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BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Albert Camus, écrivain français né à Mondovie (Algérie) le 07 novembre 1913,


décédé à Villeblevin le 04 janvier 1960.
Fils de Lucien Camus, ouvrier agricole mort pendant la Grande Guerre, et de
Catherine Sintes , jeune servante d'origine espagnole, Albert Camus grandit à
Alger et obtient son bac en 1932 avant de faire des études de philosophie. En
1936, il fonde le Théâtre du Travail et écrit avec trois amis 'Révolte dans les
Asturies', une pièce qui sera interdite. Il intègre un mouvement de Résistance
à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, et devient rédacteur en chef du
journal Combat à la Libération. 'La Peste' est publiée en 1947 et connaît un
très grand succès. Son œuvre - articulée autour des thèmes de l'absurde et de
la révolte - est indissociable de ses prises de position publiques concernant le
franquisme, le communisme, le drame algérien... Passionné de théâtre,
Camus adapte également sur scène 'Requiem pour une nonne' de Faulkner. Il
obtient le Prix Nobel de littérature en 1957 'pour l'ensemble d'une œuvre qui
met en lumière, avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos
jours à la conscience des hommes' et meurt tragiquement trois ans plus tard,
dans un accident de voiture.
Introduction 

Le présent travail entend examiner le rapport et son articulation entre le délinquant, son
délit et la société qui le punit, à travers l'étude d'une œuvre littéraire célèbre: l'Etranger
de Camus.
Dans la première partie sont analysés les mouvements profonds qui ont conduit le
héros négatif, Meursault, à commettre un homicide. Ces mouvements, en clef de lectures
critiques inspirées de la psychanalyse, dérivent de l'impossibilité du protagoniste à
élaborer le deuil lié à la mort de la mère. En outre, sont analysés les changements de sa
personnalité liés à l'expérience de l'emprisonnement, du procès et de la condamnation.
Dans la seconde partie sont signalées quelques réflexions relatives au fonctionnement
du système pénal ainsi qu'aux dynamiques qui lient l'auteur du délit à la société qui le
punit. Dans cette optique, le système pénal constitue le moment où est effectuée une
reconstruction narrative de la personnalité d'un auteur-assassin, jusqu'à lui faire assumer
le rô le de la victime innocente, nécessaire à la décharge cathartique du sentiment collectif
de culpabilité.

Définition : la justice
I. LE DELIT DE MEURSAULT

L'analyse d'un roman célèbre comme \J Etranger de Camus


semble utile pour l'exposition de certaines thèses concernant le
rapport entre le criminel, les mobiles inconscients d'un délit et la
fonction de la peine autant pour l'accusé que pour la société.

Le délit du protagoniste du roman de Camus a souvent été


considéré comme incompréhensible1. Contrairement aux
interprétations qui ne mettent pas en évidence une évolution
psychologique du protagoniste, et qui liquident l'analyse du
personnage de Meursault comme une absence de sens se rapportant à
la philosophie existentialiste (De Luppè, 1960; Thody, 1957), nous
voulons montrer qu'il est possible de comprendre le comportement de
Meursault en utilisant une clef de lecture psychanalytique et en
suivant les changements de son comportement émotif au cours du
roman.

Une lecture psychanalytique ne peut toutefois laisser de côté la


considération de la fonction de la peine pour la collectivité: la réalité
du verdict se constitue, en effet, à travers l'articulation réciproque des
fantasmes matérialisés par le criminel dans le délit et les fantasmes
matérialisés par la société dans la sanction pénale (Eissler, 1949).

Le roman s'ouvre sur l'annonce de la mort de la mère de Meursault


dans un asile à plusieurs kilomètres de la ville. Meursault est un
employé sans racines, qui vit à Alger une existence sans sentiments,
qui a été définie comme sa célèbre Indifférence*. Et c'est bien cette
indifférence qui a suscité chez les psychiatres un certain intérêt, la
proposant de façon différente à l'intérieur de la sémiologie
psychiatrique, parlant d'ataraxie (Champigny, 1959), de syndrome
d'automatisme mental (Treil, 1971), de schizophrénie tout court
(Burton, 1960). Dans une optique kleinienne, Pichon-Rivière et
Baranger (1959) ont relevé que chez Meursault, le travail du deuil
avorte à cause de l'intensité de l'angoisse schizoparanoïde.
Au delà du diagnostic, il est important de relever que Meursault
apparaît totalement sans défense, sans peau psychique (Bick, 1968;
Anzieu, 1985) ou d' écran pare-excitations en termes freudiens (Freud,
1920): comme un nouveau-né qui en naissant est agressé par une
tempête de perceptions (Pichon-Rivière et Baranger, 1959), Meursault
est blessé par le soleil, assommé par la chaleur et le bourdonnement
des insectes.

