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La peur
du peuple
FRANCIS DUPUISDÉRI

FRANCIS DUPUISDÉRI
Zapatistes, altermondialistes, Indignés, Occupy, Printemps érable
et Nuit debout. Alors que ces mouvements populaires sont pré-

La peur
sentés par certains comme l’incarnation de l’idéal de la démocratie
directe, d’autres n’y voient que des mobilisations certes sympa-
thiques mais insignifiantes, quand ils ne tentent pas de les discré-
diter en les associant à la violence.

S’appuyant sur une très bonne connaissance de ces expériences poli-


tiques ainsi que de l’histoire des pratiques démocratiques, y com-
pris hors de l’Occident, Francis Dupuis-Déri propose une réflexion
inspirée et critique. Il présente de manière dynamique la lutte entre
du peuple
AGORAPHOBIE ET

La peur du peuple
l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques, soit la haine et l’amour de
la démocratie directe, dévoilant les arguments et les manœuvres des AGORAPHILIE POLITIQUES
deux camps. Il discute aussi du rapport délicat entre le peuple
assemblé à l’agora pour délibérer (le dêmos) et celui qui descend
dans la rue pour manifester, voire pour s’insurger (la plèbe). Cet
ouvrage à la fois original et provocateur est d’autant plus stimulant
qu’il se situe à la croisée des chemins entre la philosophie politique,
l’anthropologie et la sociologie.

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’Université du


Québec à Montréal (UQAM). Il a publié de nombreux ouvrages, dont
Démocratie. Histoire politique d’un mot (2013), L’anarchie expli-
quée à mon père (2014) et Les black blocs (4e édition, 2016).

Prix : 29,95 $ - 22 e HUMANITÉS


978-2-89596-222-9
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LA PEUR DU PEUPLE

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Francis Dupuis-Déri

la peur
du peuple
Agoraphobie et agoraphilie politiques

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La collection « Humanités », dirigée par Jean-François Filion, prolonge
dans le domaine des sciences l’attachement de Lux à la pensée critique
et à l’histoire sociale et politique. Cette collection poursuit un projet
qui a donné les meilleurs fruits des sciences humaines, celui d’aborder
la pensée là où elle est vivante, dans les œuvres de la liberté et de l’esprit
que sont les cultures, les civilisations et les institutions.

© Lux Éditeur, 2016


www.luxediteur.com
Dépôt légal : 3e trimestre 2016
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN : 978-2-89596-222-9
ISBN (pdf) : 978-2-89596-898-6
ISBN (epub) : 978-2-89596-698-2
Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du
Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la
SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du
Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos
activités d’édition.

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Depuis qu’une foule s’est massée sur la place Tahrir
en hiver [2011], la forme et l’effet des assemblées
publiques sont l’objet d’un intérêt renouvelé de
la part des universitaires et des activistes. Des gens
qui se rassemblent soudainement en grand nombre
peuvent être source d’espoir autant que de peur.
Tout comme il y a toujours de bonnes raisons
d’avoir peur des retombées des actions de la foule,
il y a de bonnes raisons de voir un potentiel
politique dans les assemblées imprévisibles.
En ce sens, les théories de la démocratie ont
toujours exprimé la peur de la « foule », même
quand elles affirment l’importance
des expressions de la volonté populaire,
même dans sa forme incontrôlable.
Judith Butler, Notes Toward a Performative Theory of Assembly

Je dis d’abord que cette légèreté dont les écrivains


accusent la multitude est aussi le défaut
des hommes pris individuellement,
et plus particulièrement celui des princes ;
[…] Je conclus donc contre l’opinion commune
qui veut que le peuple, lorsqu’il domine,
soit léger, inconstant, ingrat ; et je soutiens
que ces défauts ne sont pas plus le fait
des peuples que celui des princes.

Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live

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Introduction

L a peur du peuple. Mais est-il question d’avoir peur


du peuple, ou du peuple qui a peur ?
D’une part, le peuple fait peur. Il serait au mieux
une masse informe, stupide et apathique, qui tangue au
gré des modes, trop aisément manipulé par de beaux
discours. Au pire, une bête aveugle et enragée qui détruit
tout sur son passage. Assemblé pour délibérer, ses mau-
vaises décisions mèneraient la communauté à sa perte,
écrasant au passage les individus. Dans la rue, le peuple
se déchaînerait, appellerait au lynchage, et provoquerait
des émeutes, des insurrections, voire des guerres civiles.
Cette peur à l’égard du peuple habite les élites poli-
tiques, économiques et culturelles, et justifie les inter-
dictions les plus strictes quant au droit de s’assembler et
de manifester, sans oublier les lois d’exception. Elle hante
souvent le peuple lui-même, qui préfère se rassurer et
remettre son destin entre les mains d’un ou plusieurs chefs.
Or le peuple aussi peut avoir peur. De qui ? De ceux
(parfois celles) qui désirent le gouverner, prétendument
pour son bien, mais qui cherchent surtout à le dominer.
Cette tension entre deux peurs du peuple n’est pas
seulement idéelle1. Elle est l’expression de rapports
de force réels entre la production et la reproduction ins-
titutionnelles symboliques et matérielles de sociétés

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10 La peur du peuple

traversées par de profondes inégalités entre les gouver-


nants et les gouvernés dans les différentes sphères de la
vie, en particulier politique, économique et culturelle.
Comment saisir le sens de cette peur et de cette ten-
sion entre les deux formes de peur ?
L’approche proposée ici relève à la fois du bricolage
et de la mosaïque. Bricolage, car je ferai appel à divers tra-
vaux de philosophie politique, d’anthropologie et d’his-
toire, de sociologie politique et de psychologie, mais aussi
à des analyses et des réflexions de membres de l’élite poli-
tique et de militantes et militants. Mosaïque, car l’objectif
est de présenter un tableau impressionniste de ce conflit
entre deux peurs en glanant des exemples évocateurs à
travers l’histoire et dans l’actualité, en Occident comme
ailleurs. Puisqu’il est question du peuple, je laisserai éga-
lement la parole aux individus « ordinaires » qui n’ont pas
le titre de « philosophe » ou d’« universitaire », qui n’ont
pas accès à des tribunes médiatiques, mais qui peuvent
philosopher sur le peuple et qui ont parfois fait l’expé-
rience directe de la démocratie. Évidemment, chaque
pièce de la mosaïque mériterait à elle seule une étude
approfondie pour préciser l’origine de cette peur du
peuple, son expression et ses effets. L’objectif est tout de
même d’offrir un cadre général d’interprétation de cette
peur, qui semble s’exprimer en des termes étrangement
similaires, quels que soient l’époque ou le lieu.

Qui doit gouverner ?


La peur du peuple, quel que soit le sens qu’on lui donne,
soulève une question centrale dans la philosophie poli-
tique occidentale : qui est le plus apte à gouverner ?

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Introduction 11

En découlent plusieurs questions secondaires.


Le peuple a-t-il la capacité politique de (se) gouverner
seul ? N’a-t-il pas plutôt besoin d’être gouverné par une
élite, pour que triomphe le bien commun ? Est-il possible
de gouverner le peuple sans le dominer, avec son consen-
tement ? Le peuple qui consent à être gouverné accepte-
t-il du même coup sa soumission volontaire ? Comment
choisir son gouvernement de façon à ce qu’il soit légitime ?
Le peuple peut-il se révolter contre le gouvernement si
celui-ci ne défend pas le bien commun ? Peut-on vraiment
parler de « démocratie » si le peuple ne s’assemble pas pour
exprimer et incarner sa volonté politique ?
Au cours de l’histoire de l’Occident, ces questions ont
provoqué un clivage chez des philosophes célèbres, oppo-
sant un petit nombre de partisans du peuple à une vaste
majorité qui considérait le peuple inapte à l’autonomie
politique et qu’il devait donc être gouverné par un roi ou
par une aristocratie héréditaire, spirituelle, savante ou
élue. Ces philosophes reconnaissaient d’ailleurs que ce
parti pris contre le peuple est largement partagé. Au début
de la modernité dans le Royaume de France, le juriste
Jean Bodin écrivait, dans Les six livres de la République,
que l’« état populaire [est] blâmé par tous les grands per-
sonnages2 ». Bodin était lui-même partisan de la monar-
chie, et définissait la souveraineté comme le pouvoir sans
partage du roi d’énoncer les lois selon son bon plaisir, de
déclarer la guerre et de nommer les fonctionnaires qui
exécuteront la volonté du souverain. Le souverain, selon
Bodin, n’est redevable en rien au peuple, qui n’est que son
sujet.
La question des capacités du peuple de (se) gouver-
ner, et donc d’être le souverain et non seulement la

