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Revue belge de philologie et

d'histoire

La lèpre dans l’Angleterre médiévale. À propos d’un livre récent


Bruno Tabuteau

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Tabuteau Bruno. La lèpre dans l’Angleterre médiévale. À propos d’un livre récent. In: Revue belge de philologie et
d'histoire, tome 87, fasc. 2, 2009. pp. 365-418;

doi : 10.3406/rbph.2009.7678

http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2009_num_87_2_7678

Document généré le 26/05/2016


BIBLIOGRAPHIE – BIBLIOGRAFIE

La lèpre dans l’Angleterre médiévale.


À propos d’un livre récent (1)

Bruno Tabuteau
Université de Picardie

Sur la lèpre médiévale, la France avait déjà ses magistrales synthèses


historiques, nationale et régionales, produites par Françoise Bériac, puis
François-Olivier Touati, dans les années 1980 et 1990 (2). L’Angleterre a
désormais la sienne, grâce au remarquable travail que Carole Rawcliffe a
accompli dans cette décennie 2000 (3).
Carole Rawcliffe est professeur d’histoire médiévale à l’université d’Est-
Anglie. Parmi de nombreuses publications, ses ouvrages sur les hôpitaux de
Norwich (The Hospitals of Medieval Norwich, 1995 ; Medicine of the Soul :
The Life, Death and Resurrection of an English Medieval Hospital: St Giles’s,
Norwich, 1999) et sur la médecine et la société en Angleterre (Medicine and
Society in Later Medieval England, 1995) (4) lui ont mérité une réputation

(1) Carole RAWCLIFFE, Leprosy in Medieval England, Woodbridge, The Boydell Press,
2006 ; un vol. in-8°, XIII-421 p.
(2) Françoise BÉRIAC, Histoire des lépreux au Moyen Âge. Une société d’exclus, Paris,
Imago, 1988, 278 p. ; EAD., Des lépreux aux cagots. Recherches sur les sociétés margina-
les en Aquitaine médiévale, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1990, 530 p. ;
François-Olivier TOUATI, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les
léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris-
Bruxelles, De Boeck Université, 1998, 866 p. ; ID., Archives de la lèpre. Atlas des léprose-
ries entre Loire et Marne au Moyen Âge, Paris, Éditions du Comité des Travaux historiques
et scientifiques, 1996, 394 p.
(3) Voir aussi, en Belgique, Walter DE KEYZER, La lèpre en Hainaut. Contribution à
l’histoire des lépreux et des léproseries, du XIIe au XVIe siècle, thèse de doctorat de phi-
losophie et lettres (histoire), inédite, Université libre de Bruxelles, 1992, 708 p. ; ID. et al.,
La lèpre dans les Pays-Bas (XIIe-XVIIIe siècle), Bruxelles, Archives générales du Royaume,
1989, 141 p. Et, pour la Suisse, Piera BORRADORI, Mourir au Monde. Les lépreux dans le
Pays de Vaud (XIIIe-XVIIe siècle), Lausanne, 1992 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale,
7), 246 p.
(4) Carole RAWCLIFFE, The Hospitals of Medieval Norwich, Norwich, Centre of East
Anglian Studies, 1995, 192 p. ; EAD., Medicine of the Soul : The Life, Death and Resur-
rection of an English Medieval Hospital: St Giles’s, Norwich, c. 1249-1550, Stroud, Sutton
Publishing, 1999, 320 p. ; EAD., Medicine and Society in Later Medieval England, Stroud,
Sutton Publishing, 1995, 241 p.

Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 87, 2009, p. 365–418

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internationale d’historienne de la médecine et des hôpitaux dans son pays au


Moyen Âge, réputation que son dernier livre sur la lèpre ne démentira pas.
Ce livre « changera pour toujours l’image de la lèpre médiévale »,
proclame l’éditeur, avec quelque emphase, au rabat de la jaquette, vantant
ainsi « la première étude académique sérieuse sur une maladie entourée
d’idées fausses et de préjugés ». Et de citer, par exemple, les poncifs du XIXe
siècle sur la ségrégation des lépreux au Moyen Âge, la grande ambivalence,
plutôt, des attitudes à leur égard, une austérité des léproseries mesurée à
l’aune de leurs modèles monastiques, la validité du diagnostic et la large
gamme des traitements médicaux de la maladie, ou encore la combinaison
complexe des divers facteurs de son déclin. Toutes choses susceptibles de
surprendre même les spécialistes, souligne-t-on. Telle affirmation, au delà
de préoccupations purement promotionnelles, n’étant, il est vrai, pas dénuée
de fondement en ce qui concerne nombre d’historiens dont les maladies, la
lèpre en particulier, n’entrent pas absolument dans le champ du savoir. Il est
rappelé, pourtant, que l’histoire de la maladie croise des plans multiples :
biologique, environnemental et médical ; social, économique et juridique ;
religieux et culturel.
Le livre de Carole Rawcliffe consacre, en Grande-Bretagne, le
renouvellement de la recherche, par ailleurs général dans l’Europe du Nord-
Ouest, depuis les années 1980, sur une maladie emblématique du Moyen
Âge – et une de ces maladies qui sont des faits sociaux majeurs, partant
des observatoires privilégiés et dynamiques des sociétés du passé. L’auteur
ne manque pas, au demeurant, dans ses remerciements et derechef dans son
introduction, de se référer à des travaux qui, à ses yeux, ont marqué une
rupture historiographique déterminante pour toute étude nationale postérieure,
ceux de F.-O. Touati, dont elle salue la méthode interdisciplinaire, la révision
des stéréotypes et l’aspiration à une « histoire totale » (en français dans le
texte). Mais d’autres chercheurs participent à la nouvelle histoire de la lèpre,
au rang desquels l’Américain Luke Demaitre, qui a beaucoup contribué à
transformer, dans l’historiographie anglo-saxonne, la connaissance des
approches médicales de cette maladie au Moyen Âge, spécialement dans
un livre paru seulement quelques mois après celui de Carole Rawcliffe, sur
la lèpre avant la médecine moderne (Leprosy in Premodern Medicine) (5).
L’ouvrage de David Marcombe sur les chevaliers de Saint-Lazare en
Angleterre (Leper Knights) et, auparavant, la thèse de Max Satchell sur
l’apparition des léproseries dans l’Angleterre médiévale, témoignent aussi,
quant à eux, de la qualité des études britanniques de la décennie écoulée (6).
Dès l’introduction, l’auteur pose enfin clairement la question du vocabulaire
à appliquer aux lépreux du Moyen Âge. Elle justifie l’usage qu’elle fait dans
son livre du terme ordinaire de « lepers », plutôt que d’une quelconque
expression anachronique ou euphémique désignant ceux qui souffrent de la
maladie de Hansen (« sufferers from Hansen’s disease »). Intellectuellement

(5) Luke DEMAITRE, Leprosy in Premodern Medicine. A Malady of the Whole Body,
Baltimore, The John Hopkins University Press, 2007, 323 p.
(6) David MARCOMBE, Leper Knights : The Order of St Lazarus of Jerusalem in Eng-
land, c.1150-1544, Woodbridge, The Boydell Press, 2003, 342 p. ; Max SATCHELL, The
Emergence of Leper-Houses in Medieval England, thèse de doctorat de philosophie (his-
toire), inédite, Université d’Oxford, 1998, 476 p.

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rigoureuse et non pas insensible au sort de ses congénères, l’historienne a


résolu de ne pas sacrifier à une dérive contemporaine, dans un monde anglo-
saxon influent, qui consiste à bannir systématiquement de tout discours et de
toute publication, y compris historiques, y compris traduits d’autres langues,
le mot anglais « leper » – plus lourdement connoté que le français « lépreux »,
à ce qu’il semble –, par crainte d’ajouter à la stigmatisation des malades, sur
la recommandation expresse de l’Organisation Mondiale de la Santé. Nous
saluerons, ici, la position de notre collègue, frappée au coin du bon sens.
Son ouvrage est traversé par le souci d’ajuster les mots à leurs objets,
essentiel, en effet, en histoire des maladies. L’index général – qui mêle, sur
vingt pages, onomastique et thématique – le formalise in fine. On y notera
la distinction faite entre la maladie de Hansen telle qu’elle est définie par
les cliniciens d’aujourd’hui, la sāra‘ath biblique, l’elephantia de l’Antiquité
gréco-romaine, la judhām « musulmane » et surtout la lepra médiévale, outre
la lèpre spirituelle, associée à divers péchés.
Mais les léproseries et quelques hôpitaux et aumôneries ont leur propre
index, sur quatre pages, qui les indique par leur toponymie et qui clôt le livre.
Les index sont précédés d’une copieuse bibliographie de trente-six pages,
débutant par une sobre liste, toutefois, de sources manuscrites. L’auteur s’est
principalement servi de sources éditées. Pour le reste, si la bibliographie
est évidemment nettement dominée par la production britannique, les titres
étrangers y sont également bien représentés.
Sept chapitres partagent l’ouvrage, de trente à soixante pages chacun, une
cinquantaine le plus souvent. Ils sont dûment annoncés dans l’introduction,
laquelle s’ouvre par le tableau sommaire de l’épidémiologie historique de
la lèpre et des caractéristiques de cette maladie. On y découvre d’emblée
une chronologie des commencements en Angleterre assez comparable à
celle du continent, avec un témoignage archéologique originel que serait le
squelette d’un lépreux exhumé d’une nécropole brito-romaine du IVe siècle, à
Dorchester, puis l’absence d’institution connue pour ce type de malade avant
la conquête normande au XIe siècle.
Le premier chapitre, le moins long, disserte sur la construction
historiographique du XIXe siècle, qui nous a légué le cliché du lépreux paria
d’un âge d’obscurantisme. Les quatre suivants fonctionnent sur un mode
binaire, mettant en balance le corps et l’âme, le malade et le valide, le prêtre
et le médecin, la médecine et la chirurgie, pour traiter respectivement des
idées médiévales sur les causes de la lèpre, des réactions face à la souffrance,
du problème du diagnostic et de la lutte contre la maladie. Les deux derniers
portent sur les lépreux dans la société et sur la vie dans les léproseries. Bel
échantillon du corpus documentaire de la lèpre dans l’Angleterre médiévale
non exclusivement, de fréquentes citations in texto et quarante cartes, plans
et reproductions photographiques (en noir et blanc) de miniatures, dessins,
gravures et peintures, sceaux, vitraux, sculptures et édifices, illustrent
avantageusement l’ensemble.

Modèles historiographiques d’un mythe


Le premier chapitre : « Creating the Medieval Leper: Some Myths and
Misunderstandings », renvoie donc à l’image persistante, jusqu’à notre

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époque, du lépreux de la légende noire du Moyen Âge, rejeté aux marges


de la société chrétienne. Image fantasmée par un XIXe siècle prétendument
positiviste et sur le processus d’élaboration de laquelle Carole Rawcliffe
propose trois modèles d’analyse.
D’abord, le modèle biomédical des « contagionnistes ». Les pathologistes
et historiens contagionnistes ont fait de la lèpre une dangereuse maladie
transmissible, qui aurait inspiré la terreur et entraîné la répression. Ils
ont assimilé les anciennes maladreries à ces centres de détention qu’ils
réclamaient eux-mêmes au siècle de la médecine scientifique naissante mais
aussi d’un impérialisme colonial qui exposait de nouveau les Européens à la
maladie. Ils ont répugné, en revanche, à replacer le lépreux médiéval dans
son « milieu » (en français dans le texte) et ont occulté ce que les archives
nous disent des réalités religieuses, institutionnelles et juridiques dont était
fait en particulier ce « milieu ». La question des rites d’admission dans les
léproseries est exemplaire à ce sujet. Que n’a-t-on pas raconté sur la messe
des lépreux (« Leper Mass »), dont les sensibilités victoriennes se plaisaient
à imaginer le spectacle morbide, alors que l’Angleterre médiévale n’a laissé
aucun témoignage de ce rituel et qu’on ne le rencontre, dans des textes
liturgiques imprimés, qu’avec la disparition de la lèpre, à partir du XVIe
siècle ! Attestations tardives, voire anachroniques, en Angleterre comme sur le
continent. Avec la « Leper Mass », l’autre pièce maîtresse de l’argumentation
des contagionnistes et ségrégationnistes, cette fois ressortissant au droit
commun, a été l’ordonnance royale De leproso amovendo, à l’histoire
incertaine, probablement la lettre close d’Édouard III qui chassait les lépreux
des tavernes, bordels et rues de Londres, en 1346.
Les missionnaires chrétiens ont été moins réceptifs au modèle biomédical
et ont préféré envisager un monde de parias, lépreux « impurs » de la loi
mosaïque, mais appelant l’héroïsme des saints. Le succès, si ce n’est la
« raison d’être » (en français dans le texte) de l’action missionnaire parmi les
lépreux aux XIXe et XXe siècles, reposait sur leur victimisation tant morale
que physiologique. Un intensif programme d’évangélisation visait ces patients
de la médecine coloniale écartés de leur environnement familier et promis à
la guérison par le salut. De la sorte, l’asile de lépreux paraissait hériter en
droite ligne de la maladrerie médiévale et les « héros chrétiens » (« Christian
heroes ») qui s’y occupaient des malades, à l’instar du père Damien à
Molokaï, marchaient sur les pas des saint François d’Assise du Moyen Âge.
Basé sur une propagande malsaine mais jugée nécessaire à la collecte des
fonds des missions d’outre-mer, le modèle missionnaire a alimenté la peur
de la contagion en métropole, tout en faussant durablement l’attitude de
beaucoup d’Asiatiques et d’Africains face au « problème lépreux » (« the
leper problem »).
Le troisième modèle est littéraire. Best-seller international publié en
1880, le roman du général américain Lewis Wallace, Ben-Hur, a renforcé
le stéréotype biblique du lépreux proscrit, campé par la mère et la sœur du
héros. Carole Rawcliffe n’ignore pas non plus les œuvres françaises de Xavier
de Maistre ou de Gustave Flaubert, diffusées outre-Manche, qui mettent en
scène des lépreux incarnant les thèmes de la pieuse et souffrante résignation
(Le lépreux de la cité d’Aoste), de la dégradation physique (Salammbô)
ou du miracle christique (La légende de saint Julien l’Hospitalier), cher
à l’hagiographie médiévale. Les thèmes du péché, de la corruption, de la

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souffrance et du rejet se retrouvent dans un poème de l’Anglais Algernon


Swinburne, The Leper (1866), où Dieu frappe de la lèpre une grande dame
du Moyen Âge, belle mais légère, qui a suscité la passion illicite d’un simple
clerc. En phase avec l’image de la maladie promue par les contagionnistes,
la fiction populaire s’est emparée de ces thèmes, plus portée à choquer qu’à
moraliser. Dans The Black Arrow, roman de Robert Louis Stevenson – qui
visitera Molokaï – paru en feuilleton en 1883, le héros et son ami ont affaire
à un étranger lépreux et aveugle mais menaçant. Dans une autre œuvre
célèbre, The Picture of Dorian Gray (1890-1891), Oscar Wilde décrit « les
lèpres du péché » (the « leprosies of sin »). La macabre fascination n’est pas
l’apanage des auteurs britanniques. Admirateur de Wilde et de Stevenson,
le Français Marcel Schwob, dans La croisade des enfants, invente une
créature misérable, tourmentée et vampirique car prête à sucer le sang des
jeunes innocents qui passent sur sa route ! Et le théâtre parisien donne la
pièce scandaleuse de Henri Bataille, La lépreuse, dans laquelle un jeune
homme est délibérément infecté par la fille de lépreux dont il est tombé
amoureux.
Les auteurs de littérature médicale, missionnaire ou romanesque du
XIXe et du début du XXe siècle n’ont pas seuls nourri le mythe du lépreux
médiéval, relève cependant Carole Rawcliffe. Ils ont été relayés par des
générations de savants qui ont trop facilement pris pour argent comptant
maintes considérations ou hypothèses non fondées. Ainsi, dans son
importante étude de la lèpre dans la littérature du Moyen Âge, The Disease
of The Soul (1974), Saul Nathaniel Brody souscrit-il à la croyance que les
lépreux anglais moururent sur le bûcher, comme si de telles pratiques avaient
pu être récurrentes en Angleterre au lendemain de la persécution de 1321
dans le midi de la France, par l’effet de quelque aversion « endémique »
dans l’Europe médiévale contre ces malheureux. Mais chez combien de
médiévistes chevronnés ne pointerait-on pas pareilles bévues ! Carole
Rawcliffe estime enfin que l’intérêt croissant, ces dernières décennies, pour
l’histoire des déviances, transgressions et marginalités, a conforté les thèses
du XIXe siècle en reléguant encore les lépreux dans la cohorte des « social
outcasts » avec les prostituées, sorcières et criminels, hérétiques et juifs.
Nonobstant, d’autres sciences peuvent apporter d’utiles éclairages. Carole
Rawcliffe suggère d’identifier la « Leper Mass » à un rite de passage analogue
à ceux que l’anthropologue Victor Turner a observés dans les années 1950 en
Zambie : triple processus de 1) séparation de la communauté, suivi 2) d’une
période de limen (transition) et 3) soit d’une réintégration, soit d’une rupture
irrémédiable. Anthropologues et sociologues ne doutent pas de la pertinence
du concept de « liminality » – « liminalité » dirons-nous en français depuis
Arnold Van Gennep, dont Turner a été un émule – et celui-ci, aux yeux de
Carole Rawcliffe, nous aiderait à mieux appréhender l’hôpital prémoderne.
Des historiens et des archéologues ont déjà réinterprété, à la lumière des
travaux de Turner, les expériences des pèlerins et des femmes pieuses du
Moyen Âge par exemple. Cela vaudrait aussi pour les malades qui entraient
dans les léproseries. La messe pour les lépreux s’apparenterait alors à un
rituel d’exclusion par lequel le protagoniste, mort au monde, franchissait
symboliquement le seuil (ou limen) de son nouvel univers, debout à côté
d’une bière ou dans une tombe ouverte.

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Le discours médical médiéval

Mais à parler elle-même d’exclusion, Carole Rawcliffe ne prêterait-elle


pas à son tour le flanc à la critique du ségrégationnisme ? Sauf que, dans
le cas des lépreux du Moyen Âge, la maladrerie signifiait sinon une rupture
irrémédiable et complète avec le monde, du moins l’empêchement de toute
réintégration dans la vie d’avant. Car désormais, le lépreux devait espérer non
tant la guérison du corps que celle de l’âme. Les quatre chapitres binaires qui
constituent la matière principale du livre : « The Body and the Soul: Ideas
about Causation », « The Sick and the Healthy: Reactions to Suffering »,
« Priests and Physicians: The Business of Diagnosis », « Medicine and
Surgery : The Battle against Disease », articulent, voire imbriquent les deux
discours, médical et religieux, qui ont servi cette double finalité de soigner
les corps et de sauver les âmes.
L’historienne est rompue au discours médical médiéval, qu’elle privilégie
nettement : le discours médical par rapport au discours religieux, et le discours
médiéval pour chercher à comprendre, en s’affranchissant de « la tyrannie de
la médecine moderne », quelle vision les hommes du Moyen Âge avaient
de la lèpre. Et de quelle lèpre au vrai ? Interrogation préalable à l’étude de
l’étiologie, du diagnostic et du traitement de la maladie à cette époque.
Carole Rawcliffe y répond par une longue et judicieuse analyse
lexicale et sémantique. Nous en retiendrons qu’au XIIe siècle – le siècle
des léproseries –, c’est le mot lepra qu’a adopté Gérard de Crémone pour
traduire en latin l’arabe judhām du Liber canonis d’Avicenne, qui allait faire
autorité dans la médecine occidentale – quoique, en Angleterre, le Canon
n’ait pas figuré au programme d’enseignement des deux petites facultés de
médecine d’Oxford et de Cambridge. Cette lèpre sur laquelle médecins et
savants musulmans ne se trompaient point, c’était l’elephantiasis des anciens
au début de notre ère. Au Moyen Âge, le terme d’elephantiasis a été employé
avec celui d’elephantia soit comme synonymes de lepra, soit pour qualifier
un type humoral spécifique de la maladie, ou sa forme lépromateuse, plus
grave, par rapport à une lepra tuberculoïde. Lepra avait été introduit dans le
vocabulaire latin par saint Jérôme, qui s’était contenté de translittérer le grec
λπρ dans sa Vulgate au IVe siècle. Or, λπρ était le nom de maladies
de peau bénignes du corpus hippocratique par lequel les Septante avaient
correctement rendu l’hébreu sāra‘ath de la Bible. À cause de traductions
latines fautives, les médiévaux se sont donc aisément expliqué l’éviction des
« lépreux » dans le Lévitique en finissant par amalgamer la maladie qu’ils
éprouvaient et une lèpre vétérotestamentaire qui recouvrait en réalité des
maladies de peau. Le vocabulaire des textes vernaculaires du bas Moyen Âge
n’a pas gagné en précision. Si mesel, par exemple, a généralement désigné
le lépreux des médecins, tels que Gilbert l’Anglais en Angleterre ou Bernard
de Gordon en France, il pouvait être usité plus librement dans des ouvrages
de dévotion ou de poésie à propos d’individus peu attrayants, scrofuleux
ou simplement misérables, ce qui renvoie à son étymologie, du latin miser.
C’est à se demander de quelle lèpre souffraient ceux que l’on reçut dans les
léproseries anglaises.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 371

L’étiologie de la lèpre

Pas de confusion, a priori, chez les médecins. En Angleterre, le


Compendium medicine de Gilbert l’Anglais et le célèbre De proprietatibus
rerum du franciscain Barthélemy l’Anglais, contiennent d’ailleurs deux des
premiers exposés sur la lèpre en Occident, avant 1250. Les auteurs y imputent
ce mal incurable au déséquilibre humoral, ou « discrasie », provoqué par
un excès de bile noire ou jaune. La théorie des humeurs, dans la tradition
galénique, était le paradigme de l’étiologie médiévale. Les hommes du Moyen
Âge n’en accordaient pas moins une attention cruciale à la santé morale et
spirituelle, l’état du corps leur paraissant devoir affecter intimement celui
de l’âme qui y logeait et réciproquement. D’où la dénonciation par nombre
d’autorités, notamment médicales, des appétits charnels, spécialement de ce
que Carole Rawcliffe appelle « la troïka fatale » (« the lethal troika ») de la
nourriture, de l’alcool et du sexe. Quant aux théories élaborées sur l’hérédité,
la pollution, le rôle des planètes, elles auraient pu exonérer la responsabilité
personnelle si l’étiologie d’une maladie aussi polymorphe que la lèpre n’avait
dépendu, en dernier ressort, d’une complexion unique de l’âme et du corps et
de la capacité de cette complexion de résister aux assauts de la corruption.
La lente incubation de la lèpre ne favorisait guère l’intelligence clinique
de la discrasie initiale chez un patient. Mais régime alimentaire et sexualité
étaient immédiatement suspectés. Au Bas Moyen Âge, des instruments de
vulgarisation médicale et sanitaire comme la Rosa Anglica practica medicine
a capite ad pedes de Jean de Gaddesden (ca 1314) ou le Livre pour une femme
simple et dévote (Book for a Simple and Devout Woman), déconseillaient de
boire du vin rouge et de manger des mets trop « chauds », épicés ou aillés,
des poireaux ou des lentilles, à ceux qui avaient une disposition cholérique et
qui craignaient d’attraper la lèpre. Au XIIIe siècle, Gilbert l’Anglais alertait
sur la consommation de poisson et de lait aux mêmes repas, génératrice de
flegme putride. C’est dans ce contexte que Carole Rawcliffe évoque une
pratique singulière, qu’il faudrait vérifier sur le continent, et qui consistait à
abandonner aux léproseries des denrées avariées ou devenues impropres à la
consommation, sous prétexte que, déjà infectés, les lépreux s’en nourrissaient
impunément : viandes ou poissons des marchés d’York en 1301 et d’Oxford
en 1356, porc et saumon saisis sur les marchés écossais…
Sur le plan sexuel, les femmes étaient tenues pour plus humides et plus
froides que les hommes et l’on croyait que la menstruation purgeait la matière
humorale corrompue ou bien l’excès de sang, dangereuse « pléthore » si elle
ne se transformait plus en nourriture pour l’embryon ou le fœtus, puis en lait
pour le nouveau-né. D’après le très populaire De secretis mulierum, écrit vers
la fin du XIIIe siècle, le sang menstruel était toxique, hormis pour les femmes
ayant leurs règles, qui étaient immunisées. La progéniture conçue au moment
de la menstruation courait le risque le plus sérieux. On lit tout cela chez
plusieurs auteurs et déjà chez Pline l’Ancien et Isidore de Séville ou dans le
Canon d’Avicenne et le Liber Pantegni de Haly Abbas, traduit par Constantin
l’Africain. La loi mosaïque retranchait du peuple ceux qui rompaient l’interdit
sur le coït pendant les menstrues, acte impur, mais c’est saint Jérôme qui
semble, le premier, avoir établi une relation d’ordre pathologique, dans
son commentaire du livre d’Ézéchiel, en notant que l’homme ne devait pas