A l'asile, Meursault ne veut pas que le cercueil soit rouvert; les


sentiments dépressifs sont si éloignés de lui qu'il reste étonné
d'entendre la plus chère amie de sa mère pleurer pendant la veillée
funèbre. Des sentiments de culpabilité affleurent cependant, ne serait-
ce que dans le registre de la persécution: les vieux amis de sa mère qui
dodelinent de la tête sont perçus comme autant d'accusateurs muets.

Le lendemain, immédiatement, une autre femme. Meursault


rencontre Marie, une ex secrétaire de son bureau, à la plage et fait les
premières approches dans l'eau (Pichon-Rivière et Baranger ont vu là
un lien avec la situation intra-utérine) ; puis il va au cinéma avec elle
voir un film de Fernandel et dans l'obscurité de la salle se passe le
premier contact physique, prélude à une nuit d'amour.

Là, devient évidente la profondeur de son recours à la scission:


Meursault se comporte comme s'il aimait Marie mais chaque fois
qu'elle lui demande s'il l'aime il répond non, il semble ne pas
comprendre, comme si l'amour et la tendresse persistaient seulement
autant que durait le contact physique, c'est-à-dire quand est revécu le
contactprimitif. Mais à la fin du jour suivant, une dimanche solitaire,
Meursault développe un embryon de sentiment nouveau, une
expérience de tristesse. Le lundi encore, les vécus dépressifs
reviennent au retour du travail, éveillés par sa rencontre avec le voisin,
le vieux Salamano qui insulte et frappe son vieux chien désormais
galeux et pelé. Le rapport entre Salamano et le chien est le même
qu'entre Meursault et la mère, un rapport qui détruit si la promiscuité
devient excessive : la gale évoque en effet le contact brûlant et
destructif.

La rencontre avec l'autre voisin, Raymond, introduit au contraire


les dimensions de la violence. Comme si Raymond indiquait à
Meursault une solution à travers la proposition d'un «jeu» de type
sadomasochiste, bien mis en évidence dans ce rapport avec sa femme
arabe qu'il a frappée plusieurs fois. Selon Pichon-Rivière et Baranger
(1959) la relation entre Raymond et son amante aiderait à dévoiler un
autre aspect du rapport entre Meursault et sa mère qu'il faudrait voir
comme imprégné de sadisme. Il y a cependant une différence entre le
sadisme vécu de Raymond (la relation sadomasochiste mise en acte) et
le sadisme seulement potentiel de Meursault qui, fils d'une mère
silencieuse, ne lui a
jamais manifesté son agressivité sinon en l'envoyant à l'asile4: le
sadisme en effet, est un lien pathologique entre l'amour et la haine,
alors que Meursault ne peut se permettre ni d'aimer, ni de haïr.

Tout cela ne dure cependant que jusqu'au moment où Meursault


rencontre à nouveau le vieux Salamano, désespéré parce qu'il a été
abandonné par son chien: cette rencontre, sans qu'il sache pourquoi,
le fait penser à sa mère et lui coupe l'appétit.

Le lendemain, les événements se succèdent: le patron offre à


Meursault un poste àParis et Marie lui demande de l'épouser;
Raymond l'invite à la mer pour le dimanche.

Tout lui semble indifférent. Quand Meursault va manger chez son ami
Céleste, le patron du bistrot, il fait une rencontre significative avec une
petite femme qui accomplit de simples opérations, comme manger,
payer et lire une revue, comme si elle était un robot
mécanique non humain. Selon Gassin (1985), cette petite dame
automatique représente symboliquement la mort: mais nous, nous y
verrions plutôt l'image d'une mèreperturbante, froide, robotisée,
mécanique, peut-être franchement psychotique, incapable en tout cas
d'empathie.

