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Couverture : Sébastien Cerdelli

© Librairie Arthème Fayard, 2017


ISBN : 978-2-213-68533-5
DU MÊME AUTEUR :
Avicenne ou la route d’Ispahan, Denoël, 1989 ; Folio, 1990.
L’Égyptienne, Denoël, 1991 ; Folio, 1993.
La pourpre et l’olivier, Denoël, 1992 ; Folio, 1994.
La fille du Nil, Denoël, 1993 ; Folio, 1995.
Le livre de saphir, Denoël, 1996 ; Folio, 1997.
Le dernier pharaon, Pygmalion, 1997 ; J’ai Lu, 2000.
L’enfant de Bruges, Gallimard, 1999 ; Folio, 2001.
Le livre des sagesses d’Orient, Éditions No 1, 2000.
À mon fils : à l’aube du troisième millénaire, Gallimard, 2000 ; Folio, 2003.
Des jours et des nuits, Gallimard, 2001 ; Folio, 2002.
L’ambassadrice, Calmann-Lévy, 2002 ; Le Livre de poche, 2003.
Les silences de Dieu, Albin Michel, 2003 ; Le Livre de poche, 2005.
Akhenaton : le dieu maudit, Flammarion, 2004 ; Folio, 2005.
Un bateau pour l’enfer, Calmann-Lévy, 2005 ; Le Livre de poche, 2006.
La reine crucifiée, Albin Michel, 2005 ; Folio, 2007.
Le colonel et l’enfant-roi : mémoires d’Égypte, Lattès, 2006 ; Folio, 2008.
Moi, Jésus, Albin Michel, 2007 ; J’ai Lu, 2010.
La dame à la lampe : une vie de Florence Nightingale, Calmann-Lévy, 2008.
Erevan, Flammarion, 2009 ; J’ai Lu, 2010.
Inch’Allah I : Le souffle du jasmin, Flammarion, 2010 ; J’ai Lu, 2011.
Inch’Allah II : Le cri des pierres, Flammarion, 2010 ; J’ai Lu, 2011.
Impressions d’Égypte, La Martinière, 2011.
Douze femmes d’Orient qui ont changé l’histoire, Pygmalion, 2011 ; J’ai Lu,
2013.
L’homme qui regardait la nuit, Flammarion, 2012 ; J’ai Lu, 2014.
Les nuits du Caire, Arthaud, 2013.
La nuit de Maritzburg, Flammarion, 2014 ; J’ai Lu, 2015.
L’aigle égyptien : Nasser, Tallandier, 2015.
Douze passions amoureuses qui ont changé l’histoire, Pygmalion, 2015.
Le petit livre des grandes coïncidences, Télémaque, 2015 ; Le Livre de poche,
2016.
L’envoyé de Dieu, L’Archipel, 2015.
La découverte du tombeau de Toutankhamon, Larousse, 2016
Inch’Allah III : Les cinq quartiers de la lune, Flammarion 2016 ; J’ai Lu, 2017.
Irena Sendlerowa : Juste parmi les nations, Don Quichotte, 2016.
Le sabre d’Allah, Robert Laffont, 2016.
AVERTISSEMENT

Devant la profusion de noms de personnages,


de lieux et de dates cités par Averroès dans leur
graphie arabe, nous avons opté, chaque fois que
cela fut possible, pour leurs équivalences
latines afin de rendre la lecture plus accessible.
Le calife al-Ma’mun vit en songe un homme au teint clair
coloré de rouge, au front large ; ses sourcils se rejoignaient ; il
avait la tête chauve et les yeux bleu foncé, ses manières étaient
affables ; il était assis dans la chaire. J’étais, dit al-Ma’mun,
tout contre lui et j’en fus rempli de crainte. Je lui demandai :
« Qui es-tu ? » Il me répondit : « Je suis Aristote. » Cela me
réjouit et je lui dis : « Ô sage, je vais te questionner. » Il me
dit : « Questionne. » Je lui dis : « Qu’est-ce que le bien ? » Il
me répondit : « Ce qui est bien selon la raison. » Je lui dis :
« Et après ? » Il répondit : « Ce qui est bien selon la
Révélation. » Je lui dis : « Et après ? » Il me répondit : « Ce
qui est bien aux yeux de tous. » Je lui dis : « Et après ? », il me
répondit : « Après il n’y a pas d’après. »
Al Nadîm, Kitâb al fihrist.
1

Marrakech, 9 décembre 1198 de l’ère latine.

Venus des étoiles, descendent des parfums enivrants et


résonnent des mélopées anciennes, tandis que, adossée aux
remparts de la Ville rouge, la nuit parle à ma mémoire.
Je suis venu comme l’eau.
Je partirai comme le vent.
Bientôt, l’aube lancera dans la coupe des ténèbres la pierre
qui fera s’envoler les étoiles.
Qui suis-je ?
Les Latins me nomment Averroès. Les Juifs, Ben Rochd.
Pour les Arabes, je suis Abou al-Walid Mohammad Ibn
Ahmad, Ibn Rochd.
J’ai vu le jour il y a soixante-douze ans à Cordoue, entre les
contreforts de la Sierra Morena et les riches plaines de
Campiña. Nous vivions alors une époque de grand savoir,
mais aussi de grands tumultes.
Quatre siècles avant ma naissance, un chef de guerre
berbère avait traversé le détroit qui sépare l’Occident du
Maghreb et débarqué en un lieu connu de milliers d’hommes.
Ce guerrier posa son empreinte sur tout le sud avant de
déferler vers le nord et de prendre Tolède.
Voilà donc quatre siècles que les Arabes occupent une vaste
partie de la Péninsule. Quatre siècles durant lesquels des
dynasties successives s’y sont déchirées. Omeyyades,
Abbassides, Almoravides et, à l’heure où j’écris, ce sont les
Almohades qui règnent. Quant aux rois chrétiens, malgré leurs
coups de boutoir, ils n’ont toujours pas réussi à mettre fin à
notre présence. Pour combien de temps encore ?

J’écris pour mon fils, Jehad. Dernier survivant de mes trois


enfants.
Je n’écris que pour lui.
Conscient de la dérive qui entraîne notre monde vers
l’intolérance, comment pourrais-je ne pas le mettre en garde et
lui révéler ce qu’il me fut interdit d’exprimer de mon vivant ?
J’ai vécu bâillonné, j’ai vécu sous la menace et, ce soir, mon
ultime crainte est que ces pages tombent sous des regards
indiscrets. Je connaîtrais alors une double mort. Après m’avoir
lu, les théologiens qui ne savent d’Allah que le nom, les
théologiens m’arracheront à mon linceul pour me jeter en
pâture aux chiens. Dans leur très grande majorité, hélas, la
quête de ces hommes n’est pas l’élucidation du Coran, auquel
ils ne comprennent rien. Ce sont des forces obscurantistes qui
s’emparent du texte sacré pour élaborer une autre forme de
religion. En agissant ainsi, ils représentent un danger de
dissension pour la communauté musulmane et menacent le
consensus.
Si le Créateur des mondes m’accorde le temps d’achever
ces mémoires, je les confierai à mon fils, qui, après en avoir
pris connaissance, les remettra à quelqu’un de confiance, car
je ne veux à aucun prix qu’il les conserve. Ce serait trop
dangereux. L’homme auquel je songe s’appelle Ibn Arabi. Il
n’est pas un ami ; nous fûmes même en désaccord. Mais la
trahison ne vient-elle pas souvent de nos proches ?
Ibn Arabi n’était encore qu’un adolescent imberbe lorsque
je l’ai rencontré pour la première fois. J’avais cinquante-trois
ans, et lui quatorze. J’étais un juriste et un philosophe reconnu,
auteur de nombreux écrits, parmi lesquels un livre que je
considère essentiel tant par les critiques venimeuses qu’il a
soulevées que par la certitude d’avoir rédigé une œuvre
majeure1.
Ce que j’avais entendu au sujet d’Ibn Arabi m’avait fort
surpris. Au cours de séances de méditation, le garçon aurait
reçu des réponses aux questions que nous, les philosophes,
nous nous posons. Je tenais à me rendre compte par moi-
même comment quelqu’un, entré ignorant dans un séjour
méditatif, pouvait en sortir aussi transformé. Étant un ami de
son père, j’ai prié celui-ci d’organiser l’entrevue.
Le jour dit, l’adolescent s’est présenté à mon domicile. Je
l’ai accueilli avec chaleur. Je l’ai même embrassé. Lorsqu’il
est reparti, mon opinion était faite. Je n’avais pas eu en face de
moi un philosophe comme je l’avais d’abord cru, mais un
mystique.
Ce garçon faisait partie de ces êtres qui revendiquent une
expérience au sein de laquelle la connaissance, l’amour, le pur
intellect, les sens, bref, tout se confond. Ils sont convaincus
que la méditation leur permet de franchir les bornes où la
raison est parfois contrainte de s’enfermer. Il a mentionné au
cours de notre échange l’« inspiration divine ». Il n’existe pas
d’« inspiration divine » ! Pour accéder à la connaissance, seule
compte la pensée rationnelle, détachée de toute influence
émotionnelle.
Pendant longtemps je n’ai pas eu de nouvelles d’Ibn Arabi.
Et voilà que, il y a peu, il me fit parvenir les vers d’un poème
encore inachevé. Je les ai retenus et les retranscrits tels quels :
« Mon cœur est ouvert à toutes les formes ; il est pâturage
pour les gazelles, monastère pour les moines, temple pour les
idoles, et la Ka’aba pour qui en fait le tour. Il est les Tables de
la Torah et aussi les feuillets du Coran. Mienne est la religion
de l’Amour. Où que ses caravanes dirigent leurs pas, l’Amour
est ma religion et ma foi. »
J’ai trouvé ce texte d’une très grande beauté, mais je ne
doutais pas que s’il venait à être publié un jour il serait frappé
d’anathème par les religieux. Nous savons combien il est
périlleux de quitter leur sentier. Quoi qu’il en soit, j’ai
conservé pour ce penseur une sincère affection, bien que
parfois il ait déclaré ici et là n’avoir rien appris de mes
œuvres.
On s’étonnera que je veuille confier ce manuscrit à
quelqu’un que je n’ai plus revu depuis son adolescence. La
réponse est simple : ce sont les lignes de ce poème qui m’ont
décidé. Un homme capable d’exprimer ainsi l’amour ne peut
trahir. Un homme capable d’affronter les lois, de résister
farouchement à toutes les contraintes, cet homme conservera
ces pages sans peur et saura à qui les transmettre plus tard.

Certains jours de ciel clair, de ma terrasse, par-delà la plaine


et le désert, j’entraperçois les cimes enneigées de l’Atlas et
j’imagine quelque part la pointe majestueuse du djebel
Toubkal. Immobile, éternelle.
La nature demeure.
Les hommes passent.
Seule la montagne, impassible comme le temps, sait la
vérité. Elle a connu les vainqueurs et les vaincus ; les sultans
et les miséreux ; les palais et les masures ; le couchant des
Almoravides et le triomphe des Almohades. Deux dynasties,
deux aigles qui, tour à tour, se sont disputé le droit de creuser
les reins de la terre pour y déverser leur semence.
Tant de sang. Tant de morts. Tant de ruines, mais aussi tant
de grandeur.

Lorsque je contemple mon visage dans le miroir de bronze,


je ne peux plus compter mes rides. Chacune d’elles figure les
interrogations qui me hantèrent et hantent encore ce qu’il me
reste de vie.
Seul. Je partirai seul. Peu importe ! Nous ne sommes plus
rien une fois les ailes de la mort repliées sur nos os, sinon un
souvenir ensablé dans la mémoire de ceux qui nous ont
connus. Nos enfants nous auront-ils aimés ? Jugés
certainement. Nos enfants, et peut-être un homme ou une
femme qui éprouva à notre endroit quelque considération, car,
en vérité, bien rares sont ceux qui se préoccupent de vous
savoir vivant ou mort.

Qui suis-je ?
Quel grain du sablier déclenchera dans sa chute le décompte
de ma dernière heure ? Où ira mon âme ? Cette âme sur
laquelle j’ai tant écrit. En quelle palmeraie divine ?
Moi qui ai évoqué l’unicité du tout, affirmé que l’univers et
son Créateur ne forment qu’un, aujourd’hui je vacille sous la
violence du doute, alors que, dans ma chair, j’ai toujours su
que la vérité ne saurait être contraire à la vérité, que les êtres et
leurs causes naissent de la science d’Allah. C’est ainsi : ceux
qui savent sont en proie au doute, et les ignorants se
nourrissent de certitudes.

Théologie, mathématiques, jurisprudence, philosophie,


médecine, Aristote, Aristote mon maître. Aristote source de
tous mes savoirs. Fidèles amis, compagnons d’infortune !
Grâce à vous, j’ai appréhendé le ciel. À cause de vous, j’ai
effleuré la Géhenne. On m’a aimé. Je fus bien plus haï
qu’aimé. Je le serai sans doute longtemps après ma mort, car
l’ignorance mène à la peur et la peur conduit à la haine. Voilà
l’équation.
1. Averroès parle sans doute du Discours décisif, dont la
rédaction se situe aux alentours de 1179.
2

Douze ans après la mort d’Averroès.


Paris, novembre 1210.

Voilà quelques jours que, à l’instigation de Pierre de


Corbeil, archevêque de Sens, le concile s’était réuni à Paris.
Paris, où le goût renaissant de la science, de la recherche de la
vérité – conforme ou non aux canons de l’Église –, enfantait
chaque matin de nouvelles idées, dont certaines –
évidemment – ne manquaient pas de soulever de violentes
critiques, au point que la recherche des hérétiques était
devenue la principale occupation des légats du pape. Les
enquêtes avaient succédé aux enquêtes, pour aboutir à
l’arrestation de quatorze individus ; treize clercs et un laïque.
Le premier nommé, le plus ardent, était le sous-diacre
Bernard, clerc de Paris qui, disait-on, ignorait tout de la
théologie. Il y avait aussi Guillaume d’Aire, un impudent
orfèvre, sectaire et dévot d’une religion nouvelle, ainsi que ses
complices : Étienne, diacre du Vieux-Corbeil ; Jean, curé
d’Orsigny, non loin de Palaiseau, et Pierre de Saint-Cloud. Ce
dernier avait tenté, mais en vain, de se soustraire aux
recherches des émissaires épiscopaux. Déguisé en moine, il
était allé se cacher en toute hâte à l’abbaye de Saint-Denis.
L’évêque de Paris exigea qu’on le lui livre ; ce qui fut fait.
Aux yeux des prélats, la culpabilité de ces individus ne
faisait guère de doute. Ces clercs avaient osé nier la vertu des
sacrements, annoncé la dissolution prochaine de la
communauté fondée par les disciples du Christ et proclamé
comme premier article d’un Évangile nouveau la liberté
individuelle des consciences !
La plupart des inculpés, n’ayant pu démentir les accusations
à charge, ou dédaignant de le faire, avaient fini par reconnaître
devant le concile tout ce qui leur était reproché.
Dans un ultime moment défi, le sous-diacre Bernard osa
braver le rigorisme orthodoxe de ses juges en faisant
profession de cette doctrine pour le moins originale : « Entre
toutes les choses qui participent de la vie, une essence est
commune ; et cette commune essence de toutes les choses,
c’est Dieu. Livrez, livrez mon corps aux flammes du bûcher
ou tourmentez-le par quelque autre supplice ! Toute votre
fureur ne détruira pas une parcelle de mon être, car, étant ce
que je suis, je suis Dieu. »
Comme il fallait s’y attendre, Bernard fut inscrit le premier
sur la liste des suppliciés. Certains se dirent que c’était peut-
être la gloire qu’il avait recherchée.
Un dénommé Maître Amaury, originaire de Bène, dans le
pays chartrain, fut lui aussi condamné. Mais, étrangeté de
l’affaire, Amaury était déjà mort et enterré depuis deux ans ! Il
s’était fait une réputation dans l’enseignement de la logique et
avait entrepris d’enseigner la théologie selon une méthode qui
lui était personnelle. Il professait que tout chrétien était
membre du Christ et qu’il avait souffert avec lui le supplice de
la croix. Amaury imaginait ainsi au lieu du Dieu séparé des
chrétiens, un Dieu profane inscrit dans les plus infimes
parcelles de la matière. Ces propos ne pouvaient que lui attirer
les malédictions du clergé.
En ce matin de novembre 1210, la condamnation des
quatorze accusés, parmi lesquels des disciples d’Amaury, fut
l’affaire des évêques. Celle des théologiens présents au concile
fut ensuite de rechercher quelles semences pernicieuses
avaient introduit dans les cerveaux cette moisson d’hérésies.
Où ces individus avaient-ils puisé leur inspiration ? Auprès de
qui ? Dans quelles lectures ?
Voilà peu que l’université de Paris possédait une version
latine de la Métaphysique d’Aristote, à laquelle étaient accolés
des commentaires anonymes. Le coupable était donc trouvé.
C’était Aristote ! Ce « misérable Aristote », comme l’avait
surnommé Tertullien. Voilà le responsable de la folie qui
s’était emparée de ces hommes.
Le 13 novembre, la sentence fut prononcée :
« Sous peine d’excommunication, il est désormais interdit
de lire soit en public, soit en secret, dans la ville de Paris les
livres de philosophie qui portent le nom d’Aristote et les
commentaires qui l’accompagnent. Il est interdit de les copier
et de les retenir. Ils seront saisis, jetés au feu. »
Le 19 novembre, livrés au bras séculier, dix des accusés
montèrent sur le bûcher ; quatre furent condamnés à la prison
à vie. Les ossements d’Amaury furent déterrés et brûlés.
Quelqu’un s’interrogea ce jour-là : « Sait-on qui est l’auteur
des commentaires d’Aristote ? »
3

Je suis né à Cordoue en l’an 1126 des Latins.


Cordoue, ma ville, mon manque. Cordoue dont les parfums
n’ont cessé de voleter dans ma mémoire, dans la peine et dans
la joie, sur les routes d’argent de Séville à Lucena, de Fès à
Marrakech. Toujours Cordoue. Ce soir encore, alors que je
dérive vers l’ultime estuaire, vibrent dans mon cœur les huit
cents colonnes de marbre de la Grande Mosquée, où, dès que
je fus en âge de marcher, mon père m’emmena louer le
Seigneur des mondes. Et je soutiens, contre ce grand médecin
que fut Galien, qu’en plus des quatre climats recensés : le
chaud, le froid, l’humide et le sec, il en existe un cinquième, le
plus doux ; c’est le climat de Cordoue.
Cordoue, centre du bonheur, mais surtout cité du savoir.
Du temps de ma jeunesse, j’y ai compté pas moins de
soixante-dix bibliothèques ! Si, aujourd’hui encore, les livres
latins demeurent inhumés dans des abbayes à la seule
disposition des religieux, les nôtres sont partout dans la cité.
Que ce soit dans les fastueux palais des émirs, les maisons des
juristes et des savants, ou même chez de simples citoyens.

Ma ville.
On y aurait dénombré plus de deux cent mille maisons
occupées par la plèbe, une soixantaine de mille, par les
dignitaires et l’aristocratie, six cents bains publics, quatre-
vingt mille quatre cent cinquante-cinq boutiques. Chiffres qui
m’ont toujours paru excessifs, car ils conduiraient au nombre
improbable d’un million d’habitants. J’aurais penché pour
celui de deux cent mille.
Mais est-ce bien une ville que ce labyrinthe de langues et de
sons, de peaux brunes ou blanches ? Cette juxtaposition de
visages, de mots et d’odeurs, de lambeaux d’autres villes
possibles ? Terre métisse où chrétiens et juifs, les « gens du
Livre », parlent et écrivent en arabe sans avoir jamais oublié
leur propre langue ; où personne, pas même les plus nobles
parmi les nobles, ceux dont le lignage remonte aux tribus
premières, ne peut se targuer d’une pureté de sang. Sans doute
est-ce ce brassage qui nous a permis d’être une passerelle
entre Orient et Occident.
Tout autour de la médina, on comptait jusqu’à vingt et un
faubourgs et chacun d’entre eux avait ses propres murailles,
ses bains publics, sa mosquée et son souk. Le plus célèbre se
trouvait sur la rive gauche de la Grande Rivière.
Il était habité par des commerçants et des artisans
muwalladins, ces chrétiens qui s’étaient convertis à l’islam
pour ne plus avoir à payer la jizîa, l’impôt annuel réclamé aux
hommes pubères non musulmans.
Du temps du calife Al-Hakam I, la population, qui le
détestait, se souleva. Une foule échauffée franchit le pont et
encercla l’Alcazar, cherchant à en défoncer les portes. Mais
les soldats du calife – on les appelait les muets ou les
silencieux, car ils étaient des esclaves étrangers et ne
comprenaient pas l’arabe – prirent les émeutiers à revers et se
livrèrent à un massacre qui dura trois jours. Le faubourg tout
entier fut mis à sac, comme une ville conquise sur l’ennemi.
Trois cents survivants furent exécutés et l’on crucifia leurs
cadavres ; quant aux autres, on leur laissa la vie sauve à
condition qu’ils abandonnent Al-Andalus pour ne plus jamais
y revenir.
Je n’ai pas connu cette époque, mais les temps heureux de
la convivencia, ou l’art de vivre ensemble dans le respect des
différences. Période pendant laquelle juifs et chrétiens étaient
autorisés à pratiquer librement leur culte, à commercer, à
exercer le métier qu’ils souhaitaient à la seule condition de
s’acquitter d’un impôt auprès des autorités musulmanes. Ils
bénéficiaient ainsi du statut de « sujets protégés ». C’est
toujours le cas, bien que de nombreux orages eussent grondé
sur Al-Andalus et que de fortes inégalités existent. À titre
d’exemple, le témoignage d’un chrétien contre un musulman
n’est toujours pas recevable, et les châtiments infligés pour
des infractions égales sont inférieurs de moitié pour les
musulmans.

Un poète a écrit : « Cordoue surpasse le monde par quatre


éléments : son pont sur le fleuve et sa mosquée. En voilà
deux ! Le troisième est Madinat al-Zahra, tandis que le
quatrième et plus grand élément est le savoir ! »
La Zahra que le poète mentionne est une cité qui fut
construite sur les contreforts de la Sierra, la « montagne de
l’Épousée », à l’instigation du calife Abd al-Rahman III, dont
on sait qu’il préférait les batailles de l’amour à celles de la
guerre. Une nuit, pendant une expédition militaire vers le
nord, il eut un rêve érotique qui lui procura une agréable
éjaculation. Devant un serviteur qui lui présentait la cuvette
pour qu’il se purifie avec de l’eau froide, il improvisa le début
d’un poème que j’ai trouvé singulier : « Un prolifique
épanchement s’est répandu de nuit sans que je m’en rende
compte », et le serviteur lui aurait répondu, en vers aussi :
« S’est-elle présentée à toi dans les ténèbres ? Bienvenue soit
celle qui vient te visiter la nuit. »
À l’aube, toujours en proie à l’excitation, Abd al-Rahman
délégua le commandement à l’un de ses généraux et repartit au
grand galop pour Cordoue, aiguillonné par le désir de serrer au
plus vite dans ses bras la fille qu’il avait possédée en rêve !
Mais, en même temps qu’il s’exténuait en partageant ses
heures de délices entre ses trente-six femmes – mais je pense
que le chiffre est exagéré –, il aimait de passion une farouche
concubine du nom de Latifa qui avait la réputation d’être une
âme égoïste, avide et sèche, faite pour l’intrigue. On raconte
qu’un soir, pris de désir, il voulut aller la retrouver dans sa
chambre, mais trouva porte close. Il frappa plusieurs fois, mais
Latifa refusait d’ouvrir, peut-être parce que la promiscuité de
l’infatigable émir la lassait, ou parce qu’elle préférait
l’éconduire afin d’être plus désirée.
« Ouvre, gazelle solitaire, l’adjura le Commandeur des
croyants, car la nuit est mauvaise conseillère pour les cœurs
faibles. Ne t’obstine pas contre celui qui t’aime le plus, ne
réponds pas par l’indifférence à un cœur vaincu. »
Mais Latifa ne voulut rien savoir. Abd al-Rahman se retira
et, au bout d’un moment, il revint discrètement, suivi par une
troupe d’eunuques qui portaient des coffrets emplis de pièces
d’or, et il leur ordonna à voix basse de les empiler contre la
porte de la jeune femme. Quand elle se décida à ouvrir, la
muraille d’or se répandit lentement à l’intérieur de la chambre
en découvrant à l’arrière-plan la silhouette de Abd al-Rahman,
qui attendait sur le seuil. Alors, seulement, Latifa l’invita à
partager sa couche. Cette nuit aurait coûté au calife pas moins
de vingt mille dinars.
Dans sa vieillesse, il semble qu’il succombât au repentir,
poussé par de redoutables théologiens qui lui prédisaient les
châtiments de l’enfer s’il ne se corrigeait pas ! J’incline à
penser que ce fut plutôt son médecin personnel, Ibn Shaprut,
qui lui imposa de se ménager. Ibn Shaprut l’avait guéri d’une
maladie grave. À partir de ce jour dut naître entre les deux
hommes une grande confiance.

Madinat al-Zahra.
Qui se souvient encore que la route qui la reliait à Cordoue
était éclairée la nuit par des centaines de lanternes ? Du haut
des remparts, on eût dit un collier de perles qui se dénouait
jusqu’au pied du palais. Ce devait être un spectacle unique,
même si la majorité des villes d’Al-Andalus étaient en ce
temps dotées d’un éclairage.
Plus de dix mille personnes travaillèrent quotidiennement à
la construction de cette cité et de son palais, pour lesquels on
utilisa les matériaux les plus précieux. Des jardins creusés de
quatre bassins prolongeaient les édifices. Selon la légende,
l’un d’entre eux était rempli de mercure. Je me suis souvent
demandé ce que pouvait ressentir un visiteur arrivé
d’Occident, d’une contrée pauvre et barbare, où l’on habitait
de lugubres maisons qui sentaient la paille humide et le suif,
lorsque, sur un ordre du calife, un esclave armé d’un bâton
agitait la surface du métal liquide. Le décor entier devait se
décomposer en centaines de reflets mouvants et tournoyants,
brisant l’ordonnance du temps et de l’espace, et il est probable
qu’en repartant chez lui le visiteur fût convaincu qu’un simple
geste d’Abd al-Rahman pouvait stopper ou rétablir la rotation
de l’univers.
Madinat al-Zahra fut certainement un endroit magique. Je
n’ai pas eu la chance de le connaître. À la suite de la guerre
civile qui embrasa Al-Andalus et ravagea Cordoue, Al-Zahra
sombra et toute sa population fut massacrée. Il ne reste plus
rien de cette magnifique cité et je la soupçonne aujourd’hui
d’être habitée par des djinns.
Étrangement, j’aimais me rendre parmi les ruines. Je
m’asseyais alors par terre, au centre de ce qui fut la salle de
réception du calife et dont subsistent quelques arcades et des
pans de murs. Je fermais les yeux et tentais de me projeter
dans le passé. Mais, très vite, mon esprit était submergé de
questionnements : Pourquoi ? Pourquoi le besoin de grandeur,
le désir de puissance, l’or, l’avidité, la violence, l’aveuglement
des princes, l’injustice et la mort des étoiles ? Pourquoi
l’univers ? Pourquoi Dieu ? Y a-t-il opposition entre la raison
et la foi ? Tout s’entrechoquait dans ma tête et je quittais Al-
Zahra l’esprit plus tourmenté que lorsque j’y étais entré.
Un jour que je discutais avec un médecin sévillan de la
prééminence de nos villes respectives, je lui fis remarquer :
« Si un homme savant meurt à Séville, ses livres seront
aussitôt emportés à Cordoue, où l’on trouvera preneur à coup
sûr. Inversement, si c’est un musicien qui meurt à Cordoue,
ses instruments partiront pour Séville. »
Oui. Cordoue est bien la cité de la pensée.
Combien d’illustres personnages y virent le jour ? Sénèque,
bien sûr. Sénèque le philosophe, Sénèque le Tragique.
Sénèque dont j’aime à me souvenir qu’il écrivait : « Il est des
heures qu’on nous enlève par la force, d’autres, par surprise,
d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est
celle qui vient de nos négligences et, si nous n’y prenons
garde, la plus grande part de notre vie se passe à mal faire, une
grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce que
l’on devrait. »
À Cordoue sont nés aussi le théologien Ibn al-Hazm, le
savant aux quatre cents ouvrages, et le poète Ibn Quzmân, que
j’ai eu l’occasion de rencontrer. Personnage singulier, membre
d’une famille de secrétaires, il consacrait ses loisirs à la
recherche d’amours – féminines et masculines –, de fêtes, de
beuveries et surtout de mécènes disposés à payer ses
panégyriques ; ce qui n’ôtait rien à son talent. Avant de
mourir, Quzmân exprima un souhait qui en choqua plus d’un :
il exigea d’être enterré enveloppé de pampres et qu’on versât
du vin sur son cadavre. Il est soit en enfer, soit au paradis. Je
penche pour le paradis.
Sénèque, Ibn al-Hazm, et comment oublierais-je ce
vénérable penseur, que les Latins connaissent sous le nom de
Moïse Maïmonide et qui est, pour les Arabes, Moussa Ibn
Maïmoun ?
J’ai souvent entendu dire ici et là que nous fûmes amis. On
a même assuré qu’il fut mon disciple. Ce qui est faux. Lorsque
lui et les siens ont fui Cordoue pour échapper à la vindicte des
nouveaux maîtres de l’Andalus, Ibn Maïmoun n’avait guère
plus de treize ans. J’en avais vingt-cinq. Lui et sa famille ont
erré une dizaine d’années à travers la Péninsule avant de
s’exiler pour le Maghreb. Nos chemins auraient pu s’épouser,
ils n’ont fait que se manquer. Il est surprenant que certains
aient aussi assuré que j’étais juif et que lui, le juif, se serait
converti à l’islam. Nous sommes là dans le domaine de la
rumeur. Et les rumeurs ont ceci de pernicieux qu’elles font
croire à l’ignorant qu’il sait.
On a bien colporté que le médecin persan Avicenne serait
venu à Cordoue, où il aurait expiré sur la roue dans les plus
affreux supplices, victime de la haine que je lui vouais !
Quelles paroles creuses ! Ces ragots puisent leur source dans
le fait que j’ai souvent exprimé mon désaccord avec certaines
thèses défendues par celui qui reste à mes yeux le prince des
médecins. Ces accusations sont ineptes. Et pour cause :
Avicenne n’a jamais quitté sa terre d’origine, la Perse, et
lorsque je suis né il était déjà mort depuis près d’un siècle !
On a prétendu aussi que j’avais appris la philosophie aux
côtés du médecin et philosophe Avempace. Encore des mots
creux ! Je n’avais pas douze ans lorsque ce prestigieux savant
est mort à Fès, empoisonné par des mécréants.

En ce temps, ainsi que je l’ai fait remarquer, bien que le


nom d’Allah dominât dans le ciel d’Al-Andalus, chrétiens,
juifs et musulmans vivaient en harmonie. Ce fut aux alentours
de l’an 1106 que survint l’orage dont j’ai fait mention plus
haut : un Berbère du nom d’Ibn Tûmart, né dans un petit
village de l’Atlas, avait regroupé autour de lui une armée
formée de montagnards sédentaires. Tûmart se considérait
comme le seul interprète infaillible du Coran. On le
surnommait « l’impeccable ». Il adopta le titre de Mahdi, saint
homme censé fondre à la fin du monde afin d’unir tous les
musulmans sous son étendard. Il n’existait à ses yeux que
deux lois : le Coran d’un côté ; l’épée de l’autre. Il donna à sa
conception de la religion le nom de tawhid, l’unitarisme. De
là, l’appellation de ses adeptes : Al-Muwahhidun ou
Almohades, qui signifie que Dieu est Un, qu’Il n’a point
d’associé.
Le personnage était donc imprégné de conceptions
religieuses rigides et prêchait le retour aux sources de l’islam.
Il blâmait le luxe des habits et brisait, partout où il les
rencontrait, les instruments de musique et les amphores de vin.
Estimant que les mœurs des Almoravides s’étaient gravement
relâchées, contaminées par la douceur de vivre d’Al-Andalus,
il jugea de son devoir de les exterminer. Il fut mortellement
blessé, un jour qu’il tentait de s’emparer de Marrakech. Après
une période de trois ans pendant laquelle sa mort fut tenue
secrète, son premier et plus proche disciple lui succéda : Al-
Mu’min1. Il prit le titre de Commandeur des croyants et
entreprit de conquérir les plaines et les cités almoravides avant
de lancer ses troupes vers Al-Andalus.
Dès lors, on frappa des monnaies carrées et non circulaires ;
l’écriture cursive fut préférée à l’écriture coufique2 ; les
mosquées almoravides furent purifiées et leur qibla3 corrigée
dans certains cas ; de nouvelles formules furent utilisées pour
faire l’appel à la prière et il fallut former de nouveaux
muezzins.
Un monde s’écroulait, un autre allait émerger de ses ruines.

Toute ma vie, je fus contraint de frayer avec ces nouveaux


princes, d’éviter l’affrontement afin d’échapper au sabre ou à
l’exil. « Baise la main que tu ne peux pas mordre », dit le
proverbe. Je l’avoue, j’ai baisé la main des Almohades et j’en
ai secrètement souffert. Moi, le rationaliste par excellence, j’ai
œuvré avec mes contraires, avec les tenants de la pratique
religieuse la plus extrême. À ceux qui pourraient m’accuser de
faiblesse, ou pire, d’opportunisme, je rétorquerai que ce qui
compte n’est pas le créateur, mais sa création. J’estimais que
mes écrits, mes pensées, ma vision philosophique devaient
vivre quel que fût le prix à payer. Ce qui n’a pas empêché les
heures de disgrâce.
Cordoue tomba en 1148 de l’ère latine.
Je venais d’avoir vingt-deux ans. Ibn Maïmoun, treize.
Sitôt maîtres de la ville, les nouveaux conquérants
soumirent les juifs à un douloureux dilemme : l’exil ou la
conversion. Aux dires de certains, la famille Maïmoun –
déchirée dans son cœur – se résigna à se convertir à l’islam.
D’autres affirment qu’ils refusèrent catégoriquement d’abjurer
leur foi et optèrent pour le départ. Quoi qu’il en fût, cet
épisode met en exergue ce mal qui sévit depuis la nuit du
monde : le refus de reconnaître chez l’autre le droit de penser
autrement, de respirer à son rythme, d’aimer celui vers qui son
cœur l’entraîne. Ni les arbres, ni les fleurs, rien dans la nature
n’est double. Il n’existe pas de jumeaux parmi les astres, ni
parmi les fleuves, et ni parmi nos réflexions. J’ai tant souffert
moi-même de cet aveuglement que mes blessures saignent
encore. Elles saigneront dans mon linceul.
Bien des années plus tard, en 1160, alors que j’effectuais un
séjour à Ribat al-Fath4, j’ai appris que Ibn Maïmoun vivait à
Fès. Je lui ai écrit. Il m’a répondu entre autres sur sa pseudo-
conversion à l’islam. Nous avons entamé une correspondance
des plus fructueuses. Nous divergions sur certains points de
logique, mais ces divergences ne rendaient nos échanges que
plus riches. J’espère qu’après ma mort mon fils conservera nos
lettres, mais se gardera de les transmettre à qui que ce soit.
Elles sont plus brûlantes que les feux de l’aube lorsqu’ils
éclairent l’immense mer de sable5.

