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INTRODUCTION.

LITTÉRATURE ET RÉCLAME : LE CRU ET LE CRI

Philippe Hamon

Armand Colin | « Romantisme »

2012/1 n°155 | pages 3 à 10


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200927530
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Philippe HAMON

Introduction.
Littérature et réclame : le cru et le cri

Une nation dont la devise est « Tout pour l’enseigne. »


BALZAC, Théorie de la démarche.
Voir la bêtise et [...] ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient : les
réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par
hasard.
FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet (chap. 8)
Que tes strophes soient des réclames.
RIMBAUD, Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs

La réclame, phénomène qui accompagne la création de nouveaux objets marchands,


leur appellation, leur exposition dans des magasins, leur mise en vente et en circulation,
est un discours de persuasion public qui cherche à faire croire à la valeur de quelque
chose (objet matériel ou immatériel, produit industriel ou artistique, objet concret
ou conduite mondaine) pour en déclencher, conforter ou réorienter l’achat (ou la
pratique) par une certaine catégorie de consommateurs. Toute la panoplie de la
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sémiosis y est convoquée : marques, signes, noms propres, chiffres, groupes de signes,
signaux, images ou enseignes valant comme autant de consignes. C’est un faire-croire
(à une valeur, supposée positive) qui vise à un faire-faire (acheter). Variété, par
conséquent, de discours de ruse, ou de manipulation, ou de séduction. « La publicité
est la ruse qui permet au rêve de s’imposer à l’industrie » (W. Benjamin). Le mot
lui-même de « réclame », on le sait, tendra à être remplacé par celui de « publicité »
au XXe siècle. Il fait partie à l’origine du langage de la chasse (les appeaux qui leurrent
et attirent les oiseaux), de celui du livre (signal de bas de page destiné au relieur pour
qu’il enchaîne correctement le feuillet suivant) et de celui de la littérature (au théâtre,
signal d’appel de réponse pour un acteur qui doit enchaîner sa réplique). La littérature
(et son discours d’accompagnement la critique littéraire), discours de manipulation et
de séduction, discours adressé à un public, ne saurait donc être totalement étrangère
à la « réclame », et réciproquement. Chacune sert l’autre et se sert de l’autre. Chacune
contribue, à sa place et à sa manière, à l’extension et à la diversification d’un certain
type d’espace public qui circonscrit une certaine idée de la modernité, de la « mode »,

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4 Philippe Hamon

du « nouveau », de la « nouveauté », du « contemporain », ainsi qu’à la constitution


d’une certaine mémoire collective partagée1 .
Le XIXe siècle démocratique, industriel et commercial, voit proliférer les mani-
festations de la réclame, de ce que Pierre Larousse appelle la « publicité d’affaires »,
dans le domaine public2 . La rue se « sur-sémiotise3 », et les photographies urbaines
de la seconde moitié du XIXe siècle nous montrent les façades, les pignons et les
murs de la grande ville envahis par des enseignes, des images et des inscriptions. Ce
langage de louange, héritier de l’ancien régime épidictique et encomiastique, signale
les lieux de ventes (ce sont les enseignes proprement dites), baptise les innombrables
objets produits quotidiennement par les diverses industries, et les décrit et désigne
en utilisant toutes les sémiotiques disponibles : à la fois par le nom propre, la des-
cription, le slogan, les chiffres, la musique, la chanson, le cri, le logo et l’image. Ce
langage passe par des canaux et des supports divers, qui peuvent être concrets, comme
l’enseigne, le prospectus, le kiosque, le mur, l’annonce de presse, le catalogue, ou
l’affiche. Voire humains, dans la mesure où tout individu est désormais soumis, volens
nolens, aux directives de la mode, soit comme prescripteur, soit comme support,
soit comme destinataire-consommateur : on pourrait même dire que tout homme a
désormais vocation à devenir homme-sandwich (héros d’un long poème de Coppée) et
la femme, déjà « enseigne de l’homme », à devenir « porte-griffe » du grand couturier
(Renée, dans La Curée de Zola). Cette pratique a donc à faire avec la prostitution, art
d’afficher les femmes pour les vendre (les financiers d’un roman de Zola vont jusqu’à
tatouer leurs réclames sur la peau de certaines prostituées à la mode4 ). Ou bien, ruse
suprême à l’époque des débuts de la grande dématérialisation, la réclame passe par
des discours désoriginés, plus diffus, proches du mythe, comme la prescription de
la mode, « l’image de marque » (système de valeurs implicite et fondamental qu’il
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s’agit perpétuellement d’entretenir, ou de modifier, ou d’infléchir), la « notoriété »,
l’« opinion », la « vogue » ou la « rumeur publique », souvent gérées et entretenues
par les prescripteurs et bénéficiaires mêmes de ces discours.
Cette rumeur valorisante, cette prolifération de signes valant comme consignes,
est certes attachée prioritairement aux objets que l’on commence à appeler les

