Vous êtes sur la page 1sur 10

SE MOQUER DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE, EST-CE ENCORE FAIRE DE LA

PHÉNOMÉNOLOGIE ?

Guillaume le Blanc

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2013/3 n° 106 | pages 373 à 381


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130618133
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2013-3-page-373.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.
© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 373 / 152

Se moquer de la phénoménologie, S
est-ce encore faire de la phénoménologie ? f

1. Pour une phénoménologie des significations

Il a souvent été fait remarquer que Foucault n’avait cessé de s’éloigner de


la phénoménologie. Jusqu’à un point de non-retour. Jusqu’au point où l’ar-
chéologie a fini par devenir une anti-phénoménologie et a réussi à s’imposer
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


comme une vraie rébellion à son endroit. Dans un texte fondateur publié
en 1989, Gérard Lebrun en a énoncé le verdict le plus tranchant : « Dans
le cas de la phénoménologie, il arrive à l’archéologue de ne pas dissimuler
sa vérité : c’est un chemin sans issue, une pensée qui s’aveugle sur sa voca-
tion1. » Il est vrai que Foucault s’emploiera à replacer la phénoménologie
dans une analytique de la finitude vouée à sombrer avec l’âge moderne et
son ressort anthropologique consubstantiel. À suivre cet éloignement pro-
grammé, on en oublierait cependant un point fondamental qui n’a pas été
suffisamment noté : le fait que l’entreprise de Foucault s’ouvre et se referme
sur les Recherches logiques de Husserl, présentes à la fois dans la Préface à Rêve
et existence de Binswanger de 1954 et dans cette autre préface à la traduction
américaine du livre de Canguilhem, Le Normal et le Pathologique de 1984.
Comment interpréter la persistance de ce motif phénoménologique malgré
la proclamation haute en voix et en couleurs de l’adieu à la phénoménolo-
gie ? De façon surprenante, s’élabore dans ces deux textes une reprise positive
des Recherches logiques.
Dès Rêve et Existence, il faut noter l’appel commençant à une phénomé-
nologie des significations. Prenant acte de la contemporanéité des Recherches
logiques de Husserl et de L’Interprétation des rêves de Freud, Foucault repère
que ces discours se rejoignent en ce qu’ils attestent d’un « double effort de
l'homme pour ressaisir ses significations et se ressaisir lui-même dans sa
signification2 ». Sur cette prétention à la signification, la phénoménologie va

1.  Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les Mots et les Choses de Michel
Foucault », in Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1989, p. 33.
2.  Michel Foucault, Dits et Écrits, Paris, Quarto Gallimard, 2001, t. I, p. 96.
Les Études philosophiques, n° 3/2013, pp. 373-381
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 374 / 152 31 jui

374 Guillaume Le Blanc

plus loin que la psychanalyse. Si le projet de la psychanalyse freudienne est de


dévoiler les significations de l’inconscient à l’œuvre dans les rêves, ce projet
ne peut totalement aboutir car Freud a méconnu le fait primordial que l’ex-
périence onirique doit se constituer comme un langage au même titre que les
autres expressions pour faire émerger un ensemble de significations. L’image
ne peut parler que si elle est déjà du langage : c’est à cette condition seule-
ment que peut s’élaborer une théorie de la signification. Le mérite de Husserl,
aux yeux de Foucault, est précisément de chercher un acte de signification
unique, antérieurement aux structures d’images et aux expressions verbales
dans lesquelles il apparaît. C’est cette démarche régressive que Foucault fait
sienne, en soutenant même que Husserl n’est pas allé assez loin dans cette
démarche, car le déploiement de l’acte significatif unique, par-delà le type de
visée intentionnelle qui veut se l’approprier, n’est pas complètement élucidé.
Husserl est resté en chemin même s’il est allé plus loin que Freud et il revient
alors à Foucault de se faire plus phénoménologue que les phénoménologues
quand il propose de s’inspirer des notes préparatoires de la « sixième
recherche logique » pour entrevoir « ce que pourrait être une phénoménologie
de la signification3 » se donnant comme mission de saisir dans les mots,
les images et les symboles, « l’acte significatif4 ». C’est finalement à la com-
préhension de cet acte significatif que Foucault restera suspendu dans une
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


