Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Philippe Hamon
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)
Introduction.
Littérature et réclame : le cru et le cri
1. Sur la prégnance mémorielle de la réclame, de ses images et slogans, qui forme une sorte de mémoire
collective d’une génération, voir le témoignage de Georges P EREC : Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.
Les murs de la ville deviennent une sorte de nouvelle « maison de mémoire » (Frances Yates).
2. Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire, traite essentiellement du sens politique et juridique
du mot publicité. Traitant de la « publicité d’affaires », il la relie surtout à l’annonce de presse, et à sa
dimension financière. Voir aussi l’article « Publiciste » : « On s’est habitué, mais à tort, à donner le nom de
publiciste à tout journaliste. On doit réserver cette qualification à celui qui traite des matières politiques et
sociales avec une supériorité réelle, une réelle indépendance d’esprit. »
3. Voir, pour un seul exemple, le chapitre XXIII de La Fille Elisa de Goncourt (1877) qui décrit un
quartier de Paris proche de l’École militaire.
4. « Jantrou [le journaliste à la solde du banquier Saccard] avait réservé pour ce moment-là une
poussée dernière de réclame, la plus tonitruante des fanfares qu’on eût soufflée depuis longtemps dans
les trompettes de la publicité ; et il courut même une plaisanterie, on raconta qu’il avait fait tatouer ces
mots : Achetez de l’Universelle, aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en
les lançant dans la circulation » (Émile Z OLA, L’Argent, Les Rougon-Macquart, tome V, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, chapitre VIII, p. 252) On notera, dans cet extrait, la coexistence du
mot « réclame » et du mot « publicité ».
2012-1
Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 5
« nouveautés », eux-mêmes exposés dans des magasins. Mais la réclame s’attache aussi
bien à un lieu, un magasin, un objet d’art, un livre ou à une conduite « à la mode »
(« aller au Bois », « aller prendre les eaux », « aimer l’art japonais », « lire le dernier
roman de M. Bourget ») présentés comme exemplaires ou désirables, car bénéfiques
dans leurs effets et conséquences pour le bénéficiaire-acheteur ; mais la réclame
s’attache aussi à telle ou telle personne contemporaine en « exposition » permanente :
de celles que l’on appelle au XIXe siècle les « illustrations » du siècle, homme politique,
écrivain, actrice, artiste, explorateur ou clubman à la mode. Naissance de ce que
l’on appellera plus tard la « peopolisation » ou le « star-system » : ainsi Bonnetain
dans la Préface qu’il donne au roman « à clés » de Marie Colombier Les Mémoires de
Sarah Barnum (1884) félicite cette dernière d’avoir su peindre « l’Étoile, généralité
sociale, psychique et physiologique, telle que la font nos mœurs, nos goûts, notre
réclame », et le nom de Barnum, entrepreneur de spectacles américain et symbole
pour certains du siècle tout entier, est associé dans le roman à celui de la cantatrice
Jenny Lind. Gambetta, Zola ou Sarah Bernhardt sont accusés par leurs détracteurs de
ne vivre que d’auto-réclame5 . La réclame n’est donc pas liée uniquement au monde
des objets industriels et manufacturés, et des journaux comme La Vie parisienne ou Le
Figaro sont, avec leurs potins, « portraits des hommes d’aujourd’hui », et chroniques
mondaines, parmi les meilleurs vecteurs de ce star-system. Maupassant, dans une
chronique de 1881, rêvait de marier Gambetta (le modèle de Numa Roumestan) et
Sarah Bernhardt (le modèle de Sarah Barnum, ou de Dinah Samuel de Champsaur),
les deux grandes figures de l’(auto-)réclame. La Nana de Zola, au début du roman,
est d’abord un nom imprimé sur des affiches de théâtre, une rumeur, un nom qui
circule de bouche à oreille, avant d’être un corps à acheter, comme spectacle sur scène,
comme chair érotique dans un lit.
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)
5. Les Poètes maudits de Verlaine (éditions de 1886 et 1888), où figure Verlaine, est-il un livre
d’auto-réclame ?
