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Tabuteau Bruno. La lèpre dans l’Angleterre médiévale. À propos d’un livre récent. In: Revue belge de philologie et
d'histoire, tome 87, fasc. 2, 2009. pp. 365-418;
doi : 10.3406/rbph.2009.7678
http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2009_num_87_2_7678
Bruno Tabuteau
Université de Picardie
(1) Carole RAWCLIFFE, Leprosy in Medieval England, Woodbridge, The Boydell Press,
2006 ; un vol. in-8°, XIII-421 p.
(2) Françoise BÉRIAC, Histoire des lépreux au Moyen Âge. Une société d’exclus, Paris,
Imago, 1988, 278 p. ; EAD., Des lépreux aux cagots. Recherches sur les sociétés margina-
les en Aquitaine médiévale, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1990, 530 p. ;
François-Olivier TOUATI, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les
léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris-
Bruxelles, De Boeck Université, 1998, 866 p. ; ID., Archives de la lèpre. Atlas des léprose-
ries entre Loire et Marne au Moyen Âge, Paris, Éditions du Comité des Travaux historiques
et scientifiques, 1996, 394 p.
(3) Voir aussi, en Belgique, Walter DE KEYZER, La lèpre en Hainaut. Contribution à
l’histoire des lépreux et des léproseries, du XIIe au XVIe siècle, thèse de doctorat de phi-
losophie et lettres (histoire), inédite, Université libre de Bruxelles, 1992, 708 p. ; ID. et al.,
La lèpre dans les Pays-Bas (XIIe-XVIIIe siècle), Bruxelles, Archives générales du Royaume,
1989, 141 p. Et, pour la Suisse, Piera BORRADORI, Mourir au Monde. Les lépreux dans le
Pays de Vaud (XIIIe-XVIIe siècle), Lausanne, 1992 (Cahiers lausannois d’histoire médiévale,
7), 246 p.
(4) Carole RAWCLIFFE, The Hospitals of Medieval Norwich, Norwich, Centre of East
Anglian Studies, 1995, 192 p. ; EAD., Medicine of the Soul : The Life, Death and Resur-
rection of an English Medieval Hospital: St Giles’s, Norwich, c. 1249-1550, Stroud, Sutton
Publishing, 1999, 320 p. ; EAD., Medicine and Society in Later Medieval England, Stroud,
Sutton Publishing, 1995, 241 p.
Revue Belge de Philologie et d’Histoire / Belgisch Tijdschrift voor Filologie en Geschiedenis, 87, 2009, p. 365–418
(5) Luke DEMAITRE, Leprosy in Premodern Medicine. A Malady of the Whole Body,
Baltimore, The John Hopkins University Press, 2007, 323 p.
(6) David MARCOMBE, Leper Knights : The Order of St Lazarus of Jerusalem in Eng-
land, c.1150-1544, Woodbridge, The Boydell Press, 2003, 342 p. ; Max SATCHELL, The
Emergence of Leper-Houses in Medieval England, thèse de doctorat de philosophie (his-
toire), inédite, Université d’Oxford, 1998, 476 p.
L’étiologie de la lèpre
Le diagnostic
La thérapeutique
Le discours religieux
Dans ses chapitres quatre et cinq : « Priests and Physicians: The Business
of Diagnosis », et « Medicine and Surgery: The Battle against Disease »,
Carole Rawcliffe s’étend sur l’attitude de l’Église face à la pathologie lépreuse
et sur la relation entre médecine et religion. L’Église était impliquée dans la
séparation des malades de la société. Implication légitimée par la Bible : au
livre du Lévitique, le sort des victimes de sāra‘ath est entre les mains du
prêtre. Et dans les évangiles, le Christ fait scrupuleusement respecter la Loi
en renvoyant aux prêtres les lépreux qu’il guérit, pour l’accomplissement
des rites de purification. Les prérogatives de l’Église ont été confirmées par
le parlement écossais en 1427 : les représentants de l’évêque et les doyens
avaient mission de s’enquérir des cas de lèpre à l’occasion de leurs visites
paroissiales et d’en référer au roi pour les laïcs, à l’évêque pour les clercs.
Dans l’Angleterre du XIIIe siècle, l’évêque Bronescombe d’Exeter arguait
que le diagnostic des suspects était une fonction sacerdotale. Ce qu’ont
réitéré des dictionnaires bibliques du bas Moyen Âge, tel celui que l’hôpital
Saint-Jean d’Exeter a acquis au XVe siècle (aux entrées : lepra, leprosi).
Au Moyen Âge, la santé du corps accusant celle de l’âme, le prêtre était
à l’image du Christus medicus. Et comme, en Angleterre, il était souvent
réellement médecin, il avait alors qualité pour juger des symptômes tant
corporels que spirituels. La confession était au cœur de l’imbrication
médiévale de la médecine et de la religion. Elle était exigée des patients
au début d’un traitement et les médecins étaient requis de s’en s’assurer.
L’évêque de Lincoln Robert Grosseteste († 1235), qui avait pratiqué la
médecine, recommandait de son côté aux confesseurs d’apprécier de visu
la complexion humorale du pécheur avant d’imposer la pénitence. Les
pénitentiels, précisément, recouraient aux métaphores médicales. En 1303, le
Handlyng Synne de Robert Brunne, à l’intention du clergé paroissial, raconte
qu’un prêtre, doté par Dieu de pouvoirs miraculeux, voyait la maladie de
chacune de ses ouailles se révéler en approchant de l’autel. Les visages des
avaricieux trahissaient leur âme lépreuse : hadde visages of meselrye. Le
Liber pœnitentialis de Robert de Flamborough répétait avec les médecins
que de la conception pendant la menstruation sortirait la lèpre. Le coït à
ce moment-là mettait en péril et le corps et l’âme. La fréquentation des
« femmes communes » tout autant, dans le Handlyng Synne.