grande partie de son travail.
Or, de ce point de vue, Foucault n’a jamais cessé de travailler dans la
phénoménologie ou à la phénoménologie, comme une nappe de discours ou
comme un motif. Il s’engagera en particulier vers une compréhension cultu-
raliste de l’acte significatif. Déjà, dans la « Préface » de Rêve et Existence, l’acte
significatif est appréhendé de l’intérieur d’une culture. Il existe, sur ce plan,
une véritable tension dans la « Préface » entre une démarche régressive qui
conçoit l’acte significatif comme identique sous la variabilité culturelle des
mots, des images, des symboles et une exploration menée pour elle-même
des contextes culturels dans lesquels se déploient, par le truchement de
formes particulières, les actes significatifs. Sur le premier versant, l’image, le
mot ne sont plus que des matériaux pour le surgissement de la signification,
au double sens d’une entrave mais aussi d’une promesse de relance. Mais sur
le second versant, c’est bien l’inscription des actes significatifs dans le monde
ambiant qui intéresse Foucault. Il existe en effet une « actualité du signi-
fiant » qui ouvre la virtualité intentionnelle sur de nouvelles virtualités et
Foucault note alors qu’une telle virtualité du signifiant « se trouve située dans
un contexte spatio-temporel »5. C’est ce contexte qui, par un effet d’escalade
propre au texte de Foucault, est désigné comme « monde ambiant » lequel
donne à penser l’acte significatif investi dans le mot comme un objet de
culture tandis qu’il se révèle dans l’image comme une quasi-perception.

3.  Ibid., p. 105.


4.  Idem.
5.  Idem.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 375 / 152

Se moquer de la phénoménologie, est-ce encore faire de la phénoménologie ? 375

Arrêtons-nous sur cette scène inaugurale et demandons-nous si Foucault


en est véritablement sorti. Fallait-il d’ailleurs qu’il en sorte ? Selon quelle
nécessité impérieuse l’affranchissement à l’égard de la phénoménologie peut-il
devenir un mot d’ordre ? La scène phénoménologique inaugurale fournit à
Foucault un motif phénoménologique consistant : d’un côté, la signification
doit être ressaisie pour elle-même et gouverner des descriptions propres ; d’un
autre côté, elle se niche dans une culture (le monde ambiant), laquelle est toute
entière traversée par une dissociation de l’énoncé et du visible, du mot et de
l’image. Ne peut-on soutenir dès lors que Foucault s’est efforcé, tout au long
de son travail, de construire la série acte de signification-appartenance à une
culture-dissociation de l’énoncé et du visible, du mot et de l’image ? Car c’est
un fait qu’il n’a jamais renoncé à une telle série, y compris quand il l’a, au plus
fort de l’anti-phénoménologie de l’archéologie, profondément remaniée en
substituant le discours à la signification. Mais ceci n’a précisément pas altéré le
discours philosophique de Foucault qui reste, de ce fait, entièrement tramé par
le motif phénoménologique, comme en atteste l’autre préface, écrite 30 ans
plus tard qui, dans une structure en miroir déconcertante, se réfère toujours
aux Recherches logiques pour asseoir une tradition philosophique qui va jus-
qu’à lui-même en passant par Canguilhem, Cavaillès, Koyré, celle du savoir,
de la rationalité, du concept, soigneusement distinguée d’une autre tradition
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


philosophique, encore husserlienne toutefois, celle des Méditations cartésiennes
en laquelle se nichent les phénoménologies du sens, de l’expérience, du vécu
de Sartre et de Merleau-Ponty. Que le terme de concept ait pris le pas dans
le texte sur celui de signification n’implique pas que Foucault soit sorti de la
configuration qu’il avait lui-même tracée en 1954. C’est bien le même motif
phénoménologique qui poursuit son travail.
Qu’est-ce qu’un motif ? En aucun cas l’indicateur d’une véridicité dépo-
sée, une fois pour toutes, dans la relation de Foucault à la phénoménologie
ou d’une fidélité de lecture. L’avantage d’un motif est de valoir comme un
matériau qui peut être utilisé dans plusieurs contextes, tissé dans des configu-
rations diverses. Autant dire que le motif, loin de valoir comme objet, tire sa
signification de sa participation active à un dispositif plus vaste. Dès lors, en
fonction de la place qu’occupe le motif phénoménologique dans le dispositif
archéologique, il est permis de souligner que l’archéologie ne peut valoir que
comme une anti-phénoménologie ou au contraire comme une relance de la
phénoménologie. Mais dans les deux cas, la phénoménologie est bien tramée
à l’intérieur de l’archéologie.

