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VIRGILE

L’énéide

Traduction de Franck Lozac’h

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LIVRE QUATRIEME
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Didon

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Mais la reine blessée depuis longtemps d'un mal
D'amour nourrit une plaie du sang de ses veines
Et se consume d'un feu secret. Le courage
Du héros et l'éclatante gloire de sa race
Reviennent à sa pensée. Ses traits, ses paroles
Lui restent fixés au cœur et le mal d'aimer
Refusent à ses membres un repos qui les calme.

Le lendemain, l'Aurore illuminait les terres


Du flambeau de Phébus, elle avait dissipé
L'humide vapeur de l'ombre, l'esprit égaré
Elle s'adresse à sa sœur, la moitié de son âme :

"Anna, ma sœur, quelles visions nocturnes


M'inquiètent et m'effrayent ! Quel est cet hôte étrange
Entré dans nos demeures ? Quelle noblesse empreint
Son visage ! Quelle âme vaillante et quels exploits !
Ha ! Certes je vois bien, l'on ne peut s'y tromper,
Il est de la race des dieux. La peur décèle
Les âmes viles. Hélas ! Par quels destins il fut
Traversé ! Que d'épreuves guerrières supportées

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Jusqu'au terme ! Quelle épopée ! Si je ne gardais
Gravé dans mon âme, aussi ferme que jamais
La résolution de m'unir à personne
Par le lien conjugal depuis qu'un premier
Amour a été trompé, trahi par la mort,
Si je n'avais pas pris en horreur l'hymen et
Ses flambeaux, il eut été peut-être le seul
Pour qui j'eusse pu avoir quelque faiblesse.

Anna,
Oui, après le trépas du malheureux Sychée,
Mon époux, je te l'avouerai, depuis le jour
Où le crime d'un frère a éclaboussé nos
Pénates, lui seul a touché mes sens et ému
Mon âme chancelante : je reconnais en moi
Les traces de la flamme ancienne. Que le fond
De la terre s'entrouvre sous mes pas, que le Père
Tout Puissant d'un trait de sa poudre, me précipite
Chez les ombres, les pâles ombres de l'Erèbe, et
Dans la nuit profonde, avant que je te viole,
Pudeur, et que je m'affranchisse de tes lois.

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Celui qui le premier m'unit à son destin
Emporta mes amours : qu'il les tienne avec lui
Et les garde en sa tombe !" Ayant ainsi parlé,
Elle inonda de ses larmes les plis de sa robe.

Anna lui répond :" Ô toi que ta sœur chérit


Plus que la lumière, vas-tu te consumer
Tout seule, et tristement sur toute ta jeunesse ?
Ne connaîtras-tu pas la douceur d'une mère
Ni les plaisirs de Vénus ? Crois-tu que les cendres,
Que les mânes ensevelis dans la tombe aient cure
De notre fidélité ? Qu'aucun prétendant
N'ait fléchi ta douleur en Libye ou d'abord
À Tyr : soit. Car tu as refusé Iarbas
Et d'autres chefs que nourrit la terre d'Afrique
Riches en triomphes. Mais vas-tu combattre un amour
Que tu agrées ?

Ne songes-tu pas au pays


Où tu es venue t'établir ? Ici, les villes
Des Gétules t'entourent, race indomptable à la guerre,
Les Numides qui ignorent le frein, et la Syrte
Inhospitalière ; là, une contrée brillante
Et désertique, et les Barcéens qui exercent
Au loin leur fureur. Je ne dirai rien des guerres

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Qui se lèvent du côté de Tyr, des menaces
De ton frère... Oui, je le crois, c'est sous les auspices
Des Dieux, par la faveur de Junon que les vents
Ont poussé ici les navires troyens.

Ma sœur,
Quelle ville deviendra ta Carthage et quel royaume
Verras-tu donc grandir avec un tel mari ?
Avec l'appui des armes de Troie, de combien
D'exploits s'élèvera la gloire punique ? Toi,
Implore seulement la faveur des dieux et
Acquitte-toi d'heureux sacrifices, donne-toi
Tout entière à l'hospitalité, chaque jour trouve
Des causes de retard, tandis que la tempête
Et l'humide Orion sévissent sur la mer,
Que leurs vaisseaux sont désemparés et le ciel
Intraitable."

Et ces paroles attisèrent le feu


Qui brillait dans son cœur, elles firent naître l'espoir
Dans son âme incertaine et rompirent les liens
De sa pudeur. D'abord elles vont dans les temples et
D'autel en autel cherchent la paix. Elles immolent
Des brebis choisies selon le rite à Cérés
Législatrice, à Phébus, au divin Bacchus

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Et avant tout à Junon qui veille aux liens
Du mariage.

Didon, dans toute sa beauté


Verse le vin entre les cornes d'une vache
Blanche, où devant les images des dieux, s'avance
Vers les gras autels, elle instaure la journée
Par de nouvelles offrandes ; dans des flancs ouverts
Des victimes, elle consulte béantes, les entrailles
Encore vives. Hélas ! Les auspices sont esprits
Ignorants. Que servent les vœux, les sanctuaires
À une femme en délire ? La flamme dévore
Ses tendres moelles et la silencieuse blessure
Vit au fond de son cœur.

L'infortunée Didon
Brûle, et par toute la ville erre, hors d'elle-même
Telle la biche imprudente atteinte d'une flèche
Parmi les forêts de la Crête : le pâtre qui
La poursuivait de ses traits l'a blessée de loin,
Elle emporte avec elle sans qu'il le sache le fer
Ailé ; elle dans sa fuite court à travers les bois
Et les fourrés de Dicté, le mortel roseau
Lui reste dans le flanc.

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Tantôt Didon emmène
Énée au milieu de la ville, et elle lui montre
Et les richesses de Didon et la ville prête
À le recevoir, elle commence une phrase et
Tout à coup s'arrête ; tantôt, au déclin du jour,
Elle veut trouver à nouveau le même banquet
Et demande l'insensée à entendre encore
Une fois le récit des malheurs d'Ilion
Et de nouveau reste suspendue à ses lèvres.

Lorsque les hôtes sont partis, lorsque la lune


Pâlissante à son tour amortit son éclat,
Que le déclin des astres conseille de dormir,
Seule, dans la maison déserte, elle est triste et
Sur les lits abandonnés elle s'étend : absente,
Absente, elle le voit, elle l'écoute ou dans ses bras
Retient Ascagne, captive de la ressemblance
De son père, pour tromper s'il se peut son amour
Indicible.