Il n’était pas jusqu’à l’authentification et l’enregistrement des miracles
dans les sanctuaires qui ne réclamassent des prêtres et moines une aptitude
à diagnostiquer l’état de santé des miraculés. Carole Rawcliffe s’arrête sur
les miracles de Thomas Becket à Canterbury. Un vitrail de la chapelle de la
Trinité, à la cathédrale, immortalise les miracles du saint les plus remarquables.
Trois de ces miracles concernent des lépreux et il est à noter que sur l’un
des deux panneaux qui sont reproduits dans l’ouvrage de l’historienne, et
qui sont datés d’environ 1215, les médecins consultés sans succès par Élie,
moine lépreux de Reading, examinent le corps du malade et procèdent à une
uroscopie. Chez les premiers publicistes du martyr, la lèpre l’a disputé en
nombre de guérisons à la paralysie et à la cécité : nettement en tête avec les
trente et un miracles enregistrés par Guillaume de Cantorbéry ; loin derrière
avec les neuf de Benoît de Peterborough ! Ces moines promoteurs du culte de
Thomas et de son sanctuaire n’ont pas omis les guérisons intervenues ailleurs
et ils ont recherché des témoignages fiables. Benoît de Peterborough a fait
constater à Lisors, en Normandie, la guérison partielle du lépreux Gautier au
retour de son pèlerinage à Canterbury. Et à une notification que le prieur de
Taunton lui a adressé sur la guérison d’un de ses moines, Benoît a reproché
son imprécision clinique.
Au chapitre cinq de son livre, Carole Rawcliffe explique que toute forme de
traitement médical invitait à l’analogie théologique. L’eau était emblématique
de cette connexion analogique et symbolique, le bain en particulier, investi
d’une valeur sacramentelle depuis la biblique immersion de Naaman dans
l’eau lustrale du Jourdain – quoique l’historienne y voie aussi des corollaires
hygiéniques et sanitaires. Benoît de Peterborough rapporte qu’après avoir
lavé son visage avec l’eau du sanctuaire de saint Thomas de Cantorbéry, le
moine Élie a pressé dans l’eau de son bain une bande de l’habit du martyr
tachée de sang et s’est purifié ainsi de sa lèpre. Dans la Vita du saint évêque
Wulstan de Worcester († 1095), rédigée par Guillaume de Malmesbury au
XIIe siècle, un lépreux dans un état pitoyable espérait un miracle du saint,
lequel, par humilité, s’est contenté de le renvoyer après l’avoir nourri et vêtu.
Le lépreux a malgré tout été complètement purifié par l’eau dans laquelle
Wulstan avait lavé ses mains après avoir célébré la messe.
Économie du salut
Humilité et charité étaient les clés du paradis, pour les malades comme
pour leurs bienfaiteurs. Quiconque visitait et assistait les résidents de la
léproserie de Sainte-Marie-Madeleine et Saint-Jacques de Chichester pouvait
prétendre à quinze jours de remise de pénitence, augmentée à quarante jours
en 1362. La première de ces indulgences a été accordée, à la fin du XIIe
siècle, par l’évêque Seffrid, « au confessé et pénitent sincère », au nom de
la Madeleine, « dont les péchés ont été pardonnés parce qu’elle a beaucoup
aimé ». En 1174, le roi Henri II – à qui Thomas Becket avait promis le
destin d’Ozias – a fait halte à la léproserie de Harbledown dans son voyage
de pénitent à la cathédrale de Canterbury. Il y a prié et a donné trente marcs
aux malades en mémoire du martyr. Adam de Charing, propriétaire dans
le Kent, excommunié par l’archevêque en 1169, a voulu expier en dotant
libéralement la léproserie de New-Romney, « pour l’amour de Dieu et en
l’honneur du révérend et glorieux martyr Thomas » et pour le salut de son
âme et de celles de ses ancêtres. Hommes et femmes de tous les états de la
société soutenaient hôpitaux et léproseries dans l’espérance de la rédemption.
Et le flux de la charité ne s’est pas tari, engageant en retour ces institutions
à multiplier oraisons et services religieux. En 1399, le roi Richard II a même
légué une invraisemblable somme de 5 000 ou 6 000 marcs aux lépreux et
chapelains de Westminster et de Bermondsey, pour le salut de son âme. Les
vingt et une pages d’une écriture serrée de l’obituaire de la léproserie de
Gaywood contiennent les noms des bénéficiaires des prières des malades
d’avant 1296 jusqu’au XVIe siècle. Des gens de toute l’Est-Anglie et au-
delà ont adhéré à la fraternité des lépreux, payant généreusement pour avoir
part à leurs prières commémoratives et à leurs mérites spirituels. Dès le XIIe
siècle, les chanoines augustins de Taunton ont ainsi favorisé l’adhésion à
leur fraternité des bienfaiteurs de leur léproserie locale et les bénédictins de
Christ-Church, à Canterbury, ont établi à leurs frais un prêtre pour chanter
des messes de Requiem quotidiennes pour les âmes des bienfaiteurs à la
maladrerie de Saint-Jacques. À la veille de la Réforme, des prières ont encore
été dites journellement par les malades de la léproserie de Cambridge pour
le maire et les bourgeois. Et la maison a acquis par testament un parement
d’autel et quatre images peintes pour sa chapelle.