Romantisme, n° 155
6 Philippe Hamon
6. Les nombreux volumes de l’album Mariani, intitulés « Figures contemporaines », contiennent des
biographies des célébrités de l’époque rédigées par V. Uzanne, accompagnées chacune d’un petit texte
manuscrit en fac-similé où « l’illustration contemporaine » objet de la biographie chante en quelques lignes,
en vers ou en prose (de Paul Adam à Zola, en passant par Hérédia, A. France, Ibsen, ou J. Verne, tous
les littérateurs s’y prêtent) les vertus du Vin tonique Mariani, lointain ancêtre du Coca-Cola. Le texte est
accompagné d’une signature et d’un portrait gravé sur bois d’après photographie. Un exemple, de Moréas :
« La plante au suc fameux que les magiciennes/Cueillaient sur le coteau d’un long rayon jauni/N’avivait
pas du sang les ardeurs anciennes/Comme, par ton secret, tu fais, Mariani ! » (Volume XI, 1908). Zola,
sentant sans doute le ridicule de l’entreprise, a inséré sa réclame dans la réclame, recopiant (à la main) sous
son portrait un passage de son Docteur Pascal. Combien d’inédits mirlitonesques de nos gloires littéraires
dorment ainsi dans la collection des albums Mariani.
2012-1
Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 7
Le grand magasin d’Octave Mouret, dans Au Bonheur des dames de Zola (1883),
roman qui concentre et passe le plus systématiquement en revue toutes les puissances
de la réclame, est avec la presse l’une de ces nouvelles usines à bruit : elle transforme
l’homme du XIXe siècle en auditeur passif soumis en permanence à ce bruit, à cette
criée permanente :
Aucun magasin n’avait encore remué la ville d’un tel fracas de publicité. Maintenant
le Bonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs en affiches, en
annonces, en appels de toutes sortes ; le nombre des catalogues envoyés allait à
quatre cent mille, on déchiquetait plus de cent mille francs d’étoffes pour les
échantillons. C’était l’envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles
du public, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sans relâche, soufflait
aux quatre coins de la terre le vacarme des grandes mises en vente. Et, désormais,
cette façade, devant laquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son
luxe bariolé et doré de bazar, ses vitrines à y exposer le poème entier des vêtements
de la femme, ses enseignes prodiguées, peintes, gravées, taillées, depuis les plaques
de marbre du rez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus
des toits, déroulant l’or de leurs banderoles, et où le nom de la maison se lisait en
lettres couleur du temps, découpées sur le bleu de l’air7 .
Cet envahissement est polysémiotique et polysensoriel : le « criard », le « dernier
cri », les « criailleries » de Zone, semblent l’apanage du discours de la publicité,
souvenir de ses origines orales – le « cri » ; le « slogan » désigne à l’origine un cri de
guerre – qu’il s’agisse du texte ou, tout aussi métaphoriquement, des couleurs de
l’image coloriée, souvent aussi qualifiée de « crue » – le cru et le cri serait donc sa devise8 .
Il provoque de la part des littérateurs la satire (Villiers de l’Isle-Adam : « L’affichage
céleste » ; « Critique de la réclame, satire des puffistes » est la devise du Tintamarre ;
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)
7. Émile Z OLA, Les Rougon-Macquart, tome III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1964, chapitre XIV, p. 763-764. On notera à nouveau, dans cet extrait, la coexistence du mot « réclame » et
du mot « publicité ».
8. Apollinaire avait prévu dans un premier temps d’appeler son grand poème de la « jolie rue
[...] industrielle » Zone : « Cri ». Sur « L’éclatante victoire de Sarrebruck » de Rimbaud, image belge
« brillamment coloriée », remportée « aux cris de Vive l’Empereur » voir Philippe H AMON , Imageries,
littérature et image au XIXe siècle, Paris, Corti, 2007, chapitre IX.
Romantisme, n° 155
8 Philippe Hamon
baptême du Prince Impérial dans Son Excellence Eugène Rougon de Zola), qui peuvent
se rencontrer sur certains murs. Un début d’intérêt (musées des arts décoratifs,
collectionneurs) apparaît (Champfleury, Delvau, Maindron, Grand-Carteret, Sagot,
O. Uzanne, A. Franklin), ainsi qu’un intérêt plus général pour l’« esthétique de la
rue » (L. Reybaud, G. Kahn, E. Magne) ou, sur un autre plan, plus sociologique et
psychologique, pour la « psychologie des foules », ce « mystère » (Paul Adam) des
temps démocratiques modernes, et pour le phénomène de « l’opinion » (Le Bon,
G. Tarde). Cette question de l’opinion, ce problème du « croire » (du « cru », pour
jouer sur les mots), d’un croire complexe (pour croire en un objet désirable il faut aussi
croire avec d’autres et croire à un système de valeurs), d’un « croire » qui déclenche
une action liée au crédit et aux créanciers (acheter), est au cœur de toute réflexion sur
la réclame et sur la psychologie de ce nouvel être universel, de ce nouvel acteur social,
le consommateur : quel est exactement son degré d’intoxication ? Question que l’on
pourrait aussi énoncer, en paraphrasant le titre de l’essai d’un historien contemporain
(Les grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paul Veyne, 1983), sous cette forme : « le public
croit-il aux boniments de la publicité ? » Et question que l’on peut évidemment poser
exactement dans les mêmes termes (« le lecteur croit-il aux fictions de la littérature ? »)
à toute la littérature, et notamment à cette « littérature industrielle » qui serait propre
au siècle. Le lecteur de littérature ne serait-il devenu qu’une variable du consommateur
crédule9 ?