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12 La peur du peuple

source déclarée de la souveraineté, reste importante


encore aujourd’hui. Elle se pose face à la crispation auto-
ritaire des élites au pouvoir et à l’influence indue des
puissances financières, ainsi qu’au renouveau d’un inté-
rêt envers la démocratie « participative », « délibérative »
ou « directe » dans nombre de mouvements sociaux et
quelques institutions politiques officielles, et parmi les
universitaires3. Même si la pratique de l’assemblée n’a
rien de nouveau, force est de constater que depuis les
années 1990, le peuple lui-même propose plus souvent
des expériences de démocratie directe de plus en plus
intenses et stimulantes. Pensons, entre autres, aux assem-
blées délibératives du mouvement altermondialiste, ins-
pirées en partie par les assemblées populaires dans les
villages libérés par les zapatistes au début des années
1990, au Mexique ; aux campements militants autonomes
et temporaires de la campagne No Border, qui dénonce
le racisme des politiques migratoires européennes ; aux
assemblées de quartier et aux entreprises autogérées en
Argentine pendant la crise du début des années 2000 ; au
Campement de la jeunesse à Porto Alegre lors du Forum
social mondial (FSM) en 2001 et les années suivantes ;
aux places occupées du Printemps arabe, des Indignés en
Espagne puis d’Occupy en 2011 ; aux assemblées géné-
rales du mouvement étudiant au Québec et aux assem-
blées populaires autonomes de quartier (APAQ) pendant
la grève étudiante de 2012 ; aux rassemblements place de
la République à Paris pendant la mobilisation Nuit
debout en 2016, etc. Dans certaines de ces expériences,
même les enfants tiennent leurs propres assemblées et
peuvent envoyer des mandataires à l’assemblée des
adultes4.

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Introduction 13

Plusieurs, dont la militante et politologue Diane


Lamoureux, se sont enthousiasmés devant ces mobilisa-
tions à l’occasion du Printemps érable en 2012 :
En agissant collectivement, en inventant des slogans, en
prenant le temps de discuter, en arpentant les rues des
villes pour faire autre chose que se déplacer, en profitant
du soleil de ce printemps inespéré, les militantes et les
militants donnent chair à ces valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques que sont l’égalité, la liberté et la soli-
darité. Plus encore, ils et elles éprouvent le sentiment gri-
sant du « bonheur public » qui découle de leur implication
dans le conflit dans une double dimension de réflexion et
d’action de démocratie vécue et de puissance collective5.

Tomás Ibáñez, un anarchiste espagnol qui a participé à


Mai 68, s’enthousiasme lui aussi pour les récentes occu-
pations de places publiques :
Les milliers de personnes qui envahissent les rues et les
places publiques ne le font pas seulement pour protester
contre tel ou tel aspect, ou pour exiger telle ou telle
mesure, mais aussi pour s’instituer, ou mieux, pour s’auto-
instituer comme un nouveau sujet politique. Ce processus
d’auto-institution qui a lieu au sein même des mobilisa-
tions requiert que les gens s’organisent, discutent, éla-
borent collectivement un discours politique qui leur soit
propre et construisent en commun les éléments néces-
saires pour maintenir sur pied la mobilisation et dévelop-
per l’action politique […]. Les espaces libérés engendrent
de nouvelles relations sociales qui créent de nouveaux
liens sociaux, les personnes se transforment et se poli-
tisent en quelques jours, non pas superficiellement, mais
profondément, avec une rapidité incroyable6.

D’autres, en revanche, sont plutôt sceptiques. La critique


de la démocratie (directe) peut relever du simple mépris,

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14 La peur du peuple

comme ces remarques du sociologue et chroniqueur


Mathieu Bock-Côté au sujet du mouvement Occupy en
2011 :
Les Indignés se sont rassemblés pour occuper les métro-
poles. Puis ils ont discuté, et discuté encore, d’une société
neuve, meilleure, plus juste. […] On savait bien que le
mouvement s’essoufflerait. Surtout qu’à rassembler les
contestataires en commune, dans une grand-messe liber-
taire, on finit nécessairement par payer le prix du désordre,
de l’insalubrité publique. […] Mais l’heure est venue de
ranger les tentes, d’éteindre les feux de camp, de se donner
un dernier bisou, de prendre un bain chaud et de revenir
dans la société pour l’améliorer progressivement plutôt
que d’espérer l’abattre sous prétexte de la rebâtir à neuf7.