1. Sur la prégnance mémorielle de la réclame, de ses images et slogans, qui forme une sorte de mémoire
collective d’une génération, voir le témoignage de Georges P EREC : Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.
Les murs de la ville deviennent une sorte de nouvelle « maison de mémoire » (Frances Yates).
2. Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire, traite essentiellement du sens politique et juridique
du mot publicité. Traitant de la « publicité d’affaires », il la relie surtout à l’annonce de presse, et à sa
dimension financière. Voir aussi l’article « Publiciste » : « On s’est habitué, mais à tort, à donner le nom de
publiciste à tout journaliste. On doit réserver cette qualification à celui qui traite des matières politiques et
sociales avec une supériorité réelle, une réelle indépendance d’esprit. »
3. Voir, pour un seul exemple, le chapitre XXIII de La Fille Elisa de Goncourt (1877) qui décrit un
quartier de Paris proche de l’École militaire.
4. « Jantrou [le journaliste à la solde du banquier Saccard] avait réservé pour ce moment-là une
poussée dernière de réclame, la plus tonitruante des fanfares qu’on eût soufflée depuis longtemps dans
les trompettes de la publicité ; et il courut même une plaisanterie, on raconta qu’il avait fait tatouer ces
mots : Achetez de l’Universelle, aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables, en
les lançant dans la circulation » (Émile Z OLA, L’Argent, Les Rougon-Macquart, tome V, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, chapitre VIII, p. 252) On notera, dans cet extrait, la coexistence du
mot « réclame » et du mot « publicité ».

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Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 5