Avec la quantification des pratiques intercessives et pénitentielles, les
plus grandes léproseries d’Angleterre auraient cédé au mercantilisme. Carole
qui ravissait le cœur, la tâche de la sainte avait été infiniment plus agréable
que celle de Thibaud. Le message était ambigu. Il suggérait le contraste entre
la fragrance – « l’odeur de sainteté » – du beau corps saint et la puanteur
du corps lépreux hideux, abject, qui était aussi celle du péché. Le parallèle
est facile avec la monstruosité repoussante du lépreux opposée à la beauté
pure de la sainte dans la Vita de sainte Frideswide par Robert de Cricklade.
Ce genre de littérature a exploité des peurs bien enracinées, susceptibles
d’exacerber des attitudes de rejet. Mais un saint Hugues de Lincoln exhalait
« le doux parfum du Christ ». Insensible aux viles odeurs qui soulevaient
le cœur, il ne lui en coûtait guère d’enterrer les morts, ni d’approcher les
lépreux, contrairement au commun des fidèles saturés d’imagerie olfactive
des miasmes du péché et de la damnation. Mieux encore, nous l’avons vu,
des Alice de Schaerbeck ont recherché, dans les tourments de la maladie,
une plus parfaite imitatio Christi. Et au XIIe siècle, La révélation du moine
d’Eynsham raconte que le séjour d’une abbesse au purgatoire a été écourté
grâce à l’affection et à la compassion qu’elle avait montrées durant sa vie à
deux religieuses lépreuses, en les aidant personnellement à prendre leur bain.
Récit merveilleux qui rappelle le dévouement de nombreuses saintes femmes
animées par la piété et la charité.
Car les femmes se sont ardemment impliquées dans l’économie du salut.
Et certaines parmi les plus éminentes. Carole Rawcliffe s’arrête sur le cas
de la reine Mathilde, première épouse de Henri Ier Beauclerc, fondatrice de
la léproserie de Holborn, dans les faubourgs de Londres, et sans doute de
celle de Sainte-Marie-Madeleine et Saint-Jacques de Chichester. La reine a
secouru les pauvres malades avec constance, selon son biographe Aelred de
Rievaulx. Mathilde avait été éduquée au couvent de Wilton, dans le Wiltshire,
et avant elle, sa mère, la reine Marguerite d’Écosse, finalement canonisée.
Au Xe siècle, sainte Édith avait été leur précurseur dans l’amour du Christ et
des pauvres, à Wilton. Sa Vita, écrite par un chapelain du couvent, Goscelin
de Saint-Bertin, vers 1080, a pu influencer la jeune Mathilde. Une histoire
d’Aelred de Rievaulx sur la charité de Mathilde envers les lépreux, a été
incorporée par Matthieu Paris dans sa Chronica major et elle est passée
rapidement dans la littérature vernaculaire, où elle a été pérennisée dans la
légende de « la bonne reine Maud » au bas Moyen Âge. La seconde épouse
de Henri Ier, Adèle de Louvain, a continué d’incarner, à la suite de Mathilde,
la reine médiévale humble et généreuse, en fondant et en enrichissant la
maladrerie de Wilton et celle d’Arundel, dans le Sussex. Après son remariage
avec le comte Guillaume d’Albini, elle a peut-être inspiré au moins une autre
fondation, à Castle-Rising, dans le Norfolk. Plusieurs léproseries ont d’ailleurs
été fondées par des femmes ou ont bénéficié de leur bienveillant patronage.
Carole Rawcliffe en donne divers exemples de la fin du XIIe au début du
XIVe siècle. Et les prières d’intercession des femmes qui se sanctifiaient dans
le service des lépreux, ont commencé de paraître aussi valables que celles
des malades eux-mêmes.
La question de la ségrégation
Il n’en a pas été différemment, au Moyen Âge, de l’exclusion, ajoute
l’historienne, qui a l’air de sacrifier à la tradition historiographique en
consacrant tout son sixième chapitre : « A Disease Apart? The Impact of
Segregation », à la ségrégation des lépreux. C’est poser le problème en vérité, à
la lumière des progrès de la recherche historique. En Angleterre, la ségrégation
des lépreux est bien documentée aux XIVe et XVe siècles, époque de crises et
d’inquiétudes, quand disettes, pestes bovines et épidémies, troubles, misère
et vagabondage, causent une extrême perturbation économique et sociale.
Mais le sort du lépreux dépendait aussi de la condition et de la réputation de
la personne. Lorsque Richard Wallingford ayant déclaré la lèpre peu après
son accession à l’abbatiat de Saint-Albans en 1327, une faction de moines
hostiles à ses réformes a tenté de l’écarter de la direction du monastère, ils ont
été excommuniés et la communauté est rentrée dans l’obéissance. Au point
qu’en 1333, l’aggravation de la maladie de l’abbé ayant aiguisé l’ambition
d’un moine de l’abbaye d’Abingdon, qui a sollicité l’intervention du pape,
les moines ont protesté que leur supérieur remplissait dûment son office tant
au temporel qu’au spirituel, contre l’avis d’une commission d’enquête qui
dénonçait l’inaptitude de Richard à la vie monastique, parce qu’il ne pouvait
plus entrer dans la salle du chapitre ni dans le chœur. L’abbé est mort trois
ans plus tard, suppléé au stade terminal de sa maladie par un coadjuteur. En
revanche, au milieu des années 1480, une simple femme de Yarmouth, Alice
Dymock, a été accusée par ses voisins de débauche, de vente de bière illicite
et de larcins. Elle a été plusieurs fois traduite en justice et c’est finalement
comme lépreuse qu’elle a été condamnée, en 1500, à quitter le bourg.