Dans le même esprit, cette fois au sujet du mouvement


Nuit debout à Paris, au printemps 2016, le chroniqueur
Christian Rioux a intitulé son texte « La comédie du
Grand Soir » :
Ils arrivent au coucher du soleil et passent la nuit à discu-
ter. […] Toute une faune sympathique et gentille qui dis-
cute, qui discute et qui discute encore. Car ça discute fort
place de la République. Réunion par-ci, réunion par-là.
Commission par-ci, commission par-là. […] On est place
de la République et les seuls qui profitent vraiment de ce
grand happening de « démocratie horizontale », ce sont les
fast-foods des environs qui ne désemplissent pas. […]
Que veulent-ils ? On ne le sait pas trop et ils ne veulent pas
le dire. […] Pas de grand projet pour demain ni de reven-
dications concrètes. Pour la vaste majorité des figurants de
cet étrange théâtre d’impro, l’essentiel est tout simple-
ment d’être là. De faire acte de présence et de participer à
cette vaste foire festive et lyrique. Comme si la commu-
nion dans l’instant présent se suffisait à elle-même. […]
Plus que quelques jours avant les vacances scolaires8.

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Introduction 15

Il semble que celles et ceux qui voient ces mobilisations


populaires d’un bon œil ou qui les critiquent observent
souvent la même chose, soit le plaisir d’être ensemble,
d’occuper l’espace et de s’y faire voir, le désir d’expéri-
menter une démocratie directe et donc d’imaginer par la
pratique une autre forme de vie politique. Si le sujet
observé est le même, les interprétations diffèrent : pour
les enthousiastes, le peuple incarne par ses pratiques la
liberté, l’égalité et la solidarité, et s’institue comme sujet
politique collectif parlant et agissant ; pour les détrac-
teurs, il s’agit d’un phénomène au mieux sympathique et
amusant, au pire dangereux, mais surtout insignifiant et
déconnecté du reste de la société. Il n’y aurait là rien de
rationnel, puisque le projet est à la fois trop radical, trop
romantique et trop flou, ne permettant aucune transfor-
mation majeure.
L’opposition entre la peur et l’amour du peuple
transcende les clivages politiques traditionnels, dans la
mesure où la peur est aussi bien ancrée du côté progres-
siste réformiste ou révolutionnaire. Ainsi, l’universitaire
et philosophe Frédéric Lordon est très critique du néoli-
béralisme et proche du mouvement Nuit debout. Or, il a
signé un ouvrage dans lequel il règle ses comptes avec les
partisans de l’« horizontalisme » et des « libres associa-
tions » (ainsi que les « anti-État » et les internationalistes).
Il qualifie ses adversaires de « demeurés » et d’« amis de la
logique à la truelle » qui ne font que « divaguer ». Il
méprise la « logique déficiente » de ces « imbéciles » qui ne
saisissent pas la « nécessité de penser », et qui commettent
l’« erreur » de ne pas « voir la nécessité des choses », c’est-à-
dire l’État et les institutions « verticales ». Insistant sur
l’impossibilité pour le peuple de se constituer et de