« nouveautés », eux-mêmes exposés dans des magasins. Mais la réclame s’attache aussi
bien à un lieu, un magasin, un objet d’art, un livre ou à une conduite « à la mode »
(« aller au Bois », « aller prendre les eaux », « aimer l’art japonais », « lire le dernier
roman de M. Bourget ») présentés comme exemplaires ou désirables, car bénéfiques
dans leurs effets et conséquences pour le bénéficiaire-acheteur ; mais la réclame
s’attache aussi à telle ou telle personne contemporaine en « exposition » permanente :
de celles que l’on appelle au XIXe siècle les « illustrations » du siècle, homme politique,
écrivain, actrice, artiste, explorateur ou clubman à la mode. Naissance de ce que
l’on appellera plus tard la « peopolisation » ou le « star-system » : ainsi Bonnetain
dans la Préface qu’il donne au roman « à clés » de Marie Colombier Les Mémoires de
Sarah Barnum (1884) félicite cette dernière d’avoir su peindre « l’Étoile, généralité
sociale, psychique et physiologique, telle que la font nos mœurs, nos goûts, notre
réclame », et le nom de Barnum, entrepreneur de spectacles américain et symbole
pour certains du siècle tout entier, est associé dans le roman à celui de la cantatrice
Jenny Lind. Gambetta, Zola ou Sarah Bernhardt sont accusés par leurs détracteurs de
ne vivre que d’auto-réclame5 . La réclame n’est donc pas liée uniquement au monde
des objets industriels et manufacturés, et des journaux comme La Vie parisienne ou Le
Figaro sont, avec leurs potins, « portraits des hommes d’aujourd’hui », et chroniques
mondaines, parmi les meilleurs vecteurs de ce star-system. Maupassant, dans une
chronique de 1881, rêvait de marier Gambetta (le modèle de Numa Roumestan) et
Sarah Bernhardt (le modèle de Sarah Barnum, ou de Dinah Samuel de Champsaur),
les deux grandes figures de l’(auto-)réclame. La Nana de Zola, au début du roman,
est d’abord un nom imprimé sur des affiches de théâtre, une rumeur, un nom qui
circule de bouche à oreille, avant d’être un corps à acheter, comme spectacle sur scène,
comme chair érotique dans un lit.
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La réclame sous ses diverses formes est identifiée en France (elle s’est développée
dès le milieu du XVIIIe siècle en Angleterre ; voir le personnage de Puff dans la comédie
de Sheridan : Le Critique, 1779) comme phénomène propre au siècle dès les premiers
chroniqueurs (de Jouy, Madame de Girardin, attentifs aux fluctuations de la « vogue »
et des diverses « modes »), dès Balzac et dès les Physiologies qui mettent en listes,
en classes, en espèces et sous-espèces les métiers et les professions. Ces dernières
contribuent à fixer (voir la Physiologie du Robert-Macaire de J. Rousseau, 1842) le
couple Gogo-Macaire, grugeur-grugé, floueur-floué, blagueur-blagué et ses multiples
avatars qui traversent tout le siècle, lui donnent comme son axe, sa colonne vertébrale.
Granville célèbre les « noces du Puff et de la réclame », et met en scène dans Un
autre monde les nouveaux personnages clés du siècle (Puff, Krackq, Hâble, Mendax)
Même chose avec les « petits genres » comme le vaudeville et les « revues », avec le
roman d’anticipation (Villiers, Verne, Robida, Souvestre) et surtout avec le roman
de mœurs qui met en scène de nombreux commerçants dans l’exercice de leur métier
et donc dans l’exercice de la réclame : voir bien sûr, chez Balzac, les personnages de
Gaudissart et de Birotteau, chez Zola Octave Mouret dans Au Bonheur des dames.

5. Les Poètes maudits de Verlaine (éditions de 1886 et 1888), où figure Verlaine, est-il un livre
d’auto-réclame ?

Romantisme, n° 155
6 Philippe Hamon

La réclame envahit, surtout à partir de 1848, les murs de la ville, transformant


ceux-ci en tribunes (les murailles révolutionnaires) ou en cimaises (voir V. Fournel :
Ce qu’on voit dans les rues de Paris, 1858), en spectacles d’expositions permanentes
(les grandes affiches commerciales en couleur de Rouchon s’imposent à partir de
1840). Elle envahit non seulement les murs mais les journaux, les fascicules des
livraisons des romans, les magazines et les magasins, les albums (l’Album Mariani)6 ,
les objets (les bibelots et souvenirs), et même le livre et la littérature à la fin du siècle :
voir, après 1880, les collections du « Livre-échange » ou du « Livre-réclame », où le
dernier best-seller de Zola par exemple, La Débâcle, apparaît en 1892 relié avec des
réclames pour des apéritifs, des hôtels ou des cosmétiques. La réclame participe à
ce « delirium-exposo-tremens » général (Taxile Delord, Le Charivari, 17 novembre
1855) propre au siècle, qui cherche à promouvoir, par l’exposition, l’écrit, la parole,
l’image, la vente de conduites sociales saisonnières (le tourisme, les eaux, les plages
à la mode, etc.) comme celle de cosmétiques (Balzac : César Birotteau), celle des
« nouveautés » (Balzac : « Un Gaudissart de la rue Richelieu », dans Le Diable à Paris),
d’actions en Bourse (Zola : L’Argent), comme celle de portions entières de territoires
(Maupassant : Mont-Oriol ; Céard : Terrains à vendre au bord de la mer ; Daudet :
Port-Tarascon), ou de la littérature elle-même (l’affiche de librairie – Zola a été au
début de sa carrière directeur de la publicité chez Hachette).
Alors que la réclame sollicite surtout les yeux du passant ou ceux du lecteur de
journal (par des textes à lire, par des images à regarder), que l’image et l’écrit semblent
remplacer le cri des divers marchands appelant le chaland, ce sont les métaphores du
bruit, c’est à dire de ce qui environne, cerne, « envoûte », obsède, abasourdit, assourdit,
cet omniprésent bruit qui fait comme le milieu naturel du siècle, qui semblent venir
comme naturellement sous la plume des écrivains : voir « Zone » d’Apollinaire, où le
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poète évoque « les affiches qui chantent tout haut » et « les inscriptions des enseignes
et des murailles/Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent ». Ce cri
résonne dans les titres de journaux comme Le Carillon, Le Grelot, le Tam-Tam, Le
Rappel, Le Charivari, Le Tintamarre, Le Clairon, Le Rire, La Fanfare, L’Éclat de rire,
Le Pétard, L’Annonce, L’Écho, La Cloche, Le Sifflet, Le Cri du peuple, etc. Un homme
jouant du tambour (ou du tambourin) sert de frontispice au journal Le Charivari ;
Zola notamment est souvent évoqué et caricaturé, par Robida et bien d’autres, avec
grosse caisse, trompettes, grelots, ou en homme-orchestre ; le Numa Roumestan de
Daudet est accompagné dans ses campagnes électorales d’un tambourinaire provençal.

