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et de la communication « Il est évident que l’homme n’est pas constitué de deux tranches
superposées, l’une bio-naturelle, l’autre psycho-sociale; il est évident
Luc De Meyer
qu’aucune muraille de Chine ne sépare sa part humaine et sa part animale;
2019-20 il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-sociologique. »
ANTH1313
Logos
Communicare : « action de mettre en commun ». Quels rapports peut-on mettre
en évidence entre cultures et formes de communication ?
“L’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle” ce que nous appelons l’espèce
Merleau-Ponty (1945 : 189) humaine.
1. L'Anthropos comme évidence Cette façon de recevoir Maya nous semble normale, “naturelle”.
Si Robert avait agi autrement, par exemple en appelant la fourrière, cela nous
aurait choqué.
Mais est-ce si naturel que cela ? Qu’est-ce qui fait dire à Robert que Maya est
bien membre de la classe des “humains” ? Interrogeons-le sur son
Imaginons un employé municipal; appelons comportement ? Qu’est-ce qui lui fait reconnaître de façon immédiate Maya
le Robert. Il reçoit au guichet une personne comme une humaine ?
Maya
Robert étrangère, demandant de régulariser ses
papiers. Appelons la Maya.
(D1) ? (C) Maya fait partie de la
En principe, dans un “scénario” administratif comme celui-là, l’employé va classe des humains
directement s’adresser à Maya comme s’il s’agissait d’un être humain (même (D2) ?
s’il peut arriver parfois qu’un employé nous traite de façon inhumaine !) : il va
s’adresser à elle, chercher à comprendre sa langue, même si elle ne parle pas
comme lui; il va lui demander de produire tel ou tel document d’identité, se (D3) ?
référer à tel ou tel règlement du droit des étrangers, etc.
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Il répondra sans doute en apportant une série de raisons comme :
On peut imaginer que, questionné, Robert répondra quelque chose du genre :
“elle parle”;
“elle est vêtue”; “parmi l’ensemble des animaux, seuls les humains ont un langage”,
“elle marche debout”, “le langage est une caractéristique propre à l’homme”,
“elle a des mains”,
“un visage avec les yeux de face”, ou de façon plus technique, “le langage est un critère d’humanité”.
“elle a des seins”;
“elle a des papiers d’identité qui l’attestent”, etc. Ce qu’on peut représenter de la façon suivante sous le terme (L) c’est à dire la
loi de passage :
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On peut établir le même type de schéma pour les autres preuves apportées
par Robert.
“pourquoi le fait de dire qu’elle parle vous permet-il de dire que Maya fait
partie de la classe des “humains ?”
(D3) Elle marche debout (C) Maya fait partie de la
classe des humains
(L) : Marcher est le propre de l’homme
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On pourrait continuer à présenter sous cette forme schématique toutes les
raisons, les critères qui font que Robert inclut Maya dans la classe des humains.
Sans vouloir épuiser ici toutes les origines de nos critères actuels
d’humanité, contentons-nous de suggérer que nos façons de penser sont, pour
En fait, lorsqu’on s’attarde un peu sur ces “critères”, on devine déjà que ces
une part au moins, le fruit de tout un héritage culturel où les expériences sur et
“raisons” ne sont pas simplement “innées”, “naturelles”, mais pour une large
avec les autres se sont accumulées et nous ont conduits très progressivement à
part, apprises par Robert.
établir certaines catégories :
En ce sens, l’intérêt de mettre ce raisonnement sous forme de schéma consiste à
nous nous comportons différemment lorsque nous avons affaire à des objets
visualiser les “façons de penser” intégrées dans l’esprit de Robert, qui
et à des animaux, et nous avons très progressivement appris à voir en l'homme
correspondent en fait à des “règles générales”, des “lieux communs”, des
autre chose qu'un animal.
“critères partagés” concernant le fait d’appartenir ou non à cette catégorie
particulière tellement essentielle à nos yeux : les humains, l’humanité.
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Pourquoi ces jugements sur l’humanité de Maya nous semblent-ils reposer sur
une “structure du réel” que nous appréhendons à ce point évidente qu’elle nous
paraît naturelle ?
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Auteur de la réponse n° 7
Trouvé sur le net dans un chat (nov. 2006) en
entrant “je préfère les animaux”. Ce genre de “j’adore les animaux j’ai un chat il est
déclaration est, a contrario, symptomatique de beaucoup plus fidèle que les humains. Les
la pensée la plus répandue qui considère qu’un animaux ne tuent que pour manger ce qui
homme vaut mieux qu’un animal. n’est pas le cas de l’homme”
Auteur de la réponse n° 8
Auteur de la réponse n° 9
Ces images ont été abondamment diffusée par des organisations religieuses,
Affiche de la FNDIRP, signée Jicap, 1945, 80 x 58,5 politiques, caritatives, humanitaires, culturelles, sportives...
Un slogan qui sera souvent répété
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cf. exemple présenté au cours : Pub pour les jeux
olympiques (1 min.) :
“C’est l’humanité qui triomphe”
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Toutes ces images qui présentent
de façon généreuse et idéale les
hommes se donnant la main au delà
des différences de race, de classe, de
langue et de culture, ne sont bien sûr
pas nées dans l’après-guerre.
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"Une chose est certaine: l'homme n'est pas le plus ... à tel point qu'un grand
vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au nombre de populations dites
savoir humain... primitives se désignent d'un
nom qui signifie les
L'homme est une invention dont l'archéologie de "hommes" (ou parfois -dirons-
notre pensée montre aisément la date récente. Et peut- nous avec plus de discrétion-
être la fin prochaine. Si les dispositions les "bons", les "excellents", les
fondamentales du savoir venaient à disparaître "complets"), impliquant ainsi
comme elles sont apparues, si par quelque évènement que les autres tribus, groupes
(...) elles basculaient comme le fit au tournant du ou villages ne participent pas
XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, alors on des vertus -ou même de la
peut bien penser que l'homme s'effacerait comme, à la nature- humaines, mais sont
Michel Foucault, 1926-1984 limite de la mer, un visage de sable” tout au plus composés de
"mauvais", de "méchants", de
Inuit (=les hommes) dans leur Igloo
L'homme, l'anthropos, du moins au sens où nous l'entendons, semble en "singes de terre" ou d'"oeufs
effet, comme le montre Foucault, un objet de préoccupation assez récent. Il est de pou".
nécessaire de s'étendre sur ce point, parce que les conséquences de cette On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en
question dépassent de loin des interrogations de type scientifique, cette faisant un "fantôme" ou une "apparition".
question de l'homme relève en effet d'enjeux sociaux, politiques, culturels...
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-Les Esquimaux de la mer de Bering crurent que les premiers Blancs, en
l'occurrence de la Marine impériale russe, bien sanglés dans des uniformes aux
boutons étincelants, étaient des poissons-scies monstrueux. (Servier, 1981 : 14;
De nombreux travaux, depuis ceux cités ici de Foucault et de Levi-Strauss ont 1964 : 354).
essayé d'approfondir le développement de ce concept d'humanité (voir par
exemple Legros, 1990). Sans entrer ici dans le détail d'une archéologie de ce
concept, nous nous contenterons de montrer par quelques exemples la fragilité -À leur arrivée en Colombie britannique, les Blancs font cuire du riz. Ce sont
de cette notion. des vers, pensent les Indiens (Lévy-Bruhl, 1922 : 409-411.)
L'idée d'homme n'a pas toujours existé comme nous la connaissons; le -Souvent, nous dit Servier (1981 : 14), ces hommes pâles, au poil blond ou roux
classement par catégories n'a pas toujours été le même que le nôtre. ou aux yeux clairs, furent considérés comme des fauves.
L'anthropologie nous apprend que notre façon de regrouper n'a, en un sens, rien
d'immédiat. On peut, à titre d’illustration, ajouter ici, différents exemples
complémentaires à ceux de Lévi-Strauss. -Lorsqu’ils arrivèrent dans les Nouvelles-Hébrides, les Européens furent d'abord
pris pour des fantômes et en reçurent les noms : on appelait leurs vêtements
peaux de fantômes et leurs chats : rats de fantômes. (Deacon, 1934 : 637, cité
par Servier 1981).
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-Leenhardt (1971, 75-6) explique aussi comment les Calédoniens n’ont jamais
2.1. Rencontre entre des colons européens et des groupes humains isolés
considéré comme d’authentiques hommes (kamo) les premiers marins
-Les Esquimaux de la côte Est du Groenland n’ignoraient pas qu’il existait européens, et comment ils les assimilaient davantage à des revenants :
des blancs, mais ils n’en avaient jamais vu. « Notre première rencontre avec
les gens de Angmagsalik, dit M. Holm, en 1884, fut extrêmement curieuse. Ils “À cet humain camouflé, ils refusèrent le nom de kamo. Il y a plus d’un siècle et
s’imaginaient que nous étions des êtres surnaturels, semblables aux demi de cela. Mais aujourd’hui encore, si l’on demande en sa langue à un
« habitants de l’intérieur », et aux « hommes-chiens », êtres imaginaires dont calédonien qui entre dans un magasin de la ville de Nouméa ce qu’il va
il est question dans leurs légendes. » (Lévy-Bruhl, 1922 : 412). chercher, il répond qu’il va acheter un Kara Bao, c’est à dire qu’il va acheter
une peau de dieu.
Car la peau de dieu est restée,
depuis Cook et ses successeurs,
le nom de la vesture
Européenne. Ainsi les premiers
Blancs débarqués dans l’île ont
été confondus avec des défunts
déifiés, des morts revenant
visiter leur ancien séjour, non
plus des kamo mais des bao.”
Gustav Holm en 1884 lors d’une expedition près de la côte de l’est du Groenland. (Photo: Nationalmuseet Kopenhagen) Guerriers canaques, carte postale, XIXe siècle
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On peut reprendre les différents arguments de ce dernier témoignage sous
-En Afrique également, lors de la colonisation,
forme de schémas de Toulmin. De façon générale, le chef regarde la main
les blancs ont souvent été vus comme des “noirs
blanche de Bentley et son raisonnement, largement partagé par les populations
ressuscités”, on peut reprendre le témoignage de
colonisées est celui-ci :
E.J. Glave. Six Years of adventure in Congo land,
p. 95 (cité par Lévy-Bruhl, 1922, 415) :
« Dans la première partie de mon séjour à (D1) vous avez la (C) Vous n’êtes pas des
Lukolea, j’avais souvent entendu prononcer le peau blanche, celle hommes, vous êtes des
mot barimu quant il était question de moi. Je de la main « esprits »
découvris plus tard qu’il voulait dire notamment
« revenant » : on pensait que j’avais d’abord été
un Africain, que j’étais mort, et que j’étais de (L) : (Lorsque quelqu’un meurt, sa peau devient
retour sur terre avec une peau blanche. » blanche)
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-Le témoignage de H.M. Bentley. The life and labours of a Congo pioneer, p.
212, (cité par Lévy-Bruhl, 1922 : 415) est encore plus éloquent : Mais, Bentley, le blanc, veut montrer qu’il n’est pas un esprit, mais un homme.