Le calvaire de la maladie augmenté de l’ostracisme ou de la réclusion, a
été un topos littéraire au bas Moyen Âge. Dans le poème anglais du XIVe
siècle Titus and Vespasian: Or the Destruction of Jerusalem, la meselrye
du noble héros Vespasien en fait un objet de répulsion. Dans le Testament
de Cresseid, de la fin du XVe siècle, l’orgueilleuse et luxurieuse Troyenne,
châtiée par la maladie, au lieu de mener la vie retirée d’une lépreuse de haut
rang dans ses quartiers privés, subit l’indignité de la honte publique et de
la misère dans une sordide léproserie suburbaine, où elle n’est pourtant pas
cloîtrée puisqu’elle va quêter ici et là. Dans la littérature, au demeurant, la
réclusion n’avait généralement rien d’absolu, pas plus que dans la réalité les
règlements les plus draconiens n’étaient strictement respectés.
La réponse de l’Église
couramment, étaient des conversi, qui, quoique non tonsurés, n’en étaient
pas moins liés par des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils
s’attiraient, par conséquent, et en théorie, la déférence due aux moines,
auxquels ils étaient assimilés.
Dans la plupart des grands hôpitaux et léproseries de l’Europe médiévale,
à l’instar des monastères, des cérémonies solennelles ritualisaient l’admission
des nouveaux venus dans la vie religieuse et leur acceptation d’une discipline
monastique ou quasi monastique. La rigueur de cette discipline variait selon
les établissements. Jusqu’au premier XIVe siècle, les sœurs de Maiden Bradley
ont endossé un habit de nonne. Pas celles de Saint-Jacques de Canterbury. Et
en 1349, ces dernières ont prétendu pouvoir quitter la communauté à leur gré.
Mais combien, à cette date, étaient lépreuses, s’interroge Carole Rawcliffe ?
Par ailleurs, les maladreries n’essayaient pas de retenir des pensionnaires
difficiles. Elles les expulsaient plutôt. Le règlement instauré en 1344 dans
la léproserie de Saint-Julien par l’abbé de Saint-Albans, a imposé une ferme
discipline monastique : profession avec serment sur les Évangiles, dans la
chapelle, devant toute la communauté, et précédée d’une période probatoire ;
punition ultime des infractions par l’expulsion ; réunions régulières du chapitre
dans la chapelle ; port de l’habit par les malades, sobre, de couleur noire et
brun roux, enveloppant et reconnaissable. Pas un habit uniforme destiné à
marquer les lépreux en général, comme par des vêtements et insignes on a
marqué juifs, hérétiques et prostituées à partir du XIIIe siècle, non, mais un
habit particulier, stipulé dans beaucoup de statuts ou règlements hospitaliers,
sur le modèle de l’habit monastique et relevant de la volonté des fondateurs
ou des patrons des établissements. Chaque année à la Saint-Martin – le
saint qui avait partagé son manteau –, les robes de rebut des cisterciens de
Rievaulx étaient dévolues aux lépreux de Saint-Michel de Whitby. L’habit
signalait l’appartenance à une maison et légitimait la quête des aumônes. Le
règlement de 1344 pour Saint-Julien était explicite là-dessus. Ces lépreux
ne se confondaient pas avec leurs congénères mendiants et vagabonds, qui
dérangeaient les autorités tant ecclésiastiques qu’urbaines.
Le règlement de type monastique de la vie hospitalière s’inscrivait dans
un programme plus ample de réforme ecclésiastique qui incluait l’institution
du mariage. Or, le vœu de chasteté que réclamaient du malade, et du conjoint
sain le cas échéant, les communautés réglées, spécialement, a pu modérer les
vocations pour les léproseries. Car la lèpre ne rompait pas le lien conjugal
aux yeux de l’Église. Une lettre du pape Alexandre III à l’archevêque de
Canterbury, vers 1175, est sans équivoque à ce sujet : le conjoint d’un lépreux
doit demeurer à ses côtés et l’assister dans sa nouvelle existence. Les époux
sont astreints, sinon, à la continence perpétuelle, les couples récalcitrants
encourant l’excommunication. Le mariage était donc indissoluble, sauf s’il
n’avait pas été consommé. Mais l’intransigeance de l’Église se heurtait à
des coutumes établies. La lèpre était cause de rupture dans les anciennes lois
galloises, codifiées au début du XIIIe siècle et qui se souciaient de protéger les
droits de propriété de l’épouse, non de la ségrégation du lépreux ou du danger
de l’infection. Tout le monde, en outre, n’était pas capable de l’abnégation
et du dévouement requis par les canonistes et d’aucuns étaient avertis par
la littérature médicale de la transmission sexuelle de la lèpre. Il n’empêche
que tout le monde n’était pas prêt non plus à renoncer au conjoint malade.
Le droit commun
Assez tôt en Europe, les autorités séculières se sont penchées sur le statut
légal des gens dont le sexe, la vocation religieuse, l’invalidité physique ou
la déficience mentale réduisaient le rôle dans la société. À certains égards,
le droit commun et les coutumes locales ont davantage que l’Église régi la
vie des lépreux. Carole Rawcliffe se réfère derechef au vieux droit gallois,
qui interdisait aux lépreux et d’hériter eux-mêmes une fois admis dans une
maladrerie, et de léguer leur avoir à leurs fils nés après coup. Mais c’est
parce que ces lépreux, par leurs vœux de religion, s’étaient retirés du monde.