6. Les nombreux volumes de l’album Mariani, intitulés « Figures contemporaines », contiennent des
biographies des célébrités de l’époque rédigées par V. Uzanne, accompagnées chacune d’un petit texte
manuscrit en fac-similé où « l’illustration contemporaine » objet de la biographie chante en quelques lignes,
en vers ou en prose (de Paul Adam à Zola, en passant par Hérédia, A. France, Ibsen, ou J. Verne, tous
les littérateurs s’y prêtent) les vertus du Vin tonique Mariani, lointain ancêtre du Coca-Cola. Le texte est
accompagné d’une signature et d’un portrait gravé sur bois d’après photographie. Un exemple, de Moréas :
« La plante au suc fameux que les magiciennes/Cueillaient sur le coteau d’un long rayon jauni/N’avivait
pas du sang les ardeurs anciennes/Comme, par ton secret, tu fais, Mariani ! » (Volume XI, 1908). Zola,
sentant sans doute le ridicule de l’entreprise, a inséré sa réclame dans la réclame, recopiant (à la main) sous
son portrait un passage de son Docteur Pascal. Combien d’inédits mirlitonesques de nos gloires littéraires
dorment ainsi dans la collection des albums Mariani.

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Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 7

Le grand magasin d’Octave Mouret, dans Au Bonheur des dames de Zola (1883),
roman qui concentre et passe le plus systématiquement en revue toutes les puissances
de la réclame, est avec la presse l’une de ces nouvelles usines à bruit : elle transforme
l’homme du XIXe siècle en auditeur passif soumis en permanence à ce bruit, à cette
criée permanente :
Aucun magasin n’avait encore remué la ville d’un tel fracas de publicité. Maintenant
le Bonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs en affiches, en
annonces, en appels de toutes sortes ; le nombre des catalogues envoyés allait à
quatre cent mille, on déchiquetait plus de cent mille francs d’étoffes pour les
échantillons. C’était l’envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles
du public, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sans relâche, soufflait
aux quatre coins de la terre le vacarme des grandes mises en vente. Et, désormais,
cette façade, devant laquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son
luxe bariolé et doré de bazar, ses vitrines à y exposer le poème entier des vêtements
de la femme, ses enseignes prodiguées, peintes, gravées, taillées, depuis les plaques
de marbre du rez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus
des toits, déroulant l’or de leurs banderoles, et où le nom de la maison se lisait en
lettres couleur du temps, découpées sur le bleu de l’air7 .
Cet envahissement est polysémiotique et polysensoriel : le « criard », le « dernier
cri », les « criailleries » de Zone, semblent l’apanage du discours de la publicité,
souvenir de ses origines orales – le « cri » ; le « slogan » désigne à l’origine un cri de
guerre – qu’il s’agisse du texte ou, tout aussi métaphoriquement, des couleurs de
l’image coloriée, souvent aussi qualifiée de « crue » – le cru et le cri serait donc sa devise8 .
Il provoque de la part des littérateurs la satire (Villiers de l’Isle-Adam : « L’affichage
céleste » ; « Critique de la réclame, satire des puffistes » est la devise du Tintamarre ;
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Zola : nouvelle « Une victime de la réclame », 1866), ou la colère (« Immense nausée
des affiches » écrit Baudelaire. De nombreux chroniqueurs associent « réclame »
à « décadence » ; Huysmans déplore dans À rebours les « monstrueuses et voyantes
infamies de la réclame »). Le bourgeois, la réclame des journaux et le cliché constituent
le triangle des Bermudes exécré de la « bêtise » propre au siècle (voir, en épigraphe
ci-dessus, ce qui devient intolérable à Bouvard et à Pécuchet). Plus rarement et
non sans provocation du côté de certaines avant-gardes à la recherche de contre-
modèles esthétiques non académiques et non légitimes, elle suscite la jubilation
pour l’inventivité des slogans et la couleur « crue » des images (Huysmans et les
affiches de Chéret, Rimbaud et les « peintures idiotes » et les « enseignes »), ou
pour les juxtapositions incongrues (Hugo, Rimbaud, Laforgue), « surréalistes » avant
la lettre, ou symboliques (l’affiche de la « Redingote grise » dans le chapitre du