Plus d’une fois, j’ai songé à me rendre auprès de Ibn


Maïmoun, mais les aléas de ma vie m’en ont empêché6. Il y a
deux ans, en l’an 1196, il m’a fait parvenir un exemplaire de
son Guide des égarés. J’y ai noté de nombreuses idées que je
partage. L’ouvrage est brillant. Ibn Maïmoun s’adresse en fait
à ces croyants indécis, ces perplexes, dont l’esprit est troublé,
car ils n’arrivent pas à concilier sciences et religion. Je note
d’ailleurs que, tout comme moi, Ibn Maïmoun ne prétend pas
que la foi en la raison épuise les raisons de la foi, même si
certains nous accusent, l’un comme l’autre, d’avoir indûment
accordé une importance excessive à la raison.
Dans sa dernière lettre, Ibn Maïmoun m’informait qu’il
s’était fixé en Égypte, à Fostat (le Vieux-Caire), promu
médecin personnel de Saladin, le conquérant de Jérusalem ;
charge qui lui valut les inimitiés de nombreux juifs, qui
l’accusent de soutenir les intérêts des musulmans. On le voit
encore : tout n’est qu’absence de discernement et nous vivons
un temps de vains combats. Je ne remercierai jamais assez le
Très-Haut de m’avoir permis de naître dans une famille où
régnaient l’indulgence et le savoir. Une famille unie et
heureuse.
1. Abd al Mu’min ben Ali al Kumi ou Abd al-Mu’min.
Pour des raisons de simplification, nous avons abrégé la
plupart des noms arabes.
2. L’un des styles calligraphiques arabes, le plus ancien. Il
tient son nom de la ville de Koufa, en Irak, où il fut
développé.
3. Direction vers laquelle doit se tourner le fidèle pour
effectuer la prière.
4. Ancien nom de Rabat.
5. Cette correspondance que cite Averroès est étonnante.
Elle n’est mentionnée nulle part. Si elle a réellement existé, sa
découverte serait tout simplement prodigieuse.
6. Averroès n’a sans doute jamais su que, dans une lettre
adressée du Caire, en l’année 1190‑1191, à son disciple
Joseph ben Juda, Maïmonide disait ceci : « J’ai reçu dans ces
derniers temps tout ce qu’Ibn Rochd a composé sur les
ouvrages d’Aristote, excepté le livre Du sens et du sensible, et
j’ai vu qu’il a rencontré le vrai avec une grande justesse. »
4

Douze ans après la mort d’Averroès.


Couvent Saint-Jacques, Paris, 1270.

La main du frère Thomas d’Aquin courait, rageuse, sur le


parchemin, ne se posant que le temps de puiser l’encre dans le
godet.
« De même que par nature tous les hommes désirent
connaître la vérité, il y a en eux un désir naturel d’échapper à
l’erreur et de la réfuter quand ils en ont la possibilité. De
toutes les erreurs, la plus indécente est celle qui porte sur
l’intellect, c’est-à-dire l’âme, la pensée, la faculté de connaître
et de comprendre. Or, cela fait quelque temps qu’une hérésie a
commencé de se répandre au cœur même de l’université de
Paris. Elle tire son origine des thèses d’un philosophe
musulman du nom d’Averroès. Ce personnage affirme (en
s’appuyant sur Aristote) que l’intellect est séparé du corps.
Qu’il ne serait pas propre à chaque individu, mais ferait partie
d’un tout. Au nom d’Aristote, le Cordouan prétend qu’il n’y
aurait qu’une seule intelligence pour toute l’espèce humaine.
C’est par l’intermédiaire de nos corps que nous nous relions
de notre vivant à cet intellect afin de penser. Par conséquent,
une fois morts, plus rien de personnel ou d’individuel ne
subsiste !
« Nous avons déjà écrit plusieurs fois contre cet égarement,
mais, puisque l’impudence des partisans d’Averroès continue
de résister à la vérité, l’intention qui nous anime aujourd’hui
est de produire contre ces idées de nouveaux arguments pour
la réfuter aux yeux de tous. »
Thomas marqua une pause et son regard obliqua vers la
fenêtre, dans laquelle il entrevit son reflet. Tête de taureau,
coupe de cheveux à l’écuelle, joues épaisses, avec cet air
taciturne qui ne le quittait jamais. Ce n’était pas pour rien que
ses camarades dominicains l’avaient affublé du surnom de
« Bœuf de Lucanie ». Lui préférait, et de loin, celui de
« prince de la scolastique. »
Il posa sa plume et à l’aide de son pouce et de son index se
massa longuement à la jonction du nez et des yeux. Que de
temps avait passé depuis son séjour à la prison de Roccasecca
en Italie, au cœur de la province de Frosinone ! Séjour bref,
heureusement. Séjour absurde ! Parce qu’à l’âge de dix-neuf
ans il avait décidé d’entrer chez les Frères dominicains à Paris,
sa famille n’avait rien imaginé de mieux que de le faire arrêter
et jeter aux fers ! Sans l’intervention de l’empereur Frédéric II
en personne, il serait encore à croupir derrière les barreaux.
Il poussa un soupir et reprit son écriture.
« Notre démarche ne consistera pas à expliquer que la
position d’Averroès est erronée parce qu’elle est contraire à la
vérité de la foi chrétienne. Cela sauterait aux de yeux de
n’importe qui ! Si l’être humain n’était pas doté d’une pensée
qui lui est propre, alors il n’y aurait plus de récompenses et
plus de châtiments, plus d’enfer et plus de paradis ! Non, notre
intention est de démontrer que l’averroïsme est un égarement
philosophique. »
Le dominicain souleva sa main et constata qu’elle tremblait
légèrement. L’âge sans doute. Dans quelques jours, il aurait
cinquante-six ans. Il ne lui restait plus longtemps à vivre. Il le
pressentait. Une fois son texte achevé, il aurait le choix entre
deux titres : De l’unité de l’intellect contre Averroès ou
Contre Averroès ? Ce second choix lui paraissait bien plus
percutant. Oui. Contre Averroès1.
Il était temps d’en finir avec cet hérétique !

Quelques toises plus bas, dans le jardin du couvent, frère


Paul s’immobilisa, rangea son chapelet dans sa tunique et leva
les yeux vers la fenêtre, derrière laquelle il imagina la
silhouette penchée de son coreligionnaire.
— Il écrit encore, lâcha-t-il en conservant son attention
fixée.
— Oui, acquiesça le moine qui se tenait à ses côtés. Il écrit.
Je ne le vois pas s’arrêter de sitôt. Je pense qu’il a raison. Il est
plus que temps de mettre fin à ce fourvoiement qui gangrène
l’université de Paris. Il devenait urgent de rétablir la vérité.
Les commentaires d’Averroès du Traité de l’âme sont
blasphématoires.
Frère Paul risqua :
— Sais-tu sur quelle version du livre d’Averroès travaille
notre ami Thomas ?
Son collègue dominicain reconnut son ignorance.
— C’est une version qui a voyagé de Palerme à la Perse en
passant par l’Orient avant d’aboutir sur sa table. Il s’agit d’une
piètre traduction de l’arabe au latin, vieille de quarante ans,
traduite par un Anglais, à moins qu’il ne fût écossais, un
certain Michael Scot, dont le vocabulaire et la syntaxe chargés
d’arabismes rendent totalement incertaine l’interprétation. En
résumé, frère Thomas se débat avec une version latine, issue
d’une traduction arabe, elle-même tirée d’une traduction
syriaque d’un texte grec à l’origine ! Il faut sans cesse lutter
contre un texte obscur et tronqué, deviner Averroès par
Aristote, suivre parallèlement la pensée du disciple et du
maître. De plus, c’est la seule œuvre du philosophe arabe qui
nous soit parvenue à ce jour. Or, il semble qu’il en ait écrit
plus d’une cinquantaine. Ce serait comme si la postérité ne
transmettait qu’un seul livre de notre frère Thomas, négligeant
l’immense somme de son travail. On jugerait donc un savant
sur un seul de ses textes ?
L’interlocuteur du frère Paul eut un geste d’agacement.
— Là n’est pas le problème ! Les idées du Cordouan font
du mal à notre communauté. Il n’est pas bien de voir des
chrétiens se faire les disciples d’un infidèle qui mérite moins
le titre de philosophe que de corrupteur de la philosophie ! Ni
Avicenne, ni Aristote, ni Aphrodisias, ni Al-Ghazali, n’osèrent
évoquer la théorie démente que propose ce sinistre individu !
Il est temps de mettre de l’ordre !
Paul garda le silence, laissant son collègue poursuivre.
— Selon Averroès, l’homme ne serait pas l’auteur de ses
propres pensées. Elles lui seraient insufflées par une sorte
d’intellect supérieur qui flotterait quelque part dans le cosmos.
Ce qui voudrait dire qu’à titre individuel l’homme ne pense
pas ! « On » pense pour lui ! Plus blasphématoire encore, il
déclare qu’il n’existe pas d’immortalité de l’âme individuelle.
L’âme naîtrait avec l’homme et périrait avec lui, sans retour
possible. En conclusion – je cite Averroès –, « l’individu, en
tant que tel, ne dure que ce que dure sa vie terrestre ».
Paul rectifia :
— « En tant que tel », la précision compte.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que l’expression « en tant que tel » signifie
que quelque chose de l’homme lui survit quand il n’est plus.
— Et ce serait ?
— Cette âme universelle qui s’introduit dans son corps
(mais sans se mélanger à lui) quand il naît, qu’il développe
ensuite tout au long de son existence terrestre et perfectionne à
mesure qu’il fait l’expérience du monde. C’est cela qui reste et
perdure dans l’univers. En conclusion, la pensée de l’être
humain serait le reflet d’une unique « intelligence » et toutes
ses réflexions le reflet de celle-ci.
— Mesures-tu l’énormité d’une telle théorie ?
Paul garda le silence. Dans son for intérieur, il comprenait
l’émoi que soulevait cette affaire, mais en aucun cas le
Cordouan ne pouvait être qualifié de blasphémateur, d’odieux
personnage digne d’exécration. Non. Au pire, il n’était
probablement qu’un homme en quête de vérité.
1. De unitate intellectus contra Averroistas. Publié en
1270. Trad. par Alain de Libera, Contre Averroès, Garnier-
Flammarion, 2° éd. 1997.
5

Mon père s’appelait Abou al-Qasim Ahmad.


Il est né en 1094 de l’ère latine. Tout comme mon grand-
père, il occupa les fonctions de cadi de Cordoue. Un cadi est
un juge de formation religieuse qui a en charge d’appliquer la
loi, car en terre d’islam le juridique et le religieux ne peuvent
être séparés l’un de l’autre. Les avis que prononcent les cadis
portent le nom de fatwas.
J’avais un frère, Djibril, et deux sœurs : Mariam et Malika.
Mes aînés.
Je me souviens de mon père comme d’un homme docte et
austère. Il faut dire qu’il était assez âgé lorsque je suis né. Il
avait passé la trentaine. Visage émacié, orné d’une barbe trop
tôt grisonnante, il en imposait. Croyant, pratiquant, il m’a
transmis ses connaissances en jurisprudence. Elles étaient
grandes.
Je l’aimais et le craignais. Lorsque je baisais sa main, il
m’arrivait de trembler d’émotion. Comment eût-il pu en être
autrement ? Dans nos familles, les pères sont symbole
d’autorité ; le mien, de par sa fonction de juge, l’était plus
encore. Sans l’avoir jamais exprimé, je crois qu’il m’aimait
aussi.
Ma mère, Salma, était la douceur même. Elle avait dix ans
de moins que mon père. Je la vois. Elle est là.
On aime une mère d’un autre amour que celui que l’on
ressent pour un père. Un amour qui se tend vers vous et
implore : « Prends-moi, prends-moi, puisque tu es mien. » Du
ventre de ma mère, quand suis-je sorti ? Quel roi se déracine
vraiment, définitivement, de ce royaume-là ? J’ai la certitude
que ceux qui ne tremblent pas au souvenir de leur mère ne
sont pas des hommes. À mon vieil âge, il m’arrive encore de
me lover contre son souvenir. Blessé, meurtri, insulté, trahi,
c’est en son ventre que je panse mes blessures. J’entends
parfois sa voix pleine de reproches : « Pourquoi t’habilles-tu
de la sorte, mon fils ? Pourquoi ces vêtements élimés ? Tu es
fils de cadi, tu es Ibn Rochd et tu me donnes envie de te faire
l’aumône. »
Elle avait raison. Alors que je pouvais m’offrir les plus
beaux habits et de confortables chaussures, je portais à
longueur d’année les mêmes tuniques, au point de les user, et
je me contentais de vulgaires sandales qui n’étaient en vérité
que des patins de bois maintenus par une courroie. Désir de
me fondre dans la foule ? Recherche d’humilité ? Ascétisme ?
Je ne saurais le dire. En tout cas, mon apparence vestimentaire
rejoignait mon peu d’intérêt pour la nourriture : je me suis
toujours satisfait d’un repas par jour.
Aux dires de mon père, quand je suis né, Al-Andalus
traversait une époque bien confuse. Cordoue avait perdu de
son éclat. La Péninsule s’était morcelée en dizaines de petits
royaumes, certains roitelets n’hésitant pas à faire appel à des
mercenaires chrétiens pour renforcer leur armée. J’ai ouï dire
que, parmi ceux-ci, il en fut un qui fit beaucoup parler de lui,
proposant ses services au plus offrant. Un vendu en quelque
sorte. Il se battait tantôt aux côtés des musulmans, tantôt des
chrétiens. Les Latins l’appelaient Al-Sid1.

Je n’ai pas connu mon grand-père, Abou al-Walid


Mohammad. Il est décédé trois mois après ma naissance. Je
sais néanmoins qu’il jouissait d’un extraordinaire prestige au
sein de la magistrature. Ceux qui l’ont connu vantaient ses
vertus. Il jeûnait tous les vendredis, même lorsqu’il était en
voyage, et passait pour être le plus illustre jurisconsulte de son
temps. Il fut, comme mon père le serait après lui, un magistrat
d’une grande probité. Attitude qui mérite d’être saluée.
Combien de fonctionnaires, de juristes, de juges, de secrétaires
profitent de leurs fonctions pour sombrer dans la corruption ?
Pour me distinguer de mon grand-père, dont je porte le
prénom, on me surnomma longtemps Al-Hafid, le petit-fils. Ce
n’est que plus tard, bien plus tard, que, par ma vie, mes
travaux, ce surnom fut oublié et que l’on ne m’appela plus que
Ibn Rochd.

Vers 1117, l’émir qui régnait à ce moment sur Al-Andalus


nomma mon grand-père juge suprême. Soit chef hiérarchique
des cadis de la province. Le cadi des cadis. Fonction des plus
honorifiques qui soit. Le détenteur de ce titre peut nommer les
juges, les contrôler, voire les révoquer.
Mon grand-père eut à s’exprimer sur des sujets divers,
comme le port du voile. En effet, chez les Almoravides, les
hommes continuaient de porter, comme naguère au Sahara,
une longue pièce d’étoffe sombre qui cachait le bas du visage,
alors que les femmes – survivance d’un temps où chez les
Berbères la mère détenait une grande autorité – marchaient le
visage découvert et jouissaient d’une totale liberté d’allure. De
nombreux habitants d’Al-Andalus estimaient qu’il devait en
être ainsi pour les hommes et ils manifestèrent pour que ceux-
ci, à l’instar des femmes, se dévoilent.
Après mûre réflexion, mon grand-père trancha en faveur du
port du voile par les hommes. Selon lui, ce port était justifié,
car il représentait un signe distinctif et une marque de
noblesse.

C’est à mon père que je dois d’avoir connu le meilleur


système d’éducation. L’apprentissage de la langue arabe était
organisé à partir du Coran, que l’élève devait connaître par
cœur. Mais, contrairement à l’habitude maghrébine de
n’apprendre que ce livre sacré, nos maîtres nous proposaient
un choix de poésies. C’est ainsi que j’ai découvert les poèmes
d’Al-Mutanabbî, que l’on surnommait le « Prophète
autoproclamé ». Il est à mes yeux un maître du verbe et je le
considère comme l’un des plus grands poètes des lettres arabes
et très certainement comme le plus majestueux d’entre eux. Il
possédait une extraordinaire capacité à décrire les émotions et
une compréhension profonde de la vie. Ses vers sur la nature
humaine et les fluctuations de la chance sont devenus des
sources de sagesse qu’il m’arrive de citer.
Mais est-ce uniquement pour ses qualités de versificateur
que je l’ai tant apprécié ? Je crois que c’est plutôt son
caractère rebelle qui m’a séduit, cette volonté farouche de se
libérer des dogmes, qu’il considérait comme des instruments
d’oppression. L’homme était complexe, capable de flatter
servilement les puissants, alors que, dans le même temps, il
pouvait faire montre d’une impertinence rare à leur égard.
Pour preuve, cette phrase lapidaire adressée à un monarque
dont j’ai oublié le nom : « Recevez les éloges que je puis vous
donner, ne me forcez pas à vous décerner les éloges que vous
méritez ! » Il est probable que la mort d’Al-Mutanabbî fut
causée par son orgueil démesuré. Agressé par des brigands
alors qu’il se trouvait au sud de Bagdad, sa première réaction
fut de fuir. Mais il dut se souvenir d’avoir écrit : « Si l’on
pouvait vivre à jamais, quel sens y aurait-il au courage ? Et
puisqu’il faut que l’homme meure un jour, que ce ne soit pas
en lâche. » Il décida d’affronter ses agresseurs et fut tué.

Au cours de nos études, nos maîtres ne séparaient pas


l’apprentissage de la lecture de l’art de tracer les lettres avec
élégance. Ce qui explique qu’Al-Andalus ait donné plus de
gens sachant mieux écrire que dans le reste du monde arabe.
Mais c’est par mon père que j’ai appris la jurisprudence et
c’est à son instigation que, dès l’âge de quinze ans, j’ai étudié
les actes et les propos du Prophète (paix et salut sur Lui), que
nous appelons les hadiths.
Ce soir, lorsque j’y repense, je constate que, de toute ma
vie, je n’aurai passé que trois nuits sans étudier : celle de mon
mariage, celle de la mort de mon père et une nuit de la honte
dont je reparlerai. Et si je devais faire le compte des feuillets
noircis depuis l’âge de vingt ans, il ne serait pas très éloigné
de dix mille2.

Le jour de mes vingt-trois ans, le 17 août 1149, tout en


poursuivant avec assiduité mes cours de jurisprudence, je
décidai en parallèle d’étudier la médecine. Je pense que mon
intérêt pour cette science est né le jour où ma sœur Mariam
tomba malade. Un médecin convoqué à son chevet nous
annonça que son état était si grave que l’on pouvait craindre
pour sa vie. Tous les matins, il venait lui rendre visite pour lui
administrer des préparations savantes. Malheureusement,
chaque fois qu’il repartait, l’expression de son visage
s’assombrissait, jusqu’au jour où il nous annonça que l’âme de
Mariam était au bord de ses lèvres, qu’il ne s’agissait plus que
d’une question d’heures avant qu’elle ne prenne son envol. Il
avait vu juste. À peine se fut-il retiré que ma mère et mes deux
sœurs se recueillirent dans la prière. Mon père, dévasté, quitta
la maison pour aller pleurer loin de nos regards. Tandis que
mon frère Djibril se réfugia dans un coin de la maison, rendu
muet par la souffrance.
La nuit passa, la mort à l’affût.
Et voilà qu’à l’aube, au moment précis où s’éleva la voix du
muezzin, Mariam ouvrit les yeux et réclama à boire. Comme
par magie, la maladie avait déserté son corps.
Une question jaillit aussitôt dans mon cerveau. J’avais
souvent entendu dire que nous étions tous égaux devant la
maladie, alors pourquoi existent-ils des êtres qui possèdent le
don mystérieux de vaincre là où la médecine est impuissante ?
Comment agissent les organes ? Quels sont-ils ? Quel est rôle
de chacun d’entre eux ?
Lorsque je lui ai fait part de mon souhait, mon père m’a
répondu :
— C’est une belle et noble science, mon fils. J’adhère à ton
choix et, je l’avoue, il me soulage. Je préfère la médecine à la
philosophie. La philosophie est une discipline improbable qui
soulève des interrogations auxquelles elle répond par des
interrogations. J’ai bien vu ton attirance pour cette forme de
spéculation. Mais je te conseille vivement de l’éviter.
J’ai protesté :
— Père, la philosophie est l’amie de la sagesse. C’est une
discipline qui ouvre le champ des interprétations et de la
réflexion, elle…
— Mon fils, la philosophie est un caravansérail, on y trouve
ce qu’on y apporte. Revenons à la médecine… Son étude
nécessite un grand maître. Or, les plus prestigieux sont morts :
Avicenne, Galien, Hippocrate, Rhazès. De nos jours, je ne
vois que deux médecins que l’on pourrait considérer comme
leurs dignes successeurs. Le premier s’appelle Abubacer. Il a
la réputation d’être un brillant praticien et de prodiguer
d’excellents remèdes. Il est une autorité dans tout l’Andalus et
au-delà. Si tu décides de le rencontrer, tu devras te rendre à
Grenade, car c’est là-bas qu’il exerce actuellement. Le second
auquel je songe est Avenzoar3. Il vit à Séville et il est tout
aussi brillant que son confrère. Je les connais. Je peux leur
proposer de te prendre comme élève. Mais si tu veux mon
avis : tu es fait pour la jurisprudence. Tu as hérité des qualités
de ton grand-père. Tu as l’étoffe d’un futur cadi.
J’ai souri. Si la médecine m’attirait, j’éprouvais surtout une
passion pour la falsafa, cette branche de la pensée arabe qui se
référait en priorité à l’héritage intellectuel hellénique, tout en
étant pleinement conscient que cet héritage nous venait de
païens. Mais mon père n’eût pas apprécié.
Aussi ai-je déclaré :
— Très bien, père. Je suis disposé à me placer sous la
protection de ces hommes et de leur savoir.

Deux mois plus tard, j’arrivais à Grenade. Il faisait un froid


glacial et des taches neigeuses couvraient le sommet des
montagnes. Après avoir franchi l’épaisse enceinte qui cernait
la ville, j’engageai ma monture sur la rive droite du Daro.
À un demi-mille se dressait le quartier de l’Albaicín perché au
sommet d’une colline. Au plus loin que portait le regard
s’étendaient la plaine de la Vega et des jardins d’oliviers et
d’orangers. C’était la première fois que je quittais Cordoue.
J’avais franchi plus de soixante-dix milles, du nord au sud,
parcourant des marécages, des étendues désertes et des forêts
denses, des paysages sereins et déchirés, des villages blancs et
des coteaux pleins d’ombre, des champs fertiles et des terres
arides.
Le lacis des ruelles était par moments si étroit que les flancs
de mon cheval frôlaient les murs. On m’avait prévenu que
chaque propriétaire de terrain était libre de fixer à sa guise la
largeur des rues ou la hauteur des bâtiments. Je n’imaginais
pas que ce fût à ce point. Bientôt, j’arrivai devant une
habitation isolée, d’un blanc immaculé. Une fenêtre cintrée à
meneaux se découpait sur sa façade. J’ai mis pied à terre et j’ai
saisi le heurtoir de fer et frappé d’un coup sec. Un instant plus
tard, un serviteur m’a introduit dans un vestibule et m’a prié
de patienter. Guère longtemps. À peine s’était-il éclipsé,
qu’Abubacer se présenta.
Je fus tout de suite frappé par l’acuité de son regard. Il était
de petite taille (je le dépassais de deux pouces) et son visage
était orné d’une barbe poivre et sel. Il n’avait pas plus de
trente-cinq ans.
— La paix sur toi, Ibn Rochd. Sois le bienvenu. As-tu fait
bon voyage ?
Tout en parlant, il m’invita à entrer dans un salon à alcôves
ouvert sur un jardinet. Dans un angle, j’aperçus un bureau
posé sur un imposant tapis de soie, et des étagères qui
ployaient sous le poids des livres.
Abubacer m’indiqua un siège et prit place derrière son
bureau. C’est à ce moment seulement que j’aperçus un flacon
de vin au long col et une coupe. Je fus, je l’avoue, quelque peu
choqué, mais n’en laissai rien paraître et gardai les yeux
baissés. J’étais d’autant plus intimidé qu’avant de venir je
m’étais plongé dans un ouvrage éblouissant dont mon hôte
était l’auteur. Il s’agissait d’un conte philosophique : Le
Vivant Fils de l’Éveillé4. Un pur chef-d’œuvre. Le livre relate
comment un enfant isolé sur une île déserte réussit à pourvoir
à tous ses besoins et à découvrir par les seules forces de son
raisonnement les notions les plus élevées que la science
humaine possède sur l’univers. Au fil de la lecture, on voit que
par la réflexion il nous est possible de parvenir à la
connaissance de la « cause première ». C’est-à-dire au
Créateur. Évidemment, j’avais caché cette lecture à mon père,
loin de soupçonner qu’Abubacer, qu’il m’avait recommandé,
était aussi philosophe.
— Ainsi, tu veux apprendre la médecine ?
J’ai acquiescé.
— Sais-tu que cette science n’accomplit pas de miracles ?
Que, malgré toute ta dévotion, certains de tes patients
mourront ? C’est une science qui ne pose que des
questionnements, Ibn Rochd. Es-tu déterminé à les affronter ?
Sans me laisser le temps de répondre, il ajouta :
— Pourquoi ces poussées de fièvre soudaines ? Pourquoi le
cœur s’enflamme-t-il et s’éteint-il ? Quelles sont ces armes
invisibles que détient le corps pour résister aux assauts les plus
redoutables ? Mystère, mystère, l’être humain n’est que
mystère.
Je lui ai confié :
— Un jour, j’ai vu ma sœur agoniser. Le médecin l’avait
condamnée et pourtant, sans raison apparente, elle a survécu et
vaincu la maladie.
— C’est là toute l’énigme qui nous hante. L’homme aurait-
il en lui le pouvoir de surmonter le mal ?
Il saisit le flacon de vin.
— C’est du zabîbî de Séville, un excellent cru. En veux-tu ?
J’eus un mouvement de recul.
Abubacer éclata de rire.
— Ah ! Je vois. Tu fais partie de ceux qui condamnent la
consommation de l’alcool.
Il enchaîna avec un haussement d’épaules :
— Personnellement, j’apprécie ce breuvage et je ne suis pas
le seul. Tous les poètes et tous les princes, et même certaines
femmes et le petit peuple, en consomment ; d’autant qu’en
obtenir n’est pas compliqué. On peut en acheter dans tous les
souks.
J’ai fait remarquer :
— On pourrait en interdire la vente.
— Tu n’es pas sérieux. Lorsque, après avoir ordonné la
destruction de la halle aux vins, un calife envisagea d’arracher
toutes les vignes, ses conseillers lui ont fait valoir que les gens
s’enivreraient alors avec du moût de figues !
Abubacer se tut, remplit sa coupe et enchaîna :
— Sourate contre sourate. Permets-moi de te rappeler la
description du Paradis qui a été promis aux pieux : « Il y aura
là des ruisseaux d’une eau jamais malodorante, et des
ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un
vin délicieux à boire5. »
Il but une rasade.
— Pour ma part, je ne me sens nullement disposé à attendre
la mort pour assouvir mon plaisir. Tu ne t’es jamais rendu
dans une khammara6 ?
Je secouai la tête.
— Libre à toi de tenter ou non l’expérience. J’appartiens
aux croyants qui estiment que certains versets furent
circonstanciels. Du temps du Prophète, boire du vin sous le
soleil de La Mecque et livrer combat n’était évidemment pas
compatible.
Il sourit.
— Moi, je n’ai pas l’intention de prendre les armes. Et je
bois à l’ombre.
Je me suis gardé de commenter. J’étais au courant, bien sûr,
des beuveries qui se déroulaient dans les majliss, les salons
des émirs, et dans ceux des maisons de notables. Comme je
savais aussi les promenades que faisaient les gens des deux
sexes, à la nuit tombée, sur les bords de la Grande Rivière. On
louait une barque, on trouvait un endroit discret où accoster et
là on se livrait aux jeux de l’amour et l’on buvait jusqu’à
s’enivrer. C’est un choix. Je ne le condamne pas, mais ce n’est
pas le mien.
Abubacer se pencha brusquement vers moi et tendit son
poignet.
— Palpe mon pouls.
Un peu hésitant, j’obtempérai, imitant le geste que j’avais
vu accomplir maintes fois par le médecin qui avait soigné ma
sœur. Je plaçai trois doigts, l’index, le majeur et l’annulaire
sur le trajet du sang.
— Que perçois-tu ? questionna Abubacer.
— Des pulsations…
Il éclata de rire.
— Me voilà soulagé ! Je ne suis donc pas mort. Mais ce
n’était pas ma question. Concentre-toi bien. Mon pouls est-il
gazelant ? Filant ?
— Pardonnez, maître, je ne comprends pas.
Il retira son poignet.
— Sache qu’il n’existe pas un battement unique et
indivisible. Le grand Avicenne en a dénombré soixante
variantes simples et trente complexes. Cette seule étude
nécessite des heures, voire des journées d’observation. La
médecine n’est pas une science facile, Ibn Rochd. Elle exige
de la patience, de l’assiduité, de la mémoire, le sens de
l’observation et de l’écoute et nombre de qualités qui ne sont
pas données à tous. Sauras-tu être tenace ?
Je m’empressai de répondre :
— Oui, maître. Oui. Certainement.
Abubacer médita un court moment, avant d’annoncer :
— Très bien. Néanmoins, sache qu’à la moindre défaillance
je te renverrai chez ton père. J’imagine que tu n’as pas
d’endroit où loger ?
— Si. Un oncle qui habite ici, à Grenade, a accepté de
m’héberger le temps qu’il faudra.
— Tu peux d’ores et déjà le rassurer. Dans un an tout au
plus, si Dieu le veut, j’emménagerai à Cordoue. Je suis las de
Grenade.
Il se leva. Signe que l’entrevue était terminée.
Il me conduisit jusqu’à la porte et, posant la main droite sur
son cœur, il murmura :
— Que la paix t’accompagne.

C’est ainsi que commença mon long et difficile voyage sur


le chemin de la science. Grâce au Livre de la pratique
d’Abulcassis, j’ai appris la technique du plâtre pour maintenir
les membres fracturés, et l’utilisation de la ligature des
vaisseaux en lieu et place de la cautérisation. J’ai maîtrisé
l’emploi de boyaux d’animaux pour suturer des plaies.
Abulcassis aurait fait cette découverte le jour où il constata
que, après avoir mangé les cordes d’un luth, un singe ne les
avait pas rejetées. J’ai appris l’usage du coton comme
compresse pour le contrôle des hémorragies. La mise en place
de sangsues pour retirer le mauvais sang des parties du corps
les plus profondes. La manipulation du scalpel, des écarteurs,
des pinces chirurgicales, des sondes, des spéculums et des
scies à os. Et, surtout, je fus mis en présence d’un instrument
étonnant : une aiguille creuse en verre, montée sur une
seringue métallique, qui permet par aspiration de traiter la
cataracte.

J’aimais ces jours passés à Grenade aux côtés d’Abubacer.


Après la lecture du Vivant Fils de l’Eveillé, il m’était apparu
comme une évidence que j’allais à la rencontre d’un médecin
doublé d’un philosophe. En revanche, jamais je n’eus imaginé
que l’homme fût aussi un brillant astronome. Il avait trouvé un
système astronomique et des principes pour les mouvements
des étoiles, différents de ceux exposés par Ptolémée dans son
Almageste. Je lui ai fait promettre qu’il écrirait là-dessus,
mais, malheureusement, il ne l’a jamais fait.
1. Il s’agit bien entendu de Rodrigo Diaz de Vivar, dont
Corneille s’inspirera pour écrire sa célèbre pièce.
2. Ce chiffre qui paraît exagéré fut confirmé plus tard dans
un célèbre répertoire biographique rédigée par Ibn al-Abbar
(1199‑1260), diplomate et historien de l’Espagne médiévale.
3. Noms latinisés de Ibn Tufayl et de Ibn Zohr.
4. Cet ouvrage, curieux à plus d’un égard, écrit six cents
ans avant le Robinson Crusoé de Daniel Defoe a constitué
l’un des premiers « best-sellers », antérieur même à
l’imprimerie. Il est aussi le seul ouvrage d’Abubacer connu à
ce jour. Il ne reste rien de ses autres œuvres.
5. Coran, XLVII ,15.
6. Sorte de taverne. Le mot khammara est issu de khamra,
le vin. Ce type d’établissement était alors très répandu en
Andalousie.
6

Je ne sais pas pourquoi me revient tout à coup le souvenir


d’Al-Ghazali.
Si j’avais eu l’occasion de le rencontrer, aurions-nous pu
éviter l’affrontement1 ? Presque tout nous séparait. Je le
soupçonne de n’avoir étudié Aristote, Platon et d’autres que
pour mieux les réfuter. Le titre de l’un de ses ouvrages,
L’Incohérence des philosophes, est suffisamment éloquent
pour ne pas avoir à expliquer en quel mépris il tenait les
penseurs. Je lui ai répliqué par L’Incohérence de
l’incohérence.
Comment a-t-il pu déclarer que le monde fut créé à un
moment précis ? Je le cite : « Une volonté éternelle a décrété
l’existence du monde à un moment déterminé. L’existence
n’avait pas été voulue avant, mais au moment où elle
commença d’exister. » Raisonnement dépourvu de logique !
Comment un créateur, qui aurait de toute éternité décidé
d’agir, pourrait retarder l’apparition de sa création ? Dire que
l’univers fut créé à un moment donné dans le temps nous
contraint d’envisager une cause extérieure qui aurait alors
inspiré la décision du Créateur. Un dieu sous influence ? Dieu
aurait-il changé d’idée ? Dans ce cas, peut-on encore dire que
Dieu est parfait ? S’il change d’idée, qu’est-ce qui le distingue
de l’homme ?
N’est-ce pas absurde ?
Et, dans le cas contraire, s’il n’y a pas eu de cause
extérieure, comment expliquer que, d’inactif, Dieu fût devenu
actif ?
On ne peut appliquer à Dieu une terminologie humaine.
Pour preuve : si le temps est créé à un moment précis, cela
signifierait qu’il existerait après avoir été non existant. Or,
après ou avant sont eux-mêmes des données temporelles ; le
temps serait avant d’être produit !
Non, ni le temps ni le monde ne furent créés, ils coexistent
naturellement de toute éternité. Ils n’ont ni commencement ni
fin. Ils sont Dieu. Et Dieu ne connaît pas les particuliers, les
individus, mais l’humanité dans son ensemble.
Rien que de repenser à Al-Ghazali, l’agacement me gagne.
Confronté au problème de concilier philosophie et religion,
Al-Ghazali l’a résolu en ces termes : « La philosophie est dans
le vrai dans la mesure où elle est conforme aux principes de
l’islam, et dans l’erreur lorsqu’elle est en contradiction avec
ses principes. » Il professait aussi de lire le Coran dans son
sens littéral et rejetait formellement toute tentative
d’interprétation. Or, la société musulmane a besoin de
théologie comme elle a besoin de philosophie. Et à ceux qui
jugent cette approche blasphématoire, j’affirme qu’il ne peut
exister de désaccord entre la religion et la philosophie, car la
vérité ne saurait contredire la vérité, l’une et l’autre
s’accordent et témoignent en leur faveur respective. On ne
peut interdire la spéculation philosophique sous prétexte
qu’elle commet parfois des erreurs, pas plus qu’on ne peut
interdire à un homme assoiffé de se désaltérer pour la seule
raison que d’autres se sont noyés ! Car la mort que l’eau
produit par suffocation est un effet accidentel, celle causée par
la soif ne l’est pas.
Comment Al-Ghazali a-t-il pu proclamer qu’il n’existe pas
de loi de la nature, mais des volontés de Dieu, et que la
science doit s’effacer devant la toute-puissance de la religion ?
Il n’y aurait donc pas de libre arbitre ? Tout serait écrit par
avance ? Si tel est le cas, à quoi nous sert de vivre ? Il
viendrait donc au monde, par la seule volonté d’Allah, des
enfants mort-nés, des éclopés, des aveugles, des sans-
espérance ? Les mendiants seraient voués à mourir en
mendiants ; les puissants prédestinés à l’être, les esclaves
voués à l’esclavage ? Et qu’en est-il des colères de la nature ?
Des séismes, des tempêtes, des fleuves qui dégorgent, de la
sécheresse qui brûle les terres, des torrents de pluie ? À tous
ces bouleversements, on répondrait : Mektoub. C’est écrit ? La
logique et la science m’imposent de réfuter cette théorie et je
rejoins l’immense Aristote lorsqu’il déclare : « Les
mouvements de la nature qui surviennent ne sont dus qu’au
hasard, et ne sont en aucune façon l’œuvre d’un être tout-
puissant qui gouverne et ordonne. » Et comme Aristote, je suis
convaincu que la pensée suprême qui flotte dans l’univers
n’est en rien gestionnaire de nos destins.
La morale rigoriste d’Al-Ghazali l’amena – toujours au nom
de la pureté de l’islam – jusqu’à condamner toute forme de
distraction, dont la danse et la musique. Bannir la musique de
la vie des hommes ? Alors que Dieu n’est que musique et
l’univers un chant à sa gloire ? Quelle hérésie ! Heureusement,
son message n’a pas eu d’effet et les musiciens continuent de
bercer nos jours et nos nuits.
Le plus ironique, c’est que cet homme, dont je reconnais
l’incontestable érudition, fut lui-même victime de l’intolérance
qu’il prêchait. Lorsqu’en 1109 arriva à Cordoue une œuvre
dont il est l’auteur, La Revivification des sciences de la
religion, une foule de gens s’érigèrent contre son contenu,
spécialement un juge qui le détestait. Il n’hésita pas à traiter
Al-Ghazali de mécréant et demanda au prince qui gouvernait
de prendre des mesures. Ce dernier convoqua les savants et,
après avoir débattu, tous s’accordèrent pour brûler non
seulement ce livre, mais toutes les œuvres d’Al-Ghazali, que
l’on alla chercher dans les bibliothèques de Cordoue. On les
rassembla devant la porte ouest, dans le jardin de la mosquée,
et on y mit le feu.
Lorsque je repense à cette sinistre scène, j’ai du mal à
masquer le tremblement de ma main.
Je vois des flammes.
Un brasier.
Et mon nom qui s’y consume.

