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Arevooroes
Arevooroes
Qui suis-je ?
Quel grain du sablier déclenchera dans sa chute le décompte
de ma dernière heure ? Où ira mon âme ? Cette âme sur
laquelle j’ai tant écrit. En quelle palmeraie divine ?
Moi qui ai évoqué l’unicité du tout, affirmé que l’univers et
son Créateur ne forment qu’un, aujourd’hui je vacille sous la
violence du doute, alors que, dans ma chair, j’ai toujours su
que la vérité ne saurait être contraire à la vérité, que les êtres et
leurs causes naissent de la science d’Allah. C’est ainsi : ceux
qui savent sont en proie au doute, et les ignorants se
nourrissent de certitudes.
Ma ville.
On y aurait dénombré plus de deux cent mille maisons
occupées par la plèbe, une soixantaine de mille, par les
dignitaires et l’aristocratie, six cents bains publics, quatre-
vingt mille quatre cent cinquante-cinq boutiques. Chiffres qui
m’ont toujours paru excessifs, car ils conduiraient au nombre
improbable d’un million d’habitants. J’aurais penché pour
celui de deux cent mille.
Mais est-ce bien une ville que ce labyrinthe de langues et de
sons, de peaux brunes ou blanches ? Cette juxtaposition de
visages, de mots et d’odeurs, de lambeaux d’autres villes
possibles ? Terre métisse où chrétiens et juifs, les « gens du
Livre », parlent et écrivent en arabe sans avoir jamais oublié
leur propre langue ; où personne, pas même les plus nobles
parmi les nobles, ceux dont le lignage remonte aux tribus
premières, ne peut se targuer d’une pureté de sang. Sans doute
est-ce ce brassage qui nous a permis d’être une passerelle
entre Orient et Occident.
Tout autour de la médina, on comptait jusqu’à vingt et un
faubourgs et chacun d’entre eux avait ses propres murailles,
ses bains publics, sa mosquée et son souk. Le plus célèbre se
trouvait sur la rive gauche de la Grande Rivière.
Il était habité par des commerçants et des artisans
muwalladins, ces chrétiens qui s’étaient convertis à l’islam
pour ne plus avoir à payer la jizîa, l’impôt annuel réclamé aux
hommes pubères non musulmans.
Du temps du calife Al-Hakam I, la population, qui le
détestait, se souleva. Une foule échauffée franchit le pont et
encercla l’Alcazar, cherchant à en défoncer les portes. Mais
les soldats du calife – on les appelait les muets ou les
silencieux, car ils étaient des esclaves étrangers et ne
comprenaient pas l’arabe – prirent les émeutiers à revers et se
livrèrent à un massacre qui dura trois jours. Le faubourg tout
entier fut mis à sac, comme une ville conquise sur l’ennemi.
Trois cents survivants furent exécutés et l’on crucifia leurs
cadavres ; quant aux autres, on leur laissa la vie sauve à
condition qu’ils abandonnent Al-Andalus pour ne plus jamais
y revenir.
Je n’ai pas connu cette époque, mais les temps heureux de
la convivencia, ou l’art de vivre ensemble dans le respect des
différences. Période pendant laquelle juifs et chrétiens étaient
autorisés à pratiquer librement leur culte, à commercer, à
exercer le métier qu’ils souhaitaient à la seule condition de
s’acquitter d’un impôt auprès des autorités musulmanes. Ils
bénéficiaient ainsi du statut de « sujets protégés ». C’est
toujours le cas, bien que de nombreux orages eussent grondé
sur Al-Andalus et que de fortes inégalités existent. À titre
d’exemple, le témoignage d’un chrétien contre un musulman
n’est toujours pas recevable, et les châtiments infligés pour
des infractions égales sont inférieurs de moitié pour les
musulmans.
Madinat al-Zahra.
Qui se souvient encore que la route qui la reliait à Cordoue
était éclairée la nuit par des centaines de lanternes ? Du haut
des remparts, on eût dit un collier de perles qui se dénouait
jusqu’au pied du palais. Ce devait être un spectacle unique,
même si la majorité des villes d’Al-Andalus étaient en ce
temps dotées d’un éclairage.