Au contraire, la rencontre, un peu plus loin, avec le vieux


Salamano évoque la figure de la mère soucieuse et amoureuse:
Salamano raconte à Meursault qu'il a pris le chien avec lui après la
mort de sa femme. Dans le discours affleurent, finalement, la
souffrance liée à la séparation (le chien avec la maladie de la peau) et
les aspects libidino-réparateurs, le souvenir nostalgique des soins
maternels, du geste qui calme la douleur. Ce n'est pas par hasard qu'à
ce point, le vieux Salamano parle à Meursault de la mère : le chien, en
effet, ne représente pas tant la mère, comme l'affirment Pichon-Rivière
et Baranger (1959), que plutôt Meursault lui-même, l'enfant serré à
l'intérieur de l'espace physique (enlacement, caresse) et mental de la
mère, quand il avait du poil et pouvait être admiré et aimé. La perte
du poil symbolise la perte de la peau maternelle: l'enfant vient de
naître. L'origine du malaise est claire: la mère n'a pas permis à l'enfant
d'intérioriser une peau psychique (Anzieu, 1985).

Parler de la mère a provoqué, en effet, le retour des sentiments


dépressifs que Meursault ne semble plus capable de chasser: le
lendemain il se réveille avec un «grand vide intérieur» et une migraine.
Et pourtant la journée se passe curieusement bien; les amis sont allés
à la mer chez Masson, ami de Raymond et Meursault a pensé qu'il
aimait Marie, qu'il voulait l'épouser. Mais les Arabes avec lesquels
Raymond s'est querellé le matin même, le frère de son amante
bastonnée, les ont suivis : après déjeuner, éclate une première rixe et
Masson reçoit un léger coup de couteau. Successivement, Meursault
et Raymond retrouvent les Arabes près d'une source; Raymond tire
son pistolet et il est sur le point de tirer quand Meursault le lui enlève,
le met dans sa poche et reconduit l'ami à la cabana de Masson; puis,
apparemment sans raison spécifique, il retourne tout seul se
promener sur la plage. La douleur recommence: Meursault désire la
paix (de claire nature régressive) et se dirige vers la source, mais il
trouve que la place à l'ombre, près du murmure de l'eau, est déjà
occupée par l'Arabe de Raymond. Meursault s'approche de quelques
pas et il lui semble que l'Arabe rit, tandis que les rayons de soleil lui
brûlent le visage: c'est le même soleil que le jour où il a enterré sa
mère. A cause de cette brûlure, Meursault fait un pas en avant;
l'Arabe sort le couteau, la lame brille au soleil et atteint de son reflet
Meursault au front. Le feu gagne maintenant la mer et le ciel, et
Meursault pour secouer la sueur et le soleil tire quatre fois et le tue.

Dans le caractère inéluctable de l'action de Meursault, nous


reconnaissons l'enfant dont les émotions débordent leurs limites
jusqu'à la décharge motrice. L'Arabe ici a une fonction essentielle,
c'est lui qui empêche l'accès à la source, à l'ombre (mère idéalisée) et
laisse Meursault à la merci du soleil et de la mer, de la tempête
sensorielle, c'est-à-dire de la mère réceptacle qui ne contient pas6

