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1 - La Batarde D'istanbul - Elif Shafak - (2007)
1 - La Batarde D'istanbul - Elif Shafak - (2007)
LA BÂTARDE D’ISTANBUL
Titre original :
The Bastard of Istanbul
© Elif Shafak, 2007.
© Éditions Phébus, Paris, 2007, pour la traduction française.
ISBN 978-2-264-04740-3
PRÉFACE
D’Amin Maalouf
Ce n’est pas un hasard si la Turquie est aujourd’hui le
terreau d’une grande littérature. Celle-ci naît toujours des
fractures, des blessures, des déséquilibres et des incertitudes.
Elle naît de l’illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à-faux
et du malentendu. Elle naît – pour reprendre le mot forgé par
Pessoa – d’une intranquillité. Celle de la Turquie est intense,
puisque le pays s’est détourné de son passé ottoman et qu’il a
renoncé à sa primauté au sein du monde musulman pour
s’identifier à l’Europe, alors que celle-ci ressasse encore et
encore le souvenir des janissaires sous les murs de Vienne.
Que faire lorsqu’on a derrière soi l’abîme et devant soi
une porte fermée, ou faussement entrouverte ? En quête d’une
issue de secours, les écrivains de la moderne Constantinople
multiplient les interrogations, parfois expressément formulées,
souvent implicites. Comment desserrer l’étau de la religion
sans dériver vers d’autres fanatismes ? Comment garder son
équilibre, au siècle des civilisations jalouses, lorsqu’on a un
pied posé à l’ouest du Bosphore et l’autre pied à l’est ?
Comment survivre, à l’âge des inquisitions réciproques,
lorsqu’on a été l’héritier majestueux et turbulent des califes
arabes comme des empereurs romains ?
Elif Shafak assume l’ensemble de ces dilemmes, se
refusant à être la femme d’un seul combat. À l’image de son
pays, elle s’interroge constamment sur la mémoire, la
tradition, la religion, la nation, la modernité, la langue,
l’identité. Et elle apporte chaque fois des éclairages
audacieux et subtils. Jamais elle ne s’écarte du récit pour
assener un sermon, une démonstration, ou une profession de
foi ; ses idées les plus fortes arrivent en leur temps, au gré de
l’histoire, au fil des murmures, sous de sages déguisements et
d’insolents sourires.
Son univers est celui des femmes éternelles et des hommes
qui passent. Toutes portent le deuil d’un père, d’un mari, d’un
amant ou d’un fils, mais elles s’accommodent de l’absence, on
ne les imagine pas enveloppées de noir. Le gynécée est pour
elles le pivot de la Terre et du Ciel, il est le lieu de la
conformité comme de la transgression, des têtes voilées et des
flancs tatoués, et l’on s’y installe soi-même avec ravissement,
et l’on se laisse apprivoiser par ses habitantes espiègles,
opiniâtres ou fantomatiques.
Sous le toit de la grande maison ottomane, les femmes
devisent de tout. Quand les esprits s’animent, les tentures
s’écartent et les interdits se dissolvent. En son pays, la jeune
romancière a suscité l’émoi, et dans certains milieux la
fureur, pour avoir osé aborder de front la question
arménienne. Son livre met d’ailleurs en scène une famille de
chaque origine, et même quelques personnages appartenant
aux deux peuples à la fois. C’est là, pour les uns, à l’évidence
une provocation, mais pour d’autres il s’agit d’une saine
démarche iconoclaste, menée sans doute avec fougue, mais
avec un constant souci de rassembler, de réconcilier et
d’exorciser.
Si Elif Shafak décoche çà et là quelques flèches en
direction d’un Arménien ou d’un Turc, c’est invariablement
affectueux, quasiment maternel, et rarement immérité. Et si tel
ou tel de ses personnages adopte quelquefois, par bravade,
une posture de cynisme ou de nihilisme, ce n’est là qu’un
écran, l’inspiration profonde est tout autre, elle est généreuse,
elle est pacificatrice, et même rédemptrice.
Mieux que cela encore, elle est porteuse d’un vieux rêve
aujourd’hui malmené, celui d’un Orient aux langues et aux
croyances multiples, celui de cette galaxie d’étoiles
resplendissantes qui avaient pour noms Alexandrie,
Salonique, Smyrne, Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, et d’abord, à
tout seigneur tout honneur, la sublime et millénaire
Constantinople où se côtoyaient des Serbes, des Albanais, des
Bulgares, des Polonais en rupture de ban, des chrétiens
échappés de Mésopotamie et des Juifs chassés d’Espagne ;
Constantinople où, au XIXe siècle, un député grec prenait
quelquefois la parole au Parlement ottoman pour remercier
son collègue du mont Liban d’avoir traduit en arabe l’Iliade
ou l’Odyssée ; Constantinople où, trois siècles plus tôt, un
architecte d’origine arménienne construisait les plus
somptueuses mosquées.