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372 B. TABUTEAU

approcher la femme ayant ses règles car le fœtus absorbait la corruption de


la semence et des lépreux ou des malades d’elephantia naissaient de telles
conceptions impures. Commentaire répété dans les pénitentiels médiévaux,
à l’instar du Liber pœnitentialis de Robert de Flamborough en Angleterre.
Pire, toutefois, était le coït avec une femme auparavant fécondée par un
lépreux ! Vers 1200, la compilation d’un ensemble de plus de trois cents
questions résumant l’important corpus médical de l’école de Salerne sur
l’anatomie humaine, a véhiculé en Angleterre des idées sans équivoque sur la
transmission sexuelle de la lèpre. La densité et la froideur de sa complexion
étaient censées protéger la femme dans ses rapports sexuels avec un lépreux.
En revanche, le pénis du partenaire masculin sain – et de complexion beaucoup
plus chaude – attirait la vapeur moite et putride issue de la semence toxique
du lépreux et gardée dans les épaisses parois de l’utérus, et ce miasme
empoisonnait le corps du partenaire depuis ses organes génitaux. Phénomène
amplifié, selon Gilbert l’Anglais, si la femme éjaculait elle aussi et que sa
semence se mélangeait à celle du lépreux. Mais « l’immunité » de la femme
n’était pas complète si ses rapports avec un lépreux étaient trop fréquents trop
longtemps et que son utérus accumulait trop de poison. Il allait enfin de soi
que la semence d’une lépreuse était pareillement toxique. Tout cela soulevait
naturellement le problème de la prostitution. Carole Rawcliffe ne s’y attarde
pas pourtant, se bornant à citer quelques histoires édifiantes, dont un miracle
de saint Thomas de Cantorbéry pour un homme ayant contracté la lèpre
par une prostituée. L’historienne ajoute, en note, que les sermons ad status
prêchés aux jeunes et aux couples mariés, invoquaient souvent la menace de
la lèpre comme moyen de régulation des comportements sexuels.
Quoiqu’inquiétant l’Église et les médecins, la sexualité illicite et
inopportune n’était qu’une explication de la lèpre, dont bien des malades
étaient présumés victimes plutôt que coupables. Victimes, en l’occurrence,
d’une maladie héréditaire, observait Avicenne – congénitale, dirons-nous
ici –, la matière humorale contaminée étant transmise à la progéniture
à la conception, le fœtus étant nourri de sang et le nouveau-né de lait
maternel corrompus. Gilbert l’Anglais et Barthélemy l’Anglais partageaient
cette opinion. Mais une autre – exprimée dans l’Antiquité par le médecin
Rufus d’Éphèse – voulait que la lèpre rendît également ses victimes
exceptionnellement licencieuses. À partir du XVIe siècle, cette accusation
s’est doublée du débat sur l’origine de la syphilis. Les lépreux souffraient
dès lors de maladie vénérienne et personnifiaient la dépravation morale, ce
que l’on retrouve jusque dans le Disease of the Soul de S. N. Brody. Aux
yeux de médecins de l’époque moderne, eu égard à l’apparente similarité de
leurs symptômes, lèpre et syphilis étaient étroitement liées. Conséquemment,
le corpus médical sur la lèpre a aidé à interpréter l’éruption de vérole dans
l’Europe de la Renaissance, ne serait-ce que par la rétention de sperme infecté
dans les corps humides des prostituées. Malgré les progrès de l’étiologie de la
syphilis, l’association avec la lèpre a persisté dans l’iconographie, les saints
patronages et le vocabulaire. Des léproseries à moitié vides ou désaffectées
ont été assignées aux pauvres atteints de la vérole et les mots spital, lazar et
loathsome (abominable) leprosie ont pris un sens nouveau. Les documents
l’attestent à Londres et à Norwich, précise Carole Rawcliffe.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 373

Les auteurs médiévaux ne différenciaient pas transmissions héréditaire


(génétique) et congénitale de la maladie. Barthélemy l’Anglais affirmait
qu’à la conception, la contagion passait à l’enfant. Infection et contagion
étaient définies, au demeurant, dans des termes vagues et interchangeables
(contagio, contagyoun, infectyf, etc.) qui embrassaient des idées sur la
pollution, la putréfaction, la décomposition, autant que sur la contamination
par contact personnel. Carole Rawcliffe revient ainsi avec raison sur le
dossier de la contagion au Moyen Âge, dont la révision historiographique a
été engagée, dans le cas de la lèpre, par les travaux éclairants de F.-O. Touati
et de L. Demaitre contre la haute contagiosité alarmante d’un mal immuable
proclamée au XIXe siècle. L’historienne rappelle qu’au XIIIe siècle, influencés
par les auteurs arabes, les médecins occidentaux ont renoué avec la théorie
« aériste » des anciens en redoutant la contamination de l’atmosphère par
les exhalaisons des malades – même si la vulnérabilité des individus restait
déterminée par les humeurs. Dans la Rosa Anglica de Jean de Gaddesden,
le lépreux exsude par les yeux, les narines, la bouche, l’haleine et toute la
peau des vapeurs et exhalaisons miasmatiques qui communiquent le morbus
contagiosus. La législation a contribué à vulgariser les théories médicales :
l’ordonnance d’Édouard III, en 1346, a chassé les lépreux des rues de Londres
à cause du danger de la contagion par leur haleine polluée mais aussi par
le commerce charnel avec les prostituées. Ces théories se sont néanmoins
davantage diffusées et ont eu un impact plus grand après la peste noire.
Parmi les sources potentielles de transmission de la lèpre, Gilbert l’Anglais,
dans son Compendium medicine, parle de l’haleine du lépreux mais explique
de surcroît qu’à son aspect ou à sa vue (aspectus), l’image (species) de la lèpre
s’imprime dans l’œil de quiconque le regarde avant d’envahir le corps par le
système veineux. Gilbert l’Anglais était un lecteur d’Avicenne et peut-être de
la traduction latine, sous le titre De aspectibus, d’un traité arabe d’optique
d’Alhacen du XIe siècle. Ce problème de transmission oculaire est rarement
explicite dans les textes. Il n’empêche que le public en était conscient si
l’on en croit un chroniqueur écossais lorsqu’il relate une épizootie dans la
volaille en 1344 : les hommes évitaient de regarder coqs et poules, comme
s’ils étaient lépreux. Dans le Henri VI de William Shakespeare, Marguerite
d’Anjou intime au contraire l’ordre qu’on la regarde, au lieu de détourner les
yeux comme si elle était lépreuse.
Une malfaisante conjonction de forces cosmiques pouvait encore ébranler le
fragile édifice de la santé humaine. Avec le XIIe siècle, l’étude des astronomes
grecs et musulmans a instruit l’Occident sur la corrélation hippocratique entre
médecine et astrologie. Chaque planète avait son tempérament et exerçait
son ascendant sur les hommes et leur environnement. Mars, colérique, et
Saturne, mélancolique, étaient craintes. Connaître la position des astres par
rapport aux douze maisons du zodiaque à la naissance de quelqu’un, était
fondamental. La sixième maison concernait la santé. L’apparition de Saturne
dans la sixième maison présageait un sombre avenir et prédisposait à la lèpre.
Chacun des astres régnait en outre sur un élément particulier de l’organisme.
Saturne c’était sur la rate, siège de la bile noire, la Lune sur le sang. Leur
rencontre était facteur de maladies, dont la lèpre. Vers la fin du XIVe siècle,
la correspondance entre Saturne, mélancolie, peste et lèpre était devenue un
topos littéraire. Dans le Testament de Cresseid (ca 1492), du poète Robert

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374 B. TABUTEAU

Henryson, Saturne joue un rôle prédominant, accompagné d’une Lune de


plomb, dans l’exécution du châtiment d’une jeune et belle Troyenne mais
orgueilleuse, luxurieuse et blasphématrice contre les dieux, dont il fait une
lépreuse, froide et sèche.

Le diagnostic

Une fois posée l’étiologie médiévale de la lèpre, Carole Rawcliffe ménage


une grosse place au diagnostic en lui consacrant, notamment, le quatrième
chapitre de son livre : « Priests and Physicians: The Business of Diagnosis »,
tant il est vrai que théorie et pratique du diagnostic prémoderne ont excité
la controverse chez les historiens des maladies. Carole Rawcliffe invite
derechef à se détacher des normes et critères de notre médecine scientifique
en ce qu’ils incitent immanquablement à sous-estimer la complexité et la
rationalité des idées médiévales sur le corps. L’assertion classique, depuis
le XIXe siècle, que les lépreux étaient invariablement mal « diagnostiqués »
au Moyen Âge présuppose, d’une part, une exacte concordance de la lepra
médiévale et de la maladie de Hansen, qui n’était pas pensable alors, d’autre
part la croyance en l’immutabilité du diagnostic à travers les siècles, d’autre
part encore un jugement hasardeux de la compétence de praticiens dont
le cadre conceptuel de la maladie différait radicalement du nôtre. Luke
Demaitre et Stephen R. Ell ont fait justice d’un diagnostic prémoderne qui
aurait été fondé sur l’autorité de la tradition et une doctrine erronée, sur un
savoir médical rudimentaire et une mauvaise formation des médecins ou sur
la confusion avec des symptômes dermatologiques ou vénériens étrangers à
la maladie de Hansen. Même si la fouille du cimetière paroissial de Sainte-
Marguerite de Norwich, fermé en 1468, qu’évoque Carole Rawcliffe dans ses
chapitres deux et six, a exhumé les squelettes de sept lépreux avérés et ceux
de six malades de tréponématoses aux lésions nasales et maxillaires dignes
des descriptions contemporaines de la lèpre !
Les praticiens anglais du Moyen Âge ont déployé une gamme sophistiquée
de tests, d’examens et de procédures cliniques – à défaut d’ouvrir le corps
vivant – visant à détecter les déséquilibres humoraux. Le diagnostic privilégiait
les symptômes faciaux et dermatologiques – la peau absorbant et excrétant la
matière – : perte des poils, macules, nodules, enflures et gonflements, lésions
et déformations… On était attentif au pouls, à l’insensibilité, à la froideur et
aux picotements des membres, à l’enrouement de la voix, et Gilbert l’Anglais
rangeait l’odeur fétide de l’haleine, de la chair et de la sueur au nombre des
symptômes généraux de la lèpre. D’importance également, l’uroscopie donnait
un aperçu de l’état du foie, puisque la cause physiologique immédiate de la
lèpre résidait dans la dysfonction de cet organe et son incapacité à délivrer la
nourriture au corps. Mais c’est la phlébotomie, ou « saignée », qui procurait
la meilleure appréciation de l’interaction humorale, par l’examen du sang des
veines. Jean de Gaddesden, dans sa Rosa Anglica, préconisait trois examens
du sang pour prouver infailliblement la lèpre, par des niveaux anormaux de
coagulation et d’adhérence, aussi équivoques les autres symptômes fussent-
ils. Au bas Moyen Âge, médecins et chirurgiens ont fini par cataloguer
vingt signes pathologiques tant « manifestes » (directement perceptibles)
qu’« occultes » (par le sang, l’urine, le pouls…), lesquels s’augmentaient,

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 375

quand la lèpre était identifiée, d’une seconde « checklist » de quarante ou


cinquante signes relativement aux quatre formes spécifiques de la maladie,
pour la justesse du diagnostic, lit-on dans le Compendium medicinæ de
Gilbert l’Anglais. On ne négligeait pas non plus de prendre en considération
le comportement sexuel ou le style de vie du suspect, la prédisposition
héréditaire à la lèpre ou tout contact prolongé avec ses victimes.
L’expérience médicale était largement vulgarisée. En latin déjà, et dès le
premier XIIIe siècle avec l’encyclopédie à succès de Barthélemy l’Anglais,
De proprietatibus rerum (ca 1245). La dissémination de l’information
médicale est patente aux siècles suivants. Le Liber de morbis et medicinis de
John Argentein, médecin d’Édouard IV et de ses fils, indique par exemple un
test révélateur de discrasie lépreuse, en mettant un œuf frais dans l’urine du
malade. Test recommandé par divers auteurs et que l’on retrouve jusque dans
une compilation médicale ayant appartenu à un maître d’école, à Middleham,
en 1484. Quant à la production en langue vulgaire – y compris en français –,
elle a proliféré parallèlement à l’accroissement du lectorat.
Au reste, l’expertise de la lèpre n’était pas circonscrite au cercle étroit des
médecins gradés de l’université et des chirurgiens attitrés, et le recours aux
hommes de l’art pour procéder au judicium ou examen formel de la maladie
paraît n’avoir été que circonstanciel. On en conserve le témoignage pour des
membres du clergé dont la santé ne laissait pas d’inquiéter. Tel, au milieu
du XVe siècle, le moine Richard Walsham, du prieuré de la cathédrale de
Norwich, lequel désirant se retirer dans la paix d’un ermitage, a dû démontrer
par des visites médicales et des examens d’urine et de signes corporels, qu’il
n’avait pas en fait contracté la lèpre. Dans d’autres cas, il s’est agi d’appels
à la Couronne interjetés par des individus qui se plaignaient d’avoir été
mal diagnostiqués. Le mieux renseigné est celui de Joanna Nightingale, de
Brentwood, en 1468. L’examen a été conduit avec toute la solennité de la
collatio, basée sur les disputes scolastiques des facultés de médecine, par
des praticiens au sommet de leur art, en l’occurrence les trois médecins du
roi, qui, ne relevant pas suffisamment de signes probants de la maladie, ont
déclaré Joanna saine. Mais selon un éminent chirurgien de la cour comme
John Bradmore († 1412), auteur d’une compilation latine de chirurgie
(Philomena) contenant une longue section sur la lèpre, l’examen et le soin
des malades n’étaient pas moins l’affaire des chirurgiens que des médecins.
Cela se vérifiait en dehors de la cour et de l’élite aristocratique et il existait
des chirurgiens habiles dans toutes les plus grandes villes de l’Angleterre
du bas Moyen Âge, qui jouaient pleinement leur rôle dans le judicium. Non
sans compétition avec les barbiers, plus nombreux et plus accessibles à toutes
les bourses. À Londres, durant les pestes, c’est d’ailleurs leur guilde qui a
été chargée de la garde sanitaire des portes de la cité : en 1375, le barbier
William Duerhurst, portier à Aldgate, a juré d’en défendre l’entrée à tout
lépreux, quitte à l’appréhender et à lui confisquer cheval ou vêtements de
dessus.
Si éloignés fussent-ils de la médecine savante, les simples gens des villes
et des campagnes n’étaient pas non plus incapables de reconnaître la lèpre
dans sa forme avancée – comparables en cela, note Carole Rawcliffe, aux
indigènes des colonies des XIXe et XXe siècles. À commencer par les familiers
ou les voisins d’un suspect – maintes vies de saints le racontent – et ceux qui
vivaient habituellement parmi les lépreux. Et ces derniers, sur le continent,

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376 B. TABUTEAU

étaient eux-mêmes souvent habilités, d’après leur expérience personnelle de


la maladie, à établir un diagnostic. Pas en Angleterre ? Carole Rawcliffe ne
se réfère, à ce sujet, qu’au Pas-de-Calais du docteur Bourgeois.
Au XIIIe siècle, dans son commentaire des Lois et coutumes d’Angleterre
(The Laws and Customs of England), le juriste Henry Bracton statue que la
décision d’exclure un lépreux de la communauté et par conséquent du droit
de plaider dans une cour de justice, doit être prise dans les cas d’évidente
difformité. Cela fait écho à la conviction populaire qu’un diagnostic n’était
définitif que si la lèpre affectait les traits. C’est ce qui ressort du procès en
diffamation gagné en 1413 par Christine Colmere, brasseuse à Canterbury,
contre un concurrent qui avait prétendu qu’elle était infectée, malgré l’absence
de défigurement. Histoire, pareillement, de rassurer la clientèle, les épiciers
de Londres en 1429, puis les barbiers-chirurgiens en 1482, ont réglementé
sur ce point le recrutement des compagnons et apprentis. En un temps où
les hommes exhibaient ordinairement très peu de chair, le visage concentrait
facilement l’attention. Il était le miroir de la santé, du tempérament, de
la probité. L’œil projetait la lumière de l’âme, baromètre de la condition
physique et spirituelle de chacun. Les atteintes faciales pouvaient donc
trahir une âme altérée. Ces croyances rejoignaient la médecine, d’Avicenne
à Bernard de Gordon, traduit en anglais au XVe siècle, sur le primat des
symptômes faciaux de la dégradation physique entraînée par la lèpre. Elles
rejoignaient aussi la littérature pieuse sur le corps mortifié du Christus quasi
leprosus, tandis que l’iconographie se faisait plus réaliste. Or, l’Angleterre
est moins riche de représentations artistiques de la lèpre que le continent.
Beaucoup ont été perdues à la Réforme. Carole Rawcliffe nous en offre
des reproductions photographiques : tête de lépreux défiguré, sculptée dans
le chœur de la cathédrale de Lincoln (second XIIIe siècle) ; abbé lépreux,
crossé et mitré mais au visage glabre, ulcéreux et enflé, dans une enluminure
du Livre des Bienfaiteurs de l’abbaye de Saint-Albans (ca 1380) ; lépreuse
d’un vitrail de saint Guillaume (ca 1423), dans l’église de York-Minster,
dont le visage et les mains sont marqués de nodules ; lépreux mendiant
d’un vitrail de sainte Élisabeth de Hongrie (ca 1453), dans l’église de Saint-
Pierre-Mancroft de Norwich, dont les doigts de la main droite, qui tend une
sébile, semblent manquer, dont les pieds ne sont peut-être plus entiers non
plus dans leurs chaussons, mais dont la main gauche est refermée sur un
bâton et dont le buste, surtout, est occulté, ne laissant deviner qu’une terrible
face, probablement léonine.
Les symptômes pouvaient cependant demeurer incertains jusqu’à la mort
du malade, selon le type de lèpre dont il souffrait. Même s’il s’agissait de
signes concluants de la maladie de Hansen identifiables aujourd’hui sur les
squelettes ? L’anthropologue britannique Charlotte Roberts s’est interrogée sur
la proportion exceptionnellement élevée de sépultures de lépreux exhumées
dans des cimetières urbains et ruraux (trente-trois sites connus), par rapport
à celles trouvées dans les cimetières de léproserie (cinq sites seulement).
Au vrai, on n’aurait pas forcément enterré tous les lépreux avérés dans les
cimetières des léproseries.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 377

La thérapeutique

Au diagnostic de la maladie succède sa thérapie, au chapitre cinq :


« Medicine and Surgery : The Battle against Disease ». Les médecins du
Moyen Âge ayant à évaluer le degré de malignité de la maladie avant d’en
envisager la thérapeutique, d’aucuns distinguaient, comme pour d’autres
maux physiques et les troubles mentaux, entre causes « naturelles » et
causes « accidentelles » : si la lèpre héritée (morbus hereditus) était
réputée absolument incurable, on avait l’espoir de guérir la lèpre attrapée
sexuellement ou par négligence dans le régime alimentaire car celle-là
résultait de la discrasie ou de la corruption des humeurs. Pour le savoir,
un recueil de recettes médicinales anglo-irlandais prescrit, vers 1300, un
experimentum par un prélèvement de sang. Et une boisson à base d’herbes,
dans les cas « accidentels », purgeait la corruption du corps afin de restaurer
l’équilibre humoral. Les types humoraux de lèpre variaient en gravité, des
redoutables lèpres léonine et éléphantine (elephantia) à la lèpre vulpine
(alopecia), en passant par la lèpre tyrienne, intermédiaire. Les préceptes
d’hygiène des regimina sanitatis – genre en vogue en langue vernaculaire,
au bas Moyen Âge, dans les catégories sociales assez instruites et aisées –
aidaient à prévenir la maladie en visant un état optimum d’équilibre humoral
et spirituel par la gestion réussie des six res non naturales, facteurs extérieurs
au corps : le régime alimentaire d’abord, dans la tradition galénique, l’air et
l’environnement, l’exercice physique, le sommeil, l’évacuation de la matière
gâtée, le bien-être psychologique.
Il y avait une approche pragmatique et sans préjugés de la pratique
médicale, au risque d’attirer la réprobation de l’Église. Ainsi, la Rosa
Anglica de Jean de Gaddesden recommandait-elle à l’homme qui avait eu
des rapports sexuels avec une femme suspecte, de nettoyer son pénis avec
sa propre urine – ou du vinaigre et de l’eau – et ensuite d’expulser par une
phlébotomie toute matière peccante déjà introduite dans le système sanguin,
avant de se soumettre à trois mois de purgations, onguents et médications.
Les autorités médicales insistaient sur un traitement précoce de la maladie,
avant qu’elle n’ait infecté les organes vitaux. Son caractère naturel n’était
pas incompatible, en effet, avec l’idée d’un châtiment divin du péché. On ne
séparait pas corps et âme.
Pas plus qu’on ne songeait à dissocier régime alimentaire et médication.
Carole Rawcliffe retient, à ce propos, que l’essor du commerce des épices
dans les derniers siècles médiévaux, a agrémenté la pharmacopée nord-
européenne de denrées exotiques. Le poivre, par exemple, combattait les
désordres provoqués par un excès de bile noire ou de flegme. Mais Barthélemy
l’Anglais avertissait que telle substance chaude brûlerait le sang, activant les
humeurs qui « engendrent enfin la mésellerie ». Une nourriture modérée et
tempérée, douce et humide, était préférable : des œufs, une bonne viande
de veau, de porc ou de volaille, du poisson frais, accompagnés d’un pain
cuit nouvellement et d’un vin clair et aromatique, refroidissaient le système
digestif surchauffé. Et le Canon d’Avicenne préconisait le lait frais pour
les troubles respiratoires et vocaux. De l’avis de Jean de Gaddesden, les
propriétés du poivre convenaient, en revanche, aux pommades corrosives qui
enlevaient la chair corrompue ou pour purger la tête par éternuement. Les
plantes exotiques se mêlaient aux simples. Une recette de sirop pour laver