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16 La peur du peuple

s’organiser de manière « horizontale », Lordon déplore la


« faiblesse caractéristique de la pensée “horizontaliste” » et
l’« horizontalisme forcéné9 ». Il n’est donc pas étonnant
que Lordon espère surtout que le mouvement Nuit debout
propose une nouvelle constitution pour l’État français.
Même pour des militantes et des militants de longue
date, plusieurs de ces expériences d’assemblée paraissent
plutôt inefficaces. On leur reproche le fétichisme de la
prise de parole comme action politique en soi et pour soi,
le dogmatisme de l’autonomie qu’il faudrait préserver à
tout prix face aux partis et aux syndicats, l’incapacité à
provoquer un mouvement de masse. On affirme alors
que la démocratie (directe) a pour effet de paralyser la
mobilisation, qui devient de plus en plus empêtrée dans
la gestion quotidienne de la vie dans les places occupées
(où se retrouvent aussi des individus ayant de graves pro-
blèmes de santé mentale, des personnes en situation
d’itinérance et des toxicomanes qu’on essaie tant bien
que mal d’intégrer ou de tolérer). Quand la police arrive
finalement pour expulser les gens, la force de résistance
est à peu près nulle, et tout revient « à la normale »,
comme si rien n’avait vraiment eu lieu10.
Selon plusieurs critiques, la puissance politique du
peuple ne peut s’exprimer et se déployer que si elle est
médiatisée par les institutions dites représentatives, soit
le parlement et les partis, voire les syndicats. Toute autre
proposition démocratique serait inopérante, insigni-
fiante. C’est d’ailleurs ce qu’avance le sociologue Joseph
Yvon Thériault, pour qui « [d]ans la démocratie directe
[du mouvement étudiant québécois], antireprésentative,
il n’y a pas de mise ensemble, seulement une multitude de
protestations reptiliennes11 ». Il avait déjà expliqué que la

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Introduction 17

démocratie menace la politique, la première étant le gou-


vernement du peuple, par et pour le peuple, la seconde
l’activité par laquelle une société pluraliste parvient à
s’ordonnancer et à agir de manière unifiée :
La trop grande multiplicité des intérêts, l’ignorance des
masses qui fonctionneraient à la passion davantage qu’à la
raison, tout cela [rend] la démocratie incompatible avec la
politique. Pour que politique et démocratie se rencontrent,
il a fallu rompre avec l’idée d’une démocratie exercée direc-
tement. Impolitique, cette dernière se révèle impuissante.
Pour la rendre opérante, il a fallu inventer la représentation,
créer un ensemble de médiations et d’institutions (repré-
sentants, partis politiques, Parlements, etc.) par lesquelles
la volonté populaire se transforme en gouvernement. Ces
médiations sont le moment politique de la démocratie12.

Cette critique de la democratie (directe) insiste sur l’im-


portance des institutions, mais n’explique pas pourquoi
une assemblée délibérative et divers comités de mobilisa-
tion ne constituent pas des institutions permettant à la
volonté populaire de s’incarner et de s’exprimer.
N’en déplaise à ces critiques, la pratique de l’assem-
blée est reprise régulièrement depuis quelques années,
lors d’occupations de places, dans des mouvements
sociaux, ou encore pour autogérer un squat, une coopé-
rative d’habitation ou de travail, ou un écovillage. La pra-
tique de l’assemblée n’est pas nouvelle, tant s’en faut, et
ne se limite pas aux régimes républicains ou libéraux,
comme l’ont d’ailleurs montré le campement de l’Assem-
blée des pauvres devant le parlement de la Thaïlande en
1997, le mouvement étudiant chinois sur la place Tian’an-
men à Pékin en 1989 et les conseils ouvriers et les assem-
blées étudiantes en Tchécoslovaquie en 1968 et en

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18 La peur du peuple

Hongrie en 1956, deux pays alors sous la domination


soviétique. Ces diverses assemblées populaires sont sou-
vent accompagnées de turbulences, voire d’émeutes et
d’affrontements avec les forces policières ou militaires.
Malgré le mépris d’intellectuels expliquant au peuple
qu’agir de la sorte est puéril et n’a rien de politique, et la
répression parfois meurtrière qui écrase ces expériences,
ce peuple cherche et réussit très souvent à se rassembler,
surtout en temps de crise. Et chaque fois, il est l’objet de
critiques plus ou moins argumentées, mais qui souvent
expriment à la fois la peur, la haine et le mépris.

Agoraphobie et agoraphilie
politiques
Pour réfléchir à cette peur du peuple et clarifier certains
enjeux philosophiques et politiques, je propose deux
concepts ou idéal-types (pour citer le sociologue Max
Weber), soit l’agoraphobie politique et l’agoraphilie poli-
tique13. Le premier désigne la peur, la haine ou le mépris
du peuple assemblé à l’agora pour délibérer et se gouver-
ner ; le second l’amour, l’empathie et la solidarité à l’égard
du peuple assemblé. Je privilégie ces deux concepts
plutôt que des expressions comme « antidémocratisme »
et « prodémocratisme ». Le terme « démocratie » peut
être aujourd’hui associé à un trop grand nombre de qua-
lificatifs pour décrire exactement ce que signifie être pour
ou contre la démocratie directe. On peut parler, en effet
de démocratie antique ou athénienne, moderne, libérale,
représentative, électorale, chrétienne, islamique, asia-
tique, associative, participative, délibérative, directe,
locale, de proximité, sociale, populaire, de consomma-