L'acte de Meursault constitue donc la réponse concrète, vécue, à


une persécution ressentie comme concrète (le soleil et la lame du
couteau de l'Arabe qui lui blessent les yeux) qui représente du point
de vue de la perception la situation de séparation intolérable ; et peut
être alors ramené à la catégorie de la délinquance comme alternative à
la mélancolie (Rossi et Di Marco, 1975). L'acte constitue aussi une
fuite dans l'action, lié à l'impossibilité d'élaborer le deuil. Cette
impossibilité peut être attribuée au caractère intensif du rapport
fusionnel archaïque (et donc intensément ambivalent) avec la mère: en
se référant à la contribution fondamentale de Freud (1915), Rossi et Di
Marco (1975) affirment que le désir de destruction de l'objet aimé
dérive de la crainte de sa perte et provoque à son tour la douleur.
Meursault a cherché à faire face à la peur de sa perte en s'identifiant
avec l'agresseur, rejetant d'abord la mère, mais la mère à la fin est
morte quand même, c'est-à-dire l'a abandonné pour toujours. La rage
de Meursault s'est alors retournée contre le père, représenté par
l'Arabe. Dans cette optique, selon Francia (1984), le crime pourrait
être interprété comme un parricide symbolique qui sert en même
temps à nier la culpabilité matricide : la mère idéalisée n'existe plus,
mais par la faute du père, non pas par ma faute ! Ce n'est pas moi qui
l'ai tuée! En tuant l'Arabe (le père) je me venge sur celui qui ne m'a
jamais permis de trouver l'amour de la mère, parce que il me l'a
enlevée quand j'en avais besoin (de la naissance au sevrage) et puis
parce qu'il a contribué à la rendre froide et silencieuse en partant lui-
même, quand il aurait dû être là (tout au long de l'enfance), en
l'abandonnant et en me laissant seul, avec le rôle de cible pour sa
rage.

Il reste à se demander quel avantage Meursault pouvait retirer de


l'homicide et la réponse ne semble pas difficile à donner: calmer le
sentiment de culpabilité dérivé du crime imaginaire (le matricide), déjà
évident dans le déplacement de la rage sur le père, et plus
ultérieurement sur son substitut, l'Arabe; et parallèlement, reproduire
et tenter ensuite de maîtriser la séparation intolérable (Rossi et Di
Marco, 1975). Le déplacement
de la rage sur le père, enfin, apparaît comme une tentative pour
atteindre le triangle œdipien, mais se révèle impossible étant
indissociable de l'élimination du père même, condamnant ainsi
Meursault à retomber dans la relation fusionnelle avec la mère
terrible, exprimée par la prison où il sera enfermé et par la
condamnation à mort.

IL La prison et le procès

Après l'homicide de l'Arabe, Meursault est arrêté et est introduit


dans un «nouvel» univers, l'univers du système pénal où règnent des
lois étranges selon lesquelles les hommes sont «seulement» ce qu'ils
disent être: l'ambivalence n'est pas permise. Avec le défenseur d'office,
par exemple, Meursault parle franchement, et confesse ses désirs
homicides contre sa mère, comme s'il ne se rendait pas compte qu'au
procès les témoignages de son indifférence et de son ambivalence
joueront contre lui. Le désir de se confesser, venant du coupable,
s'articule donc parfaitement avec le désir de punir qui anime la
société. Et, de façon perverse, le juge de Meursault s'intéresse
précisément à la confession: dans la meilleure tradition du procès
d'inquisition, l'inquisiteur-juge-théra-peute s'intéresse surtout à la
personne, à son «patient» et à son «mobile». Meursault se plie à la
reconstitution, raconte le crime et dans ses souvenirs inspire au juge
un soupçon de préméditation: outre cela il ne sait rien dire d'autre. Le
juge alors se démasque et brandit le crucifix, se rattachant ainsi au
modèle originaire de l'inquisiteur, et l'invitant à se repentir. Mais il
propose un modèle évolué, celui du repentir et du pardon à un être
qui par ses caractéristiques psychologiques ne comprend pas ces
mots-là, ne réussit pas à le suivre: Meursault apparaît confus, étonné,
sans tolérance aux stimuli sensoriels. Il s'agit d'une vraie tragédie de
l'incompréhension: le juge projette son étranger intérieur sur
Meursault qui se refuse à adhérer à cette image, à entrer dans le
rôle8, comme au contraire, le fait le délinquant mûr qui se repent
immédiatement pour ensuite retourner au délit (Lopez, 1976).

Meursault s'adapte bien à l'emprisonnement préventif. A un niveau


profond, la prison représente l'étreinte maternelle (il rêve de vivre à
l'intérieur d'un arbre mort) : la première et unique visite de Marie
marque paradoxalement en effet le début de la douleur et de la vie.
L'attention de Meursault est ainsi attirée par un couple de voisins, un
fils et une mère qui se regardent, isolés dans leur silence: on note ici
un rapport évident à la mère silencieuse de Meursault et de Camus
lui-même.
On a l'impression qu'en prison Meursault est protégé, que
l'ambiance de la prison lui fournit la peau psychique manquante,
réduisant au minimum les stimuli et les contacts interpersonnels: le
bombardement sensoriel se réduit et le détenu peut commencer à
apprécier ce qui jusqu'alors avait été couvert par la persécution
extérieure.