Plus ne s'élèvent les tours commencées,


Plus ne s'exerce la jeunesse aux armes ; le port
Et les remparts de défense sont abandonnés,
Les ouvrages délaissés restent suspendus :
Murs qui dressaient leurs puissantes menaces, machines

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Élevées jusqu'au ciel.

Dès que la chère épouse


De Jupiter la vit en proie à cette peste
Sans que ta renommée réfrénât sa fureur,
La fille de Saturne s'adressa à Vénus
Ainsi : " En vérité, voilà un grand honneur
Et un beau trophée que vous remportez là toi
Et ton fils ! Quel titre imposant et mémorable
Qu'une femme sans défense vaincue par la ruse
De deux divinités. Je ne m'abuse point
Tu as craint nos murs, le séjour de l'altière
Carthage a éveillé tes soupçons. Quand viendra
Le terme de nos querelles ? Et où nous entraînent
De si grands débats ? Que ne faisons-nous plutôt
Une paix éternelle par l'hymen qui en soit
Le gage ? Tu as tout ce que tu as désiré :
Didon brûle d'amour et la passion court
Dans ses veines. Régnons en commun sur ce peuple
Avec les mêmes auspices : laisse-le servir
Un mari Phrygien et mettre sous ta main
Les Tyriens qui seront sa dot."

Mais Vénus
Comprit la feinte : Junon cherchait à dérober

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À l'Italie l'empire afin de le fixer
Sur les rives libyennes et elle lui répondit :

"Qui serait assez insensé pour refuser


Et pour préférer la guerre contre toi ? Encore
Faut-il que la fortune veuille t'être favorable.
Mais les destins me troublent. J'ignore si Jupiter
Veut qu'une même ville unit les Tyriens
Et les hommes partis de Troie, et s'il approuve
Que les peuples se mélangent, que des pactes soient
Conclus ? Tu es son épouse : il te revient donc
D'essayer sur lui l'effet de tes prières. Va,
Je te suivrai."

Alors la royale Junon


Reprit : "Cet ami me regarde. Écoute-moi.
Je te dirai en peu de mots comment aller
Au plus pressé. Énée et, avec lui Didon
La malheureuse se préparent à aller chasser
Demain dans les bois aussitôt que le Titan
Aura levé son front et recouvert le monde
De ses rayons. Et je ferai crever sur leur tête
Une noire nuée mêlée de grêle, le tonnerre
Ébranlera le ciel tandis que les piqueurs
Se hâteront de tendre les filets autour

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Des taillis. Leur entourage se dispersera,
Enveloppé par une nuit épaisse. Didon
Et le chef Troyen se réfugieront dans la
Même grotte. Je serai là, si je peux compter
Sur ta bonne volonté, je les unirai
Par les lois du mariage, la lui donnerai
Pour toujours : là, sera Hymérie." Cythérée
Loin de s'opposer à ce dessein, l'approuva
Et sourit de la ruse trouvée.

Cependant
L'aurore s'est levée et a quitté l'océan
Dès les premiers feux du soleil, les jeunes gens
Qui ont été choisis sortent des portes ; filets
À grandes mailles, toiles, épieux au large fer ;
Les cavaliers massyles s'élancent avec la meute
Qui flaire le vent. Les premiers des puniques attendent
Sur le seuil du palais la reine qui s'attarde
Dans sa chambre. Son cheval au pied sonore est là
Et mord avec fougue son frein blanc d'écume. Enfin
La voici au milieu d'une troupe nombreuse
Enveloppée d'une chlamyde de Sidon
Bordée de broderie ; son carquois est d'or, d'or
Est le nœud de ses cheveux, une agrafe d'or
Retient son manteau de pourpre.

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Avec elle, s'avance
Les Phrygiens et le joyeux Iule ; lui-même
Et le plus beau parmi tous, Énée à côté
D'elle se place, et il réunit les deux troupes. Tel
Lorsqu'Apollon quitte l'hivernale Lycie
Et les bords du Xanthe, lorsqu'il voit la maternelle
Délos, y renoue les chœurs, que mêlés autour
Des autels en frémissant se pressent les Crétois,
Les Dryopes et les Agathryses peints, lui-même
Marche sur les cimes du Cynthe : un souple feuillage
Rassemble et modèle sa chevelure ondoyante
Qu'il enserre dans l'or, les traits bruissent à son épaule :

Énée n'allait pas avec moins de hardiesse,


Et la même beauté sur son noble visage
Rayonnait.

À peine fut-on arrivé sur les


Hautes montagnes, ou d'impraticables retraites,
Que des chèvres sauvages, débusquées de la pointe
D'un rocher, descendent en courant des hauteurs
D'un autre côté, des cerfs au galop traversent
Des plaines découvertes, où leurs bandes serrées
Soulèvent la poussière. Au milieu des vallées,
Le petit Ascagne, tout heureux sur son cheval

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Fougueux devance à la course tantôt les uns et
Tantôt les autres, il souhaite de tous ses vœux
Trouver au milieu de ces troupeaux sans défense
Un sanglier écumant ou un lion fauve
Descendu de la montagne.

Cependant le miel
Commence à se remplir de vastes grondements,
Un orage surgit, mêlé de grêle ; effrayée,
L'escorte tyrienne, la jeunesse de Troie
Et le petit-fils dardanien de Vénus,
Ont cherché par les champs des abris dispersés :
Des torrents se précipitent du haut des monts,
Didon et le chef troyen à la même grotte
Arrivent. La terre ainsi que Junon qui préside
À L'Hymen donnent le premier signal : des feux
Brillèrent dans l'éther complice de ces nœuds,

Et des nymphes poussèrent des clameurs du haut d'un pic.


Ce fut le premier jour des malheurs de Didon,
La première cause de sa mort. Insensible
Aux apparences, à sa renommée, ce n'est plus
Un amour furtif qu'elle nourrit ; elle l'appelle
Une alliance ; couvre sa faute de ce nom.

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Soudain la Renommée parcourt ces grandes villes
De Libye, la Renommée, de tous les fléaux
Le plus rapide, le mouvement est sa vie et
Marchant elle acquiert des forces ; petite d'abord
Et craintive, elle s'élève bientôt dans les airs.
Ses pieds sont sur le sol et sa tête se cache
Dans les nues. On dit qu'elle est la fille de la Terre
Qui, animée d'une fureur contre les Dieux
Enfanta cette dernière sœur de Céus
Et d'Encelade, aux pieds rapides, aux ailes promptes,
Monstre horrible, énorme, qui a autant d'yeux perçants
Sous ses plumes, ô prodige que de plumes au corps,
Et autant de langues, autant de bouches qui parlent :
La nuit, elle vole entre ciel et terre à travers
L'ombre, stridente, le doux sommeil ne ferme pas
Ses yeux, le jour, elle demeure en observation
Sur le faite d'un toit ou sur de hautes tours,
Elle sème la terreur dans les grandes cités
Messagère aussi opiniâtre du mensonge,
Et de la calomnie que de la vérité.