Les arguments de Bentley sont les suivants :
« Sur notre invitation le chef s’assit auprès de nous, et même échangea une
poignée de mains avec nous, examinant avec curiosité la main qu’il venait de (D1’) nous avons une (C) Nous sommes de vrais
prendre. « Vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des « esprits », dit-il. Nous chaleur naturelle hommes, pas des “esprits”
répliquâmes que nous étions de vrais hommes, doués de chaleur naturelle, que
(L) : (Seuls les vivants ont une chaleur naturelle, pas
nous avions l’habitude de manger et de dormir comme les autres mortels, - en
les morts)
fait, nous venions d’accepter une chèvre, pour notre dîner, de notre ami qui était
là auprès de lui : est-ce que les esprits mangeaient et dormaient ? - Mais il
répéta : « Vous n’êtes pas des hommes, vous êtes des esprits. » Je lui montrai
ma femme et mon bébé sur le steamer. Est-ce que les esprits avaient des femmes
et des bébés ? -Cette idée les fit rire, puis, se disant peut-être « pourquoi (C) Nous sommes de vrais
(D2, D3...) nous
pas ? », le chef continua : « Non, vous êtes des esprits ; vous n’êtes pas bons. hommes, pas des “esprits”
mangeons et
Pourquoi nous apportez-vous toujours des maux? Nos gens meurent, nos
dormons, avons des
plantations ne produisent pas comme elles devraient, nos chèvres et nos
femmes et des enfants (L) : (Seuls les vrais hommes dorment et mangent, ont
volailles périssent, les maladies et les malheurs arrivent : c’est vous qui en êtes
comme les autres des femmes et des enfants, pas les morts)
la cause. Pourquoi faites-vous cela? Pourquoi ne nous laissez-vous pas
mortels
tranquilles? »
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Ces explications très naturalistes ne semblent cependant pas suffisantes pour le
chef, qui basera son argument final sur le fait que les blancs, comme les
“esprits”, amènent toujours les maux :
Extrait = 17 min.
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Reprenons quelques schémas de segments d’argumentations sur base de
témoignages recueillis par Connolly & Anderson (1989) qui illustrent ces
tâtonnements cognitifs. Le témoignage repris ci-dessus peut être résumé de la
façon suivante :
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Mais les indigènes, comme partout dans le monde où se reproduit ce genre de Un autre raisonnement intéressant, qui donnera également lieu à une enquête
confrontation, chercheront à clarifier les ressemblances et les différences qu’il sur les excréments de l’homme blanc par les gens des hauts plateaux, est celui
pouvait y avoir entre eux et les étrangers. Est-ce qu’ils mangeaient ? Buvaient ? qui consistait à déduire, du fait que les étrangers étaient des êtres venus du ciel,
Dormaient ? Déféquaient ? Ainsi, par exemple, comme ils portaient des que leurs excréments devaient logiquement ressembler à ceux des oiseaux
pantalons, les gens disaient : “Il ne doit pas y avoir de déchets en eux. (Connolly & Anderson, 1989 : 40). Comme en les exhumant, ils découvrirent
Comment cela se pourrait-il alors qu’ils sont si proprement et si complètement qu’il n’en était rien, l’observation les amenait davantage vers la ressemblance
enveloppés ? Nous nous demandions comment les excréments pouvaient bien de ces hommes à eux-mêmes, plutôt qu’à des hommes du ciel. Ce que l’on peut
s’évacuer. Cela nous faisait beaucoup réfléchir.” (Connolly & Anderson, 1989 : représenter comme suit :
39). La loi de passage implicite (indiquée par des parenthèses) est évidemment
que, s’ils ne défèquent pas, ils sont plutôt des êtres surnaturels. (D) “Leur merde est (F) peut-être que : (C) Ces “hommes du
lourde et n’est pas légère ciel” sont quand-même
(D) Ils n’ont pas de (C) Les blancs ne sont comme celle des plus proches de nous que
déchets en eux. Ils sont pas vraiment des oiseaux” des oiseaux
trop proprement et trop hommes, ce sont des
complètement morts
enveloppés dans leurs
pantalons pour pouvoir (L) : “si les étrangers venaient du ciel, leurs
déféquer excréments devraient être légers comme ceux
(L) : (Les êtres qui ne défèquent pas sont des
des oiseaux.”
morts ou des fantômes)
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Concernant la forme des pénis de l’homme blanc, les hommes des hauts plateaux
Mais, comme en d’autres lieux et d’autres temps, les hommes vont essayer de avaient d’abord imaginé, sur base de certains récits mythiques, que ces hommes
mener leur enquête. Ils cachèrent l’un des leurs pour observer l’homme blanc venus du ciel devaient en avoir de gigantesques. Ainsi, dans la tribu des Kafes,
déféquer. Lorsqu’il revint vers le groupe, il annonça : “Ces hommes du ciel ont on raconte que sur une montagne vivait un homme seul, gêné dans ses
fait leurs besoins là-bas.” Aussi, plusieurs hommes allèrent analyser les déplacements par la fabuleuse longueur de son pénis :
déjections de l’homme blanc. Lorsqu’ils en sentirent l’ôdeur, ils déclarèrent :
“Leur peau est peut-être différente, mais leur merde sent aussi mauvais que la “Lorsqu’il devait voyager, il le portait dans un panier, suspendu à son épaule.
nôtre.” On peut schématiser cela de la façon suivante : Un matin, Hefioza aperçut au fond de la vallée une femme qui cultivait son
potager. Son pénis se déroula lentement et glissa le long des pentes de la
montagne en direction de la femme. Lorsqu’elle le sentit entre ses jambes, elle
(D) “Leur merde sent bien que (R), (F) peut-être que : (C) Ces saisit une hache de pierre et le coupa en morceaux. Le premier morceau se
aussi mauvais que la “hommes du transforma en taro et les autres en patates douces, en tapioca, en canne à sucre,
nôtre” ciel” sont fruits qui allaient devenir l’alimentation de base de la population. La femme ne
quand-même s’en tint pourtant pas là mais continua à couper le pénis de Hefioza jusqu’à ce
(L) : “avoir une merde qui sent comme nous qu’il ait atteint sa taille normale. Mais à ce moment là, il était déjà mort. La
comme la nôtre, c’est être femme lui versa alors une potion magique dans la gorge, le ramena à la vie,
semblable à nous”
l’épousa, copula avec lui et donna naissance à de nombreux enfants qui allaient
être les ancêtres du peuple kafe.”
(R) : “leur peau soit
différente” (Mythe emprunté par Connolly & Anderson, 1989 : 40 à Glenys Köhnke, Times
58
Belong Tumbuna) 60
De même, lorsqu’ils voient les hommes blancs chercher de l’or dans la rivière,
À nouveau, pour résoudre cette question de savoir si les hommes venus du ciel en secouant leurs tamis dans un mouvement circulaire les indigènes pensent :
avaient ou non un pénis comparable au leur ou s’il était plutôt comparable à “jadis, lorsque nos ancêtres (...) mouraient, on brûlait leur corps et on jetait les
celui de ces êtres mythiques, ils vont essayer d’observer l’homme blanc en train os et les cendres dans la rivière.” Aussi, ils en déduisent que peut-être que ces
de se baigner. Et voici ce qu’ils découvrent : “C’était en réalité des hommes hommes blancs sont nos ancêtres “revenus pour recueillir et laver leurs os et
tout à fait comme nous” (Connolly & Anderson, 1989 : 41). leurs cendres.” Ils font cela peut-être pour “les ramener à la vie” (Connolly &
Anderson, 1989 : 41). Le comportement saugrenu des blancs de laver des os
peut se comprendre si l’on admet que ce sont « nos ancêtres qui essayent de
bien que (R), (F) peut-être que : (C) Ces “hommes laver leurs os pour ressusciter ».
(D) “Ils ont la même
constitution physique du ciel” sont
que nous, des pénis de la quand-même
même dimension que les comme nous (D) Ils lavent leurs os (C) Les blancs ne sont pas
nôtres” dans la rivière pour les vraiment des hommes, ce sont
ramener à la vie. nos ancêtres
(L) : “avoir une constitution physique comme la nôtre,
en particulier, un pénis comparable au nôtre, c’est être (L) : seuls des ancêtres ont le pouvoir de
semblable à nous” ramener leurs os à la vie.
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Cependant, les gens des hauts plateaux ne sont pas au bout de leurs peines. En
effet, au moment même où ils observent cette identité des constitutions
physiques, un élément les ramène à l’impression inverse (Connolly &
Anderson, 1989 : 41). : “Lorsque nous les avons vus utiliser du savon dans la
rivière (...) et que nous avons vu toute cette mousse sur leur corps, nous avons Ces quelques exemples montrent qu’il y a bien, de la part de ces populations,
pensé qu’il s’agissait du pus qui s’écoule de la chair des cadavres, comme le une recherche d’indices, d’hypothèses, pour pouvoir conclure à la ressemblance
liquide laiteux provenant d’une chair en décomposition. Ce spectacle jetait le ou à la différence de ces étrangers d’avec eux. Leur conception, non interrogée,
trouble dans nos esprits”. On en revient alors à l’inférence suivante : s’arrêtait auparavant à “l’horizon d’évidence” de “ce côté-ci de la montagne”.
/... /
66 68
La difficulté de reconnaissance de l'autre comme homme y a eu des
conséquences désastreuses pour les populations autochtones. On donne parfois
comme une explication (parmi d'autres) de la rapidité fulgurante avec laquelle
Dans ces conditions, il faut se rendre compte, qu’il n’y a rien d’étonnant à les conquistadors ont conquis le continent, le fait que les Indiens n'aient pas
imaginer des monstres ou des fantômes existants aux confins du monde, à avoir perçu les Espagnols comme des hommes mais comme des dieux.
une crainte de l’inconnu, du différent, de l’étrange…
La plus célèbre de ces mésintrerprétations
est celle de Motecuhozma (on écrit souvent
Mais qu’en est-il des grandes civilisations chinoises ou amérindiennes ? Peut-
Moctezuma), l'Aztèque, lorsqu'on lui
on évoquer le manque d’expérience de l’altérité dans leur cas ?
annonça l'arrivée des Espagnols. Cortès,
génie de la communication stratégique, c'est
Pour ces civilisations, l’existence d’une humanité différente de la leur a été
en tout cas la thèse de Todorov dans son
également difficile à appréhender.
livre passionnant : La découverte de
l'Amérique (1982), jouera jusqu'au bout sur
Donnons ici quelques exemples concernant ces grandes civilisations, en
cette mésinterprétation de Motecuhozma. Le
commençant par le plus tragique de ceux-ci, celui de la conquête de
résultat en sera la prise rapide par une
l’Amérique.
poignée d'Espagnols de la ville de Mexico,
qui déjà était à l'époque l'une des villes les
plus peuplées du monde.