2. De la phénoménologie à l’archéologie

A quoi obéit le motif de l’effacement de la phénoménologie si nous rete-


nons, comme un acquis précieux, que l’hypothèse de l’unité de l’acte signi-
ficatif a été mise au crédit de Husserl par Foucault à l’intérieur même d’une
dissociation fondamentale entre le visible et l’énoncé, la perception et la
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 376 / 152 31 jui

376 Guillaume Le Blanc

culture ? Comment se déploie un tel motif ? Les deux textes qui en orches-
trent la distribution sont Les Mots et les Choses de 1966 et L'Archéologie du
savoir de 1969. Le premier livre situe le motif phénoménologique à l’intérieur
du pli anthropologique initié par Kant. Le second livre, de façon plus radicale,
situe le motif phénoménologique à la marge du texte archéologique comme
l’une de ses figures les plus repoussoirs. Soit Les Mots et les Choses. À la fin du
chapitre 7, « Les limites de la représentation », la phénoménologie de Husserl
est renvoyée à la philosophie du xixe siècle6 car elle ne parvient aucunement
à s’échapper du piège kantien, le doublet empirico-transcendantal, solidaire
d’un destin anthropologique funeste aux yeux de Foucault. En voulant renou-
veler les rapports entre logique formelle et logique transcendantale et en s’ef-
forçant de constituer les contenus empiriques par référence à une subjectivité
transcendantale, Husserl, comme Kant avant lui, a redonné vigueur à une
anthropologie, c’est-à-dire écrit Foucault, « à un mode de pensée où les limi-
tes de droit de la connaissance sont en même temps les formes concrètes de
l’existence7 ». À quoi sert dans ce cas le motif phénoménologique ? À repérer,
à plus d’un siècle d’écart, la rémanence du thème anthropologique comme
élément fondamental de la modernité. Le motif phénoménologique lie de
façon étroite une nouvelle fois l’anthropologique, l’empirique et le transcen-
dantal et en confirme ainsi la valeur de dispositif. Une telle analyse est ampli-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


fiée au chapitre 9, « L’homme et ses doubles » grâce à l’apport de trois figures,
le vécu, le cogito et la finitude. Le thème de l’originaire est particulièrement
visé dans le déploiement de ces trois figures. On sait que cet originaire est
apparu dans l’archéologie avec la vie, le travail et le langage. Avec ces trois
thèmes anthropologiques en effet, emblématiques d’une nouvelle manière de
mettre en scène l’homme, « l’originaire [cherche à] refigurer l’impensé dans la
forme du temps8 ». C’est l’ouverture même de l’homme au monde qui se tem-
poralise à travers le travail, la vie et le langage. Dans cette perspective, le vécu
est, aux yeux de Foucault, la petite machine de guerre phénoménologique
pour aller sous ces originaires-là et tenter, au fond, par une ultime manœuvre,
de se situer dans le sous-sol qui le rend possible. « Le vécu est à la fois l’espace
où tous les contenus empiriques sont donnés à l’expérience ; il est aussi une
forme originaire qui les rend en général possibles et désigne leur enracinement
premier9 ». Deux remarques peuvent être apportées au crédit de l’analyse. 1°/
Le vécu ne peut tenir sa promesse d’être un archi-originaire précisément parce
qu’il se retrouve aux deux bouts de la chaîne, comme foyer transcendantal
mais aussi comme espace d’empiricité. Aussi le motif phénoménologique
est-il voué à rejouer la partition kantienne au lieu de la contourner. 2°/ La
thématique du vécu s’impose comme la matrice active de tous les thèmes
empiriques, comme l’expérience originaire à partir de laquelle l’homme peut