Elle se plaisait alors à inonder les peuples


De mille rumeurs diverses où elle annonçait
Avec une égale autorité le réel
Et le faux : Énée, un héros issu de sang

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Troyen, était arrivé à Carthage ; la belle
Didon daignait s'unir à ce héros ; tous deux
Pendant ce long hiver, maintenant, s'occupaient
L'un de l'autre, oublieux de leurs royaumes, captifs
D'une honteuse passion. Telles sont les horreurs
Que la déesse faisait çà et là circuler
Par la bouche des hommes.

Elle se détourne et vole


Vers le roi Iarbas dont ses rumeurs enflamment

Son âme et amoncellent ses ressentiments.


C'était le fils d'Hamnon et de Garamantis,
Une nymphe enlevée par le Dieu, Il avait
Élevé à Jupiter cent temples énormes
En ces vastes états, cent autels ; il avait
Consacré un feu vigilant, entretenu
Pour l'éternité par les serviteurs des Dieux,
Et le sol était gras par le sang des brebis,
Les seuils fleuris de toutes sortes de guirlandes.

Hors de lui, mis en feu par la rumeur atroce


On dit qu'aux pieds des autels, parmi les statues
Des Dieux, suppliant les mains ouvertes, il pria
Longtemps Jupiter : " Tout Puissant Jupiter, toi

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En l'honneur de qui les Maures, couchée sur des lits
Brodés, versent des libations iénéennes,
Vois-tu ces choses ? Ou bien quand tu brandis ta foudre
Mon père, est-ce pour rien que nous te vénérons
Dans l'effroi, et sont-ils impuissants, ces feux qui,
Cachés dans les nuages épouvantent nos âmes ?
Et ne font-ils entendre qu'un vain murmure ?

Une femme,
Errant sur nos terres, dut payer pour établir
Une ville de rien. Elle a reçu de nous
En subissant nos lois un morceau de rivage
À labourer, a repoussé notre hymen et
Accueilli dans son royaume Enée comme un maître,
Et maintenant ce beau Pâris avec sa suite
D'eunuques, son menton, sa chevelure tout humide
Et soutenue par la mirtre de Méonie
Jouit do sa prise ; c'est pour cela sans nul doute
Que nous portons nos offrandes à tes temples et
Honorons ta vaine renommée ?"

Telles étaient
Les paroles qu'il avait prononcées, embrassant
Les autels. Le Tout-puissant l'entendit, ses yeux,
Il les tourna vers les murs de la reine et vers

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Les doux amants qui oubliaient d'entretenir
Leur gloire. Alors il s'adresse à Mercure et lui
Donne les ordres que voici :

"Va donc mon fils,


Appelle les Zéphyrs et descends sur tes ailes.
Le chef Dardanien qui maintenant s'attarde
Dans la tyrienne Carthage ne songe plus
Aux villes promises par les destins, parle-lui
Au travers des brises rapides va lui porter
Nos paroles. Ce n'est point le héros que sa mère
Si belle nous promit, ce n'est point pour cela
Qu'elle le sauva par deux fois des armes des Grecs ;
Il devait à l'en croire régner sur l'Italie
Frémissante et guerrière, grosse d'une moisson
D'empires, perpétrer la race issue du sang
Noble de Tencer et ranger tout l'univers
Sous ses lois. Mais si l'honneur de ces grandes choses
N'a plus rien qui l'enflamme et, s'il n'entreprend rien
Pour sa gloire, pourquoi donc envier à son fils
Les collines de Rome ? A quoi pense-t-il, ou
Quel espoir le retient chez un peuple ennemi ?
Oublie-t-il sa prospérité ausonienne
Et les champs de Lavinium ? Mais qu'il navigue :
Tel est mon dernier mot. Dis-le lui de ma part".

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Et il avait à peine parlé que Mercure
S'apprêtait à obéir au commandement
Do son souverain père. Il attache à ses pieds
Ses sandales d'or dont les ailes aussi rapides
Que le vent, le portent dans les airs au-dessus
Des mers et de la terre. Puis il prend sa baguette,
Avec elle il évoque du fond de l'Orcus
Les pâles Ombres, en plonge d'autres dans le Tartare
Lugubre, il donne ou enlève le sommeil,
Ou rouvre les yeux scellés par la mort. Armé
De cette baguette, il dirige les vents et
Nage au travers des troubles nuées.

Et déjà
Dans son vol, il aperçoit la cime et les flancs
Escarpés de l'Atlas qui soutient sur son front
Le ciel, Atlas dont la tête couronnée de pics
Et de sombres nuages est constamment battue
Par le vent et la pluie. Une couche de neige
Couvre ses épaules, de son menton de vieillard
Se précipitent des torrents, des glaces hérissent
Sa barbe raidie. C'est en ce lieu que d'abord,
Déployant ses deux ailes toutes grandes, le dieu

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Du Cyllène s'est posé ; de tout son élan,
De là, il a plongé vers la mer, tel l'oiseau
Qui autour des rivages et des roches poissonneuses
Rase la surface des eaux. Ainsi l'enfant
Du mont Cyllène quittant son aïeul maternel,
Volait entre la terre et le ciel vers les grèves
Sablonneuses de la Libye et pourfendait
Les vents.

Dès qu'il eut de ses pieds ailés touché


Les baraquements de Carthage, il aperçoit
Enée qui s'occupait à fonder des ouvrages
De défense et à construire des maisons nouvelles.
Son épée était constellée de japse fauve,
Un manteau de pourpre tyrienne flamboyait,
La riche Didon lui avait fait mes présents
Et elle avait broché le tissu d'un fil d'or.