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378 B. TABUTEAU

l’estomac, les reins, le foie et la tête de lépreux ou de galeux, composait


une mixture éclectique d’Orient et d’Occident. Elle reflétait également la
sophistication de la thérapeutique du bas Moyen Âge, laquelle revêtait de
surcroît une forte dimension symbolique : les couleurs aussi entraient dans
le choix des ingrédients à ce qu’on lit dans le De retardatione accidentium
senectutis, célèbre traité du XIIIe siècle attribué au franciscain Roger Bacon.
Potions et pilules étaient souvent colorées pour indiquer le type humoral
correspondant. Symboliquement encore, par les piquants du hérisson, la
consommation de cette chair animale aurait eu quelque efficacité palliative
en stimulant la repousse des poils et cheveux. Une grande variété d’animaux
étaient employés contre la lèpre. Le sang de lièvre – au nom latin suggestif
de lepus –, était un ingrédient de base, corrosif, des pommades et solutions
pour les affections dermatologiques sérieuses, ulcéreuses. Mais on proscrivait
sa viande de l’alimentation, parce que corrosive justement et trop riche, trop
lourde, elle était dangereuse pour la consomption interne. Les ingrédients
actifs des onguents, lubrifiants et plâtres étaient liés par la cire ou la graisse
animale et elle les rendait malléables. La graisse de porc clarifiée était
aisément disponible. Les « pommades médicinales » dont la maîtresse des
novices du prieuré de Sempringham massait le corps lépreux d’une jeune
nonne à l’infirmerie, étaient presque certainement faites du lard des cochons
de la maison et des herbes du jardin.
Chez les médecins de formation académique au moins, la classification
des plantes médicinales et des produits animaux et minéraux était devenue
une science pharmacologique pointue. Suivant les principes de Galien, ils
divisaient ces materia medica en quatre degrés combinant le chaud, le froid,
l’humide et le sec, pour corriger le désordre des humeurs. Ainsi, l’ellébore
noir, plante chaude et sèche, pouvait servir à purger le foie et l’estomac, mais
à dose mesurée pour ne pas abîmer la rate et l’appareil intestinal. Saturne
était sa planète dominante et le noir la couleur de la mélancolie. Quant aux
préparations minérales, elles ont été très en faveur au bas Moyen Âge. De
complexion sanguine et tempérée, comme son astre dominant, le Soleil, l’or
était le roi des métaux. Parfait et puissant, il était largement utilisé contre la
lèpre. D’après Jean de Gaddesden ou l’auteur du De retardatione senectutis,
il consumait et expulsait les humeurs cholériques de la lèpre léonine. Dans la
Rosa Anglica c’est la meilleure médecine, à prendre quotidiennement par les
riches malades, ne serait-ce qu’en boisson ! Le mercure (vif argent) avait une
complexion froide et humide. Les opinions divergeaient à son sujet. Il était
purgatif et régénérateur, il détruisait la chair infectée et supprimait les marques
ingrates. Avicenne le conseillait à usage externe. Mais Galien le rejetait de la
pharmacopée courante car potentiellement toxique. Au XVe siècle, le Liber
de diversis medicinis de Robert Thornton mentionne le mercure dans des
recettes cosmétiques significatives de l’attention particulière prêtée à l’époque
aux symptômes faciaux. Le lépreux suspect avait à laver son visage deux
fois par jour pour l’enduire d’un onguent de mercure et de jus de cresson
et d’ortie – l’ortie était un corrosif chaud et sec – mélangés à de la graisse
porcine. Ou bien deux onces de mercure et une demi-livre de plomb blanc en
poudre dans de la graisse d’oie, avec de la cire vierge, du miel, des feuilles
de saule et de l’encens – on tentait d’atténuer les dommages des corrosifs par
des substances plus douces.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 379

Aux lèpres résistantes ou autrement incurables, restait à appliquer – en


payant le prix d’un remède coûteux – la formidable thériaque, panacée
universelle, clef de voûte de la pharmacopée médiévale, fameuse pour l’un
de ses soixante-quatre ingrédients, le tyrus, chair de vipère. À boire avec du
vin rouge, stipule l’auteur du De retardatione senectutis. Outre l’idée que
le venin chassait le venin, le serpent aurait eu un effet psychosomatique.
En consommant sa chair, les victimes de la lèpre tyrienne, ou serpentine,
qui apparaissait « pleine d’écailles » et tirait son nom de la mue du reptile,
absorbaient sa capacité de régénération. Il était aussi ajouté aux préparations
laxatives dans le traitement de la lèpre éléphantine. Et l’eau de cuisson d’un
serpent était bonne pour le bain d’un malade.
Le bain avait une finalité tant thérapeutique que palliative et hygiénique.
Avec l’alimentation, il était l’un des fondements du regimen sanitatis. Un bain
chaud faisait suer le malade et éliminait les impuretés. Le parfum des herbes
médicinales n’était pas moins bénéfique. On croyait que les odeurs avaient
une substance, quelque part entre l’air et l’eau. De même que la puanteur
des plaies d’un lépreux était susceptible d’infecter ceux qui la respiraient, de
même le parfum d’une herbe ou d’une fleur transmettait ses vertus curatives,
et plus intensément, de sorte qu’il dissipait les mauvaises odeurs dans son
sillage. Dans le traitement de la lèpre, les violettes, gouvernées par Saturne,
produisaient un arôme hydratant froid et humide, alors que celui de la
calaminthe était chaud et sec. Dans une perspective médicale, les bienfaits
d’un bain aux herbes et d’une chemise blanchie semblaient incontestables.
Car propreté et santé allaient de pair. Pour Carole Rawcliffe, nous sommes
loin, ici, du mythe victorien d’un Moyen Âge misérable, sale et sordide, qui
s’accordait avec le cliché du lépreux paria. Il arrivait toutefois que les médecins
médiévaux aient à déplorer le manque d’hygiène de leurs contemporains. Jean
de Gaddesden noue un lien spécifique entre vermine, vêtements crasseux et
lèpre. Les enfants de Saturne, nés sous un signe trouble, étaient associés au
mépris de l’hygiène élémentaire, que ne contrariait pas le goût supposé de
ces mélancoliques pour l’ascétisme extrême et les mortifications de la vie
religieuse – Gaddesden a dénoncé le port de cilices infestés de poux, puces
et autres parasites.
Les sujets vulnérables devaient fuir ce climat malsain d’humeurs
« fétides ». Tout comme ils devaient s’efforcer de tromper la dépression, de
crainte que de la mélancolie ils ne basculassent dans la morbidité par une
surabondance de bile noire – en exacerbant, qui plus est, des tendances à
l’irritabilité, la sournoiserie ou la paranoïa. Et il leur fallait éviter émotions et
stress, sous l’empire, par exemple, de la peur ou de la colère, qui saperaient,
par réaction psychosomatique, les défenses du corps contre les infections
miasmatiques. Lieu commun, souligne Carole Rawcliffe, de la thérapeutique
médiévale.
Mais au total, quand la lèpre menaçait de s’installer ou commençait déjà
de se manifester dans l’organisme, il était urgent, afin de l’en écarter ou
d’essayer de l’en déloger, de prescrire les divers médications et traitements
purgatifs, laxatifs, suppuratifs et sudatoires dont nous avons parlé. Au plan
chirurgical, la saignée était reine. Plus pénible, pour brûler les chairs malades,
cicatriser plaies et ulcères, étouffer les vapeurs corrompues, la cautérisation
s’est répandue en Occident à la suite de la traduction en latin par Gérard
de Crémone, au XIIe siècle, de l’œuvre du chirurgien cordouan Albucasis.

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380 B. TABUTEAU

L’illustration d’un manuel de chirurgie anglais (en langue vulgaire) du XVe


siècle, montre jusqu’à cinquante-sept points de cautérisation pour l’elephantia
ou lepur. On pouvait lui substituer, non sans risque pour le patient, des
pommades corrosives, faites de substances caustiques telles que vitriol ou
arsenic. Il existait, sinon, un moyen singulier d’enrayer la progression du
mal, c’était la castration. Elle n’était nullement imputable à la barbarie dont
on a trop facilement taxé la médecine médiévale – et les autorités médicales
du bas Moyen Âge ne s’y sont guère attardées – mais aux conceptions
physiologiques héritées de l’Antiquité : l’ablation des testicules, foyer de
chaleur – ou bien encore de putréfaction par pléthore de semence –, aurait
été opérante contre la lèpre léonine spécialement, d’origine cholérique. Au
XIe siècle, un Hugues d’Orival, évêque de Londres († 1085), aurait franchi le
pas (en vain), si l’on se fie au chroniqueur Guillaume de Malmesbury. Carole
Rawcliffe suggère qu’à l’instar de ce prélat, le clergé était à l’écoute, pour
lui-même, du discours médical, dans l’angoisse de la maladie, tandis qu’il
réservait aux fidèles son rude discours pastoral sur les châtiments divins !

Le discours religieux

À la vérité, les clercs ont été longtemps les principaux détenteurs et


propagateurs du savoir médical. Et après le milieu du XIVe siècle, en
Angleterre, ils en ont entrepris la traduction et ont publié des abrégés et des
manuels pour aider au diagnostic et au traitement des maladies. C’était aussi
œuvre charitable. La populaire encyclopédie De proprietatibus rerum, écrite
par un religieux, Barthélemy l’Anglais, au XIIIe siècle, a été traduite du latin
en anglais, au XVe siècle, par un prêtre, John Trevisa, diplômé d’Oxford.

Expertise du clergé et expérience du sacré

Dans ses chapitres quatre et cinq : « Priests and Physicians: The Business
of Diagnosis », et « Medicine and Surgery: The Battle against Disease »,
Carole Rawcliffe s’étend sur l’attitude de l’Église face à la pathologie lépreuse
et sur la relation entre médecine et religion. L’Église était impliquée dans la
séparation des malades de la société. Implication légitimée par la Bible : au
livre du Lévitique, le sort des victimes de sāra‘ath est entre les mains du
prêtre. Et dans les évangiles, le Christ fait scrupuleusement respecter la Loi
en renvoyant aux prêtres les lépreux qu’il guérit, pour l’accomplissement
des rites de purification. Les prérogatives de l’Église ont été confirmées par
le parlement écossais en 1427 : les représentants de l’évêque et les doyens
avaient mission de s’enquérir des cas de lèpre à l’occasion de leurs visites
paroissiales et d’en référer au roi pour les laïcs, à l’évêque pour les clercs.
Dans l’Angleterre du XIIIe siècle, l’évêque Bronescombe d’Exeter arguait
que le diagnostic des suspects était une fonction sacerdotale. Ce qu’ont
réitéré des dictionnaires bibliques du bas Moyen Âge, tel celui que l’hôpital
Saint-Jean d’Exeter a acquis au XVe siècle (aux entrées : lepra, leprosi).
Au Moyen Âge, la santé du corps accusant celle de l’âme, le prêtre était
à l’image du Christus medicus. Et comme, en Angleterre, il était souvent

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 381

réellement médecin, il avait alors qualité pour juger des symptômes tant
corporels que spirituels. La confession était au cœur de l’imbrication
médiévale de la médecine et de la religion. Elle était exigée des patients
au début d’un traitement et les médecins étaient requis de s’en s’assurer.
L’évêque de Lincoln Robert Grosseteste († 1235), qui avait pratiqué la
médecine, recommandait de son côté aux confesseurs d’apprécier de visu
la complexion humorale du pécheur avant d’imposer la pénitence. Les
pénitentiels, précisément, recouraient aux métaphores médicales. En 1303, le
Handlyng Synne de Robert Brunne, à l’intention du clergé paroissial, raconte
qu’un prêtre, doté par Dieu de pouvoirs miraculeux, voyait la maladie de
chacune de ses ouailles se révéler en approchant de l’autel. Les visages des
avaricieux trahissaient leur âme lépreuse : hadde visages of meselrye. Le
Liber pœnitentialis de Robert de Flamborough répétait avec les médecins
que de la conception pendant la menstruation sortirait la lèpre. Le coït à
ce moment-là mettait en péril et le corps et l’âme. La fréquentation des
« femmes communes » tout autant, dans le Handlyng Synne.
Il n’était pas jusqu’à l’authentification et l’enregistrement des miracles
dans les sanctuaires qui ne réclamassent des prêtres et moines une aptitude
à diagnostiquer l’état de santé des miraculés. Carole Rawcliffe s’arrête sur
les miracles de Thomas Becket à Canterbury. Un vitrail de la chapelle de la
Trinité, à la cathédrale, immortalise les miracles du saint les plus remarquables.
Trois de ces miracles concernent des lépreux et il est à noter que sur l’un
des deux panneaux qui sont reproduits dans l’ouvrage de l’historienne, et
qui sont datés d’environ 1215, les médecins consultés sans succès par Élie,
moine lépreux de Reading, examinent le corps du malade et procèdent à une
uroscopie. Chez les premiers publicistes du martyr, la lèpre l’a disputé en
nombre de guérisons à la paralysie et à la cécité : nettement en tête avec les
trente et un miracles enregistrés par Guillaume de Cantorbéry ; loin derrière
avec les neuf de Benoît de Peterborough ! Ces moines promoteurs du culte de
Thomas et de son sanctuaire n’ont pas omis les guérisons intervenues ailleurs
et ils ont recherché des témoignages fiables. Benoît de Peterborough a fait
constater à Lisors, en Normandie, la guérison partielle du lépreux Gautier au
retour de son pèlerinage à Canterbury. Et à une notification que le prieur de
Taunton lui a adressé sur la guérison d’un de ses moines, Benoît a reproché
son imprécision clinique.
Au chapitre cinq de son livre, Carole Rawcliffe explique que toute forme de
traitement médical invitait à l’analogie théologique. L’eau était emblématique
de cette connexion analogique et symbolique, le bain en particulier, investi
d’une valeur sacramentelle depuis la biblique immersion de Naaman dans
l’eau lustrale du Jourdain – quoique l’historienne y voie aussi des corollaires
hygiéniques et sanitaires. Benoît de Peterborough rapporte qu’après avoir
lavé son visage avec l’eau du sanctuaire de saint Thomas de Cantorbéry, le
moine Élie a pressé dans l’eau de son bain une bande de l’habit du martyr
tachée de sang et s’est purifié ainsi de sa lèpre. Dans la Vita du saint évêque
Wulstan de Worcester († 1095), rédigée par Guillaume de Malmesbury au
XIIe siècle, un lépreux dans un état pitoyable espérait un miracle du saint,
lequel, par humilité, s’est contenté de le renvoyer après l’avoir nourri et vêtu.
Le lépreux a malgré tout été complètement purifié par l’eau dans laquelle
Wulstan avait lavé ses mains après avoir célébré la messe.

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382 B. TABUTEAU

Dans les légendes irlandaises et anglaises, le thème des sources sacrées


aux eaux curatives est récurrent. Le roi Bladud, fondateur mythique de Bath,
passait pour avoir été un lépreux guéri après s’être baigné dans des sources
chaudes. Fontaines et sources guérisseuses étaient fréquemment associées
aux léproseries. Carole Rawcliffe en donne des exemples en Angleterre, dont
celui de Burton-Lazars.
Enfin, d’un point de vue psychologique et psychosomatique, dirons-
nous aujourd’hui, le secours de la religion paraissait offrir un souhaitable
apaisement aux malades. Messes, offices et prières, qui rendaient la vie dans
les léproseries si pesante à nos yeux, estime l’historienne, ont pu s’avérer,
au contraire, extrêmement bénéfiques à cette époque pour calmer les nerfs et
garantir la tranquillité d’esprit. Et les praticiens médiévaux reconnaissaient
les bienfaits somatiques de la confession et du pèlerinage : la confession
préalablement au traitement médical, ou par les larmes de repentir, prémices
nécessaires de la guérison spirituelle, qui soulageaient le corps du flegmatique
d’une humidité excessive, et par l’effet psychologique de l’absolution sur la
réduction des niveaux de peur, d’angoisse et de culpabilité ; le pèlerinage
– que précédait la confession – par le changement de lieu, l’expérience du
sanctuaire et – à défaut de miracle – le sentiment consécutif de renouveau
spirituel.

Ambivalence de la lèpre : entre péché et rédemption

Ce sont les chapitres deux et trois qui développent véritablement le


discours religieux sur la lèpre au Moyen Âge, dans l’ouvrage de Carole
Rawcliffe : « The Body and the Soul: Ideas about Causation », et « The Sick
and the Healthy: Reactions to Suffering ».
Les guérisons miraculeuses de lépreux par le Christ, dans les évangiles,
ont fourni aux prédicateurs des exempla de l’allégorie des âmes corrompues
en quête de santé spirituelle. La lèpre de l’Ancien Testament pareillement.
L’épisode de la lèpre de Myriam, que Dieu a punie pour avoir critiqué son frère
Moïse, dans le livre des Nombres, est entré dans l’imagerie médiévale. C’est
une Myriam lépreuse qui se tient devant le tabernacle, avec Moïse et Aaron,
dans l’enluminure d’un psautier anglais du XIVe siècle qu’a sélectionnée
Carole Rawcliffe. Les marques de la lèpre sont devenues, dans la littérature
religieuse comme séculière, les métaphores des diverses manifestations du
péché, en brouillant les limites entre l’allégorie et les accidents de la vie,
et la distinction linguistique entre lèpre métaphorique et lèpre physique.
L’historienne rappelle que la prédisposition de l’âme, et pas seulement du
corps, à la maladie était une conviction déjà partagée par des auteurs païens
de l’Antiquité, tels que Polybe et Tacite. Mais le Moyen Âge chrétien croyait
que tout méfait serait jugé et châtié, soit dans ce monde, soit, plus gravement
encore, dans l’autre. L’imputation de lèpre par des clercs tendait à sanctionner
un acte sacrilège ou irrespectueux envers l’Église. Selon un chroniqueur du
XIIe siècle, l’évêque Aelfweard de Londres († 1044) aurait été frappé de
lèpre pour s’être emparé des reliques d’un saint au profit de sa cathédrale.
Même sort présumé pour le comte de Leicester, Robert Fitzpernel († 1204),
qui s’était indûment approprié un bien de l’évêque de Lincoln. L’imputation

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 383

pouvait tourner à la diffamation, à laquelle, à lire Matthieu Paris, le justicier


d’Angleterre Hubert de Burgh se serait laissé aller aux dépens du roi Henri III.
Matthieu Paris était, cependant, un adepte du genre. Il a insinué que le polype
du nez de l’évêque de Hereford, à la fin des années 1250, était un symptôme de
lèpre infligée par Dieu pour le punir de ses exactions au préjudice du peuple.
On retrouve semblable imputation à caractère diffamatoire deux siècles plus
tard, chez Thomas Gascoigne, contre un autre évêque controversé, cette fois
à propos de son orthodoxie religieuse. Le groupe n’était pas davantage à
l’abri que l’individu et il n’est guère douteux, pour Carole Rawcliffe, que
ce qu’elle qualifie franchement d’antisémitisme (« anti-Semitism ») plutôt
que d’antijudaïsme, a été entretenu par des références constantes à la lèpre
spirituelle, sinon corporelle. Au bas Moyen Âge et à la Renaissance enfin, la
peste et la vérole se sont adjointes à la lèpre pour punir les péchés, les unes
collectivement au regard des théologiens, la troisième, alors beaucoup plus
sporadique, individuellement. Il n’empêche qu’en 1349, les Écossais ayant
envahi l’Angleterre plongée dans le chaos de la peste noire, Dieu les aurait
affligés de la lèpre, au dire d’un chroniqueur, comme les Anglais l’avaient
été de la peste. Avant cela et significativement, les chroniqueurs anglais – pas
les Écossais – avaient fait de la lèpre la cause de la mort lente du roi Robert
Bruce († 1329), qui avait tenu tête à l’Angleterre.
Mais en ce XIVe siècle, Geoffrey Chaucer, dans ses Contes de Cantorbéry,
a déplacé le péché de la maladie à la stigmatisation des malades au contraire.
Carole Rawcliffe n’énonce pas assez la dimension fortement ambivalente de
la lèpre au Moyen Âge. Car les théologiens et les prédicateurs soutenaient
également que la souffrance pouvait être le signe de l’élection divine et porter
la promesse du salut. Pour saint Hugues de Lincoln, elle conférait au lépreux
une « splendeur intérieure ». Toujours libre de se repentir et de se réconcilier
avec Dieu, de recevoir les sacrements et de mourir dans les bras de l’Église,
l’âme en paix, le lépreux demeurait, dans l’épreuve spirituellement assumée,
un membre à part entière de la communauté chrétienne. Il apparaît dès lors
dans une lumière toute différente. Carole Rawcliffe va toutefois chercher
hors des îles Britanniques les promoteurs d’une image alternative de la
maladie chemin de conversion et de perfection, et du malade assimilé à Job,
le juste souffrant, et aussi d’un modèle nouveau de noblesse morale suscitant
l’éloge, non la calomnie : au XIIe siècle en Terre Sainte avec Baudouin IV
de Jérusalem et l’ordre de Saint-Lazare ; au XIIIe siècle en Occident avec la
haute figure de Saint Louis et les sermons ad leprosos de Jacques de Vitry.
L’hagiographie a exalté les saints qui accueillaient, voire imploraient la
lèpre comme une grâce, tel, sur le continent, le moine Raoul Maucouronne,
d’après l’Histoire ecclésiastique d’Orderic Vital. Dans sa Vita du XIe siècle,
l’Irlandais Finian Lobhar (Finianus leprosus) a miraculeusement guéri un
enfant aveugle, muet et lépreux en endossant ses maux – et Carole Rawcliffe
note que martar (martyre) était un équivalent irlandais du mot lèpre. Si, en
Angleterre, la vocation religieuse déterminée par la lèpre n’a pas survécu au
XIIIe siècle, le discours dévotionnel a réaffirmé jusqu’à la Réforme que la
maladie, « patiemment et de bon cœur » endurée, purifiait l’âme ici-bas et
post mortem. Les idées sur la vie à venir et sur le purgatoire ont profondément
influé sur l’attitude de la société médiévale envers les malades. Les vivants
avaient la responsabilité d’hâter par leurs prières la délivrance des âmes

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384 B. TABUTEAU

du purgatoire. D’où l’importance des messes et prières d’intercession dans


le cadre hospitalier. En 1196, La vision du moine d’Eynsham évoque ce
processus salvifique de purgation de l’âme. Au XIIIe siècle, la cistercienne
lépreuse Alice de Schaerbeck dédiait même son mal à la rançon des âmes
pécheresses en ce monde et dans l’autre au purgatoire. Les lépreux pénitents
n’étaient-ils pas capables, en effet, de racheter les péchés d’autrui comme les
leurs ? Ni d’imiter le Christ – Christus quasi leprosus, depuis la traduction du
livre d’Isaïe par saint Jérôme dans la Vulgate – ceux-là qui lui ressemblaient
dans le mépris et le rejet des hommes parce qu’il s’était chargé de leurs
péchés ? Dans un opuscule sur la Sainte-Face, qui a appartenu à une pieuse
dame d’Est-Anglie au XVe siècle, le Christ, réputé Christum quasi leprosum,
est comme Job abandonné de ses amis dans l’épreuve. Mais c’est le Christ
qui se révèle dans le lépreux que secourent les saints sur leur route. Le moine
Martyrius de l’une des plus célèbres homélies du pape Grégoire le Grand
a fait des émules dans l’hagiographie occidentale. Pensons à la légende de
saint Julien l’Hospitalier. En Angleterre, un miracle attribué à saint Édouard
le Confesseur par un chroniqueur du XIIe siècle a consisté en la guérison
d’un lépreux qu’il avait porté sur ses épaules.
L’ambivalence de la lèpre au spirituel était inscrite dans la Bible. La loi
mosaïque mêlait ostracisme et intégration, par des rites de purification, des
victimes de sāra´ath. Elle justifiait donc discours et attitudes contradictoires à
l’égard des lépreux. Or, l’amour du Christ investissait le corps malade, corps
peccamineux, d’une potentialité rédemptrice. C’est là un thème prégnant
de la dévotion médiévale. Au chapitre trois du livre de Carole Rawcliffe,
l’enluminure d’un évangile anglais de la fin du XIVe siècle illustre le miracle
de la guérison des dix lépreux, habillés de pied en cap et dont les mains et les
visages tubéreux dénoncent le stade avancé de leur maladie. Mais l’auteur du
poème en moyen anglais Cleanness oppose la dilection du Christ envers les
« lazares » et autres parias de la loi mosaïque à son aversion pour la souillure
du péché. La pureté intérieure était la condition du salut.