6.  Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 261.
7.  Idem.
8.  Philippe Sabot, Lire Les Mots et les Choses, Paris, Puf, 2006, p. 139.
9.  Michel Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 332.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 377 / 152

Se moquer de la phénoménologie, est-ce encore faire de la phénoménologie ? 377

s’affirmer, tout en restant séparé de cette origine qu’il ne parvient jamais à


faire entrer pleinement dans son propre calendrier. Le vécu est une première
formulation d’un originaire qui n’aura alors de cesse, dans le discours phéno-
ménologique, de reculer toujours plus, de s’éloigner davantage en un impensé
qui, loin d’être affranchi de l’anthropologie, en est le contemporain le plus
exact. Le motif phénoménologique est l’occasion idéale pour Foucault pour
rappeler qu’au cœur de notre modernité la contemporanéité de l’homme et
de l’impensé continue à valoir comme jamais10. Si la phénoménologie a pour
prétention d’apparaître comme un « antipsychologisme », la convocation
des thèmes de l’a priori et du motif transcendantal a inévitablement resti-
tué « l’insidieuse parenté avec les analyses empiriques sur l’homme11 » qui a
culminé dans l’analyse phénoménologique du vécu.
Il faut alors remarquer ceci qui n’a pas été tellement relevé : que cette quête
phénoménologique d’un originaire ultime et redoutable reste, à sa manière,
au sens kantien en tout cas, une archéologie. Dans un article publié en 1971,
« Les monstruosités de la critique », qui est une réponse critique à un compte-
rendu agressif de Steiner, Foucault attribue le terme d’archéologie à Kant pour
« désigner l’histoire de ce qui rend nécessaire une certaine forme de pensée12 ».
De fait, dans un texte de 1793, Les Progrès de la métaphysique en Allemagne
depuis le temps de Leibniz et de Wolf, Kant plaide pour une « archéologie philo-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


sophique » comprise comme « une histoire philosophique de la philosophie »
qui n’est nullement pour Kant un récit historique mais la justification des faits
de la raison du point de vue d’une nature de la raison humaine. Ainsi, en ses
apories, la phénoménologie se situe-t-elle au plus près des apories de l’archéolo-
gie elle-même. Car l’archéologie est-elle à ce point assurée de sortir du schéma
phénoménologique ? Là se trouve bien, à même l’ambiguïté de la référence à
Kant, l’un des problèmes méthodologiques cruciaux du livre Les Mots et les
Choses ? Comment situer l’archéologie hors du motif phénoménologique si le
motif phénoménologique semble régresser jusqu’à une archéologie ? Qu’est-ce
qui assure l’extériorité de l’archéologie à la phénoménologie ? Foucault n’aura
de cesse de situer la phénoménologie dans l’anthropologie des modernes pour
mieux préserver l’archéologie de toute contamination par le virus anthropo-
logique. Il n’en reste pas moins que Foucault est parfaitement conscient de
la difficulté d’une telle opération tant les indécisions mortelles qui atteignent
la phénoménologie risque fort également d’atteindre, par ricochets, l’archéolo-
gie elle-même. Dans un entretien faisant suite à L'Archéologie du savoir, Foucault
nomme son embarras par rapport à l’archéologie. Cet embarras est double. Il
tient tout d’abord à l’hypostase du commencement. Plutôt que d’un com­men-
cement au sens d’une origine absolue, Foucault entend relativiser les commence­-
ments en les dispersant dans des enquêtes circonstanciées. L’embarras de

10.  Ibid., p. 337.


11.  Ibid., p. 336.
12.  Michel Foucault, « Les monstruosités de la critique », Dits et Écrits, op.  cit., t. I,
p. 1089.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 378 / 152 31 jui