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Excursus
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Et ceux qui les portent sur leurs Autant que les indiens, les espagnols partent de ce qu’ils connaissent pour
décrire les réalités nouvelles qu’ils observent.
dos, leurs chevreuils, c'est comme
Ainsi, lorsqu’ils rencontrèrent les lamas qu’ils ne connaissaient pas, ils les
s'ils étaient aussi grands que les décrivirent parfois comme des moutons, des sortes de chevaux, parfois, pour
terrasses des maisons. ceux qui en avaient vus, ils les appelèrent des chameaux...
Moutons,
chevaux, Lamas
chameaux
Fin de l’excursus
78 80
Aussitôt, à ce moment,
Motecuhzoma envoya des
messagers, il envoya toutes
Et de tous côtés ils sortes d'inhumains : des devins,
recouvrent leurs corps, seuls des magiciens; et il envoya des
apparaissent leurs visages, chefs-guerriers, forts,
très blancs, ils ont des intrépides; ils devaient prendre
visages comme de la craie; en charge tout ce que les
ils ont des cheveux jaunes, Espagnols auraient besoin
cependant certains ont des comme comestibles : des
cheveux noirs; leur barbe dindes, des oeufs, des galettes
est longue et jaune aussi, ce de maïs blanches, et ce qu'ils
sont des barbes-jaunes; ils pouvaient désirer, et ce avec
sont crépus, frisés. quoi, alors, leur coeur serait
bien joyeux; ils le verraient
bien; il envoya des prisonniers
Et leur nourriture est comme de la nourriture d'hommes, très grande, de guerre, bien préparés, au
blanche, légère comme si c'étaient des débris, comme si c'était de la tige cas où ils boiraient leur sang.
de maïs tendre. (...) Et ainsi ont fait les messagers.
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Mais, lorsque les Espagnols ont vu cela, ils ont éprouvé un grand dégoût; ils
ont craché, ils se sont frotté les paupières, ils ont fermé les yeux, ils ont
secoué leurs têtes. La nourriture, avec du sang les messagers l'avaient salie,
l'avaient recouverte. Cela a beaucoup dégoûté les Espagnols, leur a donné les
nausées, et ainsi ils ont trouvé le sang extrêmement puant.
Et lorsque Motecuhzoma
entendit cela, il fut Et il avait agi ainsi, Motecuhzoma, parce qu'il les croyait des dieux, il les
extrêmement terrorisé, prenait pour des dieux, il leur rendait culte comme à des dieux. Pour cela ils
comme s'il était à demi étaient appelés, pour cela ils étaient nommés: les "dieux-venus-du-ciel"; et les
mort; son coeur se noirs furent nommés: les "dieux-sales".
tourmentait, son coeur
était bouleversé. Ensuite, ils ont mangé des galettes de maïs blanches, du maïs égrené, des
oeufs de dindes, et aussi toute sorte de fruits. (...)
“Où l'on dit comment, lui, Motecuhzoma, a envoyé des magiciens, des hommes-
hiboux, des enchanteurs, pour leur faire quelque chose, aux Espagnols.”
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On pourrait, ici aussi, reproduire des schémas argumentatifs du même type que
ceux que nous avons dressé plus haut en ce qui concerne les croyances des
indiens. Par exemple :
Ainsi donc, pour les Indiens du Nouveau monde, les textes de l'époque de la
conquête montrent combien la reconnaissance des premiers Espagnols comme
"hommes" a été très lente, ceux-ci furent souvent assimilés à des dieux qui,
selon les mythes des autochtones, revenaient pour conclure leur "histoire".
Notons que, comme nous
Aussitôt, alors, ils sont vite rentrés, ils sont venus dire à Motecuhzoma comment l’avons vu avec les populations
ils étaient, combien ils étaient forts: "Nous ne sommes pas de leur condition, des hauts plateaux de Nouvelle
c'est comme si nous n'étions plus rien." Guinée, ce sont parfois des
détails très terre à terre qui
Aussitôt, Motecuhzoma a donné des ordres rigoureux, a donné en charge, a renversèrent cette idée : ainsi
recommandé, a ordonné sous peine de mort aux intendants et à tous les notamment la constatation par
seigneurs, à tous les chefs, de voir, de prendre soin de tout ce dont les les indiens que ces Espagnols
Espagnols auraient besoin. "puaient" ou comme le rappelle
Claude Levi-Strauss dans Race
et histoire, l’observation de
leurs cadavres qui pourrissaient
ont été des indices remettant en
question leurs croyance en la Des Indiens cherchent à déterminer si les Espagnols sont immortels en
plongeant dans l’eau un soldat du nom de Salcedo. Gravure de
divinité de ces étrangers. Théodore de Bry.
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En fait, malgré la démesure de
la rencontre, un empire contre Il y a donc ici un point important qui apparaît : le concept d’humanité, d’une
une poignée d’Espagnols, on commune humanité, même si c’est à des « degrés » divers, est sans doute pour
peut expliquer cette une part lié à des expériences de l’autre, à des communications entre les
mécompréhension de la part des hommes...
Amérindiens en grande partie
par le manque d’expérience de C’est ce qui peut expliquer qu’une civilisation aussi développée que celle de
l’altérité. Méso-Amérique ait douté de l’humanité des Espagnols, alors que d’autres
grandes civilisations, comme celle de l’Inde, par exemple, n’ont jamais pensé
C’est cette explication que que les Perses, les Grecs, les Scythes, les Kushâna, les Huns, qui ont envahi le
privilégie Octavio Paz (Bernal, sous-continent, étaient des dieux.
Paz & Todorov, 1993 : 181) :
Et pourtant est-ce si clair ?
« Le trait caractéristique des
anciennes civilisations Ne serait-ce que les populations vivant “à l’âge du néolithique”, comme on les
américaines - du Mexique au qualifie parfois, ou des populations qui ont toujours été isolées du reste du
Pérou - fut son isolement. monde, qui ont ces difficultés à reconnaître l’autre comme homme véritable ?
Octavio Paz 1914-1998
89 91
On peut en douter
Le vieux monde était une pluralité de civilisations; en Amérique, diverses lorsqu’on voit, par
plantes ont grandi à partir d’une seule et même racine. S’il y eut des exemple, ces pages de
civilisations réellement originales, ce furent bien les sociétés précolombiennes. l’encyclopédie illustrée
C’est en cela que réside leur gloire et leur condamnation : elles n’eurent ni chinoise Sancai Tuhui
ascendants ni descendance. Leur déroute face aux Européens ne s’explique (1609), qui représentent
pas seulement par l’infériorité technique, résultat de leur isolement, mais par avec le même réalisme
leur solitude historique. Jusqu’à l’arrivée des Espagnols, elles ne firent jamais les habitants de Java et
l’expérience de l’Autre.” de fantastiques singes à
tête humaine.
Comme le commente
« Les civilisations américaines n’ont jamais rien connu de semblable à
Sténou (1998 : 17) :
l’expérience constante, sans cesse renouvelée, des nations du vieux-monde ; la A gauche : Habitants de Java; à droite, Homme-singe, d’après l’encyclopédie
illustrée chinoise de Sancai Tuhui(1609). Reproduction in Sténou (1998 : 16-7).
présence de l’autre, l’intrusion de civilisations et de peuples étrangers. C’est
pourquoi ils ont regardé les espagnols comme s’ils tombaient d’une autre “Cette équivoque introduit d’emblée une forte logique de discrimination
planète. La raison de leur défaite n’est pas tant l’infériorité technique que la négative : l’étranger, dont le physique –la taille ou la couleur de peau
solitude historique ; ils cultivaient l’idée d’un autre monde et de ses dieux, notamment–, les références culturelles –linguistiques ou religieuses en
mais non d’une autre civilisation et de ses hommes. » particulier– diffèrent gravement du groupe dominant, peut se trouver confondu
avec des “monstres” d’autant plus effrayants qu’ils sont imaginaires”
90 92
Mais, plus parlant encore, est le document suivant où l’on
On peut également reprendre l’argumentaire de cette lettre sous la forme de
voit que les Chinois au XVIe siècle, ont également pu
schémas de Toulmin. On voit bien l’hésitation : d’une part, ce sont des
hésiter sur l'humanité des premiers navigateurs européens
animaux, ce ne sont pas des humains; mais en même temps, ce sont
arrivant chez eux.
incontestablement des humains (sans doute, malgré tout, en fonction de leurs
caractéristiques physiques) et ils sont peut-être “humanisables” :
On peut lire à cet égard cet
extrait d'une "Lettre d'un
Chinois à son fils" (cité par
Adam, 1984 : 86) :
(D1) Leurs yeux sont (C) Ces “hommes de l’océan”
profondément enfoncés sont des animaux
"Ces hommes de l'Océan, ainsi qu'on les désigne, dans leurs orbites et
sont des animaux de taille élevée. Leurs yeux sont leur nez est en forme de (L1) : Ce qui a la forme d’un oiseau
profondément enfoncés dans leurs orbites et leur bec d'oiseau. est un animal
nez est en forme de bec d'oiseau. La partie
inférieure de leur visage, le dos de leurs mains et, Le “vieux poilu” est la représentation d’un marin
semble-t-il, leur corps tout entier sont recouverts anglais du XVIIe vu par les Chinois, repris dans
un manuel scolaire anglais. Velu, tatoué, rejetant
d'une épaisse toison de poils frisés, ce qui les fait la fumée de sa pipe, c’est une représenation du
sauvage européen avec son long nez en forme de
bec, caractéristique de la façon dont les Chinois
ressembler aux singes des forêts du Sud. voient les européens. Source : Sténou, 1998 : 45
93 95
De même les fabuleux Ewaipanomas étaient décrits ayant 'les yeux sur les Pour se faire une idée plus vivante de la
controverse, on pourra visionner le film suivant :
épaules et la bouche entre les seins'. L'image se trouve chez Pline l'Ancien, et
elle a été constamment réactualisée par toutes les géographies mythiques : ▪ Réalisation : Jean-Daniel Verhaeghe
▪ Scénario : Jean-Claude Carrière
l''Ethiopie', l'Asie, l'Extrême Orient. Elle ne pouvait certainement pas
▪ Date de sortie : 1992
manquer dans les contes de ceux qui pénétraient de plus en plus profondément ▪ Pays d’origine : France
à l'intérieur du nouveau continent à la recherche du mythique El Dorado." ▪ Durée : 90 minutes
Distribution :
▪ Jean-Pierre Marielle : Bartolomé de Las Casas
▪ Jean-Louis Trintignant : Juan Ginés de Sepúlveda
▪ Jean Carmet : le légat du pape
▪ Michel Dupuis : le colon
▪ Claude Laugier : Frère Gregorio
▪ Pascal Elso : Frère Emiliano
106
guerre aux Indiens. 108
La conquête du Nouveau monde a en effet été d’une extrême violence pour les En ce qui concerne le troisième
population indigènes. Il s’est agi d’un véritable génocide. point évoqué par Todorov, on peut
se référer à la synthèse plus
récente du géographe et biologiste
Todorov (1982 : 138) explique par exemple : américain Jared Diamond. Ce
dernier explique très bien le poids
« Sans entrer dans le détail, et pour donner seulement une idée globale, (…) du choc microbien dans son livre
on retiendra donc qu'en 1500 la population du globe doit être de l'ordre de Guns, Germs and Steel, the Fates
400 millions, dont 80 habitent les Amériques. Au milieu du seizième siècle, de of Human Societies (1997), traduit
ces 80 millions, il en reste 10. en français sous le titre très
différent de : De l’inégalité parmi
Ou en se limitant au Mexique: à la veille de la conquête, sa population est les sociétés, Essai sur l’homme et
d'environs 25 millions; en 1600, elle est de 1 million. l’environnement dans l’histoire
(2000).