L’interdiction valait semblablement pour les moines et les prêtres. Tout
comme celle de plaider personnellement dans un tribunal. En revanche, après
leur profession, les lépreux comme les clercs échappaient à des contraintes
légales telles que le paiement de dédommagements ou d’indemnités. Statut
similaire en Angleterre, dans le Tractatus de legibus et consuetudinibus
regni Angliæ (ca 1187) – traité attribué au justicier du royaume Ranulf
de Glanville, fondateur de la léproserie de West Somerton. Et le lépreux
jouissait de tous ses droits sur les biens acquis ou hérités avant sa maladie
– les droits du conjoint sain étaient aussi sauvegardés. Les résidents des
léproseries, institutions légales, dotées de capacité juridique, avaient la
faculté, qui plus est, de plaider collectivement, fût-ce contre leurs patrons.
La fameuse mort civile des lépreux était donc très relative et elle changeait
avec le droit. En 1170, il n’y avait pas d’obstacle à la vente ou à l’achat de
biens par ces malades, puisque l’un d’eux, à York, a cédé son tènement à
l’archevêque. En 1279, il a été loisible au tenant en chef Adam de Gaugy,
pourtant lépreux, d’hériter des propriétés d’un frère et de rendre hommage
en privé à l’intendant du roi. Avait-il choisi de vivre chez lui plutôt qu’à
la léproserie ? Dans une autre affaire d’héritage, en 1302, les juges royaux
ont seulement exigé d’un plaignant lépreux qu’il attendît hors du tribunal et
qu’un avocat plaidât en son nom. Au XIVe siècle, les malades ont eu le droit
Carole Rawcliffe a intitulé une partie de son sixième chapitre : « The wild
and the tame ». Le « sauvage » et le « domestique » distingueraient les deux
catégories selon lesquelles les autorités ecclésiastiques et urbaines auraient
ordinairement perçu les lépreux, la seconde catégorie étant celle des malades
des léproseries. Leprosi extranei, « lépreux forains », « lépreux sauvages »
(en français dans le texte), veldzieken, akkerzieken, etc., appartenaient à la
première. Autant d’appellations qui ont décliné dans des langues différentes
le problème des lépreux gyrovagues à travers l’Europe. Carole Rawcliffe
nous brosse un tableau pathétique de ces misérables, dont on a facilement
exagéré le nombre à défaut de le connaître et qui erraient sans feu ni lieu ou
échouaient dans des abris délabrés des banlieues des villes. L’Église avait le
désir de leur procurer quelque réconfort spirituel et d’améliorer leur sort, à
condition qu’on contrôlât ces marginaux potentiellement subversifs. Peur de
la pauvreté ingouvernable et du vagabondage, pas moins que de la contagion.
« Panique morale » (« moral panic »). On imaginait que les pires des lépreux
extranei, les plus indociles, rebelles à toute sujétion, étaient aussi sexuellement
les plus avides et contamineraient le reste de la société. Des lépreux ont été
jugés pour viol à Westminster en 1220 et à Londres dans les années 1380, la
victime, en l’occurrence, étant une servante de maison de passe. En ville, les
hôtes de lépreux vagabonds n’étaient pas mieux considérés que les tenanciers
des établissements prostibulaires ou les taverniers. En 1287, à Saint-Ives, dans
le Huntingdonshire, on a jugé deux personnes accusées, par leur hospitalité,
d’avoir fait courir un grave péril à leurs voisins et aux marchands de passage.
Et ces personnes ont comparu avec trois tenanciers de bordels. Le lien est
souvent explicite entre lèpre et prostitution. Les prostituées pouvaient devenir,
croyait-on, les vecteurs d’une rapide contagion dans toute la société. Dans
des instructions pour la tenue des tribunaux de quartier (« ward moots ») à
Londres, sous Édouard II, il a été ordonné aux officiers de s’enquérir – parmi
d’autres nuisances – de la divagation des femmes communes et des lépreux
dans les rues de la ville. En 1462-1463, trois lépreux et deux prostituées
ont été contraints de quitter Yarmouth. En 1399-1400, un serviteur de la
maladrerie de l’endroit, qui avait essayé, par le chantage, d’abuser de femmes
mariées, avait soulevé l’indignation. Une indignation qui, à la réprobation
morale du péché, avait mêlé la crainte physique de la contagion. Un John
Cook a excité pareille inquiétude, en 1486-1487, à fréquenter la femme d’un
lépreux, « par qui l’infection peut arriver ».
Le vagabondage d’un lépreux, s’il ne rejoignait pas une maladrerie, ne
résultait pas nécessairement de la seule peur qu’on avait de son mal : pour
Carole Rawcliffe, la charge que représentait son invalidité augmentait le
risque de son éviction familiale et sociale – bien que le degré de tolérance
des parents et des voisins ait pu excéder ce que souhaitaient les autorités.
Mais les exemples que donne l’historienne ne sont pas probants.
Qu’espéraient les lépreux itinérants, s’interroge-t-elle sinon ? Aux XIIe-
XIIIe siècles, il y avait des pèlerins en quête de guérison dans les sanctuaires,
que recevaient de pieuses personnes, dans l’accomplissement des sept œuvres
de charité. Il y avait des pauvres en quête d’aumônes, qui se pressaient
certains jours aux portes des hôpitaux spécialement. À Saint-Nicolas d’York,
le 29 juin, fête des saints Pierre et Paul, on distribuait de la nourriture grâce
à la générosité de la reine Mathilde. La léproserie de Sainte-Marie-Madeleine
de Gaywood offrait nourriture et l’hospitalité d’une nuit le Jeudi Saint. Et
la léproserie de Ripon n’a cessé d’offrir l’hospitalité la nuit aux lépreux de
passage que par pénurie de moyens, peu avant 1345. Les lépreux étaient
Il était des lépreux qui erraient parce qu’ils ne trouvaient pas de place
dans les maladreries. Une variété de facteurs étaient déterminants : richesse,
sexe, vocation religieuse, lieu de résidence, parenté, réputation personnelle.