Aussitôt le Dieu l'aborde : "C'est toi maintenant


Qui vas mettre en place les fondements de Carthage
L'altière, une belle ville que tu feras sortir
Pour plaire à ton épouse, mais tu oublies, hélas
Ton royaume et ta destinée ! Le roi des dieux
Lui-même, dont la puissance fait tourner le ciel
Et la terre m'envoie vers toi du haut de l'Olympe

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Lumineux ; lui-même me fait porter les ordres
À travers les vents rapides. À quoi penses-tu ?
Dans quelle espérance uses-tu ces jours oisifs
Sur les terres de Libye ? Si l'éclat des hauts faits
N'a rien qui t'enflamme et si tu n'entreprends rien
Pour ta propre gloire, vois Ascagne qui grandit
Et les espoirs d'Iule ton héritier à qui
Sont dus le royaume d'Italie et la Terre
Romaine". Ainsi parla le Dieu du Cyllène, et,
Au milieu de son discours, il se déroba
Aux regards humains et s'évanouit au loin
En légère vapeur.

Énée à cette vue


Demeura muet, hors de lui-même. Ses cheveux
Se dressèrent d'horreur, sa voix resta dans sa gorge,
Il brûle de prendre la fuite et d'abandonner
Cette douce terre, frappé comme de la foudre
Par l'ordre et par l'avis si solennels des dieux.
Hélas, que faire ? De quelles paroles osera-t-il
Entreprendre une reine passionnée ? Quels mots
Trouver pour débuter ? Des pensées tour à tour
Partagent son esprit, il s'égare en projets
Les tourne en tous les sens. Dans ses incertitudes
Voici le parti qui lui semble le meilleur :

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Il appelle Mnesthée, Sergeste et le fort Sereste
- Qu'ils appareilleront sans mot dire et qu'ils rassemblent
Leurs compagnons sur le rivage et qu'ils préparent
Le nécessaire en dissimulant la raison
De ces nouveaux préparatifs. De son côté,
Puisque la généreuse Didon ne sait rien,
Ne pensant guère à la rupture d'un tel amour,
Il verra comment l'approcher, quel est pour lui
Parler l'instant le plus facile, et le moyen
Le plus adroit pour ses fins. Et tous avec joie
S'empressent d'obéir à ses ordres et de faire
Ce qu'il ordonne.

Mais la reine - qui pourrait tromper


Une femme amoureuse - a pressenti la ruse
Et elle a surpris la première les mouvements
Qui se préparent, elle qui craint même quand tout est sûr.

La même Renommée impie a dénoncé


À son délire l'armement de la flotte et les
Préparatifs du départ. Elle se laisse aller,
Elle se déchaîne, et le cœur enflammé elle court
À travers toute la ville comme une bacchante :
Telle un Thyiade au signal des transports
Sacrés, alors que les tirennales orgies font

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Sonner à ses oreilles le nom qui l'aiguillonne,
De Bacchus, et que le Cithéron nocturne de
Ses clameurs l'appelle.

Enfin, elle prend les devants


Et interpelle Énée : "As-tu donc espéré,
Perfide, que tu pourrais dissimuler un tel
Sacrifice à mon insu et quitter ma terre ?
Quoi ! Ni notre amour ni les serments de jadis
Ni la cruelle mort dont doit mourir Didon
Ne peuvent te retenir. Et pis encore ! Tu armes
Une flotte sous les constellations de l'hiver
Et au plus fort des aquilons tu cours chercher
Le large, cruel : Pourquoi, si tu ne cherchais pas
Des champs étrangers, des demeures inconnues
Et si l'antique Troie était encore debout,
Irais-tu la chercher cette Troie à travers
Les mers orageuses ? Est-ce donc moi que tu fuis ?
Par ces larmes que je répands, par cette main
Que je presse - car je ne me suis rien laissé d'autre
Dans mon malheur - par notre union, par les prémices
De notre mariage, si jamais je t'ai fait
Quelque bien, si tu as trouvé quelque douceur
En moi, aie pitié du palais qui va crouler,
S'il y a place encore en toi pour mes prières

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Je t'en supplie, rejette ce dessein odieux.
J'ai encouru la haine des peuples de Libye,
Des tyrans nomades, le courroux des Tyriens
Pour toi. Pour toi, toujours pour toi, j'ai étouffé
Ma pudeur et cette renommée qui naguère
À elle seule suffisait à m'élever au ciel.

À qui m'abandonnes-tu quand je meurs, mon hôte,


Puisque de l'époux est le seul nom qui me reste.
Mais que vais-je attendre ? Que Pygmalion, mon frère,
Vienne détruire nos remparts ou que le Gétule
Iarbas m'emmène en captivité. Du moins,
Si avant de fuir tu m'avais laissé un fruit
De notre amour, si un petit Énée jouait
Dans ma cour dont les traits ressembleraient aux tiens,
Non, je ne me croirais pas tout à fait trahie
Et délaissée."

Elle avait dit. Lui, sous le coup


Des avertissements de Jupiter, tenait
Les yeux fixes, et il s'efforçait de maîtriser
Le tourment de son cœur. Enfin il lui répond
Brièvement : "Moi te renier ! Mais tu peux
Énumérer les bienfaits dont tu m'as comblés,
Jamais, reine, je ne te désavouerai. Jamais

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Elissa ne pourra sortir de ma mémoire
Tant qu'il me souviendra de moi-même, tant qu'un souffle
Animera mes membres. Pour ma défense, j'ai peu
À dire. Je n'ai pas espéré, ne le crois pas,
Te cacher une fuite clandestine ; jamais
Non plus je ne t'ai promis les feux de l'hymen
Et je ne suis pas venu ici pour de tels
Engagements. Si les destins me permettaient
De conduire ma vie à mon gré et d'ordonner
Mes travaux sous mes auspices, ils seraient d'abord
Pour la ville de Troie et mes chers disparus.
Le haut palais de Priam demeurerait, car
J'aurais de mes mains bâti une autre Pergame
Pour les vaincus. Pour lors, c'est la grande Italie
Qu'Apollon de Grynia, c'est l'Italie que
Les oracles Lyciens m'auront ordonné
D'atteindre : là est mon cœur et là est ma patrie.
Si les murs de Carthage, si l'aspect de la ville
De Libye ont des charmes pour la Phénécienne
Que tu es, pourquoi donc envier aux Troyens
Un établissement en terre d'Ansonie ?

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Les dieux nous permettent à nous aussi de chercher
Un empire à l'étranger. Et toutes les fois
Que la nuit recouvre la terre de ses vapeurs
Humides et que les astres flamboyants se lèvent,
L'ombre irritée de mon père Anchise m'envahit
Sans mon sommeil et m'épouvante. Alors je pense
À mon petit Ascagne et au tort que je fais
À sa chère tête en le frustrant du royaume
D'Italie et des champs promis par les destins.
Et maintenant encore le messager des dieux,
Envoyé par Jupiter lui-même, j'en atteste
Nos deux têtes, est descendu à travers les brises
Rapides pour m'apporter ses ordres : j'ai vu moi-même
Le dieu dans une resplendissante lumière
Pénétrer dans tes murs, et j'ai de mes oreilles
Recueilli sa voix, cesse de nous tourmenter
Toue les deux de tes plaintes, ce n'est pas mon vouloir
Qui me fait poursuivre l'Italie..."