7. Émile Z OLA, Les Rougon-Macquart, tome III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1964, chapitre XIV, p. 763-764. On notera à nouveau, dans cet extrait, la coexistence du mot « réclame » et
du mot « publicité ».
8. Apollinaire avait prévu dans un premier temps d’appeler son grand poème de la « jolie rue
[...] industrielle » Zone : « Cri ». Sur « L’éclatante victoire de Sarrebruck » de Rimbaud, image belge
« brillamment coloriée », remportée « aux cris de Vive l’Empereur » voir Philippe H AMON , Imageries,
littérature et image au XIXe siècle, Paris, Corti, 2007, chapitre IX.

Romantisme, n° 155
8 Philippe Hamon

baptême du Prince Impérial dans Son Excellence Eugène Rougon de Zola), qui peuvent
se rencontrer sur certains murs. Un début d’intérêt (musées des arts décoratifs,
collectionneurs) apparaît (Champfleury, Delvau, Maindron, Grand-Carteret, Sagot,
O. Uzanne, A. Franklin), ainsi qu’un intérêt plus général pour l’« esthétique de la
rue » (L. Reybaud, G. Kahn, E. Magne) ou, sur un autre plan, plus sociologique et
psychologique, pour la « psychologie des foules », ce « mystère » (Paul Adam) des
temps démocratiques modernes, et pour le phénomène de « l’opinion » (Le Bon,
G. Tarde). Cette question de l’opinion, ce problème du « croire » (du « cru », pour
jouer sur les mots), d’un croire complexe (pour croire en un objet désirable il faut aussi
croire avec d’autres et croire à un système de valeurs), d’un « croire » qui déclenche
une action liée au crédit et aux créanciers (acheter), est au cœur de toute réflexion sur
la réclame et sur la psychologie de ce nouvel être universel, de ce nouvel acteur social,
le consommateur : quel est exactement son degré d’intoxication ? Question que l’on
pourrait aussi énoncer, en paraphrasant le titre de l’essai d’un historien contemporain
(Les grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paul Veyne, 1983), sous cette forme : « le public
croit-il aux boniments de la publicité ? » Et question que l’on peut évidemment poser
exactement dans les mêmes termes (« le lecteur croit-il aux fictions de la littérature ? »)
à toute la littérature, et notamment à cette « littérature industrielle » qui serait propre
au siècle. Le lecteur de littérature ne serait-il devenu qu’une variable du consommateur
crédule9 ?
Littérature et réclame ne se contentent pas de coexister, ou d’entrer en belligérance,
elles s’influencent et se fascinent mutuellement. La réclame a volontiers recours à
des procédés rhétoriques, donc littéraires, identifiables et récurrents. Elle a recours
souvent à l’enthymème, ce syllogisme raccourci, elliptique, qui est d’une efficacité
redoutable pour entraîner la persuasion10 . Elle utilise les références au mythe. Elle a
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recours à la poésie, à ses assonances, à ses mètres et à ses rimes pour donner forme à
ses slogans (voir, dans la presse, les vers célébrant le Savon du Congo), cela pour les
vertus mémorisables du vers. Elle utilise également la métaphore et l’allégorie (en texte
comme en image), et semble parfois ne puiser ses procédés qu’aux deux extrémités
les plus efficaces et les plus simples du spectre rhétorique, soit dans le discours de
l’hyperbole, de l’excès et du superlatif, soit dans la panoplie des discours obliques,
comme l’euphémisme, la périphrase et la métonymie (on ne vend pas, on « offre » ; on
ne vend pas une crème de beauté ou une redingote, mais leurs « conséquences », de la
séduction et de l’élégance). En retour la réclame impose et généralise non seulement,
pour la littérature, et surtout pour la littérature réaliste friande d’effets de réel et
de détails du monde concret et contemporain, des référents-choses (des produits
de l’industrie), des référents-signes (des noms de marques), des référents-images
(l’affiche, etc.)11 et un nouveau personnel incontournable (l’homme-sandwich, le
commis-voyageur, le « calicot », le « publiciste », la consommatrice « fashion victim »