Plus de dix mille personnes travaillèrent quotidiennement à
la construction de cette cité et de son palais, pour lesquels on
utilisa les matériaux les plus précieux. Des jardins creusés de
quatre bassins prolongeaient les édifices. Selon la légende,
l’un d’entre eux était rempli de mercure. Je me suis souvent
demandé ce que pouvait ressentir un visiteur arrivé
d’Occident, d’une contrée pauvre et barbare, où l’on habitait
de lugubres maisons qui sentaient la paille humide et le suif,
lorsque, sur un ordre du calife, un esclave armé d’un bâton
agitait la surface du métal liquide. Le décor entier devait se
décomposer en centaines de reflets mouvants et tournoyants,
brisant l’ordonnance du temps et de l’espace, et il est probable
qu’en repartant chez lui le visiteur fût convaincu qu’un simple
geste d’Abd al-Rahman pouvait stopper ou rétablir la rotation
de l’univers.
Madinat al-Zahra fut certainement un endroit magique. Je
n’ai pas eu la chance de le connaître. À la suite de la guerre
civile qui embrasa Al-Andalus et ravagea Cordoue, Al-Zahra
sombra et toute sa population fut massacrée. Il ne reste plus
rien de cette magnifique cité et je la soupçonne aujourd’hui
d’être habitée par des djinns.
Étrangement, j’aimais me rendre parmi les ruines. Je
m’asseyais alors par terre, au centre de ce qui fut la salle de
réception du calife et dont subsistent quelques arcades et des
pans de murs. Je fermais les yeux et tentais de me projeter
dans le passé. Mais, très vite, mon esprit était submergé de
questionnements : Pourquoi ? Pourquoi le besoin de grandeur,
le désir de puissance, l’or, l’avidité, la violence, l’aveuglement
des princes, l’injustice et la mort des étoiles ? Pourquoi
l’univers ? Pourquoi Dieu ? Y a-t-il opposition entre la raison
et la foi ? Tout s’entrechoquait dans ma tête et je quittais Al-
Zahra l’esprit plus tourmenté que lorsque j’y étais entré.
Un jour que je discutais avec un médecin sévillan de la
prééminence de nos villes respectives, je lui fis remarquer :
« Si un homme savant meurt à Séville, ses livres seront
aussitôt emportés à Cordoue, où l’on trouvera preneur à coup
sûr. Inversement, si c’est un musicien qui meurt à Cordoue,
ses instruments partiront pour Séville. »
Oui. Cordoue est bien la cité de la pensée.
Combien d’illustres personnages y virent le jour ? Sénèque,
bien sûr. Sénèque le philosophe, Sénèque le Tragique.
Sénèque dont j’aime à me souvenir qu’il écrivait : « Il est des
heures qu’on nous enlève par la force, d’autres, par surprise,
d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est
celle qui vient de nos négligences et, si nous n’y prenons
garde, la plus grande part de notre vie se passe à mal faire, une
grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce que
l’on devrait. »
À Cordoue sont nés aussi le théologien Ibn al-Hazm, le
savant aux quatre cents ouvrages, et le poète Ibn Quzmân, que
j’ai eu l’occasion de rencontrer. Personnage singulier, membre
d’une famille de secrétaires, il consacrait ses loisirs à la
recherche d’amours – féminines et masculines –, de fêtes, de
beuveries et surtout de mécènes disposés à payer ses
panégyriques ; ce qui n’ôtait rien à son talent. Avant de
mourir, Quzmân exprima un souhait qui en choqua plus d’un :
il exigea d’être enterré enveloppé de pampres et qu’on versât
du vin sur son cadavre. Il est soit en enfer, soit au paradis. Je
penche pour le paradis.
Sénèque, Ibn al-Hazm, et comment oublierais-je ce
vénérable penseur, que les Latins connaissent sous le nom de
Moïse Maïmonide et qui est, pour les Arabes, Moussa Ibn
Maïmoun ?
J’ai souvent entendu dire ici et là que nous fûmes amis. On
a même assuré qu’il fut mon disciple. Ce qui est faux. Lorsque
lui et les siens ont fui Cordoue pour échapper à la vindicte des
nouveaux maîtres de l’Andalus, Ibn Maïmoun n’avait guère
plus de treize ans. J’en avais vingt-cinq. Lui et sa famille ont
erré une dizaine d’années à travers la Péninsule avant de
s’exiler pour le Maghreb. Nos chemins auraient pu s’épouser,
ils n’ont fait que se manquer. Il est surprenant que certains
aient aussi assuré que j’étais juif et que lui, le juif, se serait
converti à l’islam. Nous sommes là dans le domaine de la
rumeur. Et les rumeurs ont ceci de pernicieux qu’elles font
croire à l’ignorant qu’il sait.