Et tandis
Qu'il prononce ces mots, Didon depuis longtemps
Le regarde furieuse, roulant çà et là
Ses yeux, elle le parcourt des pieds jusqu'à la tête
En silence, puis son courroux éclate en ses mots :
"Non, une déesse n'est pas ta mère ; Dardanus

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N'est pas l'auteur de ta race, perfide ! Le Caucase
Dans ses durs rochers t'a engendré, les tigresses
De l'Hyrcanie t'ont allaité de leurs mamelles.
Qu'ai-je à dissimuler ? Quels outrages plus grands
Puis-je encore attendre ? A-t-il gémi de mes pleurs ?
A-t-il tourné ses yeux vers moi ? A-t-il cédé
Aux larmes ? Et a-t-il eu pitié de son amante ?
Qu'imaginer de pire ? Pas plus la puissante
Junon que l'auguste Saturnien n'ont pour
Ce qui m'arrive un regard de compassion.
Nulle part il n'est de bonne foi. Il était
Jeté sur le rivage, manquant de tout, je l'ai
Recueilli, et je l'ai, insensée, établi
En une part de ma royauté. J'ai sauvé
Sa flotte perdue et j'ai soustrait ses compagnons
À la mort. Ha ! Les Furies m'embrasent et m'emportent !

Maintenant ce sont les augures d'Apollon,


Maintenant ce sont les oracles de Lyvie,
Maintenant c'est encore le messager des dieux
Envoyé par Jupiter lui-même qui lui porte
À travers les brises ces ordres abominables !

Voilà le travail pour les dieux d'en haut, voilà


Les soucis dignes de troubler leur quiétude !

26
Je ne te retiens plus et je ne reprends pas
Ton discours. Va, poursuis avec l'aide des vents
L'Italie, gagne ton royaume parmi les flots
Et j'espère, quant à moi, si les divinités
Justes ont quelque pouvoir qu'au milieu des écueils
Tu trouveras tous tes supplices en répétant
Le nom de Didon. Absente, je te suivrai
Avec de sombres torches, lorsque la froide mort
Aura bien séparé mes membres de mon âme,
Partout où tu iras, mon ombre sera là,
Tu seras puni, misérable ! Je l'apprendrai,
La nouvelle viendra jusqu'à moi dans l'abîme
Des Mânes !"

Au milieu de ce discours, brusquement


Elle rompt l'entretien, et douloureuse elle fuit
La lumière. Elle se dérobe, elle s'arrache aux yeux
Énée, le laissant tremblant, irrésolu et
Se préparant à répondre longuement.
Ses femmes la reçoivent, la portent défaillante
Et dans sa chambre de marbre sur son lit la posent.

Cependant le pieux Énée, tout désireux


D'adoucir cette douleur en la consolant,
De chasser ses tourments par de bonnes paroles,

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Tout gémissant, l'âme ébranlée d'un grand amour
Exécute néanmoins les ordres des dieux
Et retourne à ses vaisseaux. Alors les Troyens
À la tâche s'attellent : de tout le rivage, ils tirent
Les hautes nefs à la mer. Enduite de poix,
La carène flotte sur les eaux. Ils apportent
De la forêt des rames feuillues encore, des bois
Non équarris encore tant est grande l'ardeur
De partir. Vous les verriez s'en aller, sortir
À la hâte de tous les quartiers de la ville,
Ainsi quand les fourmis, prévoyant l'hiver, pillent
Un énorme tas de blé et dans leur abri
L'emportent, leur noire colonne chemine par la plaine
Et charrie le butin par un étroit sentier
À travers les herbes : les unes forcent des épaules
Et poussent d'énormes grains de blé, les autres ferment
La marche et elles gourmandent les retardataires :
La route est toute effervescence par leur travail.

Quels étaient alors tes sentiments, ô Didon,


Devant un tel spectacle ? Et quels gémissements
Poussais-tu quand, du haut de ton palais, au loin
Tu découvrais le rivage en effervescence
Et voyais sous tes yeux la plaine tout entière
Liquide retentissant de toutes ses clameurs ?

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À quoi ne réduis-tu pas le cœur des mortels,
Impitoyable amour ! Elle est encore réduite
À recourir aux larmes, à essayer encore
La prière et à se soumettre suppliante
À l'amour : elle ne veut pas mourir sans avoir
Tout essayé :

"Anna, vois-tu comme ils s'empressent


Sur tout le rivage. Ils s'y sont tous rassemblés
De partout. Déjà la voile appelle les vents,
Les matelots joyeux ont couronné leurs poupes.
Moi, si j'ai pu m'attendre à ce coup si cruel,
Je pourrai aussi bien, ma sœur, le supporter.
Mais dans mon malheur, chère Anna, rends-moi encore
Cet office ; tu étais la seule que ce perfide
Aimait à voir, allant jusqu'à te confier
Ses pensées les plus secrètes ; tu étais la seule
À savoir ses chemins faciles et les manières
De l'aborder. Va ma sœur, parle en suppliante
À ce superbe étranger ; mais je n'étais pas
À Aulis, je n'ai pas juré avec les Grecs
De détruire la nation troyenne ; je n'ai pas
Envoyé de flotte à Pergame ni violée

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La cendre et les mânes de son père Anchise. Pourquoi
Ferme-t-il, implacable, l'oreille à mes discours ?

Où veut-il se ruer ? Sa malheureuse amante


N'implore de lui qu'une dernière grâce : pour fuir
Qu'il attende une saison plus facile, des vents
Plus favorables. Je n'invoque plus l'ancienne
Alliance qu'il a trahie, et je ne veux pas
Qu'il renonce pour moi à son beau Latium,
Qu'il abandonne son royaume ; je lui demande
Un moment, un délai, une trêve, le temps
De me calmer et d'apprendre par la fortune
À souffrir ma défaite. C'est la grâce suprême
Que j'implore. Aie pitié de ta sœur ! Je saurai,
S'il me l'accorde, par ma mort, l'en récompenser
Grandement."

Telles étaient ses prières, tels étaient


Les pleurs que sa sœur malheureuse porte et reporte
À Énée. Mais aucune larme ne l'émeut,
Et les mots qu'il entend ne saurait le fléchir.