Si le mot génocide s'est jamais appliqué avec précision à un cas, c'est bien à
celui-là. C'est un record (…) non seulement en termes relatifs (une Jared Diamond (2000 : 218)
destruction de l'ordre de 90 % et plus), mais aussi absolus, puisqu'on parle explique notamment que :
d'une diminution de la population estimée à 70 millions d'êtres humains. »
109 111
« Les germes eurasiens ont tué beaucoup plus d’indigènes dans leur lit qu’il
n’en est mort sur le champs de bataille, face aux fusils et aux épées des
Européens. Ces germes ont miné la résistance des Indiens en décimant les
indigènes et leurs chefs et en sapant le moral des survivants.
Et Todorov (1982 : 139) poursuit en expliquant que :
En 1519, par exemple, Cortès débarqua sur les côtes du Mexique avec 600
« Si on se tourne vers les formes qu'a prises la diminution de la population, on
Espagnols pour conquérir un empire aztèque farouchement militariste et fort
s'aperçoit qu'elles sont au nombre de trois (…) :
de plusieurs millions d’habitants. Que Cortès ait atteint la capitale aztèque et
Tenochtitlán (Mexico) en ne perdant « que » les deux tiers de sa force et ait
1. Par meurtre direct, pendant les guerres ou en dehors d'elles : nombre
ensuite pu regagner la côte témoigne des avantages militaires espagnols et de
élevé, néanmoins relativement petit ; responsabilté directe.
la naïveté initiale des Aztèques. Mais lors de l’offensive suivante, les Aztèques
n’étaient plus naïfs et sa battirent rue après rue avec la plus extrême ténacité.
2. Par suite de mauvais traitements : nombre plus élevé; responsabilité (a
peine) moins directe.
Ce qui a conféré aux Espagnols un avantage décisif, c’est la variole, arrivée
au Mexique en 1520 avec un esclave malade originaire de Cuba. L’épidémie
3. Par les maladies, par "le choc microbien": la plus grande partie de la
qui en résulta devait tuer près de la moitié des Aztèques, dont l’empereur
population; responsabilité diffuse et indirecte. »
Cuitláhuac. Cette mystérieuse maladie qui décimait les Indiens mais épargnait
les Espagnols démoralisa les survivants aztèques, qui y virent une preuve de
l’infaillibilité de leurs ennemis. En 1618, la population du Mexique était
tombée d’environ 20 millions à 1,6 million. »
110 112
Les « mauvais traitements » sont courants, explique encore Todorov (1982 :
139), notamment les conditions de travail dans les mines. Les conquistadores
Et Diamond de conclure (2000 : 223) : sont pressés de s’enrichir et imposent aux indigènes un rythme de travail
insupportable, en faisant peu de cas de la santé de leur main d’oeuvre;
« Il est hors de doute que les Européens avaient acquis un avantage l'espérance moyenne de vie d'un mineur de l'époque est estimée à 25 ans !
considérable en matière d’armements, de techniques et d’organisation
politique sur la plupart des populations européennes conquises. Mais à lui
seul, cet avantage n’explique pas entièrement comment des immigrants
européens au départ si peu nombreux sont parvenus à supplanter une bonne
partie de la population indigène des Amériques et d’autres parties du monde.
Cela n’aurait pu se produire sans le sinistre cadeau de l’Europe aux autres
continents : les germes issus de la longue intimité des Eurasiens avec les
animaux domestiques. »
En effet, les conquistadors, au fur et à mesure qu’ils conquirent le continent, Et Todorov (1982 : 139-40) poursuit : « En dehors des mines, les impôts sont
s’emparent des terres des indigènes et contraignent les populations indigènes si déraisonnables, qu'ils conduisent au même résultat. Les premiers
aux travaux forcés. Cette domination des population indigènes passe par le colonisateurs n'y prêtent pas attention, car les conquêtes se suivent alors à
système de l’encomienda qui consiste à « confier » (« encomendar »), c’est à une vitesse telle que la mort d'une population entière ne les inquiète pas outre
dire à placer des indigènes sous les ordres d’un colon espagnol, qui était ainsi mesure: on peut toujours en amener une autre, à partir des terres
récompensé de ses services par la monarchie espagnole. En effet, en échange nouvellement conquises. Motolinia constate :
de diverses obligations envers les indigènes, le colon pouvait percevoir un
tribut en métaux précieux, en nature ou en corvée. "les impôts exigés des Indiens étaient si élevés que beaucoup de villes,
incapables de payer, vendaient aux usuriers parmi eux les terres et les enfants
En principe, le colon « encomendero » avait comme obligation de protéger et des pauvres, mais comme les impôts étaient très fréquents et qu'ils ne
d’instruire à la religion les populations qui lui étaient confiées. Il doit leur pouvaient s'en acquitter même en vendant tout ce qu'ils avaient, certaines
enseigner « la vraie foi ». Il est aussi théoriquement tenu de ne pas maltraiter villes devinrent entièrement dépeuplées, et d'autres perdirent leur
« ses » indigènes ni de les réduire en esclavage. De plus, selon une cédule population" (III, 4).
royale de 1503, si les Espagnols font travailler les Indiens ils leur doivent un
salaire. La réduction à l'esclavage provoque aussi, directement et indirectement, des
diminutions massives de la population. Le premier évèque de Mexico, Juan
Mais dans la pratique, on sait combien les « encomenderos » contournent les Zumarraga, décrit ainsi les activités de Nino de Guzman, conquistador et
lois. En fait, le colon gère les terres des indigènes – qui appartiennent tyran : "Quand il commença à gouverner cette province, elle contenait 25.000
formellement à la Couronne – comme si elles étaient les siennes. Surtout, les Indiens soumis et pacifiques. Il en a vendu 10.000 comme esclaves, et les
colons ne se privent pas de maltraiter les population qui sont à leur merci. autres, craignant le même sort, ont abandonné leurs villages ».
114 116
Quand il y avait parmi les prisonniers quelques femmes récemment
accouchées, pour peu que les nouveau-nés se missent à pleurer, ils les
Ces mauvais traitements étaient cependant dénoncés par différents témoins et
prenaient par les jambes et les assommaient contre les rochers, ou les jetaient
revenaient à la connaissance de l’empereur.
dans les broussailles pour qu'ils achèvent d'y mourir. » (in Todorov, 1982 :
Mais ce qui était plus atroce encore et fut 146).
très tôt dénoncé c’étaient les meurtres directs
et gratuits commis par les Espagnols, c’est-
à-dire ce qui relevait de la responsabilité
directe de ces derniers.
Sur la façon dont on traitait les enfants : "Des chrétiens rencontrèrent une
Indienne, qui portait dans ses bras un enfant qu'elle était en train d'allaiter; et Sur les rapports avec les ouvriers des
comme le chien qui les accompagnait avait faim, ils arrachèrent l'enfant des mines : « Chacun d'eux (les contre-
maîtres des mines) s'était fait un
bras de la mère, et tout vivant, le jetèrent au chien, qui se mit à le dépecer sous
usage de coucher avec les Indiennes
les yeux mêmes de la mère. (…) (in Todorov, 1982 : 146).
qui dépendaient de lui, si elles lui
plaisaient, fussent-elles mariées ou
jeunes filles. Tandis que le
contremaître restait dans la hutte ou
la cabane avec l'Indienne, il envoyait
le mari extraire de l'or dans les
mines; et le soir, quand le malheureux
revenait, non seulement il le rouait de
coups ou le fouettait parce qu'il
n'avait pas rapporté assez d'or, mais
encore, le plus souvent, il lui liait les
pieds et mains et le jetait sous le lit
comme un chien, avant de s'allonger,
juste au-dessus, avec sa femme. » (in Felipe Guamán Poma de Ayala, vers 1600
« Corregidor de minas : como lo castiga cruelmente
Todorov, 1982 : 146). a los caciques principales »
Théodore de Bry (né à Liège en 1527−mort à Francfort en 1598)
118 120
Mais plus tôt que cela encore, c’est-à-dire dès
le début du XVIe siècle, des voix s’étaient déjà
faites entendre pour condamner les brutalités
envers les Indiens. La plus marquante était celle
d’Antonio Montesinos qui dénonçait dans l’île
d’Hispanolia (Haïti) les injustices dont il avait
été témoin : « la voix qui crie dans le désert de
cette île, c'est moi, et je vous dis que vous êtes
tous en état de péché mortel à cause de votre
cruauté envers une race innocente ».
Il sera rappelé en Espagne mais, en 1512, il Tiraillé entre les groupes d'influence défendant des intérêts économiques et ceux
Extrait du codex Kingsborough, un
obtiendra de la Couronne la promulgation des indigène mexicain porte plainte contre un qui font connaître les exactions des colons, Charles Quint, avait déjà interdit
lois de Burgos, qui imposent de meilleures abus commis par le responsable d'une l’esclavage sur tout le territoire de son empire, en 1526, c’est-à-dire 24 ans
encomienda.
conditions de travail pour les Indiens. Celles-ci avant la fameuse controverse de Valladolid.
ne seront pas respectées pour autant. 121 123
On voit donc toute la tension que ces « Nouvelles lois » génèrent dans le
Juan Ginés de Sepúlveda Bartholomé de Las Casas
Nouveau Monde de Charles Quint. 1490-1573 1484-1566
Tous deux ont fortement influencé les débats et les décisions bien avant la
« controverse ». On peut dire que ces deux hommes se haïssaient.
125 127
Comme le remarque encore le même Gomez (1996 : 102) : C’était en fait la revanche de Las Casas au
fait que Sepúlveda et ses partisans avaient
« On ne peut cependant pas comprendre la position théorique de Sepúlveda si joué de leur influence auprès de Charles
l’on fait abstraction de ses fonctions politiques. Il n’était pas un religieux Quint pour interdire un de ses propres
comme les autres qui pouvait circonscrire son discours à un débat abstrait livres (le Confesionario). (cf. Gomez,
sans implications pratiques. De par son engagement auprès de la couronne 1996 : 103 et 117). Ceci semble indiquer
d’Espagne, il assumait une attitude idéologique qui le conduisait que Las Casas avait déjà pris le dessus
inévitablement à justifier les multiples entreprises guerrières dans lesquelles se avant même l’affrontement de la
trouvait impliquée la politique impériale de Charles Quint, et par-delà, la Controverse de Valladolid qui devait avoir Édition moderne du Traité sur les justes
causes de la guerre contre les Indiens de Juan
nation espagnole tout entière. » lieu en août 1550. Ginès de Sepúlveda.