378 Guillaume Le Blanc

Foucault tient également au creusement d’un sous-sol que suggère l’archéo-


logie, pratique qui consiste à restituer l’élément d’invisibilité souterrain qui
rend compte des formes visibles à la surface. C’est pourtant une archéologie
de la surface, se déployant à même la surface, que Foucault réalise comme son
type de travail, ainsi qu’il l’assume dans un entretien : « Ce que je cherche, ce
ne sont pas des relations qui seraient secrètes, cachées, plus silencieuses ou plus
profondes que la conscience des hommes. J’essaie au contraire de définir des
relations qui sont à la surface même des discours ; je tente de rendre visible ce
qui n’est invisible que d’être trop à la surface des choses13. » Mais cet embarras
pour l’archéologie n’est-il pas justement ce qui creuse la proximité avec la phé-
noménologie ? Si l’archéologie ne peut s’empêcher de restituer une origine et
plus encore un originaire et si elle le fait en creusant des sous-sols, c’est sans
doute du fait que l’archéologie reste, de part en part, une pièce majeure d’une
anthropologie. N’est-ce pas dès lors cette proximité persistante de l’archéologie
à la phénoménologie dans Les Mots et les Choses que Foucault entend ruiner
dans L’Archéologie du savoir, grâce à une redéfinition de la fonction archéologi-
que telle qu’elle est précisée dans l’entretien cité ci-dessus, comme description
de l’archive, au prix cependant d’un nouvel emprunt à la langue phénoméno-
logique ? L’archéologie est en effet désormais re-signifiée comme description
de l’archive, c’est-à-dire de l’ensemble des discours effectivement prononcés.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


Cette lecture déflationniste de l’archéologie se veut une anti-phénoménologie.
Foucault entend explicitement produire une archéologie non phénoméno-
logique des énoncés considérés ni comme des énonciations, ni comme des
propositions, ni même comme des entités psychologiques ou logiques. C’est
l’autonomie de la sphère des discours qui est visée par Foucault. La rupture
à l’égard de Husserl mais aussi de Merleau-Ponty est à son maximum : « Ce
dont il s’agit ici, ce n’est pas de neutraliser le discours, d’en faire le signe d’autre
chose et d’en traverser l’épaisseur pour rejoindre ce qui demeure silencieu-
sement en deçà de lui, c’est au contraire de le maintenir dans sa consistance, de
le faire surgir dans la complexité qui lui est propre14. » C’est bien à considérer les
discours comme des choses que s’emploie l’archéologie : « Les énoncés ne sont
pas comme l’air qu’on respire… mais des choses qui se transmettent15. »

3. Le dernier des philosophes


L’enjeu d’une rupture à l’égard d’une archéologie encore trop phéno-
ménologique est manifeste. Cette rupture se précise à travers la fonction du
motif phénoménologique dans l’archéologie du savoir. La phénoménologie
se laisse alors préciser moins comme une référence que comme une nappe
de discours occupant une certaine fonction dans la pensée de Foucault. Il est

13.  Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre », Dits et Écrits,
op. cit., t. I, p. 800.
14.  Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 85.
15.  Ibid., p. 157.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 379 / 152

Se moquer de la phénoménologie, est-ce encore faire de la phénoménologie ? 379

alors particulièrement intéressant de faire la cartographie des fonctions de


la phénoménologie dans le travail de Foucault. Dans un entretien de 1967,
« Qui êtes-vous professeur Foucault ? », la phénoménologie y est envisagée
comme l’une des nappes de discours majoritaires des années cinquante dont
il s’agit de s’affranchir. Elle y revêt 4 significations essentielles. 1°/ Elle est
une analyse des significations immanentes du vécu. 2°/ Elle est interprétée
comme une philosophie transcendantale qui ramène l’ensemble des signifi-
cations à un sujet transcendantal. 3°/ La phénoménologie est une philo-
sophie de la totalisation. 4°/ Elle reste une philosophie du cogito. Sur ces
4 thèmes qui enclenchent le motif phénoménologique, l’archéologie doit se
considérer comme une anti-phénoménologie. Avec le motif phénoménolo-
gique est testée une hypothèse lourde, celle du sens. « Nous avons réexaminé
l’idée husserlienne selon laquelle il existe partout du sens qui nous enveloppe
et que nous avons investi déjà, avant même que nous commencions à ouvrir
les yeux et prendre la parole16. » Cette réévaluation de l’idée husserlienne de
l’ubiquité du sens réintroduit une proximité paradoxale entre archéologie et
phénoménologie. Foucault n’abandonne pas le thème d’une phénoméno-
logie de la signification mais il la réoriente à partir d’une bifurcation quant
aux conditions d’apparition du sens qui ne doivent pas être référées à un
sujet transcendantal ou à un cogito préréflexif mais à une enquête portant
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