Les patronages des saints

On n’aspirait pas non plus à la santé spirituelle sans compassion pour


les malheureux sur qui le Fils de Dieu avait étendu sa main. Les chrétiens
du Moyen Âge ont été sensibles à la parabole du mauvais riche. Celui-ci a
incarné la gloutonnerie, l’orgueil et l’avarice, péchés punis par la lèpre dans
l’Ancien Testament. Et Lazare, le mendiant couvert d’ulcères de l’évangile
de Luc, a presque invariablement pris l’aspect d’un lépreux dans la littérature
et l’iconographie des derniers siècles médiévaux. Nous savons qu’on a
usé de son nom pour désigner les lépreux et que les léproseries anglaises
étaient aussi des lazar houses. Lazare a été en outre rangé parmi les saints
guérisseurs des maladies de peau et ensuite de la syphilis. Car le mendiant
de la parabole a été confondu avec saint Lazare, le ressuscité de Béthanie
dans l’évangile de Jean. L’évêque Hugues de Lincoln louait le miracle de la
résurrection de Lazare lorsqu’il prêchait dans les léproseries. Le culte d’un
saint lépreux qui s’est relevé de la tombe a fleuri et un ordre de chevaliers
lépreux a adopté son patronage en Terre Sainte, avant de fixer son siège

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 385

anglais à Burton Lazars, dans le Leicestershire. Mais en Angleterre, le culte


de saint Lazare a peut-être été encouragé par les sœurs lépreuses de Maiden
Bradley. Phénomène atypique dans le cas d’une maladrerie. Une donation
non datée a été faite en l’honneur du saint dans cette maison et en 1228,
l’évêque Richard Poore se compare humblement, dans une charte, à l’un des
chiens du mauvais riche léchant les plaies de Lazare qui quête les miettes
de la table, dans le secours charitable que le prélat procure aux religieuses.
Reste que très peu de léproseries étaient sous le vocable de saint Lazare
dans le royaume. Carole Rawcliffe n’en cite que trois, sans oublier les huit
maisons de l’ordre de Saint-Lazare.
Autrement plus éclatant a été le succès du culte de sainte Marie-
Madeleine. Succès universel, bien au delà des patronages hospitaliers. On ne
lui a pas moins consacré l’une des toutes premières léproseries fondées en
Angleterre au XIIe siècle, à Sprowston, alentour de Norwich, puis soixante-
neuf (près d’un tiers) des deux cent vingt établissements médiévaux dont les
dédicaces sont connues. Il y en aurait eu jusqu’à la moitié en Irlande. Pour
les théologiens du Moyen Âge – et dans La légende dorée de Jacques de
Voragine –, la souillure du péché, du sang, de la lèpre et de la mort réunissait
Marie de Béthanie, sa sœur Marthe et leur frère Lazare, chacun d’eux ayant
été racheté par le jeu de la grâce divine gagnée par la pénitence exemplaire de
Marie-Madeleine. L’une des léproseries anglaises les plus grandes et les plus
généreusement dotées, à Sherburn, dans le comté de Durham, a été dédiée
conjointement à ce puissant trio vers 1181. Car le personnage de Marie-
Madeleine a mélangé plusieurs figures évangéliques, dont celles de Marie de
Béthanie et d’une prostituée repentie. La tradition a associé Marie-Madeleine
à la souillure, à l’impureté, tant du corps que de l’âme. Mais, dans l’évangile
de Luc, la pécheresse a arrosé de ses larmes les pieds de Jésus, convié à un
repas par Simon le Pharisien, et les a essuyés avec ses cheveux et les a oints
de parfum. C’est une seconde femme anonyme, chez Marc et Matthieu, qui
a versé un parfum de prix sur la tête du Christ, dans la maison de Simon
le lépreux cette fois, à Béthanie. C’est Marie de Béthanie, chez Jean, qui a
oint les pieds de Jésus et les a essuyés avec ses cheveux. Au Moyen Âge, la
Madeleine a été habituellement représentée avec un pot de parfum dans la
main. On le voit, au XVe siècle, sur un sceau de la léproserie de Tavistock,
placée sous son patronage. Guérie elle-même des maladies de l’âme par le
Christus medicus, elle aidait à la régénération spirituelle de tout pécheur
repentant. La Madeleine a inspiré en cela la dévotion des bienfaiteurs, des
soignants et des malades à travers l’Angleterre. Comme la légende de sa
retraite de trente ans dans la solitude a pu inspirer la vocation pénitentielle de
ceux des lépreux qui avaient embrassé la vie religieuse dans l’attente d’une
récompense céleste.
Carole Rawcliffe passe en revue d’autres saints populaires, patrons de
léproseries : saint Léonard, protecteur des captifs – enfants de Saturne avec
les lépreux – et guérisseur du bourgeois lépreux Rampnaldus de Noblat,
en Limousin, comptait au moins trente-huit dédicaces (un sixième) ; pour
plus d’une douzaine à saint Gilles, l’intercesseur efficace de l’incestueux
Charlemagne, qui offrait espérance et santé spirituelle à qui l’invoquait ; et
une demi-douzaine environ à saint Jean-Baptiste, ascète dont les baptêmes
dans le Jourdain sont préfigurés par la purification de Naaman dans l’Ancien

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386 B. TABUTEAU

Testament. Au nombre des martyrs, saint Barthélemy, écorché vif, était


un protecteur évident pour des gens atteints de troubles dermatologiques.
Un morceau de sa peau, précieuse relique, a d’ailleurs été acquis par une
léproserie près d’Oxford. Saint Laurent, rôti sur un gril, avait une douzaine
de dédicaces en Angleterre, davantage en Irlande. Quand il était en prison,
saint Laurent avait opéré des guérisons miraculeuses et des conversions par
la confession et le baptême. C’était là l’empreinte de beaucoup de saints
patronnant des établissements hospitaliers.
Le choix du vocable pouvait découler des circonstances : sa canonisation
récente a valu quelques dédicaces à saint Thomas de Cantorbéry après 1173.
Ou déférer à une dévotion particulière : au XIVe siècle, un bourgeois de
Cambridge a fondé une léproserie dédiée à saint Antoine et à saint Éloi,
patronage inaccoutumé pour une maladrerie anglaise. Et saura-t-on jamais
pourquoi une léproserie de Norwich a voué un culte à Brichtiu, un lépreux
français indigent qui avait été guéri par les reliques de trois obscurs martyrs
chrétiens ?

Des règles de vie pour l’édification des lépreux

La muette acceptation de la volonté divine, sur le modèle des saints,


était un idéal à la portée de bien peu. Se soumettre, alors, à la férule
quotidienne d’une règle de vie religieuse ouvrait la voie de la conversion.
De telles règles gouvernaient les plus grands et « quasi monastiques »
(« quasi-monastic ») hôpitaux et léproseries de l’Angleterre médiévale. Le
règlement – daté de 1165-1173, avec des additions du XIVe siècle – de la
maladrerie de Sainte-Marie-Madeleine de Reading, fondée « par dévotion »
par l’abbé Ancher vers 1135, corrigeait la colère, l’arrogance et le mensonge
par des pénitences publiques humiliantes, dans un esprit de charité parfaite.
Les statuts de fondation, du milieu du XIIe siècle – révisés vers 1304 par
l’archevêque Winchelsey – d’une autre léproserie dédiée à la Madeleine,
à Gaywood, près de King’s Lynn, avertissait pareillement les malades de
s’attacher avec diligence au service de Dieu et d’observer un comportement
humble, charitable et chaste, contre tout orgueil, colère ou irritation et en
se gardant de murmurer contre le Seigneur. C’est très probablement dans
cette maison qu’au XVe siècle, la mystique Margery Kempe, courbée sous
sa propre imitatio Magdalenæ, a consolé les lépreuses « pour l’amour de
Jésus ». Le règlement de 1344 de la maladrerie dirigée par les bénédictins de
Saint-Albans requérait aussi l’humilité des malades. Et parce que le Christ
avait volontairement assumé l’apparence d’un lépreux, ils devaient être
reconnaissants pour leur bonne fortune et cultiver la patience de Job dans
l’adversité. Versées dans la littérature médicale, les autorités ecclésiastiques
qui élaboraient et appliquaient les statuts et règlements des léproseries,
n’ignoraient pas les dangers spirituellement encourus par des malades que
l’instabilité croissante de l’équilibre de leurs humeurs rendait suspicieux,
irritables et déprimés. La Visitatio infirmorum, au XIVe siècle, s’inquiétait
surtout de la mélancolie.
Au milieu du XIIIe siècle, la plupart des hôpitaux et léproseries
d’Angleterre les plus notables avaient introduit la confession – à l’admission

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 387

puis périodiquement –, souvent sous la pression de leurs patrons et


bienfaiteurs, soucieux de la qualité autant que de la quantité des prières
de recommandation dites à leur intention. Pour les malades, la confession
était une obligation qui allégeait le fardeau de leurs fautes. La confession
dispersait les miasmes du péché, qui menaçaient et l’individu et l’institution.
Latran IV, en 1215, a imposé la confession annuelle aux laïcs, en qualifiant
opportunément le prêtre qui l’entendrait de medicus animarum. Le concile
a également insisté pour que la confession précédât désormais le traitement
médical ou chirurgical, nous l’avons vu, sous peine d’excommunication du
praticien.

Économie du salut

Humilité et charité étaient les clés du paradis, pour les malades comme
pour leurs bienfaiteurs. Quiconque visitait et assistait les résidents de la
léproserie de Sainte-Marie-Madeleine et Saint-Jacques de Chichester pouvait
prétendre à quinze jours de remise de pénitence, augmentée à quarante jours
en 1362. La première de ces indulgences a été accordée, à la fin du XIIe
siècle, par l’évêque Seffrid, « au confessé et pénitent sincère », au nom de
la Madeleine, « dont les péchés ont été pardonnés parce qu’elle a beaucoup
aimé ». En 1174, le roi Henri II – à qui Thomas Becket avait promis le
destin d’Ozias – a fait halte à la léproserie de Harbledown dans son voyage
de pénitent à la cathédrale de Canterbury. Il y a prié et a donné trente marcs
aux malades en mémoire du martyr. Adam de Charing, propriétaire dans
le Kent, excommunié par l’archevêque en 1169, a voulu expier en dotant
libéralement la léproserie de New-Romney, « pour l’amour de Dieu et en
l’honneur du révérend et glorieux martyr Thomas » et pour le salut de son
âme et de celles de ses ancêtres. Hommes et femmes de tous les états de la
société soutenaient hôpitaux et léproseries dans l’espérance de la rédemption.
Et le flux de la charité ne s’est pas tari, engageant en retour ces institutions
à multiplier oraisons et services religieux. En 1399, le roi Richard II a même
légué une invraisemblable somme de 5 000 ou 6 000 marcs aux lépreux et
chapelains de Westminster et de Bermondsey, pour le salut de son âme. Les
vingt et une pages d’une écriture serrée de l’obituaire de la léproserie de
Gaywood contiennent les noms des bénéficiaires des prières des malades
d’avant 1296 jusqu’au XVIe siècle. Des gens de toute l’Est-Anglie et au-
delà ont adhéré à la fraternité des lépreux, payant généreusement pour avoir
part à leurs prières commémoratives et à leurs mérites spirituels. Dès le XIIe
siècle, les chanoines augustins de Taunton ont ainsi favorisé l’adhésion à
leur fraternité des bienfaiteurs de leur léproserie locale et les bénédictins de
Christ-Church, à Canterbury, ont établi à leurs frais un prêtre pour chanter
des messes de Requiem quotidiennes pour les âmes des bienfaiteurs à la
maladrerie de Saint-Jacques. À la veille de la Réforme, des prières ont encore
été dites journellement par les malades de la léproserie de Cambridge pour
le maire et les bourgeois. Et la maison a acquis par testament un parement
d’autel et quatre images peintes pour sa chapelle.
Avec la quantification des pratiques intercessives et pénitentielles, les
plus grandes léproseries d’Angleterre auraient cédé au mercantilisme. Carole

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388 B. TABUTEAU

Rawcliffe parle abruptement d’un commerce de prières : « a commercial


exchange of commendatory prayer for hard cash » (p. 151), chaque acre de
terre ou penny de rente étant convertissable en Avé et en Pater. Vers 1200
déjà, la maladrerie de Sainte-Marguerite et du Saint-Sépulcre de Gloucester
a exigé journellement quelque trois cents Avé et Pater de chaque résident,
outre des arrangements à la demande : un tel a fait un don d’argent pour la
nourriture des malades et d’une lampe pour éclairer leur église, en échange
de prières supplémentaires à son intention pendant la messe quotidienne ;
un autre donateur, en 1230, a réclamé des messes hebdomadaires pour lui
et sa famille. Le règlement de Saint-Barthélemy de Douvres – enregistré en
1372-1373, peut-être plus ancien – prévoyait quatre cents Avé et autant de
Pater par jour. Les frères et sœurs lépreux, qui avaient juré, à leur admission,
d’intercéder dévotement pour leurs patrons, avaient à dire la moitié de ces
prières au milieu de la nuit, assis droits dans leur lit. D’après l’auteur d’une
histoire des hôpitaux de Canterbury de 1785, une indulgence aurait stipulé,
en 1375, que quatre mille Pater, Avé et Credo par jour pouvaient être achetés
aux résidents de Harbledown pour un demi-penny !
En termes de théologie, un chrétien accomplissait donc son salut par
les sept œuvres de charité ou de miséricorde (nourrir, vêtir et abriter les
pauvres, accueillir les étrangers, visiter les prisonniers et les malades,
ensevelir les morts) mais aussi par les sept œuvres spirituelles – détaillées
par saint Thomas d’Aquin dans sa Summa Theologica – pour le réconfort de
l’âme. Les malades, spécialement, avaient besoin d’instruction et de conseil,
de patience et d’indulgence et, quand il était nécessaire, de réprimande.
L’hôpital médiéval était bâti sur ces fondations et tout cela devait profiter aux
lépreux, qui, eux, avaient à offrir le septième et précieux don de prière. Ce
sont néanmoins des règlements français, ceux des léproseries de Montpellier
et d’Amiens, édités par Léon Le Grand, et non pas des sources anglaises, que
cite Carole Rawcliffe au sujet de cette rétribution spirituelle de la charité par
des malades purifiés par la confession et incités à la gratitude.
Humilité et charité ont enfin été sublimées dans l’héroïque imitation du
Christ et des saints, au contact du corps lépreux. Le baiser au lépreux de saint
Martin de Tours en a été l’archétype hagiographique. Dans deux Vitæ du
XIIe siècle, la princesse anglo-saxonne sainte Frideswide († 735), guérit d’un
baiser un jeune homme lépreux à Oxford. L’un des hagiographes, Robert
de Cricklade, prieur de l’abbaye de Sainte-Frideswide, décrit avec assez de
science l’aspect monstrueux, inhumain, du lépreux, à la voix rauque, qui
met en relief la pureté virginale de la sainte. Le baiser au lépreux entrait
dans le « cursus honorum » du saint médiéval, pour reprendre l’expression
métaphorique de Carole Rawcliffe. Saint Hugues, évêque de Lincoln, n’y
aurait pas manqué lors de ses visites dans les léproseries de son diocèse, au
XIIIe siècle. Dans ses Vitae, saint Hugues se réfère au baiser de saint Martin,
dont il dit que s’il avait guéri un lépreux dans sa chair, le baiser du lépreux
le guérissait, lui, de la maladie de l’esprit. Le propos a fourni la matière
d’un exemplum populaire au bas Moyen Âge. Saint Hugues de Lincoln
lavait de surcroît les pieds des pauvres ulcéreux, en geste de contrition. Au
siècle prédédent, évoquant le lavement des pieds des lépreux par le comte de
Blois Thibaud IV, en mémoire de « la grande Madeleine », Gauthier Map a
remarqué que parce que le Christ émettait en permanence une bonne odeur

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 389

qui ravissait le cœur, la tâche de la sainte avait été infiniment plus agréable
que celle de Thibaud. Le message était ambigu. Il suggérait le contraste entre
la fragrance – « l’odeur de sainteté » – du beau corps saint et la puanteur
du corps lépreux hideux, abject, qui était aussi celle du péché. Le parallèle
est facile avec la monstruosité repoussante du lépreux opposée à la beauté
pure de la sainte dans la Vita de sainte Frideswide par Robert de Cricklade.
Ce genre de littérature a exploité des peurs bien enracinées, susceptibles
d’exacerber des attitudes de rejet. Mais un saint Hugues de Lincoln exhalait
« le doux parfum du Christ ». Insensible aux viles odeurs qui soulevaient
le cœur, il ne lui en coûtait guère d’enterrer les morts, ni d’approcher les
lépreux, contrairement au commun des fidèles saturés d’imagerie olfactive
des miasmes du péché et de la damnation. Mieux encore, nous l’avons vu,
des Alice de Schaerbeck ont recherché, dans les tourments de la maladie,
une plus parfaite imitatio Christi. Et au XIIe siècle, La révélation du moine
d’Eynsham raconte que le séjour d’une abbesse au purgatoire a été écourté
grâce à l’affection et à la compassion qu’elle avait montrées durant sa vie à
deux religieuses lépreuses, en les aidant personnellement à prendre leur bain.
Récit merveilleux qui rappelle le dévouement de nombreuses saintes femmes
animées par la piété et la charité.
Car les femmes se sont ardemment impliquées dans l’économie du salut.
Et certaines parmi les plus éminentes. Carole Rawcliffe s’arrête sur le cas
de la reine Mathilde, première épouse de Henri Ier Beauclerc, fondatrice de
la léproserie de Holborn, dans les faubourgs de Londres, et sans doute de
celle de Sainte-Marie-Madeleine et Saint-Jacques de Chichester. La reine a
secouru les pauvres malades avec constance, selon son biographe Aelred de
Rievaulx. Mathilde avait été éduquée au couvent de Wilton, dans le Wiltshire,
et avant elle, sa mère, la reine Marguerite d’Écosse, finalement canonisée.
Au Xe siècle, sainte Édith avait été leur précurseur dans l’amour du Christ et
des pauvres, à Wilton. Sa Vita, écrite par un chapelain du couvent, Goscelin
de Saint-Bertin, vers 1080, a pu influencer la jeune Mathilde. Une histoire
d’Aelred de Rievaulx sur la charité de Mathilde envers les lépreux, a été
incorporée par Matthieu Paris dans sa Chronica major et elle est passée
rapidement dans la littérature vernaculaire, où elle a été pérennisée dans la
légende de « la bonne reine Maud » au bas Moyen Âge. La seconde épouse
de Henri Ier, Adèle de Louvain, a continué d’incarner, à la suite de Mathilde,
la reine médiévale humble et généreuse, en fondant et en enrichissant la
maladrerie de Wilton et celle d’Arundel, dans le Sussex. Après son remariage
avec le comte Guillaume d’Albini, elle a peut-être inspiré au moins une autre
fondation, à Castle-Rising, dans le Norfolk. Plusieurs léproseries ont d’ailleurs
été fondées par des femmes ou ont bénéficié de leur bienveillant patronage.
Carole Rawcliffe en donne divers exemples de la fin du XIIe au début du
XIVe siècle. Et les prières d’intercession des femmes qui se sanctifiaient dans
le service des lépreux, ont commencé de paraître aussi valables que celles
des malades eux-mêmes.

Réalités sociales et institutionnelles


Au total, dans ce que Carole Rawcliffe nomme la « société confession-
nelle » du XIIIe siècle (p. 110), l’ambivalence de la lèpre – ici énoncée – pro-

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cédait de la relation intime entre le péché et une maladie dont l’assomption


pénitentielle par ses victimes les conduisait malgré tout à la conversion, à
l’imitation de Marie-Madeleine, la pécheresse repentante, dans la promesse
de la rédemption. Et non seulement les malades, pauvres du Christ, mais
également leurs bienfaiteurs, au risque pour ceux-là, dans leur appétit de
prières, d’être entraînés dans les termes d’un échange crûment mécanique.
L’ambivalence était en même temps celle du regard porté sur le corps laid
car dégradé du lépreux par une société déjà partagée entre mépris et admira-
tion de la beauté physique ! Carole Rawcliffe souligne que les réponses des
sociétés à la maladie ont rarement été monolithiques, ni n’ont évolué unifor-
mément, nonobstant les arguments de l’Église, de l’État ou de la médecine.

La question de la ségrégation
Il n’en a pas été différemment, au Moyen Âge, de l’exclusion, ajoute
l’historienne, qui a l’air de sacrifier à la tradition historiographique en
consacrant tout son sixième chapitre : « A Disease Apart? The Impact of
Segregation », à la ségrégation des lépreux. C’est poser le problème en vérité, à
la lumière des progrès de la recherche historique. En Angleterre, la ségrégation
des lépreux est bien documentée aux XIVe et XVe siècles, époque de crises et
d’inquiétudes, quand disettes, pestes bovines et épidémies, troubles, misère
et vagabondage, causent une extrême perturbation économique et sociale.
Mais le sort du lépreux dépendait aussi de la condition et de la réputation de
la personne. Lorsque Richard Wallingford ayant déclaré la lèpre peu après
son accession à l’abbatiat de Saint-Albans en 1327, une faction de moines
hostiles à ses réformes a tenté de l’écarter de la direction du monastère, ils ont
été excommuniés et la communauté est rentrée dans l’obéissance. Au point
qu’en 1333, l’aggravation de la maladie de l’abbé ayant aiguisé l’ambition
d’un moine de l’abbaye d’Abingdon, qui a sollicité l’intervention du pape,
les moines ont protesté que leur supérieur remplissait dûment son office tant
au temporel qu’au spirituel, contre l’avis d’une commission d’enquête qui
dénonçait l’inaptitude de Richard à la vie monastique, parce qu’il ne pouvait
plus entrer dans la salle du chapitre ni dans le chœur. L’abbé est mort trois
ans plus tard, suppléé au stade terminal de sa maladie par un coadjuteur. En
revanche, au milieu des années 1480, une simple femme de Yarmouth, Alice
Dymock, a été accusée par ses voisins de débauche, de vente de bière illicite
et de larcins. Elle a été plusieurs fois traduite en justice et c’est finalement
comme lépreuse qu’elle a été condamnée, en 1500, à quitter le bourg.
Le calvaire de la maladie augmenté de l’ostracisme ou de la réclusion, a
été un topos littéraire au bas Moyen Âge. Dans le poème anglais du XIVe
siècle Titus and Vespasian: Or the Destruction of Jerusalem, la meselrye
du noble héros Vespasien en fait un objet de répulsion. Dans le Testament
de Cresseid, de la fin du XVe siècle, l’orgueilleuse et luxurieuse Troyenne,
châtiée par la maladie, au lieu de mener la vie retirée d’une lépreuse de haut
rang dans ses quartiers privés, subit l’indignité de la honte publique et de
la misère dans une sordide léproserie suburbaine, où elle n’est pourtant pas
cloîtrée puisqu’elle va quêter ici et là. Dans la littérature, au demeurant, la
réclusion n’avait généralement rien d’absolu, pas plus que dans la réalité les
règlements les plus draconiens n’étaient strictement respectés.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 391

La réponse de l’Église

Des auteurs contemporains ont blâmé l’Église médiévale d’avoir réprimé


les lépreux ou les indésirables sociaux stigmatisés comme tels, et pour sa
cynique exploitation financière des bienfaiteurs laïques, dans un contexte de
centralisation romaine qui assujettissait les fidèles à son pouvoir du berceau
à la tombe. Or, nous le savons, l’Église s’est conformée au Lévitique et les
lépreux « hors du camp » n’étaient ni bannis, ni abandonnés, ni incarcérés, la
littérature homilétique prônant au contraire les mérites spirituels de la charité
envers ces malades. Leur appartenance pleine et entière à l’Église ni leur
accès régulier aux sacrements n’ont jamais été remis en question. Déjà, dans
une lettre de 726 à l’Anglo-Saxon saint Boniface, l’apôtre de la Germanie,
le pape Grégoire II préconisait que les lépreux chrétiens fussent autorisés
à communier. D’où la construction de solides chapelles dès la fondation
des premières léproseries anglaises. Celle de Sainte-Marie-Madeleine de
Sprowston, dans la banlieue de Norwich, fondée par l’évêque Herbert de
Losinga († 1119), avait une grande chapelle de 32 mètres sur 8,50 mètres,
à un étage, séparant les hommes des femmes. Elle est photographiée
dans l’ouvrage de Carole Rawcliffe. Souvent mal interprété comme ayant
sanctionné l’exclusion des lépreux, le canon XXIII du troisième concile du
Latran, en 1179, a visé sans ambiguité, au nom de la mission apostolique
de l’Église auprès des malades, à soutenir spirituellement, en leur accordant
chapelle, desservant et cimetière, des communautés de lépreux que la loi
mosaïque, insiste l’historienne, retranchait de la société des bien portants : qui
cum sanis habitare non possunt. Le pape Alexandre III les a en sus exemptés
de dîme sur leur production agricole. En Angleterre, le décret de Latran III a
été réitéré au concile de Westminster en 1200. Mais déjà, par exemple, l’abbé
Avelred de Saint-Pierre-sur-Dives a permis aux lépreux de Bretford, dans le
Warwickshire, d’avoir leur propre chapelain et de garder les dîmes du lait de
leurs bêtes et des herbes de leur jardin. En 1256, le légat du pape a consenti
que Rome n’exigeât pas de taxes sur les hôpitaux et léproseries anglais. Les
parlements successifs ont subséquemment exonéré les maladreries dirigées
par un meseal, sûre garantie que ces établissements recevaient toujours des
lépreux et n’avaient pas été détournés de leur fonction hospitalière primitive
– ce qu’alléguaient des collecteurs de taxes du pape. Des fidèles ont donné
terres et rentes pour l’entretien des chapelains et la célébration du culte, avec
lampes, vêtements et vaisselle liturgiques. Une enquête de 1373 rapporte que
le fondateur de la maladrerie de Corbridge, au Northumberland, avait réservé
24 acres de terre à l’entretien d’un chapelain « pour célébrer la messe pour
les lépreux tous les dimanches et fêtes ».
Les maladreries et leurs chapelles n’étaient pas isolées. La chapelle de
Saint-Léonard de Leicester a même été annexée à l’église paroissiale éponyme,
sous le patronage de l’abbé bénédictin. Et la chapelle de Saint-Jacques de
Dunwich, dans le Suffolk, s’élevait dans le cimetière de l’église paroissiale
sous ce vocable, immédiatement à l’extérieur de l’enceinte, à l’intersection
de deux routes et à courte distance du port et de la porte principale, ce
que montre un plan du bourg médiéval qui accompagne la photographie
des vestiges de l’abside de la chapelle, dans le livre de Carole Rawcliffe.
Les cimetières étaient normalement adjacents aux chapelles. La pratique