129 131
Cet épisode fut déterminant : il lui permit d’obtenir à partir de 1520 C’est en Espagne qu’il
l’autorisation d’effectuer une tentative d’évangélisation pacifique à Cumaná, poursuivit son militantisme
sur le territoire vénézuélien pour mettre en pratique ses théories de colonisation indigéniste. Celui-ci culminera Este es un tratado q[ue] el Obispo de la ciudad Real de Chiapa
fray Bartholomé de los Casas o Casaus compuso por comission
pacifique par des paysans et des missionnaires. Mais, pendant une absence de en 1550 à l’occasion de la dite del Consejo Real de los Indias sobre la materia de los yndios que
Las Casas, les Indiens en profitent pour tuer plusieurs colons. Se sentant controverse de Valladolid. se han hecho en ellas esclavos : el cual contiene muchas razones y
auctoridades juridícas que pueden aprovechar a los lectores para
coupable, Las Casas se retira et intégra l’ordre des Dominicains à Saint determinar muchas y diversas questiones dudosas en materia de
Domingue. Puis commença la rédaction de ses oeuvres. restitución, y de otros que al p[re]sente los ho[m]bres, el tie[m]p...
133 135
Las Casas entreprit alors de nombreuses En Espagne en effet, comme l’explique Mahn-Lot 1982 : 164), les ennemis de
missions en Amérique (Hispaniolia, Las Casas, Sepúlveda en premier, jouaient de leur influence sur le Conseil des
Nicaragua, Guatemala, Tlaxcala au Indes pour que le livre de Sepúlveda Democrates secundus puisse y être
Mexique, …), en mission des examiné malgré l’interdiction de publication dont il était grevé.
Dominicains, tout en faisant plus d’une
fois le chemin de retour vers l’Espagne, En même temps, Sepúlveda demandait qu’un
pour venir y chercher des hommes afin de ouvrage de Las Casas, qui avait déjà été jugé
poursuivre ses projets d’évangélisation suspect antérieurement soit jugé à nouveau, vu
pacifique, mais aussi, pour venir y plaider son caractère « diabolique » selon lui.
la cause des Indiens.
À ces nouvelles menaces, Las Casas va
C’est en 1542 que Las Casas écrivit son répondre par une nouveau traité de théologie
oeuvre la plus connue : Brevísima politique, intitulé les « trentes propositions »
relación de la destruición de las Indias qu’il introduit en expliquant : « Puisque Son
qui ne sera publié qu’une décennie plus Altesse le Prince désire avoir rapidement des
tard. Las Casas veut y dénoncer les effets éclaircissements, je me contenterai d’aligner
désastreux de la colonisation des des assertions sans les accompagner pour le
Amériques par les Espagnols, ainsi que la Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de moment des justifications théologiques et
la destruction des Indes. Première page de
mise en esclavage des Indiens. l'édition de 1552. juridique. » (in Mahn-Lot, 1982 : 164).
134 136
Sepúlveda, ulcéré de l’opposition qu’il rencontre auprès du conseil des Indes,
finit par demander à Charles Quint, en novembre 1549, une discussion générale Les conséquences économiques, politiques, éthiques, religieuses de ce débat
sur le problème des Indes. étaient considérables et n’avaient d’ailleurs pas laissé les acteurs indifférents
dans l’Espagne de la première moitié du XVIe siècle.
L’idée était dans l’air, comme l’explique Mahn-Lot (1982 : 164), car le 3 juillet
précédent, le Conseil des Indes avait proposé une consultation théologique afin La question centrale était de déterminer si les Espagnols pouvaient coloniser le
que l’on connût « la façon dont les conquêtes pouvaient être conduites avec Nouveau Monde et dominer les Indiens par droit de conquête ou si au contraire,
justice et en toute tranquillité de conscience ». les Indiens ne pouvaient être évangélisés que par le bon exemple qu’aurait pu
leur donner les chrétiens, sans recours à la force.
Face à ces positions tranchées représentées par Sepúlveda d’un côté et Las
Casas de l’autre, Charles Quint décide le 16 avril 1650 de convoquer une junte On notera en effet que tant Las Casas que Sepúlveda, aussi opposés soient-ils
théologique dont l’objet serait « d’enquérir sur la façon dont notre sainte foi par ailleurs, s’accordent sur le devoir de conversion des Indiens qui incombe
catholique doit être prêchée et publiée dans le Nouveau Monde; à quelle aux Espagnols. Ils ne diffèrent que sur le moyen d'y parvenir :
conditions ces peuples demeureront-ils sujets de Sa Majesté sans que Sa
conscience royale en souffre, conformément à la bulle de Sa Sainteté Alexandre
VI. » (cité in Mahn-Lot, 1982 : 165)
- colonisation pacifique et vie exemplaire pour le premier et
Il ordonne donc d’organiser un débat sur la légitimité de la conquête
- colonisation institutionnelle où la force est légitimée par la nature même
des Indiens, pour le second.
institutionnelle. En attendant qu’une décision fut prise, Charles Quint suspend
toute nouvelle expédition guerrière. 137 139
Par ailleurs, ajoute encore Gomez (1996 : 106), un historien spécialiste de « si ceux-ci ne se soumettent pas
Sepúlveda comme Pagden a bien mis en évidence que : pacifiquement aux Espagnols » et
« le monde référentiel de Sepúlveda concernant les Indiens constitue un « à condition que ce soit pour leur
véritable bestiaire dans lequel se côtoient porcs, singes, insectes et autres enseigner la foi ».
animaux. »
Juan Gines de Sepúlveda
1490-1573
141 143
142 144
(D1) Les Indiens sont donc, à moins que R, (C1) Les Espagnols
des êtres inférieurs; peuvent réduire les
les Espagnols des indiens à l’esclavage Cette affirmation que nous pouvons nommer licence d’inférer ( L 1 ) est de
( L 1) « Ceux qui
êtres supérieurs plus garantie généralement par Sepúlveda sur :
surpassent les autres…
sont par nature les (R 1) sauf si ceux-ci se
soumettent pacifiquement a) l’autorité suprême du texte biblique et
seigneurs; ceux qui sont
attardés de
(R 2) seulement si les b) sur l’autorité d’Aristote.
l’entendement sont par
nature des esclaves... » espagnols leur enseignent la
foi En ce qui concerne l’autorité du texte biblique, Sepúlveda ajoute par exemple à
l’extrait précédemment cité (G 1) :
( G 1) « Parce qu’il est
écrit dans le Livre des «Et cela est juste et utile qu’ils soient serfs, et nous le voyons sanctionné par la
Proverbes: “le sot servira loi divine elle-même. Puisqu’il est écrit dans le livre des proverbes : “Le sot
le sage » servira le sage. »
Juan Ginés de Sepúlveda En ce qui concerne par ailleurs l’autorité d’Aristote, ( G 2 ) Sepúlveda cite un
1490-1573
(G2) extrait célèbre de La Politique d’Aristote qui va dans le même sens (que nous
« Aritoteles dixit : ... » ne développerons pas ici).
145 147
Mais ce rapport établi par Sepúlveda entre ( D 1) et Mais la donnée du premier raisonnement peut elle-même être questionnée et
( C 1 ) pourrait lui-même faire l’objet d’une question : devenir la conclusion d’un second raisonnement : pourquoi les Indiens
en quoi le fait que les Indiens soient des êtres seraient-ils des êtres inférieurs et les Espagnols des êtres supérieurs ? Quelques
inférieurs et que les Espagnols soient des êtres fragments de la pensée de Sepúlveda peuvent être résumée dans les schémas
supérieurs permettrait-il à ces derniers de réduire les suivants :
premiers à l’esclavage ? (D2) Les Indiens sont idolâtres (D1 = C2) Les Indiens sont
des êtres inférieurs; les
La façon dont Sepúlveda répond généralement est de Espagnols des êtres supérieurs
dire :
« Ceux qui devancent les autres par la prudence et Juan Ginés de Sepúlveda
par la raison, même s'ils ne l'emportent pas par la 1490-1573
(D4) Les Indiens pratiquent des (D1 = C2) Les Indiens sont L’argumentation de Bartholomé de Las
sacrifices humains des êtres inférieurs; les Casas
Espagnols des êtres supérieurs
Au schéma argumentatif établi à partir des
textes de Sepúlveda, nous pouvons
opposer un schéma reprenant
l’argumentation de Las Casas.
(«D6’) « Ces gens ont des villages, des bourgs, (D 1’ = C2) Les Indiens ne
des cités, des rois, des seigneurs et un ordre sont pas des êtres
On peut donc considérer que, avec cette controverse, en essayant de ménager
politique qui, en certains royaumes, est meilleur inférieurs; ni les Espagnols
les susceptibilités de chacune des parties, on tente d’officialiser le fait que les
que le nôtre. (...) Ces peuples égalaient ou des êtres supérieurs
Amérindiens ont un statut théoriquement égal à celui des Blancs.
même surpassaient beaucoup de nations du
monde réputées pour policées et raisonnables Cette décision ne
et n'étaient pas inférieurs à aucune. concernait cependant
Ainsi, ils égalaient les Grecs et les Romains, et pas les Noirs d'Afrique
même, en certaines de leurs coutumes, ils les dont l'esclavage n'était
dépassaient. Ils dépassaient aussi l'Angleterre, pas contesté : c'est
la France et certaines de nos régions d'ailleurs en partie en
d'Espagne. raison de la controverse
Car la plupart de ces nations du monde, sinon de Valladolid que les
toutes, furent bien plus perverties, Européens vont
irrationnelles et dépravées (...). Nous-mêmes, généraliser la pratique
nous fûmes pires, du temps de nos ancêtres et de la traite des Noirs
sur toute l'étendue de notre Espagne, par la pour alimenter le
barbarie de notre mode de vie et la dépravation Nouveau-Monde en
de nos coutumes." esclaves.
158 160
Si nous avons passé un certain temps sur cette controverse de Valladolid, c’est Pourtant, même si les cadres chrétiens et ceux de la
pour bien saisir que les difficultés de reconnaître les autres comme « humains » philosophie grecque ancienne n’ont pas prévu le
n’ont pas été le seul fait des populations colonisées par les Européens. Mais au cas de ces nouveaux venus, et donc le statut à leur
passage, nous avons pu noter que chez ces derniers, la question de la nature de accorder et même si c’est encore dans ce cadre
ces hommes qu’ils avaient « découverts » ne s’est vraiment posée que lorsque chrétien et gréco-latin que l’on tentera d’aller
les nécessités d’ordre économique amenèrent les conquistadors espagnols à chercher des solutions, on voit néanmoins
incorporer les Indiens au schéma colonial de production, nécessitant une main- apparaître ici la première grande crise de ce
d’oeuvre bon marché. modèle.