sur « les conditions formelles d’apparition du sens » intégrant des considé-
rations sur les transformations de sens produites à l’intérieur de l’histoire des
discours. Foucault entend circonscrire les fonctions de l’archéologie comme
le repérage des transformations de sens des discours au sein d’une archive et
ne veut s’autoriser, pour y parvenir, que des seules unités immanentes aux
discours eux-mêmes.
Il est intéressant de remarquer que l’archéologue ne tourne pas le dos
à la méthode descriptive de la phénoménologie mais en modifie la signifi-
cation en la faisant porter sur des systèmes entiers de relations qui ne sont
descriptibles que par la levée de certaines hypothèques phénoménologiques.
De ce fait, le motif phénoménologique recouvre 2 fonctions. 1/ Il permet de
situer la fonction de la philosophie aujourd’hui en la spécifiant comme une
activité culturellement contextualisée. C’est bien dans ce cadre que Husserl
est compris comme « le dernier des philosophes17 » tandis qu’en contre-
point Russel et Sartre sont considérés en revanche comme des philosophes
modernes ayant problématisé une forme régionale d’activité philosophique.
2/ Le véritable contrepoint à Husserl est cependant Nietzsche en tant qu’il
dissout par avance la totalisation husserlienne et qu’il met en avant, par
contraste, une nouvelle fonction de la philosophie, interprétée comme un
travail de diagnostic portant sur aujourd’hui : « Nietzsche qui après tout
était presque le contemporain de Husserl… a découvert que l’activité parti-

16.  Michel Foucault, « Qui êtes-vous professeur Foucault ? », Dits et Écrits, op. cit., t. I,
p. 630.
17.  Ibid. p. 640.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 380 / 152 31 jui

380 Guillaume Le Blanc

culière de la philosophie consiste dans le travail du diagnostic : que sommes-


nous aujourd’hui ? Quel est cet “aujourd’hui” dans lequel nous vivons18 ? »
Cependant, là encore, aussitôt cette fonction de la philosophie révélée, dont
on sait qu’elle s’accomplira dans les différents commentaires du texte de
Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, Foucault s’emploie à faire revenir la phéno-
ménologie de Husserl dans le sillage de la découverte de Nietzsche. « Il me
semble que Nietzsche avait attribué un nouvel objet à la philosophie, qui a
été un peu oublié, bien que Husserl, dans la crise des sciences européennes, ait
tenté à son tour une généalogie19. » Ainsi, par un même mouvement d’embal-
lement de l’archéologie, la figure-repoussoir du motif phénoménologique
métamorphose l’enquête archéologique en une généalogie à l’intérieur de
laquelle il devient possible d’insérer une nouvelle version de la phénoméno-
logie, désormais comprise comme généalogie. Généalogie signifie donc ceci :
Foucault oppose à la série phénoménologique la pratique nietzschéenne du
diagnostic qui aboutit à une refonte complète de l’opération philosophique
consistant, en tant que diagnostic, à produire une enquête culturellement
contextualisée.