Les destins s'y opposent, un dieu à la pitié


Ferme ses oreilles. Ainsi lorsque les Borées
Des Alpes luttent entre eux soufflant d'ici, de là

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Ils s'efforcent à l'envie de renverser un chêne
Robuste au cœur durci par les ans, sous les coups
Qui frappent le tronc, les feuilles du sommet jonchent
La terre. L'arbre reste attaché aux rocs, la tête
Au ciel, les racines plongées dans le Tartare ;
De même le héros tout à tour est battu
De plaintes successives, son cœur est envahi
De douleur, sa volonté reste inébranlable,
Ses larmes roulent en vain.

Alors l'infortunée
Didon, éperdue devant les destins appelle
La mort : le dégoût la prend de voir au-dessus
D'elle la voûte céleste. Pour l'affermir encore
Dans son dessein d'abandonner la vie, elle a
Au milieu de l'encens quand elle posait ses dons
Sur les autels, elle a vu l'onde sainte, horreur !
Le miroir et le vin répandu se changer
En un sang de sinistre présage. Elle n'a dit
Cela à personne, pas même à sa sœur.

De plus,
Il y avait un temple de marbre, consacré
À son époux dans son palais, qu'elle entourait
D'honneurs singuliers et qui était décoré

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De toisons neigeuses et de frondaisons sacrées ;
Et là, elle crut entendre la voix et les cris
D'appel de son mari, lorsque l'obscurité
De la nuit recouvre la terre, il lui sembla
Souvent entendre au haut des terrasses le hibou
Solitaire pousser son chant funeste et traîner
Sa voix en longs gémissements ; et maints oracles,
De prophètes anciens aussi l'épouvantent
De leurs avertissements terribles. Le farouche
Énée lui-même dans ses songes, désespérée
La chasse devant lui. Il lui semble toujours
Qu'abandonnée, toujours accomplissant sans suite
Une longue route, elle cherche ses Tyriens
Dans undésert. Ainsi Penthée en délire voit
Des troupes d'Eumérides, deux soleils et deux Thèles
Ou le fils d'Agamemnon Oreste, poursuivi
À travers la scène quand il fuit sa mère armée
De torches et de noirs serpents et que les Furies
Vengeresses sont assises sur le seuil du temple.

Or,
Vaincue par la douleur, et perdant la raison
Elle a accueilli l'égarement de son âme
Et s'est résolue de mourir. Elle a fixé
Avec soi le moment et le mode de mort ;

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S'adressant à sa sœur, que le chagrin accable,
Elle cache son dessein, compose son visage,
Fait briller l'espoir sur son front : "J'ai trouvé,
Amie, la voie - félicite ta sœur - qui va
Me le rendre ou affranchir de lui mon amour,
Vers les lieux de l'Océan, là où le soleil
Se couche, il est, aux confins de l'Éthiopie,
Un pays où le géant Atlas fait tourner
Sur son épaule la voûte constellée du feu
Des astres : une prêtresse du peuple des Massyles
Qui venait de là-bas m'a été présentée.
Elle gardait le temple des Hespérides, donnait
Ses repas au dragon, surveillait les rameaux
Sacrés de l'arbre, en versant la liqueur du miel
Et le pavot soporifique. Et elle assure
Par la vertu de ses charmes pouvoir apaiser
Les cœurs qu'il lui plaît, faire passer leurs durs soucis
Dans d'autres cœurs, arrêter l'eau des rivières et
Forcer les étoiles à rebrousser leurs chemins.
Elle évoque les Mânes, la nuit : tu verras
Mugir la terre sous ses pieds, descendre des ormes
Du haut des montagnes. J'en atteste, sœur chérie,
Les dieux et toi-même, et ta tête qui m'est douce,
C'est malgré moi que je m'apprête à recourir
Aux arts magiques. Toi, fais élever en secret

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Un bûcher très haut dans la cour intérieure,
Et que dessous on y mette les armes qu'il a
Laissé accrocher, l'impie, aux murs de ma chambre,
Et tous ses vêtements et le lit conjugal
Où j'ai trouvé ma perte. Il me plaît d'abolir
Toue les souvenirs de ce maudit, la prêtresse
Me l'ordonne."

À ces mots elle se tait, la pâleur


Envahit son visage, Anna pourtant n'a pas
L'idée que sa sœur cache les apprêts de sa mort
Sous cet étrange sacrifice, et son esprit
Ne peut imaginer l'excès de son délire,
Et ne craint rien de pire qu'à la mort de Sychée.
Elle accomplit donc ses ordres.

Cependant la reine,
Dès qu'au fond du palais s'érige dans les airs
Un énorme bûcher, fait de morceaux de pin
Et de rondins d'yeuses, tapisse de guirlandes
La cour et suspend des couronnes de feuillage
Funéraire partout ; elle place au-dessus du lit
Les vêtements, l'épée, l'image du parjure,
Sachant bien ce qui va s'en suivre. Autour se dressent
Des autels. La Prêtresse, cheveux dénoués

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Invoque d'une voix de tonnerre par trois fois
Les cent dieux et l'Erèbe, le Chaos et la triple
Hécate, Diane la vierge aux trois visages.
Elle avait répandu une eau qui figurait
Celle de l'Averne. Maintenant elle prend des herbes
Duvetées qu'une faux de bronze a moissonnées
Au clair de lune ayant pour lait un noir poison,
Elle prend aussi le charme d'amour arraché
Du front d'un cheval naissant, et soustrait aux dents
De sa mère. Didon versant la farine sainte
Dans ses pieuses mains s'approche des autels,
Un pied dépouillé de toutes ses bandelettes,
La ceinture de sa robe dénouée, avant
De mourir elle atteste les dieux et les astres,
Témoin de sa triste destinée ; alors si
Quelque puissance prend en souci ceux qui aiment
Sans retour, elle prie sa justice et sa vengeance.

Il était nuit, et par toute la terre les corps


Fatigués goûtaient un doux sommeil ; les forêts
Et les mers farouches s'étaient calmées ; c'était l'heure
Où les astres qui roulent au ciel sont au milieu
De leur course, quand toute la campagne se tait,
Les bêtes et les oiseaux à l'éclatant plumage
Et ceux qui hantent au loin les eaux des lacs et ceux

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Qui hantent les buissons des rugueuses campagnes
Sont tous ignobles dans leur sommeil sous la nuit
Silencieuse. Elle adoucit les peines et fait
Oublier aux cœurs leurs fatigues. L'infortunée
Phénicienne ne connaît à aucun moment
La détente qu'offre le sommeil. Pour ses yeux,
Pour son âme, il n'y a plus de nuit : ses tourments
Au contraire redoublent, son amour se relève et
S'exaspère et flotte sur des remous de fureurs.
Elle pénètre dans une pensée et la tourne
Et la retourne dans son cœur :

Eh bien, que fais-je ?