La plupart des monastères anglais les plus importants avaient leurs
propres léproseries ou les administraient au nom des fondateurs laïques
ou ecclésiastiques. La priorité allait ici aux religieux lépreux et à leurs
parents, familiers, tenanciers. Ceux de Saint-Albans étaient à la maladrerie
de Saint-Julien, qui dépendait de l’abbaye. Les treize lépreux de Sainte-
Marie-Madeleine d’Ilford étaient censés venir des domaines de l’abbesse de
Barking. Dans le deuxième quart du XIIe siècle, l’abbé de Saint-Augustin
a fondé l’hôpital Saint-Laurent, dans la banlieue de Canterbury, pour les
moines souffrant de la lèpre ou d’une autre maladie contagieuse (morbum
contagiosum). Saint-Laurent accueillait en outre les parents malades ou
appauvris des moines. L’évêque de Lincoln, Robert de Chesney († 1166),
a donné aux soeurs gilbertines l’hôpital de Saint-Léonard de Clattercote,
près de Banbury, dans le même but. Des léproseries sous tutelle monastique
s’ouvraient au clergé séculier sans bénéfices. On attribuait à l’abbé Anselme
de Bury-Saint-Edmunds († 1148) la création de l’hôpital Saint-Pierre pour les
prêtres malades et lépreux. Priorité était faite aussi aux patrons ou insignes
bienfaiteurs d’établissements religieux et hospitaliers et à leurs parents et
familiers, tel Robert de Torpel – avec quatre serviteurs – à Saint-Léonard
de Peterborough, en 1147. Vers cette époque, Roger, comte de Clare, a
libéralement doté le monastère de Stoke-by-Clare, avec son fils, Adam le
lépreux, qu’il a fait admettre dans la communauté. Au XIIe siècle toujours,
Juliana de Cirenscester a donné une propriété aux religieuses de Maiden
Bradley, quand sa fille, sans doute lépreuse, y a pris le voile, et vers 1194,
Elias d’Amundeville une terre d’un revenu de soixante sous par an, à Burton
Lazars, à l’entrée de son fils malade. Sinon, des bienfaiteurs privilégiaient
à leur gré certains lépreux : en 1277, Henry et Elena de Tarbock ont cédé
au prieuré de Burscough, dans le Lancashire, une terre dont le grand-père
d’Elena avait gratifié à l’origine un obscur groupe de malades, à condition que
le prieuré entretînt un lépreux du comte de Lincoln à Widnes. La conversion
Les fondations
Carole Rawcliffe a montré que tout le monde n’avait pas sa place dans
les maladreries, et dans son quatrième chapitre, derechef, elle précise qu’un
nombre inconnu mais significatif (sic) de lépreux, s’ils ne vagabondaient pas,
s’isolaient à leur domicile ou bien vivaient dans des groupes non structurés
extra-muros. Dans tous les cas, retraites ou départs sont rarement documentés
mais maintes décisions n’ont dû se baser que sur des diagnostics informels
au niveau paroissial ou sur des examens d’« experts » locaux, affaire de
famille et de voisinage, de prêtre et de médecin. Peu de malades ont dû
faire véritablement l’expérience du judicium, c’est-à-dire d’une procédure
judiciaire, qui était donc affaire de droit.
L’appel à la Couronne interjeté par Joanna Nightingale en 1468, prouve
qu’il était loisible de contester une déclaration de lèpre devant une juridiction
supérieure, même si les gens du commun se contentaient d’un examen par
« des hommes respectables du comté », avertis de leur maladie, ou au moins
d’un sursis au jugement des autorités locales. Quoique ces autorités aient
veillé sur leurs droits et libertés, fût-ce sporadiquement, dans l’effroi d’une
épidémie. En 1383, à Launceston, en Cornouailles, on a réaffirmé le droit,
« de temps immémorial », de renvoyer les lépreux qui pénétraient dans le
bourg. De Dublin à Yarmouth, de Bristol à Berwick-on-Tweed, les édiles
les ont interdits intra-muros. En Est-Anglie, Lynn a entretenu un dispositif
institutionnel impressionnant de neuf léproseries – huit sur la carte – et les
autorités ont convoqué jurys et experts pour statuer sur la lèpre : à King’s
Lynn, en 1376, un jury spécial de douze notables ou jurats a été sélectionné
pro scrutino leprosorum ; en 1429, trois lépreux réputés tels (leprosi nominati)
ont comparu devant un comité de « discrètes personnes » éclairées (« discreet
persons having knowledge in this respect »). Il n’en allait pas autrement dans
les cours seigneuriales. En 1310, douze hommes du manoir de Heacham,
dans le Norfolk, se sont portés garants de la santé du vilain John Hardy
contre le jury qui l’a déclaré lépreux. Mais John Hardy a été contraint de
quitter le manoir, ses biens ont été confisqués et ses garants ont payé une
amende au seigneur. Selon le Mirror of Justices (fin du XIIIe siècle), il n’était
pas permis aux lépreux d’être juges eux-mêmes et, avec les femmes mariées,
les sourds-muets, les malades et les idiots, ils ne ressortissaient pas non plus
au frankpledge, qui associait collectivement les hommes libres au maintien
de l’ordre et de la paix dans les comtés.