La pensée de Meursault commence à se développer, liée à


l'expérience de temps, scandée par l'alternance de l'aube et du
soir. L'idée d'avoir un temps à remplir, qui s'empare

vite de Meursault, évoque justement la présence d'un réceptacle plus


complet, d'une peau sans solutions de continuité. Meursault occupe
son temps en dormant (jusqu'à 18 heures par jour), en pensant, en
tournant incessamment autour de son réceptacle - celui-ci évoque
l'unique milieu amical qu'il connaisse, sa chambre, qui évidemment
est à nouveau la mère vue de l'intérieur - ou encore en relisant
obsessionnellement un article de journal arrivé par hasard dans sa
cellule. Le journal raconte l'histoire du Tchécoslovaque (qui sera à la
base de la pièce de théâtre Le Malentendu, 1944) : l'histoire parle d'un
homme qui, parti de son pays, y retourne vingt-cinq ans plus tard et
loge incognito, pour faire une surprise, dans
l'hôtel géré par sa mère et sa sœur; celles-ci ne le reconnaissent pas et
pendant la nuit l'assassinent pour le voler. La mère, donc, ne
reconnaît plus son fils quand il est en dehors d'elle-même : pour elle
son fils est devenu un étranger, à voler et à tuer. Il s'agit de la
situation or Estienne dont ont parlé Rossi et Matteini (1974) : la mère
n'est ni la «mère propice»,de la rencontre œdipienne, ni la «mère
idéalisée» qui s'occupe du nouveau-né sansdéfense. La mère n'est que
mauvaise, expulsive parce qu'au moment de la naissance elle
n'a pas été capable de reconnaître que celui qui est dehors est la même
chose que ce qui était dedans, et elle le traite comme un ennemi qui
doit être tué.

Le début du processus semble marquer une répétition de la


persécution même si maintenant Meursault réussit à se voir en face et
à se mettre à la place des autres: il se reconnaît presque un double
dans un journaliste jeune aux yeux bleus et à l'expression attentive10.
Les témoignages orchestrés par l'accusation, le clouent rapidement au
«vrai» délit pour lequel on a l'intention de lui faire un procès, le
matricide: comme l'a relevé Jacobi (1969), Meursault est une des
dernières incarnations de la figure d'Oreste dans l'histoire de la
littérature. Selon l'accusation, en effet, Meursault a bien tué l'Arabe de
façon préméditée, justement parce qu'il a pu tuer symboliquement sa
mère. Il est incapable de sentiments, c'est un froid calculateur qui n'a
jamais donné aucun signe de repentir, il est l'ami d'un entremetteur
qu'il a même protégé de la police en faisant un faux témoignage en sa
faveur. Ce qui frappe dans la reconstitution est qu'elle saisit les
aspects conscients et inconscients de l'agressivité de Meursault à
l'égard de sa mère et de l'Arabe, comme l'alliance avec Raymond, mais
en même temps elle présente une image globale distordue par rapport
à celle que fournit Meursault : elle le décrit franchement comme un
être abject, consciemment mauvais et froid. En termes psychiatriques,
elle transforme donc un psychotique en un criminel: elle est finalisée
par la nécessité pour la collectivité toute entière de punir, de rejeter la
faute collective dans la fête cathartique de l'exécution. Derrière chaque
Œdipe il faut un Oreste, disent Rossi et Matteini (1974): là, en effet, il
n'existe plus ni un père-Laios sur lequel déplacer l'agressivité afin de
préserver le rapport avec la mère idéalisée, ni un Aréopage qui change
les Erinyes en Euménides: l'accusation, pour conclure sa harangue,
demande la tête de Meursault.