J’ai trouvé dans Le Guide des égarés d’Ibn Maïmoun un


passage dans lequel lui aussi discute de la question de la
prédestination. « Par exemple, écrit-il, selon Aristote, s’il
souffle un vent violent, il agitera les flots de tel océan, de sorte
qu’un vaisseau qui se trouverait là, à ce moment, fera naufrage
et que tous les marins ou certains d’entre eux périront. Tous
ces événements ne sont dus qu’au seul hasard. »
Mais, au lieu d’adhérer à la conclusion du philosophe grec,
Ibn Maïmoun la rejette catégoriquement. Il considère que tout
ce qui arrive à l’homme n’est qu’une conséquence de ce qu’il
a mérité, que Dieu ne châtie que celui qui doit être châtié.
C’est là, ajoute-t-il, ce que dit textuellement la loi de Moïse :
« On mesure l’homme selon la mesure qu’il a employée lui-
même. » En résumé, Ibn Maïmoun considère que c’est Dieu
seul qui décide de qui doit vivre et qui doit mourir.
Je ne peux souscrire à ce raisonnement. Je lui ai écrit à ce
propos, en toute franchise. Ce qui est passé a fui. Ce que nous
espérons est absent. Mais le présent, lui, est en nous. Et nous
en sommes les maîtres.
Aux alentours du mois d’avril de l’an 1152 des Latins, je
me trouvais à Cordoue chez Abubacer qui venait d’y
emménager. Nous avions passé la matinée à étudier le livre II
du Canon de la médecine d’Avicenne, consacré à la
pharmacologie.
Ce jour-là, Abubacer referma le livre et déclara :
— Lorsque tu te pencheras sur un patient, retiens bien ceci,
qui est le fruit de ma réflexion : la sphère céleste tout entière,
avec tout ce qu’elle comprend, est comme un corps humain
dont les parties forment un tout, et l’univers est tout à fait
comparable à un individu. C’est une unité avec des parties
multiples. Il faut donc traiter l’ensemble et non l’unité. Et
comme le prescrit Avicenne, il est aussi essentiel de mener
une vie saine si l’on veut écarter la maladie. Dans son poème
de la médecine, il propose des conseils d’une grande sagesse.
Il énuméra :
— Éviter toute viande lourde et préférer les légumes et les
laitages. Éviter les aliments sucrés. Garder en mémoire que le
sommeil est le repos des forces tant motrices que sensitives.
Parmi les exercices physiques, il en est de modérés ; c’est à
eux qu’il faut se livrer, car ils équilibrent le corps en expulsant
les impuretés et les résidus. Par contre, l’exercice immodéré
provoque l’effet inverse et vide le corps de son humidité.
Lâche la bride aux jeunes pour les rapports sexuels ; par eux,
ils éviteront des maux pernicieux ; et interdis-les aux vieillards
et aux affaiblis.
Il s’interrompit soudain et me fixa :
— As-tu déjà pratiqué ces rapports ?
Je ne pus m’empêcher de rougir en répondant par la
négative.
— Eh bien, tu as tort. Il serait temps à ton âge. À vingt-cinq
ans, on est un homme ! De grandes joies rendent le corps
prospère et la relation charnelle en fait partie. Les femmes aux
mœurs légères ne manquent pas à Cordoue. Tu en trouveras
bien une à ton goût. Et puis, je pense que d’exulter dans le
corps d’une femme apaisera aussi tes pensées.
J’ai fait mine d’approuver, mais l’idée de payer les services
d’une prostituée me paraissait indigne.
Il posa le volume et me dévisagea avec une soudaine
gravité.
— Ton intérêt pour la philosophie est légitime, il est même
honorable, et tu sais bien que je le partage. N’ai-je pas moi-
même abordé l’âme dans Le Vivant Fils de l’Eveillé ? N’est-il
pas un livre philosophique par excellence ? Cependant, tu
sembles oublier que nos nouveaux maîtres, les Almohades,
souhaitent instaurer un pouvoir pieux, qui fasse respecter la loi
divine et rétablisse ce qu’ils appellent « l’islam authentique ».
Bien que je n’en sois pas certain, je soupçonne les Almohades
de ne pas tenir les philosophes dans leur cœur. Or, j’ai noté au
cours de nos discussions que tu as parfois tendance à faire des
raisonnements que je qualifierais de « suspects ». Prends
garde, Ibn Rochd.
Je sourcillai.
— Suspects ?
— Plus d’une fois, tu as adopté une attitude critique à
l’endroit de la théologie et de la religion. Je veux bien
attribuer ce comportement à ton jeune âge, mais…
— Jamais !
J’avais crié malgré moi et, surtout, manque de correction
inadmissible, je l’avais coupé. Je me repris aussitôt sur un ton
plus apaisé.
— Pardonnez-moi. Je veux dire que je n’ai jamais émis de
critique à l’égard de la religion. Bien que j’admette une
opposition de pensée avec celle des théologiens.
— Je ne me trompais donc pas. Pourquoi cette opposition ?
— Parce que j’estime que les théologiens ne laissent pas
assez de place à la diversité des points de vue là où le doute
est permis. Ce sont des gens dangereux.
Abubacer leva les yeux au ciel.
— Les théologiens enseignent le Coran. Et la Révélation ne
se discute pas.
— Ne m’en tenez pas rigueur. Mais je ne vois pas les
choses ainsi. Le Coran est un texte où se lit un projet de
connaissance, non pas au sens où l’on y puiserait le savoir,
mais au sens où on y trouve une injonction à connaître. La
Révélation nous appelle à réfléchir en faisant usage de la
raison.
Il y eut un long silence. Le visage d’Abubacer s’était fermé.
— Méfie-toi, Ibn Rochd. Nous vivons des temps difficiles
où beaucoup sont convaincus que la philosophie mène à
l’athéisme. Les athées portent une charge de péchés et de
malfaisance. C’est pourquoi Allah le Majestueux les assimile
aux bêtes quand Il dit : « Nous avons destiné beaucoup de
djinns et d’hommes pour l’Enfer. Ils ont des cœurs, mais ne
comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont
des oreilles, mais n’entendent pas. Ceux-là sont comme les
bestiaux, même plus égarés encore. Tels sont les
insouciants2. » Ce que je te dis ici, sous ce toit, je ne le
répéterai pas au grand jour. Je ne réfute pas la spéculation. Au
contraire. Je considère que nous, les penseurs, sommes un
pont entre la théologie et les croyants, mais il ne faut pas que
le pont soit plus large que la rivière. Alors, si tu veux garder la
tête sur ton cou, apprends à te maîtriser. Par ailleurs…
Il s’interrompit et je crus percevoir dans ses yeux une pointe
de nostalgie.
— Aujourd’hui fut notre dernier cours.
J’affichai ma surprise.
— Pourquoi, maître ?
— J’ai été sollicité pour être le médecin du gouverneur de
Ceuta. C’est un poste honorable que j’aurais eu du mal à
refuser. Je pars la semaine prochaine. Toutefois, j’ai cru
comprendre que ton père entretenait d’excellents rapports avec
mon illustre confrère, Avenzoar. Est-ce bien le cas ?
J’ai confirmé.
— Il sera parfaitement apte à prendre ma relève. N’hésite
pas à le solliciter.
Après un temps de silence, envahi par l’émotion, je ne pus
m’empêcher de lui baiser la main.
— Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir tant
enrichi de votre savoir. Vous allez me manquer.
— Tu me manqueras aussi et c’est bien. Lorsqu’au moment
de se séparer deux êtres n’éprouvent aucune tristesse, c’est
que la séparation arrive trop tard. Nous nous reverrons. J’en
suis convaincu. Et n’oublie jamais…
Abubacer plongea ses yeux dans les miens et enchaîna :
— L’encre du savant est plus précieuse que le sang du
martyr.
Adoptant un ton plus léger, il me demanda :
— As-tu entendu parler de Lobna ?
— Bien sûr. Son nom est connu de tout l’Andalus. Il s’agit
bien de cette femme qui fut aussi célèbre pour sa beauté que
pour sa science ?
— Ce n’est pas de cette Lobna dont je parle, mais d’une
autre femme qui porte le même nom. Elle possède l’une des
plus belles bibliothèques de Cordoue, non par sa quantité de
manuscrits, mais par leur qualité. Si je ne t’en ai pas parlé
jusqu’à cette heure, c’est parce que depuis deux ans elle
résidait à Séville. Elle est de retour. Tu devrais lui rendre
visite. Je pense que tu pourrais trouver ton bonheur parmi les
livres qu’elle a rassemblés.
Qu’une femme possédât une bibliothèque ne me surprit pas.
Non seulement certaines accédaient à l’enseignement, mais on
en trouvait qui s’étaient spécialisées dans la transcription du
Coran en caractères coufiques ou qui donnaient des cours de
calligraphie et de poésie aux jeunes filles. Leur travail était
d’autant plus apprécié qu’il était plus soigneux que celui des
hommes, alors que moins rémunéré.
Dans la bibliothèque du Commandeur des croyants, le calife
Al-Hakam II, travailla jusqu’à la fin de sa vie une vertueuse
érudite. Je crois qu’elle s’appelait Fatima. Elle était étrangère
à tout ce qui n’était pas le plaisir des livres et conserva jusqu’à
son extrême vieillesse une main ferme pour la calligraphie. Il
y avait aussi Aïcha, fille d’une importante famille de Cordoue,
à qui les amours littéraires donnèrent de telles habitudes
d’indépendance qu’elle ne voulut jamais se marier, mourant
pucelle à un âge avancé. Aux dires de ceux qui l’ont connue,
elle était un prodige d’éloquence dans ses odes, un modèle
d’expression dans ses vers, et une copiste si habile que les
manuscrits écrits de sa main suscitaient l’admiration.
Je demandai :
— Cette dame, Lobna, est-elle lettrée ?
— Elle l’est à coup sûr.
— Sa bibliothèque n’est donc pas le fruit d’un caprice.
Ma remarque aurait pu paraître anodine, elle ne l’était pas.
Nous savions que chaque Cordouan de l’aristocratie, même
s’il n’avait qu’une culture relative, se faisait un point
d’honneur de se constituer une collection d’ouvrages,
n’hésitant jamais à surenchérir, même d’une façon
disproportionnée, sur la valeur d’un manuscrit mis à l’encan. Il
n’était pas rare que le moindre ministre ou secrétaire possédât
une bibliothèque. Mon père m’a raconté que, un jour qu’il
assistait à une vente aux enchères, son intérêt s’était porté sur
un exemplaire élégamment relié du Timée de Platon, traduit en
arabe. À chaque fois qu’il renchérissait, un inconnu offrait un
prix plus élevé. Intrigué, il avait abordé l’homme, convaincu
qu’il avait affaire à un bibliophile, aussi passionné que lui.
À son grand étonnement, l’inconnu lui dit qu’il ne savait
même pas ce dont traitait le livre pour lequel il était disposé à
dépenser autant d’argent : « Mais comme on doit se plier aux
exigences de la bonne société, lui expliqua-t-il, on est bien
obligé de se composer une bibliothèque. Sur les rayonnages de
la mienne, il y a un creux qui appelle un livre de cette taille
précise. » En rentrant chez nous, mon père me lança, dépité :
« Ce que dit le proverbe est vrai, Allah donne des noix à ceux
qui n’ont pas de dents ! »
Jabir, un lointain cousin de mon père, avait amassé une
fortune considérable dans le négoce du sparte, un genre de
plante qui servait à faire des cordages, des nattes et même des
tissus. Bien qu’inculte, il avait réuni dans de vastes pièces de
sa demeure plus de dix mille ouvrages. Certes, il était loin de
rivaliser avec la bibliothèque de feu l’émir Al-Hakam II, qui
passait pour la plus grande bibliothèque du monde connu,
forte de 400 000 manuscrits, dont la plupart avaient été
apportés de Bagdad par des milliers de chameaux. Or, à la
différence de Jabir, l’émir Al-Hakam était non seulement un
collectionneur, mais aussi un lecteur scrupuleux. Il lisait en
annotant ses réflexions en marge et consignait toujours le nom
et la patrie de l’auteur, ainsi que la date à laquelle il terminait
la lecture de chaque volume. Pas moins de cinq cents
personnes s’occupaient de leur gestion. Malheureusement,
cette bibliothèque a connu un sort funeste. À peine au pouvoir,
l’un des successeurs d’Al-Hakam s’empressa d’expurger tous
les textes qu’il jugeait suspects d’hérésie. Des milliers.
J’ai fait observer :
— Maître, j’irais bien volontiers. Mais cette personne ne me
connaît pas et il n’est pas d’usage qu’un homme frappe à la
porte d’une femme sans lui avoir été présentée.
— N’aie crainte. Je lui ai parlé de toi. Elle est disposée à te
laisser accéder à sa bibliothèque. D’ailleurs, elle te recevra
demain matin avant la prière de la mi-journée. Elle habite
derrière la Grande Mosquée. Une ardave, une ruelle sans
issue.
Nous nous sommes donné l’accolade.
J’avais les larmes aux yeux, mais j’apaisai mon chagrin en
me répétant sa phrase : « Nous nous reverrons. »
En effet, nous allions nous revoir. Je n’imaginais pas à quel
point Abubacer jouerait un rôle déterminant dans ma vie.
1. Ghazali est mort en 1111.
2. Coran, VII , 79.
7

Trente et un ans après la mort d’Averroès.


Palerme, juin 1229 de l’ère latine.

Fréderic II, empereur des Romains, roi de Germanie, de


Sicile et de Jérusalem, celui qu’on surnommait « la stupeur du
monde », partit d’un éclat de rire tonitruant, immaîtrisable, un
rire d’une incomparable insolence.
Il se frappa les cuisses et, reprenant son souffle, prit
Michael Scot, celui qu’il appelait le plus cher de ses maîtres, à
témoin :
— Vous vous imaginez, mon cher ? Je dois être le seul être
au monde à avoir été excommunié deux fois ! Ce pape n’a
décidément pas peur du ridicule !
L’Anglais fit mine d’approuver, bien que le terme
« excommunication » fût quelque peu inapproprié. Le conflit
entre l’Église et l’empereur datait de plus de dix ans. Après
avoir été couronné en juillet 1215 à Aix-la-Chapelle, Frédéric
avait promis au pape Innocent III, puis à son successeur
Grégoire IX, qu’il prendrait la tête d’une sixième croisade.
Malheureusement, forcé de rétablir son autorité dans son
royaume sicilien et en Italie du Nord, il avait constamment
reporté son départ. En 1227, exaspéré par ses atermoiements,
le Saint-Père l’avait qualifié de « monstre sorti de la mer, dont
la gueule ne s’ouvrait que pour blasphémer ! », ce qui était ni
plus ni moins que l’identifier à la Bête de l’Apocalypse. Puis il
l’avait excommunié.
Pourtant, un an plus tard, bien que banni de Terre sainte et
faisant fi de l’interdiction papale, Frédéric avait décidé de s’y
rendre et s’embarqua de Brindisi dans le courant du mois de
juin 1228.
Ce fut donc, quel paradoxe, un empereur excommunié qui
partait libérer les Lieux saints ! Paradoxe plus surprenant
encore : Frédéric ne partait pas en ennemi du sultan Al-Kamil
(qui n’était autre que le fils de Saladin), mais en invité de
celui-ci. Cela faisait quelque temps déjà que les deux hommes
entretenaient une relation épistolaire dans laquelle ils avaient
abordé les problèmes les plus divers : la course des étoiles, la
logique d’Aristote, la circulation du sang, l’application de
l’algèbre à la géométrie, l’immortalité de l’âme, l’éternité du
monde. Chacun cherchant à surpasser l’autre en sagesse et en
savoir. Dans le même temps, les deux souverains rivalisaient
en faste et en générosité.
Lorsque, en octobre 1227, l’ambassadeur du sultan, l’émir
Fakhr al-Din, était venu rendre visite à Frédéric, il lui avait
offert de la part de son maître une caisse remplie d’or, une
autre d’argent, des étoffes et des pierres rares, mais aussi des
dromadaires, des singes, un éléphant, qui étaient allés
rejoindre les innombrables animaux déjà présents de la
ménagerie royale. Fakhr al-Din fut adoubé chevalier !
Ainsi, au moment même où la papauté pressait Frédéric de
partir pour l’Orient et d’entreprendre une guerre sainte contre
le sultan, celui-ci l’invitait à y venir en ami et en allié. Bien
sûr, il existait une communauté d’intérêts à cette amitié
improbable. Quelque temps auparavant, en conflit avec l’un de
ses frères, le sultan avait réclamé le soutien de Frédéric, en
échange de quoi il lui promettait de lui céder Jérusalem. Et
bien que le frère fût mort entre-temps, Al-Kamil respecta
l’engagement qu’il avait pris.
C’est ainsi que Jérusalem, Nazareth et Bethléem furent
récupérés sans verser une goutte de sang et que, après avoir
été accueilli dans la ville par le sultan Al-Kamil en personne,
Frédéric s’était couronné lui-même roi de Jérusalem.
Il y avait peu de temps que l’empereur était rentré à
Palerme. Et ce 15 juin 1229, un messager venait de l’informer
que le pape, indigné par sa politique trop conciliante à l’égard
des Arabes, avait décidé de jeter l’interdit partout où il
passerait. Sa Sainteté estimait que la prise de Jérusalem s’était
faite dans des conditions humiliantes pour la chrétienté, que
Frédéric avait vécu dans une scandaleuse intimité avec les
musulmans. Une intimité que l’Église ne pouvait tolérer, elle
qui sans appel condamnait tout contact avec les adeptes de
l’islam, qu’elle assimilait à une apostasie.
Aveuglé par la colère, dans une lettre circulaire à tous les
évêques, le pape avait déclaré : « Nous sommes prêts à
prouver que ce roi de pestilence affirme ouvertement que le
monde a été trompé par trois imposteurs, Jésus-Christ, Moïse
et Mahomet, que deux d’entre eux sont morts pleins de gloire,
tandis que Jésus a été suspendu à une croix. De plus, il a osé
prétendre que ceux-là sont des sots qui se figurent qu’un Dieu
créateur de l’univers a pu naître d’une Vierge, déclarant enfin
que l’homme ne doit absolument croire que ce qui peut être
démontré par la force des choses et par la raison naturelle. »
De toute façon, rien n’eût pu altérer l’admiration sans
bornes que Michael Scot éprouvait pour l’empereur. Comment
ne pas apprécier un prince qui parlait cinq ou six langues dont
l’arabe ?
Et pourtant, rien ne prédisposait Frédéric II à ce destin hors
du commun. À sept ans, il était tombé entre les griffes de
Markward von Annweiler, ancien écuyer tranchant de son
père, Henri VI, qui n’avait eu de cesse de l’humilier.
Abandonné à lui-même, l’orphelin (il avait perdu son père
alors qu’il n’avait que trois ans et sa mère treize mois plus
tard) vagabondait à travers les rues de Palerme. C’est ainsi
qu’il put voir la misère dans laquelle était plongée la Sicile,
mais, plus important encore, les vestiges de la civilisation
arabe, qui avait imprégné l’île avant l’arrivée des Normands,
c’est-à-dire pendant les deux siècles et demi où elle avait été
gouvernée par des émirs venus de Kairouan, eux-mêmes
escortés d’une pléiade de lettrés, de poètes et de savants.
Les Arabes qui le voyaient passer souffraient de constater le
dénuement où se trouvait ce « fils de roi ». Compatissants, ils
lui ouvrirent leurs maisons, l’invitèrent à leur table et tentèrent
de remédier aux lacunes de son instruction en le confiant aux
soins d’un cadi de la communauté musulmane. Cet homme
cultivé se fit assister, semble-t-il, par plusieurs de ses
coreligionnaires, qui jouèrent un rôle important dans la
formation de Frédéric. Ils lui apprirent l’arabe, lui inculquèrent
des rudiments de logique, de calcul et d’algèbre et, enfin,
l’initièrent aux écrits du célèbre géographe Al-Idrisi. On lui
parla aussi d’un grand philosophe cordouan du nom
d’Averroès…
Frédéric se trouva d’autant plus à son aise dans ce milieu
qu’il était lui-même de « sang mêlé » : Germanique par son
père, Normand par sa mère, en vérité plus Sicilienne que
Normande.
Il était tombé sous le charme de la civilisation arabe.
Lorsque certains émettaient des réserves, Frédéric
s’empressait de faire remarquer : « Songez qu’à Rome vous ne
pouvez pas traverser le Forum sans piétiner dans la bouse de
vache, alors qu’à Bagdad les rives du Tigre sont bordées de
balustrades en marbre, que, pareillement à Cordoue, la ville
bénéficie de l’éclairage urbain et que les établissements de
bains publics s’y comptent par douzaines ! »
Et de surenchérir : « Dites-vous qu’à l’époque où la plupart
des barons de Charlemagne savaient à peine signer leur nom,
les émirs de Séville et de Cordoue consacraient leurs loisirs à
présider des tournois de poésie ! »
Voilà quelque temps déjà que la communauté musulmane
de Sicile, qui avait fait pendant près de trois siècles la
prospérité de l’île, n’était plus que l’ombre d’elle-même, une
minorité en déshérence, montrée du doigt, sans travail, sans
avenir. Frédéric avait déjà observé qu’on ne gouvernait pas les
hommes à Naples et à Palerme comme on les gouverne à
Augsbourg et à Mayence. Il avait compris également qu’il ne
suffisait pas de transférer les Arabes sur le continent et de les
disséminer à travers les campagnes en espérant une
hypothétique assimilation. Il estimait qu’il fallait au contraire
les regrouper, les restructurer, sans chercher à gommer leur
culture.
Pour atteindre ce but, il avait conçu un plan incroyable. Il
s’était mis en quête d’un terrain suffisamment vaste, mais
assez écarté des régions habitées, pour y regrouper la totalité
des populations arabes qui se trouvaient alors en Italie du Sud.
Il trouva ce terrain au nord-ouest de Foggia, dans les Pouilles.
Il y fit édifier une ville fortifiée, entourée d’un rempart épais
flanqué de grosses tours rondes, dont la superficie était
suffisante pour contenir près de soixante mille habitants. Dans
la foulée, il restitua aux Arabes leurs libertés fondamentales et
leur accorda le droit de se regrouper, de s’administrer, de se
gouverner comme ils l’entendaient.
La réaction ne se fit pas longtemps attendre. Tandis que
l’appel des muezzins retentissait de nouveau du haut des
minarets, les Arabes retrouvèrent leur identité et se remirent au
travail. Manifestant un zèle accru, ils défrichèrent les alentours
de la ville, plantèrent de la canne à sucre, des mûriers, des
arbres fruitiers ; ils bâtirent des routes et, à l’intérieur des
remparts, des rues et des palais ornés de patios et de fontaines.
En quelques années, la plaine grise et austère se transforma en
une contrée verdoyante. Ce bouleversement ne manqua pas de
choquer nombre de gens, le pape en premier, qui se demanda
si Frédéric ne s’était pas secrètement converti à la religion de
Mahomet.
Comment, lorsqu’il fut sollicité par ce monarque hors du
commun, Michael Scot aurait-il pu décliner l’invitation ?
Invitation d’autant plus agréable qu’il avait appris que l’un de
ses amis, le mathématicien italien Leonardo Fibonacci, serait
présent à Palerme au même moment.
Michael aimait beaucoup Leonardo. Il appréciait son
charme si typiquement « oriental », acquis lors de sa jeunesse
au Maghreb, tout le temps que son père occupait la fonction de
représentant de la république de Pise. Ce fut d’ailleurs de là-
bas qu’il avait rapporté la notation numérique indo-arabe.
Mais, en vérité, si Leonardo faisait partie des invités à la cour,
c’était pour une curieuse histoire… de lapins. Quelques mois
auparavant, l’empereur avait eu vent d’un ouvrage de
mathématiques, le Liber abaci, dont l’Italien était l’auteur. Il y
décrivait la croissance d’une population de lapins sous des
hypothèses très simplifiées que l’on pourrait résumer ainsi :
chaque couple de lapins, dès son troisième mois d’existence,
engendre chaque mois un nouveau couple de lapins, et ce,
indéfiniment. Par conséquent, à l’exception des deux premiers,
chaque nombre de la suite est égal à la somme des deux
nombres qui le précèdent : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89…
Les mauvaises langues affirmaient que le véritable auteur de
cette suite était un hindou du nom d’Acharaya Hemachandra.
Quoi qu’il en soit, mis au courant des travaux de Fibonacci, et
alors qu’il était en pleins préparatifs de la croisade, Frédéric
s’était précipité à Pise où vivait le mathématicien. Après
l’avoir interrogé huit jours durant sur les algorithmes, il lui
avait proposé de venir lui rendre visite à Palerme.
Il avait agi pratiquement de la même manière avec Michael
Scot. Alors que celui-ci se trouvait à Tolède parmi l’équipe de
traducteurs qui y travaillaient, l’empereur lui avait fait
parvenir une lettre de plusieurs pages. Toujours prompt à
s’entourer d’intellectuels, le souverain lui proposait de le
retrouver et de subventionner ses travaux de traduction. Des
travaux qui rejoignaient largement les visées de Frédéric, qui
s’était donné pour mission de transmettre les connaissances
scientifiques et philosophiques du monde musulman à
l’Occident.
— Alors, Scot, votre travail progresse-t-il ?
L’interrogation du monarque rappela à l’Anglais, si besoin
était, les motifs premiers de sa présence en Sicile : Averroès.
Une œuvre que Scot avait découverte quelques années
auparavant, en 1217, lors d’un séjour dans la Péninsule
ibérique, où son intérêt pour la culture arabe l’avait mené.
Michael se décida à répondre :
— Je vous avoue, Majesté, que je ne soupçonnais pas la
difficulté de la tâche. Décrypter le texte original d’Aristote est
déjà d’une complexité inouïe. La traduction en arabe
d’Averroès l’est deux fois plus. Quant à ses commentaires…
— Allons, allons, je vous fais confiance. Vous avez déjà
prouvé votre excellence avec votre traduction de la
Métaphysique. Nul doute que là aussi vous réussirez. Et puis,
ne dit-on pas que vous possédez des pouvoirs magiques et que
vous seriez capable de transformer le plomb en or ?
Scot se mit à rire.
— Majesté, on a aussi raconté que le pape m’aurait nommé
archevêque de Cashel, en Irlande, et que j’aurais refusé. Non.
Ce n’est pas sérieux.
Scot prit une courte inspiration et observa :
— Quand je pense au séisme que mes commentaires de la
Métaphysique déclenchèrent auprès de l’université de Paris,
j’en tremble encore ! Heureusement que je m’étais gardé de
les signer, sinon, le pape m’aurait fait subir le même sort que
ce pauvre Aristote. Sachez, cependant, que le livre d’Averroès
est autrement plus sulfureux. Rendons grâce à Dieu que le
malheureux soit mort. Sinon, ce n’est pas à coups d’interdits
que l’Église l’eût poursuivi, mais à coups de pierres.
Un large sourire écarta les lèvres de l’empereur.
— Tant mieux, mon cher, tant mieux. Tout ce qui peut
secouer la torpeur de notre monde sclérosé me réjouit.
8

J’ai traversé le jardin de Solomon ben Sarrouk. Les arbres


étaient si nombreux, et si épaisses leurs ramures, que le soleil
ne pouvait apercevoir la terre, et lorsque la brise soufflait, elle
repartait chargée de mille parfums.
Bientôt j’arrivai devant le marché aux esclaves. Et comme à
chaque fois, je m’arrêtai pour observer la scène. Je la trouvais
d’autant plus affligeante que j’étais au courant des manigances
auxquelles se livraient les vendeurs. Si une esclave était trop
basanée, on la baignait dans une préparation destinée à lui
éclaircir la peau. On fabriquait même de fausses vierges et on
utilisait des pâtes pour supprimer ou éclaircir les éventuelles
taches du visage et les grains de beauté. Car, plus une femme
avait la peau blanche, plus son prix était élevé. Tout ceci était
déplorable. Et pourtant le Prophète (paix et salut sur Lui)
n’était-il pas opposé à l’esclavage ? Selon la tradition, le jour
où quelqu’un lui demanda que faire pour mériter le ciel, il lui
fut répondu : « Délivrez vos frères des chaînes de l’esclavage.
Celui qui, possédant une esclave, l’entretient, l’éduque, la
traite bien, puis l’affranchit et l’épouse, aura une double
récompense divine. »
Autour de moi, des cris montaient, et des éclats de rire. Si,
lorsque j’étais adolescent, le spectacle de ces jeunes femmes
presque dénudées provoquait en moi un plaisir malsain,
aujourd’hui il n’éveillait que de l’écœurement.
J’ai poursuivi ma marche et pris un raccourci à travers le
cimetière d’Ibn Abbas. Des femmes, toutes vêtues de blanc,
qui est la couleur du deuil, étaient là en train de se recueillir
sur la sépulture d’un parent défunt. En réalité, elles usaient de
ce prétexte pour sortir de chez elles et échanger des regards
furtifs avec des jeunes gens qui épiaient leur visage dévoilé,
entre les camelots et les diseuses de bonne aventure. À la
grande fureur des théologiens obtus, il arrivait que des
hommes boivent du vin sur la tombe d’un défunt ou que,
n’ayant pas d’autres lieux pour se voir, des amants s’y
retrouvent. J’ai déjà exprimé mon rejet de l’alcool, et pourtant
je trouve que d’en boire dans un cimetière est une belle
manière de narguer la mort.
Bientôt j’arrivai dans la rue indiquée par Abubacer. Une
esclave apparut, la peau couleur d’ébène.
— Je viens de la part de maître Abubacer.
Elle me fit signe d’entrer.
— Je vais prévenir dame Lobna.
J’avançai dans la cour intérieure à ciel ouvert. Une fontaine
déversait son murmure d’eau claire. Comme dans la plupart
des maisons de Cordoue, on n’entendait que ce bruit et le
roucoulement des colombes. Des banquettes étaient alignées le
long d’un mur, sous des pots de géraniums. Je faillis
m’asseoir, mais je me ravisai. Il n’eût pas été courtois de
prendre cette liberté.
— La paix soit sur toi, fils de la Sagesse.
Je me retournai. Une femme dans la quarantaine se tenait à
quelques pas, vêtue d’une djubba rose. Elle était brune,
longiligne, avec de grands yeux de gazelle et des cils ourlés de
khôl, un éventail coloré à la main. En appuyant le regard, on
devinait aux commissures de ses lèvres comme une touche de
sécheresse désolée, celle d’un réceptacle que l’eau n’irrigue
plus. Elle n’était pas belle selon les critères habituels et
pourtant d’une grande beauté, qui, sans doute, émanait du fond
de son âme. Me souvenant de la manière dont elle m’avait
interpellé, je rectifiai, un peu gauche.
— Je m’appelle Ibn Rochd.
— Rochd ne signifie-t-il pas la sagesse ? Ou encore la
maturité ? Ou la raison. Tu as le choix. Moi je préfère la
sagesse, tout en me méfiant des êtres trop sages. Ils peuvent
très vite devenir ennuyeux.
Je ne sus que dire. J’ignore pourquoi, mon cœur courait
dans ma poitrine.
— Ma servante a préparé une infusion d’hibiscus,
poursuivit-elle, en voudrais-tu ?
— Je ne veux surtout pas m’imposer. Mon maître,
Abubacer, m’a…
Elle me tendit la main et m’entraîna à l’intérieur.
La pièce était meublée sobrement. Un plateau de cuivre
posé sur des trépieds trônait au centre. Aux murs, des tentures
de laine ; au sol, des tapis de couleurs vives et des coussins.
Deux coffres en bois de pin et une jarre en terre cuite étaient
rangés dans un coin. Mon hôtesse m’invita à prendre place sur
un siège. Elle s’assit en face de moi, puis elle entrouvrit son
éventail et, par petits coups, le fit aller et venir devant son
visage.
— Mon ami Abubacer m’a longuement parlé de toi et en
des termes très élogieux.
— Il fut mon maître, mais il est aussi mon ami. Je présume
que c’est l’ami qui parlait.
— Non. Détrompe-toi, il n’a vanté que tes capacités
intellectuelles, non tes qualités humaines. Mais peut-être que
le mieux serait que tu me dises qui est Ibn Rochd ?
J’ai souri.
— Sait-on vraiment qui nous sommes ? Ibn Rochd est sans
doute un être qui se cherche et qui cherche. Un bon musulman,
un homme de foi.
— Donc qui place la religion au-dessus de tout.
J’attendis que la servante finisse de servir nos infusions
d’hibiscus avant de répliquer :
— À la condition qu’elle soit accompagnée par la réflexion.
La réflexion n’est pas un exercice abstrait, détaché de toute
contingence religieuse.
Lobna hocha la tête, pensive.
— Abubacer m’a indiqué que tu étais le petit-fils du grand
Abou al-Walid Mohammad.
J’ai confirmé.
— Ton grand-père fut un immense personnage. J’espère que
tu tiens de lui. Encore qu’un ancêtre, si prestigieux soit-il, ne
donne pas toujours un descendant valeureux. C’est même
parfois le contraire ! Es-tu marié ?
Je bus une gorgée d’hibiscus et fis non de la tête.
— Pourtant tu es en âge.
— Je n’ai que vingt-cinq ans.
J’ai presque chuchoté :
— Et toi ?
— Je n’ai que quarante-deux ans. Et je n’aime pas les
hommes. Du moins, je n’aime pas la trop longue promiscuité.
Je n’aime pas être possédée. Et les hommes ne se voient qu’en
conquérants.
— Je ne sais pas si l’on peut généraliser. Il existe aussi des
femmes conquérantes.
— Elles sont rares. Aussi rares que les femmes médecins.
As-tu décidé de ta voie ?
— Entre la médecine, la philosophie et la jurisprudence, j’ai
opté pour les trois.
Alors que je m’attendais à une remarque ironique, elle
déclara :
— Dans ce cas, tu dois être capable de répondre à cette
question. Crois-tu à la prédestination ?
Pris de court, je gardai le silence. Alors elle répéta sa
question.
— La prédestination pose un problème des plus difficiles.
— Mais encore ?
— Il existe des versets pour et des versets contre. Il en va de
même dans les hadiths.
— Tu ne réponds pas.
Je pris une profonde respiration. Le sujet était délicat et
j’ignorais à qui j’avais affaire. Je songeais aussi à la mise en
garde d’Abubacer : « Si tu veux garder la tête sur ton cou,
apprends à te maîtriser. »
Finalement, j’osai :
— L’expérience montre que l’homme dépend de
nombreuses conditions qui s’imposent à lui, mais l’homme
sait aussi qu’il a le pouvoir de délibérer en usant des facultés
qu’Allah lui a données.
— Dois-je en déduire que, selon toi, tout n’est pas écrit ?
Comme j’hésitais, elle m’encouragea :
— Parle sans crainte !
— Ce qui se produit n’existe que parce qu’il succède à ce
qui le précède. Et ce qui le précède n’est cause que parce qu’il
précède ce qui le suit.
Elle replia son éventail et le posa sur ses cuisses.
— Sois plus clair. Je n’ai pas ton savoir.
— Prenons un exemple. L’évaporation de l’eau donne des
nuages, les nuages donnent la pluie, et la pluie de l’eau. Il n’y
a guère de place pour la prédestination. Il en est ainsi du sort
des hommes. Ce qui leur arrive dans l’instant n’est que la
conséquence de l’action qui a précédé. Ce que d’aucuns
appellent la prédestination n’est que la résultante de causes qui
sont du domaine de la science.
— Dans ce cas, comment expliques-tu que l’homme se
tourne systématiquement vers la religion dès que se produit un
événement néfaste, rendant le Très-Haut responsable de ce qui
lui arrive ?
— Parce que l’homme souffre et il sait que ni la science ni
la philosophie ne sont en mesure de lui apporter d’explication
rationnelle à sa souffrance. Alors, il est naturel qu’il se tourne
vers le Tout-Puissant et vers la religion, seuls capables de lui
procurer ce dont il manque le plus : l’espérance.
Un léger sourire anima les lèvres de la femme.
— Je suis soulagée.
Je plissai le front.
— Oui, reprit-elle, soulagée. Avant de te donner accès à ma
bibliothèque, je tenais à m’assurer de n’avoir pas affaire à l’un
de ces cerveaux qui estiment que le Créateur est assis sur un
trône et descend chaque nuit sur le monde.
Le trouble qui m’avait envahi quelques instants plus tôt ne
faisait que s’accroître. Qu’un homme tînt ce genre de discours
était exceptionnel en ces temps où les Almohades prêchaient
l’orthodoxie, alors une femme !
Elle posa son verre d’hibiscus.
— Viens ! Je vais te présenter mes trésors.
Nous avons gravi un escalier de pierre qui conduisait à
l’étage supérieur. Dans le sillage de Lobna flottait un parfum
de musc. Là, au bout d’un couloir, il y avait une porte en bois
épais. Lobna glissa une clef dans la serrure, écarta le battant et
m’invita à entrer. Je découvris une vaste pièce sombre aux
murs tapissés d’armoires. Une table et une chaise étaient
alignées devant l’unique fenêtre, fermée par un rideau. Lobna
l’écarta en expliquant :
— Le soleil et la poussière sont des assassins de manuscrits.
Elle alla vers l’une des armoires et l’ouvrit.
Des livres étaient empilés à l’intérieur, les plus épais en bas,
sans doute pour que la pile ne s’écroule pas. Le titre était
inscrit sur la tranche.
— Ici, dit Lobna en pointant son doigt sur l’une des
étagères, ce sont les ouvrages qui traitent de…
Je poussai un cri.
— Rhazès ! C’est incroyable ! Le Livre complet de la
médecine.
— Les vingt-deux volumes.
Submergé par l’émotion, ce fut dans un état second que
j’entendis la voix de Lobna chuchoter à mon oreille :
— Tu n’es qu’aux prémices de tes découvertes, ô fils de la
Sagesse. Reste ici autant que tu le voudras et considère
désormais cette maison comme la tienne.
Longtemps après son départ, son parfum continua de
m’enivrer.