9. Et l’on sait que l’étymologie du verbe croire renvoie au champ sémantique du contrat lié à l’argent
(créance, crédit, créancier...).
10. Voir Jacques D URAND , « Rhétorique et image publicitaire », Communications, n° 15, 1970.
11. Question en passant : quand Zola cite dans Le Ventre de Paris la marque Gervais parmi ses
fromages, quand Manet peint dans son Bar aux Folies-bergère une bouteille de bière Bass, identifiable par

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Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri 9

– voir Au Bonheur des dames – et toutes les formes de « l’industriel », de Balzac à Zola),
mais aussi un nouveau modèle de livre et donc de lecture (l’album, c’est à dire le livre
qu’on ne lit plus, mais que l’on feuillette12 ) et de nouveaux modèles esthétiques dans
l’art de jouer des voisinages et de la disparate (sur le modèle de la page de journal où
coexistent texte non littéraire, texte littéraire, publicité rédigée et image), et dans l’art
(côté arts plastiques) de jouer des couleurs « plates » ou « criardes », ainsi que sur des
combinaisons inédites typographie-dessin. Une sorte de modernité « pré-pop-art »
s’esquisse bien là.
Car la réclame, sous toutes ses formes, est désormais intégrée, comme matériau,
processus, adjuvant, modèle ou repoussoir, à la littérature, surtout si cette dernière,
selon certains, est devenue elle-même « industrielle ». De nouvelles valeurs esthétiques,
de nouveaux genres, et une nouvelle poétique de la modernité se font alors jour :
W. Benjamin : « Étudier l’influence du commerce sur Lautréamont et Rimbaud ».
Cette influence se fait réciproquement, dans un siècle tout entier traversé, depuis la
fondation du Victoria et Albert Museum à Londres, par la question des rapports
entre art et industrie, par l’application de l’art à l’industrie et de l’industrie à l’art (voir
l’évocation des activités du journal d’Arnoux, « L’Art Industriel », « établissement
hybride », dans L’Éducation sentimentale). Car si l’industrie vient à l’art, l’art
(et la littérature) ne peuvent pas ne pas aller à l’industrie, donc à son langage
d’accompagnement, la réclame.
La réclame-texte et le texte-réclame entrent donc en contamination. « Que tes
strophes soient des réclames » proclame ironiquement Rimbaud (« Ce qu’on dit au
poète... ») qui, avec son poème « Paris » construit un poème fait de la juxtaposition
pure de slogans et de noms de firmes commerciales, et qui, avec « L’éclatante victoire
de Sarrebruck », parodie cette autre forme de réclame que constitue la propagande
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politique. Le style du « canard », le slogan et sa rhétorique lapidaire et formulaire
digne des Inscriptions et Belles-Lettres, les « cris de Paris » (évoqués dans la lettre-
préface de Baudelaire à Houssaye pour ses poèmes en prose), l’image et le texte de
propagande (voir, outre « L’éclatante victoire de Sarrebruck », Le mystère des foules
de Paul Adam, roman d’une campagne électorale), les listes commerciales (« Solde »
de Rimbaud), le bagout, la « parade », le ton bateleur et le boniment (Lautréamont),
la juxtaposition hétéroclite, les « images américaines » ou « yankees » (Laforgue, à
propos de Baudelaire) se mettent à parasiter le texte littéraire. Ce n’est pas étonnant,
à un moment où il est hautement revendiqué que le lecteur n’est qu’une variante du
flâneur, où le livre « vient de la rue » (Goncourt), où la « rue », le « magasin » et le
« boulevard » deviennent titres de journal (Carjat, Vallès, Charton) ou deviennent
genre (le théâtre « de boulevard »), où la rue devient le modèle du poème ou du
roman moderne (vitesse, juxtaposition, kaléidoscope de micro-événements, voisinages
incongrus, surprises, exposition des modes éphémères, fragmentation spectaculaire –

