage – qu’elle
n’aurait plus de pouvoir propre. En un demi-siècle et même moins, le
cinéma aurait vécu l’équivalent de la révolution qui avait fait la peinture
éprouver l’acmé du pouvoir de la représentation (impressionnisme), puis
la puissance structurante de ses conventions (de Cézanne au cubisme),
pour ne plus voir d’issue que dans la sensation, dans l’Idée ou dans le
geste. Il n’y a pas eu de cinéma abstrait, et la sensation, l’Idée, le geste en
cinéma ont eu des définitions sans doute moins radicales, quoique non
moins audacieuses, qu’en peinture. À sa manière, celle d’un art-industrie,
le cinéma aurait commencé à rejoindre l’histoire des autres arts.
Je prends deux exemples, dans les films qui sortent à Paris au moment
où j’écris ce livre (fin 2005). Le vétéran Clint Eastwood, qui semble
avoir depuis longtemps accepté d’incarner la persistance du classicisme
stylistique américain, donne avec Million Dollar Baby un film très
dramatisé (voire mélodramatisé, dans sa seconde partie), en même temps
un film d’action, usant d’un ressort avéré (la boxe) ; son découpage, ses
plans, sa mise en scène respectent tous les principes classiques :
cohérence, parfaite lisibilité des causes et des conséquences,
vraisemblable des comportements, et même – principe jamais revendiqué
mais toujours chéri par le cinéma américain – représentativité des
personnages, censés incarner une tranche de l’Amérique réelle
d’aujourd’hui. Inversement, dans L’Intrus, Claire Denis raconte une
histoire dont il est impossible de savoir quelles parties sont « réelles »,
quelles parties sont rêvées ou fantas tiques ; le film multiplie les ellipses,
jamais signalées comme telles, et de durée variable, rendant la
compréhension du récit difficile et aléatoire (de nombreux détails restent
inéclaircis) ; enfin, pas de mise en scène au sens de la mise en place du
plan comme tableau : les plans sont presque toujours des détails – les
visages en très gros plans se taillant la part du lion –, ce qui va jusqu’à
interdire, à peu près en permanence, de rétablir mentalement les relations
spatio-temporelles entre personnages et entre plans. L’un et l’autre de ces
deux films aux esthétiques antinomiques ont utilisé le même outil : leur
découpage. Il permet à Million Dollar Baby, canoniquement, d’ajuster les
résonances d’une image assez noire à celles d’un scénario qui n’évite pas
les sentiments ; il permet à L’Intrus, plus abstraitement et plus
« littérairement », de garder malgré la dispersion des lieux, malgré
l’illisibilité de certaines relations, malgré la violence avec laquelle les
cadres tranchent dans le visible, un minimum de logique sans lequel le
récit serait carrément mis à mal.
La mise en scène ne règne plus dans les films comme elle régnait en
1919, en 1939, en 1959. Les problèmes continuent de se poser, analogues
à défaut d’être identiques : de même que le peintre, débarrassé de la
charge de représenter le monde (ou à jamais coupé du pouvoir de le
faire), s’invente d’autres tâches en fait de composition, de touche ou de
matière, le cinéaste, délivré de la nécessité de rapporter des scènes à une
Scène princeps, se découvre d’autres règles et d’autres obligations. Il en
a, un temps, trouvé dans la littérature le modèle, durant la petite vingtaine
d’années qui mena de l’heure où Citizen Kane pouvait être comparé à
Dos Passos et réciproquement, jusqu’aux échanges conscients,
programmés, moins surprenants au fond, entre Nouveau roman et
nouveau cinéma (apogée : L’Année dernière à Marienbad). Et puis, après
le rejet du théâtre, après l’épuisement rapide de la veine « littérarisante »,
après les impasses patentes du recours à la peinture, le cinéma s’est
retrouvé « seul », comme dit Godard. « Seul le cinéma » a le pouvoir
d’« embaumer le temps » (pour paraphraser Bazin) – mais le cinéma,
lorsqu’il se retrouve seul, doit tout inventer. Ses inventions d’image sont
innombrables mais difficiles (combien ne sont que des plagiats ou des
ressouvenirs inconscients, combien, la conséquence immaîtrisée
d’inventions d’ingénieurs). En matière de mise en scène, il n’invente
plus.
Dans le cinéma tel que nous le voyons depuis trente ou quarante ans –
depuis l’épuisement de l’idée moderniste – la prophétie d’Astruc s’est
avérée : il est réellement devenu l’équivalent de la littérature, mais au
moment où la littérature a cessé d’exister sous la forme à laquelle pensait
Astruc. La mise en scène, dans ce dernier cinéma, s’est raréfiée en tant
que gestion de scènes ; elle reste en tant que geste d’écriture : la mise en
scène, c’est ce qui reste quand on a tout oublié du théâtre. J’ai peu insisté
dans ce livre sur une opposition, pourtant très canonique, entre mise en
scène et montage (qui est au cœur des idées de Bazin, de Mourlet, et que
Bordwell réactualise à sa manière). Il est patent que, aujourd’hui, le
montage l’a décisivement emporté – mais dans la conception qu’en
avaient les producteurs de Hollywood, pour qui le montage était le
dernier stade de leur contrôle sur les films, en dépit du metteur en scène
et, s’il le fallait, contre lui. « On sauvera ça au montage » : la formule,
dont déjà se moquait Godard dans un de ses articles de jeune critique, est
devenue plus sournoisement : « on verra ça au montage ». Les films les
plus normalisés sont devenus des successions de petits chocs de montage,
dans l’espoir de faire « voir » ou « sentir » quelque chose (quitte à ne
jamais bien savoir quoi), comme la musique populaire est devenue
exclusivement la suite indéfinie de petits chocs sensationnels. La grande
forme est ce que l’on ne trouve plus qu’exceptionnellement. La mise en
scène, après avoir été le plagiat plus ou moins inspiré du geste théâtral,
après avoir été l’équivalent sinon l’analogue de la posture créatrice et
géniale par excellence, celle du poète, serait enfin devenue, plus
modestement, mais toujours aussi essentielle, la dernière possibilité pour
un cinéaste d’être bien un inventeur de formes. Que, en cela, elle
apparaisse aujourd’hui comme irrémédiablement liée à des notions –
l’art, la modernité, et leur conjonction en « art moderne » – qui ont fait
leur temps (au double sens de cette expression), cela n’est que trop
évident. Mais c’est une autre histoire.
Indications bibliographiques
Il n’est guère possible de donner une bibliographie exhaustive sur la
question de la mise en scène, ni même sur l’un de ses aspects. On
trouvera ci-dessous plutôt une bibliographie de travail, dans laquelle je
recense les ouvrages qui m’ont été utiles pour l’écriture de ce livre (qu’ils
soient ou non cités dans le corps du texte), et quelques autres qui me
semblent être des références importantes.
Cette bibliographie a été augmentée et mise à jour au 1er janvier
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