J’ai passé la journée à compulser les ouvrages de Rhazès. Je


lisais encore lorsque le crépuscule commença à envahir le ciel,
rendant la lecture de plus en plus difficile. C’est à contrecœur
que je décidai de rentrer chez moi. J’ai rangé soigneusement
les manuscrits, refermé l’armoire, et je suis redescendu.
Quelques bougies éclairaient le salon où Lobna m’avait
accueilli. Je l’ai appelée. Il n’y eut pas de réponse. Je me suis
rendu dans le patio et je la vis allongée sur l’une des
banquettes, un livre posé sur sa poitrine. Elle ne parut pas se
rendre compte de ma présence. Elle semblait dormir. Partir
sans la remercier eût été discourtois ; la réveiller l’eût été
encore plus. Finalement, au moment où j’allais me résigner à
faire demi-tour, elle me questionna :
— Fils de la Sagesse, as-tu trouvé ton bonheur ?
— Oui, je te remercie infiniment.
Elle se redressa.
— Tu peux revenir ici autant que tu le voudras. Je te l’ai
dit : cette maison est désormais la tienne. Mais j’y mets une
condition, s’empressa-t-elle de préciser. Aimes-tu la poésie ?
J’acquiesçai.
— As-tu un poète préféré ?
— Oui. Al-Mutanabbî. Mais bien d’autres aussi.
— Parfait. Alors chaque fois que tu me rendras visite, tu me
liras un poème. Sommes-nous d’accord ?
Comment aurais-je pu refuser ?
— Ce sera pour moi un honneur et une joie.
— À demain, donc. Ou après-demain. Au jour qu’il plaira à
Dieu, ajouta-t-elle avec un sourire en coin.
De retour chez moi, j’ai refusé le dîner que me proposait ma
mère et je suis allé me coucher. À quelle heure ai-je trouvé le
sommeil ? Je suis incapable de le dire. Je me souviens
seulement que les écrits de Rhazès se mêlaient à la voix de
Lobna et je sais que, lorsque les premières lueurs de l’aube se
glissèrent dans ma chambre, je rendis grâce au Très-Haut, car
ce nouveau jour allait me permettre de la retrouver.
J’ai bondi hors du lit, fait mes ablutions, récité ma prière et
me suis précipité chez elle. Hélas, à ma grande déception, la
servante m’informa que sa maîtresse était partie en voyage.
Je m’étonnai :
— En pleine nuit ?
— Non. Tout de suite après la prière de l’aube. Mais vous
pouvez entrer. Dame Lobna m’a donné des instructions. Je
peux même vous préparer un repas si vous le souhaitez.
Je l’ai remerciée et je me suis rendu dans la bibliothèque
comme si je fuyais un incendie.
Lobna ne revint ni le lendemain, ni les jours suivants. Alors,
j’ai cessé de la guetter pour me consacrer uniquement à la
lecture et à mes recherches.
Au fil de mes visites, j’ai découvert des ouvrages
extrêmement précieux, parmi lesquels un trésor absolu : le
Traité de l’âme, d’Aristote.
Aristote ne m’était bien sûr pas inconnu. Pas plus qu’il ne
l’était aux philosophes arabes.
Depuis plus de trois siècles, son œuvre était scrutée.
Déjà en l’an mille de l’ère latine, Avicenne avait abordé la
Métaphysique et la Théologie. Il semble même qu’il aurait lu
la Théologie pas moins de quarante fois sans rien y
comprendre, ce qui l’avait terriblement frustré. Car Aristote
était son maître, or son maître le décevait. Cette pensée fit
naître en lui un sentiment de révolte et de colère. Il préféra se
convaincre que c’était lui, le disciple, qui manquait de
clairvoyance. En fait, l’incompréhension d’Avicenne
s’explique. Nous savons depuis que ce qu’il croyait être la
Théologie n’était en réalité que des extraits des Ennéades de
Plotin. Le malheureux est mort sans le savoir.

J’ai été envoûté par ce Traité de l’âme. J’en ai bu chaque


ligne, savourant chaque mot, conscient d’être en face d’un
monument. Et quand le souvenir de Lobna revenait prendre
possession de mon esprit, je me disais que le Prophète avait eu
raison lorsqu’il affirmait : « Il m’a été donné d’aimer de votre
monde ici-bas le parfum et les femmes, mais le comble de
mon bonheur réside dans la prière. »
Et je priais.
9

Quatre mois sont passés, et Lobna n’était toujours pas


revenue. Presque tous les jours, je me suis rendu chez elle, en
vain. J’en étais arrivé à croire que j’avais été victime d’une
illusion et que cette femme n’avait jamais existé que dans ma
tête. Était-ce possible ? Je n’ai jamais considéré que le
Créateur pouvait être responsable de nos malheurs ou de nos
bonheurs, mais, dans le tourment qui m’enveloppait, une
interrogation a surgi : et s’Il avait décidé de me châtier pour
cette incroyance ?
Heureusement, la lecture me sauvait. J’avais trouvé chez un
libraire juif un exemplaire du Traité de l’âme, que je décidai
d’acquérir, et j’y revenais sans cesse comme un nageur
regagne le rivage. Je prenais des notes, presque aussi
nombreuses que le texte original.
Obscurité, confusion. Combien d’années seraient
nécessaires avant que je sois capable de poser une lumière sur
la pensée du Grec ? Je pressentais que ce serait l’œuvre d’une
vie.
Un matin que j’étais assis à ma table de travail, en proie à
mes questionnements, mon père fit irruption dans ma chambre
et m’annonça :
— C’est fait !
— De quoi parlez-vous, père ?
— Al-Mu’min et les armées almohades sont entrés dans la
ville d’Alger. Ils ont défait les tribus qui s’opposaient à leur
avancée, vaincu le prince qui régnait sur le pays des Kabyles
et, désormais, c’est l’ensemble du Maghreb qui est entre leurs
mains.
Je levai les bras au ciel.
— Quelle importance ?
— Pour nous, sans doute pas grand-chose, à condition
d’être dans les bonnes grâces des princes qui nous gouvernent.
Mais, d’un point de vue strictement politique, nous assistons à
un séisme. Alors que jusque-là Al-Andalus était soumis à
l’autorité du calife de Bagdad, les Almohades ont décidé
d’affirmer leur prééminence sur tout le monde musulman.
Désormais leurs chefs porteront le titre de calife à part entière.
Le califat de Bagdad a vécu. Il y a plus grave encore.
L’effondrement du pouvoir almoravide a permis aux chrétiens
du nord de la Péninsule d’accentuer leur pression et de réaliser
des avancées très importantes à l’est et à l’ouest. Qui sait si un
jour ils ne reprendront pas possession de tout l’Andalus ?
Mon père fit une pause et son visage, jusque-là crispé, parut
se détendre.
— De tous ces bouleversements, un élément nous sera peut-
être favorable. D’après certaines rumeurs, le nouveau calife,
Al-Mu’min, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer,
aurait l’intention d’accorder sa protection à la philosophie et
aux philosophes. Voilà qui devrait te rendre heureux.
Avant que j’eusse le temps de commenter, mon père pointa
son index sur le Traité de l’âme.
— Aristote ?
J’ai confirmé.
— Mon fils, je ne condamne pas ta passion, mais la
philosophie ne te permettra pas de subvenir aux besoins de ta
famille. Je t’ai enseigné tout ce que je sais sur la
jurisprudence, mais mon savoir n’est pas infini. Je souhaite
que tu approfondisses cette science auprès d’un autre maître.
Nous en reparlerons lorsque tu auras achevé tes études de
médecine. Tu comptes bien les poursuivre avec Avenzoar,
n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Il a reçu ton mot et Abubacer m’a chaudement
recommandé. Il m’attend.
— Me voilà rassuré. Ainsi, armé de la jurisprudence et de la
science médicale, tu pourras aspirer à de nobles fonctions et,
qui sait, un jour à celle de cadi.
— Que Dieu vous entende, père. Mais pourquoi me parlez-
vous de famille ? Je n’ai ni femme ni enfant !
— C’est affaire de mois. Il faudra que tu y songes
sérieusement. Tes deux sœurs sont mariées, tu es donc en droit
de prendre femme. N’oublie pas que la vie est un désert qu’il
nous faut traverser. Voyager seul dans cet espace aride n’est
pas souhaitable.
Il passa sa paume le long de sa barbe avant de préciser :
— La fille de mon frère, ta cousine Sarah, fera une parfaite
épouse. Dois-je te vanter ses qualités ?
J’ai sursauté.
— Sarah ? Elle a tout juste quinze ans !
— Elle est pubère. Donc majeure. Ce n’est pas à toi que je
rappellerai que la charia ne stipule aucune limite d’âge au
mariage. Et le Prophète, paix sur Lui, n’a-t-il pas épousé
Aïcha quand elle avait neuf ans ? Et chez les juifs, n’est-il pas
indiqué dans le Talmud qu’une femme est en âge de se marier
à partir de douze ans et six mois ? Alors pourquoi cette
remarque ?
Que pouvais-je répondre à mon père ? Que je n’avais
aucune envie de me marier ? Que, pour l’heure, je ne tenais
pas à partager mes jours et mes nuits avec qui que ce soit, et
que, surtout, je n’étais pas amoureux de Sarah ? Ma cousine
était d’un physique agréable, mais je n’ai jamais été attiré par
l’apparence d’une femme ; ce qui explique peut-être qu’à
vingt-cinq ans je n’avais toujours pas connu ces « rapports »
tant loués par Abubacer. Si harmonieux et attirant soit-il, un
corps n’est qu’un corps. On s’en lasse. C’est le cœur qui me
captive. Et celui de Lobna avait emprisonné le mien. Je me
l’avouais avec peine, mais elle occupait le plus clair de mes
pensées.
Seule ma mère avait fini par découvrir ce qui me consumait.
Un jour que j’étais en train de lire, assis dans un coin de la
cour intérieure de notre maison, elle m’aborda.
— Voilà un certain temps que je te sens perturbé, mon fils.
Quel mal te ronge ?
J’ai posé l’ouvrage sur le sol.
— Oui, a-t-elle repris, ne fais pas celui qui ne comprend
pas. Tu ne manges presque plus. Hier encore, alors que c’est
ton plat préféré, c’est à peine si tu as goûté ma tfaya1, et tu
n’as pas touché mes beignets d’aubergine. Je te vois t’amaigrir
tous les jours un peu plus.
— Tout va bien. Je suis seulement pris par mes études.
— Tssst, tssst… a-t-elle sifflé en secouant la tête. Oublies-
tu que je suis moi, parce que tu es toi ; et que tu es toi, parce
que je suis moi ? Un enfant peut duper l’univers, mais pas
celle qui l’a enfanté.
Ma mère croisa les bras.
— Je t’écoute. Parle.
Après avoir hésité un moment, je me suis livré.
— Je ne sais pas comment exprimer ce que je ressens. Ce
sont des émotions neuves, je…
— Est-elle libre ? Appartient-elle à une famille
recommandable ?
J’ai dévisagé ma mère, interloqué.
— De… de qui parles-tu ?
— De la femme qui a mis le feu à ton âme. Même d’un
enfant muet, sa mère connaît le langage.
— J’ignore tout de sa famille. Je sais seulement qu’elle
n’est pas de ces femmes qui aspirent au mariage.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Toutes les femmes en
rêvent ! Je n’en connais pas une qui refuserait une demande,
ou alors c’est qu’elle a le cerveau à l’envers !
— En tout cas, celle-ci est forte comme le vent et subtile
comme la patience.
Ma mère éclata de rire.
— Mon pauvre enfant. Te voilà bien attrapé. Quel âge a-t-
elle ?
— Bien plus âgée que moi. Vingt ans de plus, me semble-t-
il.
— Quelle importance ? La Pure2 avait quarante ans
lorsqu’elle a épousé notre Prophète, alors qu’il en avait vingt-
cinq. Ce n’est donc pas un obstacle. Veux-tu que ton père se
renseigne sur cette personne ?
— Non ! Je t’en supplie, mère. N’en parle pas. Je t’en
conjure ! C’est notre secret. Promets de le garder.
Elle promit.
La voix du muezzin résonna tout à coup, appelant les fidèles
à la deuxième prière de la journée. J’allais me lever, mais elle
m’arrêta de la main.
— Dieu attendra. Connais-tu l’histoire de Quaïss et Leïla ?
— Non.
Salma s’assit à mes pieds et commença :
— Qaïss était le fils d’une illustre famille de Bédouins. Il
tomba éperdument amoureux de sa cousine Leïla et exprima à
ses parents et à ceux de Leïla son souhait de l’épouser. Désir
impossible à concrétiser. Il avait oublié que, chez les
Bédouins, ce sont les pères qui décident du mariage de leurs
enfants. Et celui de Leïla refusa cette union. Dès lors, Qaïss,
qui était poète, se servit de ses poèmes comme d’une arme et
se mit à proclamer son amour à qui voulait l’entendre.
Furieuse, la famille de sa bien-aimée demanda au calife la
permission de tuer l’arrogant. Le calife refusa, mais, intrigué,
il fit venir Leïla pour voir si elle était réellement aussi sublime
que le clamait son amoureux. Et là, quelle ne fut pas sa
surprise de découvrir qu’il s’agissait d’une jeune femme à
l’aspect banal, plutôt maigre, au teint brûlé par le soleil. Il
convoqua alors Qaïss et l’interrogea : « Pourquoi aimes-tu
cette femme qui n’a rien d’extraordinaire ? Elle est moins
belle que la moins belle de mes femmes. » Et Qaïss a
répondu : « C’est parce que vous n’avez pas mes yeux. »
— Une jolie réponse.
— La suite l’est moins. Qaïss a fini par perdre la raison. On
l’emmena à La Mecque pour qu’il retrouve ses esprits, mais,
une fois là-bas, le jeune homme ne vit rien, n’entendit rien,
sinon une voix qui lui criait sans cesse le prénom de son
amour : Leïla, Leïla… Son obsession devint telle qu’on
l’appela le majnoun, le fou de Leïla. Le temps a passé et, un
jour qu’il se trouvait tranquillement chez lui, rêvant plus que
jamais à son amour, un ami vint le prévenir que Leïla se tenait
devant sa porte, prête à l’épouser. Sais-tu ce que le poète eut
pour seule réponse ? Il a répondu : « Dis-lui de passer son
chemin, car Leïla m’empêcherait un instant de penser à
l’amour de Leïla. »
Une expression grave apparut sur le visage de ma mère, qui
conclut :
— L’amour non partagé rend fou. Allez, lève-toi. Dieu peut
attendre, mais pas longtemps. File !

J’entrai dans la cour des Orangers. Une dizaine de fidèles


accomplissaient leurs ablutions auprès des bassins. Après
m’être déchaussé, je me suis lavé les pieds jusqu’aux
chevilles, le visage, et les mains jusqu’aux coudes. La
fraîcheur de l’eau atténua le feu du soleil sur ma peau.
Je me suis avancé sous les arcades, entre les piliers, si
nombreux qu’on eût dit une immense forêt composée d’arbres
de pierre. Comme chaque fois que je venais dans ce
sanctuaire, j’étais pris de vertige face à son immensité. Selon
mon père, la mosquée de Cordoue était la plus grande du
monde connu, après celle de La Mecque, ce que je crois
volontiers. Au bout de la nef centrale, je me suis placé face au
mihrab3. Je ne prie pas régulièrement, je le reconnais, car je ne
suis pas de ceux qui pensent que les croyants seront jugés sur
leur constance dans la prière. Je n’ai jamais adhéré non plus
aux propos de certains théologiens qui affirment qu’il n’est
pas autorisé aux musulmans de différer la pratique de ce
second pilier de l’islam, même sur le champ de bataille ou sur
notre lit de mort. Dieu est autrement moins intransigeant et
bien plus généreux. De même, je ne crois pas aux promesses
de paradis ni aux menaces de l’enfer. Il est évident que de
telles croyances ne peuvent être appuyées par des
démonstrations. Je considère aussi que la résurrection des
corps est improbable. La réflexion raisonnable la plus
élémentaire ne saurait cautionner cette hypothèse. S’il doit y
avoir résurrection, ce ne seront pas les cadavres qui
reprendront vie et sortiront de leurs tombeaux. Mais alors ?
L’âme ? Oui. L’âme. Mais il n’est pas question d’une âme
« individuelle ». J’en ai parlé dans mes Commentaires
d’Aristote et dans mon Discours décisif.
Oui. Il m’arrive de prier. Suis-je pour autant un être
religieux ? Je répondrais par l’affirmative dans le sens où la
religion ouvre la voie à la réflexion du philosophe sur des
domaines que la pure raison n’atteint pas.
J’ai terminé ma prière en prononçant la phrase rituelle :
« Que le salut et la miséricorde d’Allah soient sur vous », et je
me suis dirigé vers la sortie.
Et je l’ai vue.
Dans l’espace réservé aux femmes.
Elle était drapée dans une robe noire, une mantille couvrait
sa chevelure et ses épaules.
Presque à mon insu, j’ai chuchoté son prénom : Lobna.
Je l’avais imaginée éloignée des sanctuaires. Je l’ai fixée un
long moment, cherchant à capter son attention ; mais sans
succès. De toute façon, il m’était interdit de me rendre vers
elle et inversement. Une fois à l’extérieur, je me suis placé
derrière un cyprès. Un long moment, après que les hommes
eurent franchi le seuil, les femmes leur emboîtèrent le pas et
Lobna apparut dans la lumière. En vérité, j’eus l’impression
qu’elle était la lumière. Elle s’engagea dans la rue qui menait
vers le souk, à l’est de la Grande Mosquée. L’ombre dessinait
ses pas et j’ai marché dans son ombre, entouré de senteurs de
menthe, de basilic et de safran.
Bientôt, elle arriva devant l’étal d’un drapier et je la vis
saisir une étoffe de soie. La négociation semblait âpre.
Inconscience ? Témérité ? Je me suis approché, j’ai pris le
tissu des mains de Lobna et j’ai demandé au vendeur en
palpant le tissu :
— D’où provient-il ?
— Il sort des ateliers de Jaén.
— Faux ! C’est une soie d’Elvira.
— Non ! De Jaén ! Je te l’assure.
— Inutile d’insister. Combien ?
— Quinze dinars.
— Sept !
— Douze !
— Dix !
— C’est bon.
Alors, seulement, je me suis tourné vers Lobna.
— Ce prix te convient-il ?
Elle eut une expression amusée et régla son dû au
marchand.
À peine nous sommes-nous éloignés de l’étal qu’elle me
demanda avec une pointe d’ironie :
— Tu as des talents cachés, fils de la Sagesse. Je te savais
philosophe, pas expert en soierie. Comment fais-tu la
différence entre une soie de Jaén et d’Elvira ?
— J’en suis incapable. Mais j’ai ouï dire que la soie
d’Elvira est la plus commune et la plus répandue. J’ai donc
imaginé qu’elle était moins chère.
— Et si le vendeur disait vrai ? Si elle provenait de Jaén ?
J’ai haussé les épaules.
— Dans ce cas, il n’aurait pas divisé son prix par deux.
Nous avons poursuivi notre marche, en silence, jusqu’au
moment où j’ai confié :
— Je suis venu souvent te rendre visite. Tous les jours, puis
un jour sur deux.
Elle plaisanta :
— Ensuite un jour sur trois, puis un sur quatre…
— Toutes les semaines. Tu peux interroger ta servante.
— Inutile. Elle me l’a dit.
Elle s’arrêta et me fixa avec une intensité qui me surprit.
— À présent, je suis là.
Et elle m’interrogea sans me quitter des yeux :
— Lors de ta première visite, as-tu apprécié mon infusion
d’hibiscus ?
Un peu surpris par la question, j’ai répondu oui.
— Très bien, allons chez moi.
1. Plat traditionnel à base de viande, toujours très apprécié
de nos jours dans le Maghreb.
2. Surnom donné à Khadija, première épouse de
Muhammad.
3. Niche de marbre sculptée qui indique la direction de La
Mecque.
10

Son corps sentait l’ambre et sa bouche exhalait le parfum


des orangers.
Lorsqu’elle m’a entraîné dans sa chambre, j’ai été pris d’un
mouvement de panique. Lorsqu’elle m’a déshabillé, je me suis
senti aussi démuni qu’un moineau qui voit l’aigle fondre sur
lui. Mais quand elle s’est dénudée, toutes mes peurs ont cédé
la place à l’éblouissement. C’était donc cela, un corps de
femme ? Un appel, un cri, un désir. Une fragrance de fleurs et
d’aromates.
Aussitôt me revinrent ces versets : « Qu’elles ne montrent
leurs atours qu’à leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de
leurs maris, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à
leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs
sœurs, ou aux femmes musulmanes, ou aux esclaves qu’elles
possèdent, ou aux domestiques mâles impuissants, ou aux
garçons impubères qui ignorent tout des parties cachées des
femmes. »
Dans quelle catégorie Lobna m’avait-elle rangé ?
Elle m’a guidé vers le lit et m’a soufflé de m’allonger sur le
dos. Pendant un long moment ses lèvres ont effleuré mon sexe
sans le capturer. Ensuite, lentement, elle est venue s’unir à
moi. C’est ainsi que j’ai vécu mes premières dérives vers la
mer du Milieu, entre levers et couchants, et mes premiers
naufrages sur la mer des Ténèbres. Nous nous sommes pris,
délaissés, repris jusqu’à ce que la voix du muezzin appelant à
la prière de l’aube couvre mon dernier cri de jouissance.
Reprenant notre souffle, nous étions là, allongés, couverts
de sueur, tandis que je m’interrogeais une fois encore sur la
réalité des choses. Étais-je en train de vivre un rêve éveillé ?
— Ce fut un joli voyage. Je t’en remercie.
— Pour moi, une découverte.
— D’une certaine façon, pour moi aussi. Jamais je ne me
suis abandonnée à un corps aussi juvénile.
Après un temps de silence, elle ajouta :
— Nous avions un accord.
J’ai sourcillé.
— Nous étions convenus que, chaque fois que tu me
rendrais visite, tu me réciterais un poème.
— C’est exact.
Elle s’assit et remonta le drap sur ses seins.
— Je t’écoute.
— Ici ? Tout de suite ?
— Ici. Tout de suite.
J’avais la gorge sèche et la mémoire embrouillée. J’ai
articulé péniblement :

Ce que j’aime en elle c’est ce que j’imagine


Le reste est aux autres
Le reste je le devine.
La nuit n’est rien d’autre que la paupière du jour
Pour moi elle est une autre :
C’est elle mon amour.

— De qui sont ces vers ?


— J’aurais pu les écrire.
Un sourire éclaira ses lèvres, dont je n’aurais su dire s’il
était tendre ou amusé. J’ai demandé :
— Où étais-tu tout ce temps ?
— À Grenade, Séville, Tolède…
Elle se redressa sur un coude.
— Comment crois-tu que j’aie pu rassembler ces manuscrits
qui te fascinent tant ? Je ne suis ni fille d’émir ni de calife et
les livres coûtent cher.
— Donc ?
— La sandaraque.
— La sandaraque ?
— Étonnant que toi qui écris ne saches pas ce que c’est. Ne
t’arrive-t-il pas de gratter un mot sur un parchemin pour le
remplacer par un autre ? Tu as dû t’apercevoir que le papier
boit l’encre si l’on repasse le calame dessus.
— Certes. Dans ce cas, je frotte la surface avec une poudre
qui empêche…
Je m’interrompis pour m’exclamer :
— La sandaraque !
— Ce n’est que l’un des usages de cette résine. On
l’emploie aussi pour vernir le cuir ou les reliures.
— Et tu en fais le commerce ?
— J’y excelle, avec le soutien d’un cousin, et quand je ne
suis pas confrontée à la police des marchés, qui passe son
temps à nous imposer des lois aussi absurdes que
contradictoires. Il faut dire que les femmes négociantes sont
très rares dans la Péninsule. Mes consœurs sont poètes,
calligraphes, enseignantes, rarement commerçantes.
Comme je conservais le silence, elle s’inquiéta.
— Serais-tu opposé à ce qu’une femme se livre au négoce ?
Serais-tu de ceux qui estiment que son rôle est d’élever des
enfants et de pourvoir aux besoins de son mari ?
— Aucunement. S’il me souvient bien, j’ai même écrit tout
récemment, dans un commentaire sur La République de
Platon, que la femme est semblable à l’homme, bien que je
concède qu’il existe entre les deux sexes plus ou moins de
différences. Il est évident qu’elle peut et doit accomplir les
mêmes tâches que les hommes.
— Des différences, as-tu dit ?
— Physiques, bien entendu.
— Allah nous garde de vous ressembler !
Lobna déposa un baiser sur mes lèvres.
— Voilà pourquoi je t’apprécie tant, fils de la Sagesse.
Elle adopta un ton rêveur pour poursuivre :
— J’ai l’intention d’arrêter. Je commence à être un peu
lasse de ces voyages. La vieillesse est pour une femme le pire
des maux.
— Quand elle ne fut que belle, sûrement. Sois rassurée, les
rides ne changeront rien à ce que tu es.
— Je prends ces mots pour un compliment. Qu’as-tu fait
pendant mon absence ?
— J’ai poursuivi mes études de jurisprudence auprès de
mon père. Et dès demain, je compléterai mes études de
médecine aux côtés d’Avenzoar.
— Et la philosophie ?
— Je consacre ce qu’il me reste de temps libre à l’œuvre
d’Aristote et tout particulièrement à son Traité de l’âme. Je
prends des notes, je me torture pour appréhender le sens de
certains passages. Mon père n’apprécie pas. Il estime que la
philosophie ne nourrit pas son homme et encore moins sa
famille.
J’ai failli lui parler de Sarah et des fiançailles que mon père
envisageait, mais je me suis ravisé. Sans doute de peur de
briser l’envoûtement. Et pour la première fois de mon
existence, j’ai prononcé le verbe sacré d’une voix presque
inaudible :
— Je t’aime.
Pour seule réaction, elle me dévisagea avec bienveillance.
— Fils de la Sagesse, sais-tu au moins ce qu’est l’amour ?
— Un besoin irrépressible de se fondre dans l’autre au point
de n’être plus que l’autre.
— Ou de vouloir qu’il soit nous. Est-il un désir de
posséder ou d’être possédé ?
— Les deux sans doute.
— Si je te disais que je ne veux ni l’un ni l’autre, seras-tu
malheureux ?
— Je ne sais pas. Tout est si nouveau.
— Laisse-moi te dire une chose : l’amour est un noble
voyage, certes, mais il mène toujours à une fin. Soit l’autre
vous quitte, soit nous le quittons, soit la mort enlève l’un des
deux. Et tout ce qui s’achève me rend triste. Je ne veux vivre
que l’instant. L’éphémère. Tu comprends ?
Je comprenais. Je comprenais surtout que j’avais déjà
commencé le voyage, que j’étais seul et que je risquais de
l’être longtemps, à moins qu’elle ne me rejoigne. Était-ce
impossible ? Utopique ?
J’ai articulé, à mon insu :
— Nous partagerons donc l’éphémère.
Je me suis allongé sur elle et nos corps se sont à nouveau
embrasés. J’en avais le vertige. Je me suis surpris à gémir.
Plus elle s’abandonnait, plus je me livrais ; elle et moi toujours
altérés. Et quand nous retombions épuisés, haletants, c’était
pour mieux nous reprendre. À mesure que nos étreintes
s’enchaînaient, se révélaient à moi des ivresses insoupçonnées,
bien plus intenses que si j’avais bu tous les vins d’Al-Andalus.
Le bonheur seulement. Ce fut ainsi jusqu’au crépuscule, puis
jusqu’à l’heure où le premier rayon de soleil se glissa dans la
chambre, traversa la pièce et vint se poser sur nos jambes
entremêlées.
En quittant Lobna, me sont revenus les mots de Qaïss :
« Leïla m’empêcherait un instant de penser à l’amour de
Leïla. » Il était vraiment majnoun. Jamais Lobna ne
m’empêcherait de penser à mon amour pour Lobna.
Lorsque je suis rentré chez moi, ma mère et mon père
m’attendaient. Mon père avait les traits durs. Ma mère, elle,
paraissait éplorée.
Sitôt que j’ai franchi le seuil, elle s’est jetée sur moi et m’a
couvert de baisers, de sanglots, balbutiant des phrases sans
suite où il était question de peurs et de visions funestes.
— Arrête ! lui a ordonné mon père.
Elle s’est détachée de moi.
— As-tu perdu la tête ? a repris mon père. Où étais-tu ?
Nous t’avons cherché partout, nous t’avons cru mort ! Où
étais-tu ?
Emporté par mon ivresse, j’avais été coupé du temps.
À aucun moment, l’idée que mon absence aurait pu provoquer
de l’inquiétude ne m’avait effleuré.
J’ai menti.
— J’étudiais à la mosquée. La fatigue m’a surpris, et je me
suis endormi.
— Voilà qui est bien curieux. Le premier endroit où ton
frère Djibril s’est rendu est précisément à la madrasa1.
— Je n’étais pas dans la Grande Mosquée, mais dans celle
d’Ajab.
— Dois-je te croire ?
J’ai pris une profonde inspiration.
— Père, je ne suis plus un enfant. Vous êtes-vous inquiété
lorsque j’ai traversé tout l’Andalus pour me rendre chez
Abubacer ? Lorsque…
— Paroles stupides ! C’est l’incertitude qui fait naître le
doute. Tu aurais été chez les djinns, je ne m’en serais pas
préoccupé, sachant où tu te trouvais. Je te savais sur les routes,
comme je te savais à Grenade !
J’ai lâché d’une voix sourde :
— Je vous présente mes excuses.
— Inutile ! Le mal est fait.
— Puis-je me retirer ?
Mon père se contenta de me dévisager longuement avant de
pivoter sur les talons, sans un mot.

Une fois dans ma chambre, je me suis assis à ma table de


travail et j’ai ouvert le livre II du Traité de l’âme, celui qui
traitait des sens et des sensations.
« Quel est l’organe de la faculté du toucher ? Est-ce la chair,
et, chez les autres êtres qui n’ont pas de chair, l’analogue de la
chair ? Ou bien n’en est-il rien, mais la chair est-elle
seulement l’intermédiaire, l’organe sensoriel premier étant, en
réalité, quelque autre organe interne ? »
J’étais incapable de trouver une réponse.
J’avais seulement conscience que quelque chose qui
ressemblait à la vie coulait dans la chair de Lobna.
1. Ecole, lieu d’enseignement, souvent accolé à la
mosquée.
11

Cinquantenaire de la mort d’Averroès.


Séville, 1248.

Dans les feux du couchant, la Giralda, ce haut minaret,


faisait penser à une flèche de sang lancée en direction du ciel.
Dans l’école qui jouxtait la mosquée, une vingtaine
d’étudiants étaient assis sur des tapis, formant un demi-cercle.
La maison d’Allah n’étant pas seulement lieu de prière, mais
le siège principal de l’enseignement islamique. Elle sert aussi
de bibliothèque et de tribunal.
La moyenne d’âge des personnes présentes oscillait entre
dix-huit et trente ans. On trouvait aussi des auditeurs plus âgés
et des férus de savoir, qui avaient pour habitude d’aller de
ville en ville à la recherche de nouveaux maîtres.
Aujourd’hui, ils étaient venus pour écouter Al-Jahiz. Un
docteur de la loi émérite dont on disait que, dès l’âge de six
ans, il savait réciter de mémoire les 114 sourates.
Al-Jahiz avait pris place par terre, à hauteur de ses élèves,
respectant l’usage qui veut qu’un enseignant ne s’élevât pas
au-dessus du cercle de ses auditeurs ; seuls ses vêtements
reflétaient l’importance de sa fonction. Il était vêtu du costume
des savants, une djubba, une robe flottante à larges manches.
Sa tête était enveloppée d’un turban savamment noué.
Il commença par rappeler les règles de vie en société,
l’adab, qui désigne à la fois la culture dans un sens très large,
mais aussi la politesse, la courtoisie et les bonnes manières. Il
enchaîna sur le sens des cinq piliers de l’islam. Il répondit aux
questions des étudiants, puis les échanges s’interrompirent, le
temps d’accomplir la prière de la mi-journée, pour reprendre
deux heures plus tard, après une brève collation.
— À présent, annonça le maître, j’aimerais vous parler d’un
philosophe dont nous commémorons aujourd’hui le
cinquantenaire de la mort. Son nom ne vous est peut-être pas
inconnu…
Il fit une pause avant de lâcher :
— Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd.
Des murmures réprobateurs s’élevèrent parmi l’assistance.
— Voilà, reprit Al-Jahiz, un pseudo-philosophe qui osa
déclarer que le monde est incréé, qu’il n’a ni commencement
ni fin, que la philosophie et la science sont indispensables à la
compréhension du Coran. Avez-vous conscience de ce que
signifient de tels propos ? Si le monde est incréé…
Les traits d’Al-Jahiz se durcirent d’un seul coup.
— …il n’y aurait pas de Créateur ! L’athéisme, donc ! Ce
n’est pas tout…
Le maître brandit un manuscrit :
— L’un d’entre vous a-t-il lu ce traité ?
Sans attendre la réponse, il enchaîna :
— Il s’agit de L’Incohérence des philosophes d’Al-Ghazali.
Un géant de la pensée ! Il existe dans l’histoire de l’humanité
des êtres qui sont des étoiles dans le ciel de la religion, pareils
aux configurations stellaires qui orientent les marins dans la
nuit. Le nom d’Al-Ghazali vaut celui d’une constellation. Et
Ibn Rochd a eu l’audace de s’opposer à lui en écrivant une
insanité qu’il a intitulée L’Incohérence de l’incohérence !
— Qu’il soit damné ! gronda une voix.
— Il est damné !
Al-Jahiz apaisa les cris d’un mouvement de la main.
— Méfiez-vous, mes frères ! Méfiez-vous des philosophes
et des spéculateurs ! Ils représentent un danger pour l’islam. Il
n’existe pas de loi de la nature, mais des volontés de Dieu, et
la science doit s’effacer devant la toute-puissance de la
religion. C’est Dieu qui relie les phénomènes, car les axiomes
premiers de la science sont indémontrables et la raison
impuissante à expliquer l’existence de Dieu, la création du
monde ou l’immortalité de l’âme !
Le maître redressa son turban, qui avait glissé sur son crâne,
et vociféra en levant son index vers le ciel :
— Il n’y a de force qu’en Dieu ! Au-dessus de la sphère de
la raison existe une autre sphère bien supérieure, bien plus
sacrée : celle de la manifestation divine !
Il conclut :
— Maudit soit la mémoire d’Ibn Rochd !
La foule reprit en chœur la malédiction.
Et le soleil se voila.
12

J’ai revu Lobna.