Littérature et réclame ne se contentent pas de coexister, ou d’entrer en belligérance,
elles s’influencent et se fascinent mutuellement. La réclame a volontiers recours à
des procédés rhétoriques, donc littéraires, identifiables et récurrents. Elle a recours
souvent à l’enthymème, ce syllogisme raccourci, elliptique, qui est d’une efficacité
redoutable pour entraîner la persuasion10 . Elle utilise les références au mythe. Elle a
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)
9. Et l’on sait que l’étymologie du verbe croire renvoie au champ sémantique du contrat lié à l’argent
(créance, crédit, créancier...).
10. Voir Jacques D URAND , « Rhétorique et image publicitaire », Communications, n° 15, 1970.
11. Question en passant : quand Zola cite dans Le Ventre de Paris la marque Gervais parmi ses
fromages, quand Manet peint dans son Bar aux Folies-bergère une bouteille de bière Bass, identifiable par
2012-1
Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 9
– voir Au Bonheur des dames – et toutes les formes de « l’industriel », de Balzac à Zola),
mais aussi un nouveau modèle de livre et donc de lecture (l’album, c’est à dire le livre
qu’on ne lit plus, mais que l’on feuillette12 ) et de nouveaux modèles esthétiques dans
l’art de jouer des voisinages et de la disparate (sur le modèle de la page de journal où
coexistent texte non littéraire, texte littéraire, publicité rédigée et image), et dans l’art
(côté arts plastiques) de jouer des couleurs « plates » ou « criardes », ainsi que sur des
combinaisons inédites typographie-dessin. Une sorte de modernité « pré-pop-art »
s’esquisse bien là.
Car la réclame, sous toutes ses formes, est désormais intégrée, comme matériau,
processus, adjuvant, modèle ou repoussoir, à la littérature, surtout si cette dernière,
selon certains, est devenue elle-même « industrielle ». De nouvelles valeurs esthétiques,
de nouveaux genres, et une nouvelle poétique de la modernité se font alors jour :
W. Benjamin : « Étudier l’influence du commerce sur Lautréamont et Rimbaud ».
Cette influence se fait réciproquement, dans un siècle tout entier traversé, depuis la
fondation du Victoria et Albert Museum à Londres, par la question des rapports
entre art et industrie, par l’application de l’art à l’industrie et de l’industrie à l’art (voir
l’évocation des activités du journal d’Arnoux, « L’Art Industriel », « établissement
hybride », dans L’Éducation sentimentale). Car si l’industrie vient à l’art, l’art
(et la littérature) ne peuvent pas ne pas aller à l’industrie, donc à son langage
d’accompagnement, la réclame.
La réclame-texte et le texte-réclame entrent donc en contamination. « Que tes
strophes soient des réclames » proclame ironiquement Rimbaud (« Ce qu’on dit au
poète... ») qui, avec son poème « Paris » construit un poème fait de la juxtaposition
pure de slogans et de noms de firmes commerciales, et qui, avec « L’éclatante victoire
de Sarrebruck », parodie cette autre forme de réclame que constitue la propagande
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)
son triangle rouge, font-ils la promotion des marques en question ? Citer les objets et noms de la publicité
est-ce faire de la publicité ?
12. Sur la forme-album et la lecture-album comme formes dynamiques structurantes (la polysémioti-
cité, la disparate, la discontinuité, le feuilletage rapide...), voir Philippe H AMON, ouvr. cité, chapitre X.
Romantisme, n° 155
10 Philippe Hamon
Figure 1. Albert ROBIDA, « La chasse aux affiches », dans Le Dix-neuvième siècle, Paris, Decaux,
1888.
13. Voir le colloque Littérature et publicité, de Balzac à Beigbeder, dirigé par Laurence G UELLEC
(Musée des arts décoratifs, 28-30 avril 2011), qui comporte de nombreuses études sur le XXe siècle.
2012-1