Ce lien du questionnement « anthropologique » de l’époque avec les questions C’est ce qu’explique A. Pagden (1982) dans La
pratiques liées à la légitimité de l’esclavage n’est pas un élément secondaire chute de l’homme naturel. Selon lui, à l’occasion de
dans la naissance du débat anthropologique moderne. Il en est un enjeu ce débat, on voit éclater la « structure du réel »
constitutif. Déjà à cette époque, comme ce sera le cas plus tard avec le dominante au Moyen-âge de l’homme comme
développement du colonialisme européen, on voit qu’il y a un lien étroit entre membre d’un peuple uni sous le regard de Dieu.
les développements de ces argumentations très « anthropologiques » et les
intérêts politiques et économiques de l’époque. En effet, au-delà de ce débat que l’on croit souvent limité à ce cadre
« scolastique », ce qui s’élabore chez Las Casas, c’est l’esquisse des futurs
cadres de la pensée moderne, ce sont les « lieux communs » que l’on
retrouvera bientôt chez les penseurs politiques et les anthropologues modernes.
161 163
Certes, les positions de Las Casas n’aboutiront que très modérément à une
amélioration du sort de Indiens, mais cette réflexion a été fondamentale quant
à l’idée moderne d’un état de droit, à la notion d’ingérence et de droit de
Faut-il pour autant assimiler grossièrement débat anthropologique et communication et de circulation, de la relation entre États et même pour ce
justification de la colonisation ? Justement pas, puisque déjà avec Las Casas, et qu’on appellera plus tard les « droits de l’homme ».
par la suite avec d’autres penseurs, on n’y voit pas seulement s’y développer
des arguments idéologiques qui justifient la colonisation mais aussi, des Mais en même temps, on peut voir aussi cette controverse comme l’origine de
arguments qui la critique de façon très fondamentale. l’anthropologie moderne, dans la mesure où l’on cherche à comprendre une
humanité, au-delà de son propre cadre culturel. On y retrouve en effet dans
Bien sûr, on peut convenir que les « cadres généraux » ou les « lieux cette controverse des réflexions extrêmement neuves sur « l’altérité » et la
communs » de la controverse de Valladolid sont encore liés aux thèses « mêmeté » des individus rencontrés; on y voit même déjà apparaître un
anthropologiques de la philosophie païenne grecque (en particulier Aristote) certain relativisme culturel, mais aussi les prémisses d’un débat du bon et du
mais adaptés aux exigences de la doctrine chrétienne depuis Saint-Thomas. Et mauvais sauvage... toutes notions que nous retrouverons dans les
effectivement, les deux parties, aussi bien Sepúlveda que Las Casas iront développements anthropologiques ultérieurs.
chercher leurs arguments chez Aristote et dans la tradition chrétienne.
Il s’agit donc peut être ici du dernier débat anthropologique ancien, où
Sepúlveda tient le rôle des Anciens, et du premier débat politique moderne. Un
pied dans l’ancien, un pied dans le neuf…
162 164
3.1. L’anthropomorphisation : un phénomène répandu et ancien
3. Les “humanités englobantes” : la question de l’animisme Les frontières de “l’humanité”, de ceux qu’on reconnaît comme “mêmes”,
peuvent en effet être beaucoup plus larges et déborder les critères physiques de
Dans le point précédent, nous avons donné le manque d’expérience comme l’espèce humaine.
explication de la non immédiateté de la reconnaissance d’une humanité une.
Cependant, il ne faudrait pas croire qu’une “structure du réel” basée sur un En effet, si les hommes sont parfois
horizon expérientiel plus large suffirait à créer une notion d’humanité analogue pris pour des animaux-fantômes ou
à celle que nous connaissons. magiques, lorsqu'ils sont différents,
inversement, des animaux peuvent être
L’explication par le manque d’expérience est loin d’être suffisante puisque, considérés davantage comme des
même dans de « grandes civilisations », où l’écriture avait permis d’accumuler hommes.
un savoir sur des hommes de toutes les latitudes, ces témoignages et
expériences d’une « commune humanité » n’ont pas suffi pour faire adopter des Les distinctions que nous faisons de
catégories semblables à celles qui sont les nôtres aujourd’hui. façon presque évidente, même si nous
aimons à nous y reconnaître, entre un
Si l’expérience de l’autre, de la diversité et de l’unité humaine est sans doute homme et un singe par exemple, ne
une condition nécessaire au développement d’une conception d’une « commune semblent pas toujours évidentes. Le nom
humanité », il ne s’agit pas d’une condition suffisante. d'Orang-outan est en fait d'origine malaise
et signifie dans cette langue "homme des
165
forêts"...
167
À cet égard, les exemples où des animaux, voire des plantes, sont considérés "J'ai personnellement vu des satyres de l'un
comme « humains » sont intriguants : il ne s’agit pas seulement d’un manque et de l'autre sexe qui marchent debout, en
d’expérience ponctuelle qu’une expérience supplémentaire corrigera, mais particulier un Satyre de sexe féminin qui se
d’une “structure du réel” catégorisant le monde selon des critères très différents cachait avec tant de pudeur des hommes
des nôtres. inconnus d'elle qu'elle se couvrait la face de ses
mains (car il faut les nommer ainsi), tout en
En fait, on peut observer que, tant des animaux peu familiers que des animaux pleurant abondamment et en poussant des cris,
que côtoient les hommes peuvent être considérés également comme de sorte que l'on pourrait dire que rien d'humain
« humains », entendant par là : pouvant développer des “schémas” d’interaction ne lui faisait défaut, sauf la parole. Les gens de
et de communication que nous limiterions aux hommes avec des êtres que nous Java affirment qu'ils peuvent en réalité parler,
considérerions, selon nos critères, comme des animaux; ou encore, attribuant à mais qu'ils ne le veulent pas pour n'être pas
ces êtres “non-humains” selon nos critères, des qualités que nous réservons aux obligés de travailler -mais c'est évidemment
“humains”. ridicule. Ils leur donnent le nom d'Orang-Outan
ce qui signifie "homme de la forêt" et ils
affirment qu'ils naissent du commerce libidineux
Premier portrait par un occidental de l'Orang-Outan, dessiné en
des femmes des Indes qui se mêlent aux Singes et
166
1658 par Bontius, médecin hollandais ayant vécu à Java.
Illustration in Morris R. & D., 1971 : 119. aux Cercopithèques
168
d'un amour infâme."
Évoquons encore ici l’exemple des
Mais le développement de l'ethno-zoologie nous apporte bien d'autres « Enfants-lézards ». Les Bugis forment
exemples plus étonnants, où les catégories sont difficiles à établir, même vis-à- une petite population de 3 millions de
vis d'espèces qui sont plus éloignées, comme par exemple le chien en personnes, vivant dans l’île des
Nouvelle-Calédonie (in Haudricourt et Dibie, 1988 : 78). Célèbes, en Indonésie.
169 171
Ce type d’anthropomorphisation de
l’animal est également documenté L’anthropomorphisme sous diverses formes
dans pratiquement toutes les est d’ailleurs documenté dans les mythes ou
civilisations, notamment dans les les représentations iconographiques partout
contes et légendes. dans le monde.
On peut songer ici aux mythologies Pour n’évoquer que quelques exemples,
Inuit de la création, selon lesquelles, songeons à l’Égypte ancienne, ...
à l’origine, les animaux et les Le dieu thot, à tête d’Ibis
174 176
à l’Inde,
Lavegny, France, 1457. Procès d’une truie et d’un porc accusés d’avoir
Isis-arbre allaitant le roi Thoutmosis III. dévoré un enfant. Gravure extraite de Robert Chambers (1864) The book of
days : a Miscellany of Popular Antiquities. (c)WikipediaCommons
182 184
« Au nom et en vertu de Dieu tout puissant, du Père, du Fils, et du Saint-Esprit,
de la très bienheureuse Marie, Mère de notre seigneur Jésus-Christ, et par
l’autorité des bienheureux apôtres, Pierre et Paul, et aussi par celle que nous
exerçons dans cette cause, nous avertissons dans cet écrit les sus-dites
sauterelles, chenilles et animaux sus-dits, de quelque nom qu’on les désigne,
sous peine de malédiction et d’anathème, de quitter les vignes et les territoires
de cet endroit dans un délai de six jours à partir de ce monitoire et en force de
sentence et sans causer ultérieurement d’autre préjudice en cet endroit ni
ailleurs, les peines prenant effet si les animaux déjà mentionnés n’ont pas obéi
dans le délai sus-dit à notre avertissement. Ces six jours écoulés, par la vertu et
l’autorité sus-dite, nous les anathémisons et maudissons dans cet écrit,
ordonnant cependant et recommandant sévèrement aux habitants sus-
mentionnés, de quelque grade, ordre ou condition qu’ils soient, qu’ils soient
capables de mieux mériter la libération par le Dieu tout-puissant, qui dispense
tous les biens et chasse tous les maux, d’un si grand préjudice, afin que,
s’appliquant avec constance aux bonnes oeuvres et aux dévotes suppliques, afin
qu’ils s’acquittent pour le reste de leurs dîmes sans fraude selon la coutume
adoptée en ce lieu, qu’ils s’abstiennent scrupuleusement des blasphèmes et
autres péchés, en particulier publics. »
185 187
Par exemple, lorsque les villageois voulaient chasser de leurs champs les
insectes qui détruisaient leurs récoltes, ils amenaient devant un conjureur,
De plus, pour passer d’exemples anciens
choisi comme juge, deux procureurs :
concernant l’Europe à notre époque, on peut
noter que bien des formes d’anthropo-
-L’un des deux prenait la défense des paysans et exigeait que ces insectes s’en Kylix attique à figure rouge du Ve siècle av. J.-C.
morphisations et d’hybridations courantes dans
aillent, sous peine d’excommunication tandis que montrant Œdipe et le Sphinx (Musée du Vatican).
Centaure, dit « Centaure Borghèse » vers 200 av. J.-C. marbre h. 147 cm
[louvre.edu], photo Béatrice Oravec
186 188
Détail de la photo de la tombe du chien Sultan :
plaque funéraire commémorative pour un chien;
cimetière d’Asnières
... voire même, mais avec un air moins
menaçant, les “nounours” qui ont partagé nos
lits d’enfants...
Pensons aussi au succès des documentaires A droite : tombe pour un chien nommé
animaliers et à la façon dont un large public Sultan Galant vom Hatzfeld, 1981-1996.
Cimetière pour chiens d’Asnières, Trouvé
les investit sentimentalement. sur h t t p : / / w w w. g e o c i t i e s . c o m /
CapeCanaveral/Lab/9209/album.htm (nov.