Le lendemain et les jours suivants. Et les mois suivants.
Il nous arrivait d’aller marcher dans Cordoue, le long des
rives de la Grande Rivière. Et dans ces moments précieux, le
parfum de Lobna se mêlait à celui du jasmin et des fleurs
d’oranger. Jamais je n’eusse imaginé qu’un seul être fût
capable d’autant vous combler. Jusque-là, j’avais cru à la seule
richesse que m’apportaient mes lectures, à la vérité du savoir,
à celle des sciences, à la rigueur des lois, à la spéculation.
Avec Lobna, je découvrais le monde des vivants. L’ouïe,
l’odorat, la vue, le toucher, autant de sens que je pensais
secondaires.
Dans le même temps, je poursuivais avec plus de zèle
encore mes études de médecine sous la tutelle d’Avenzoar.
En plus de sa pratique de la chirurgie, l’homme s’intéressait
aux maladies de la tête, des oreilles, du nez, de la bouche, des
poumons, du cœur, ainsi qu’aux divers types de fièvres, et aux
épidémies. Un jour que nous discutions des épanchements
péricardiques et que je m’étonnais de son extraordinaire
connaissance de l’anatomie, il m’avoua (sous le sceau du
secret) qu’il lui était arrivé de disséquer des cadavres
humains ; acte blasphématoire aux yeux de l’islam.
J’étais si ébloui par sa science que je le suppliai de coucher
par écrit une part de son savoir afin d’en faire bénéficier le
monde. Il commença par refuser, estimant que le temps lui
manquait. Je revins à la charge, en vain. Et puis, un jour, je le
vis s’avancer vers moi et me tendre deux épais volumes
intitulés le Taysir. « Voilà, mon fils, me dit-il avec
détachement, il en adviendra ce que Dieu décidera. »
Cet ouvrage magistral regroupe la plupart des expériences
auxquelles s’est livré Avenzoar et ses apports en chirurgie. Il y
décrit entre autres les assoab1, qui sont de petits poux qui
rampent sous la peau des mains, des cuisses et des pieds et
ressortent vivants quand on gratte l’épiderme. Ils sont si
minuscules que l’œil peut à peine les voir. À la différence des
autres médecins, il accordait une grande importance à
l’observation et à l’expérience, qu’il considérait comme les
meilleures bases de la pratique médicale. Il insistait tout
particulièrement – et j’en fus témoin – sur l’examen clinique
du patient avant toute prescription. Il excellait aussi dans le
soin des maladies digestives et, à ma grande stupéfaction, je le
vis un soir nourrir un malade dénutri en plaçant une sonde
dans le canal qui va de la gorge à l’estomac2. Une autre fois, il
me montra une tumeur qu’un patient avait évacuée dans ses
selles. Elle était de la taille d’une pomme. Comme je
m’étonnais, il m’expliqua que cette tumeur provenait d’une
portion du gros intestin et me décrivit la maladie qui en
résultait3.
Le soir venu, j’allais retrouver Lobna et je me régénérais en
elle, je m’abreuvais comme s’abreuvent les désespérés. Car,
intuitivement, je pressentais que chaque instant vécu auprès de
cet être m’était compté, que chaque jour me serait reproché
par un Dieu dont j’étais pourtant convaincu qu’il n’avait de
prise que sur l’univers et non sur les singuliers.

*
Depuis l’arrivée des Almohades, une tension perceptible
régnait sur Al-Andalus. Leur rigorisme suscitait des craintes
parmi les savants et l’on cachait les livres qui traitaient de
philosophie. Même mon cher maître, Avenzoar, était contraint
de taire certaines de ses pensées. Un jour qu’il était arrivé à
l’heure habituelle pour nous prodiguer son enseignement, il vit
que j’avais dans mes mains le livre I du traité Météorologiques
d’Aristote. Il s’en empara, se jeta sur moi, prêt à me battre, et
je dus mon salut à la fuite. Quelques jours plus tard, m’armant
de courage, je retournai le voir et m’empressai de m’excuser
d’avoir apporté sous son toit un livre apparemment défendu.
Avenzoar accepta ma contrition et reprit son cours avec cette
différence que, après l’avoir fini, il me fit répéter des versets
du Coran en m’enjoignant, quand je serais chez moi,
d’accomplir avec rigueur mes devoirs religieux. Venant d’un
homme de science, je trouvais ces recommandations
déconcertantes et je me demandais avec tristesse s’il n’avait
pas été endoctriné par les discours rigoristes des théologiens
almohades. J’avais peine à le croire, sachant de quelle façon
ces obscurantistes développaient les arguments les plus
fallacieux pour engager le peuple à les croire, sans lui donner
l’occasion de les vérifier ou d’en débattre. Au contraire, ils
suscitaient de l’aversion pour les philosophes et les véritables
savants, de peur que la raison que ces derniers enseignaient
aux gens ne fasse connaître les erreurs où on les plongeait. Et
voilà qu’un jour, à ma grande surprise, tel un voleur qui craint
d’être pris, Avenzoar récupéra d’un coffret le livre I des
Météorologiques, celui-là même qu’il m’avait confisqué, et
me déclara : « À présent que tu es préparé à la lecture de cet
ouvrage, rien ne m’empêche de le lire avec toi. »

Bientôt, la médecine n’eut plus de secret pour moi, ni le


droit canonique, ni la jurisprudence, et je commençai à
m’intéresser à l’astronomie et à la physique. Mais c’est
essentiellement dans le domaine de la jurisprudence que ma
réputation grandissait. Régulièrement, en dépit de mon jeune
âge, et pour la plus grande fierté de mon père, des gens
venaient de tout l’Andalus pour me consulter à propos de telle
ou telle question juridique. Je leur apportais des réponses en
privilégiant la « méthode comparative », qui consistait à
résoudre un cas en cherchant les similitudes avec un autre cas.
J’affirme que les vrais juristes ne se distinguent pas par la
somme de leurs connaissances, pas plus que le vrai bottier ne
se distingue par le nombre de ses chaussures. Le vrai juriste
est celui qui est capable d’appliquer la loi avec sagesse et sans
aveuglement.
Je me suis aussi beaucoup consacré à l’étude du Kalam,
terme qui qualifie la théologie musulmane. C’est une pratique
bien lointaine qui, au cours des siècles, s’est fragmentée en
quatre écoles4. L’une d’entre elles domine aujourd’hui la
Péninsule et porte le nom d’acharisme, d’après celui de son
fondateur, Al-Ashari, un théologien originaire de Bagdad. Je
l’aurais trouvée non dépourvue d’intérêt si l’on n’y
dénombrait des prises de position que je considère non
seulement radicales, mais dangereuses. Selon les asharites,
notre monde serait constitué d’infimes parties dépourvues de
toute aptitude et de toute autonomie. Ce serait Dieu qui les
agrégerait, les déplacerait, les imbriquerait, comme Il le veut,
autant qu’Il le veut. Ainsi, champ libre serait donné à un
Créateur tout-puissant d’organiser le monde à tout instant,
selon son gré. À leurs yeux, la raison n’aurait donc pas été
donnée à l’homme pour découvrir par elle-même les vérités
supérieures, celles qui s’élèvent au-dessus de nous.
L’autre thèse défendue par les asharites est la non-existence
de causes dans l’univers. Ce qui sous-entend que les êtres ne
sont dotés d’aucun pouvoir. C’est Dieu seul qui, à tout instant,
agit en leur lieu et place.
Imaginons que j’allume une bougie, que je saisisse un tissu
et que je l’approche de la flamme. En toute logique, le tissu
s’embrasera. Du point de vue des asharites, ce n’est pas moi
qui ai allumé la bougie, ni déplacé ma main, ni provoqué cet
embrasement. Cet ensemble d’actions et de causes, c’est Dieu
qui en est responsable.
Ce qui me ramène – comment l’éviter – à Al-Ghazali, qui
fut un asharite convaincu avant d’opter pour le soufisme.
Le drame de tous les gouvernements qui se sont succédé est
d’avoir laissé trop de champ aux théologiens asharites. Quand
les fera-t-on taire ? Peut-être faudra-t-il que je me décide à
rédiger un « contre-Kalam ». Une théologie alternative. Car je
n’imagine pas détruire une construction sans en proposer une
autre.
Mon grand-père, mon père, moi-même sommes des adeptes
d’une école que je considère bien plus libérale et moins
rétrograde : l’école malékite. Sa doctrine est centrée sur
l’enseignement de l’imam Malik, qui passa la plus grande
partie de sa vie à Médine. On lui doit une œuvre religieuse
monumentale qu’il a intitulée Al-Muwatta et qu’il ne cessa
d’enrichir pendant près de quarante ans. À l’origine, l’ouvrage
se voulait être un recensement des traditions et des lois en
cours à Médine du temps du Prophète. Mais, au fil de
l’écriture, le contenu acquit une telle densité qu’il devint le
fondement du malékisme5. Il a souvent été dit : « Nul livre
n’existe sur la terre qui soit plus proche du Coran que le
Muwatta de Malik. » Malgré son prestige et son autorité,
Malik était resté un homme modeste. Souvent, lorsqu’il
n’avait pas de certitude, il répondait : « Je ne sais pas. »
C’était aussi un modéré qui refusait qu’on le fixât dans un
parti et qui écarta tous les hadiths qui lui paraissaient liés à
une faction.
À la différence des asharites, nous préférons le consensus
juridique. C’est-à-dire l’accord des juristes et des savants
musulmans sur une question donnée. Et à l’instar de l’imam,
nous considérons que la pratique courante vaut mieux qu’un
dire isolé : « Mille venant de mille valent mieux qu’un venant
d’un. » Nous admettons aussi qu’une analogie indésirable
puisse être écartée au nom de l’intérêt général. L’intérêt
général étant la notion centrale de notre doctrine, nous
estimons qu’il est préférable de se fonder sur lui en cas
d’absence de texte clair du Coran.

En vérité, la théologie est une matière bien trop sérieuse


pour la laisser aux mains des théologiens. D’une part, ils sont
trop intelligents pour s’adresser au peuple, en s’en tenant
uniquement au texte sacré, d’autre part, ils ne le sont pas assez
pour expliquer avec clarté les passages les plus obscurs et les
plus complexes de la Révélation. Sans compter que l’on ne
doit jamais enseigner de la même manière à l’élite et au
vulgaire. Oui, j’ai conscience de la gravité de ces mots et je
sais ce qu’ils peuvent susciter des cris outragés. Pourtant, j’en
suis convaincu. Il y a le peuple et l’élite. On ne s’adresse pas à
l’un comme à l’autre lorsque l’on parle de religion.
L’élite est formée de gens qui possèdent une vivacité
intellectuelle, une culture, mais cela demande du temps, des
études, de l’enseignement, une bonne mémoire et un corps
sain. Mieux se porte le corps d’un individu, mieux il pense.
La nature, nous le savons, ne dispense pas ses bienfaits
également et à tous. C’est ainsi que certains font des
raisonnements purement primaires : « Il y a un rôdeur, c’est
donc un voleur. »
Le danger des asharites est qu’ils cherchent à tout prix à
imposer aux masses des raisonnements erronés. Raisonner
mal, c’est une chose, mais vouloir diffuser son mauvais
raisonnement en est une autre. C’est une attitude très grave en
soi, et très grave pour l’islam.
La religion ne doit pas être autre chose que la vérité
expliquée par la raison. Et lorsque l’on me demande quelle est
la place de la philosophie dans l’islam ? L’acte de philosopher
est-il permis dans la charia ? Est-il condamnable ? Est-il
recommandé ou obligatoire ? Je réponds : au regard de la
charia, la philosophie est une activité non seulement
recommandée, mais obligatoire. Néanmoins, je m’empresse de
préciser : uniquement pour ceux qui sont aptes à la pratiquer.
Ceux-là sont assurés que l’islam ne peut s’élever et ne doit pas
s’élever contre eux, mais au contraire les encourager.
Religion et philosophie n’entrent pas en contradiction. Car,
comme je l’ai écrit dans mes premières pages : « La vérité ne
saurait être contraire à la vérité. »
Dans le Coran, les savants sont appelés à exercer leur
science, et ceux qui pratiquent la philosophie seront en mesure
de vérifier non seulement l’intégralité du texte révélé, mais
d’une certaine manière celle des autres textes sacrés. Grâce à
l’interprétation, que seuls les philosophes maîtrisent, il devient
possible d’aboutir à des conclusions conformes à celles de la
raison.
Je ne le répéterai jamais assez : le socle de tout est la
rationalité. Éviter la raison lorsque l’on aborde la religion,
c’est aller vers des errements irréversibles.

Nous étions mi-janvier 1152 lorsque mon père m’annonça :


— Sarah attend notre visite. Nous nous rendrons chez ses
parents demain.
J’ai vacillé et un courant glacial m’a parcouru le corps.
— Sarah ?
— As-tu oublié que nous nous sommes engagés auprès de
mon frère ?
— Pardon. Vous vous êtes engagés.
— Ne suis-je pas ton père ? Ma parole est la tienne.
— A-t-elle donné son accord pour ce mariage ? Son
consentement me paraît essentiel.
— Bien sûr qu’elle est favorable. Si elle ne l’était pas, rien
ne l’eût empêché d’exprimer son refus. Toute femme a le droit
d’accepter ou de refuser une proposition de mariage.
Je me suis retranché dans une prière muette.
— Alors ?
J’ai articulé, la bouche sèche :
— Je ne suis pas prêt, père. J’ai besoin de temps.
Il secoua la tête de droite à gauche.
— Ce n’est pas bien, Ibn Rochd. Tu n’es pas sans savoir
que l’islam condamne le célibat.
— Ne venez-vous pas de me dire que toute femme a le droit
d’accepter ou de refuser une proposition de mariage ? Ce qui
lui est accordé ne me le serait pas ?
— Mon fils, tu commets une grave erreur. Que vais-je dire
aux parents de Sarah ?
J’ai répété :
— J’ai besoin de temps.
Mon père me scruta, comme s’il cherchait à décrypter mon
âme.
— Songerais-tu à une autre femme ? Si c’est le cas, et à la
condition qu’elle soit vertueuse et de bonne famille, je ne m’y
opposerai pas.
Je me suis contenté de hocher la tête.

Un mois, puis deux ont passé.


Chaque fois que mon père revenait à la charge, je lui faisais
la même réponse et j’avais mal de voir qu’il en souffrait.
Je ne pouvais plus continuer à vivre de la sorte. Peu
importait que Lobna fût de dix-sept ans mon aînée. Comme
ma mère me l’avait fait remarquer, n’était-ce pas l’écart qui
séparait le Prophète de son épouse ?
J’ai décidé de me confier à Lobna.
Je me souviens de ce jour. C’était au milieu de l’été 1152
des Latins.
Nous venions de faire l’amour. J’ai respiré profondément et
annoncé :
— Mon père veut que je marie.
J’ai vu le visage de Lobna changer. J’ai vu une émotion
indéfinissable qui traversait son regard.
— Il n’a pas tort. Tu es à un âge où le mariage s’impose.
— Il voudrait que cette union se fasse rapidement.
— Tu sais que chez nous la hâte est de mise dans trois cas :
enterrer les morts, ouvrir sa porte à un étranger et… marier ses
filles.
Pourquoi avais-je l’impression qu’elle récitait un texte ?
— Mes sœurs sont déjà mariées.
— Raison de plus pour que ce soit ton tour.
J’ai fait observer avec une pointe d’amertume :
— Que je me marie t’importe si peu ? Je n’existe donc pas à
tes yeux ?
— Fils de la Sagesse, tu déraisonnes.
Je me suis écrié :
— Alors, épouse-moi !
Tout à coup, j’ai eu l’impression qu’un masque s’était
plaqué sur ses traits. Ce n’était plus la même femme.
Elle rejeta le drap et quitta le lit pour se rendre près de la
fenêtre qui ouvrait sur le patio et dit, en me tournant le dos :
— Ibn Rochd, sais-tu ce qui est écrit dans le Coran ? « Vos
épouses sont pour vous un champ de labour ; allez à votre
champ comme et quand vous le voulez. » Je ne me suis jamais
considérée comme un champ de labour. Et puis, je te l’ai
confié le premier jour : je n’aime pas la trop longue
promiscuité.
J’ai bondi à mon tour hors du lit.
— Puisque tu cites le Livre, tu dois savoir qu’il est aussi
rapporté dans un hadith que toutes les fois qu’un homme est
seul avec une femme, alors Satan est leur troisième. Tu me
demandes de continuer à vivre dans le péché ?
Elle se retourna et m’examina avec stupeur.
— T’aurais-je demandé quoi que ce soit, Ibn Rochd ? Tu as
aimé mes infusions d’hibiscus, nos routes se sont croisées et
nos corps se sont unis. Ai-je exigé ? As-tu promis ? La vie est
la plupart du temps synonyme de ténèbres. Nous nous sommes
apporté un peu de lumière. Qui ? Qui de nous est lié ? Et à
qui ?
— Nous ! Nous sommes liés l’un à l’autre !
— Et quel est le nom de ce lien, fils de la Sagesse ?
J’ai hésité un court instant avant de répondre :
— L’amour. L’amour est ce lien.
— L’amour est un mot. Mes lèvres l’ont-elles jamais
prononcé ?
— A-t-on besoin de dire pour éprouver ?
— Dans ce cas, je vais te décevoir. Je n’éprouve pas
d’amour pour toi, Ibn Rochd. Seulement une immense
tendresse. C’est tout.
Mes épaules se sont voûtées.
— Te rencontrer aura donc fait mon malheur.
— Fils de la Sagesse, ni le malheur ni le bonheur ne durent.
Ce ne sont que de petits morceaux de vie qui vont et viennent.
Elle chuchota presque :
— Et il faut avoir voulu mourir pour savoir combien il est
bon de vivre.
Déconcerté, ne trouvant plus les mots justes, j’ai lancé avec
rage :
— Tu t’es jouée de moi…
— Allons, fils de la Sagesse. Tu es un enfant. Va donc.
Retourne auprès des tiens. Tu y seras plus en sécurité.
Le ton de sa voix se fit plus sec lorsqu’elle ajouta :
— Mais, en partant, assure-toi d’emmener Satan avec toi et
ne reviens plus jamais.
Je me suis rhabillé, tremblant, luttant contre mes larmes, et
j’ai couru vers le seuil.

Je ne sais pas si le diable m’a suivi. Mais l’enfer, lui,


m’attendait.
Comment pouvais-je avoir été si jeune un instant plus tôt et
si vieux tout à coup ? Toute cette douleur qui montait des
profondeurs de mon être, et mon sang qui se transformait en
lave et embrasait mes veines. Je repensais à la mise en garde
de ma mère : « L’amour non partagé rend fou. » Je repensais
aussi au conte de Qaïss et Leïla, à la passion qui dévora Ibn
Zeydoun. J’étais devenu le réceptacle de toutes les
désespérances amoureuses ; celles d’hier et de demain, de tous
les hommes et de toutes les femmes.
Après avoir erré dans Cordoue jusqu’au crépuscule, j’ai
traversé Al-Kasaba et suis revenu sur mes pas. Je sentais bien
le regard méfiant des gens ; je devais ressembler à l’un de ces
majnouns, ces fous qui, par leurs gémissements et leurs
visages défigurés, font peur aux enfants. Mille idées confuses
bataillaient dans mon cerveau sans aucun espoir que l’une
d’entre elles l’emportât sur les autres. Et il y avait ce parfum
d’ambre et ce goût d’orange qui obsédaient mes sens.
Soudain, je me suis retrouvé dans le quartier juif, devant la
porte de l’une de ces khammaras dont parlait Abubacer.
J’entends dire que les amants du vin seront damnés. Il n’y a
pas de vérités, mais il y a des mensonges évidents. Si les
amants du vin et de l’amour vont en Enfer, alors, le Paradis
est nécessairement vide.
Je dus déclamer ce quatrain de Khayyâm en franchissant le
seuil de ce lieu de perdition. De toute façon, personne n’aurait
pu m’entendre, tant à l’intérieur on parlait et riait fort. Assis
dans un coin, un jeune homme aux traits fins grattait les
cordes d’un ou’d. Peut-être était-il l’un de ces « efféminés
professionnels » qui vendent leurs faveurs, ce qui ne m’eût pas
étonné. Derrière le comptoir se tenait un personnage replet.
Son visage avenant contrastait avec le portrait que je me
faisais jusque-là des khammars. Je lui ai chuchoté :
— Du vin.
— Quel cru ?
— Peu importe. Du vin.
— Peu importe aussi le prix ?
Je sortis une quinzaine de dinars.
— Cela suffira ?
— Pour commencer, deux feront l’affaire.
Le khammar saisit un gobelet, se dirigea vers l’un des fûts
appuyés contre un mur et revint vers le comptoir.
— Tiens. C’est du minorque. Il est excellent. Kasher bien
entendu.
— Tu veux dire hallal ?
— Tu sais faire la différence ?
J’éludai la question et portai le gobelet à mes lèvres.
Deux voix soufflaient à mon oreille. L’une me disait : « Ô
les croyants ! Le vin est une abomination ! » L’autre : « S’il
faut mourir demain, tu verras qui de nous deux aura le plus
soif ! »
J’ai bu.
J’ai bu encore.
J’ai bu jusqu’à noyer mon cerveau, que des nefs invisibles y
tournent, tournent ; que des djinns dansent sous mes yeux et
tourbillonnent.
J’ai bu jusqu’à ce que la mort coule dans mes veines.
Jusqu’à me convaincre que ma disparition entraînerait celle de
tous les hommes et de toutes les femmes.
Et celle de Lobna.
Quand les premiers feux de l’aube embrasèrent la ville et
que l’appel à la prière retentit, je me suis écroulé et un voile
noir m’enveloppa.

À quel moment ai-je entendu la voix de mon père ? Quel


jour ?
Il me souvient seulement que, lorsque j’ai recouvré la vue,
il était debout, près de moi. Mais aussi ma mère ; Djibril, mon
frère, et mes deux sœurs, Mariam et Malika. Tous formaient
un demi-cercle au pied de mon lit et portaient sur leur visage
l’expression qu’ont les familles au chevet des agonisants.
Constatant que je revenais à la vie, ma mère m’a pris la
main, qu’elle a couverte de baisers.
Mon père, lui, se contentait de me fixer en silence.
J’ai croisé son regard.
Il y brillait les flammes de l’Enfer.
1. Il s’agit des parasites de la gale.
2. De toute évidence, Averroès fut témoin d’une
alimentation par sonde œsophagienne.
3. Averroès ignore à ce moment qu’il est devant le premier
diagnostic du cancer du côlon.
4. L’école hanafite, la plus ancienne des écoles sunnites ;
l’école malékite ; l’école shâfi’ite et l’école hanbalite.
5. Seules deux versions ont survécu.
13

Le temps guérit de tous les maux à condition d’oublier la


cause de notre mal. Pendant longtemps, j’ai souhaité que les
étoiles s’éteignent, que l’on démonte la Lune et le Soleil, que
l’on couvre de noir les minarets, les clochers des églises et les
portes des synagogues. Mais je devinais, sans être capable de
l’expliquer, que l’histoire n’était pas finie, qu’un jour ou
l’autre je reverrais Lobna. Je ne me doutais pas que ce serait
dans des circonstances si tristes.
Au cours de mes journées studieuses, il arrivait que,
semblable à un éclair zébrant le ciel, le souvenir de Lobna
traverse ma mémoire. Dans ces moments-là, je n’avais d’autre
choix que d’attendre que le ciel se vide de ses nuées. Plus
d’une fois, je fus à deux doigts de céder à la tentation d’aller
frapper à sa porte. Mais je résistais. C’était une lutte constante.
Usante.
« Il faut avoir voulu mourir pour savoir combien il est bon
de vivre. » Pourquoi étais-je persuadé que ces mots devaient
refléter les blessures les plus profondes de son être ? Qu’avait-
elle voulu dire ?
Un jour, je l’apprendrais. Un jour, j’apprendrais combien je
m’étais fourvoyé.
Alors que l’été allait vers sa fin, j’ai abordé mon père.
— Je suis décidé. Allons voir Sarah.
— Es-tu sûr de ta décision ?
Il y avait de l’incrédulité dans sa voix.
J’ai acquiescé, tout en étant conscient que je ne pourrais
jamais donner mon cœur à ma future femme puisqu’il était
calciné.
Une semaine plus tard, à l’heure convenue, nous avons pris
la direction des bains publics. Salah, mon oncle, et son épouse
Amal habitaient une rue adjacente. Le couple nous a accueillis
comme il se doit. On nous a servi des rafraîchissements, des
pâtisseries, et on en vint à la raison principale de cette réunion.
Assez rapidement, mon père et mon oncle fixèrent le
montant de la dot, rappelèrent – mais pour la forme – la
nafaka, cette obligation qui revient au mari de prendre en
charge intégralement son épouse, qu’il s’agisse de
l’alimentation, de l’habillement, de l’habitation. Le jour de la
cérémonie fut décidé, le choix de la mosquée et de l’imam,
celui des témoins, et finalement fut abordée la question du lieu
où Sarah et moi habiterions. Serait-ce chez ses parents ou chez
les miens ?
J’ai décidé d’intervenir.
— Si vous m’y autorisez, je souhaite que ma future épouse
et moi vivions sous un toit commun. Séparés de nos familles
respectives.
Mon oncle et mon père se dévisagèrent, interloqués. Mon
père m’interrogea le premier :
— Et où iriez-vous vivre mon fils ?
— Je trouverai une maison. Pas aussi belle que les vôtres,
mais elle nous suffira. Mes cours de jurisprudence et mes
consultations médicales me permettront de subvenir à nos
besoins.
Les deux frères étaient perplexes.
— Mais il est possible, objecta mon oncle, que Sarah
souhaite continuer à vivre auprès de nous. Dans ce cas, j’ose
espérer que tu ne t’y opposeras pas ?
— Pourquoi ne pas lui poser la question ?
— Tu as raison.
Salah se tourna vers sa femme et la pria d’aller chercher
leur fille. Elle s’exécuta et, peu de temps après, elle réapparut
accompagnée par Sarah.
On l’avait drapée dans une robe rose, un peu trop grande
pour sa taille. Le bas de son visage était voilé par un khimar,
un fin mouchoir de gaze, et elle avait les pieds chaussés
d’escarpins dorés à bouts recourbés. Mais cette tenue de
femme ne parvenait pas à faire oublier ses quinze ans.
Guidée par sa mère, elle me salua d’une inclinaison de la
tête. Je lui ai rendu son salut.
— Ma fille, commença mon oncle sans attendre, nous
aimerions te poser une question. Ton promis souhaiterait que
vous habitiez ensemble, dans une maison, loin de ta mère et
moi. Que penses-tu de cette requête ?
Sarah tressaillit, probablement gênée d’être si vite
confrontée à un choix aussi important. Elle dit d’une toute
petite voix :
— Je ne sais, père.
— Ne préférerais-tu pas continuer à vivre avec nous ?
suggéra sa mère.
Il n’y eut pas de réponse.
Je me suis levé et je suis allé vers ma cousine.
— Il est écrit que les femmes ont des droits comme elles ont
des devoirs, conformément à la bienséance. Cependant, les
hommes ont une préséance sur elles. Sache d’ores et déjà que
je n’en ai et n’en aurai jamais sur toi. Décide selon ton cœur.
Elle tressaillit à nouveau et cita, à mon grand étonnement :
— Il est écrit aussi : « Les hommes ont autorité sur les
femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur
celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs
biens. » Je me plierai donc à ton désir.
— Ainsi, tu connais les Écritures ?
— Oh non ! Uniquement celles que mon père m’a
enseignées et qui concernent le devoir de la femme envers son
époux.
— Alors, Sarah, puisque j’ai autorité sur toi, j’exige
aujourd’hui que mon désir soit esclave du tien. Agis comme
bon te semble.
Elle plongea ses petits yeux noirs dans les miens et, après
un temps très bref, elle murmura :
— Puisque tu l’exiges, je répondrai selon mon désir.
Elle se tourna vers ses parents et annonça :
— Je vivrai sous le toit de mon mari.

Un an après notre union, Sarah donna naissance à un


garçon. Nous l’avons appelé Jehad ; un prénom choisi par mon
épouse. « Pourquoi ? » lui ai-je demandé. Elle m’a répondu :
« Parce qu’il te ressemble. » J’ai souri et lui ai fait observer
qu’il était au contraire le portrait de sa mère ; toute la famille
d’ailleurs en convenait. Sarah a secoué la tête : « Jehad
signifie “qui s’efforce”. Et tu n’es fait que d’efforts. Je l’ai
remarqué dès les premiers jours. Tu t’efforces de te dépasser,
tu t’efforces d’appréhender tous les savoirs du monde, et tu
t’efforces d’être un bon mari. » Puis elle ajouta en me fixant :
« Alors que tu n’as jamais souhaité ce mariage. »
J’avoue avoir été surpris. Lorsqu’elle m’a tenu ces propos,
elle n’avait alors que seize ans. Je n’imaginais pas qu’à cet âge
on pût lire dans les profondeurs de l’âme. Je ne sais pas si
Sarah surestimait ou non mes efforts de dépassement, mais
concernant notre mariage elle disait vrai. S’il n’avait tenu qu’à
moi, je ne me serais jamais lié avec un être aussi jeune et dont
je n’étais pas amoureux. Comment aurais-je pu l’être ? Une
autre gardait toujours mon cœur en otage. Et si elles s’étaient
refermées, les plaies brûlaient encore. Cependant, le temps
passant, mon attachement pour Sarah était allé croissant, et
même s’il ne s’agissait pas d’amour, ce que j’éprouvais y
ressemblait de plus en plus.
Je me suis souvenu des mots de Lobna, lorsque je lui avais
déclaré que je l’aimais. « Sais-tu ce qu’est aimer ? » Elle avait
conclu : « C’est un noble voyage, mais qui mène toujours vers
une fin. »
Ce voyage, je n’entendais plus le revivre. Non par égoïsme
ou par crainte d’éprouver de nouvelles souffrances, mais parce
que mon esprit, tout occupé à se nourrir, obsédé par une quête
d’infini qui consistait à trouver des réponses à des questions
dont je savais pourtant qu’elles étaient sans réponses, mon
esprit avait besoin d’espace.
La première nuit, devant le corps de Sarah, je me suis senti
perdu. J’avais connu l’impudeur de Lobna, ses seins alourdis,
ses mains, son ventre alangui. Quel contraste avec la retenue
de Sarah, les courbes irréprochables, la fermeté de sa poitrine,
la pureté et l’innocence. Je découvrais une autre forme de
jouissance, moins impétueuse, comparable aux eaux
tranquilles de la Grande Rivière.
Je continuais de travailler d’arrache-pied, partagé entre mes
cours de jurisprudence et mes patients. La malhonnêteté de
certains d’entre eux m’obligea plus d’une fois à réclamer mon
dû devant les juges. Il faut savoir qu’entre médecins et patients
existait une forme d’accord moral : on convenait d’une
somme, mais on ne vous payait qu’en cas de réussite.
Malheureusement, j’ai souvent été confronté à la mauvaise foi.
Une fois guéris, des malades contestaient les honoraires. Et
comme ceux-ci n’avaient été précisés qu’oralement, la seule
voie de règlement consistait à aller devant le juge qui exigeait
le serment de chacune des parties. Solution vaine, lorsque le
patient n’hésitait pas à se parjurer. J’étais si las de ces
agissements que je ne cherchais plus à obtenir gain de cause.
Par-dessus le marché, j’avais affaire à des personnes qui se
targuaient d’être médecins et qui n’étaient en réalité que des
vendeurs de talismans et des faiseurs de saignées. Il en existait
même parmi les contrôleurs des marchés. Le plus affligeant
est que ces charlatans trouvaient la reconnaissance auprès de
juges illettrés qui exigeaient seulement que les talismans et
autres formules magiques soient élaborés au nom d’Allah et
que soient inclus des versets du Coran. Pour justifier leurs
pratiques, ces imposteurs assuraient s’appuyer sur la manière
dont le Prophète avait soigné ou conseillé les malades de son
entourage, omettant de mentionner que ce type de pratique
datait de plus de cinq siècles.
Dès que j’en avais le loisir, je me rendais chez Avenzoar et
nous débattions de la vie, de la politique, de la science. Un
matin que nous discutions, nous avons vu débarquer un
personnage qui se présenta comme étant un envoyé du calife
Al-Mu’min. Ce dernier exigeait qu’Avenzoar reprenne le texte
du Taysir, son prodigieux traité de médecine, afin qu’il le
rende plus accessible aux étudiants et plus conforme à un
« modèle général ». Bien que fortement irrité, il dut se résigner
à rédiger un succédané de son œuvre, qu’il intitula Kitab al-
Jâmi. Comme j’exprimais mon étonnement devant son
abnégation, il me confia une information qui me laissa sans
voix.
— Dix ans ! Dix ans, j’ai vécu dix ans enfermé dans les
geôles des Almoravides, à Marrakech. Crois-moi, Ibn Rochd,
si tu avais connu pareilles souffrances, ton abnégation eût été
le double de la mienne.
Il ne m’a pas révélé le motif. Il semble que le calife de
l’époque ait opté pour ce châtiment après avoir été injurié par
le père d’Avenzoar.