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Introduction 19

teurs ou de marché, actuariale, liquide, continue, auto-


ritaire, virtuelle, cyber et post, etc. Dans la mesure où le
mot « démocratie » évoque tout et son contraire, que peu-
vent signifier les termes « antidémocratisme » et « prodé-
mocratisme14 » ? « Antidémocratisme », par exemple, peut
désigner tout à la fois le rejet de la démocratie directe,
mais aussi du parlementarisme ou de l’élargissement du
droit de voter et d’être élu. Pour leur part, militantes et
militants parlent de « démocratie directe », mais aussi
d’« horizontalisme », d’« anti-oppression », voire d’« anar-
chie », pour désigner la pratique qui consiste à s’assem-
bler pour discuter et prendre collectivement des décisions.
Cette confusion quant au sens du mot « démocratie »
est le résultat de véritables luttes politiques. Aux États-
Unis et en France au xviiie siècle, les « pères fondateurs »
des régimes électoraux modernes considéraient avec
mépris la démocratie et ne se disaient jamais démocrates.
« Démocratie » désignait alors un peuple assemblé dans
des agoras formelles ou informelles pour délibérer sur les
affaires communes (ce que l’on nomme aujourd’hui
« démocratie directe »). Dans un second temps, soit vers
1830 aux États-Unis et 1848 en France, l’élite politique a
réalisé qu’il peut être utile de se prétendre « démocrate »,
puisque cela sous-entend la défense des intérêts du
peuple, ce qui séduit l’électorat. Cette élite a ainsi trans-
formé le sens du mot « démocratie » pour qu’il désigne
un régime électoral où les élus détiennent le pouvoir. Au
Canada, qui est encore aujourd’hui une monarchie
constitutionnelle, c’est à l’occasion de la Première Guerre
mondiale que le gouvernement a commencé à identifier
le pays à la démocratie, pour stimuler l’effort de guerre de
la population. L’élite s’est approprié l’idéal et le principe

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20 La peur du peuple

de la souveraineté du peuple. Elle en a dévoyé le sens


pour justifier son pouvoir sur le peuple. Elle a sommé ce
dernier de se croire la source de cette souveraineté, ce qui
justifie sa soumission que l’élite espère consentie et
volontaire. Le politologue C. Douglass Lummis précise,
au sujet de ce long processus, que « “[d]émocratie” a jadis
été un mot du peuple, un mot critique, révolutionnaire.
Il a été volé par ceux qui gouvernent le peuple, pour
accroître la légitimité de leur domination. Il est temps de
le revendiquer et de lui réinsuffler son pouvoir radical15 ».
Pour faciliter la discussion sur l’agoraphobie et l’ago-
raphilie politiques, il est utile de bien faire la distinction
entre démocratie (directe) et anarchie. D’un point de vue
étymologique, la démocratie signifie le pouvoir du
peuple, par le peuple, pour le peuple. Quant à l’anarchie,
elle peut avoir deux significations : l’absence de toute
forme de gouvernement (le chaos) ou l’absence de toute
forme de chefferie et de domination. Ce deuxième sens
permet d’intégrer l’anarchie dans le débat entre l’agora-
phobie et l’agoraphilie politiques.
Si plusieurs philosophes voyaient des risques dans la
démocratie, l’anarchie leur semblait pire encore. Bodin,
par exemple, avançait qu’« il n’y a point de plus dange-
reuse tyrannie que celle de tout un peuple […]. Toutesfois
elle n’est point encores si mauvaise que l’Anarchie, où il
n’y a forme de République, ny personne qui commande,
ou qui obéisse16 ». Aux yeux de l’agoraphobie politique,
l’anarchie signifie, tout comme la démocratie (directe),
l’absence d’une autorité légitime et nécessaire, donc le
chaos total.
Dans les mobilisations populaires et les mouve-
ments sociaux, il n’est pas rare aujourd’hui que la