© Wills
189 2006) 191
3.2. La question de l’animisme comme d’une autre « structure du réel » Si un ours attaque et dévore un
Indien, on s’imagine que l’animal
En fait, ce sont des témoignages du s’est jeté sur lui avec intention, peut-
type de ceux donnés ci-dessus, être pour venger le mal fait à un
concernant les croyances en l’âme que autre ours. Après avoir tué un ours,
de nombreux peuples du monde on lui demande pardon, ou même, on
attribuaient à des animaux, végétaux, lui fait une sorte de réparation en
minéraux ou artefacts qui sont à la fumant le calumet de la paix avec lui
base de l’une des premières grandes : pour ce faire, on lui met une pipe
questions de l’anthropologie dans la gueule et on souffle dedans,
moderne : celle de l’animisme. tout en priant son esprit de ne pas se
venger.” (…)
Si ce débat est lié à la philosophie de
la religion, telle qu’elle a été engagée Et Tylor poursuit sa liste d’exemples,
notamment par Hume et Comte, il en montrant comment des pratiques
sera développé par les recherches très comparables se retrouvent en
documentées de Tylor dans son Afrique, en Asie, en Océanie, en
ouvrage La civilisation primitive. Europe.
Masque yup'ik, Alaska, début 19e siècle
194 196
De même, Tylor (552) documente, mais à un moindre degré que pour les
animaux, le fait que, “dans une partie du monde, l’âme des plantes ressemble
(...) à l’âme des animaux”.
… / Nous avons montré que ce que nous appelons objets inanimés, à savoir, les
rivières, les pierres, les arbres, les armes, etc., sont pour le sauvage des êtres
Enfin, il ajoute (554) que certains peuples “s’imaginent très réellement que les
intelligents; il parle à ces objets, il les prie et il croit qu’ils méritent d’être
pierres, les bâtons, les armes, les bateaux, les aliments, les vêtements, les
punis s’ils ont fait quelque mal. Dans son Histoire naturelle des religions (sect.
ornements, en un mot tout un ensemble d’objets que nous tenons pour
II), (...) Hume recherche quelle influence a exercé cette tendance de l’esprit à
inanimés, possèdent une âme ou un esprit qui s’en sépare et leur survit après
tout personnifier. “Il existe, dit-il, chez l’homme un penchant général à
qu’ils ont été détruits.”
admettre que tous les êtres lui ressemblent; aussi est-il enclin à attribuer à
chaque objet les qualités qui lui sont familières et dont il a intimement
Ne retenons ici qu’un exemple parmi ceux cités par Tylor (557), celui qui conscience... (...) Il ne tarde pas à leur prêter, pour les mieux faire ressembler à
rapporte que des Amérindiens algonquins croyaient, “non seulement que les lui, la pensée, la raison, la passion et quelquefois même des membres et des
âmes des hommes et des animaux, mais aussi celles des haches et des traits identiques aux siens.”
chaudrons, doivent traverser l’Océan pour se rendre au grand village situé
bien loin, là où se couche le soleil.”
197 199
Tylor (554-5) : “Quelque étrange que puisse, au premier abord, paraître une
semblable théorie, on reconnaîtra qu’elle n’est pas absolument déraisonnable,
si, par un effort de l’imagination, on se place, pour étudier, au point de vue
intellectuel d’un peuple sauvage. (...) nous avons déjà signalé l’état où se
trouvait primitivement la pensée humaine, état en vertu duquel l’homme
attribuait la personnalité et la vie non-seulement à ses semblables et aux
animaux mais aussi aux êtres inanimés. /…
Maurice Leehardt
1878-1954
198 200
Leenhardt rapporte des exemples
qui montrent que ce rapport
« humain » avec l’animal n’est pas
seulement lié au manque
d’expérience, puisque les Canaques
traitent également comme des
hommes des animaux qu’ils ont
appris à connaître :
201 203
« ..., comme j’allais voir mes élèves au labour, je les trouvais assis, et les boeufs
tout auprès, le mufle sur la charrue. - Ils ne veulent pas marcher, expliquent les
jeunes gens, nous attendons qu’ils aient un coeur. Et ils parlaient sans l’ombre
d’une malice, persuadés qu’il fallait l’harmonie de leur bonne volonté et celle
de ces deux kamo, personnages bovins, pour rétablir un attelage au travail.
Cette lenteur des élèves des écoles à différencier l’animal domestique des
personnages humains est suggestive. Lorsque cette jeunesse conte des légendes,
elle parle de kamo, et le kamo vole, nage, disparaît sous terre, sans spécifier
nécessairement s’il est tour à tour oiseau, poisson, défunt : le conteur suit le
personnage dans ses aventures et celui-ci ne change pas d’état lorsqu’il change
d’aspect. Il subit des métamorphoses ; il est pareil au personnage doté d’un
riche vestiaire, et qui, sans cesse, modifie ses atours.
/ ... /
En dépit du merveilleux qu’ils paraissent contenir et Et Leenhardt (1971, 73-4) essaye alors de nous expliquer ce qu’est le Kamo,
qu’ils contiennent, ces récits ne sont que des tranches chez les Mélanésiens, concept qu’il essaye de faire comprendre à son public
de la vie canaque racontée en un langage de figures européen, avec toutes les imprécisions et les difficultés que cela représente :
et de symboles. Ainsi le Canaque est accoutumé à la
souplesse de ce terme kamo. Il lui permet de suivre le “Le Kamo est un personnage vivant qui se reconnaît moins à son contour
vivant au travers de toutes ces métamorphoses. C’est d’homme qu’à sa forme, on pourrait dire à son air d’humanité. C’est dans
une vue de l’esprit qui ne nous est pas possible au cette forme, et non dans la ligne extérieure, que le personnage existe. L’humain
travers de notre concept homme, mais qui le devient dépasse ainsi toutes les représentations physiques de l’homme. Il n’est pas
au travers de la plus large représentation de perçu objectivement, il est senti. Il enferme en lui les données esthétiques et
l’humain. affectives qui sont de l’homme et que le Canaque éprouve comme telles. C’est
cet ensemble vivant et humain qu’il signifie par kamo.
Maurice Leenhardt en 1902
Il suffit, en effet, au Mélanésien d’un regard pour
donner forme d’humanité à un animal. N’est-ce pas Si par hasard il rencontre un homme qui agit de façon inhumaine, il déclare : il
l’aventure de mon ami le Canaque Tabi ? Il renfloue n’est pas kamo ; ce que nous pouvons traduire : il n’est pas un homme. Par
le requin échoué d’un bond sur son canot, parce que ailleurs, pour louer un être particulièrement beau et bon, le Canaque n’hésite
au moment de l’abattre avec sa hache, il aperçoit le pas à reconnaître en lui l’humain en forme de plénitude, et il le nomme : do
regard humain de la bête, et devine en celle-ci un kamo, c’est à dire humain vrai.”
aïeul. » 205 207
(R) : Même si sa
(R) : Sa forme
forme physique
physique extérieure a
extérieure est humaine
changé
206 208
Un autre anthropologue et
préhistorien célèbre, André Leroi-
Gourhan (1965 : 9-11) expliquait
de façon très proche de Maurice
Mais plutôt que de développer plus avant
Leenhardt cette conception ces intéressantes considérations de
répandue de « l’enveloppe Maurice Leenhardt ou de Leroi-Gourhan,
corporelle », mais en insistant
nous nous référerons ci-après aux travaux
davantage sur le fait que les
de Philippe Descola, qui a pris pour
cultures traditionnelles projettent centre de ses préoccupations théoriques la
sur les animaux des catégories
question de la catégorisation nature-
culturelles, elles voient les
culture.
différences entre les espèces,
Philippe Descola, né en 1949
comme des différences ethniques, Dans cette catégorisation, se retrouvent
culturelles.
évidemment incluses les catégorisations
de ce qu’est un homme, un animal, un
végétal.
André Leroi-Gourhan, sur le chemin du
retour du pays des Aïnous, au Hokkaïdo
en août 1938
209 211
210 212
213 215
214 216
217 219
218 220
Alors qu’il était l’hôte d’un Indien
Achuar nommé Chumpi, Descola
assiste en fin d’après midi à
l’accident suivant :
222 224
Ces assertions de Chumpi peuvent être représentées de la façon suivante selon
le schéma de Toulmin :
Très vite, Chumpi, nomme l’entité qu’il croit être derrière l’acte du serpent :
c’est Juriji, une “mère du gibier”. Et Chumpi donnera les raisons qui expliquent
cette vengeance : (D1) Ils vivent entre eux (C) Les singes laineux, les toucans,
avec leur propre les singes hurleurs, les jaguars sont
parentèle des personnes comme nous.
(D1) J’ai tué et blessé (D1) = (C2) C’est une vengeance de
(D2) Ils ne font pas les
avec mon fusil plus de Juriji, une “mère du gibier” qui veille
choses au hasard
singes laineux qu’il était aux destinées des animaux de la
(=intentionnalité)
nécessaire pour nourrir forêt.
ma famille.
(D3) Ils se parlent entre
eux
(L) Ne pas respecter les conventions implicites
qui lient les Achuar aux esprits de la forêt (D4) Ils s’épousent
protecteurs du gibier amène la vengeance de comme il convient (=ils
Juriji. ont un code moral)
225 227
Le schéma ci-devant doit être complété par le suivant qui précise en quoi ces
êtres de la forêt peuvent être des parents par alliance, puisqu’ils sont aussi des
Et voici l’une des réactions que Descola (2005 : 21) a pu recueillir dans la personnes :
bouche de Chumpi alors que lui-même essayait de lui expliquer que, dans la
(D5) Ils sont nos même si (R) : (C2) Nous, les “personnes
forêt, les animaux ne sont pas si regardant à se tuer l’un l’autre :
parents par alliance complètes”, nous devons
(L1) : Il faut respecter respecter ces personnes de la
“Les singes laineux, les toucans, les singes hurleurs, tous ceux que nous tuons ses parents par alliance forêt, notamment le singe
pour manger, ce sont des personnes comme nous. Le jaguar aussi c’est une laineux
personne, mais c’est un tueur solitaire; il ne respecte rien. Nous, les “personnes
complètes”, nous devons respecter ceux que nous tuons dans la forêt car ils (R) : nous les mangeons
sont pour nous comme nos parents par alliance. Ils vivent entre eux avec leur
propre parentèle; ils ne font pas les choses au hasard; ils se parlent entre eux; (G de R) De la même façon qu’il
ils écoutent ce que nous disons; ils s’épousent comme il convient. Nous aussi, arrive dans les vendettas de se tuer
dans les vendettas, nous tuons des parents par alliance, mais ce sont toujours entre parents par alliance, sans
des parents. Et eux aussi ils peuvent vouloir nous tuer. De même les singes qu’ils cessent d’être nos parents, il
laineux, nous les tuons pour manger, mais ce sont toujours des parents.” arrive que ces personnes de la
forêt nous tuent ou que nous les
tuons pour manger, sans qu’ils
226
Photo Ancellet/Rapho (in Descola, 1996 : 43)
228
cessent d’être nos parents.
Comme on le voit, les hommes considèrent le gibier comme un beau-frère.
Ainsi que le commente Descola (2005 : 22), il s’agit là d’une relation instable
exigeant beaucoup de respect mutuel et de circonspection car :
“Les parents par alliance forment en effet la base des alliances politiques,
mais sont aussi les adversaires les plus immédiats dans les (très fréquentes)
guerres de vendetta.”