Nous étions en février 1155 de l’ère des Latins. Je venais


tout juste de donner mon cours dans la madrasa de la mosquée
Ajab, lorsque l’un de mes élèves me présenta une petite bourse
à lacet coulant.
— Maître, on m’a chargé de vous remettre ceci.
— Qui ?
— Une femme.
— Son nom ?
— Elle ne me l’a pas dit, maître. Elle m’a seulement fait
promettre de vous confier cet objet.
J’ai remercié le jeune homme et ôté l’anneau qui fermait la
bourse.
Il n’y avait qu’une fleur à l’intérieur.
Une fleur d’hibiscus.
Elle est étonnante, la rapidité avec laquelle le cerveau est
capable d’associer des objets, des odeurs ou des couleurs à un
être. Je ne doutai pas un instant de l’identité de l’expéditrice.
Mais pourquoi cette curieuse manière de se rappeler à moi ?
Pourquoi uniquement cette fleur ? Sans explication, sans
requête ? L’instant d’émotion retombé, j’ai senti monter une
colère en moi. À tort ou à raison, je comparais cette fleur à un
claquement des doigts. Qu’imaginait-elle donc ? Que j’allais
me précipiter chez elle, lui faire l’amour pour être ensuite
éconduit comme un importun ? Et même si je taisais mon
orgueil, comment aurais-je pu céder à pareille sollicitation
alors que j’étais désormais marié et père ? J’ai jeté la fleur et
la bourse à terre, je suis rentré chez moi et, comme je devais
m’y attendre, je n’ai plus trouvé le sommeil.
Et si je me trompais ? Et si cette fleur avait un autre sens
que celui que je lui donnais ?
Le muezzin venait d’appeler à la prière de l’asr, celle qui
commence quand l’ombre dépasse la taille de l’objet, lorsque
j’ai décidé d’en finir avec mes questionnements. Je me suis
rendu chez Lobna.
La servante, toujours la même, m’a ouvert la porte.
À ma grande surprise, elle me prit vivement la main et la
baisa.
— Merci, seigneur, merci, chuchota-t-elle. Qu’Allah vous
bénisse. J’ai pensé qu’on ne vous avait pas remis la fleur.
— La fleur ? C’était toi ?
Elle a fait oui de la tête et expliqua, penaude :
— Je ne sais ni lire ni écrire. Je me suis souvenue de vos
visites. Des infusions. Je me suis dit que vous comprendriez.
— Mais… et ta maîtresse ?
— Elle n’est pas au courant. J’ai pris sur moi de vous
joindre. Elle refusait. Elle m’a même injuriée lorsque j’ai
prononcé votre nom.
Elle désigna une porte au bout du couloir.
— Elle est malade. Très malade. Voilà des semaines qu’elle
se consume. Un médecin est venu. Un incapable. Depuis son
passage, l’état de ma maîtresse a empiré. Alors, j’ai pensé à
vous. Votre réputation est grande. Je vous en prie. Venez,
venez…
Sans attendre mon approbation, elle m’a saisi le bras et
littéralement traîné jusqu’à la chambre de Lobna.
— Je vous laisse, dit-elle en s’enfuyant.
Lobna était allongée dans son lit. Elle paraissait dormir.
Je me suis approché et j’ai tout de suite été frappé par
l’effrayante pâleur de ses traits.
Je me suis agenouillé et j’ai chuchoté son nom.
Comme elle ne réagissait pas, j’ai répété : « Lobna ».
Elle a battu des paupières et presque aussitôt une expression
de terreur s’est affichée sur son visage.
— Non ! Pars ! Va-t’en !
— Ne crains rien. Je partirai. Mais après t’avoir examinée.
— Je ne suis pas malade. Pars !
— Je ne peux pas. Ce serait trahir un serment.
— Un serment ?
— Oui. J’ai promis et juré d’être fidèle aux lois de
l’honneur et de la probité dans l’exercice de la médecine. Je…
— Tais-toi, Ibn Rochd !
Des larmes perlaient à ses yeux.
Comme elle parut résignée, j’ai pris son poignet gauche.
Elle se laissa faire. Les battements étaient galopants, mais
réguliers.
J’ai questionné :
— Que ressens-tu ?
— Je meurs.
— Explique-moi, Lobna.
— J’ai mal. Chaque os de mon corps est une douleur. Je
vomis tout ce que je mange, si je mange. Je suis incapable de
me rendre de mon lit au patio tant je suis à court de souffle.
Par moments, je crois que ma tête va se fendre, par moments
aussi je vois les objets en double.
Je lui ai demandé d’ôter sa tunique. Après un petit instant
d’hésitation, elle s’est exécutée. Tout à coup, on eût dit une
enfant.
Les préceptes d’Hippocrate résonnaient en moi comme si le
Grec me soufflait à l’oreille : « Souviens-toi. La vue est le
premier sens qui permet d’avoir une impression générale du
patient. Elle permet aussi de définir si le comportement est
calme ou agité, cohérent ou délirant. Plus mobile chez les
femmes que chez les hommes, la face a besoin chez elles d’un
examen plus attentif. Soit pour éviter de se laisser troubler par
des plaintes ou une expression de douleurs souvent exagérées,
soit dans le cas de maladies réelles pour reconnaître avec
certitude les véritables lésions qui existent.
« Le toucher est le deuxième sens sollicité : l’examen d’une
plaie, d’une fracture ou de toute région sur laquelle le malade
appelle l’attention du médecin. Le médecin peut ainsi observer
une déformation, un changement de température ou de
consistance, une sensibilité ou une douleur. L’oreille collée
sur le thorax, l’ouïe peut percevoir de nombreux bruits :
souffles, frottements ou impressions de liquide. »

J’ai examiné avec soin chaque partie de son corps, jusqu’au


moment où mes doigts furent en contact avec une bosse de
taille importante qui occupait la moitié externe du sein droit.
— Depuis quand cette grosseur est-elle là ?
— Elle est apparue peu de temps après ton départ.
— C’est de ce jour que ta santé a décliné ?
— Je ne saurais le dire.
— Est-ce douloureux ?
— Non. Parfois gênant.
J’ai relevé son bras droit pour bien dégager le sein et
vérifier si l’excroissance bougeait ou si elle était fixée à la
paroi du thorax. Elle l’était. J’ai aussi noté une ulcération du
mamelon.
Je n’osais me l’avouer, mais le diagnostic de notre maître,
Hippocrate, s’imposait : karkinos1 ; cette terrible maladie que
décrivait aussi Rhazès dans son volume XII.
« Maintes fois, nous avons vu aux mamelles une tumeur
exactement semblable à un crabe. En effet, de même que chez
cet animal il existe des pattes des deux côtés du corps, de
même, dans cette affection, les veines étendues sur cette
tumeur contre nature présentent une forme semblable à celle
d’un crabe. Nous avons guéri souvent cette affection à son
début. Quand elle a pris une étendue considérable, personne ne
peut en guérir sans opération. »
Et à en juger par la taille de la tumeur, l’intervention
s’imposait.
Pourtant, Hippocrate estimait qu’il valait mieux ne pas
traiter ceux dont la maladie était avancée. Il avait observé que,
si on les traitait, ils mouraient rapidement, tandis que, si on ne
les traitait pas, ils vivraient longtemps. Que faire ? D’autre
part, dans les propos de Lobna, un élément me troublait
particulièrement, car il rejoignait mes observations. Elle disait
que cette tumeur était apparue après notre rupture. Or, par le
passé, il m’avait été donné de voir que, souvent, cette maladie
survenait après que l’organisme eut été modifié par des peines,
des contrariétés, de grandes frayeurs ou autres impressions
morales fâcheuses plus ou moins vives. Était-ce une règle, ou
un hasard ?
Perdu dans mes réflexions, j’ai entendu la voix de Lobna
qui disait :
— J’espère que tu es plus perspicace en médecine qu’en
amour.
J’ai souri malgré moi et l’ai aidée à se rhabiller.
— Alors ? reprit-elle, je vais mourir, n’est-ce pas ?
Elle leva sa main en guise de mise en garde.
— Ne me mens pas !
À nouveau les recommandations d’Hippocrate me vinrent à
l’esprit : « Si le mensonge est utile au patient à la manière
d’un médicament, mentir devient nécessaire. » Dans le cas de
Lobna, c’eût été lui faire injure.
— Je te répondrai d’abord par le diagnostic : il n’est pas
bon. Tu souffres d’une maladie grave due à un excès de
melankholia, la bile noire.
Un petit rire secoua Lobna.
— Je me meurs donc de trop de mélancolie.
Je n’ai pas répondu.
Elle insista :
— Je vais mourir. Mais quand ?
— Le pronostic est parent de l’incertitude. Mon maître
Abubacer posait cette question : « Quelles sont ces armes
invisibles que détient le corps pour résister aux assauts les plus
redoutables ? » Le fait même de s’interroger sous-entend que
dans certains cas un patient est capable de vaincre sa maladie.
— Très bien. Quelle est ta conclusion ?
— J’envisage d’opérer. Arracher le centre du mal.
Je me suis empressé de préciser :
— Sans certitude de guérison.
— Ce sera douloureux ?
— Oui.
Elle emprisonna son sein.
— Douloureux et ravageur.
Elle garda un temps de silence et poursuivit :
— Te souviens-tu de ce que je t’avais dit un jour ? Il faut
avoir voulu mourir pour savoir combien il est bon de vivre.
— Oui, je me suis souvent interrogé sur le sens de cette
phrase.
Elle révéla :
— J’avais un enfant.
— Un enfant ? Je croyais que tu n’avais jamais été mariée.
— Où est-il écrit que seul le mariage permet à une femme
d’enfanter ?
Elle prit une brève inspiration.
— J’ai aimé un homme. Passionnément. Je devais avoir
vingt-cinq ou vingt-six ans, et lui dix ans de plus. C’était un
négociant byzantin. Il était de passage à Séville et commerçait
avec mon père. J’ai cru que les sentiments que j’éprouvais
pour lui étaient partagés. J’ai cru aussi que sa folie égalait la
mienne. On ne peut aimer vraiment que dans la démesure. Il
m’a prise ou plutôt je me suis offerte. Il est reparti pour
Constantinople en promettant qu’il reviendrait. Bien entendu,
il n’est jamais revenu. Il serait vain, je pense, de te décrire
l’état de désespérance et de furie dans lequel mes parents
furent plongés en apprenant que j’étais porteuse d’un enfant.
Mon père a songé à me chasser. Ma mère s’y est opposée.
Neuf mois après le départ de mon amoureux, j’ai accouché
d’un garçon.
Elle s’interrompit, le regard dans le vague, comme si elle
cherchait à rassembler ses souvenirs.
— Un garçon beau comme le sont les fruits de l’amour.
À l’âge de six ans, il est tombé malade. Aucun médecin ne fut
capable de le soigner ni même de comprendre l’origine de son
mal. Sa santé a décliné. Il maigrissait, jour après jour, se
consumait, s’étiolait comme une fleur privée d’eau et de
lumière. Il est mort dans mes bras.
Dans un élan presque inconscient, j’ai attiré Lobna contre
moi.
Elle continua.
— La perte d’un enfant, c’est de la souffrance multipliée
par l’infini. Elle ne m’a jamais quittée. Ai-je eu tort ? Ai-je eu
raison ? De ce jour, je n’ai plus voulu aimer. Aimer ne pouvait
être que synonyme de mort.
J’avais la bouche asséchée par l’émotion. Quel sot ! Je
m’étais laissé prendre au piège le plus terrible : le feu de la
passion. Cet incendie qui embrase tout et vous laisse l’esprit et
le cœur en cendres. Qui vous rend aveugle et incapable de la
moindre réflexion éclairée.
— Pardonne-moi. Si le pardon a encore un sens.
— Fils de la Sagesse, le pardon est parfois une forme de
vengeance. Je préfère l’oubli. Comment aurais-tu pu savoir ?
Elle s’est détachée de moi et a déclaré :
— Je ne veux pas que tu m’opères. Je ne veux pas que mon
sein soit enlaidi, souillé, blessé. Parce que j’ai voulu mourir un
jour et que je n’ai plus peur de la mort, je veux lui livrer un
corps intègre.
Je me sentais perdu.
J’allai vers la fenêtre qui ouvrait sur le patio.
La fontaine déversait toujours son murmure d’eau claire.
J’avais suffisamment lu Galien, Avicenne et les autres pour
être convaincu de l’issue funeste de cette maladie. Dans ce
cas, pourquoi ajouter aux souffrances de nouvelles souffrances
en creusant dans la chair de la patiente ?
— J’ai besoin de réfléchir, dis-je en retournant près de
Lobna. Je reviendrai demain. Je te le promets.

Je me suis rendu à la mosquée, où mes étudiants


m’attendaient. J’étais à la fois présent et absent.
Je connaissais l’origine de mon trouble. L’attachement du
médecin pour un patient induit la peur et le doute. Le trop
d’émotions peut brouiller son analyse. La thérapie que
j’envisageais eût-elle été différente s’il ne s’était pas agi de
Lobna ? L’opération serait brutale. Je devrais inciser au-dessus
de la tumeur et cautériser pour bloquer le sang, puis disséquer
le sein. L’anesthésiant dont je disposais ne garantissait
nullement l’insensibilité à la douleur : une éponge imbibée
d’un mélange d’opium et de jusquiame.
Le cours terminé, je suis resté seul dans la cour des
ablutions et je me suis assis, le visage entre les mains.
Qu’aurait fait Avenzoar ? Ou Abubacer ? Quelles décisions
auraient-ils prises, confrontés à la même situation ?
Lorsque je suis revenu chez moi, le crépuscule descendait
sur Cordoue et les lanternes jetaient déjà leur lumière ocre sur
les maisons.
Mon fils Jehad a trottiné vers moi en poussant des cris de
joie.
— Tu sembles épuisé, fit remarquer Sarah en m’aidant à
ôter mon manteau de laine.
— Pas épuisé. Contrarié.
— Je t’ai préparé un bon repas. Des beignets au fromage.
J’imagine que tu dois être mort de faim.
— Que tes mains soient remerciées. Mais je ne mangerai
rien ce soir. Peut-être juste quelques dattes.
Je me suis laissé choir sur le divan. En vérité, j’étais
anéanti. J’ai entendu la voix de Sarah qui disait à Jehad qu’il
était temps d’aller dormir. J’ai senti le baiser que mon fils me
donnait sur la joue avant de se retirer, mais toutes ces
perceptions me semblaient irréelles.
Ce fut seulement lorsque, un long moment plus tard, mon
épouse est venue se lover contre moi et m’a interrogé que je
suis sorti de ma léthargie.
— Mon cœur, veux-tu me parler ? Il est vrai que je n’ai que
dix-neuf ans, mais je te jure par Dieu que je peux comprendre
certaines choses.
J’ai pris de ma poche mon chapelet d’ambre et fait rouler
les grains entre le pouce et l’index.
— Dis-moi. Que ferais-tu si tu avais le choix d’amputer le
membre d’un malade ou tenter de le soigner par la
pharmacologie ?
Elle a répliqué sans la moindre hésitation.
— Si en l’amputant j’ai la certitude de lui sauver la vie,
alors j’amputerais. Mais s’il existe un doute, alors jamais je
n’ôterais ne fût-ce qu’une parcelle de sa peau. S’agit-il d’un
homme ou d’une femme ?
— Une femme.
— Alors, le doute doit lui profiter. Je ne sais pas de quelle
partie de son corps tu songes la priver, mais retiens que c’est
avant tout sa féminité qui sera meurtrie.
Elle écarta les bras comme pour me dévoiler son corps.
— Imagine qu’il s’agisse de moi.
— Je ne veux même pas y penser !
Un rai de lumière lactaire s’écrasa sur le sol.
J’ai regardé la nuit qui avait envahi le ciel. La lune était
pleine. Selon les légendes, c’est à ce moment que les
compositions magiques seraient le plus puissantes, et que les
morts sortiraient de leurs tombes en souvenir des soleils
d’autrefois.

Le lendemain, j’ai annoncé à Lobna :


— Tu refuses l’intervention et je ne peux pas te contraindre.
Mais tu devras suivre mon traitement sans faillir. Je me
chargerai moi-même de sa préparation. Tu poseras tous les
jours sur ton sein un cataplasme composé de poudre de
feuilles de ciguë et de pulpe fraîche de carotte crue2. Et matin
et soir tu boiras un grand bol d’infusion de hindibia.
— Hindibia ?
— De la chicorée sauvage. Elle possède des vertus
thérapeutiques incomparables dans ce type de maladie3.
— Très bien, maître Ibn Rochd. Je serai la plus docile des
patientes.
— Il le faudra, car je viendrai tous les jours te surveiller,
t’apporter les ingrédients et changer ton cataplasme.
Elle me serra la main et dit d’une voix faible :
— Qu’Allah te bénisse. Merci.
— Parfois, ce que l’on croit être du malheur est un bonheur
caché. Ta maladie nous a permis de nous retrouver.
1. Une hypothèse avance que la forme de certaines lésions
cancéreuses évoquait la forme d’un crabe ; ce qui expliquerait
l’origine du mot « karkinos », cité pour la première fois par
Hippocrate (460‑377 avant J-C). Rhazès rejoint le Grec dans
sa description.
2. La ciguë n’est pas qu’un poison qui causa la mort de
Socrate. Bien dosée, elle est aussi sédative et analgésique.
Quant à la carotte, nul n’en ignore aujourd’hui les bienfaits
antioxydants. Les Anciens les connaissaient déjà, tout en ne
sachant pas en déterminer la raison.
3. On se demande comment Averroès était au courant des
propriétés anti-cancéreuses de la chicorée. C’est une
quarantaine d’années après sa mort que, pour la première fois,
un médecin et botaniste arabe, Ibn al-Baita, mentionna la
hindibia et ses vertus dans un ouvrage où sont recensées plus
1 400 espèces de plantes. Il est possible qu’Averroès en ait eu
connaissance à travers les écrits d’Avicenne.
14

Soixante-dix-huit ans après la mort d’Averroès.

Paris, 8 mars 1276

Étienne, par la permission divine, serviteur indigne de


l’Église de Paris, salue dans le Fils de la Vierge
glorieuse tous ceux qui prendront connaissance de la
présente lettre.
Un rapport réitéré, qui émane de personnes éminentes
et sérieuses, animées d’un zèle ardent pour la foi, nous a
fait savoir qu’à Paris certains hommes d’étude,
outrepassant les limites de leur propre faculté, osent
débattre et discuter dans les écoles, comme s’il était
possible de douter de leur fausseté, de théories
exécrables, ou plutôt de mensonges et de déraisons,
contenus sur le rouleau ou sur les fiches en annexe de la
présente lettre.
Ces hommes s’appuient sur des erreurs proclamées
tout haut par des écrits de païens ! Lorsqu’on les
interroge sur leurs absurdités, ils ne savent que
répondre, ou déguisent leurs réponses de telle façon que,
pensant éviter Scylla, ils tombent en Charybde.
Ils disent en effet que cela est vrai selon la philosophie,
mais non selon la foi catholique ! Comme s’il pouvait
exister deux vérités contraires, et comme si, contre la
vérité de l’Écriture sainte, il y avait du vrai dans les dires
de ces païens damnés !
Ils auraient mieux fait d’écouter attentivement le
conseil du sage qui dit : « Si tu as de l’intelligence,
réponds à ton prochain : sinon, mets ta main sur ta
bouche, afin de ne pas être pris à dire une parole
irréfléchie et d’être ainsi confondu. »
Par conséquent, afin que cette manière imprudente de
parler n’induise pas les gens simples en erreur, sur le
conseil qui nous a été communiqué autant par des
docteurs en Écriture sainte que par d’autres hommes
prudents, nous interdisons strictement que de telles et
semblables choses ne se produisent et nous les
condamnons totalement, excommuniant tous ceux qui
auront professé ou auront osé défendre ou soutenir, de
quelque façon que ce soit, lesdites erreurs ou l’une
d’entre elles, ainsi que leurs auditeurs.
Par cette même lettre, nous émettons donc une
sentence d’excommunication contre tous ceux qui auront
enseigné ou écouté le contenu desdits rouleaux, livres et
cahiers, à moins qu’ils ne se dévoilent en deçà de sept
jours, à nous ou devant le chancelier de Paris comme il a
été dit plus haut. Auquel cas nous procéderons tout de
même à d’autres sanctions, telles qu’elles seront exigées
en proportion de la nature de la faute.
Donné à la Curie de Paris, en l’an du Seigneur mille
deux cent soixante-seize, le dimanche où l’on chante
letare iherusalem.

Une odeur de suif flottait sous la voûte du réfectoire où


étaient réunis une vingtaine de dominicains. Et, dans le clair-
obscur, les scapulaires noirs qui recouvraient les tuniques
blanches conféraient aux silhouettes l’apparence de grands
corbeaux.
Frère Paul fut parmi les premiers à prendre connaissance de
la lettre d’Étienne Tempier, l’évêque de Paris. Elle ne
condamnait pas moins de 219 thèses philosophiques et
théologiques, parmi lesquelles douze hérésies – ou considérées
comme telles – écrites par le philosophe musulman Averroès :

1. Il n’y a qu’un seul intellect identique pour tous les


hommes.
2. La volonté humaine veut et choisit par nécessité.
3. Tout ce qui advient ici-bas est soumis à la nécessité des
corps célestes.
4. Le monde est éternel.
5. Il n’y a jamais eu de premier homme.
6. L’âme, qui est la forme de l’homme en tant qu’homme,
périt en même temps que son corps.
8. Après la mort, l’âme étant séparée du corps ne peut
brûler d’un feu corporel.
9. Le libre arbitre est une puissance passive, non active,
qui est mue par la nécessité du désir.
10. Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même. Il ne
connaît pas les singuliers.
11. Les actions de l’homme ne sont pas régies par la
Providence divine.
12. Dieu ne peut conférer l’immortalité ou
l’incorruptibilité à une réalité mortelle ou corporelle.

Paul se pencha sur son voisin de table et lui chuchota :


— Quelle est ton opinion sur l’anathème que vient de
prononcer notre évêque ? C’est la seconde fois qu’il procède à
une telle condamnation. La première remonte à six ans et ne
visait que treize thèses. Là on en dénombre plus de deux
cents !
— J’approuve, bien entendu. D’autant que Tempier est un
maître en théologie.
— Je dirais plutôt : autoritaire et ambitieux. Il ne t’a pas
échappé que les averroïstes sont les premiers visés.
— Frère Thomas d’Aquin a donc eu raison de sonner
l’alarme.
— Le saint homme étant mort depuis trois ans, il ne pourra,
hélas, pas savourer son triomphe. Cependant, il existe un petit
détail qui t’a échappé : certaines théories défendues par
Thomas font elles aussi l’objet d’une condamnation. Relis
bien son Contre Averroès, tu constateras qu’il émet des idées
très proches de celles du Cordouan. Parmi les 219
condamnations, j’en ai noté une vingtaine.
Son interlocuteur faillit s’étrangler.
— Tu soupçonnerais Thomas d’averroïsme ?
— Je n’irais pas jusque-là… Mais…
— Peu importe ! Il a fait ce qu’il devait faire et son œuvre
lui survivra bien plus longtemps que celle de ce philosophe.
Un petit sourire énigmatique anima les lèvres du frère Paul.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables.
— Je trouve ton attitude bien inquiétante. Je n’ose croire
que tu adhères aux théories de cet impie ?
— Disons que, d’un côté, il y a un homme qui voit l’âme
humaine comme étant le reflet d’une seule réalité universelle,
de l’autre, l’affirmation individualiste d’âmes différentes les
unes des autres. La vision d’Averroès est sans doute
contestable, mais – ce n’est que mon avis – elle ne mérite pas
la condamnation de l’Eglise. Encore moins la censure. Par
ailleurs, nous oublions un élément d’une importance majeure :
Averroès reste notre meilleure, notre seule voie d’accès à la
compréhension d’Aristote.
— Je n’en disconviens pas. Mais il a outrepassé le travail
d’un simple exégète. Il s’est permis de greffer sur l’œuvre du
Grec ses propres idées. Dans un cas comme celui-là, la
sévérité est de mise, d’autant que le ver est déjà dans le fruit.
D’ailleurs, je me suis laissé dire que c’est le Saint-Père en
personne qui a exigé que l’on enquête sur ces dérives et incité
l’évêque à y mettre fin.
Une expression lasse se dessina sur les traits du frère Paul.
— Jean XXI est réputé pour ses connaissances médicales.
Ce qui, à mon humble avis, ne lui confère aucune autorité en
théologie. Et quel crédit accorder à un ex-cardinal qui, une
fois élu, a adopté le titre de Jean XXI alors qu’il n’y a jamais
eu de Jean XX !
— Là tu es dans l’ironie, mon ami.
— L’ironie est parfois tout ce qui nous reste pour affronter
l’absurde.
15

Après un sursis, l’état de Lobna s’était fortement aggravé.


J’avais modifié mon traitement plusieurs fois, tenté de
remplacer la ciguë par de l’arsenic, me souvenant
qu’Hippocrate l’employait pour soigner les ulcères cutanés.
Plus d’un mois nous séparait du jour où la servante m’avait
fait parvenir cette fleur d’hibiscus. Un mois pendant lequel je
me suis rendu tous les soirs au chevet de Lobna. Quand elle en
avait la force, nous parlions de la vie, des gens, de la vanité
des choses.
Un soir, elle m’a posé la question que je redoutais :
— Existe-t-il une vie après la mort ?
Comment aurais-je pu lui livrer ma conviction ? Comment
lui dire que l’âme individuelle est périssable, qu’elle meurt
avec le corps, que seul l’intellect universel est immortel ; de
même que l’humanité seule est éternelle. Comment, à cet
instant terrifiant où un être humain voit sa fin approcher, lui
expliquer que le dogme de la résurrection individuelle n’est
qu’un mythe ?
Je lui ai menti. Je lui ai affirmé que la résurrection était une
évidence. Je ne sais pas si elle m’a cru, mais j’ai eu
l’impression d’entrevoir dans ses prunelles éteintes comme
une infime lueur.

L’été avait repris ses droits sur Al-Andalus et les jardins


embaumaient.
Lorsque la servante m’a ouvert la porte, à l’expression de
son visage, j’ai pressenti le pire. Et j’avais raison. Je me suis
précipité dans la chambre. Lobna avait les yeux ouverts et
fixait quelque chose au-dessus d’elle que je ne voyais pas. Je
me suis assis au bord du lit et j’ai palpé son pouls. Il était
presque imperceptible et s’en allait mourant.
Soudain, elle a tourné la tête vers moi. Elle avait l’air
sereine.
— Heureuse de te voir, fils de la Sagesse. Tu m’as comblé
plus qu’aucun autre homme ne l’a jamais fait. Te souviens-tu
d’une phrase que j’ai prononcée un jour ?
Elle rappela :
— Ni le malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne sont que de
petits morceaux de vie qui vont et viennent.
J’ai conservé le silence. Aurais-je pu la contredire ?
Je me suis penché et j’ai posé mes lèvres sur les siennes.
Lorsque je me suis redressé, elle a murmuré :
— Je t’ai menti. Je t’ai menti le jour où je t’ai dit que je
n’éprouvais pas d’amour pour toi. Je me suis menti aussi. Je…
Son corps se tendit, elle m’emprisonna le bras. Le serra très
fort.
— Mes livres, haleta-t-elle, ma bibliothèque, elle est tienne
désormais. Je sais que tu en prendras soin.
Ses doigts se dénouèrent.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais n’y parvint pas.
Son bras retomba sur le côté.
Je n’ai pu retenir mes larmes. J’ai pleuré, sans pudeur.
Mais ma tristesse fut bientôt décuplée.
J’ai interrogé la servante.
— Il faudrait que l’on procède sans tarder au lavage du
corps. Te sens-tu capable de le faire ?
Elle a répondu entre deux sanglots.
— Oui. Bien sûr. Je demanderai à ma sœur de m’aider.
— Dame Lobna a-t-elle de la famille à Cordoue ?
Quelqu’un qui s’occuperait de l’enterrement ?
En posant la question, je comprenais tout à coup que je ne
savais rien de la vie familiale de la femme que j’avais côtoyée
durant tous ces mois.
— Elle a un cousin avec qui elle travaillait. Vous savez… le
commerce de la sandaraque.
— Oui, elle m’en avait parlé. Il faut le prévenir sans tarder.
Où habite-t-il ?
— Dans la médina. Rue des Potiers. Collée à la Mozarabia.
Je peux vous y accompagner. Puis je reviendrai avec ma sœur
pour m’occuper de dame Lobna.
— Je t’en saurais gré. Partons de suite.
— Un instant, seigneur. Je dois vous dire quelque chose de
très important.
Elle m’a pris la main et l’a gardée dans la sienne.
— Lorsque vous êtes parti d’ici il y a quelques mois, après
que vous vous étiez fâché avec dame Lobna… Vous vous
souvenez ?
J’ai acquiescé. Comment aurais-je pu oublier ?
— Elle s’est effondrée en larmes. Elle criait. Gémissait. De
toute ma vie, je n’ai été témoin d’une si grande douleur.
— Pourtant…
— Oui. Je sais. J’ai tout entendu ce jour-là. Elle vous a
chassé. Elle vous a chassé parce qu’elle vous aimait trop.
Jusqu’au sacrifice.
— Je ne comprends pas.
— C’était une belle personne. Elle ne voulait que votre
bonheur et, ce bonheur, elle savait qu’elle ne pourrait pas vous
l’offrir.
— Pourquoi ? Il…
— L’écart d’âge. Elle ne voulait pas vieillir et être
confrontée tous les jours à votre jeunesse. Elle voyait ce futur
comme une torture. Et surtout, elle ne pouvait plus avoir
d’enfants. Or, qu’est-ce qu’une union sans enfants ?
— Elle m’a donc menti quand elle affirmait n’éprouver
pour moi que de la tendresse ?
— Oui, seigneur. Elle a menti. Car son amour pour vous
surpassait l’amour.

L’enterrement fut triste, comme tous les enterrements. Nous


n’étions que cinq personnes réunies autour de la tombe dans le
cimetière de la Tour. Le cousin de Lobna et son épouse, la
servante, un imam et moi. Une brise légère soufflait entre les
stèles, sans parfums, sans odeurs. Sèche et aride comme la
mort.
J’ai attendu jusqu’au dernier instant. Jusqu’à ce que les
préposés recouvrent entièrement de terre la dépouille. Jusqu’à
ce que plus rien ne fût visible de ce corps que j’avais étreint.
Elle aura été mon premier et mon dernier amour.

Le 9 juillet de l’an 1157 des Latins, notre maison s’emplit


de nos deux familles rassemblées : la mienne et celle de mon
épouse. Nous fêtions les vingt ans de Sarah. Il y avait là mon
père, étonnamment plein d’énergie bien que septuagénaire, ma
mère, mon frère Djibril et mes deux sœurs Mariam et Malika,
tous trois dûment mariés et parents. Amal, la mère de Sarah,
était décédée un an auparavant, emportée par une maladie que
j’avais d’abord refusé de soigner. L’expérience vécue avec
Lobna m’avait servi de leçon. Mais, devant l’insistance de la
famille, j’avais cédé. Bien mal m’en a pris. Le diagnostic
paraissait évident : violents maux de tête, yeux rouges,
difficulté respiratoire, front brûlant. J’en avais déduit qu’il
s’agissait d’une fièvre éruptive. Opposé à la saignée, j’avais
prescrit à la malade de boire trois fois par jour des décoctions
d’écorce de saule blanc1. Hélas, le traitement échoua. Une fois
de plus, je me suis retrouvé confronté à l’invincibilité de
l’Ange de la mort et revinrent à ma mémoire – mais
m’avaient-elles jamais quitté ? – les mises en garde
d’Abubacer : « Sais-tu que cette science n’accomplit pas de
miracles ? Que, malgré toute ta dévotion, certains de tes
patients mourront ? »
Évidemment, s’il ne l’a pas exprimé, j’ai bien vu la
déception de mon oncle. J’avais sauvé la vie de patients
anonymes, et je m’étais montré incapable de guérir la propre
mère de mon épouse. Je suis convaincu qu’il n’a jamais cessé
de m’en tenir rigueur.

J’étais donc père depuis trois ans. Dans les premiers temps,
je reconnais n’avoir rien ressenti de particulier, sinon un
émerveillement « scientifique ». Je me disais quel miracle que
cette vie qui, après avoir germé neuf mois au creux d’une
autre vie, venait au monde. Et il y avait eu ce cri que le
nouveau-né avait poussé au moment où la sage-femme le
prenait dans ses bras. Était-ce un cri de douleur ou déjà
l’expression du refus de naître pour mourir ? Peu à peu, ce
petit être est devenu une part de moi. Il avait quitté la chair de
sa mère pour entrer dans la mienne. En tout cas, c’est ainsi que
je le vivais. Et s’il arrivait que des larmes perlent aux yeux de
mon Jehad, pendant le temps que je consacrais à le consoler,
j’oubliais Aristote et Galien, Avicenne, Platon, Dioscoride,
Rhazès et tous les phares de l’humanité.
— Qu’attends-tu pour nous offrir un deuxième enfant ?
Mon père était venu me rejoindre dans le patio où je m’étais
isolé quelques instants loin des bruits de la fête.
— Voilà qui n’est point en mon pouvoir. L’homme
ensemence, mais c’est la terre qui décide.
— À vingt et un ans, Sarah est pourtant dans la fleur de
l’âge. Serait-elle malade ?
— Pas le moins du monde. Mais on ne commande pas à la
nature. Le temps viendra s’il doit venir.
— Qu’Allah t’entende !
Mon père saisit une ka’k2 fourrée au miel et poursuivit :
— Car il n’est pas bon qu’un fils soit unique. Il occupe
toutes les pensées des parents, qui, tôt ou tard, en font un émir.
Et surtout, à Dieu ne plaise, s’il leur est enlevé, alors le
chagrin est inconsolable.
La remarque eut le don de m’exaspérer.
— Abi3, crachez, je vous prie, ces mots de votre bouche !
On ne parle pas de l’éventualité de la mort d’un enfant, encore
moins de celle de votre petit-fils !
— Tu as raison. Pardonne-moi. L’âge me fait déraisonner.
Changeons de sujet. Il y a quelque temps, tu m’as fait part
d’un projet d’écriture, d’un ouvrage qui traiterait de la
jurisprudence. Où en es-tu ?
— J’y travaille. Je prends des notes. Mais pour l’heure je ne
suis satisfait que du titre : Le commencement pour celui qui
fait l’effort d’un jugement personnel et la fin pour celui qui se
contente d’un savoir reçu4.
Mon père se mit à rire.
— Titre éloquent de par sa longueur ! Mais encore ?
— Je songe à un travail de jurisprudence comparée. J’y
discuterai des règles proposées par les quatre écoles sunnites,
des sources, des raisons attenantes et des différentes opinions
sur chaque point litigieux.
— Tu comptes remettre en question la charia ?
— Pas du tout. Je veux seulement proposer une manière de
l’interpréter.
— Interpréter ? Je ne comprends pas.
J’ai réfléchi un instant. Mon père était avant tout un juriste.
Il convenait donc que je m’adresse à lui en tant que tel.
— J’imagine que vous avez dû être confronté un jour ou
l’autre à un article de la loi dont le sens vous paraissait
discutable ?
— Plus d’une fois. Et grand fut mon embarras.
— Précisément. C’est pour éviter cette situation que je
propose de laisser la place au raisonnement, et donc de ne pas
s’en tenir à la lettre.
— Ce qui sous-entendrait…
— Que sur les questions sur lesquelles il n’existe pas
d’accord, il ne faudrait apporter aucune réponse qui ne soit
strictement argumentée. D’où le sens de mon titre : Le
commencement pour celui qui fait l’effort…
— Un travail sans fin, mon fils. Tu en as pour mille ans !
J’allais répliquer lorsque mon attention fut attirée par des
éclats de voix.
Trois individus venaient de faire irruption dans le patio.
À la manière dont leur turban était noué, j’ai tout de suite
reconnu qu’ils appartenaient à la hisba, la police. L’un des
hommes s’adressa à moi en s’inclinant respectueusement.
— Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd. La
paix soit sur toi.
Je lui ai rendu son salut.
— Nous sommes envoyés par le cadi al-gama’a. Nous te
prions de bien vouloir nous suivre. Il nous attend chez lui.
Mon père s’affola.
— Le cadi al-gama’a ? Pour quelle raison ?
Son inquiétude était compréhensible. Le cadi al-gama’a, ou
cadi de la communauté, était une sorte de juge suprême chargé
d’intervenir à l’intérieur du cadre judiciaire dans toutes les
affaires intéressant le droit pénal, et plus généralement l’ordre
public et la sécurité de l’État.
Le fonctionnaire se contenta d’une réponse timide :
— Je ne sais la raison, seigneur.
Sarah avait surgi à son tour, suivie des autres membres de la
famille. Mes frères s’interposèrent aussitôt entre les deux
hommes et moi.
— Je vous en prie, ne faites pas d’histoire, gémit l’homme.
Nous ne faisons qu’obéir à la requête du cadi.
J’ai demandé, sachant par avance la réponse :
— S’agit-il d’Ibn Saïd ?
— Oui. C’est bien lui.
J’ai hoché la tête.
J’avais entendu parler du personnage. Il passait pour un
asharite convaincu, mais aussi pour quelqu’un de juste et
d’incorruptible.
— Très bien. Je vous suis.
— Non ! s’écria Sarah en se blottissant contre moi. N’y va
pas !
La voix de mon père et celle de mes frères lui firent écho.
— Le cadi n’a qu’à se déplacer ! gronda mon beau-père. Un
Ibn Rochd ne se rend pas à une convocation comme un
malfrat !
J’ai levé la main en signe d’apaisement.
— J’enseigne la jurisprudence. Je connais les lois. Si je ne
m’y conforme pas, alors qui ?
*

Dans une grande pièce inondée de lumière, Ibn Saïd


m’attendait, assis sur des coussins, les jambes repliées sous
lui. Son visage parcheminé reflétait bien son âge : la
soixantaine. En revanche, à son physique étique, décharné, je
l’ai tout de suite soupçonné de souffrir de consomption. Et
lorsqu’il toussota en se levant pour m’accueillir et que j’ai
aperçu des perles de sang aux commissures de ses lèvres, j’ai
aussitôt pensé au diagnostic qu’Avicenne aurait prononcé :
une peste blanche5.
À sa droite se tenaient ses conseillers ; deux hommes
relativement jeunes, mais avec sur la face l’amertume qu’ont
certains vieillards. Un katib, un greffier, était installé derrière
un pupitre, un calame à la main.
Après les salutations d’usage, Ibn Saïd saisit un manuscrit
qui était posé près de lui et le brandit.
Sur la première page, on pouvait lire : Traité des trois
imposteurs.
Et sous le titre, mon nom.
J’étais au bord de la nausée.
1. L’écorce de saule était déjà utilisée par Hippocrate (400
avant notre ère) pour soigner la fièvre et apaiser les douleurs.
Elle contient un ingrédient que l’on utilise encore de nos
jours : l’acide acétylsalicylique, plus connu sous le nom
d’aspirine.
2. Ou gimblette. Pâtisserie, tantôt sèche, tantôt farcie, en
forme d’anneau.
3. Père.
4. Bidâyat al-mudjtahid wa nihâyat al-Muqtasid. La
traduction du titre est complexe. Il peut aussi signifier : « Les
débuts de celui qui s’évertue et la fin de celui qui
s’économise. »
5. Ou tuberculose pulmonaire. Avicenne a consacré un
chapitre entier de son Canon de la médecine à cette maladie,
et il fut le premier à avancer l’hypothèse qu’elle était
contagieuse.
16