Me faudra-t-il après cette honte rechercher
Mes prétendants anciens, mendier un mari
Parmi les Nomades que tant de fois j'ai moi-même
Dédaignés comme maris ? Suivrai-je la flotte
D'Ilion, devrai-je me soumettre en esclave
Aux ordres des Troyens ? Ne sont-ils pas, sans doute,
Très reconnaissants de mon aide de naguère,
Le souvenir du bienfait ancien est encore
Vivant dans leur mémoire. Qui me laissera faire
En admettant que je le veuille ? Qui recevra
Une femme odieuse dans leurs vaisseaux superbes ?
Ha ! Malheureuse femme, ne connais-tu donc pas

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La race de Laomédon ? Ignores-tu
Ses parjures ? Quoi donc ? Accompagnerai-je seule
Et fugitive ces matelots triomphants ? Ou,
Avec mes Tyriens, avec toutes mes forces
À leur poursuite, m'élancerai-je ? Ces pauvres gens
Que j'ai pu à grand-peine accrocher de Sidon,
Oserai-je les traîner de nouveau sur la mer
Et leur faire mettre les voiles aux vents ? Non, meurs
Plutôt comme tu l'as mérité, et détourne
Ta douleur par le fer. Ô ma sœur, c'est toi, qui,
Vaincue par mes larmes, toi, la première qui as
Changé mon âme passionnée de ces maux
Et m'as livrée à l'ennemi. Il ne m'a pas
Été permis, renonçant à l'hymen, de vivre
Sans aucun reproche comme les bêtes sauvages
Et d'éviter de tels tourments. Et je n'ai pas
Gardé la foi promise aux cendres de Sychée !"
Telles étaient les plaintes entrecoupées qui montaient
De son cœur.

Énée, bien décidé à partir,


Sur la haute mer prenait du sommeil, après
Avoir exécuté tous les préparatifs.
Dans son sommeil l'image du dieu revenu
Tel qu'il l'avait vu, lui réapparut en songe

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Sous les mêmes traits lui renouvelant encore
Ses avertissements. Il était en tout point
Semblable à Mercure, il avait sa voix, son teint,
Ses cheveux blonds et la beauté de la jeunesse :

"Fils d'une déesse, peux-tu donc en cet instant


Vraiment dormir et ne vois-tu pas les dangers
Qui maintenant vont se dresser autour de toi ?
Insensé, n'entends-tu pas souffler les Zéphyrs
Favorables ? Cette femme, décidée à mourir
Roule dans sa poitrine ruses et crime farouche,
Elle excite en tous sens les flots de sa colère.
Pourquoi ne veux-tu pas t'enfuir à toute hâte
Pendant que tu peux encore te hâter ? Bientôt
Tu verras des navires écumer sur la mer,
Des torches menaçantes briller de toutes parts,
Si l'Aurore te retrouve attardée sur ces rives,
Va et pars sans tarder, la femme constamment
Varie et est changeante". Il dit et se mêla
À la nuit noire.

Alors Énée épouvanté


De cette subite apparition s'arrache
Au sommeil, presse et harcèle ses compagnons.
"Hommes, réveillez-vous ! Asseyez-vous aux bancs

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Et hâtez-vous de déployer les voiles. Voici
Qu'un dieu envoyé du haut de l'éther me presse
Pour la seconde fois d'accélérer ma fuite
Et de couper nos câbles. Nous te suivons, dieu saint
Entre tous qui que tu sois, une fois encore
À tes ordres nous obéissons avec joie.
Oh ! Viens-nous assister et sois-nous bienveillant,
Fais briller dans le ciel des astres favorables !"

Il dit, tire du fourreau son épée flamboyante


Frappant les câbles du fer nu. La même ardeur
Anime tous les Troyens ensemble, on se hâte,
On se rue, les voilà déjà loin de la côte,
La mer disparaît sous les voiles. Les rameurs font
Jaillir l'écume et balaient l'eau sombre.

Et déjà
L'Aurore, quittant la couche empourprée de Tithon
Répandait sur le monde une lumière nouvelle.
Du haut de son palais, la reine vit à la fois
Le matin blanchir et s'éloigner les vaisseaux
À pleines voiles : le rivage était désert et
Le port sans rameurs. Alors trois et quatre fois
Elle meurtrit sa belle gorge et elle s'arracha
Ses blonds cheveux : "Hélas ! Jupiter, s'écrie-t-elle

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Il partira, et cet étranger se sera

Joué de notre royauté ! Ne va-t-on pas


Courir aux armes, de toute la ville les poursuivre ?
Ne va-t-on pas faire sortir les navires du port ?
Allez et apportez vite des flancs, donnez
Des traits, ramez fort !... Que dis-je ? Où suis-je ? Quel délire
Altère mon esprit ? Infortunée Didon !

Maintenant son impiété te touche. Quand tu donnais


Naguère ton spectre, il fallait y songer ! Voilà
Les serments, la bonne foi de l'homme qui porte
Avec lui, dit-on, les Pénates de ses pères,
Qui chargea sur ses épaules son père accablé
Par l'âge ! Et je n'ai pu me saisir de son corps,
Le démembrer et le disperser sur les flots ?
Je n'ai pu exterminer ses compagnons et
Ascagne lui-même, et le servir à manger
Sur la table paternelle ? Mais dans ce combat
La fortune aurait été douteuse. Quand bien même ?
Qu'avais-je à craindre puisque j'allais mourir ? J'aurais
Porté les torches dans son camp, j'aurais rempli

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De flammes ses vaisseaux, anéanti le fils
Et le père avec leur race, et je me serais
Jeté après eux... Soleil, dont les feux éclairent
Toutes les œuvres de la terre, et ton Junon,
Interprète et témoin de mes chagrins, et toi
Hécate qu'on invoque par les villes en hurlant,
Et vous divinités farouches de la vengeance,
Et vous Furies et dieux d'Elissa la mourante,
Entendez nos paroles, tournez vers nos malheurs
Votre juste puissance, exhaussez nos prières.