En 1331 toutefois, les cinq lépreux que le bailli de Beverley a signalés
dans cette ville à la chancellerie, étaient malades depuis un à trois ans, ce
qui ne trahit pas une constante préoccupation d’hygiène publique de la part
de toutes les autorités locales.
léproseries municipales – ainsi que l’un des hôpitaux – aux portes de cette
cité ? Pour Carole Rawcliffe, l’association des léproseries avec des portes
et surtout des ponts avait une double dimension, à la fois fonctionnelle et
symbolique. Symboliquement, la léproserie était un pont spirituel ou une
chaussée du ciel pour les malades qui y enduraient leur purgatoire sur terre
et pour leurs bienfaiteurs. La dimension fonctionnelle c’était le bénéfice
pécuniaire – les corps de garde et les arches des ponts suburbains fournissant
de surcroît des refuges aux quêteurs par mauvais temps. L’historienne donne
une photographie du sceau du XVe siècle de Saint-Léonard de Northampton,
empreint de l’image d’une porte et herse (?) de pont sous celle du saint
patron, tandis que le sceau de la maladrerie de Launceston localise cette
maison inter aquas (les rivières Kemsey et Tamar). Les textes répètent à
l’envi cette topographie. La léproserie de Sherburn, jouxtait un pont : juxta
pontem. Saint-Laurent d’Ickburgh, aux confins du Norfolk et du Suffolk,
était la maison des lépreux du pont neuf : domus leprosorum de novo ponte
(ou newebrygge). La situation limitrophe d’une léproserie ne signifiait pas
non plus la relégation des lépreux aux marges ultimes de la société. Les
habitants d’York s’en servaient pour indiquer les limites du territoire urbain
– comme les croix, dont celle que les bourgeois de King’s Lynn ont dressée
dans le marbre « sur la chaussée de Mawdelyn » (Sainte-Marie-Madeleine
de Gaywood) en 1361-1362 – et on n’accédait à une ville de cette taille
qu’en traversant une ceinture d’institutions religieuses et charitables. Un
dessin à l’encre illustrant les Chronica majora de Matthieu Paris, représente
la maladrerie de Saint-Gilles de Holborn, aux abords ouest de Londres. Son
église constituait un point de repère remarquable. Des léproseries étaient
également incluses dans le champ des cérémonies religieuses : à Norwich,
la spectaculaire procession de la Fête-Dieu, jusqu’à la maladrerie de Sainte-
Marie-Madeleine de Sprowston ; ou une célébration moins ostentatoire à
celle de Grimsby, pour le maire et les bourgeois.
Les remparts de la ville ne brisaient pas les liens de solidarité
traditionnels. La léproserie de Saint-Nicolas avait droit à un pot de bière
dans chaque brasserie de Carlisle et à une miche de pain chez chaque
boulanger. Carole Rawcliffe cite des cas similaires à Guisborough dans le
Yorkshire, à Shrewsbury à partir du XIIe siècle, à Chester, à Exeter. Les
guildes, confréries et corporations apportaient aussi un soutien, tant spirituel
que temporel, aux léproseries, et elles y plaçaient leurs membres malades. À
l’inverse, une coutume, « de temps immémorial », autorisait expressément
le prieur, « ses frères lépreux » et le personnel – même les blanchisseuses
– de Saint-Léonard de Launceston à faire partie de la confrérie de la ville,
dédiée à sainte Marie-Madeleine. Selon son règlement confirmé en 1327, la
guilde marchande de Southampton délivrait, à chacune de ses réunions, deux
setiers (cestres) de bière aux lépreux de la Madeleine – « les meseaus de
Maudeleyne » – à leur hôpital. Quant à la chapelle Saint-Nicolas de Royston,
elle a peut-être été utilisée par une guilde ou corporation à la fin du XIVe
siècle, mais il n’y avait plus de lépreux à ce moment-là.
L’implantation semi-rurale d’une léproserie, sur une assez grosse
superficie et bien reliée aux centres majeurs de population et de production,
était essentielle aussi pour la tenue d’une foire annuelle sur ses terres, qui
pouvait durer jusqu’à une semaine. Elle en tirait d’appréciables ressources
fondée à la fin du XIIe siècle par Gilbert de Ley, aux environs de Witton,
pour seulement cinq malades – l’idéal était le nombre apostolique de douze
—, ne se comparait pas à celle de Sherburn, avec ses soixante-cinq « lits »
et un imposant clergé. Ni la fondation de Robert Pygot, à la fin du XVe
siècle, près de chez lui à Walsingham, dans le Norfolk, pour au moins un
couple de lépreux. Ou la maladrerie de Saint-Léonard de Sudbury, pour trois
lépreux, que John Colney, peut-être l’un d’eux, a dû diriger et a confiée au
maire et à la municipalité – les malades y cooptaient le successeur de celui
d’entre eux qui mourait ou partait, fût-il expulsé, ce qui n’a pas empêché
l’antiquaire du XIXe siècle qui a transcrit les statuts de 1372, d’arguer d’un
strict isolement des pensionnaires. Les petites maladreries tenaient de ces
éphémères « maisons Dieu » (en français dans le texte) qui se sont multipliées
à travers l’Angleterre au XVe siècle, pour y recueillir des malheureux connus
des fondateurs. La requête de John Kelle adressée en 1402 aux autorités de
Beverley, visant à ériger une léproserie sur un lopin de terre touchant à une
maison de la porte nord de la ville, a probablement répondu aux besoins
de parents, voisins et serviteurs. Mais si cet établissement a vu le jour, il
n’a pas survécu longtemps à ses premiers bénéficiaires car en 1494, un
autre bourgeois a proposé de le reconstruire dans le même but. L’inventaire
exhaustif de telles structures charitables est par trop illusoire.