Voilà un certain temps qu’une rumeur s’était répandue à


travers Cordoue sans que je puisse en détecter l’origine. Ce
manuscrit, dont on m’accusait d’être l’auteur, méritait pour le
moins le qualificatif d’« insane ». Rien que l’énoncé du
deuxième chapitre appelait une sentence de mort : « Des
raisons qui ont engagé les hommes à se figurer un être
invisible qu’on nomme communément Dieu. » On y lisait,
entre autres propos blasphématoires, que la religion juive était
une loi d’enfants, le christianisme une loi absurde, l’islam une
loi de pourceaux, et que Mohammad (le salut soit sur Lui)
était un imposteur plus grand que Jésus-Christ et Moïse.
— Dois-je me disculper ?
— Je le crains, Ibn Rochd.
— Je ne suis pas l’auteur de ce livre.
— Tout le monde affirme le contraire.
— Tout le monde signifie personne.
Le cadi ordonna à l’un de ses conseillers :
— La lettre.
On lui remit un feuillet.
— Voici ce que l’imam de Grenade m’a écrit : « Votre
honneur, j’attire votre attention sur les propos pernicieux que
répand parmi les étudiants un infidèle du nom d’Abou al-
Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn Rochd. Non seulement cet
individu professe des doctrines qui vont à l’encontre de la foi,
mais il soutient l’idée que la vérité religieuse et la vérité
philosophique sont unies par un lien de parité et ne diffèrent
en rien, alors que nous savons que la philosophie est un
héritage païen et donc polythéiste. Ce même Ibn Rochd prêche
que la méthodologie des théologiens n’est pas suffisante pour
élucider la loi divine. Nous aurions pu continuer d’ignorer Ibn
Rochd comme nous le faisons des faibles d’esprit. Mais… »
Ibn Saïd, s’interrompit. Saisi d’une violente quinte de toux,
il sortit hâtivement un mouchoir de la poche de sa tunique,
expectora et s’essuya les lèvres rosies de sang.
— « Mais, reprit-il en haletant, le livre blasphématoire qu’il
a eu l’audace d’écrire et qu’il a intitulé Traité des trois
imposteurs ne nous permet plus de garder le silence. Aussi, je
sollicite de votre honneur qu’il intervienne avec la sévérité qui
s’impose à l’encontre de cet idolâtre afin qu’il soit réduit
définitivement au silence. Ainsi qu’il est mentionné dans la
Révélation : “Ceux qui offensent Allah et Son messager, Allah
les maudit ici-bas comme dans l’au-delà et leur prépare un
châtiment avilissant.” »
Il rendit la lettre à son conseiller et me fixa :
— Tu comprends, j’imagine, la gravité de l’accusation.
Que répliquer ?
Il y a des moments dans la vie d’un homme où la calomnie
l’accable au point que le cerveau se fige et n’est plus en état de
penser. Il est dit qu’Allah n’impose à aucune âme une charge
supérieure à celle qu’elle peut supporter. Allah avait dû
surestimer la capacité de résistance de mon âme. Au cours de
ces cinq dernières années, tout en pratiquant la médecine,
j’enseignais dans des madrasas, ou à l’université de Cordoue,
et je n’hésitais pas, lorsque des étudiants m’interrogeaient, à
défendre ouvertement ma vision des choses. Sans doute avais-
je fait montre d’imprudence et oublié les recommandations
d’Abubacer : « Méfie-toi, Ibn Rochd. Nous vivons des temps
difficiles où beaucoup sont convaincus que la philosophie
mène à l’athéisme et l’athéisme est la négation du Créateur. »
J’ai rétorqué d’une voix lasse :
— Ô juge, pourrais-tu imaginer que moi, fils d’Abou al-
Qasim et petit-fils du pieux Abou al-Walid, j’aurais pu écrire
pareilles obscénités ? Il eût fallu que ma raison m’ait
abandonné. Je suis un penseur, pas un blasphémateur. Un
homme de science, pas un marchand d’utopies. Je suis un
croyant, et non un infidèle.
Et j’ai prononcé avec force la shahada, la profession de foi :
— « Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité qu’Allah et
que Mohammad est Son messager. »
Les deux conseillers levèrent les yeux au ciel pour le
prendre à témoin. S’ils étaient chrétiens, ils se seraient sans
doute signés ou, à l’instar du grand prêtre face à Issa1, ils
eussent déchiré leur robe en vociférant : « Qu’avons-nous
encore besoin de témoins ? Vous venez d’entendre le
blasphème ! »
Ibn Saïd resta un moment pensif avant de récupérer le
manuscrit.
Il lut :
— « On consulte la Bible, comme si Dieu et la nature s’y
expliquaient d’une façon particulière ; quoique ce livre ne soit
qu’un tissu de fragments cousus ensemble en divers temps,
ramassés par diverses personnes qui ont décidé, suivant leur
fantaisie, de ce qui devait être approuvé ou rejeté, selon
qu’elles l’ont trouvé conforme ou opposé à la loi de Moïse,
telle est la malice et la stupidité des hommes. Ils passent leur
vie à chicaner et persistent à respecter un livre où il n’y a
guère plus d’ordre que dans le Coran ! »
L’un des conseillers se prit le visage entre les mains en
marmonnant :
— « Ô Prophète, lutte contre les mécréants et les
hypocrites, et sois rude avec eux ; l’Enfer sera leur refuge ! »
Son collègue se leva et me toisa.
— Je t’ai entendu il y a quelques semaines alors que tu
discutais avec des jeunes gens dans la cour des Orangers. Tu
leur parlais bien du philosophe grec Aristote ?
— C’est possible.
— Tu ne nies pas.
— Pourquoi nier ? L’héritage hellénique est…
— Tu as déclaré : « Allah n’est en rien responsable des
bouleversements que provoque la nature. Ces bouleversements
ne sont dus qu’au hasard et ne sont, en aucune façon, l’œuvre
d’un être tout-puissant qui gouverne et ordonne. »
J’ai confirmé :
— C’est exact. La pensée suprême qui domine l’univers
n’est pas gestionnaire de nos destins. De l’affirmer ne fait pas
de moi un païen.
— Si ! Tu es un mécréant… tu…
Le juge l’interrompit sèchement et pointa sur lui un index
menaçant.
— Prends garde ! Quiconque traite un homme de mécréant
alors que ce n’est pas vrai, sa parole se retournera contre lui.
Quiconque accuse un croyant d’apostasie, c’est comme s’il le
tuait !
Le conseiller courba la tête, contrit.
— Pardonnez-moi.
Il reprit :
— Il n’existe pas un penseur à Cordoue, un théologien qui
ne soit au courant des thèses que tu défends. Or, comme par
hasard, il se fait que ce sont les mêmes que l’on trouve dans
les pages de ce livre maudit par Allah2.
Son collègue vint à sa rescousse :
— Dieu n’a de compte à rendre à personne et n’a à se
soumettre à aucune loi !
Il a fait un pas vers moi et m’a lancé sur un ton rageur :
— Tu es le secrétaire du diable !
J’ai soupiré.
Comment décrire à des aveugles les nuances de l’azur et les
couleurs du monde ? Comment expliquer que le Très-Haut
n’est pas concerné par la pluie qui tombe ou la sécheresse, la
vigueur ou la mollesse du vent ? Comment défendre le Tout-
Puissant face à des gens qui le rendent responsable de leurs
maladies, de leurs deuils, de la mort de leurs nouveau-nés ? Il
ne me restait que la jurisprudence.
Je me suis adressé au juge :
— Tu connais la loi. Elle est limpide : le fait de nuire aux
musulmans et de s’attaquer à leur honneur en les accusant à
tort sans preuve est un péché capital. Il est écrit : « Et ceux qui
offensent les croyants et les croyantes sans qu’ils l’aient
mérité, se chargent d’une calomnie et d’un péché évident. »
Le cadi réprima une nouvelle quinte de toux, ferma les yeux
et se replia dans un long silence avant d’interpeller ses
conseillers :
— L’accusé a raison. Celui qui appelle à une parole est pire
que celui qui dit cette parole, sauf s’il a une preuve et que
cette preuve soit plus claire que le soleil en plein jour. Vous
n’avez apporté aucune preuve. L’affaire est entendue. Sortez à
présent ! Et toi, Ibn Rochd. Va en paix. Tu es libre.
J’ai attendu que les trois hommes quittent la pièce avant
d’exprimer ma gratitude à Ibn Saïd.
— On remercie pour une grâce, a-t-il fait remarquer. Dans
ton cas, le verdict s’imposait.
Je me suis approché.
— Tout à l’heure, je t’ai vu expectorer dans un mouchoir.
Peux-tu me le montrer ?
Il s’exécuta.
Le tissu était souillé d’un crachat de couleur verdâtre et
moucheté de sang.
J’ai prié Ibn Saïd d’ouvrir la bouche. Le gosier était sec et le
fond rouge.
— As-tu des sueurs nocturnes ?
Il acquiesça.
— As-tu mal au dos ?
— Tout le temps.
— Des maux de tête ?
— Oui. Et je me sens épuisé, et je n’ai plus goût à la
nourriture.
J’ai aidé le cadi à se rasseoir. Mon impression première était
confirmée : il s’agissait bien de la peste blanche.
— Tu boiras deux fois par jour un grand verre de lait en y
ajoutant deux onces d’amandes douces. Il calmera les
irritations et te rendra des forces. As-tu une épouse ?
— Allah m’en garde ! Les femmes sont une calamité.
— Une esclave ?
— Certes. Et elle me coûte moins cher.
Il frappa dans ses mains en criant :
— Ferhan !
À mon grand étonnement, j’ai vu arriver une créature
magnifique. Une Africaine d’une vingtaine d’années, dont on
devinait sous la robe des courbes d’une grande pureté.
— Écoute ! ordonna le cadi.
Bien que mal à l’aise devant cette jeunesse réduite à la
servitude, j’ai expliqué :
— Tu lui prépareras tous les jours des blancs de volaille
dont tu auras préalablement enlevé la peau et la graisse. Tu y
ajouteras six drachmes de pavots blancs, et tu pileras le tout
dans un mortier jusqu’à en former une pâte que tu réchaufferas
à feu doux. Tu pourras ensuite l’aromatiser avec de la fleur
d’oranger. Ton maître doit en manger midi et soir. Comme
boisson, tu lui feras boire beaucoup d’eau, de l’eau sucrée.
Très sucrée. Car c’est dans le traitement des maladies de la
poitrine que le sucre est le plus reconnu.
Quand elle fut partie, Ibn Saïd se redressa péniblement.
— Combien te dois-je ?
— Rien. Tu ne m’avais pas fait venir pour te soigner, mais
pour me juger.
— C’est exact.
J’ai porté ma main sur ma poitrine, ma bouche et mon front,
prêt à me retirer. Il s’exclama :
— Attends !
— Je me suis laissé dire que, à part la jurisprudence et la
philosophie, tu étais féru d’astronomie. Je me trompe ?
J’ai plissé le front, étonné. Peu de gens étaient au courant de
mon intérêt pour l’étude des astres.
— C’est exact. Comment l’as-tu appris ?
— Il se fait que nous avons un ami commun : Abubacer. Il
m’a beaucoup parlé de toi avant son départ pour Ceuta. Tu lui
aurais confié un jour que tu avais l’intention de rédiger un
traité sur le sujet. Si tu le souhaites, je peux t’introduire à la
cour du calife.
— Al-Mu’min ?
— Parfaitement. Il cherche un savant qui serait disposé à
rédiger un abrégé de l’Almageste de Ptolémée.
J’étais stupéfait. C’était précisément un thème que j’avais
abordé avec Abubacer.
Ibn Saïd précisa :
— Le calife te rémunérera. Généreusement.
— Je présume que je devrai me rendre à Marrakech.
— Non. Al-Mu’min est actuellement établi dans un camp
retranché, le Ribat Al Fath, le camp de la victoire, au
Maghreb.
J’ai senti un frisson me parcourir le corps.
Je connaissais la réputation d’Al-Mu’min. Non seulement il
était le successeur d’Ibn Tûmart, l’être le plus rigoriste qui fût,
son fils spirituel, mais il avait rasé des villes, transformé
Tlemcen en désert et massacré tous ses habitants. Il avait aussi
décapité le cadavre d’Ibn Tachfin, l’émir almoravide,
embaumé sa dépouille avant de l’expédier comme trophée à
Tinmel3. À l’instar d’Ibn Tûmart, il exprimait la même
aversion pour l’interprétation personnelle et ne se référait qu’à
la tradition. Quel dialogue envisager avec un tel personnage ?
Après un temps, j’ai déclaré :
— J’ai besoin de réfléchir.
— Je comprends, Ibn Rochd. Tu es sage.

Mon père se récria :


— Mais, par Allah, peux-tu m’expliquer ce qu’est cet
Almageste ?
— Une œuvre majeure, colossale. Elle représente toute la
somme de l’astronomie ancienne. À côté des exposés
concernant le catalogue des étoiles et les mouvements des
astres, elle contient un traité complet de trigonométrie plane et
sphérique et la description des instruments nécessaires à un
grand observatoire. Cette œuvre est indispensable à toute
personne qui voudrait devenir astronome et…
— Je ne comprends rien ! Je ne sais pas ce qu’est la
trigonométrie plane ou sphérique et je me refuse à
comprendre. Tu veux aller à la rencontre d’Al-Mu’min pour
un simple livre ?
— Père, il n’est pas question d’un simple livre ! Nous
sommes devant un monument. Un travail incomparable.
— Alors, s’il est incomparable, qu’espères-tu y apporter
qu’il ne contienne déjà ?
— Rien.
— Rien ?
— Le problème de l’Almageste, c’est sa taille. Treize
volumes ! Des milliers de pages. Ce qui le rend inaccessible à
la majorité des étudiants. C’est pourquoi je souhaite en faire
un abrégé. Résumer les treize volumes en un seul.
Mon père leva les yeux au ciel, dépité.
— À quoi nous sert l’astronomie ? Pourquoi chercher à
connaître les astres, alors que nous ne savons rien de la Terre !
— Ne fût-ce que pour prier ou jeûner.
Ma femme, qui jusque-là gardait le silence, intervint :
— De quoi parles-tu ?
— L’observation des astres permet de connaître l’heure des
prières, celle du lever du soleil, qui marque l’interdiction du
boire ou du manger pour celui qui jeûne au moment où
l’aurore se termine, de même, celle du coucher du soleil. C’est
une science très remarquable qui nous enseigne l’éclipse des
luminaires et quand elle doit avoir lieu ; pourquoi la lune
paraît d’abord un arc, croît progressivement et devient ronde
et pleine, puis de nouveau décroît ; quand elle doit apparaître
ou non ; pourquoi des jours sont courts et d’autres longs ;
pourquoi…
— Tu n’as pas le droit, me coupa Sarah. Tu ne peux pas
nous abandonner. Tu ne peux pas !
Elle courut vers la couche où sommeillait notre fils.
— Vois ! N’est-ce pas ton enfant ? Ne l’as-tu pas désiré
plus que tout au monde ? Il n’est pas le fruit du hasard. Tu
m’as tant de fois expliqué que rien de ce qui survient à
l’homme n’est fortuit. Alors, cet enfant, tu es tenu de le
protéger, tu es son rempart. Si tu ne reviens pas, que
deviendrons-nous ?
— N’aie crainte Sarah. Je vais revenir.
— Comment peux-tu en être sûr ? Nous savons tous qui est
le calife Al-Mu’min !
— Ton épouse a raison, approuva mon père. Al-Mu’min est
un être complexe, aussi pieux que déterminé et cruel. Il a
constitué une administration où s’allient les règles intangibles
de la loi musulmane et les traditions de son entourage berbère.
Et toi ? Toi qui t’entêtes à défendre l’héritage des païens, tu
voudrais qu’il te prête une oreille bienveillante ?
— Père, n’est-ce pas vous qui m’avez dit un jour :
« D’après certaines rumeurs, le nouveau calife, Al-Mu’min, et
contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, aurait
l’intention d’accorder sa protection à la philosophie et aux
philosophes. »
— J’ai bien précisé qu’il s’agissait de rumeurs ; les mêmes
qui t’accusent d’avoir écrit ce texte blasphématoire. Par
ailleurs, la route est longue jusqu’au Maghreb.
— Père, la proposition d’Ibn Saïd me séduit infiniment. De
surcroît, je serai rémunéré. Ce qui n’est pas négligeable. Il y a
aussi un détail dont nous n’avons pas parlé…
— Je t’écoute.
— Vous entendez bien les critiques qui, depuis quelque
temps, s’élèvent contre moi. Un jour on me traite d’impie, un
autre de secrétaire du diable, demain qui sait si on ne me
condamnera pas à être pendu ou à l’exil. J’ai besoin de trouver
une protection auprès des autorités almohades ; quel meilleur
protecteur que le calife en personne ?
Mon père resta muet un instant, puis il fit un pas en avant et
posa ses mains sur mes épaules :
— Tu as trente et un ans. Tu es un homme affirmé. Et moi,
je ne suis plus qu’un vieillard. Je n’ai ni l’autorité ni la force
de m’opposer à tes désirs. Pars, si tel est ton souhait. Mais
retiens ceci : s’il t’arrive malheur, nous mourrons tous avec
toi.
1. Jésus.
2. Le Traité des trois imposteurs, connu en Europe dès le
XIII e siècle, a été attribué à diverses personnes suspectées
d’athéisme ou accusées de blasphème ou d’hérésie. Parmi les
noms proposés, ceux d’Averroès et de l’empereur Frédéric II.
3. Ville d’origine des Almohades et point de départ de
leurs campagnes militaires contre la dynastie almoravide.
17

Il y avait un peu plus de trois semaines que j’avais quitté


Cordoue.
Une fois à Tarifa, j’ai vendu ma monture et traversé le
détroit à bord d’un chébec qui était dans un si piteux état que
j’hésiterais à le qualifier de bateau. C’était la première fois que
je voyais la mer. À la veille de conquérir l’Égypte, le calife
Omar ibn al-Khattab avait écrit à son général en chef pour lui
demander ce qu’était la mer. Celui-ci lui avait répondu en peu
de mots : « La mer, c’est bleu, immense et très dangereux. »
À la suite de quoi, le calife s’est empressé d’interdire à tout
musulman de s’y aventurer. Je ne saurais dire avec certitude si
nous sommes ou non confrontés à l’une de ces anecdotes que
se plaît à colporter l’Histoire, mais durant la traversée je fus si
malade que j’ai fait mienne la description du général en chef.
Je voyais la mer comme une sorte d’abîme capable d’engloutir
tout l’univers. Je ne crois pas avoir autant regorgé de toute
mon existence. Et les feuilles de khalanjan1 que j’avais pris la
précaution d’emmener se révélèrent impuissantes à me calmer.
En vue de Tanger, comme par enchantement, mon mal a
disparu devant la grande beauté de la baie. C’était comme une
perle posée au bord des eaux.
Une fois à terre, j’eus l’impression de basculer dans un
autre monde. Ici, des Maures remplissaient leurs outres en les
plongeant dans un puits au moyen d’une longue corde de poils
de chameau. Là, des Africains, le torse nu, mâchaient des
dattes. Des guerriers almohades, les épaules recouvertes d’un
cafetan, affûtaient leur sabre sur la crête d’un rocher. Une
dizaine de chevaux étaient rangés en ligne, les rênes attachées
à des piquets. Sur des bancs, à l’ombre des palmiers,
discutaillaient des navigateurs marchands, moitié accroupis,
moitié assis, les yeux plus fermés qu’ouverts, jouant avec des
chapelets.
J’ai voulu acquérir un cheval, mais on m’en empêcha,
m’expliquant que nul n’était autorisé à traiter séparément avec
les caravaniers. Ceux-ci devaient au préalable déballer toute
leur marchandise en un même lieu, le funduk, le caravansérail,
afin qu’elle soit exposée dans sa totalité, au regard de tous.
Ensuite les lots seraient mis aux enchères devant l’assemblée
des marchands. On évitait ainsi qu’un négociant ait priorité sur
un autre. Je n’ai donc pas eu d’autre choix que de me rendre à
pied jusqu’au funduk, à environ un demi-mille du port.
Dans le crépuscule, la bâtisse en briques cuites, encadrée
par quatre tourelles, me fit l’impression d’un gros fortin. Au
rez-de-chaussée, sous des galeries, s’ordonnaient des dépôts et
des logements. L’endroit sentait la bouse et la sueur. Peu
m’importait. Avisant le responsable du lieu, j’ai négocié une
natte, acheté du pain, quelques figues et, gagné par la fatigue,
je me suis allongé dans un renfoncement à même le sol.
Le lendemain, j’ai enfourché un cheval (que le maquignon
m’a vendu comme étant un barbe, alors que c’était une
haridelle), et j’ai repris mon voyage jusqu’à Ribat al-Fath.
Enfin, au soir du septième jour, après avoir traversé un
groupe de maisons en construction, des remparts sont
apparus ; d’imposants remparts qui jetaient des flammes
rougeâtres sur le paysage. Ce ne pouvait être que le Ribat al-
Fath. Dressée sur un éperon, la forteresse dominait à la fois
l’embouchure du fleuve et l’océan. Quels secrets cachait-elle ?
J’étais troublé, non à cause de la taille du Ribat, mais pour le
symbole qu’il représentait : c’était d’ici même, de ce point de
la terre, que les armées almohades s’étaient élancées à la
conquête d’Al-Andalus. De par sa position géographique, le
lieu était hautement stratégique. Il contrôlait la mer et les
routes intérieures vers Fès, Mekhnès et les plaines de
Tamesna.
À peine ai-je franchi la porte principale qu’un homme en
armes m’a intercepté.
Je lui ai montré le sauf-conduit que m’avait remis Ibn Saïd,
signé de la propre main du calife. Il me salua avec respect et
lança des ordres à l’un des soldats en faction pour qu’il me
conduise au palais.
Je pensais ne découvrir qu’une place forte, mais, à mesure
que je m’avançais, je constatais que j’étais dans une vraie
ville, dotée d’un aqueduc, d’une mosquée et d’autres édifices,
en particulier des bâtiments pour les troupes, les chevaux et
l’intendance, ainsi qu’un bassin monumental.
— Nous sommes arrivés, seigneur, annonça mon guide.
Il désigna une bâtisse rectangulaire, en briques enduites de
chaux lissée, peintes à l’ocre rouge et jaune. Le palais d’Al-
Mu’min. Le toit était en forme de dôme, garni de petites
arcades entrelacées qui entouraient une étoile à sept pointes.
Toute la façade était ornée d’arcs comme on en trouvait dans
la plupart des grandes demeures de Cordoue. Plusieurs
guerriers montaient la garde à l’entrée. Mon guide me pria de
montrer mon sauf-conduit. Il y eut quelques mots échangés
avec l’un des soldats, qui m’invita descendre de cheval et à le
suivre.
J’ai noté que, à la différence d’Al-Andalus, il n’y avait ni
jardins ni fontaines. Sans doute la rareté de l’eau en était-elle
la cause.
Après avoir gravi des marches en pierre, remonté un couloir
partiellement éclairé par des lanternes, nous sommes entrés
dans une sorte d’antichambre aux murs nus et aux fenêtres
garnies de moucharabiehs. Un homme était assis derrière un
bureau. C’est à peine s’il leva les yeux sur nous. Le soldat
déclina mon identité. L’homme fronça les sourcils, puis me
dévisagea d’un air soupçonneux, jugeant sans doute que mon
aspect ne correspondait pas au grand personnage qu’on lui
avait annoncé. Il faut dire que j’avais le visage et les
vêtements couverts de poussière.
— Tu es bien Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmed, Ibn
Rochd ?
J’ai confirmé.
Il repoussa sa chaise et vint vers moi. C’est là que j’ai vu la
dague qui pendait à sa ceinture.
— La paix sur toi, seigneur.
— Et sur toi la paix.
Il désigna un divan couvert de coussins de brocart.
— Prends place, je t’en prie. Je vais prévenir le calife de ton
arrivée.
Il congédia le soldat et disparut.
J’ai senti mon cœur qui s’emballait. Sans doute prenait-il
conscience de mon inconscience. Je me trouvais à des
centaines de milles des miens, dans l’antre d’un homme dont
on disait que sa cruauté n’avait d’égale que son intolérance
religieuse, le successeur de celui qui s’était considéré comme
le seul interprète infaillible du Coran : Ibn Tûmart, dit
« l’Impeccable ». Et pourquoi ? Pour tenter de résumer une
œuvre rédigée par un astronome grec, né il y a plus de mille
ans ! C’est une grande folie que de s’imposer des défis
auxquels personne ne vous oblige.
— Le calife t’attend.
L’homme m’a conduit sur le seuil d’une vaste salle
richement décorée. Le premier calife de la dynastie des
Almohades m’y attendait. Attitude surprenante, tandis que le
garde se retirait discrètement dans un coin, Al-Mu’min a
marché à ma rencontre.
Je fus tout de suite saisi par la simplicité de son habit.
Il portait une robe en laine, ouverte sur le devant, dont les
manches allaient jusqu’au poignet. Son crâne était couvert
d’une calotte et ses pieds n’étaient chaussés que de bottines.
J’avais imaginé une tenue plus imposante. La peau du visage
était brunie par le soleil ; une barbe noir de jais, parfaitement
dessinée, dévorait ses joues jusqu’aux pommettes. En réalité,
toute sa personnalité se lisait dans son regard. On y voyait la
détermination d’un être qui, en soixante années de vie, avait su
surmonter les obstacles les plus ardus.
— Louange à Dieu qui t’a amené à nous sain et sauf. As-tu
fait bon voyage ?
— La route fut longue, seigneur.
— Je sais. Je l’ai parcourue plus d’une fois. Et lorsqu’il faut
traîner des milliers d’hommes derrière soi, le chemin semble
interminable. Ibn Saïd te porte en haute estime. Serait-ce l’un
de tes amis ?
— Non, seigneur. Je ne l’ai rencontré que deux fois.
— Alors, le poids de ses louanges est double.
Al-Mu’min glissa sa paume sur son menton et reprit :
— Tu dois être épuisé. Aussi, je te propose de te rafraîchir.
Des vêtements sont à ta disposition dans ta chambre. Nous
dînerons après la prière.
Il claqua dans ses mains.
L’homme qui n’avait pas bronché jusque-là se précipita.
— Conduis notre hôte. Et veille à répondre à tous ses désirs.
Allez !
Se tournant vers moi, il me fixa avec un sourire
énigmatique :
— Je suis convaincu que nous avons beaucoup de choses à
nous dire.
Sans attendre ma réponse, il pivota sur les talons.

Lorsque nous nous sommes retrouvés, il faisait nuit. Tout au


long d’un repas qui me surprit par sa frugalité, nous avons
échangé sur de nombreux sujets, mais assez superficiellement.
Dans cette immense salle à manger pleine de clair-obscur,
l’atmosphère avait quelque chose d’indéfinissable. Je pesais
tous mes mots ; lui me testait, non sans une certaine subtilité.
Nous ressemblions un peu à deux joueurs d’échecs qui se
jaugent, et dont aucun ne veut déplacer la pièce qui mettrait
l’autre dans l’embarras.
À la fin du dîner, Al-Mu’min proposa :
— Veux-tu visiter l’endroit du palais où j’ai plaisir à me
ressourcer ?
— J’en serais honoré, seigneur.
Après avoir franchi un dédale de corridors, il m’introduisit
dans une chambre dont la décoration se résumait à deux sièges
et des étagères couvertes de livres. J’ai tout de suite remarqué
un ouvrage signé d’une vieille connaissance, le géographe Al-
Idrisi. Je l’avais croisé une première fois chez Avenzoar. Ce
devait être il y a seize ou dix-sept ans. Idrisi était originaire du
Maghreb et vivait à cette époque à Cordoue. Il m’a très vite
ébloui par ses connaissances tant géographiques que
botaniques. Peu après, vers l’année 1140 des Latins, il nous a
fait ses adieux. Il partait pour la Sicile à l’invitation d’un roi2.
Le monarque lui proposait de l’héberger, de subvenir à tous
ses besoins afin qu’il réalise un planisphère et une carte du
monde. Un projet qu’Idrisi caressait depuis longtemps.
L’ayant interrogé sur la manière avec laquelle il comptait s’y
prendre, Idrisi m’expliqua : « Dans un premier temps, je vais
m’appuyer sur les cartes que nous ont laissées nos marins
arabes, ensuite, je puiserai dans les archives du palais royal de
Palerme. On m’a assuré que je pourrais y consulter les
témoignages des voyageurs et des émissaires envoyés dans le
monde par le roi. »
Depuis, j’ai appris qu’Idrisi était bien parvenu au bout de
son projet. J’ai même eu entre les mains un exemplaire de la
Tabula Rogeriana qu’il aura mis quinze ans à élaborer. On y
trouve plus de soixante cartes représentant notre monde,
accompagnées de commentaires sur la nature, les routes,
l’architecture, les commerces et les coutumes de chaque
région. Une œuvre monumentale3.
J’ai tendu la main vers l’étagère :
— Puis-je ?
— Bien sûr.
J’ai feuilleté le recueil. Il traitait des plantes.
— Connais-tu l’auteur ? s’est enquis Al-Mu’min.
— Oui. Mais notre dernière entrevue remonte à plus de
vingt ans. Je n’étais alors qu’un gamin et lui un homme dans
la maturité. Je crois qu’il vit toujours à Palerme.
Le calife s’assit et m’invita à en faire autant.
— Je dois te confier un secret : je connaissais ton nom bien
avant qu’Ibn Saïd ne te recommande.
Il rectifia :
— Disons plutôt le nom de ta famille. Tu avais un grand-
père illustre et ton père ne l’est pas moins. Comment va-t-il ?
— Grâce à Dieu, il se porte bien.
Al-Mu’min passa à nouveau sa paume le long de son
menton (j’allais m’apercevoir que c’était une sorte de geste
inconscient), puis il demanda sur un ton des plus anodins :
— Vous appartenez à l’école malékite, n’est-ce pas ?
J’ai répondu sur un ton tout aussi détaché :
— C’est exact.
Et, très vite, j’ai prononcé la shahada :
— « Je témoigne qu’il n’y a de vraie divinité que Dieu et
que Mohammad est Son messager. »
Le calife a souri.
— Ne crains rien, Ibn Rochd. Nous ne sommes pas ici pour
débattre des qualités ou des défauts de nos écoles respectives.
Tu es un fils de l’islam, je le suis. Tu crois en un Dieu, j’y
crois aussi. Voilà l’essentiel. Et sache que je n’ai pas choisi
mon destin ; nous ne le choisissons pas.
Je me suis bien gardé de le contredire.
Il a ajouté :
— D’ailleurs, comment aurais-je été capable de me forger
pareille renommée ? Je suis issu d’une modeste famille, d’un
modeste village. Si ma route n’avait croisé celle de mon
maître, Ibn Tûmart (qu’il repose en paix), et s’il ne m’avait
élu, je serais aujourd’hui ce que je fus à ma naissance : un
Berbère parmi des Berbères. Voilà plus de vingt ans que je
combats. Je suis maître du Maghreb almoravide, j’ai conquis
Al-Andalus, Cordoue, Grenade, demain, mes troupes
déferleront sur l’Ifrikya4. Si Dieu le veut, dans dix ans j’aurai
constitué un empire.
Il fit une pause et m’interrogea.
— Et ensuite ?
— Ensuite, seigneur ?
— Oui. Au bout de la route, quelles richesses mon esprit
aura-t-il engrangées ? La multitude des cadavres piétinés sous
les galops de mon cheval ? Les maisons incendiées, les
chrétiens et les juifs humiliés ?
— N’est-ce pas le destin que vous évoquiez ?
— Oui et je ne renie rien. Pas une seule goutte de sang
versé, puisqu’elle le fut au nom d’Allah. La question que je
me pose n’est pas pour qui j’ai accompli, mais pourquoi ?
Quel est le but caché ?
Il se redressa et vrilla ses prunelles dans les miennes :
— Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ?
— J’ai cru comprendre que c’est pour rédiger un abrégé de
l’Almageste.
Al-Mu’min balaya l’air de la main.
— Peu m’importe l’Almageste ! Tu rédigeras ou non cet
abrégé. Tu as la réputation d’être un grand philosophe. Je me
suis renseigné. C’est la raison première pour laquelle tu es ici,
Ibn Rochd. Tu es ici pour répondre à une question qui
m’obsède : pourquoi ?
J’avais du mal à prendre conscience que l’homme qui
s’adressait à moi aussi aimablement était celui dont Ibn
Tûmart avait affirmé : « La mission sur quoi repose la vie de
la religion ne triomphera que par Al-Mu’min, le flambeau des
Almohades ! »
— Je ne vous ferai pas l’affront de vous répondre comme
l’eût fait le poète Omar Khayyâm : « Tout n’est qu’un
échiquier de jour et de nuit, où le destin joue avec les hommes
pour pièces. Çà et là, il les déplace, les renverse et, un par un,
les remet dans la boîte. » Non. Je vous dirai uniquement ceci :
la question que vous vous posez a l’âge des étoiles, vieille
comme l’univers. Le premier homme se l’est posée, le dernier
se la posera. Je n’ai pas la réponse. Je suis désolé de vous
décevoir : nous ne le saurons jamais.
Le calife médita un moment avant de suggérer :
— Parfait. Mais après notre mort ? Lorsque nous
rencontrerons le Très-Haut ? Car il est bien écrit que nous
ressusciterons, n’est-ce pas ?
Oserais-je lui dire que les enseignements répandus sur la vie
future sont des fictions dangereuses, en ce qu’ils tentent de ne
faire envisager la vertu que comme un moyen d’arriver au
bonheur ?
J’ai choisi.
— Oui, après notre mort. Une fois ressuscité, vous saurez.
1. Sorte de gingembre.
2. Roger II de Sicile.
3. Il semble qu’une dizaine d’exemplaires existent dans le
monde, dont deux à la Bibliothèque nationale de France.
4. Partie orientale du Maghreb médiéval qui correspond de
nos jours à la Tunisie.
18

Soixante-dix-huit ans après la mort d’Averroès.


Londres, Lambeth Palace, 18 mars 1276 de l’ère des Latins.

Robert Kilwardby, l’archevêque de Cantorbéry, relut pour


la troisième fois la condamnation promulguée quelques jours
plus tôt par Étienne Tempier, puis il confia le document à son
secrétaire, Francis Bayle.
Il poussa un soupir, ôta ses besicles et s’arracha avec peine
à son siège. Son poids le handicapait tous les mois un peu
plus. Une fois sur ses pieds, il ajusta sa ceinture de soie
violette et chassa un fil invisible de la pèlerine qui couvrait ses
épaules et ses bras.
— Ah ! mon ami, lança-t-il à Bayle après avoir poussé un
grand soupir, l’âge est un châtiment cruel. On s’en console en
se disant qu’il est subi par toute la race humaine, sans
distinction. J’aurai soixante-six ans et je n’ai pas vu la vie
passer. Un battement de paupières.
Il trottina vers l’une des hautes fenêtres qui ouvraient sur la
Tamise et fixa le fleuve.
Et pourtant, lorsqu’il y repensait, son parcours avait été
riche et dense. Après un cursus classique en Angleterre, il
s’était plongé dans l’étude de la logique et de la philosophie
naturelle qui, à la différence de la philosophie morale, se
consacrait à l’étude « objective » de la nature et de l’univers
physique. À l’âge de trente-cinq ans, il était entré chez les
dominicains. Quelque temps plus tard, ses supérieurs
l’envoyaient à Oxford terminer ses études de théologie. Le
jour de ses quarante-cinq ans, il obtenait sa maîtrise. Dans les
douze mois qui suivirent, il était titulaire d’une chaire de
science et, en 1272, le pape Grégoire X le désigna pour
occuper le siège d’archevêque de Cantorbéry. Entre-temps, il
avait rédigé et publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels
des Commentaires sur la Physique et la Métaphysique
d’Aristote, ainsi que sur le Traité de l’âme.
— Francis, questionna-t-il sans se retourner, que pensez-
vous de ces idées averroïstes qui secouent notre Eglise ?
— Pardonnez-moi, monseigneur, mais je n’en ai entendu
parler que de façon très vague.
Robert Kilwardby cita :
— Éternité du monde, négation de la providence universelle
de Dieu, unicité de l’intellect pour tous les hommes et
déterminisme.
Le secrétaire secoua la tête avec embarras.
— Je ne suis pas théologien, monseigneur, et je serais bien
malaisé d’émettre une opinion.
L’archevêque regagna son siège.
— Si intellectus esset idem numero in omnibus hominibus,
cum scire et intelligere sint per intellectum, uno homine
sciente, omnes essent scientes, et uno ignorante, omnes
ignorantes, et etiam quod idem esset ignorans et sciens.
Le secrétaire plissa le front et traduisit mentalement.
— « Si l’intellect était numériquement identique en tous les
hommes, dans la mesure où savoir et penser ont lieu grâce à
l’intellect, alors tous les hommes seraient savants pour peu
qu’un seul le fût, et tous ignorants dès lors qu’un seul le
serait ; et ainsi le même individu serait savant et ignorant. »
Francis affirma, mais sans conviction :
— En effet, je vois bien l’inanité du raisonnement.
— Bien sûr. Toutefois, il y a plus embarrassant. J’ai fini de
lire il y a quelques jours l’ouvrage que notre frère Thomas
d’Aquin a rédigé contre Averroès. Qu’elle ne fut pas ma
stupéfaction de découvrir que notre frère professait des thèses
très proches du musulman.
— Voilà qui est choquant. Pardonnez ma question : en êtes-
vous convaincu ?
Robert Kilwardby ne put s’empêcher de sourire.
— Suffisamment pour devoir les condamner publiquement.
Le jeune homme sursauta :
— Comme étant hérétiques ?
— Non. Mais comme étant extrêmement dangereuses.
Après un bref silence, l’archevêque ordonna :
— Prenez note, Francis.