son triangle rouge, font-ils la promotion des marques en question ? Citer les objets et noms de la publicité
est-ce faire de la publicité ?
12. Sur la forme-album et la lecture-album comme formes dynamiques structurantes (la polysémioti-
cité, la disparate, la discontinuité, le feuilletage rapide...), voir Philippe H AMON, ouvr. cité, chapitre X.

Romantisme, n° 155
10 Philippe Hamon

voir Baudelaire, Coppée, Rimbaud, Verlaine). Deux régimes de parlures dévaluées


semblent parfois se partager le siècle et le « champ littéraire », entre lesquels la
littérature est sommée de choisir, ou avec lesquels elle doit composer : le ton bateleur,
toujours hyperbolique, toujours louangeur de la réclame d’un côté, la « blague »
toujours dénigrante de l’autre. Là est l’axe stylistique du siècle, son autre « colonne
vertébrale ».
Cet intérêt, mélange de fascination et de répulsion, est appelé à se perpétuer évi-
demment dans la littérature et l’art dans le dernier tiers du XIXe siècle et tout au long
du XXe siècle, toujours avec le roman de mœurs, attentif à l’évocation détaillée des
cadres urbains, mais aussi avec des genres comme le poème lyrique (des zutistes et du
Laforgue de la « Grande complainte de la ville de Paris, prose blanche » aux poètes
du Chat Noir, à Verhaeren et à l’Apollinaire de Zone, enchanté par « la grâce des rues
industrielles » ; mais déjà Fr. Coppée avait montré la voie) attentif aux formes insolites
d’une certaine poésie urbaine des « villes tentaculaires », ces deux genres étant sans
doute les genres littéraires les plus réceptifs à ces contre-modèles, pour promouvoir
une littérature que l’on pourrait, avant 1950, répétons-le, qualifier de « pop-art »
avant la lettre : voir Delaunay incluant des noms de marques dans ses tableaux, les
papiers collés cubistes, les surréalistes (Nadja, les tracts et prospectus-pamphlets), le
pop-art lui-même (Warhol), puis un certain nouveau-nouveau roman (des Choses de
Perec à Echenoz et Houellebecq) ou, tout récemment, le court métrage d’animation
français « Logorama », de Fr. Alaux, H. de Crécy et L. Houplain primé aux « Oscars »
d’Hollywood en 201013 .
© Armand Colin | Téléchargé le 30/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.3.180.17)

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Figure 1. Albert ROBIDA, « La chasse aux affiches », dans Le Dix-neuvième siècle, Paris, Decaux,
1888.

13. Voir le colloque Littérature et publicité, de Balzac à Beigbeder, dirigé par Laurence G UELLEC
(Musée des arts décoratifs, 28-30 avril 2011), qui comporte de nombreuses études sur le XXe siècle.

2012-1

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