Quand on lui demande s'il a quelque chose à ajouter,


Meursault réplique avec sa vérité, que personne ne semble vouloir
comprendre : il a tué à cause du soleil, de la chaleur, de leur contact
déchirant et destructeur. Les regrets que Meursault n'a pas pu
exprimer pour sa mère se sont ainsi transformes en accusations:
l'accusation dans cette optique représente la mère qui demande à son
fils pourquoi il l'a tuée. Le procès, donc, «fait sens» pour Meursault
parce qu'il lui permet la confrontation avec son sentiment de
culpabilité; mais, par ailleurs, le procès est aussi prélude à la
persécution, c'est-à-dire à la peine inéluctable si, comme ici, le crime
est confessé: la cour en effet, proclame que Meursault a été condamné
à la guillotine.
III. L'attente de l'exécution: la victime collective

Dans l'attente de l'exécution, Meursault, envahi par l'angoisse de


mort, se lance dans des rêveries compulsives: il se met à la place du
pouvoir qui repousse, puis accepte le recours en grâce qui le concerne.
Ce n'est donc pas par hasard qu'apparaît maintenant le fil absent
dans la trame de sa vie, son père, un père que Meursault n'a jamais
connu et dont la mère ne lui a jamais dit qu'une chose: il était allé voir
exécuter un assassin. Il était malade à l'idée d'y aller. Il l'avait fait
cependant et au retour il avait vomi une partie de la matinée. Il
semble que le crime, le procès, la condamnation n'aient servi qu'à
préparer la rencontre avec le père qui, dans les fantasmes de
Meursault, est spectateur parmi la foule du public des exécutions - de
son exécution. Meursault apparaît donc en mesure de prendre la place
du père, de se mettre dans sa peau, mais au prix de sa vie. La
situation de la peine capitale représente un fantasme de scène
primaire, où la mère-guillotine décapite et tue le père qui devient ainsi
étranger, éliminé de la vie de couple en symbiose: de la même façon,
Clytemnestre a tué Agamemnon et Oreste est resté seul face à sa
terrible mère.

Un jour, pendant que Meursault rêvait précisément au recours en


grâce, un prêtre est introduit dans sa cellule. Le prêtre veut lui aussi,
comme le juge, une déclaration de repentir que Meursault refuse à
nouveau. Car Meursault ne peut pas se repentir, ni se pardonner; il ne
peut que s'accuser, se condamner, sanctionner l'exécution ou se
gracier. Devant ce refus, le prêtre ne se réfugie pas dans la foi, comme
l'avait fait le juge, mais entre plus profondément en rapport avec
Meursault en l'appelant mon fils, et cela produit une
réaction émotive bouleversante chez Meursault qui se déchaîne contre
lui en le couvrant d'injures, en une véritable explosion de rage. C'est
alors que Meursault peut dénoncer l'injustice, se révolter contre les
accusations. Le prêtre réagit en calmant les gardiens qui menacent
Meursault, et en le regardant en silence (encore une fois !), mais les
yeux pleins de larmes.

Le prêtre représente ici le père qui commence à se différencier de la


mère (l'homme à la robe) et qui donc ne se fait pas tuer mais entre en
contact émotif, bouleversé; et ainsi Meursault, lui aussi, dans le
monologue final se montre finalement capable de s'identifier à la mère,
de comprendre pourquoi elle a pris un fiancé à l'asile, pourquoi elle a
joué à recommencer sa vie: il s'ouvre, en d'autre termes, à l'empathie,
il est capable de se mettre à la place des autres. Il espère,
manifestement, qu'il sera jugé mais nous pouvons maintenant parler
des fantasmes suicidaires d'un mélancolique. Maintenant il est vivant,
même dans la cellule d'un condamné à mort.
♦♦♦

Si la peine de mort est par définition expulsive, l'expulsion à dire

vrai est la caractéristique de tout type de punition: du talion à l'exil, à


la déportation, à la prison, la peine a
toujours eu des significations connexes au moment de la séparation.
Comme l'affirme K.T. Erikson (1966), punir sert à fixer les frontières
du permis, à distinguer un «dedans» d'un «dehors» social. Le fantasme
inconscient ici sous-jacent est le fantasme d'un corps (le «corps social »
de la métaphore) qui contient en lui les citoyens, leur fournissant abri,
protection et défense. De ce milieu protégé, le délinquant identifié
comme « ennemi » interne est expulsé. Les valeurs symboliques de ce
rapport font référence donc au premier rapport maternel: la société est
comme une mère qui tient en elle-même les citoyens-enfants. Mais
quand les citoyens transgressent les règles apparaît le terme agressif
de l'ambivalence et le citoyen-enfant devient un monstre, un cancer
qu'il est nécessaire d'expulser pour se libérer du mal et de la menace.