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392 B. TABUTEAU

d’enterrer les lépreux séparément ne serait pas antérieure à la création des


léproseries après la conquête normande de 1066. Ainsi, la fouille du cimetière
paroissial de Timberhill, à Norwich, désaffecté au lendemain de la conquête,
a-t-elle exhumé trente-cinq victimes de la maladie de Hansen – dont plus
de la moitié avaient contracté la lèpre lépromateuse –, soit un cinquième
des sépultures mises au jour au total. Ces lépreux avaient pu constituer une
communauté informelle de marginaux. Ils avaient été ensevelis à côté de gens
apparemment « sains », parfois par groupes familiaux. Dans les décennies
suivantes, patrons, personnel et malades ont élu sépulture dans les cimetières
des maladreries. Textes et fouilles ont attesté que des bien portants avaient
été enterrés avec les lépreux à Saint-Jacques et Sainte-Marie-Madeleine
de Chichester. Et des générations de la famille Twyer ont été inhumées
dans la chapelle de la léproserie du Saint-Sépulcre qu’ils patronnaient à
Hedon, participant ainsi jusque dans la mort aux bénéfices spirituels de la
communauté des pauvres du Christ. Sinon, bien avant 1282, les habitants de
Saint-Léonard de Northampton ont même utilisé la chapelle et le cimetière
d’une léproserie en guise d’église et de cimetière paroissiaux ! Mais avant
1200, c’est le corps, embarrassant, d’une femme de Cheam, excommuniée
pour adultère – corps sain, âme lépreuse –, qu’on a enfoui dans le cimetière
de la maladrerie et non pas, en la circonstance, dans celui de sa paroisse.
À l’inverse, des familles influentes ont probablement transféré les restes de
parents malades dans la tombe ou la terre familiale : les fouilles du couvent
dominicain d’Ipswich (1263-1538) ont révélé une correspondance génétique
entre des squelettes lépreux et sains, enterrés dans l’un des plus prestigieux
cimetières de la ville. Les monastères de Whitby et de Bury-Saint-Edmunds
recouvraient pareillement les corps des frères lépreux éloignés du cloître.
Enfin, la présence de squelettes hanséniens dans des cimetières urbains du
bas Moyen Âge, s’expliquerait notamment par le fait que la lèpre de ces
individus n’était pas avérée. Mais des testaments et des fouilles nous ont
appris que des lépreux de Saint-Léonard de Norwich avaient élu sépulture
dans le cimetière de Sainte-Marguerite, la plus proche église paroissiale, et
aussi dans le cimetière de la paroisse voisine de Toussaint – deux cas connus
par des testaments en l’occurrence, Henry et Richard Wellys, peut-être le
père et le fils, morts en 1448 et 1466.
L’Église a cherché à faire respecter le statut religieux des malades des
léproseries. Un pénitentiel anglais du milieu du XIIIe siècle (Magister Serlo,
Summa de Penitentia) menaçait d’excommunication quiconque agressait
« une personne religieuse telle qu’un clerc ou un frère lai ou un moine
ou un lépreux de collegio ». Les bienfaiteurs de ces lépreux s’adressaient
communément aux « serviteurs de Dieu » et les occupants des léproseries
se qualifiaient eux-mêmes en ces termes. Les bénédictins de Reading,
fondateurs de la maladrerie de Sainte-Marie-Madeleine au début des années
1130, appelaient les lépreux « nos frères » et ceux-ci figuraient dans le bede
roll, parmi les bénéficiaires des prières de l’abbaye, avec les moines de
Ramsey et de Durham et d’autres communautés bénédictines. En 1241, la
femme de Robert Leir a fait à l’abbaye une donation post conversum dicti
Roberti viri mei ad religionem leprosorum. Robert aurait donc prononcé ses
vœux de religion à la léproserie. Frères et sœurs des léproseries monastiques
soit faisaient, en effet, une libre et complète profession religieuse, soit, plus

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 393

couramment, étaient des conversi, qui, quoique non tonsurés, n’en étaient
pas moins liés par des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils
s’attiraient, par conséquent, et en théorie, la déférence due aux moines,
auxquels ils étaient assimilés.
Dans la plupart des grands hôpitaux et léproseries de l’Europe médiévale,
à l’instar des monastères, des cérémonies solennelles ritualisaient l’admission
des nouveaux venus dans la vie religieuse et leur acceptation d’une discipline
monastique ou quasi monastique. La rigueur de cette discipline variait selon
les établissements. Jusqu’au premier XIVe siècle, les sœurs de Maiden Bradley
ont endossé un habit de nonne. Pas celles de Saint-Jacques de Canterbury. Et
en 1349, ces dernières ont prétendu pouvoir quitter la communauté à leur gré.
Mais combien, à cette date, étaient lépreuses, s’interroge Carole Rawcliffe ?
Par ailleurs, les maladreries n’essayaient pas de retenir des pensionnaires
difficiles. Elles les expulsaient plutôt. Le règlement instauré en 1344 dans
la léproserie de Saint-Julien par l’abbé de Saint-Albans, a imposé une ferme
discipline monastique : profession avec serment sur les Évangiles, dans la
chapelle, devant toute la communauté, et précédée d’une période probatoire ;
punition ultime des infractions par l’expulsion ; réunions régulières du chapitre
dans la chapelle ; port de l’habit par les malades, sobre, de couleur noire et
brun roux, enveloppant et reconnaissable. Pas un habit uniforme destiné à
marquer les lépreux en général, comme par des vêtements et insignes on a
marqué juifs, hérétiques et prostituées à partir du XIIIe siècle, non, mais un
habit particulier, stipulé dans beaucoup de statuts ou règlements hospitaliers,
sur le modèle de l’habit monastique et relevant de la volonté des fondateurs
ou des patrons des établissements. Chaque année à la Saint-Martin – le
saint qui avait partagé son manteau –, les robes de rebut des cisterciens de
Rievaulx étaient dévolues aux lépreux de Saint-Michel de Whitby. L’habit
signalait l’appartenance à une maison et légitimait la quête des aumônes. Le
règlement de 1344 pour Saint-Julien était explicite là-dessus. Ces lépreux
ne se confondaient pas avec leurs congénères mendiants et vagabonds, qui
dérangeaient les autorités tant ecclésiastiques qu’urbaines.
Le règlement de type monastique de la vie hospitalière s’inscrivait dans
un programme plus ample de réforme ecclésiastique qui incluait l’institution
du mariage. Or, le vœu de chasteté que réclamaient du malade, et du conjoint
sain le cas échéant, les communautés réglées, spécialement, a pu modérer les
vocations pour les léproseries. Car la lèpre ne rompait pas le lien conjugal
aux yeux de l’Église. Une lettre du pape Alexandre III à l’archevêque de
Canterbury, vers 1175, est sans équivoque à ce sujet : le conjoint d’un lépreux
doit demeurer à ses côtés et l’assister dans sa nouvelle existence. Les époux
sont astreints, sinon, à la continence perpétuelle, les couples récalcitrants
encourant l’excommunication. Le mariage était donc indissoluble, sauf s’il
n’avait pas été consommé. Mais l’intransigeance de l’Église se heurtait à
des coutumes établies. La lèpre était cause de rupture dans les anciennes lois
galloises, codifiées au début du XIIIe siècle et qui se souciaient de protéger les
droits de propriété de l’épouse, non de la ségrégation du lépreux ou du danger
de l’infection. Tout le monde, en outre, n’était pas capable de l’abnégation
et du dévouement requis par les canonistes et d’aucuns étaient avertis par
la littérature médicale de la transmission sexuelle de la lèpre. Il n’empêche
que tout le monde n’était pas prêt non plus à renoncer au conjoint malade.

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394 B. TABUTEAU

Manque de perspectives personnelles et de moyens ? Moindre appréhension


de la maladie chez des gens du bas de l’échelle sociale ? Sincère attachement
à l’autre ? Ce n’est qu’au bout de dix ans et à contrecœur qu’en 1392 un
John Eston aurait écarté sa femme Béatrice, sous la pression des jurés de
Yarmouth. Et au moins vingt et une des trente-six lépreuses nommées dans
les leet rolls de ce bourg entre 1369 et 1500, vivaient avec leurs maris,
parfois en dépit d’ordonnances de la cour de justice – il est plus malaisé de
déterminer combien des trente-sept hommes lépreux cités étaient mariés. En
1430, quelque cinq ans après que son mari ait été déclaré lépreux, il a été
défendu à Catherine Colkirke, sous peine d’amende, d’entrer au marché et
d’y toucher les aliments exposés. Évidemment par crainte de la contagion,
précise Carole Rawcliffe. Catherine Colkirke s’occupait manifestement
de son mari, peut-être dans des huttes sur les sables (« Sands »), juste à
l’extérieur des remparts de Yarmouth, avec le gros des lépreux de la ville.
Car la maladrerie de Sainte-Marie-Madeleine, à la porte nord, était petite,
sélective et prohibait la mixité : hommes et femmes habitaient deux maisons
différentes, la route coupant au milieu.

Le droit commun

Assez tôt en Europe, les autorités séculières se sont penchées sur le statut
légal des gens dont le sexe, la vocation religieuse, l’invalidité physique ou
la déficience mentale réduisaient le rôle dans la société. À certains égards,
le droit commun et les coutumes locales ont davantage que l’Église régi la
vie des lépreux. Carole Rawcliffe se réfère derechef au vieux droit gallois,
qui interdisait aux lépreux et d’hériter eux-mêmes une fois admis dans une
maladrerie, et de léguer leur avoir à leurs fils nés après coup. Mais c’est
parce que ces lépreux, par leurs vœux de religion, s’étaient retirés du monde.
L’interdiction valait semblablement pour les moines et les prêtres. Tout
comme celle de plaider personnellement dans un tribunal. En revanche, après
leur profession, les lépreux comme les clercs échappaient à des contraintes
légales telles que le paiement de dédommagements ou d’indemnités. Statut
similaire en Angleterre, dans le Tractatus de legibus et consuetudinibus
regni Angliæ (ca 1187) – traité attribué au justicier du royaume Ranulf
de Glanville, fondateur de la léproserie de West Somerton. Et le lépreux
jouissait de tous ses droits sur les biens acquis ou hérités avant sa maladie
– les droits du conjoint sain étaient aussi sauvegardés. Les résidents des
léproseries, institutions légales, dotées de capacité juridique, avaient la
faculté, qui plus est, de plaider collectivement, fût-ce contre leurs patrons.
La fameuse mort civile des lépreux était donc très relative et elle changeait
avec le droit. En 1170, il n’y avait pas d’obstacle à la vente ou à l’achat de
biens par ces malades, puisque l’un d’eux, à York, a cédé son tènement à
l’archevêque. En 1279, il a été loisible au tenant en chef Adam de Gaugy,
pourtant lépreux, d’hériter des propriétés d’un frère et de rendre hommage
en privé à l’intendant du roi. Avait-il choisi de vivre chez lui plutôt qu’à
la léproserie ? Dans une autre affaire d’héritage, en 1302, les juges royaux
ont seulement exigé d’un plaignant lépreux qu’il attendît hors du tribunal et
qu’un avocat plaidât en son nom. Au XIVe siècle, les malades ont eu le droit

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 395

de léguer ou de transmettre des biens même dans des maisons strictement


réglementées. Les statuts révisés de la maladrerie de Saint-Julien, en 1344,
à Saint-Albans, ont laissé chaque frère disposer librement d’un tiers de ses
biens. Alors qu’en 1277, les sœurs lépreuses de Saint-Jacques de Westminster
avaient été blâmées pour avoir fait des legs sans l’autorisation du prieur.
Au XVe siècle, il n’est pas jusqu’aux modestes établissements suburbains
qui n’aient eu leurs testateurs : avant sa mort, en 1428, dans une léproserie
d’York, près de Monkbridge, William Mannyng a pourvu à ses funérailles, le
reliquat de sa maigre fortune allant à sa femme.
La loi punissait les violences contre le lépreux ou les siens, pleinement
sujets de droit – en 1240, on a emprisonné le meurtrier présumé des deux
enfants d’un lépreux –, tandis qu’on a rarement employé toute la force de ce
droit, considère Carole Rawcliffe, pour renvoyer des lépreux de la société.
En 1331, sur injonction royale, le bailli de Beverley a recensé dans sa ville
cinq individus « frappés de lèpre par la grâce de Dieu et non autrement »
(« struck with leprosy by the grace of God and not otherwise »). Tournure
de phrase qui prouve que son auteur n’avait pas conscience des risques
d’infection, ni un sens aigu de l’urgence, estime l’historienne. La peur de
la contagion s’accroissait cependant à l’époque. Le mot est fluide au Moyen
Âge. Entendons par contagion l’infection de l’air par l’haleine corrompue
des lépreux – « haleine contaminée » écrit Carole Rawcliffe (« contaminated
breath »). Et la peur du contact physique émerge aussi des archives.

La peur des miasmes et de la contagion

On s’est alarmé de la corruption de l’air facteur de maladie au moins


deux cents ans avant les ravages de la peste noire en Grande-Bretagne en
1349. En témoignent de nombreuses sources non médicales qui évoquent les
miasmes des cadavres, des eaux d’égout ou de vidange, des eaux stagnantes,
et des malades. Également l’installation d’infirmeries monastiques à distance
des cloîtres. Chez les cisterciens de Fountains notamment – et une provision
de calices, en 1262, à l’usage exclusif des membres malades de l’ordre,
conforterait cette impression que l’on y avait soin d’une hygiène tant
physique que spirituelle –, ou chez les bénédictines de Wherwell, dans le
Hampshire, au premier XIIIe siècle. Là, en plus, un cours d’eau souterrain
évacuait « toutes les ordures qui pouvaient corrompre l’air ». Dans ce
contexte, on comprend que les symptômes olfactifs nauséabonds de la lèpre
aient entretenu un malaise dans le peuple. À cela s’ajoutait la terreur du
démembrement physique ancrée dans le psychisme médiéval, à lire Carole
Rawcliffe dans son troisième chapitre. Des historiens, dont S. N. Brody, ont
vu dans le lépreux l’incarnation d’anxiétés profondes de la société liées à la
dégradation du corps. Le défigurement entraînait la censure morale. La perte
du nez était incompatible avec la prêtrise pour le théologien allemand Albert
le Grand, au XIIIe siècle. La mutilation du nez était, par ailleurs, un signe
d’infamie qui sanctionnait des crimes. Sur le plan de la théorie politique,
le corps lépreux ébranlait tout idéal d’expression physique et morale de la
fiabilité des hommes dans le gouvernement d’un État. Et au XIIe siècle, dans la
vision organique de l’État adoptée par Jean de Salisbury dans le Policraticus,

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396 B. TABUTEAU

où il en décrit les maux comme un médecin, le philosophe avait-il à l’esprit


l’image du lépreux quand il soulignait le rôle vital des extrémités dans la
saine constitution du corps social, en particulier des pieds – la paysannerie
–, sans lesquels ce corps eût rampé misérablement sur ses mains ?
L’édit d’Édouard III chassant les lépreux de Londres en 1346, a été une
alerte sans précédent sur les dangers que ces malades étaient censés faire
courir à la population par leur contact, leur haleine et leurs relations charnelles
avec des prostituées. Mais en Écosse, après le règne d’Alexandre III († 1286),
il avait été arrêté à Berwick-on-Tweed que tout lépreux qui pénétrerait dans
le bourg serait dépouillé de ses vêtements de dessus, que l’on brûlerait. Les
autorités garantissaient l’aumône aux pauvres malades regroupés aux alentours
de la ville. L’habitude de brûler les vêtements des victimes de la peste, aux
XIVe et XVe siècles, pour détruire les miasmes de la maladie, s’était donc
déjà auparavant appliquée à la lèpre. N’est-il pas non plus significatif que le
règlement de Berwick-on-Tweed sur les lépreux ait été enregistré avec une
ordonnance concernant la pollution de la rivière Tweed par le fumier et les
ordures ? On retrouve les mêmes mesures sanitaires à Londres. Au printemps
1472, sous la menace d’une lourde amende royale, les édiles de la capitale ont
réactivé un ancien usage contre la libre circulation des lépreux, qui mettaient
en péril la santé publique par leur mal contagieux. L’usage consistait, pour les
portiers de la ville, à priver les malades, qui tentaient de s’y introduire, de leur
vêtement de dessus, et de leur cheval s’ils étaient montés. La mesure faisait
suite à une épidémie de peste à l’automne 1471. Ce n’était pas la première
fois. Un siècle plus tôt exactement, il avait été décidé de garder les eaux de la
Tamise et les rues nettes d’immondices et d’expulser les lépreux de la ville.
À Yarmouth, entre 1369 et 1501, au moins cent treize accusations ont été
portées contre soixante-dix lépreux suspects – Carole Rawcliffe en indique
soixante-treize un peu plus loin ! – vivant intra-muros, en contradiction avec
la coutume locale. Les premières accusations datent de ce que The Anonimalle
Chronicle a appelé la « troisième peste » d’Angleterre, en 1369-1370, et elles
paraissent s’être intensifiées au moment des épidémies : récurrence nationale
en 1400, peste à Londres en 1405-1407, épidémie régionale en 1420-1421.
On a redoublé de vigilance après l’épidémie de 1439, quand la peste a failli se
répandre de Londres en 1425-1426 et 1433-1434, lorsqu’elle a touché Lincoln
en 1446-1447, Oxford et Westminster en 1448-1449. À la fin des années
1470, les autorités de Prestwick ont reproché à un Andrew Sauer de visiter
la léproserie « jour et nuit » avec sa femme et ses enfants et de s’habiller des
vêtements des malades. Au XVe siècle, des hôpitaux et aumôneries, dont les
fondateurs étaient issus de la noblesse, de la gentry et de l’élite marchande,
se sont débarrassés des lépreux et autres malades incurables et contagieux
qu’ils accueillaient initialement. Par exemple, l’hôpital Sainte-Marie « in the
Newarke », à Leicester, par son règlement de 1356, une léproserie devant être
édifiée « au bout de la ville » par Henri, duc de Lancastre, fils du fondateur
– le duc a pris aussi la précaution de réglementer le rituel du baiser de paix
échangé par chacun des chanoines de l’hôpital avec l’un d’eux mourant. Ou
bien l’aumônerie de Richard Whittington, à Londres, par des ordonnances
compilées vers 1424, les malades étant renvoyés, aux frais de l’établissement,
« de peur qu’ils n’infectent leurs compagnons ou ne provoquent l’horreur »

2 2009-.indb 396 19-02-2010 15:23:35


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 397

(« lest they infect their fellows or provoke horror ») : la vieille hantise du


corps délabré s’est conjuguée avec celle des miasmes.
Toutes ces résolutions se sont trop répétées pour avoir été toujours et
partout observées. Et les statuts hospitaliers se bornaient fréquemment à
des emprunts normatifs. En 1309, l’un des principaux patrons de l’hôpital
Saint-Gilles de Norwich s’est opposé à ce que fût désormais reçu quiconque
souffrait « d’une maladie intolérable ». Or, en 1440, le maître de l’hôpital
a été condamné en justice à renvoyer un lépreux que son établissement
hébergeait. C’était un an après une peste et la prostitution n’était pas moins
attaquée. Un autre lépreux a été refusé à l’hôpital en 1443. Mais en 1596-1597
encore, un supposé lépreux y logeait, probablement à part. En 1374-1375, un
lépreux habitait une maison dans l’enceinte de l’hôpital Saint-Paul, au nord
de Norwich. Une ségrégation analogue prévalait dans les monastères. Au
XIIe siècle déjà, quelques moines, serviteurs et jeunes pensionnaires l’avaient
éprouvée dans les miracles de saint Thomas de Cantorbéry. Tout comme la
maîtresse des novices du prieuré de Sempringham, dans le Lincolnshire, qui
avait soigné une sœur lépreuse et l’avait massée avec des pommades. Quoique,
jusqu’à sa guérison miraculeuse par saint Gilbert de Sempringham (canonisé
en 1202), la soeur ait passé douze années à l’infirmerie du monastère et non
pas reléguée dans une maladrerie. Nous avons vu un abbé lépreux, Richard
Wallingford, contesté à Saint-Albans, des corps de frères malades ramenés
à Whitby et à Bury-Saint-Edmunds car décédés hors de leur communauté,
et des infirmeries éloignées du cloître à Fountains et à Wherwell. En 1487,
l’abbesse de Syon, au Middlesex, convaincue de la nocivité des effluves de
la lèpre – conviction qui a pu être renforcée par une récente éruption de
suette dans le sud de l’Angleterre, en 1485 – a obtenu de Rome l’éviction
d’un moine lépreux sans délai et la permission d’écarter tout membre de la
communauté qui serait à l’avenir affligé de la lèpre ou d’une autre maladie
contagieuse. Même à l’intérieur des maladreries, les plus importantes, du
type monastique, la liberté des lépreux a été assez précocement limitée.
On a circonscrit leurs déplacements dans la chapelle, en leur assignant un
espace pour le culte. À Sainte-Marie-Madeleine de Gaywood, on a restreint
l’accès des locaux où la nourriture commune était conservée ou préparée. Le
règlement de 1344 de l’abbé de Saint-Albans pour la maladrerie de Saint-
Julien, a interdit le moulin et la brasserie aux lépreux et tout contact avec le
pain ou la bière, « parce qu’il ne convient pas que des hommes ayant cette
maladie touchent à ce qui est destiné à l’usage commun », est-il stipulé en
latin. Quant à la défense intimée aux lépreux de Sainte-Marie-Madeleine de
Reading d’aller à la buanderie, elle avait rapport à la continence sexuelle
dans le règlement de la maison. Il ne s’agissait pas que la blanchisseuse
éveillât des tentations. À Saint-Julien, celle-ci était recrutée sur des critères
d’âge et de moralité.