229 231
230 232
En définitive, comme Descola (2005 : 22) le met en évidence : Même lorsqu’ils parlent en termes
fort prosaïques de la traque, de la
« L’harmonie conjugale, une bonne entente avec ses parents et ses voisins, le mise à mort et de la consommation
succès à la chasse, la fabrication d’une belle poterie ou d’un curare efficace, du gibier, les Indiens expriment
un jardin aux cultures variées et opulentes, tout cela dépend des relations de sans ambiguïté l’idée que la chasse
connivence que les Achuar auront réussi à établir avec une grande variété est une interaction sociale avec des
d’interlocuteurs humains et non humains en suscitant en eux des dispositions entités parfaitement conscientes des
favorables par le biais des ‘anent’ (=incantations magiques). » conventions qui la régissent. Ici,
comme dans la plupart des sociétés
de chasseurs, c’est en témoignant
du respect aux animaux que l’on
s’assure de leur connivence : il faut
donc éviter le gâchis, tuer
proprement et sans souffrances
inutiles, traiter avec dignité les os et
la dépouille, ne pas céder aux
tartarinades ni même évoquer trop
clairement le sort réservé aux
proies.”
233 235
Il faut bien comprendre, comme le En partant donc de son interrogation sur ces croyances des Achuar dont il a pu
précise Descola (2005 : 35), que prendre la mesure en les côtoyant et en collectant des témoignages comme
ces anthropomorphisations des celui repris ci-dessus, Descola sera amené à reposer une question centrale qui
rapports avec les animaux et les avait été celle de l’anthropologie naissante :
plantes ne doivent pas être vues
comme des jeux gratuits, des savoir pourquoi, dans de nombreuses cultures de par le monde, “les humains
façons de parler : attribuent aux non-humains toutes les propriétés des humains”.
234 236
… / Les Achuar de l’Amazonie équatorienne, par exemple, disent que la
Ainsi, lorsque Descola définit le terme animisme, on retrouve évidemment une
plupart des plantes et des animaux possèdent une âme (wakan) similaire à
partie de l’idée de Tylor, l’évolutionnisme en moins :
celle des humains, une faculté qui les range parmi les « personnes » (aents)
en ce qu’elle leur assure la conscience réflexive et l’intentionnalité, qu’elle
“l’animisme est la croyance que les êtres naturels sont dotés d’un principe
les rend capables d’éprouver des émotions et leur permet d’échanger des
spirituel propre, et qu’il est donc possible d’établir avec ces entités des
messages avec leurs pairs comme avec les membres d’autres espèces, dont
rapports d’un type particulier et généralement individuel : protection,
les hommes (Descola, 1986).
séduction, hostilité, alliance ou échange de services.” (1998 : 49)
On reconnaît au wakan l’aptitude à véhiculer sans médiation sonore des
Ou encore, Descola (2004, 65-6) explique que dans l’animisme, notamment
pensées et des désirs vers l’âme d’un destinataire, modifiant ainsi, parfois à
celui des Achuar qui a servi de base à son étude :
l’insu de celui-ci, son état d’esprit et son comportement. Les humains
disposent à cet effet d’une vaste gamme d’incantations magiques, les ‘anent’,
“une grande partie des entités non-humaines sont dotées des mêmes attributs
grâce auxquelles ils peuvent agir à distance sur leur congénères, mais aussi
d’intériorité que les humains. Elles sont perçues comme des personnalités avec
sur les plantes et sur les animaux, comme sur les esprits et sur certains
lesquelles on peut établir des rapports sociaux.”
artefacts.”
237 239
Descola (1996 : 63-4) décrit alors cet animisme amazonien qu’il a pu étudier, (D1) Elles ont un (C) La plupart des animaux
au-delà du cas particulier des Achuar, en l’opposant à notre “dualisme” qu’il “wakan” (âme) et des plantes sont des
appellera notre “naturalisme” occidental; notamment il le décrit quant aux similaire à celle des “aents” (personnes)
représentations que se font ces pensées animistes de la communication entre humains.
les êtres : (L1) : avoir un “wakan” (âme) c’est être un
“aent” (une personne).
« ...à la différence du dualisme plus ou moins étrange qui, dans notre vision
du monde, gouverne la distribution des humains et des non-humains en deux (G1) : avoir un “wakan” (âme) c’est avoir,
domaines radicalement distincts, les cosmologies amazoniennes déploient une comme les humains, une conscience réflexive,
échelle des êtres où les différences entre les hommes, les plantes et les animaux l’intentionnalité, éprouver des émotions,
sont de degré et non de nature.» /… communiquer à distance ses pensées, ses
intentions avec ses pairs et avec ceux des autres
espèces, voire agir sur eux, (même si cela ne
passe pas par un langage de type humain).
238 240
Or selon Descola (2004 : 65-6), partout dans le monde, quelle que soit la
diversité des conceptions qu’on se fait de la personne, on distingue toujours le
plan de l’intériorité et celui de la physicalité :
“ces entités ne sont perceptibles que sous leurs corps animaux ou végétaux,
Descola (2001 : 41) rappelle que la physicalité “est désignée, dans beaucoup très différents des humains. La diversité dans le monde est donc une diversité
de langues indigènes, pas seulement dans les Amériques, comme un vêtement de formes.
que l’on peut endosser et quitter à son gré.
Chaque espèce (classe d’organismes ayant une apparence identique) est
Par conséquent, ce que l’on voit des animaux n’est qu’une illusion trompeuse, réputée avoir ses propres coutumes, ses propres façons d’être, qui présentent
c’est l’apparence qu’ils souhaitent se donner pour nous. bien des analogies avec les humains, mais sont néanmoins liées à ses
caractéristiques physiques, à son mode de locomotion, à son habitat, etc.
Derrière cette forme vêtement, leur intériorité est réputée identique à la nôtre
et c’est cette propriété partagée qui fait que (...) les Indiens les considèrent Ainsi, dans le monde amazonien, on considère que chaque espèce vit dans son
comme ayant certaines caractéristiques identiques aux nôtres, c’est-à-dire une village spécifique avec son type de rituels, ses chamans, ses chefs.
intentionnalité, une subjectivité, une conscience réflexive, des passions,
l’adhésion à un code moral, etc.” Dans notre vocabulaire, on dirait que chaque espèce constitue une culture
différente, mais que toutes partagent par ailleurs la culture de l’humanité, qui
ne s’arrête pas aux frontières physiques de l’espèce humaine.”
242 244
Et Descola (2001 : 41) complète son
explication en précisant que si
l’animisme distingue ces êtres des
humains du point de vue de leur
physicalité, leur intériorité humaine se
Remarquons donc bien que tout ceci ne signifie pas que les gens ne voient pas révèle dans des circonstances
des différences ou des ressemblances morphologiques entre les êtres -le particulières comme les rêves :
contraire eut été étonnant de la part de chasseurs expérimentés !- mais dans ces
catégorisations, ce ne sont pas ces ressemblances ou différences qui sont jugées “... c’est seulement dans certaines
déterminantes. circonstances, dans des rituels, dans les
rêves, dans les transes provoquées par
l’ingestion de psychotropes, que l’on peut
voir la véritable nature, c’est-à-dire
fondamentalement humaine, des non-
humains.”
245 247
(D1) Ils ont une même si (R) : (C) Les êtres non-humains
intentionalité d’un point de vue physique
sont néanmoins humains
(D2) Ils ont une
subjectivité
(D6) Etc.
246 248
Descola montrera alors que ce qu’il a pu découvrir
Et Descola de conclure (1996, 67) : dans ce petit “recoin de l’Amazonie”, n’était pas une
de ces “anomalies pittoresques que l’ethnographie
« Là où nous introduisons le langage articulé et la bipédie comme des critères découvre parfois dans quelque coin reculé de la
décisifs de l’humanité, d’autres cultures préfèrent opter pour des catégories planète” (Descola, 2005 : 25) mais une façon
plus englobantes, fondées sur l’animation, sur la locomotion autonome ou sur générale de penser, largement distribuée partout dans
la présence de traits particuliers, comme la dentition ou la reproduction le monde :
sexuée. »
de la terre de feu au détroit de Bering, on trouve ces
croyances animistes bien attestées qui, au-delà de
(D1) Il a des dents (C) Cet être est variations locales, ne font pas de différences
humain d’essence entre les humains et les “non-humains”.
Même si l’on franchit le détroit de Bering, si l’on
passe en Sibérie, puis de là on poursuit en Mongolie,
en Chine, en Indochine et jusqu’en Malaisie... on
(L) : Avoir des dents, c’est être un homme trouvera des représentations animistes. On en
retrouvera également en Nouvelle-Calédonie, comme
nous l’avons vu avec Leenhardt, et de façon générale
dans toute l’Océanie. On pourra aussi en trouver la
249
trace dans divers exemples africains. 251
Même si l’on tourne le regard, plutôt qu’à des petites communautés vivant de
la chasse, de la pêche ou de la cueillette, à de grandes civilisations comme
l’Inde ancienne ou le Japon, partout :
Photo Ancellet/Rapho
(in Descola, 1996 : 43)
250 252
De façon parallèle à ce que Maurice Leenhardt (1971 [1947] : 70) voulait dire Comme le dit Descola, en parodiant Descartes à propos
lorsqu’il affirmait que « l’homme n’est point un terme primitif », « qu’il n’a de la raison, la conception occidentale qui sépare,
pas sa traduction en mélanésien », Descola remarque (1996 : 67) d’un point oppose, de façon aussi essentielle l’homme de la nature
de vue général que : est, semble-t-il, “la chose au monde la moins bien
partagée”.
“force est de constater que l’existence de la nature comme un domaine
autonome n’est pas plus une donnée brute de l’expérience que ne le sont des Or, si ces catégories qui désignent l’homme et le non-homme n’existent pas
animaux qui parlent ou des liens de filiation entre les hommes et les aras. Ou “comme ça”, naturellement, au moment où nous ouvrons les yeux; si notre
encore, il n’y a pas plus de justifications objectives permettant d’affirmer que “structure du réel” qui distingue l’humanité et la nature est plutôt le produit
les humains forment une communauté d’organismes entièrement distincte des d’une histoire culturelle et un construit social, c’est elle qui demande une
autres composantes biotiques ou abiotiques de l’environnement, comme nous explication...
le pensons, qu’il n’y en a à considérer que les humains, les plantes et les
animaux forment une communauté hiérarchisée de personnes entièrement D’où vient cette façon singulière de penser l’homme ?
distinctes des minéraux, ainsi que tendent à le penser de nombreuses sociétés
de par le monde.” L’homme a-t-il vraiment un propre, qui le séparerait aussi radicalement de la
nature qu’on a voulu le prétendre ?
De façon très nette, Descola décrit ici l’animisme sans se glisser
immédiatement dans une position ethnocentrique, comme le faisait autrefois Sans pouvoir prendre en charge de façon précise toutes ces questions, nous
l’évolutionnisme. donnerons quelques éléments de réponse dans le chapitre qui suit.
253 255