Si la nécessité veut que l'homme maudit


Atteigne le port, aborde au rivage, si telle
Est la volonté de Jupiter, tel le terme
Fixé par les destins, que du moins assailli
Dans la guerre par les armes d'un peuple fier,
Chassé de chez lui, arraché aux bras d'Iule,
Il crie au secours, et voie l'indigne trépas
Des siens, et qu'après avoir subi les lois
D'une paix honteuse, il ne puisse jouir ni
De sa royauté ni de la douce lumière
Mais qu'il meure avant le temps et sans sépulture,
Gise son cadavre au milieu des sables. Voilà
Ma prière et voilà le cri suprême qu'avec
Mon sang, j'exhale. Vous maintenant, ô Tyriens,

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Poursuivez avec vos haines toute sa race et
Tout ce qui sortira de lui ; telle est l'offrande
Que vous ferez parvenir à nos cendres, qu'aucune
Amitié, qu'aucune alliance entre nos peuples
N'existent. Et toi qui que tu sois, ô mon vengeur,
Né de mes ossements, par la torche et le fer,
Poursuis les colons Dardaniens maintenant,
Plus tard, chaque fois que tu en auras la force !
Rivages contre rivages, flots contre flots, j'en jette
L'imprécation, armes contre armes, qu'ils se battent
Eux et leurs descendants !"

Elle dit et son âme


S'agite en toutes sortes de pensées, cherchant
À en finir le plus vite avec l'odieuse
Lumière. Elle adresse quelques mots à Barcé,
La nourrice de Sychée, (car la cendre noire
De la sienne était restée dans la patrie
Artique) : "Chère nourrice, appelle ici ma sœur Anne ;
Dis-lui qu'elle se hâte de répandre sur elle
L'eau vive et d'amener avec elle les victimes
Et les offrandes expiatoires que l'on nous a
Prescrit. Qu'elle vienne donc. Toi-même ceins ton front
D'une pieuse bandelette ! Le sacrifice
En l'honneur du Jupiter Stygien, je veux

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L'achever, j'ai commencé les apprêts selon
Les rites, mettre un terme à mes peines, livrer aux flammes
Le bûcher du Dardanien."

Elle dit, la nourrice


Pressait son pas avec le zèle des vieilles femmes.
Frémissante, exaspérée par son monstrueux
Dessein, Didon, dans les yeux des lueurs sanglantes,
Les joues tremblantes et marbrées, pâle de sa mort
Prochaine, se précipite dans l'intérieur
De son palais, gravit égarée les degrés
Du haut bûcher, tire l'épée dardanienne :
Présent qui n'était point acquis à cet usage.
Elle a regardé les vêtements d'Ilion,
Ce lit si connu, elle a donné un instant
Aux larmes et aux pensées, puis elle s'est jetée
Sur le lit, prononçant ces dernières paroles :
"Douces reliques, tant que les destins, tant qu'un dieu
Le permirent, recevez mon âme, libérez-moi
De mes tourments. J'ai vécu et j'ai accompli
La route que m'avait assignée la fortune
Et maintenant une grande image de moi
S'en ira sous la terre. J'ai fondé une ville
Sans égale, j'ai vu mes remparts et j'ai vengé
Mon mari et puni le crime de mon frère.

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Heureuse, hélas ! trop heureuse si seulement
Les carènes dardaniennes n'avaient jamais
Touché nos rivages !" Elle dit, collant sa bouche
Sur le lit : "Je mourrai sans vengeance, mais mourrons.
Ainsi il me plaît de descendre chez les ombres
De la haute mer, le cruel Dardanien
Repaisse ses yeux des flammes de mon bûcher
Et emporte avec soi l'augure de notre mort."

Elle avait dit, et tandis qu'elle parlait encore,


Ses servantes la voient s'affaisser sous le fer,
L'épée recouverte d'une écume de sang,
Ses mains sans vie vers les voûtes de l'atrium,
La clameur se répand. La Renommée conduit
À travers la ville ébranlée sa bacchanale.
Lamentations, gémissements, cris de femme
Retentissent dans toutes les maisons. L'éther
Résonne de clameurs : on dirait qu'envahie
Par des ennemis, Carthage ou l'antique Tyr
S'écroule et que des flammes furieuses déferlent
Sur les demeures des hommes et des dieux.

Sa sœur
A entendu : à demi-morte, épouvantée,

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Hors d'haleine en sa course, meurtrissant son visage
Avec ses ongles et la poitrine avec ses poings,
Elle se jette éperdue à travers la foule
Et appelle par son nom la mourante : "C'était
Ton projet, ma sœur ! Tu cherchais à me tromper ?
Et voilà ce que me préparaient ce bûcher,
Ce feu et ses autels ? Mais de quoi me plaindre
D'abord en cet abandon ? As-tu dédaigné
D'avoir ta sœur pour compagne quand tu allais
Mourir ? Que ne m'appelais-tu à partager
Ton destin ? La même blessure et la même heure
Nous eussent emportées toutes les deux. J'ai dressé
[Fragment manquant-----------------------------]
Recueille le dernier souffle qui erre sur ses lèvres
Peut-être." Parlant ainsi, elle était arrivée
Sur les plus hauts degrés ; elle pressait dans ses bras
Sa sœur à demi-morte, la réchauffait contre elle
En gémissant, séchait avec ses vêtements
Les sombres flots de sang.

Et Didon essaya
De soulever ses lourdes paupières, de nouveau
Elle s'évanouit. La plaie qui l'a percée
Siffle au fond de sa poitrine. Trois fois sur le coude
En s'appuyant, elle s'est soulevée et trois fois

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Elle est retombée sur les coussins, de ses yeux
Égarés, elle a dans le ciel cherché là-haut
La lumière et gémi, l'ayant trouvé.

Alors
Junon toute puissante, ayant pris en pitié
Ses longues douleurs, et son trépas difficile
Envoya Tris de l'Olympe pour délivrer
L'âme en lutte et dénouer les liens du corps
Comme elle succombait à une mort non prescrite
Par le destin ni méritée, qu'elle périssait
Malheureuse avant le temps, prise d'un délire
Soudain, Proserpine n'avait pas encore défait
De sa tête le cheveu blond ni dévoué
Son destin à l'Orcus Stygien. Iris, donc
Déployant par le ciel ses ailes safranées
Couvertes de rosée qui reflètent au soleil
Les nuances de mille couleurs, descend et
S'arrête au-dessus de la mourante : "J'ai reçu
L'ordre d'apporter à Dis ce gage sacré,
Je te délie de ton corps, dit-elle". Et elle coupe
De sa main droite le cheveu dans l'instant même,
La chaleur se dissipe, la vie s'exhale aux vents.

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