Les léproseries n’étaient pas des univers clos parce qu’on y recevait aussi
maintes visites de l’extérieur, familiales et amicales, charitables et pastorales,
processionnelles et pénitentielles, administratives et mercantiles. À Londres,
les contacts étaient réguliers entre les représentants de la tutelle municipale et
les trois principales léproseries qu’ils étaient chargés de contrôler. À Exeter,
l’un des conseillers municipaux administrait la Madeleine. Et quand en
1307, l’évêque Thomas Bitton a fait un legs aux lépreux de ce diocèse, deux
exécuteurs testamentaires ont visité quarante communautés pendant trois
ans. Du XIVe au XVIe siècle, leurs homologues ont visité les maladreries
de Norwich. Des pénitents, le roi Henri II a été le plus célèbre à expier
ses péchés dans une léproserie anglaise. Elle était un cadre privilégié de la
contrition. Les sœurs de Sainte-Marie de Maiden Bradley offraient quarante
jours d’indulgence aux pécheurs repentants qui venaient en leur église aux
grandes fêtes et à leurs octaves.
Des léproseries, enfin, servaient d’asiles à des gens sains mais fragilisés
par la vieillesse, l’indigence ou l’infirmité. À Saint-Léonard de Lancastre,
en 1323, trois lépreux cohabitaient avec six pauvres. Au XIIe siècle, Sainte-
Marie-Madeleine de Ripon avait été fondée par l’archevêque Thurstan d’York
(† 1140) pour des prêtres aveugles et des lépreux. Les prêtres partageaient
une chambre, tandis que les lépreux occupaient une maison séparée, bien
située près d’un pont sur la rivière Ure. On y accordait en outre l’hospitalité
la nuit aux lépreux étrangers de passage.
Accueillir corps…
… et âmes
Henri II, un Salomon de Whepstead a donné des rentes valant un shilling par
an pour le luminaire d’un des autels de Saint-Pierre de Bury-Saint-Edmunds.
Le double de cette somme, pour le luminaire de l’église des sœurs de Maiden
Bradley, a agrégé un bourgeois de Cirencester à leur fraternité de prières.
Sans se comparer à ces institutions, ni à celles d’Exeter, de Sherburn ou de
Douvres, aux XIIIe et XIVe siècles, la petite léproserie rurale d’Ickburgh était
ainsi en mesure de laisser brûler une lampe dans sa chapelle de bord de route.
Et pour une lampe encore, la maladrerie de Stourbridge a reçu trois acres de
terre avant 1271.
La crainte de mourir sans confession, ni communion rendait primordiaux
l’accompagnement spirituel des mourants et l’administration des derniers
sacrements. Avec la garantie d’une sépulture chrétienne et des prières
commémoratives de la communauté, c’était là un des principaux attraits
des établissements hospitaliers médiévaux pour les malades y séjournant
durablement. Le succès de la doctrine du purgatoire a multiplié les prières
d’intercession post mortem dans les hôpitaux et les léproseries organisées
– comme il a aiguisé chez les fidèles le souci d’une « bonne mort » dans
les bras de l’Église ; au point de primer sur le pouvoir rédempteur de ces
prières, ce qu’affirme Carole Rawcliffe ? À Gaywood, on disait un trentain,
ou bien une messe de Requiem au trentième jour après les funérailles, et
il y avait un service anniversaire. À Sainte-Marie-Madeleine de Colchester,
chacun des résidents récitait cent Pater Noster tous les jours pendant le mois
qui suivait le décès, et le maître visitait la tombe après chaque messe et
prononçait l’absolution.
Dans son chapitre trois : « The Sick and the Healthy: Reactions to
Suffering », Carole Rawcliffe a souligné que les léproseries majeures et les
hôpitaux ont toujours imposé un régime étroit d’observances religieuses,
découlant des heures canoniales de l’opus Dei, qui rythmaient la vie
monacale. Des pensionnaires laïques peu versés dans la liturgie latine, on
attendait la récitation des prières familières. Le règlement révisé par l’évêque
de Londres Ralph Stratford, en 1346, pour la maladrerie de Sainte-Marie-la-
Vierge d’Ilford, dans l’Essex, a fixé les observances des lépreux selon leur
état de santé. Dès le début, patrons et bienfaiteurs, à l’instar de l’archevêque
Lanfranc de Cantorbéry († 1089), qui a doté l’une des premières léproseries
d’Angleterre, dans son diocèse, à Harbledown, se sont attachés à préserver
une ambiance propice à la prière, à la contemplation et à la régénération
spirituelle. Ambiance dont la ségrégation sexuelle était moralement le gage.
À Saint-Albans, les moines bénédictins ont même déménagé les lépreuses
sur un autre site, afin d’éviter les « excès détestables » qui avaient perturbé
la communauté mixte. La sécularisation, au bas Moyen Âge, ne s’est pas
traduite par une tolérance nouvelle : en 1525-1526 encore, le couple marié
qui dirigeait la maladrerie de Saint-Éloi et Saint-Antoine pour les bourgeois
de Cambridge, était passible d’une amende de dix marcs s’il faillissait à
empêcher les actes de fornication ou d’adultère des malades. Et là aussi
prévalait le recours aux saints. L’expérience prostibulaire et adultère prêtée
à Marie-Madeleine a été mise en relation, notamment, avec la prostitution
infectieuse, la lèpre – plus exactement une surabondance de bile noire – étant
censée, de surcroît, stimuler l’appétit sexuel des hommes atteints, comme
l’expliquait Gilbert l’Anglais. Dans ces conditions, qui, mieux que la sainte
pouvait délivrer ces malheureux des pièges de la concupiscence ?
Conclusion