4. Vers une phénoménologie négative ?


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


Si l’archéologie se sert du motif phénoménologique pour se définir
comme archéologie, il est intéressant de remarquer que la trame phénomé-
nologique ne peut être entièrement placée en position d’extériorité par rap-
port à l’archéologie. Faut-il soutenir alors que demeure chez Foucault une
sorte de phénoménologie négative au sens où Bourdieu dans les Méditations
pascaliennes signale, en aparté, reprenant l’énoncé de Pascal selon lequel « se
moquer de la philosophie c’est vraiment philosopher », que sa sociologie
peut alors être lue comme une sorte de « philosophie négative » ? Pas plus
qu’une philosophie négative est une négation de la philosophie mais bien
une manière de faire de la philosophie sur la ruine d’une idée de la philoso-
phie, pas davantage une phénoménologie négative n’implique une négation
pure et simple de la phénoménologie mais se réfère encore à une manière
de la pratiquer à même sa ruine proclamée. Cette nouvelle fonction de la
phénoménologie avait du reste été soulignée dans le commentaire pionnier
que Dreyfus et Rabinow ont consacré à Foucault lorsqu’ils ont caractérisé la
pratique discursive de Foucault comme « une phénoménologie pour mettre
fin à la phénoménologie ».
Quel est le problème sous-jacent à cette thèse ? Il est permis, pour conclure,
de le repérer. Il tient tout entier dans l’impossibilité de se soustraire, quoique
Foucault en ait dit dans Les mots et les choses et dans L’archéologie du savoir,
à une phénoménologie des significations. Si nous revenons brièvement à la

18.  Ibid. pp. 640-641.


19.  Ibid., p. 641.
31 juillet 2013 16:19 - Foucault et la phénoménologie - Collectif - Les Études philosophiques - 155 x 240 - page 381 / 152

Se moquer de la phénoménologie, est-ce encore faire de la phénoménologie ? 381

Préface de Rêve et Existence, nous y lisons, sous la plume de Foucault, que


Husserl est crédité de l’effort de ressaisir l’homme dans ses significations.
Husserl s’oriente ainsi positivement vers ce que « pourrait être une phénomé-
nologie des significations ». Foucault, certes, avait aussitôt fait surgir le para-
doxe de l’acte significatif : l’impossibilité d’unifier l’acte significatif à l’œuvre
dans le mot et dans l’image, le premier étant un objet de culture, le second
une perception. Tout se passe comme si la phénoménologie des significations
était prise au rouet de ces deux types d’actes significatifs, le mot et l’image, le
langage et la perception, articulant deux régions, celle des énoncés et celle du
visible, une analytique et une esthétique.
Si tel est bien le problème phénoménologique, alors il faut aussi recon-
naître que ce fut également le problème de Foucault. Allant contre toute
une série de commentateurs qui s’efforcent de retourner le motif phéno-
ménologique d’une leçon de chose en anti-leçon, il faut bien reconnaître
que l’archéologie, loin de dissoudre les choses au nom d’une théorie posi-
tive des seules régularités discursives, réactive le dilemme de la signification
écartelé entre une modalité de présentation, le visible, et une modalité de
représentation, l’énoncé. Les choses ne sont pas dissoutes dans les mots.
Elles restent une présence fugitive à conquérir, un spectre ou un halo que
l’archéologie ne peut dissoudre. On peut se référer aux livres majeurs de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 16/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 200.152.68.238)


Foucault et au problème de la constitution du regard médical ou discipli-
naire ordonné à l’antécédence d’une lumière. On peut aussi choisir de se
reporter à un texte « mineur » de 1967, « les mots et les images » consacré à
l’ouvrage de Panofsky, Essais d’iconologie, publié en 1967. « Panofsky lève le
privilège du discours. Non pour revendiquer l’autonomie de l’univers plas-
tique, mais pour décrire la complexité de leurs rapports : entrecroisement,
isomorphisme, transformation, traduction, bref tout ce feston du visible et
du dicible qui caractérise une culture en un moment de son histoire20. » Ou
encore : « Le discours n’est pas le fond interprétatif commun à tous les phé-
nomènes d’une culture […]. Tout dans ce que font les hommes n’est pas,
en fin de compte, un bruissement déchiffrable. Le discours et la figure ont
chacun leur mode d’être21. » Que l’on ait déjà interprété le visible à l’intérieur
d’une culture sans devoir pour autant le neutraliser comme pseudo-discours,
voilà qui reconduit à une énigme du visible et aux rapports encore plus mys-
térieux du visible et du dicible qui ouvre à une compréhension de l’art et à la
relance du motif phénoménologique.
Guillaume Le Blanc

20.  Michel Foucault, « Les mots et les images », Dits et Écrits, op. cit., t. II, p. 649.
21.  Ibid., p. 650.

Vous aimerez peut-être aussi