À présent, chaque étoile de cette galaxie est ternie et
souillée par une tragédie récente. En cent ans, le passé a été
éviscéré, et l’avenir aboli. C’est dire la consolation
qu’éprouvent les incurables rêveurs de ma génération trahie
en retrouvant leur idéal intact, et même passionnément
réhabilité, sous la plume fervente de celles et ceux qui feront
la littérature du siècle qui commence.
Pour Eyup et Pehrazat Zelda
Il fut, et ne fut pas, un temps où les créatures de Dieu
abondaient comme le grain, et où trop parler était un péché…
Préambule d’un conte turc…
et d’un conte arménien
I. CANNELLE
Enfin !
Oui… répondit-elle.
Sentant son hésitation, il continua :
Il n’a pas l’air plus sympa ni plus intéressant que les autres
artistos branchés de ce café miteux. L’avant-garde intello
d’un pays du tiers-monde et qui est écœurée par elle-
même.
Pas de réponse.
Ingrédients
1/2 tasse de pois chiches
1 tasse de blé concassé
1 tasse de riz blanc
1 tasse 1/2 de sucre
1/2 tasse de noisettes grillées
1/2 tasse de pistaches
1/2 tasse de pignons de pin
1 cuillère à café de vanille en poudre 3 tasses d’eau
1/3 de tasse de raisins de Smyrne
1/3 de tasse de figues sèches
1/3 de tasse d’abricots secs
1/2 tasse d’écorce d’orange
2 cuillères à soupe d’eau de rose
Garniture
2 cuillères à soupe de cannelle
1/2 tasse d’amandes blanchies et effilées
1/2 tasse de grains de grenade
Préparation
La veille de la préparation, il faut faire tremper comme suit
la plupart des ingrédients, dans des récipients séparés :
Dans une terrine, couvrez les pois chiches d’eau froide et
laissez-les macérer toute la nuit. Le blé et le riz doivent être
soigneusement rincés puis couverts d’eau dans une autre
terrine. Faites tremper les figues, les abricots et l’écorce
d’orange dans de l’eau chaude pendant une demi-heure, puis
filtrez et réservez l’eau ; hachez les fruits, mélangez-les aux
raisins de Smyrne et réservez.
Cuisson
Couvrez les pois chiches de quatre litres d’eau froide.
Portez à ébullition puis faites cuire à feu moyen environ une
heure, jusqu’à ce qu’ils soient tendres. Pendant que les pois
chiches cuisent, faites bouillir trois litres d’eau, versez-y le blé
et le riz, faites frémir à feu doux en remuant fréquemment,
environ une heure, jusqu’à ce que le blé et le riz soient
tendres.
Ajoutez l’eau, le sucre, les noisettes grillées et les pignons
de pin puis portez le tout à ébullition à feu moyen en remuant
constamment. Laissez frémir en remuant encore 30 minutes au
moins. Le mélange doit épaissir jusqu’à ce qu’il ait une
consistance crémeuse. Ajoutez la vanille, les raisins, les figues
et les abricots et laissez cuire encore 20 minutes, en remuant
constamment. Éteignez le feu et ajoutez l’eau de rose. Laissez
le aşure refroidir à température ambiante au moins une heure.
Saupoudrez de cannelle et garnissez d’amandes effilées et de
grains de grenade.
Dans la chambre des filles, Armanoush était pensive
depuis son réveil. Elle n’avait goût à rien. Asya avait sorti le
tablier du tavla et mis un disque de Johnny Cash.
— Double six ! Veinarde !
Armanoush regarda ses pions tristement, comme si elle
espérait qu’ils se déplaceraient seuls.
— J’ai l’affreux pressentiment qu’il est arrivé quelque
chose de grave.
— Ne t’inquiète pas, dit Asya qui, en manque de nicotine,
mâchonnait le bout de son crayon. Ta mère avait l’air d’aller
bien, quand tu lui as parlé. Grâce à toi ils vont nous rendre
visite. Tu vas bientôt rentrer chez toi…
Bizarrement, ses mots résonnèrent comme un reproche. En
réalité, elle était triste à l’idée de leur prochaine séparation.
— Je ne sais pas, c’est juste une sensation dont je ne
parviens pas à me débarrasser. Ma mère ne quitte jamais
l’Arizona. Pas même pour se rendre au Kentucky. Qu’elle
puisse prendre l’avion pour Istanbul me paraît surréaliste. Et
en même temps, c’est tout elle. Elle ne supporte pas de perdre
le contrôle sur ma vie. Elle traverserait le globe pour
m’espionner.
En attendant qu’Armanoush choisisse où placer son pion
sur le tablier, Asya replia ses jambes sous elle et rédigea
mentalement un nouvel article de son Manifeste Nihiliste
Personnel.
Article dix : Si tu te trouves une amie sincère, arrange-toi pour oublier
que tôt ou tard la solitude l’emporte sur l’amitié et que vous finirez
votre existence chacune de votre côté.
Traduit de l’anglais
par Aline Azoulay
1 Signifie « père » en turc. (Sauf mention contraire, toutes
les notes sont de la traductrice.)