On a bien colporté que le médecin persan Avicenne serait
venu à Cordoue, où il aurait expiré sur la roue dans les plus
affreux supplices, victime de la haine que je lui vouais !
Quelles paroles creuses ! Ces ragots puisent leur source dans
le fait que j’ai souvent exprimé mon désaccord avec certaines
thèses défendues par celui qui reste à mes yeux le prince des
médecins. Ces accusations sont ineptes. Et pour cause :
Avicenne n’a jamais quitté sa terre d’origine, la Perse, et
lorsque je suis né il était déjà mort depuis près d’un siècle !
On a prétendu aussi que j’avais appris la philosophie aux
côtés du médecin et philosophe Avempace. Encore des mots
creux ! Je n’avais pas douze ans lorsque ce prestigieux savant
est mort à Fès, empoisonné par des mécréants.
*
Depuis l’arrivée des Almohades, une tension perceptible
régnait sur Al-Andalus. Leur rigorisme suscitait des craintes
parmi les savants et l’on cachait les livres qui traitaient de
philosophie. Même mon cher maître, Avenzoar, était contraint
de taire certaines de ses pensées. Un jour qu’il était arrivé à
l’heure habituelle pour nous prodiguer son enseignement, il vit
que j’avais dans mes mains le livre I du traité Météorologiques
d’Aristote. Il s’en empara, se jeta sur moi, prêt à me battre, et
je dus mon salut à la fuite. Quelques jours plus tard, m’armant
de courage, je retournai le voir et m’empressai de m’excuser
d’avoir apporté sous son toit un livre apparemment défendu.
Avenzoar accepta ma contrition et reprit son cours avec cette
différence que, après l’avoir fini, il me fit répéter des versets
du Coran en m’enjoignant, quand je serais chez moi,
d’accomplir avec rigueur mes devoirs religieux. Venant d’un
homme de science, je trouvais ces recommandations
déconcertantes et je me demandais avec tristesse s’il n’avait
pas été endoctriné par les discours rigoristes des théologiens
almohades. J’avais peine à le croire, sachant de quelle façon
ces obscurantistes développaient les arguments les plus
fallacieux pour engager le peuple à les croire, sans lui donner
l’occasion de les vérifier ou d’en débattre. Au contraire, ils
suscitaient de l’aversion pour les philosophes et les véritables
savants, de peur que la raison que ces derniers enseignaient
aux gens ne fasse connaître les erreurs où on les plongeait. Et
voilà qu’un jour, à ma grande surprise, tel un voleur qui craint
d’être pris, Avenzoar récupéra d’un coffret le livre I des
Météorologiques, celui-là même qu’il m’avait confisqué, et
me déclara : « À présent que tu es préparé à la lecture de cet
ouvrage, rien ne m’empêche de le lire avec toi. »
J’étais donc père depuis trois ans. Dans les premiers temps,
je reconnais n’avoir rien ressenti de particulier, sinon un
émerveillement « scientifique ». Je me disais quel miracle que
cette vie qui, après avoir germé neuf mois au creux d’une
autre vie, venait au monde. Et il y avait eu ce cri que le
nouveau-né avait poussé au moment où la sage-femme le
prenait dans ses bras. Était-ce un cri de douleur ou déjà
l’expression du refus de naître pour mourir ? Peu à peu, ce
petit être est devenu une part de moi. Il avait quitté la chair de
sa mère pour entrer dans la mienne. En tout cas, c’est ainsi que
je le vivais. Et s’il arrivait que des larmes perlent aux yeux de
mon Jehad, pendant le temps que je consacrais à le consoler,
j’oubliais Aristote et Galien, Avicenne, Platon, Dioscoride,
Rhazès et tous les phares de l’humanité.
— Qu’attends-tu pour nous offrir un deuxième enfant ?
Mon père était venu me rejoindre dans le patio où je m’étais
isolé quelques instants loin des bruits de la fête.
— Voilà qui n’est point en mon pouvoir. L’homme
ensemence, mais c’est la terre qui décide.
— À vingt et un ans, Sarah est pourtant dans la fleur de
l’âge. Serait-elle malade ?
— Pas le moins du monde. Mais on ne commande pas à la
nature. Le temps viendra s’il doit venir.
— Qu’Allah t’entende !
Mon père saisit une ka’k2 fourrée au miel et poursuivit :
— Car il n’est pas bon qu’un fils soit unique. Il occupe
toutes les pensées des parents, qui, tôt ou tard, en font un émir.