Le problème des lépreux errants

Carole Rawcliffe a intitulé une partie de son sixième chapitre : « The wild
and the tame ». Le « sauvage » et le « domestique » distingueraient les deux
catégories selon lesquelles les autorités ecclésiastiques et urbaines auraient

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398 B. TABUTEAU

ordinairement perçu les lépreux, la seconde catégorie étant celle des malades
des léproseries. Leprosi extranei, « lépreux forains », « lépreux sauvages »
(en français dans le texte), veldzieken, akkerzieken, etc., appartenaient à la
première. Autant d’appellations qui ont décliné dans des langues différentes
le problème des lépreux gyrovagues à travers l’Europe. Carole Rawcliffe
nous brosse un tableau pathétique de ces misérables, dont on a facilement
exagéré le nombre à défaut de le connaître et qui erraient sans feu ni lieu ou
échouaient dans des abris délabrés des banlieues des villes. L’Église avait le
désir de leur procurer quelque réconfort spirituel et d’améliorer leur sort, à
condition qu’on contrôlât ces marginaux potentiellement subversifs. Peur de
la pauvreté ingouvernable et du vagabondage, pas moins que de la contagion.
« Panique morale » (« moral panic »). On imaginait que les pires des lépreux
extranei, les plus indociles, rebelles à toute sujétion, étaient aussi sexuellement
les plus avides et contamineraient le reste de la société. Des lépreux ont été
jugés pour viol à Westminster en 1220 et à Londres dans les années 1380, la
victime, en l’occurrence, étant une servante de maison de passe. En ville, les
hôtes de lépreux vagabonds n’étaient pas mieux considérés que les tenanciers
des établissements prostibulaires ou les taverniers. En 1287, à Saint-Ives, dans
le Huntingdonshire, on a jugé deux personnes accusées, par leur hospitalité,
d’avoir fait courir un grave péril à leurs voisins et aux marchands de passage.
Et ces personnes ont comparu avec trois tenanciers de bordels. Le lien est
souvent explicite entre lèpre et prostitution. Les prostituées pouvaient devenir,
croyait-on, les vecteurs d’une rapide contagion dans toute la société. Dans
des instructions pour la tenue des tribunaux de quartier (« ward moots ») à
Londres, sous Édouard II, il a été ordonné aux officiers de s’enquérir – parmi
d’autres nuisances – de la divagation des femmes communes et des lépreux
dans les rues de la ville. En 1462-1463, trois lépreux et deux prostituées
ont été contraints de quitter Yarmouth. En 1399-1400, un serviteur de la
maladrerie de l’endroit, qui avait essayé, par le chantage, d’abuser de femmes
mariées, avait soulevé l’indignation. Une indignation qui, à la réprobation
morale du péché, avait mêlé la crainte physique de la contagion. Un John
Cook a excité pareille inquiétude, en 1486-1487, à fréquenter la femme d’un
lépreux, « par qui l’infection peut arriver ».
Le vagabondage d’un lépreux, s’il ne rejoignait pas une maladrerie, ne
résultait pas nécessairement de la seule peur qu’on avait de son mal : pour
Carole Rawcliffe, la charge que représentait son invalidité augmentait le
risque de son éviction familiale et sociale – bien que le degré de tolérance
des parents et des voisins ait pu excéder ce que souhaitaient les autorités.
Mais les exemples que donne l’historienne ne sont pas probants.
Qu’espéraient les lépreux itinérants, s’interroge-t-elle sinon ? Aux XIIe-
XIIIe siècles, il y avait des pèlerins en quête de guérison dans les sanctuaires,
que recevaient de pieuses personnes, dans l’accomplissement des sept œuvres
de charité. Il y avait des pauvres en quête d’aumônes, qui se pressaient
certains jours aux portes des hôpitaux spécialement. À Saint-Nicolas d’York,
le 29 juin, fête des saints Pierre et Paul, on distribuait de la nourriture grâce
à la générosité de la reine Mathilde. La léproserie de Sainte-Marie-Madeleine
de Gaywood offrait nourriture et l’hospitalité d’une nuit le Jeudi Saint. Et
la léproserie de Ripon n’a cessé d’offrir l’hospitalité la nuit aux lépreux de
passage que par pénurie de moyens, peu avant 1345. Les lépreux étaient

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 399

également convoqués aux obsèques des grands de ce monde. Avec d’autres


pauvres du Christ qui figuraient dans les cortèges funèbres, ils partageaient
nourriture, vêtements et argent. Mort en 1257, Gautier Suffield, évêque de
Norwich et aumônier de Henri III, a légué cinq livres aux lépreux de son
diocèse, qu’ils vécussent ou non en communauté, et deux deniers à chacun de
ceux qui étaient à ses funérailles. Il en a été de même de l’évêque Giffard de
Worcester en 1302. Les lépreux quémandaient en général la charité publique,
au bruit de leurs clochettes, cliquettes ou crécelles, lesquelles n’étaient pas,
primitivement, pour épouvanter les gens. Et si elles ont été prohibées par
un statut synodal du XIIIe siècle, en Est-Anglie, c’est parce que leur tapage
aurait distrait la respectueuse attention des prêtres portant l’Eucharistie aux
mourants.
Mais venu le temps des crises, à compter du XIVe siècle, les miséreux
ont afflué dans les villes, débordant la charité et les autorités. Carole
Rawcliffe cite Michel Mollat, qui a parlé d’« une génération effrayée par le
paupérisme ». Et l’hostilité s’est accrue envers les étrangers. C’est dans ce
climat qu’en 1433, un habitant de Ramsey, Henry Overton, a été condamné
à une amende pour avoir des chiens sauvages qui attaquaient les lépreux. En
1367, Londres a été interdite aux mendiants, vagabonds, pèlerins et lépreux
– quatre ans avant l’ordonnance de Charles V, à Paris, contre ces malades.
En 1427, le parlement écossais a légiféré sur les lépreux. Le texte a été un
modèle du genre pour les ségrégationnistes ou isolationnistes du XIXe siècle.
Au huitième article, il a été décrété que les malades ne devaient quérir leur
vie dans les villes et bourgs du royaume que trois fois par semaine, les lundi,
mercredi et vendredi, de dix heures du matin à deux heures de l’après-midi, et
pas les jours de foire ou de marché. Or, ces douze heures hebdomadaires de
libre circulation paraissent un avantage, paradoxalement, à Carole Rawcliffe,
alors que les mendiants étaient maintenant cantonnés aux portes des villes. Et
l’historienne de dénoncer la lecture sélective des isolationnistes. Quoi qu’il
en soit, il est malaisé d’apprécier l’efficacité de telles injonctions. Au tournant
du XIIIe siècle, Londres avait déjà été interdite aux lépreux, la collecte des
aumônes pour leur subsistance incombant à un mandataire commun, chaque
samedi, dans les églises paroissiales de la capitale.
Des hôpitaux et maladreries procédaient ainsi antérieurement. Depuis
l’épiscopat de Barthélemy († 1184), si ce n’est plus tôt, Sainte-Marie-
Madeleine d’Exeter (« the Maudlyn ») confiait les collectes à un mandataire
deux fois par semaine. De nombreuses licences de quêter, voire de prêcher,
ont été du reste octroyées par la Couronne, l’Église ou les villes au profit
des léproseries. Par les baillis royaux à Eye, dans le Suffolk, du XIVe au
XVIe siècle. Par le doyen et le chapitre de la cathédrale à Norwich, au
XVIe siècle. Des maisons désignaient elles-mêmes leur quêteur. En 1346,
Saint-Barthélemy de Douvres a envoyé le sien par tout le pays promettre
deux cent quarante jours d’indulgence aux âmes charitables. Il n’empêche
que la mendicité des malades en personne demeurait vitale pour les plus
médiocres institutions, un règlement dût-il parer aux nuisances en confinant
cette mendicité à proximité de leur enceinte, en prévoyant un système de
roulement des quêteurs ou en revêtant ces derniers d’un habit identifiable,
qui conférait protection et respectabilité. Là, cependant, nous n’avons plus
affaire aux malades gyrovagues.

2 2009-.indb 399 19-02-2010 15:23:36


400 B. TABUTEAU

Entre les dociles pensionnaires des léproseries instituées et les lépreux


« sauvages », objets de l’appréhension publique, Carole Rawcliffe discerne
encore une zone grise (« a grey area »), occupée par une troisième catégorie
d’individus, mal documentée et souvent anonyme. Solitaires ou vivant en
petits groupes, aux abords des villes et des villages, ils ne ressemblent guère,
malgré tout, aux parias qu’a dépeints le XIXe siècle. Des recueils de miracles,
comme ceux de saint Thomas de Cantorbéry à son tombeau, plus tardivement
des testaments, nous montrent que ces lépreux n’étaient pas abandonnés.
Si terrifiés qu’ils aient pu être, éventuellement, par le spectre du vagabond
répugnant, beaucoup de gens ont secouru des malades qu’ils connaissaient
personnellement. En 1380, le recteur de Little Snoring, dans le Norfolk, a
légué trois sous à un groupe de lépreux de sa paroisse.

Trouver une place à la maladrerie

Il était des lépreux qui erraient parce qu’ils ne trouvaient pas de place
dans les maladreries. Une variété de facteurs étaient déterminants : richesse,
sexe, vocation religieuse, lieu de résidence, parenté, réputation personnelle.
La plupart des monastères anglais les plus importants avaient leurs
propres léproseries ou les administraient au nom des fondateurs laïques
ou ecclésiastiques. La priorité allait ici aux religieux lépreux et à leurs
parents, familiers, tenanciers. Ceux de Saint-Albans étaient à la maladrerie
de Saint-Julien, qui dépendait de l’abbaye. Les treize lépreux de Sainte-
Marie-Madeleine d’Ilford étaient censés venir des domaines de l’abbesse de
Barking. Dans le deuxième quart du XIIe siècle, l’abbé de Saint-Augustin
a fondé l’hôpital Saint-Laurent, dans la banlieue de Canterbury, pour les
moines souffrant de la lèpre ou d’une autre maladie contagieuse (morbum
contagiosum). Saint-Laurent accueillait en outre les parents malades ou
appauvris des moines. L’évêque de Lincoln, Robert de Chesney († 1166),
a donné aux soeurs gilbertines l’hôpital de Saint-Léonard de Clattercote,
près de Banbury, dans le même but. Des léproseries sous tutelle monastique
s’ouvraient au clergé séculier sans bénéfices. On attribuait à l’abbé Anselme
de Bury-Saint-Edmunds († 1148) la création de l’hôpital Saint-Pierre pour les
prêtres malades et lépreux. Priorité était faite aussi aux patrons ou insignes
bienfaiteurs d’établissements religieux et hospitaliers et à leurs parents et
familiers, tel Robert de Torpel – avec quatre serviteurs – à Saint-Léonard
de Peterborough, en 1147. Vers cette époque, Roger, comte de Clare, a
libéralement doté le monastère de Stoke-by-Clare, avec son fils, Adam le
lépreux, qu’il a fait admettre dans la communauté. Au XIIe siècle toujours,
Juliana de Cirenscester a donné une propriété aux religieuses de Maiden
Bradley, quand sa fille, sans doute lépreuse, y a pris le voile, et vers 1194,
Elias d’Amundeville une terre d’un revenu de soixante sous par an, à Burton
Lazars, à l’entrée de son fils malade. Sinon, des bienfaiteurs privilégiaient
à leur gré certains lépreux : en 1277, Henry et Elena de Tarbock ont cédé
au prieuré de Burscough, dans le Lancashire, une terre dont le grand-père
d’Elena avait gratifié à l’origine un obscur groupe de malades, à condition que
le prieuré entretînt un lépreux du comte de Lincoln à Widnes. La conversion

2 2009-.indb 400 19-02-2010 15:23:37


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 401

religieuse ad succurendum aurait enfin exercé un attrait particulier sur les


lépreux. Mais Carole Rawcliffe n’étaye pas cette assertion.
Des patrons laïques ont favorisé la réception dans les léproseries de
contributeurs financiers à des budgets précaires. Saint-Barthélemy de
Douvres aurait été fondé, en 1141, par un propriétaire terrien, pour deux de
ses frères et pour les chanoines lépreux du prieuré augustin voisin. Au début
des années 1370, l’établissement a pourtant accepté des laïcs célibataires,
hommes et femmes, capables d’acquitter un droit d’entrée de 106 s. 8 d.,
plus trois deniers pour un dîner à chaque résident. Une enquête de 1291 sur
l’administration de la maladrerie de Saint-Nicolas d’York, riche fondation
royale, a révélé qu’entre 1264 et 1274, quatre lépreux avaient été admis
gratuitement, pro Deo, mais que d’autres frères et sœurs avaient payé un
droit fixe d’environ treize livres chacun, et que dans les années 1280, on avait
imposé un droit de quinze livres à tout nouvel arrivant, quel que fût son état
de santé. Discipline et observances religieuses pâtissaient des malversations
et des désordres engendrés par ces abus, et des bienfaiteurs se détournaient
de telles maisons. C’est pourquoi on s’assurait, à leur admission, que les
lépreux de Harbledown, près de Canterbury, savaient par cœur Pater Noster,
Salve Regina, Ave Maria et Credo, afin qu’ils pussent prendre pleinement
part aux prières d’intercession.
Les droits excédaient-ils les ressources des postulants, qu’ils en étaient
réduits à solliciter une assistance extérieure. Le registre de l’évêque Dalderby
de Lincoln répertorie au moins treize de ces lépreux parmi les bénéficiaires
d’indulgences, entre 1304 et 1316 – avec des aveugles, des sourds et des
paralytiques, tous accablés de maux à résonnance biblique. Par exemple,
quiconque a aidé un Adam Gyliot, d’East Deeping, à payer sa place dans
une maladrerie, a gagné vingt jours d’indulgence pour le salut de son âme.
Toutefois, aucune ville anglaise ne paraît avoir adopté une pratique qui
aurait été en vigueur dans les quatre bourgs écossais de Berwick, Roxburgh,
Édimbourg et Stirling depuis le XIIe siècle et qui garantissait, sans nuisances,
l’accès d’une maladrerie à tous les habitants : les bourgeois lépreux payaient
leur entrée, tandis que les pauvres percevaient chacun vingt sous sur les fonds
publics, pour la nourriture, l’habillement et la pension, et mendiaient, pour le
reste, aux portes de l’établissement plutôt que dans les rues.
Ailleurs, des litiges ont éclaté pour le placement d’amis, de parents ou de
serviteurs. En 1204, Roger de Rosel a défendu avec succès son droit à une
maladaria à Newton, dans le Yorkshire, dont un lépreux placé par lui avait
été expulsé au profit d’un malade de la partie adverse. À Saint-Nicolas de
Carlisle, en ce début du XIIIe siècle, il y a eu compétition entre un patron
payant généreusement le droit héréditaire de présenter un chapelain et trois
lépreux ou pauvres, un autre qui a accaparé deux places supplémentaires,
et le maire, qui a requis par surcroît la réception des lépreux de la ville,
en échange d’indemnités hebdomadaires en nourriture. Des patrons étaient
exclusifs : à la fin du XIIe siècle, Alan Fitzhubert a réservé la léproserie
du Saint-Sépulcre, à Hedon, qu’il a fondée avec le concours de sa famille,
aux malades de sa parenté ou de celle de ses héritiers au quatrième degré.
Ou ils étaient jaloux de leurs prérogatives : en 1258, sir Thomas Tracy a
stipulé qu’aucune des six places de sa léproserie de Sainte-Marie-Madeleine
de Lanlivery, en Cornouailles, ne devait être désormais occupée sans son
consentement ou celui de ses successeurs. Tout cela valait pour les lits

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402 B. TABUTEAU

d’hôpitaux pareillement. Et le roi lui-même n’agissait pas différemment.


D’après une charte de Henri Ier, les Saints-Innocents de Lincoln étaient tenus
de recevoir dix lépreux de la ville et en sus, leurs congénères ayant servi à la
maison du roi et jouissant de son appui personnel.
Au total, les léproseries les plus ordinaires avaient du mal à accueillir
tous les lépreux et il fallait un gros établissement comme celui de Sherburn,
fondé au XIIe siècle par l’évêque de Durham, pour abriter confortablement
jusqu’à soixante-cinq lépreux des deux sexes à son apogée. Le problème était
aggravé par l’affluence d’individus sains à charge, se fussent-ils acquittés
d’un droit d’entrée comme à Saint-Nicolas d’York. Dès 1212, les Pères
du concile de Paris se sont élevés contre cette dérive des hôpitaux et des
léproseries, qui entraînait gaspillages et corruption des mœurs. Le phénomène
était en effet général en Occident et il s’est amplifié au bas Moyen Âge. Il
est bien documenté pour l’Angleterre, où il a été vainement dénoncé par les
commissaires royaux, les autorités des bourgs, les visiteurs ecclésiastiques.
En 1376, une commission d’enquête royale a exprimé au maire de Bristol son
improbation à propos du nombre excessif de pensionnaires sains et dotés à
la maladrerie de Saint-Laurent, au détriment des lépreux et autres malades.
D’après une enquête de 1391, Saint-Barthélemy d’Oxford aurait été ruinée
de la sorte. Et pour cause ! Des pensions étaient grasses. En 1334, un couple
marié valide a intenté un procès au maître de la léproserie de Sainte-Marie-
Madeleine de Hedon, car il prétendait à l’attribution d’une chambre privée
et à l’allocation de bonnes pitances, de potage et de pain quotidiennement,
de vingt-huit gallons de bière par quinzaine, de trois cents mottes de tourbe
par an, et de chaume, paille et pâturage pour ses moutons. Dans les années
1160, déjà, des femmes bien portantes, au rang desquelles veuves et filles de
bourgeois aisés, s’étaient disputé les vingt-cinq places destinées aux sœurs
lépreuses à Saint-Jacques de Canterbury, maladrerie prospère, dirigée par les
moines de Christ-Church. À l’époque, le pape Alexandre III était intervenu
pour y remédier. Au XIVe siècle, le maître a résisté aux tentatives de la reine
Philippa de Hainaut de placer l’une de ses servantes. Il n’empêche qu’alors
certains privilèges semblent y être devenus héréditaires. À Saint-Nicolas de
Harbledown, en 1298-1299, les admissions inopportunes de gens sains ont
non seulement suscité l’inquiétude pour les pauvres lépreux mais aussi pour
la vie religieuse de l’établissement, dont on craignait qu’elle ne fût par trop
perturbée. Nulle évocation, en revanche, de risques d’infection. Et quand
même on a pris conscience de ces risques, les léproseries anglaises les mieux
nanties ont continué d’attirer hommes et femmes soucieux de finir leurs jours
dans la sécurité matérielle.

La vie dans les léproseries

Les fondations

Carole Rawcliffe traite de la fondation des léproseries de manière diffuse


dans son ouvrage, en la subordonnant à diverses considérations. Ainsi, au
chapitre quatre : « Priests and Physicians: The Business of Diagnosis »,
choisit-elle d’amorcer son discours sur les perceptions populaires de la lèpre

2 2009-.indb 402 19-02-2010 15:23:38


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 403

et l’attitude des collectivités et juridictions locales à l’égard des lépreux, en


rappelant que les trois cents léproseries inventoriées en Angleterre avant le
début du XIVe siècle, dont environ 85 % de modestes fondations suburbaines,
étaient intégrées dans le « paysage obligatoire du développement urbain »
– en paraphrasant quelque peu F.-O. Touati –, mais qu’elles concrétisaient
également une saisissante combinaison de compassion chrétienne et d’angoisse
de la souillure, dont il est question dans les deux précédents chapitres du
livre. De fait, dans l’un de ces chapitres, le troisième : « The Sick and the
Healthy: Reactions to Suffering », l’historienne est moins succincte sur ces
fondations charitables, qui étaient en même temps une réponse ambivalente
de la société à une réalité pathologique aux incidences multiples, ce qu’elle
n’énonce pas à cet endroit, cependant, puisqu’elle ne justifie pas non plus son
parti d’aborder le sujet en tête de ce chapitre-là.
En Angleterre comme sur le continent, le nombre des fondations et leurs
dates sont difficiles à déterminer. On compte un minimum de 320 léproseries
depuis le terme du XIe siècle, soit d’un quart à un cinquième des institutions
charitables du royaume – proportion équivalente en Écosse. La plupart ont
existé bien avant 1350. Carole Rawcliffe reproduit une carte de ces fondations
d’avant le milieu du XIVe siècle – mais on doit aller chercher dans la conclusion
de son livre la carte des fondations ultérieures, et dans le chapitre quatre la
carte des léproseries de l’Est-Anglie, celle-ci en relation très ponctuelle avec
le texte. Plusieurs maladreries, nous l’avons vu, ont été soutenues, voire créées
par des bienfaiteurs dont des parents, amis ou serviteurs avaient contracté la
lèpre. Celle de Sainte-Marie-Madeleine de Spon, près de Coventry, aurait
été fondée par le comte Hugues de Chester († 1181) pour l’un des chevaliers
de sa maison, et celle de Cashel, au comté de Tipperary, vers 1230, pour
la fille du sénéchal David Latimer. Des fondateurs de monastères leur ont
confié d’emblée une léproserie adjacente. En 1166-1175, le prieuré augustin
de Wormegay, en Est-Anglie, a été fondé par Réginald de Warenne avec
un asile pour treize lépreux, sous la responsabilité des chanoines réguliers.
Ralph Glanville († 1190), justicier du roi Henri II, et sa femme ont remis
la léproserie de West-Somerton aux soins des augustins qu’ils ont installés
près de Butley. Au XIIe siècle, l’aristocratie anglo-normande a étendu ses
patronages d’institutions religieuses et charitables aux maladreries. Roger
Mowbray († 1188) patronnait vingt-deux institutions charitables, dont des
léproseries.
Les quelques cartulaires de léproseries conservés contiennent des actes
de donations individuelles souvent maigres et dispersées néanmoins. Carole
Rawcliffe les compare à l’obole de la veuve. Le patrimoine foncier de la
maladrerie de Saint-Jacques de Thanington, près de Canterbury – plus de 170
acres de terre au XIVe siècle, pour vingt-cinq lépreuses à la garde des moines
de la cathédrale —, a été constitué très progressivement, par des donations et
des échanges faits par des habitants dans l’espérance de la rédemption et ne
montant pas à plus de deux ou trois acres à chaque fois. La plus notable des
quarante-quatre donations enregistrées dans le cartulaire de Saint-Jacques de
Doncaster ne porte que sur douze acres de terre, et les rentes annuelles vont de
un penny à un shilling. Ces dons de rentes et de menues propriétés émanaient
principalement de petits propriétaires eux-mêmes, fermiers et bourgeois de
moyenne envergure. Si la grande vague des fondations s’est achevée bien

2 2009-.indb 403 19-02-2010 15:23:38


404 B. TABUTEAU

avant la peste noire et si beaucoup de léproseries ont alors disparu ou périclité


ou ont cessé de remplir entièrement leur fonction hospitalière, la charité a
persisté au bas Moyen Âge : à Norwich, léproseries et lépreux sont toujours
couchés sur les testaments des XIVe et XVe siècles. La menace d’une mors
improvisa à cause de la peste incitait plus que jamais les fidèles à rechercher
les prières d’intercession des malades.

Déclarations de lèpre : cours et jurys

Carole Rawcliffe a montré que tout le monde n’avait pas sa place dans
les maladreries, et dans son quatrième chapitre, derechef, elle précise qu’un
nombre inconnu mais significatif (sic) de lépreux, s’ils ne vagabondaient pas,
s’isolaient à leur domicile ou bien vivaient dans des groupes non structurés
extra-muros. Dans tous les cas, retraites ou départs sont rarement documentés
mais maintes décisions n’ont dû se baser que sur des diagnostics informels
au niveau paroissial ou sur des examens d’« experts » locaux, affaire de
famille et de voisinage, de prêtre et de médecin. Peu de malades ont dû
faire véritablement l’expérience du judicium, c’est-à-dire d’une procédure
judiciaire, qui était donc affaire de droit.
L’appel à la Couronne interjeté par Joanna Nightingale en 1468, prouve
qu’il était loisible de contester une déclaration de lèpre devant une juridiction
supérieure, même si les gens du commun se contentaient d’un examen par
« des hommes respectables du comté », avertis de leur maladie, ou au moins
d’un sursis au jugement des autorités locales. Quoique ces autorités aient
veillé sur leurs droits et libertés, fût-ce sporadiquement, dans l’effroi d’une
épidémie. En 1383, à Launceston, en Cornouailles, on a réaffirmé le droit,
« de temps immémorial », de renvoyer les lépreux qui pénétraient dans le
bourg. De Dublin à Yarmouth, de Bristol à Berwick-on-Tweed, les édiles
les ont interdits intra-muros. En Est-Anglie, Lynn a entretenu un dispositif
institutionnel impressionnant de neuf léproseries – huit sur la carte – et les
autorités ont convoqué jurys et experts pour statuer sur la lèpre : à King’s
Lynn, en 1376, un jury spécial de douze notables ou jurats a été sélectionné
pro scrutino leprosorum ; en 1429, trois lépreux réputés tels (leprosi nominati)
ont comparu devant un comité de « discrètes personnes » éclairées (« discreet
persons having knowledge in this respect »). Il n’en allait pas autrement dans
les cours seigneuriales. En 1310, douze hommes du manoir de Heacham,
dans le Norfolk, se sont portés garants de la santé du vilain John Hardy
contre le jury qui l’a déclaré lépreux. Mais John Hardy a été contraint de
quitter le manoir, ses biens ont été confisqués et ses garants ont payé une
amende au seigneur. Selon le Mirror of Justices (fin du XIIIe siècle), il n’était
pas permis aux lépreux d’être juges eux-mêmes et, avec les femmes mariées,
les sourds-muets, les malades et les idiots, ils ne ressortissaient pas non plus
au frankpledge, qui associait collectivement les hommes libres au maintien
de l’ordre et de la paix dans les comtés.
En 1331 toutefois, les cinq lépreux que le bailli de Beverley a signalés
dans cette ville à la chancellerie, étaient malades depuis un à trois ans, ce
qui ne trahit pas une constante préoccupation d’hygiène publique de la part
de toutes les autorités locales.