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Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué,
Montréal, Remue-ménage, 2015 (2e édition) (codirection Mélissa
Blais).
Un printemps rouge et noir : regards croisés sur la grève étudiante de
2012, Montréal, Écosociété, 2014 (codirection Marcos Ancelovici).
À qui la rue ? Répression policière et mouvements sociaux, Montréal,
Écosociété, 2013.
Nous sommes ingouvernables. Les anarchistes au Québec, Montréal,
Lux, 2013 (codirection Rémy Bellemare-Caron, Émilie Breton,
Marc-André Cyr, Anna Kruzynski)
Par-dessus le marché ! Réflexions critiques sur le capitalisme,
Montréal, Écosociété, 2012.
Retour sur un attentat antiféministe. École polytechnique,
6  décembre 1989, Montréal, Remue-ménage, 2010 (codirection
Mélissa Blais, Lyne Kurtzman, Dominique Payette).
La démocratie au-delà du libéralisme. Perspectives critiques, Outre-
mont, Athéna/Chaire Mondialisation-citoyenneté-démocratie,
2009 (codirection Martin Breaugh).
Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contempo-
raines, Montréal, Lux, 2008.

Recueils d’entretiens
Lacrymos. Qu’est-ce qui fait pleurer les anarchistes ?, Montréal,
Écosociété, 2010 (première édition Lyon, Atelier de création liber-
taire, 2009).
Identités mosaïques. Entretiens sur l’identité culturelle des juifs qué-
bécois, Montréal, Boréal, 2004 (codirection Julie Châteauvert).
L’archipel identitaire. Recueil d’entretiens sur l’identité culturelle,
Montréal, Boréal, 1997 (codirection Marcos Ancelovici).

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Déjà parus dans la collection
« Humanités »
– Pierre Beaucage, Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas
de la Sierra Norte de Puebla
– Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot
– Franck Fischbach, Le sens du social
– Andrew Feenberg, Philosophie de la praxis
– Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique
– Jonathan Martineau (dir.),
contemporaines
– Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs
– Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital
– Ellen Meiksins Wood, Liberté et propriété
– Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme
– Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci
– Bill Readings, Dans les ruines de l’université
– Raymond Williams, Culture et matérialisme

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cet ouvrage a été imprimé en septembre 2016 sur
les presses des ateliers de l’imprimerie norecob
pour le compte de lux, éditeur à l’enseigne d’un
chien d’or de légende dessiné par robert lapalme

La mise en page est de Claude Bergeron


La révision est de Thomas Déri

Lux Éditeur
C.P. 60191
Montréal, Qc H2J 4E1

Diffusion et distribution
Au Canada : Flammarion
En Europe : Harmonia Mundi

Imprimé au Québec
sur papier recyclé 100 % postconsommation

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couv-la-peur-du-peuple.qxp_Mise en page 1 16-08-16 10:38 Page1

La peur
du peuple
FRANCIS DUPUISDÉRI

FRANCIS DUPUISDÉRI
Zapatistes, altermondialistes, Indignés, Occupy, Printemps érable
et Nuit debout. Alors que ces mouvements populaires sont pré-

La peur
sentés par certains comme l’incarnation de l’idéal de la démocratie
directe, d’autres n’y voient que des mobilisations certes sympa-
thiques mais insignifiantes, quand ils ne tentent pas de les discré-
diter en les associant à la violence.

S’appuyant sur une très bonne connaissance de ces expériences poli-


tiques ainsi que de l’histoire des pratiques démocratiques, y com-
pris hors de l’Occident, Francis Dupuis-Déri propose une réflexion
inspirée et critique. Il présente de manière dynamique la lutte entre
du peuple
AGORAPHOBIE ET

La peur du peuple
l’agoraphobie et l’agoraphilie politiques, soit la haine et l’amour de
la démocratie directe, dévoilant les arguments et les manœuvres des AGORAPHILIE POLITIQUES
deux camps. Il discute aussi du rapport délicat entre le peuple
assemblé à l’agora pour délibérer (le dêmos) et celui qui descend
dans la rue pour manifester, voire pour s’insurger (la plèbe). Cet
ouvrage à la fois original et provocateur est d’autant plus stimulant
qu’il se situe à la croisée des chemins entre la philosophie politique,
l’anthropologie et la sociologie.

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l’Université du


Québec à Montréal (UQAM). Il a publié de nombreux ouvrages, dont
Démocratie. Histoire politique d’un mot (2013), L’anarchie expli-
quée à mon père (2014) et Les black blocs (4e édition, 2016).

HUMANITÉS

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