Et surtout, à Dieu ne plaise, s’il leur est enlevé, alors le
chagrin est inconsolable.
La remarque eut le don de m’exaspérer.
— Abi3, crachez, je vous prie, ces mots de votre bouche !
On ne parle pas de l’éventualité de la mort d’un enfant, encore
moins de celle de votre petit-fils !
— Tu as raison. Pardonne-moi. L’âge me fait déraisonner.
Changeons de sujet. Il y a quelque temps, tu m’as fait part
d’un projet d’écriture, d’un ouvrage qui traiterait de la
jurisprudence. Où en es-tu ?
— J’y travaille. Je prends des notes. Mais pour l’heure je ne
suis satisfait que du titre : Le commencement pour celui qui
fait l’effort d’un jugement personnel et la fin pour celui qui se
contente d’un savoir reçu4.
Mon père se mit à rire.
— Titre éloquent de par sa longueur ! Mais encore ?
— Je songe à un travail de jurisprudence comparée. J’y
discuterai des règles proposées par les quatre écoles sunnites,
des sources, des raisons attenantes et des différentes opinions
sur chaque point litigieux.
— Tu comptes remettre en question la charia ?
— Pas du tout. Je veux seulement proposer une manière de
l’interpréter.
— Interpréter ? Je ne comprends pas.
J’ai réfléchi un instant. Mon père était avant tout un juriste.
Il convenait donc que je m’adresse à lui en tant que tel.
— J’imagine que vous avez dû être confronté un jour ou
l’autre à un article de la loi dont le sens vous paraissait
discutable ?
— Plus d’une fois. Et grand fut mon embarras.
— Précisément. C’est pour éviter cette situation que je
propose de laisser la place au raisonnement, et donc de ne pas
s’en tenir à la lettre.
— Ce qui sous-entendrait…
— Que sur les questions sur lesquelles il n’existe pas
d’accord, il ne faudrait apporter aucune réponse qui ne soit
strictement argumentée. D’où le sens de mon titre : Le
commencement pour celui qui fait l’effort…
— Un travail sans fin, mon fils. Tu en as pour mille ans !
J’allais répliquer lorsque mon attention fut attirée par des
éclats de voix.
Trois individus venaient de faire irruption dans le patio.
À la manière dont leur turban était noué, j’ai tout de suite
reconnu qu’ils appartenaient à la hisba, la police. L’un des
hommes s’adressa à moi en s’inclinant respectueusement.
— Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd. La
paix soit sur toi.
Je lui ai rendu son salut.
— Nous sommes envoyés par le cadi al-gama’a. Nous te
prions de bien vouloir nous suivre. Il nous attend chez lui.
Mon père s’affola.
— Le cadi al-gama’a ? Pour quelle raison ?
Son inquiétude était compréhensible. Le cadi al-gama’a, ou
cadi de la communauté, était une sorte de juge suprême chargé
d’intervenir à l’intérieur du cadre judiciaire dans toutes les
affaires intéressant le droit pénal, et plus généralement l’ordre
public et la sécurité de l’État.
Le fonctionnaire se contenta d’une réponse timide :
— Je ne sais la raison, seigneur.
Sarah avait surgi à son tour, suivie des autres membres de la
famille. Mes frères s’interposèrent aussitôt entre les deux
hommes et moi.
— Je vous en prie, ne faites pas d’histoire, gémit l’homme.
Nous ne faisons qu’obéir à la requête du cadi.
J’ai demandé, sachant par avance la réponse :
— S’agit-il d’Ibn Saïd ?
— Oui. C’est bien lui.
J’ai hoché la tête.
J’avais entendu parler du personnage. Il passait pour un
asharite convaincu, mais aussi pour quelqu’un de juste et
d’incorruptible.
— Très bien. Je vous suis.
— Non ! s’écria Sarah en se blottissant contre moi. N’y va
pas !
La voix de mon père et celle de mes frères lui firent écho.
— Le cadi n’a qu’à se déplacer ! gronda mon beau-père. Un
Ibn Rochd ne se rend pas à une convocation comme un
malfrat !
J’ai levé la main en signe d’apaisement.
— J’enseigne la jurisprudence. Je connais les lois. Si je ne
m’y conforme pas, alors qui ?
*
Deux semaines plus tard, j’ai pris la route que j’avais déjà
empruntée vingt-cinq ans auparavant. Je me souviens des
derniers mots de mon fils :
— Pars tranquille, père. Tout ce que tu m’as transmis est
dans mon cœur. Je saurai être le gardien de notre famille.
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