2 2009-.indb 404 19-02-2010 15:23:38


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 405

Des admissions ritualisées

La vie dans les léproseries est, au vrai, le sujet du septième et dernier


chapitre du livre : « Life in the Medieval Leper House », qui commence
logiquement par l’admission des malades. Une admission ritualisée, décrite
par exemple dans le cartulaire de la maladrerie de Saint-Barthélemy de
Douvres, de 1372. Le sous-prieur de l’abbaye de Saint-Martin, supérieur de
la léproserie, inspectait l’état de santé et la moralité du postulant – mais
était-il toujours lépreux à cette époque ? Celui-ci était ensuite reçu par la
communauté assemblée. La cérémonie de réception se déroulait en deux
parties : d’abord à la porte de l’église, où le supérieur lui faisait jurer sur un
missel qu’il serait « utile et fidèle » à l’institution qui l’accueillait, obéissant,
respectueux des autres malades, chaste et tempérant. Il s’engageait en
outre à léguer à sa mort la moitié ou la totalité de ses effets à la maison et
promettait de prier dévotement pour l’Église et le royaume d’Angleterre, le
roi, la reine, les moines de Saint-Martin, les bourgeois de Douvres et tous
les bienfaiteurs de l’établissement, vivants et morts. Après qu’il ait été béni,
avec de l’eau bénite, le postulant était conduit dans l’espace sacré de l’église.
Là, il s’agenouillait devant le maître-autel et le supérieur appelait de nouveau
la bénédiction et l’amour divins sur lui. Bénit aussi l’habit noir ou brun roux
qu’il revêtait par humilité et pour mépris du monde. Une prière était encore
dite pour la préservation de sa chasteté, il était tonsuré, puis, à genoux, il
présentait un cierge allumé et une offrande de deux pence à l’autel. Ces
rites religieux accomplis, la communauté se rendait au réfectoire pour fêter
l’événement. Le repas était offert par l’impétrant, en sus d’un substantiel
droit d’entrée.
On entrait donc en léproserie comme en religion. À Saint-Barthélemy,
frères et sœurs étaient célibataires, veufs ou mariés à un conjoint résolu lui-
même à la chasteté. De semblables cérémonies existaient ailleurs en Angleterre
et sur le continent mais nous sommes mal renseignés sur leur déroulement
dans les léproseries anglaises. Qu’il y ait eu ou non prise d’habit et tonsure,
on a dû au moins y lire et commenter le règlement, prêter des serments
et observer une probation. À la maladrerie de Sainte-Marie-Madeleine de
Hedon, le postulant s’agenouillait à l’autel, où le prêtre, en surplis et étole
au cou, exigeait de lui le serment d’obéissance au maître et aux statuts, avant
que de réciter prières, psaumes et invocations en latin, le recommandant à
Dieu. Dans la communauté mixte de Harbledown, le serment était prêté en
chapitre, devant les frères et sœurs, et insistait sur la chasteté. Et d’après les
statuts de l’abbé Mentmore de Saint-Albans, de 1344, un serment de chasteté
des frères et de leurs femmes précédait la probation à la maladrerie de Saint-
Julien.
L’admission dans une léproserie rompait-elle brutalement avec le
monde extérieur ? C’était la vision des ségrégationnistes du XIXe siècle. Des
léprologistes tels que Édouard Jeanselme ont pourtant été obligés de concéder
qu’en fait, les léproseries médiévales n’avaient pas incarcéré leurs malades.
L’étude la plus superficielle des statuts et règlements révèle l’image toute
différente de la réclusion volontaire – sinon de la « retraite volontaire », chère
à André Uyttebrouck, ajouterons-nous —, à l’instar des autres institutions
religieuses et charitables.

2 2009-.indb 405 19-02-2010 15:23:39


406 B. TABUTEAU

Une séparation relative

À ce point de son exposé, Carole Rawcliffe a inséré une gravure du


XVIIIe siècle figurant l’ancienne maladrerie de Harbledown transformée en
une « almshouse », dans son environnement champêtre. Mais l’implantation
des léproseries a varié. Celles des villes ont été fondées extra-muros. Dans les
faubourgs, elles pouvaient voisiner avec des métiers passablement répugnants
et dangereux : teinture, fonte des métaux, fabrication de chaux vive... Des
incendies y éclataient. Et ces quartiers étaient hantés par le crime, le vol, la
prostitution. En 1305, la léproserie de Sainte-Marie-Madeleine de Baldock
a déménagé dans un endroit plus sûr. Couvents et hôpitaux n’étaient pas
forcément mieux lotis et ils avaient aussi besoin de terre, d’eau et de facilités
de transport. À Bury-Saint-Edmunds, c’est la maison-Dieu qui a préféré à
son site central un autre qui lui convenait davantage hors les murs, proche de
la léproserie de femmes de Sainte-Pétronille, qui a finalement fusionné avec
cet hôpital. La croissance des faubourgs a souvent rattrapé des établissements
isolés. Fondée à l’origine près de la route principale est-ouest, là où elle
rencontrait le bac sur la rivière Ouse, la léproserie de Cowgate, à King’s Lynn,
s’est retrouvée en 1432 au cœur d’un quartier commerçant florissant, près du
marché du mardi. À Thetford, la maladrerie de Saint-Jean-Baptiste, débordée
par l’expansion urbaine, a fusionné avec celle de Sainte-Marie-Madeleine,
encore à l’écart. Le transfert de la léproserie de Saint-Laurent de Launceston,
au milieu du XIIIe siècle, a peut-être coïncidé avec la promulgation de
règlements stricts rejetant les lépreux du bourg. Mais le nouveau site était
attractif : à proximité d’un pont et d’une grande route, il couvrait dix-huit
acres, avec chapelle et cimetière et de l’eau en abondance. Carole Rawcliffe
invoque, du reste, les arguments de l’historiographie moderne pour expliquer
l’éloignement délibéré de nombre des premières fondations. L’imitation des
pères du désert par exemple. En cela, l’implantation des léproseries rurales
n’aurait guère été distincte de celle des monastères féminins. Aux aspirations
spirituelles se mêlaient les motivations pratiques touchant à la terre, à l’eau
et aux communications. Des maisons comme celle de Saint-Thomas de
Bolton, dans le Northumberland, vers 1225, ont colonisé des zones incultes.
Et plusieurs ont été édifiées près de sources ou fontaines guérisseuses que
fréquentaient les gens affligés de maladies de peau.
Le renoncement au monde n’était jamais complet en vérité. Malgré
l’apparente solitude de la forêt et de la brande, Saint-Michel de Whitby
était commodément situé à côté d’un pont sur la rivière Esk et profitait des
aumônes des voyageurs. Sainte-Marie-Madeleine de Gaywood occupait une
terre marécageuse mais sur l’une des grandes routes de Lynn et près de la
résidence de son patron, l’évêque de Norwich. L’érection d’une chapelle
aurait augmenté les recettes de la charité que procurait déjà une position
favorable en un lieu passant (route, cours d’eau, porte, pont, carrefour), grâce
aux vœux et prières des voyageurs inquiets de leur sécurité. En 1303, il y
avait une boîte à aumônes dans la chapelle de Saint-Nicolas d’York, munie
d’une triple serrure.
De quel renoncement au monde parlera-t-on au juste à Saint-Laurent
de Bristol, bâti à la porte est de la ville, à quelques pas du marché ? Et à
Norwich, dont un plan, à l’appui des propos de l’auteur, montre les cinq

2 2009-.indb 406 19-02-2010 15:23:39


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 407

léproseries municipales – ainsi que l’un des hôpitaux – aux portes de cette
cité ? Pour Carole Rawcliffe, l’association des léproseries avec des portes
et surtout des ponts avait une double dimension, à la fois fonctionnelle et
symbolique. Symboliquement, la léproserie était un pont spirituel ou une
chaussée du ciel pour les malades qui y enduraient leur purgatoire sur terre
et pour leurs bienfaiteurs. La dimension fonctionnelle c’était le bénéfice
pécuniaire – les corps de garde et les arches des ponts suburbains fournissant
de surcroît des refuges aux quêteurs par mauvais temps. L’historienne donne
une photographie du sceau du XVe siècle de Saint-Léonard de Northampton,
empreint de l’image d’une porte et herse (?) de pont sous celle du saint
patron, tandis que le sceau de la maladrerie de Launceston localise cette
maison inter aquas (les rivières Kemsey et Tamar). Les textes répètent à
l’envi cette topographie. La léproserie de Sherburn, jouxtait un pont : juxta
pontem. Saint-Laurent d’Ickburgh, aux confins du Norfolk et du Suffolk,
était la maison des lépreux du pont neuf : domus leprosorum de novo ponte
(ou newebrygge). La situation limitrophe d’une léproserie ne signifiait pas
non plus la relégation des lépreux aux marges ultimes de la société. Les
habitants d’York s’en servaient pour indiquer les limites du territoire urbain
– comme les croix, dont celle que les bourgeois de King’s Lynn ont dressée
dans le marbre « sur la chaussée de Mawdelyn » (Sainte-Marie-Madeleine
de Gaywood) en 1361-1362 – et on n’accédait à une ville de cette taille
qu’en traversant une ceinture d’institutions religieuses et charitables. Un
dessin à l’encre illustrant les Chronica majora de Matthieu Paris, représente
la maladrerie de Saint-Gilles de Holborn, aux abords ouest de Londres. Son
église constituait un point de repère remarquable. Des léproseries étaient
également incluses dans le champ des cérémonies religieuses : à Norwich,
la spectaculaire procession de la Fête-Dieu, jusqu’à la maladrerie de Sainte-
Marie-Madeleine de Sprowston ; ou une célébration moins ostentatoire à
celle de Grimsby, pour le maire et les bourgeois.
Les remparts de la ville ne brisaient pas les liens de solidarité
traditionnels. La léproserie de Saint-Nicolas avait droit à un pot de bière
dans chaque brasserie de Carlisle et à une miche de pain chez chaque
boulanger. Carole Rawcliffe cite des cas similaires à Guisborough dans le
Yorkshire, à Shrewsbury à partir du XIIe siècle, à Chester, à Exeter. Les
guildes, confréries et corporations apportaient aussi un soutien, tant spirituel
que temporel, aux léproseries, et elles y plaçaient leurs membres malades. À
l’inverse, une coutume, « de temps immémorial », autorisait expressément
le prieur, « ses frères lépreux » et le personnel – même les blanchisseuses
– de Saint-Léonard de Launceston à faire partie de la confrérie de la ville,
dédiée à sainte Marie-Madeleine. Selon son règlement confirmé en 1327, la
guilde marchande de Southampton délivrait, à chacune de ses réunions, deux
setiers (cestres) de bière aux lépreux de la Madeleine – « les meseaus de
Maudeleyne » – à leur hôpital. Quant à la chapelle Saint-Nicolas de Royston,
elle a peut-être été utilisée par une guilde ou corporation à la fin du XIVe
siècle, mais il n’y avait plus de lépreux à ce moment-là.
L’implantation semi-rurale d’une léproserie, sur une assez grosse
superficie et bien reliée aux centres majeurs de population et de production,
était essentielle aussi pour la tenue d’une foire annuelle sur ses terres, qui
pouvait durer jusqu’à une semaine. Elle en tirait d’appréciables ressources

2 2009-.indb 407 19-02-2010 15:23:40


408 B. TABUTEAU

financières, directement par les tonlieux, indirectement par les aumônes.


La maladrerie de Saint-Nicolas de Royston – « dans les champs à côté de
Royston » (« in the fields beside Royston ») – a agrandi le site de sa foire de
mai, approuvée par Jean sans Terre en 1213, par l’acquisition de parcelles
de terre. Elle était avantageusement située au milieu de la contrée, pas
loin de Saint-Albans. La foire de Saint-Barthélemy de Douvres attirait les
foules, dans la banlieue d’un port exceptionnellement actif. Elle a perduré
jusqu’au XIXe siècle. Et l’un des plus fameux rassemblements forains
d’Angleterre, à Stourbridge, près de Cambridge, au printemps, a pour origine
une autre concession du roi Jean, à la léproserie de Sainte-Marie-Madeleine
– sa chapelle romane, photographiée, est composée d’une petite nef et d’un
chœur en retrait, à chevet plat et sans clocher. Tout négoce n’était pas licite
cependant, et des marchands ont été manifestement tentés de trafiquer avec
les lépreux si le jeu en valait la chandelle. Ceux d’une des maladreries de
Norwich ont ainsi vendu du grain en infraction aux règlements corporatifs
sur les pratiques qui faussaient les transactions et les prix des marchandises.
En 1302, les lépreux de Saint-Laurent de Bodmin ont été accusés de lever
illégalement des taxes à la foire. Ce genre d’activité, qui a dû être répandue,
déclenchait des conflits avec les autorités. Les règlements des léproseries
d’York (1291), de Gaywood (avant 1304), de Saint-Albans (1344) et de
Douvres (1372) ont prohibé l’usure et l’esprit de lucre comme « monstrueux
aux yeux de Dieu ».
Pas mieux que les murailles urbaines ne coupaient les lépreux du
monde, le mur ou le fossé qui ceignait une léproserie n’emprisonnait les
malades. Il était analogue à la clôture monastique. Quoique cette clôture ait
été rigoureuse dans certaines maisons. À Saint-Julien, près de Saint-Albans,
les portes demeuraient fermées et les entrées et sorties étaient étroitement
surveillées. De quoi alimenter les pires croyances ségrégationnistes du XIXe
siècle. Or, des règlements d’hôpitaux n’étaient pas moins sévères pour les
frères et sœurs qui y soignaient les pauvres malades. Ceux de l’hôpital Saint-
Thomas de Southwark ne franchissaient pas l’enceinte de l’établissement
sans l’agrément du supérieur, ni sans un compagnon désigné par lui. La
réglementation même des sorties des lépreux impliquait que ces sorties
n’étaient pas absolument défendues. Au vrai, pareille réglementation, dans les
plus importantes et quasi monastiques léproseries anglaises, était largement
dictée par des considérations morales plutôt que sanitaires. Les pèlerinages
des lépreux étaient acceptés, pas leur fréquentation des tavernes, ni leurs
déambulations nocturnes. En cela, les malades n’étaient pas autrement traités
que le personnel valide et les clercs de leur établissement – les chanoines
augustins de Saint-Jacques de Westminster par exemple. Et les gens des
léproseries pas autrement, donc, que ceux des hôpitaux.
La contrainte était moindre dans les petites maisons, précaires et mobiles.
D’après une enquête de 1343, les lépreux vivant sur un tènement appelé le
holdespitel, à Kingston, dans le Surrey, avaient démoli les constructions pour
s’installer ailleurs. Carole Rawcliffe estime que la majorité des léproseries
anglaises suburbaines n’ont pas dépassé le stade « embryonnaire »
– élémentaire, dirons-nous – d’une maigre communauté de volontaires
qu’abritaient quelques chaumières groupées avec des dépendances autour
d’une modeste chapelle. Rien qui ne fût propice à la ségrégation. La léproserie

2 2009-.indb 408 19-02-2010 15:23:40


LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 409

fondée à la fin du XIIe siècle par Gilbert de Ley, aux environs de Witton,
pour seulement cinq malades – l’idéal était le nombre apostolique de douze
—, ne se comparait pas à celle de Sherburn, avec ses soixante-cinq « lits »
et un imposant clergé. Ni la fondation de Robert Pygot, à la fin du XVe
siècle, près de chez lui à Walsingham, dans le Norfolk, pour au moins un
couple de lépreux. Ou la maladrerie de Saint-Léonard de Sudbury, pour trois
lépreux, que John Colney, peut-être l’un d’eux, a dû diriger et a confiée au
maire et à la municipalité – les malades y cooptaient le successeur de celui
d’entre eux qui mourait ou partait, fût-il expulsé, ce qui n’a pas empêché
l’antiquaire du XIXe siècle qui a transcrit les statuts de 1372, d’arguer d’un
strict isolement des pensionnaires. Les petites maladreries tenaient de ces
éphémères « maisons Dieu » (en français dans le texte) qui se sont multipliées
à travers l’Angleterre au XVe siècle, pour y recueillir des malheureux connus
des fondateurs. La requête de John Kelle adressée en 1402 aux autorités de
Beverley, visant à ériger une léproserie sur un lopin de terre touchant à une
maison de la porte nord de la ville, a probablement répondu aux besoins
de parents, voisins et serviteurs. Mais si cet établissement a vu le jour, il
n’a pas survécu longtemps à ses premiers bénéficiaires car en 1494, un
autre bourgeois a proposé de le reconstruire dans le même but. L’inventaire
exhaustif de telles structures charitables est par trop illusoire.
Les léproseries n’étaient pas des univers clos parce qu’on y recevait aussi
maintes visites de l’extérieur, familiales et amicales, charitables et pastorales,
processionnelles et pénitentielles, administratives et mercantiles. À Londres,
les contacts étaient réguliers entre les représentants de la tutelle municipale et
les trois principales léproseries qu’ils étaient chargés de contrôler. À Exeter,
l’un des conseillers municipaux administrait la Madeleine. Et quand en
1307, l’évêque Thomas Bitton a fait un legs aux lépreux de ce diocèse, deux
exécuteurs testamentaires ont visité quarante communautés pendant trois
ans. Du XIVe au XVIe siècle, leurs homologues ont visité les maladreries
de Norwich. Des pénitents, le roi Henri II a été le plus célèbre à expier
ses péchés dans une léproserie anglaise. Elle était un cadre privilégié de la
contrition. Les sœurs de Sainte-Marie de Maiden Bradley offraient quarante
jours d’indulgence aux pécheurs repentants qui venaient en leur église aux
grandes fêtes et à leurs octaves.
Des léproseries, enfin, servaient d’asiles à des gens sains mais fragilisés
par la vieillesse, l’indigence ou l’infirmité. À Saint-Léonard de Lancastre,
en 1323, trois lépreux cohabitaient avec six pauvres. Au XIIe siècle, Sainte-
Marie-Madeleine de Ripon avait été fondée par l’archevêque Thurstan d’York
(† 1140) pour des prêtres aveugles et des lépreux. Les prêtres partageaient
une chambre, tandis que les lépreux occupaient une maison séparée, bien
située près d’un pont sur la rivière Ure. On y accordait en outre l’hospitalité
la nuit aux lépreux étrangers de passage.

Accueillir corps…

Dans ces institutions charitables qu’étaient l’hôpital ou la maladrerie au


Moyen Âge, nous savons qu’on avait à pourvoir aux nécessités tant du corps
que de l’âme. Pour celles du corps, Carole Rawcliffe nous a déjà amplement

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410 B. TABUTEAU

entretenus des traitements médicaux et des régimes alimentaires dans des


chapitres antérieurs, notamment le cinquième. Elle y revient au sujet des
léproseries sous tutelle monastique car la règle de saint Benoît assimilait le
service des malades à celui du Christ lui-même. En nourrissant les pauvres et
les malades selon la règle, on faisait donc œuvre de charité tout en appliquant
un regimen sanitatis. Le premier pensionnaire de Saint-Michel de Whitby, un
moine lépreux, a ainsi reçu quotidiennement de son abbé un plat de poisson
ou de viande, secundum convenientiam dietae. Nonobstant la diversité des
usages, le modèle monastique incitait normalement à prendre les repas en
commun, à heures fixes et en silence. À Dudston, près de Gloucester, les
malades mangeaient de la viande trois fois par semaine et aux fêtes solennelles
– quoique la détérioration de leurs mâchoires et de leurs dents ait dû rendre
souvent difficile la manducation d’aliments solides. Ils se contentaient de
poisson et de potage les jours maigres. La bière fraîchement brassée était un
breuvage de base nutritif. À l’occasion, on buvait du vin – sa consommation
était moins ordinaire qu’en France. Dans les années 1240, les sœurs lépreuses
de Maiden Bradley ont profité d’un don royal de deux tonneaux de bon vin,
arrivés par le port de Southampton. De telles libéralités permettaient, dans
les léproseries les plus riches comme dans les monastères, de faire meilleure
chair et libations aux solennités religieuses, aux anniversaires des fondateurs,
patrons et bienfaiteurs ou à la mort d’un membre de la communauté. Mais
implantées extra-muros, les léproseries jouissaient d’abord des produits de
leurs jardins, vergers, étangs et fermes, ce dont témoigne par exemple la liste
des possessions de Saint-Gilles de Holborn en 1391.
L’habillement aussi était objet de réglementation. Et hôpitaux et
léproseries employaient des blanchisseuses. On y retenait les leçons des
médecins sur l’hygiène vestimentaire et corporelle contre les maladies de
peau. La léproserie de Sherburn gageait deux femmes pour laver les têtes
des malades le samedi, blanchir leurs vêtements deux fois par semaine et
nettoyer leurs ustensiles chaque jour. Grâce à une allocation annuelle de trois
aunes de tissu de laine, six de lin et six de toile et à la visite régulière d’un
tailleur, ils disposaient de vêtements de rechange. Mais des habits étaient
recyclés : chaque année, robes et pelisses des moines bénédictins de Saint-
Albans étaient dévolues aux treize sœurs de la maladrerie de Sainte-Marie
– en sus du pain, de la bière et des aliments cuits que leur fournissait tous
les jours le cellérier de l’abbaye — ; à la léproserie de Gaywood, les effets
d’un pensionnaire, à sa mort, échéaient à un autre.
Sous les climats froids de l’Europe du nord, vêtir celui qui était nu
ne suffisait pas. Il fallait du chauffage et pour le chauffage, la cuisine, la
lessive, le brassage de la bière, il fallait du combustible. La fondation de
l’archevêque Lanfranc à Harbledown possédait plus de trente acres de bois
et avait droit, depuis Henri II, à des charretées dans la forêt royale. Ce genre
d’aumône était très en faveur chez les fondateurs et patrons car utile et assez
peu coûteuse. Une primitive concession aux lépreux de Saint-Jacques de
Doncaster comportait mouture franche et bois à volonté pour la construction,
le chauffage et les clôtures.
Les standards d’accueil des léproseries anglaises ont considérablement
varié suivant leur taille et leur richesse, de quelques cabanes ou maisonnettes
misérables le long d’une route aux salles d’infirmerie bordées de lits de

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 411

Sainte-Marguerite de Taunton, Sainte-Marie-Madeleine de Glastonbury ou


Sainte-Marie-Madeleine de Hedon. Lors de fouilles récentes à Saint-Nicolas
d’York, a été découverte une salle du début du XIIe siècle, de vingt mètres
sur dix, solidement bâtie en pierre calcaire. On a construit des chambres
privées toutefois et cela paraît avoir coïncidé avec l’arrivée de malades
payants. Dans les années 1260, chacun des malades de Saint-Nicolas, dont
trois lépreux seulement, avait sa propre chambre. Plus caractéristiques étaient
les sept « cottages » des lépreux à la porte Saint-Gilles de Norwich, achetés
pour eux par un marchand en 1318. Une autre habitation pur gentz feruz
en la maladie de lepre se trouvait près de là, sur un terrain des fossés de la
ville, et a été acquise par les autorités au milieu du siècle. Il semble donc
qu’il y ait eu à cet endroit une importante communauté mais faiblement
organisée. Les quatre autres léproseries de Norwich consistaient pareillement
en quelques cottages extra-muros, sous l’autorité d’un gardien responsable
devant le maire. Dans les établissements mixtes, hommes et femmes ne se
mélangeaient pas. À Harbledown, les maisons de bois des femmes s’élevaient
à l’écart sur le coteau. À Saint-Barthélemy de Douvres, la porte de la salle
qui séparait les quartiers des hommes et des femmes était fermée à clef la
nuit par précaution.
L’autonomie individuelle des résidents de certaines léproseries du bas
Moyen Âge contrastait nettement avec le régime encore théoriquement en
vigueur dans les établissements réglés, où la discipline du type monastique
visait initialement à créer une atmosphère de spiritualité. La plupart de ces
institutions ont adopté une structure hiérarchique simple et claire, sous la
direction d’un maître ou supérieur, qui pouvait être lui-même lépreux – mais
à Saint-Barthélemy de Douvres, le supérieur lépreux avait un collaborateur
bien portant. La fonction convenait à un prêtre ou religieux malade. En 1392,
Thomas Wyke, un religieux qui avait quitté son couvent à cause de la lèpre,
a obtenu une dispense soit pour être maître d’un « poor hospital », soit pour
gagner un ermitage, soit pour détenir un bénéfice – sans la cure des âmes
vraisemblablement. Dans les grandes maisons mixtes, comme à Douvres ou
à Sherburn, un prieur dirigeait les frères et une prieure les sœurs. La prieure
était responsable devant le maître de la bonne conduite des soeurs. La sanction
extrême de l’indiscipline était l’exclusion, nous l’avons vu – immédiate pour
incontinence sexuelle —, et les pénitences monastiques étaient de rigueur
dans nombre de maladreries. Les statuts révisés en 1267 de la communauté
de Saint-Jacques de Westminster – huit chanoines augustins, seize sœurs,
plusieurs domestiques des deux sexes et les malades – prévoyaient des
châtiments corporels pour les scélérats, aux verges, devant le chapitre entier,
les plus malades en étant cependant exemptés. Jeûner au pain et à l’eau était
la peine coutumière pour de moindres infractions. Au XIVe siècle, cette peine
a été généralisée à Sherburn par l’évêque de Durham, Richard Kellaw (1311-
1316), conscient du fait que des pensionnaires refuseraient d’être battus. Mais
après le troisième jeûne, c’était l’expulsion. Dans l’arsenal des pénitences,
il y avait aussi la contrition et l’humiliation publiques. À Reading, celui que
l’on punissait de la sorte mangeait à part, au pain et à l’eau, sur le banc et
sans nappe. Il s’asseyait probablement par terre.
Carole Rawcliffe regarde la réunion régulière du chapitre d’une
maladrerie comme le moment nécessaire et privilégié du consensus dont

2 2009-.indb 411 19-02-2010 15:23:41


412 B. TABUTEAU

dépendait le bon gouvernement de la maison et qui reposait sur la docilité, la


« malléabilité » (« malleability ») écrit-elle, des membres de la communauté.
Pour qu’on ne les ignore pas, le maître y « déclamait » périodiquement les
statuts, qu’il avait déjà soigneusement expliqués aux postulants : quatre fois
l’an et en anglais le règlement de Saint-Julien à Saint-Albans, où les frères
lépreux s’assemblaient en chapitre dans l’église ; de même à Saint-Jacques
de Westminster et à Sainte-Marie d’Ilford, depuis que des visites pastorales,
en 1267 et 1346 respectivement, y ont dénoncé tellement de problèmes. Les
chapitres étaient habituellement hebdomadaires. À Harbledown, d’après le
règlement de 1298-1299, on s’y livrait à la confession publique des péchés
et à la correction des fautes. Grave, l’incontinence sexuelle était jugée par
un conseil restreint (le prieur, la prieure, deux frères et deux sœurs). Mais
les chapitres ne se bornaient pas à la discipline, on y traitait les affaires de
l’établissement et les comptes et inventaires y étaient en principe présentés.
Des communautés exerçaient un droit de veto sur les admissions. Celle
de Saint-Nicolas d’York a protesté quand maître ou patron ne l’ont pas
consultée. Au demeurant, les lépreux étaient enclins à préférer les postulants
aisés susceptibles de contribuer matériellement à la vie de l’établissement.
Or, Carole Rawcliffe avoue que l’on est mal renseigné en Angleterre,
contrairement à la France du bas Moyen Âge, sur les biens et ustensiles qu’un
malade devait apporter avec lui dans une léproserie. Toujours est-il qu’au
XIVe siècle, l’abbé Mentmore de Saint-Albans a reconnu que la dotation
annuelle de Saint-Julien ne pourvoyait pas à tous les besoins des résidents et
que ceux-ci avaient à y suppléer par leurs propres moyens.

