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La joueuse d’échecs
© 2005, Éditions Liana Levi
À Philippe
C’était le début de l’été. Comme tous les jours, Eleni gravit la
petite colline qui séparait l’hôtel Dionysos du centre de la ville à
l’heure où le soleil apparaissait à l’horizon.
La colline, terrain vague sablonneux et crevassé, offrait une vue
exceptionnelle sur la Méditerranée et la porte du temple d’Apollon.
Ce vestige de l’Antiquité, trop grandiose dans sa conception peut-
être, était resté inachevé. Ainsi sa gigantesque porte, au sommet
d’une presqu’île minuscule rattachée à Naxos, s’ouvrait simplement
sur la mer et le ciel. Le soir, à défaut d’offrir un gîte à Apollon, elle
accueillait, dieu pour dieu, le soleil couchant, adulé par les
voyageurs éblouis. Apollon, plus discret dans ses manifestations
terrestres, n’aurait sans doute appelé que quelques rares initiés.
L’imperfection du temple n’était donc pas à déplorer, mais conférait
au contraire un étrange mystère à cette terre sévère posée sur la
mer Egée.
Eleni n’eut pas un regard pour le spectacle qui se jouait dans son
dos. Elle le connaissait trop bien. Toute sa vie avait été rythmée par
ce théâtre gratuit ; ses spectateurs changeants, flux incessant de
nomades, venant de loin, repartant au loin.
Ce matin, la colline était particulièrement silencieuse. Le vent, qui
s’était levé durant la nuit, soufflait fort et couvrait les petits sons
matinaux provenant de la ville. Eleni n’entendait que le crissement
des cailloux sous ses pas et le halètement d’un chien errant reniflant
ici et là, dans l’espoir de dénicher son petit-déjeuner. Le butin était
maigre et il arbora un air boudeur, qui fit sourire Eleni. Elle se promit
de lui apporter un bout de pain qu’elle prendrait dans les restes des
repas dé l’hôtel.
Vêtu d’un pantalon noir et d’un tee-shirt bleu, Sahac revint, les
bras chargés de nourriture. Sa femme apparut derrière lui, apportant
du café et des tasses. Après avoir salué Panis, elle laissa les deux
hommes seuls. Panis glissa le mot d’Eleni à l’Arménien qui le lut
attentivement, puis le retourna dans tous les sens vérifiant
qu’aucune information ne lui avait échappé.
— Elle est partie ce matin ? demanda-t-il en versant du café dans
la tasse de Panis.
Ce dernier hocha la tête. Puis les deux hommes sirotèrent leur
breuvage en silence.
— Qui est au courant ? dit l’Arménien après cette plage de
réflexion.
Il se prépara une généreuse tranche de pain sur laquelle il disposa
soigneusement des olives noires et ajouta un filet d’huile.
— Moi, répondit Panis qui avait la gorge nouée. Pour l’instant… Et
toi, bien sûr, ajouta-t-il par souci d’exactitude. Kouros, je suppose.
C’est certainement lui qui a tout manigancé.
— Si j’étais toi, je laisserais le professeur en dehors de tout ça,
répondit Sahac, la bouche pleine.
— Et pourtant, répliqua le garagiste, je lui rendrais bien une petite
visite, à cet hypocrite, distingué de mes… de mes… couilles.
Il se sentit légèrement mieux après cette qualification injurieuse
qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
— Pourquoi on n’appellerait pas un chat un chat ? ajouta-t-il en
piquant une olive dans le bol blanc.
— En effet, dit l’Arménien. Mais ce n’est pas ce chat-là qu’il faut
nommer.
Panis le regarda perplexe. Il n’avait pas la moindre idée du félin
auquel son ami faisait allusion. Sahac mâchait calmement sa tartine.
Panis était à bout de patience :
— Parle ! lui ordonna-t-il.
Son ami ne se fit pas prier.
— Depuis notre excursion à Halki, j’ai réfléchi à la question,
expliqua l’Arménien. À mon avis, il n’y a que deux solutions. Soit tu
divorces. Tu veux divorcer ? lui demanda-t-il.
Panis grommela une bouillie incompréhensible dans laquelle
Sahac crut distinguer le mot « habitude ».
— C’est ce que je pensais, dit-il.
— Et l’autre solution ? demanda le garagiste malmené.
— Tu assumes. Mieux : tu revendiques !
— Tu ne peux pas être plus clair ? explosa Panis, qui avait
définitivement épuisé sa réserve de patience.
— Tu te montres fier. D’ailleurs, tu pourrais l’être !
Une lueur traversa l’esprit de Panis. Sahac était retourné corps et
âme à sa tartine.
Révolté, Panis eut envie de chasser immédiatement l’idée que
l’Arménien lui avait suggérée. En proie à une lutte titanesque, qui se
déroulait dans son for intérieur, il décida de se restaurer alors que
jusque-là il avait dédaigné la nourriture posée sur la table. « Parfois,
l’alimentation porte conseil au même titre que le sommeil », pensa-t-
il en se préparant une petite collation.
Une heure plus tard, Eleni grimpa le petit escalier qui la conduisit
au premier étage du Flying Dolphin. Cette fois elle confia ses
bagages à l’employé de la compagnie qui lui indiqua son siège. Le
bateau se remplit rapidement d’une foule bigarrée de voyageurs.
Certains s’assirent sagement, d’autres firent des allers et retours
bruyants pour prendre des casse-croûte, fumer des cigarettes sur le
pont ou chercher des connaissances. Un groupe d’enfants se mit à
courir en criant, excité par la proche perspective de prendre la mer.
Toute cette promiscuité eut un effet anesthésiant sur le chagrin
d’Eleni.
La sirène retentit et le dauphin volant quitta le quai transformant
par ce seul mouvement son aventure athénienne en souvenir.
L’employé passa dans les rangs, offrant des jus d’orange et des
petits gâteaux aux clients. Eleni accepta la collation avec gratitude
car elle dut s’avouer qu’elle avait faim. Elle but son verre à petites
gorgées en regardant les remous provoqués par les énormes
hélices.
La fatigue l’envahit. Elle glissa dans le sommeil. Quelque temps
plus tard, elle fut réveillée par une jeune fille en robe rouge qui avait
frôlé son coude en se frayant un chemin dans le couloir.
L’adolescente la fit songer à Dimitra qu’elle avait abandonnée à la
mauvaise humeur de Panis. Son avenir lui apparut soudain comme
une marée menaçante. La bulle d’échecs, qui l’avait portée durant
son séjour à la capitale, éclata, et elle fut assaillie par la proximité
des retrouvailles avec son quotidien. Elle avait perdu son seul ami.
Elle serait sans doute licenciée et son mari la quitterait. Jamais il ne
surmonterait l’affront. Malgré sa fatigue, elle ne parvint plus à fermer
l’œil. Elle se redressa sur son siège, attendant anxieusement
l’accostage, ce moment de vérité qui allait la jeter dans une
misérable solitude. Sa vie était terminée. « Folie », pensa-t-elle en
ressentant pour la première fois le poids noir du mot qui jusque-là
avait toujours eu le goût d’un après-midi de printemps au jardin du
Luxembourg. Et pourtant quelque chose en elle, quelque chose
d’inavouable, se réjouissait, comme une joyeuse ritournelle qu’on
n’arrive pas à oublier. Eleni sortit son parfum et se mit une minuscule
goutte derrière chaque oreille.