Après la mort de la mère, Meursault tue l'Arabe et cherche à se


laver dans l'étreinte maternelle de la prison et dans l'enveloppe
symbolique de la loi. Il conquiert bien les mots de la mère, de la
société, mais précisément ces mots l'expulsent à nouveau et
définitivement: ce sont les mots de la sentence qui le condamnent à
mort pour avoir tué une mère qu'il n'a, en réalité, pas tuée.

Et c'est justement la dissymétrie entre le crime commis et le crime


pour lequel il est condamné qui fait apparaître le terme d'assassin
innocent. Un tel paradoxe illustre bien la nature ambiguë de la justice
pénale, qui punit un coupable mais qui, en le punissant, le place dans
une position qui ne peut que le définir innocent : dans un premier
moment, la collectivité demande vengeance, et par la suite un organe
de la collectivité assume le devoir de l'exécuter, en absorbant, dans le
sens où l'entend Jaques (1955), des sentiments vendicatifs; la
collectivité libérée de l'agressivité à son égard peut alors plaindre le
délinquant devenu «victime». Elle peut le plaindre, notons bien, parce
qu'il représente maintenant la partie «coupable » de la collectivité, et
qu'en allant au supplice il peut expier la peine de tous.

Camus a donc voulu souligner que le crime pour lequel on


condamne est «un autre» que celui qui est commis, un autre crime qui,
dans notre imaginaire, a été commis par tous, et qui est « produit » par
le moyen de la reconstruction narrative effectuée au cours du procès.
Par rapport à ce crime, Meursault est innocent parce que, comme
tous, il ne l'a pas commis, il ne l'a qu'imaginé.
Ainsi Meursault prend sur lui la faute de tous et vit son calvaire
personnel: Camus devait avoir ces thèmes bien présents quand, dans
la préface de l'édition américaine, il le définit comme le seul Christ que
nous méritions.

On peut donc appliquer à Camus ce que Freud (1927) affirme à


propos de Dostoïevski: Camus aussi nous invite à nous humilier
devant l'homicide. Selon Freud, pour Dostoïevski le criminel est
presque un rédempteur, qui a pris sur lui les fautes de tous. Tuer
n'est plus nécessaire, après qu'il ait déjà accompli le crime, mais il
faut lui en être reconnaissant, parce qu'autrement c'est nous qui
aurions dû tuer. Un écrit de Borges relatif à la trahison du Christ
présente un thème analogue en soutenant que Dieu ne s'est pas
incarné dans le Christ, mais en Judas, pour commettre comme
homme le plus terrible des crimes, et payer une fois pour toutes le
péché originel.

C'est dans la complémentarité entre désir du délinquant et désir de


la société qui le punit (en le rendant « autre ») que se placent les
différentes fonctions de la peine (Francia,

1984): Camus les a saisies et les a illustrées une à une, en montrant


par là jusqu'à quel point nous sommes tous cet étranger.
Conclusion

Camus à travers cette œuvre pose le problème de la crédibilité de la justice des


hommes. Après le meurtre de l’arabe, Meursault est appelé a comparaître devant
le temple de Thémis où s’ouvre le procès dans lequel l’accusé ses sent exclu. Il
écoute la plaidoirie de son avocat avec détachement qui défendait pourtant ses
qualités morales. Le tribunal ne s’est pas montré du tout impartial car tous ceux
qui témoignait de bonnes choses à l’accusé comme son ami Raymond sont
interrompus et même traités de « complices ». Cette « dame au yeux bandés
tenant une balance » s’est surtout fondée sur l’insensibilité de notre héros lors de
l’enterrement de sa maman pour le condamner à la peine de mort.
D’ailleurs le procureur l’ « accuse d’avoir enterré une mère avec un cœur de
criminel » ce qui a irrité son avocat en demande : « est-il accusé d’avoir enterré sa
mère ou d’avoir tué un homme ?»
Chers amis, peut-on se fonder sur le simple fait que quelqu’un n’a pas pleuré à
l’enterrement de sa maman pour mériter une telle condamnation ?

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