… et âmes

Il était, du reste, d’autres priorités. La Cité de Dieu n’exigeait ni


règlements, ni remèdes et dans la perspective de la Jérusalem céleste, le sort
de l’âme immortelle importait bien davantage que celui d’une « carcasse »
périssable. Les malades des léproseries anglaises comme des françaises,
certainement – malgré une carence documentaire, en Angleterre, sur la
pastorale des malades ? Carole Rawcliffe n’en dit mot —, étaient invités
à prendre modèle sur les saints et à embrasser la souffrance plutôt que de
rechercher la guérison ici-bas. Car les prédicateurs sont entrés dans les
léproseries, où la parole de Dieu voulait être source de réconfort et exhortation
à la patience et à la pénitence, dans l’espérance d’une rédemption dont
toute âme était capable, fût-elle celle d’un moribond. Sur les sermons aux
lépreux, l’historienne se réfère spécialement, hors d’Angleterre, à Humbert
de Romans († 1277). Et à la Summa pastoralis d’un archidiacre de Paris au
début du XIIIe siècle, au sujet de la confession, sujet développé aux chapitres
précédents mais dont l’auteur rappelle qu’il s’agissait du premier pas sur le
chemin de la santé spirituelle et que, dans des léproseries, le sacrement de
pénitence était administré dès l’arrivée. Les malades ambulants de Saint-
Thomas de Bolton étaient tenus de se confesser trois fois par an à l’église
paroissiale d’Edlingham, avec les villageois. Les nouveaux statuts de Sainte-
Marie d’Ilford ont néanmoins stipulé, en 1346, qu’il était périlleux pour les
gens sains de frayer avec les lépreux, d’où la nomination de deux prêtres et

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 413

d’un clerc à la maladrerie, pour célébrer la messe, entendre les confessions,


distribuer les sacrements, enterrer les morts. À Saint-Jacques de Westminster,
en 1267, le légat Ottobono – futur pape Adrien V – a insisté pour que chaque
sœur se confessât publiquement une fois par semaine et communiât quatre
fois l’an. La volonté du prélat excédait les décrets de Latran IV. Cela a été
modifié. En 1322, on a du moins obligé les malades à se confesser au même
prêtre, qui connaîtrait ainsi leurs faiblesses.
Beaucoup de maisons partageaient la vigilance du légat sur « l’hygiène
spirituelle » de leurs pensionnaires. La messe et la confession étaient centrales
dans la vie hospitalière médiévale. À Harbledown, en 1371, le prêtre devait
entendre les confessions des malades et administrer les sacrements jour et
nuit dans l’église. En révisant les statuts de Sherburn, l’évêque Kellaw a
affecté l’un des quatre prêtres au ministère des lépreux pour les confesser
et lire l’Évangile aux fêtes jusque dans les domibus leprosorum, lorsque des
malades n’étaient pas en état d’aller à l’église. Il a aussi fait édifier une
chapelle qui leur était réservée et où une messe solennelle de la Sainte Vierge
était dite quotidiennement. Complétées par des pénitences appropriées, telles
que le jeûne, des messes comme celle de saint Antoine passaient également
pour offrir protection contre la lèpre et d’autres maladies. Pour saint
Ambroise, la messe était « la sûre protection et santé de l’âme et du corps
et le remède de toutes les maladies spirituelles et physiques », une medicina
sacramentalis, avec un pouvoir surnaturel. Carole Rawcliffe a évoqué, au
chapitre deux de son livre, le puissant effet que l’on attribuait au spectacle
de l’hostie, à l’élévation du saint sacrement, sur les énergies vitales du corps,
outre les bénéfices pour l’âme d’une exposition au corps et au sang du Christ,
le solus medicus, selon saint Jérôme, à la fois « le médecin et le remède ».
Mais la cure des âmes réclamait des prêtres. Peu de léproseries anglaises
avaient assez de revenus pour entretenir plus d’un seul desservant et le culte
en pâtissait. Il y a eu des récriminations à Saint-Barthélemy d’Oxford, en
1391, où la messe n’était plus guère dite que deux fois par semaine plutôt
qu’une fois par jour, et parfois pas du tout. À Corbridge, dans une contrée
retirée du Northumberland, on a même eu du mal à trouver un chapelain,
au XIVe siècle, pour célébrer la messe des lépreux dimanches et fêtes. Et
dans les communautés les moins structurées, on comptait souvent sur le
clergé paroissial. Des patrons et bienfaiteurs ont pourtant su se montrer
d’une générosité qui témoignait de leurs préoccupations liturgiques. En 1259,
le maître Martin Saint-Cross a légué à sa maison de Sherburn, où il a élu
sépulture, des vêtements de drap d’or, un calice en argent, plusieurs livres
dont un relié en argent, un parement d’autel en soie et un drap noir pour
exhiber la patène – plus un livre de médecine qu’il possédait.
À l’intérieur des chapelles, les thèmes iconographiques de la guérison
des dix lépreux, du mauvais riche et de Lazare, des tribulations de Job, du
Christus quasi leprosus, etc., auraient illustré et corroboré le message des
sermons. Des traces de peintures ont subsisté sur les murs de la chapelle de
la maladrerie de Harbledown et de celle de Wimborne, dans le Dorset. Des
tissus peints déroulés ont aussi pu orner églises ou chapelles de léproserie, à la
manière de décors de théâtre, que l’on aurait changés en fonction des grandes
fêtes de l’année liturgique. Des lampes, enfin, brûlaient. Le luminaire était
un don méritoire à la portée de fidèles pas trop fortunés. Sous le règne de

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414 B. TABUTEAU

Henri II, un Salomon de Whepstead a donné des rentes valant un shilling par
an pour le luminaire d’un des autels de Saint-Pierre de Bury-Saint-Edmunds.
Le double de cette somme, pour le luminaire de l’église des sœurs de Maiden
Bradley, a agrégé un bourgeois de Cirencester à leur fraternité de prières.
Sans se comparer à ces institutions, ni à celles d’Exeter, de Sherburn ou de
Douvres, aux XIIIe et XIVe siècles, la petite léproserie rurale d’Ickburgh était
ainsi en mesure de laisser brûler une lampe dans sa chapelle de bord de route.
Et pour une lampe encore, la maladrerie de Stourbridge a reçu trois acres de
terre avant 1271.
La crainte de mourir sans confession, ni communion rendait primordiaux
l’accompagnement spirituel des mourants et l’administration des derniers
sacrements. Avec la garantie d’une sépulture chrétienne et des prières
commémoratives de la communauté, c’était là un des principaux attraits
des établissements hospitaliers médiévaux pour les malades y séjournant
durablement. Le succès de la doctrine du purgatoire a multiplié les prières
d’intercession post mortem dans les hôpitaux et les léproseries organisées
– comme il a aiguisé chez les fidèles le souci d’une « bonne mort » dans
les bras de l’Église ; au point de primer sur le pouvoir rédempteur de ces
prières, ce qu’affirme Carole Rawcliffe ? À Gaywood, on disait un trentain,
ou bien une messe de Requiem au trentième jour après les funérailles, et
il y avait un service anniversaire. À Sainte-Marie-Madeleine de Colchester,
chacun des résidents récitait cent Pater Noster tous les jours pendant le mois
qui suivait le décès, et le maître visitait la tombe après chaque messe et
prononçait l’absolution.
Dans son chapitre trois : « The Sick and the Healthy: Reactions to
Suffering », Carole Rawcliffe a souligné que les léproseries majeures et les
hôpitaux ont toujours imposé un régime étroit d’observances religieuses,
découlant des heures canoniales de l’opus Dei, qui rythmaient la vie
monacale. Des pensionnaires laïques peu versés dans la liturgie latine, on
attendait la récitation des prières familières. Le règlement révisé par l’évêque
de Londres Ralph Stratford, en 1346, pour la maladrerie de Sainte-Marie-la-
Vierge d’Ilford, dans l’Essex, a fixé les observances des lépreux selon leur
état de santé. Dès le début, patrons et bienfaiteurs, à l’instar de l’archevêque
Lanfranc de Cantorbéry († 1089), qui a doté l’une des premières léproseries
d’Angleterre, dans son diocèse, à Harbledown, se sont attachés à préserver
une ambiance propice à la prière, à la contemplation et à la régénération
spirituelle. Ambiance dont la ségrégation sexuelle était moralement le gage.
À Saint-Albans, les moines bénédictins ont même déménagé les lépreuses
sur un autre site, afin d’éviter les « excès détestables » qui avaient perturbé
la communauté mixte. La sécularisation, au bas Moyen Âge, ne s’est pas
traduite par une tolérance nouvelle : en 1525-1526 encore, le couple marié
qui dirigeait la maladrerie de Saint-Éloi et Saint-Antoine pour les bourgeois
de Cambridge, était passible d’une amende de dix marcs s’il faillissait à
empêcher les actes de fornication ou d’adultère des malades. Et là aussi
prévalait le recours aux saints. L’expérience prostibulaire et adultère prêtée
à Marie-Madeleine a été mise en relation, notamment, avec la prostitution
infectieuse, la lèpre – plus exactement une surabondance de bile noire – étant
censée, de surcroît, stimuler l’appétit sexuel des hommes atteints, comme
l’expliquait Gilbert l’Anglais. Dans ces conditions, qui, mieux que la sainte
pouvait délivrer ces malheureux des pièges de la concupiscence ?

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 415

Carole Rawcliffe comprend, en définitive, pourquoi des lépreux ont opté


– avaient-ils le choix, objectera-t-on ? – pour la vie moins sévère, le confort
y fût-il plus « spartiate », d’une modeste léproserie de banlieue, où la liturgie
pesait moins et où l’individu était plus libre. Voire pour quelque colonie
informelle de congénères ou bien pour le vagabondage, parmi tant d’indigents
indociles qui ont inspiré l’inquiétude des autorités et des populations sous le
rapport de l’ordre public et de la contagion.

Conclusion

L’historienne conclut son ouvrage en s’interrogeant d’abord sur la


disparition de la lèpre des îles Britanniques. Au XIXe siècle, le phénomène a
été imputé à la politique d’isolement des suspects d’un mal épidémique qui
était né, croyait-on, du retour des croisés infectés de Terre Sainte. Mais le
progrès des connaissances sur la nature insidieuse du Mycobacterium leprae
et sur la longue incubation de la maladie, aurait convaincu les léprologistes
de l’inefficacité du confinement car les suspects auraient propagé le bacille
des années avant que leur état n’attirât l’attention. L’assertion semblera
hasardeuse. Il est vrai, en revanche, que les spécialistes se sont penchés
au XXe siècle sur les facteurs de résistance à l’infection : amélioration de
la nourriture et du logement, immunité physiologique accrue, évolution du
climat même – avec un temps qui serait devenu plus froid et humide à partir
du début du XIVe siècle et dont il est si difficile, de toute façon, d’apprécier
l’impact sanitaire. En Grande-Bretagne, plus sérieusement, les travaux de
Keith Manchester ont amené les chercheurs à s’intéresser à l’immunité
croisée de la lèpre et de la tuberculose (7). Mais on peine à identifier cette
autre maladie qui se serait répandue au second Moyen Âge, et à en déterminer
la prévalence dans les populations médiévales.
Et puis, il y a eu la peste, qui n’a pas épargné les lépreux. Après leur
essor aux XIIe et XIIIe siècles, la terrible épidémie aurait donné le « coup de
grâce » (en français dans le texte), au bas Moyen Âge, à nombre de léproseries
déjà minées sinon ruinées par l’incurie ou la prévarication, détournées de
leur destination primitive ou subissant une conjoncture économique fâcheuse,
qui combinait baisse des rentes et hausse des prix. La peste noire a vidé
les spacieux bâtiments de la maladrerie de Saint-Jacques de Westminster
en 1349-1350. Une enquête de 1355 a révélé que les dettes, un incendie et
l’épidémie avaient ruiné Saint-Gilles de Holborn, dont les propriétés étaient
pareillement vides et les terres incultes. Au XVe siècle, des établissements
ont été reconvertis : Saint-Jacques de Westminster est entré dans la dotation
du collège d’Eton créé en 1440, la léproserie de Ludlow, en Est-Anglie, a été
transformée en aumônerie, Saint-Nicolas d’York a été annexé au prieuré de la
Sainte-Trinité. Les pauvres se sont mêlés aux lépreux : après un long déclin,
ce qui avait été autrefois la riche léproserie de Sherburn a été réduit en 1434,

(7) Voir notamment de Keith MANCHESTER, « Tuberculosis and Leprosy: Evidence


for the Interaction of Disease », dans D. J. ORTNER and A. C. AUFDERHEIDE eds, Human
Palaeopathology: Current Syntheses and Future Options, Washington, Smithsonian
Institution Press, 1991, p. 23-35.

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416 B. TABUTEAU

par l’évêque Langley de Durham, à un simple asile pour treize pauvres et


deux lépreux, « s’il pouvait s’en trouver autant ». Nonobstant, une vingtaine
de nouvelles léproseries ont été fondées en Angleterre après le milieu du
XIVe siècle. Petites fondations, pour un maximum de deux ou trois résidents,
dont la carte montre la nette concentration des trois quarts d’entre elles dans
une région très circonscrite du sud-est du royaume.
Famines et épidémies du XIVe siècle auraient augmenté la résistance
physiologique des survivants, quand la lèpre aurait été à cette époque
contrariée et raréfiée par la tuberculose. À côté de cela, la diffusion du savoir
médical, tout en précisant les diagnostics, a pu alimenter une peur de la
contagion lépreuse intensifiée par la peste, avec une méfiance grandissante à
l’égard des pauvres ingouvernables. Et alors, le spectre de la lèpre a continué
de hanter bien des villes anglaises. Au XVIe siècle, comme cela a été vu
au chapitre deux, les peurs relatives à la lèpre ont été subsumées dans un
corpus savant et littéraire en expansion concernant la vérole, débarquée
en Angleterre à la fin du XVe siècle et taxée de « mal français » (morbus
gallicus). Les médecins et magistrats protestants du royaume des Tudors
n’étaient pas disposés à considérer ces maladies défigurantes et répugnantes
sous l’angle spirituel de l’élection divine. C’est un agressif programme de
ségrégation qui a été promu, tout particulièrement sous l’influence du plan
d’Ypres de 1525 pour le secours des pauvres, traduit en anglais dès les années
1530 et qui héritait pour beaucoup des idées médiévales sur la contagion
morale et physique, que Carole Rawcliffe a développées dans son sixième
chapitre. Le plan a marqué la législation royale et les réformes sanitaires
des villes. Concrètement, on renvoyait des rues les mendiants dont la crasse,
la puanteur et les maladies menaçaient le public. À Londres, à Norwich, à
York, on a renforcé la surveillance des pauvres malades par des insignes
distinctifs. Mais cette mutation du regard et de l’attitude de la société du bas
Moyen Âge et de la Renaissance a marqué également, trois siècles plus tard,
les imaginations victoriennes et Carole Rawcliffe achève sa conclusion – sa
véritable conclusion, plutôt que le prolongement, jusque-là, du corps de son
discours – en revenant sur les mythes historiographiques, à la lumière des
apports des différents chapitres de son livre.
Une réflexion clôt la conclusion, par laquelle l’auteur nous invite à écarter
nos idées préconçues d’hommes modernes sur le rôle de l’hôpital dans nos
sociétés hautement médicalisées, pour pénétrer, avec les yeux du Moyen Âge
(« through medieval eyes »), une tout autre réalité. L’histoire des maladies
doit s’aventurer très au delà de l’examen de l’action microbienne sur les
organismes humains. Elle doit saisir, autant que les sources le permettent, le
« milieu » (en français dans le texte) spirituel et intellectuel des affligés et les
divers « stratagèmes » dont ils ont usé, individuellement ou collectivement,
et dans les conditions et les termes de l’époque, pour affronter leur mal.
En y ajoutant la part, capitale, des sociétés englobantes, nous souscrirons
pleinement à cette réflexion empreinte d’humanisme. La mise en perspective
humaine et sociale de la maladie dans le passé est, certes, la tâche de
l’historien, au delà, donc, de l’examen léprologique, pour ce qui touche à la
maladie médiévale emblématique qui nous occupe. Et parce que la maladie
est objet d’histoire totale, son étude convoque toutes les sciences historiques
et anthropologiques, questionne tous les documents, ne néglige rien des
éclairages médicaux et épidémiologiques contemporains.

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LA LÈPRE DANS L’ANGLETERRE MÉDIÉVALE 417

À charge, toutefois, de ne pas subordonner le document à la théorie.


Et c’est sans doute là que le bât blesse dans le copieux ouvrage de Carole
Rawcliffe. La prégnance de la philosophie de l’histoire est caractéristique de
la pensée et de la pratique des historiens anglo-saxons, d’où une singulière
tendance – au contraire de la tradition ou de l’école historique française – à
privilégier théories et idées générales. De fait, le livre de Carole Rawcliffe tient
de l’essai historique, théorique et généraliste, abondamment nourri de lectures
des auteurs anciens et modernes sur la lèpre médiévale et des productions
religieuses, médicales et littéraires du Moyen Âge – c’est un ouvrage de
référence à ce titre aussi –, débordant largement le cadre anglais ou bien se
contentant d’illustrations anglaises. Le lecteur averti n’a pas, dans cette somme
si érudite et savante par ailleurs, l’histoire de la lèpre en Angleterre au Moyen
Âge bâtie prioritairement sur l’analyse exhaustive et charpentée des sources
anglaises – c’est moins flagrant dans les deux derniers chapitres, mieux assis,
justement, sur ces documents. L’auteur n’a pas constitué, à proprement parler,
le dossier historique de la lèpre en Angleterre, qui aurait commencé par un
bon état analytique des sources et de la bibliographie. Nous nous bornerons,
ici, à relever qu’il n’y a pas non plus pléthore de sources inédites répertoriées
par comparaison avec la bibliographie et les sources éditées, fournies et
diversifiées quant à elles. Et l’historienne a sacrifié à l’exposé théorique
en rejetant trop de sources ou d’exemples anglais pertinents dans les notes
infrapaginales, tandis qu’elle a puisé fréquemment et parfois exclusivement
dans les sources continentales, notamment françaises, de quoi étayer des
propos appliqués à des situations insulaires parfaitement conjecturales. D’un
autre côté, on ne lui reprochera pas d’avoir ignoré les travaux étrangers, loin
s’en faut. Il n’est que de parcourir la bibliographie. Et l’on constatera que
l’Angleterre ne s’est pas foncièrement distinguée du continent en matière de
lèpre, en tout cas là, comme en France, où l’histoire de la maladie et de ses
victimes a été étudiée. Mais on regrettera des imprécisions chronologiques et
lexicales. Certains faits ou événements ne sont pas datés ou pas exactement,
ni dans le texte ni en note. Le terme d’hôpital est utilisé indifféremment
– jusqu’à compter la capacité d’accueil en nombre de lits – pour désigner
les léproseries comme les hôpitaux proprement dits. Outre le terme vague de
maison, sans avoir non plus rappelé de quel type d’établissement il s’agissait.
Le contexte ou l’emploi du mot léproserie ensuite, voire le recours à l’index
des institutions charitables à la fin du livre indiquent seuls l’acception des
mots. Carole Rawcliffe s’est plu à raisonner librement, en maniant peut-être
abusivement induction et déduction, et cela sous une forme littéraire accusée,
servie par une expression anglaise élaborée, quoique passablement enflée par
moments. « Last but not least », l’agencement même de l’ouvrage prête aux
répétitions et à une dispersion des informations dans des contextes variés,
que le précieux index ne saurait malgré tout que pallier. Le cas exemplaire
en est l’intrication des deux principaux discours, médical et religieux, dans
les quatre gros chapitres centraux du livre. Discours dont les constructions
respectives ne sont nulle part explicites. Le dessein de Carole Rawcliffe a été
manifestement de poser dans chaque chapitre un problème d’anthropologie
historique. Mais parce qu’au Moyen Âge la religion, en particulier, a fixé
les cadres de la pensée, fût-elle d’ordre scientifique, l’Église ayant forgé
l’élite intellectuelle, parce qu’elle a complètement imprégné les mentalités
et les comportements, elle irrigue toute cette problématique qui commande

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418 B. TABUTEAU

la structure de l’ouvrage. Les approches religieuse, sociale et institutionnelle


font du reste une meilleure place aux hommes, alors que l’approche médicale,
primordiale elle aussi, laisse l’impression que l’historienne a focalisé sa
problématique sur la maladie à travers les hommes plutôt que l’inverse. Le
choix délibéré de rompre à ce point avec la démarche historiographique
classique était hardi. Sans atteindre l’emphase de la promotion éditoriale
du livre par laquelle nous avons introduit notre article, saluons le résultat.
Au total, oui, chercheurs et public ne liront jamais assez de tels ouvrages
intelligents et novateurs, qui transforment la vision d’un objet d’histoire.
Celui de Carole Rawcliffe méritait qu’on lui consacrât une ample analyse
critique, qui se veut une clé d’accès à l’intention des lecteurs francophones.

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