Deux jours plus tard, dans un discours à l’université


d’Oxford, Robert Kilwardby lança à son tour une
condamnation de seize propositions relatives à la logique et à
la philosophie. La plupart concernaient l’enseignement de
saint Thomas d’Aquin, jugé trop proche de celui d’Averroès.
La déclaration souleva à Paris le tollé qu’on imagine parmi les
dominicains. Ils étaient d’autant plus choqués que l’attaque
provenait de l’un des leurs.
Lorsqu’il apprit la nouvelle, le frère Paul fut pris d’une crise
de fou rire et se dit qu’Averroès devait sourire dans sa tombe,
où qu’elle fût.
19

J’ai rangé mon calame dans ma besace, ainsi que mon


encrier et des feuillets de papier encore vierges. Le soleil serait
bientôt au midi. Il était l’heure de partir. L’escorte que m’avait
offerte le calife devait s’impatienter. Trois ans s’étaient
écoulés depuis mon arrivée ici, à Ribat al-Fath. Mon travail
étant achevé, j’ai estimé qu’il était temps de rentrer chez moi.
Al-Mu’min, lui, avait pris la route six mois plutôt pour
poursuivre ses conquêtes. Avant son départ, comme s’il
cherchait à me rassurer, il réitéra les propos déjà exprimés lors
de nos nombreuses discussions : aussi longtemps qu’il serait
calife, les philosophes, les penseurs et les intellectuels
n’auraient rien à craindre. Il se portait garant de leur liberté
d’expression. Il était très désireux d’encourager la vie
intellectuelle et le développement des arts. Au moment
d’enfourcher son cheval, il dit encore :
— Souviens-toi de ceci, Ibn Rochd : lorsque l’Histoire
jugera mon règne, elle le qualifiera « d’âge d’or des
Almohades ».

À l’heure où j’écris ces lignes, nous sommes en l’an 1198


de l’ère latine.
Al-Mu’min est mort il y a trente-cinq ans.
Moi-même, je ne vivrai pas assez longtemps pour savoir
quel regard poseront sur lui les historiens. Néanmoins, je peux
déjà affirmer que, contre toute attente, le goût du luxe et des
arts a fini par l’emporter sur le puritanisme et l’intransigeance
des premiers temps. La culture, la musique, la philosophie ont
connu un magnifique essor. Même l’architecture n’a pas été en
reste. Elle nous a offert des chefs-d’œuvre, telles la mosquée
Kutubiyya, ici, à Marrakech, où tous les vendredis je vais
rendre grâce au Très-Haut, et cette merveille qu’est le minaret
de la mosquée de Séville. Il faudra sans doute aussi compter
avec la mosquée de Ribat al-Fath, qui est toujours en travaux.
On affirme qu’une fois achevée elle sera la plus grande
mosquée du monde1.
Finalement, hormis une brève période durant laquelle
l’obscurantisme a resurgi, causant ma perte, cette dynastie se
révéla plus tolérante qu’on avait pu le craindre. Force est de
constater aussi que le rêve d’Al-Mu’min s’est matérialisé : les
Berbères triomphants sont devenus les maîtres de tout le
Maghreb, des côtes atlantiques aux Syrtes. Seule
Tolède résiste encore à leurs assauts.
J’ai relu une dernière fois la conclusion de l’abrégé de
l’Almageste :
« Il faut donc que l’astronome construise un système
astronomique, tel qu’il n’implique aucune impossibilité au
point de vue de la physique. Ptolémée n’a pas réussi à faire
reposer l’astronomie sur de véritables fondements. Il est donc
nécessaire de se livrer à de nouvelles recherches. Selon moi,
cette astronomie doit reposer sur la consolidation du
mouvement d’un seul orbe qui tourne simultanément autour de
deux ou de plusieurs pôles différents ; le nombre de ces pôles
est celui qui convient à l’explication des phénomènes ; de tels
mouvements peuvent rendre compte de la vitesse ou de la
lenteur des étoiles, de leur mouvement direct ou rétrograde, en
un mot, de toutes les apparences que Ptolémée n’a pu
expliquer au moyen d’une astronomie correcte.
« En réalité, l’astronomie de notre temps n’existe pas ; elle
convient au calcul, mais ne s’accorde pas avec ce qui est2. »
J’ai enveloppé mon exemplaire dans une peau de chèvre et
l’ai glissé dans ma besace. Il me restait une dernière chose à
emporter : les lettres échangées durant mon séjour avec Ibn
Maïmoun. La dernière m’était parvenue le matin même. Avant
de la ranger, j’ai eu envie de la relire tant elle me comblait.

Fès, 16 shevat 49203.

Mon frère, mon ami, Ibn Rochd,


J’espère que ce pli te trouvera heureux, en bonne
santé. Nous n’avons jamais été si proches depuis que tu
es à Ribat al-Fath et toujours si éloignés. Si proches
aussi de notre Andalus bien-aimé. À ce propos, tu
t’étonnais dans ta dernière lettre que mon père, rabbi
Maïmon, ait choisi d’emmener notre famille à Fès, au
cœur de ce Maghreb, berceau de nos oppresseurs. Il est
vrai que son choix pourrait surprendre : nous avons fui
l’aigle pour nous réfugier dans son nid. Mais je crois
néanmoins qu’il a pris la bonne décision. Un homme,
Rabbi Juda ha-Cohen Ben Soussan, dirige ici, à Fès, une
académie juive qui, pour l’instant, ne semble pas faire
l’objet de vindicte. Il a vivement insisté pour que nous
nous réfugiions chez lui. Et puis, Fès a toujours eu la
réputation d’être une cité hospitalière et tolérante. De
toute façon, mon ami, nous n’avions plus d’alternative.
Ma mère, Rebecca, était décédée. Il devenait impossible
de continuer d’errer de ville en ville en Andalus, d’autant
que notre famille s’était agrandie. Un troisième enfant
était né du remariage de mon père : un petit frère. En
tout cas, depuis deux mois que nous sommes installés,
tout semble calme. Prions Adonaï pour que rien ne
vienne contrarier cette paix.
J’ai fêté hier soir un double anniversaire : mes vingt-
cinq ans, et la fin de ma compilation de certains traités
de notre maître, Aristote. Je pense l’intituler
Terminologie logique. J’ai aussi écrit un petit traité du
calendrier dans lequel j’explique comment calculer les
fêtes juives. J’y ai pris beaucoup de plaisir.
Je m’empresse à présent de répondre à tes questions.
La première concernant la conversion de ma famille à
l’islam. Tu te doutes bien que cette accusation est
dépourvue de sens. Si nous avions adoptés la religion du
Prophète, alors pourquoi aurions-nous passé dix ans à
fuir à travers Al-Andalus ? Pourquoi serions-nous venus
nous réfugier à Fès ? Ceux qui ont répandu cette rumeur
ne sont que de vils calomniateurs. Laissons courir le
fleuve et passons plutôt à ton autre interrogation, qui,
elle, me paraît bien plus importante : la philosophie
grecque et la foi sont-elles compatibles ou opposées ?
Peuvent-elles coexister ? La réponse est oui. Ne te crois
pas seul dans la bataille. Je t’encourage vivement à lire
le Kuzari de feu Juda Halevi. Sous divers aspects, il n’est
pas éloigné de L’Incohérence des philosophes, de ton
cher contempteur Al-Ghazali. C’est un violent pamphlet
dirigé contre la philosophie gréco-musulmane, c’est-à-
dire celle d’Al-Farabi et d’Avicenne. Rejoignant Al-
Ghazali, Halevi considère que la philosophie vide la
religion de son contenu tout en prétendant la renforcer.
Comme Al-Ghazali, il estime que la révélation divine est
unique et irremplaçable, et qu’elle constitue une
nécessité qu’aucune démonstration philosophique ne
saurait remplacer. Rassure-toi, mon ami, je suis
formellement opposé à cette vision. Philosophie et
religion sont sœurs jumelles. Et je conclurai en affirmant
que nous, les juifs, avons le devoir de scruter les
Écritures, et de chercher à percer à jour les intentions de
l’Éternel. Pour y parvenir, je ne vois qu’une solution :
étudier la Tora en nous aidant des œuvres d’Aristote et
de commentateurs musulmans aussi prestigieux que toi.
Car, pour reprendre tes mots : « La vérité ne saurait
contredire la vérité. »
Je partage aussi ton avis lorsque tu dis que la société
est composée du peuple et de l’élite et que nous ne
devons pas nous adresser de la même façon à l’un et à
l’autre lorsque l’on parle de religion. On ne nous aimera
pas d’affirmer pareille chose. Et pourtant, c’est une
évidence. La masse n’a pas vocation à se préoccuper de
la philosophie et doit se contenter de suivre les préceptes
de la religion populaire. Notre enseignement, lui, ne peut
être compris que par des esprits évolués.
L’heure est venue de te quitter, à regret, mon cours
talmudique va commencer. Prends garde, tu es toi aussi
dans le nid de l’aigle. Plus périlleux encore : tu es entre
ses serres.
Salam, ton ami, Moshe Ben Maïmon.

J’ai plié la lettre et je l’ai rangée avec les précédentes. Après


avoir jeté un dernier coup d’œil à la chambre où j’avais vécu
si longtemps, j’ai gagné la sortie du palais.

Trois années s’étaient consumées depuis mon retour du


Maghreb.
Un deuxième enfant était né ; une fille cette fois, le
12 avril 1161 de l’ère des Latins. Nous l’avons appelée
Zeynab, comme la cinquième épouse du Prophète, paix et
salut sur Lui. Une petite merveille qui, disait-on, ressemblait
trait pour trait à sa grand-mère. Mon fils, Jehad, allait vers ses
neuf ans. Et il ne se passait pas un jour sans qu’il fût pour moi
motif d’émerveillement. Je lui avais appris à lire et il lisait
couramment le Coran ; texte ardu qui n’est pourtant pas à la
portée de tous. Entre lui et moi s’étaient instaurés des rapports
complices où le regard remplaçait le mot. Une modification du
timbre de la voix, une expression du visage suffisait. Plus
d’une fois il se montra capable de percevoir (et plus
rapidement que sa mère) les moments où la mélancolie me
prenait le cœur. C’est-à-dire souvent ; car l’homme qui
s’interroge est voué à vivre dans la désespérance. Il m’arrivait
d’envier ceux qui naviguaient à l’abri des tempêtes. Sereins. Je
n’ai jamais connu la sérénité. Ni à vingt ans, ni dans ma
vieillesse. J’avais fait mien l’aphorisme de Lobna : « Ni le
malheur ni le bonheur ne durent. Ce ne sont que de petits
morceaux de vie qui vont et viennent. »
J’ai profité de mes rares moments de loisir pour rédiger un
traité de médecine : le Livre des généralités médicales4. Un
travail, me semble-t-il, assez complet. Il contient une
introduction et sept parties : sur l’anatomie, sur la santé, sur
les différentes pathologies, les diagnostics, le matériel
médical, l’hygiène et les thérapies.
J’aurais tant voulu le soumettre au jugement de celui qui fut
l’un de mes maîtres : Avenzoar. Hélas, il est mort deux ans
après mon retour à Cordoue, avant que mon traité ne soit
achevé. Se sentant proche de la fin, il s’était appliqué divers
traitements que je considérais peu efficaces. Le jour où je le
lui ai fait remarquer, il m’a répondu par cette phrase étonnante
venant d’un homme de science : « Ibn Rochd, si Dieu voulait,
il modifierait la complexion de mon corps, car il ne me donne
le pouvoir d’employer un médicament que quand tel est son
bon plaisir. » Et puis, j’ai très vite compris : quand s’approche
la fin, les hommes, qu’ils aient été faibles ou vaillants,
penseurs ou illettrés, sont saisis d’effroi et d’humilité et s’en
remettent à leur Créateur.
En hommage à ce grand homme, j’ai indiqué dans mon
traité médical que mon livre ne pourrait mieux trouver comme
complément que le Taysir d’Avenzoar.
Dès 1162, je me suis attelé à un nouvel ouvrage, la Bidaya,
un livre consacré à des questions discutées en matière de droit.
Je mettrai dix-huit mois à le terminer.
Au cours de notre existence, il est des événements que l’on
n’oublie jamais. Notre mémoire s’en empare, les grave et, des
années plus tard, nous sommes capables de décrire le temps
qu’il faisait ce jour-là, si nous étions seuls ou accompagnés, à
quelle occupation nous nous livrions et en quel endroit nous
nous trouvions.
Le 30 avril 1163 fait partie de ceux-là.
Convoqué par le gouverneur de Cordoue, j’étais bien loin
d’imaginer les répercussions que cette rencontre aurait sur
mon avenir.
En entrant dans son cabinet, j’eus la surprise de constater
qu’un grand nombre de personnes m’y avaient précédé. La
plupart étaient des savants réputés avec qui j’entretenais des
relations sinon amicales, du moins courtoises. Les autres
visages m’étaient inconnus, à l’exception de celui d’un certain
Al-Assi, un astrologue.
À l’instar de ses collègues, l’homme se disait capable de
décrypter l’avenir dans les astres ; pratique formellement
condamnée par la religion musulmane, autant que par la
chrétienne, d’ailleurs. Alors, pour écarter toute critique, il
assurait que les configurations astrales représentaient les
signes des intentions du Créateur et il qualifiait son travail de
« science des jugements des étoiles ». De la sorte, il profitait
en toute impunité de la crédulité de ceux qui, de tout temps,
ont éprouvé le besoin de connaître leur avenir.
Je me suis toujours farouchement opposé à cette pseudo-
science, et je n’étais pas le seul. Bien avant moi, Avicenne
avait publié une Réfutation de l’astrologie, recueil dans lequel
il nie formellement que les astres puissent avoir le moindre
effet sur nos destinées. Avicenne, mais aussi Ibn Maïmoun.
Dans l’une des lettres qu’il m’adressa, il déclare ceci :
« Sachez bien que tous les discours des astrologues qui
prédisent ce qui adviendra sont de la pure sottise et nullement
de la science. J’ai des preuves claires, irréfutables, qui sapent
les principes sur lesquels ces discours se fondent. Jamais
aucun des savants grecs, qui furent d’authentiques savants, ne
traita de cette matière, ni n’en fit le sujet d’un quelconque
traité. »
Ces critiques, je les fais miennes, bien que n’étant pas de
l’avis d’Ibn Maïmoun lorsqu’il mentionne l’existence de
mécanismes qui régleraient l’interaction entre le divin et le
terrestre et déclare que les sphères célestes seraient « mues et
régies par des anges ». Quoi qu’il en soit, reconnaître des
fondements à l’astrologie, c’est admettre que notre existence
serait déterminée par le cosmos et que le sort d’un être
engloberait le sort de tous les hommes. Ce qui est totalement
ridicule.
Al-Assi appartenait à ces esprits – de plus en plus rares, il
est vrai – qui persistaient à croire que la Terre était plate. « Il
n’est nullement besoin d’être mathématicien, lui ai-je expliqué
un jour, pour acquérir la preuve de la sphéricité de la Terre. Il
suffit d’aller au bord d’un océan et d’observer le va-et-vient
des bateaux. Lorsqu’ils arrivent de l’horizon, c’est le mât que
l’on aperçoit en premier, puis la proue. Alors qu’à l’inverse,
lorsqu’un bateau s’éloigne, le mât disparaît en dernier. »
Il s’est mis en colère et m’a lancé : « Et c’est Allah qui vous
a fait de la Terre un tapis » ; puis : « N’avons-Nous pas fait de
la Terre une couche5 ? »
Selon lui, ces versets prouvaient largement qu’il avait raison
et que ceux qui croyaient le contraire n’étaient que des
mécréants. Et d’ajouter : « Personne ne peut croire qu’il existe
des lieux où les choses sont suspendues de bas en haut. » Sans
le savoir, il plagiait les déclarations d’un auteur chrétien qui
avait écrit il y a bien longtemps : « Existe-t-il quelqu’un
d’assez inepte pour croire qu’il y a des hommes dont les
plantes des pieds sont au-dessus de leurs têtes ? Que les herbes
et les arbres croissent vers le bas ? Que les pluies, la neige et
la grêle tombent sur terre vers le haut6 ? »
— La paix sur toi, Ibn Rochd, s’exclama le gouverneur en
me voyant sur le seuil. Entre donc. Nous avons hâte
d’entendre ton opinion sur un sujet qui agite notre illustre
cercle et qui nous contrarie.
Après m’avoir présenté, le gouverneur commença :
— Il ne t’a pas échappé que, depuis trois jours, les rues et
les places de notre ville sont désertes.
J’ai acquiescé. J’avais constaté effectivement cette
étrangeté, que j’avais imputée à ce printemps
exceptionnellement froid.
— Or, poursuivit le gouverneur, Cordoue n’est pas la seule
victime de cette situation. Il en est de même à Séville, à
Grenade, et dans la plupart des cités d’Al-Andalus. Les gens
se terrent chez eux et n’osent plus sortir. Il y en a même qui
ont pris la route pour fuir je ne sais où. Tout ceci, tu t’en
doutes, est très fâcheux, car le commerce et la vie publique en
souffrent. Après enquête, nous avons été informés de la
raison : des astronomes de Grenade ont prévu qu’un terrible
ouragan n’allait pas tarder à s’abattre sur Al-Andalus et
amènerait de grands malheurs. Ils ont même précisé que
l’événement surviendrait très précisément dans onze jours, soit
le 24. Nous voudrions savoir si ce type de prédiction
météorologique est possible ou s’il ne faut pas y accorder foi.
J’ai pensé que les esprits les plus savants de Cordoue
pouvaient me fournir la réponse.
— Excellence, mes éminents collègues ont-ils déjà donné
leur avis ?
Le gouverneur adopta un air affligé.
— Oui. Et malheureusement ils sont partagés. La moitié des
personnes affirment qu’il est possible de prédire le temps par
l’observation de la nature ; les autres affirment le contraire.
C’est pourquoi nous souhaitions ton opinion.
J’ai jeté un regard circulaire, puis :
— Excellence, les anciens Grecs nous ont laissé des écrits
où sont recensés les signes annonciateurs d’un changement de
temps et la description des nuages. Ces savants, parmi lesquels
Aristote, se sont livrés à l’étude d’un certain nombre de
phénomènes qui se passent dans notre ciel et qui sont soumis à
des lois moins régulières que celles des sphères supérieures où
tout semble obéir à un ordre admirable. Je rejoins donc, mais
avec de grandes réserves, ceux de mes collègues qui estiment
la prédiction météorologique possible.
— Pourquoi ces réserves, Ibn Rochd ? s’exclama l’un des
savants.
— Car notre connaissance de cette science est pauvre. Si
bien des changements sont prévisibles à court terme, ils ne le
sont pas dans un délai plus long. Il me paraît impossible de
prédire, onze jours par avance, et avec certitude, l’arrivée d’un
ouragan.
Un brouhaha s’éleva qui emplit la pièce.
Certains m’approuvaient, d’autres non. Finalement, une
voix, plus forte que les autres, lança :
— Ibn Rochd a tort !
Celui qui venait de parler n’était autre qu’Al-Assi.
— Je t’écoute.
Adoptant un air inspiré, il récita :
— « N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les
’Aad et avec Iram, la cité à la colonne remarquable, dont
jamais pareille ne fut construite parmi les villes ? »
Le gouverneur s’étonna.
— De quoi parles-tu ?
— Excellence, je viens de vous citer les versets de la
sourate LXXXIX , L’Aube.
J’ai demandé :
— Quel rapport avec les prédictions météorologiques ?
Al-Assi se récria en se frappant la poitrine de la main
droite :
— Comment ? Ne sais-tu pas que la ville d’Iram fut détruite
par Allah après que le peuple de ’Aad transgressa les lois et se
mit à adorer des idoles ? Et cela fut prédit.
Il récita derechef :
— « Et, lorsque vint Notre ordre, Nous renversâmes la cité
de fond en comble, et fîmes pleuvoir sur elle en masse des
pierres d’argile succédant les unes aux autres, portant une
marque connue de ton Seigneur7. »
— Je regrette, ai-je rétorqué, mais je ne vois toujours pas le
lien. Que cherches-tu à prouver ?
Il se rejeta en arrière, choqué de constater mon
incompréhension.
— Le Coran indique bien que la prédiction d’une
catastrophe est parfaitement possible, et peu importe le délai
qui s’écoule entre le moment où l’annonce est faite et celui où
elle survient.
C’est alors que, perdant mon calme, j’ai signé ma perte.
— Pauvre ignorant ! Ce sont des fables ! Iram, le peuple de
’Aad… des fables !
Cette fois, ce n’est pas un brouhaha que mes mots
déclenchèrent, mais des hurlements d’effroi.
— Des fables, répéta Al-Assi, atterré. Nierais-tu que le
peuple de ’Aad ait existé ? Et la ville d’Iram ?
— Je ne peux nier sans preuve. Je ne peux admettre sans
preuve. Qu’un peuple nommé ’Aad ait pu voir le jour et bâtir
une cité, là n’est pas la question, mais prendre au pied de la
lettre les mots de la Révélation est non seulement dangereux,
mais conduit à des égarements. Une ville peut disparaître par
la faute d’un ouragan, d’un séisme, mais pas parce qu’Allah
l’a décidé. Il n’y a pas de prédictions qui tiennent ! Il n’existe
pas de Dieu sanguinaire !
Un silence comme je n’en avais jamais connu enveloppa le
cabinet du gouverneur. Un silence plein de terreur et de
sidération.
Quelqu’un chuchota :
— Astaghfiru Allah al-Azim. Je demande pardon à Dieu le
Magnifique.
Un autre lui fit écho.
— As-tu conscience de la gravité des propos que tu viens de
tenir ? murmura le gouverneur, les traits blêmes.
Il me parut évident que ma place n’était plus là8.
Après avoir salué l’assistance, je me suis retiré, contraint
par moments de me frayer un passage entre les visages
hostiles.
1. Averroès, qui décédera en 1198, ignore qu’elle ne le
sera jamais. Commencés sous le règne du petit-fils d’Al-
Mu’min, les travaux seront abandonnés après sa mort, en
1199. Ne demeure que le minaret, appelé improprement la
« tour Hassan. »
2. Nous ne connaissons de ce livre qu’une traduction en
hébreu faite au XII e siècle par Jacob Anatoli. Ouvrage réservé
aux initiés. On en conclut qu’Averroès envisageait une
réforme de l’astronomie de son époque.
3. 28 février 1160 de l’ère latine.
4. Il fut traduit en latin en 1255, sous le titre de Colliget, et
en hébreu, puis publié en 1482 et en 1560 à Venise et
enseigné officiellement dans les facultés et écoles de
médecine occidentales jusqu’aux XVII e et XVIII e siècles.
5. Coran, LXXI , 19 et LXXVIII , 6.
6. Averroès parle sans doute de Lucius Caecilius
Firmianus, dit Lactance. Un rhéteur né vers 250, en Afrique
romaine.
7. Sourate XI , versets 82 et 83.
8. Cette scène semble être véridique si l’on en croit
Salomon Munk (1803‑1867), un érudit qui a consacré une
grande partie de sa vie à l’étude de la littérature judéo-
arabe médiévale. Elle est décrite page 424, dans son livre
Mélanges de philosophie juive et arabe, publié en 1859 aux
éditions Chez A. Franck.
20

— Allume une lampe, ordonna mon père. On n’y voit


presque plus.
C’était vrai. Cela faisait un moment que la pièce s’était
remplie d’ombres.
Ma mère s’exécuta en silence et, avant de s’éclipser, me
proposa d’une voix timide :
— Veux-tu que je te prépare à manger ?
— Merci, mais je ne vais pas tarder à rentrer. Sarah doit
s’inquiéter.
En sortant, elle m’effleura la joue au passage en
chuchotant :
— Appuie-toi sur Dieu. Tout ira bien.
Après un temps sans paroles, mon père demanda :
— Comment as-tu pu ?
C’était la seconde fois qu’il posait la question.
— Je te répondrai ceci : lorsque la bêtise ne cesse de gifler
l’intelligence, l’intelligence a le droit de se conduire bêtement.
J’étais à bout. Tu aurais dû entendre les inepties de cet
astrologue ! Ce sont…
— Majnoun ! Tu es fou ! L’homme est né pour rester
vivant, pas pour appeler l’ange de la mort. Les propos que tu
as tenus sont des hérésies. Oser qualifier les versets du saint
Coran de fables ?
— Non ! Ce ne sont pas les versets, mais les paroles d’un
âne, que j’ai qualifiées ainsi.
— Parce que tu crois que ceux qui les ont entendus ont fait
la différence ? Non, Ibn Rochd, tu ne peux pas continuer ainsi.
Les thèses que tu professes, l’adulation que tu portes aux
anciens Grecs, scandalisent ! Cette théorie sur la pensée
séparée de l’être, sur la négation de la résurrection, comment
peux-tu imaginer un seul instant qu’elle ne heurte pas les
croyants ? Je t’ai écouté durant toutes ces années. Je t’ai lu. Je
me suis tu. Je ne peux plus à présent.
Il récupéra son chapelet, en fit rouler nerveusement les
grains, avant de laisser tomber à voix basse :
— Je ne veux pas te perdre.
Ma mère réapparut avec un plateau et deux verres de thé
fumant qu’elle déposa furtivement sur une table. Puis elle
repartit.
— Je suis extrêmement surpris, reprit mon père, que le
gouverneur ne t’ait pas fait arrêter sur-le-champ et encore plus
surpris que ces gens n’aient pas cherché à te lyncher.
— Ils savent, comme tout le monde ici, que le calife m’a
accueilli à Ribat al-Fath, et qu’il me tient en haute estime.
Peut-être ont-ils craint de le contrarier ?
— Ce n’est pas impossible. Mais combien de temps durera
leur crainte ?
Il prit l’un des verres et but une gorgée.
J’ai proposé :
— Je vais écrire au calife et lui réclamer son soutien.
Mon père exhala un soupir.
— Tu es un homme brillant, un juriste émérite, un
philosophe incomparable, mais lorsqu’il s’agit des réalités de
la vie, tu ne sais plus penser. Lorsque ta lettre parviendra à Al-
Mu’min, tu seras déjà un homme mort. Non. Écoute-moi. J’ai
appris ce matin que Youssouf1, le fils du calife, avait été
nommé gouverneur de Séville. Il s’y trouve à l’heure où nous
parlons. Je ne doute pas que son père ait dû lui parler de toi.
Lui seul, s’il le souhaite, pourrait agir. Si j’ai un conseil à te
donner, va sans tarder à sa rencontre.
J’ai saisi à mon tour un verre et je l’ai reposé aussitôt. Mon
corps se refusait à ingérer quoi que ce soit.
— Me recevra-t-il ? N’entre pas qui veut à l’Alcazar.
— Tu sembles oublier qui tu es. Énoncer ton nom suffira.
— Très bien. Je suivrai ton conseil. Néanmoins, je…
Un cri venait de retentir, un cri glaçant, suivi d’un bruit de
chute.
J’ai bondi le premier et foncé vers la chambre de ma mère.
Arrivé sur le seuil, j’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. Ma
mère était allongée par terre, un rictus tiraillait ses lèvres. Je
me suis agenouillé, essayant de maîtriser le tremblement de
mes mains. Le pouls était impalpable. Pourtant elle respirait.
— Que lui arrive-t-il ? hurla mon père.
— Je… je ne sais pas… je…
— N’es-tu pas médecin ?
Étais-je médecin ? Tout mon savoir s’embrouillait dans ma
tête. Et la voix d’Abubacer et celle d’Avenzoar, et les pages de
Galien. Qui étais-je ? Un fils qui voit mourir sa mère et qui n’a
plus que les mots.
J’ai posé mon oreille sur ses lèvres en quête d’un souffle.
J’ai recueilli le dernier. Celui qu’exhale la mort.
— Alors ? gémit mon père. Tu vas la sauver, n’est-ce pas ?
J’ai fermé les paupières de ma mère et je me suis redressé.
J’ai pris mon père dans mes bras. Mes yeux étaient secs. Pas
une larme. J’ai seulement murmuré :
— Qu’Allah t’accorde les années qu’il lui restait à vivre.

Je crois n’avoir jamais vu un ciel aussi bleu sur Cordoue.


Une foule nombreuse était réunie autour de la tombe ;
essentiellement des amis de mon père. Un bref instant, je me
suis revu en train de traverser ce même cimetière entre les
amoureux et les diseuses de bonne aventure, alors que je me
rendais pour la première fois chez Lobna. Lobna qui reposait à
quelques pas d’ici. Huit ans, déjà.
La veille, comme il se doit, mes deux sœurs, Mariam et
Malika, et l’épouse de mon frère avaient lavé la dépouille,
enduit les cheveux de henné, rasé le pubis et les aisselles, puis
l’avait enveloppée de cinq draps ainsi que l’exige la coutume.
J’avais insisté pour que ne soit pas interdit à ces femmes
l’accès au cimetière ; leur présence étant en principe
déconseillée par la loi de crainte d’assister à des lamentations
excessives : « N’est pas des nôtres celui qui se frappe les
joues, déchire ses vêtements et appelle sur lui-même
le malheur. »
L’imam venait de s’avancer devant le cercueil.
Après avoir récité les quatre incantations, il conclut :
— « C’est de la terre que Nous vous avons créée, et en elle
Nous vous retournerons, et d’elle Nous vous ferons sortir une
fois encore. »
Lentement, avec l’aide de Djibril mon frère et de deux
cousins, nous avons soulevé le corps et déposé délicatement
celui-ci à même la terre ; visage tourné vers La Mecque.
Chacune des personnes présentes prit alors trois poignées de
terre et les jeta dans la tombe.
Tout était fini.
Nous sommes sortis à pas lents du cimetière. Le ciel était
toujours bleu. Un bleu indécent devant tant de tristesse. Mon
père, soutenu par mon frère et moi, vacillait à chaque pas. Il
venait d’abandonner à la poussière trente-sept ans de vie
commune et le seul amour qu’il eût jamais connu. Malgré ses
protestations, nous sommes convenus avec Mariam, veuve
depuis trois ans, qu’il irait dorénavant habiter chez elle. Livré
à lui-même, à soixante-sept ans, après une telle perte, il ne
faisait pas de doute que sans cela il se laisserait mourir.
Le soir, Sarah et moi avons accueilli le cortège des
personnes venues présenter leurs condoléances. Leur grand
nombre s’expliquait par la notoriété dont jouissait mon père.
Le lendemain, dès l’aube, après une nuit sans sommeil, je
suis parti pour Séville.
Tout au long du parcours, le visage de ma mère ne m’a pas
quitté. Je la voyais partout. Entre les palmiers et les hibiscus,
incrustée dans le souffle chaud des figuiers de Barbarie.

Cinq jours plus tard, j’arrivai en vue de Séville. La ville,


presque circulaire, était située dans une vaste plaine, gorgée de
vignobles et d’oliviers. J’ai vu aussi des champs de blé et des
moulins. La Grande Rivière coulait en direction de l’ouest. Je
passai sous l’aqueduc et parvins au pied des murailles en
tabya, mélange d’argile, de sable et de chaux, jalonnées de
centaines de tours et percées de portes. J’empruntai l’une
d’elles et entrai dans la cité. Séville avait la réputation d’être la
ville des contrastes, celle de la misère la plus criante et des
fortunes insolentes. Une réputation confirmée au fur et à
mesure que je progressais vers l’Alcazar : je n’ai jamais croisé
autant d’enfants livrés à eux-mêmes et de mendiants. Jamais
autant de magnifiques demeures.
Comme je l’avais fait lors de mon arrivée à Ribat al-Fath,
une fois devant l’entrée de l’Alcazar, j’ai décliné mon identité.
La sentinelle ne parut pas impressionnée et me dévisagea au
contraire d’un air soupçonneux. J’ai pensé à mon père avec
tendresse. Comme tous les pères, il me voyait plus important
que je n’étais, ou n’avait pas imaginé que les gardes ne lisent
pas Aristote ni les traités de médecine et encore moins les
livres de jurisprudence.
— As-tu un sauf-conduit ?
— Prévenez le gouverneur. Mon nom suffira.
— C’est que…
J’ai menti.
— Je porte un message urgent de son père.
— Le calife ?
J’ai fait oui de la tête.
À voir son expression confuse, je me suis dit qu’une
affreuse bataille devait se livrer dans la tête du pauvre homme.
En toute logique, il aurait dû me renvoyer sans discussion,
mais c’eût été prendre le risque de voir s’abattre sur lui toutes
les malédictions du ciel. Finalement, il m’autorisa à entrer.
De l’extérieur, les murailles m’avaient présenté l’aspect
sévère d’une forteresse, et l’on ne pouvait soupçonner qu’elles
cachaient tant de splendeurs. En d’autres temps, j’aurais dû
m’extasier, mais je n’en avais ni le cœur ni l’esprit. Aussi,
c’est dans l’indifférence totale que j’ai longé la centaine de
colonnes, le patio, les chambres aux plafonds précieux, ornés
de stuc, et toutes les merveilles que je croisais.
Un second garde m’intercepta alors que j’arrivais au pied
d’un escalier de marbre. Mon nom ne lui fit pas plus d’effet
qu’à son collègue. J’ai réitéré mon mensonge. Il bougea la tête
de droite à gauche et, soudain, en un éclair, je me suis vu
entouré par une dizaine de Berbères, sabre à la ceinture.
Le garde échangea quelques mots avec l’un des hommes, le
plus âgé, qui paraissait être le chef. Ce dernier marcha vers
moi, me toisa et dit :
— Tu es Ibn Rochd ?
— Je suis bien Ibn Rochd.
— Le fils d’Abu al-Qasim ?
— Le fils d’Abu al-Qasim
— Le petit-fils du grand Abou al-Walid ?
J’ai une fois de plus répondu par l’affirmative.
Alors l’homme me salua en mettant la main sur son cœur.
— La paix soit sur toi. Tu es le bienvenu.
Mon père, finalement, n’avait pas eu totalement tort.
— Je dois voir le seigneur Youssouf. Il s’agit d’une affaire
urgente.
— Je comprends. Mais je n’ai malheureusement pas le
pouvoir de décider. Je vais t’accompagner auprès de son
secrétaire.

Youssouf avait ordonné que je le retrouve au hammam.


Lorsque je l’ai rejoint, il venait de sortir de la chambre chaude
et se reposait dans la salle de départ. Je me suis assis en face
de lui, une serviette nouée autour de la taille.
Allongé sur une banquette, yeux mi-clos, il semblait vivre
pleinement cet instant de volupté où le corps, dans une torpeur
humide, ne s’appartient plus. Il était tout jeune, entre vingt-
cinq et vingt-huit ans. Assez svelte, il avait le visage allongé,
un nez busqué qui surplombait une bouche aux lèvres
charnues, d’où s’amorçait la courbe d’un menton effilé.
Partageait-il la même vision politique qu’Al-Mu’min, les
mêmes rêves d’expansion ? Le même intérêt pour les sciences
et la même tolérance pour les philosophes ? Mon avenir
dépendrait de ses réponses.
Brusquement, il s’est relevé et il a frappé dans ses mains.
— Des boissons fraîches ! a-t-il commandé à l’un des
porteurs d’éventail.
Puis, il me fixa.
— Ibn Rochd, sais-tu combien mon père t’admire ?
— J’accueille cela comme un grand honneur.
— Mon père, mais aussi ton ami et maître Abubacer. J’ai eu
l’occasion de faire appel à ses soins l’an passé, alors que je
rendais visite au gouverneur de Ceuta.
J’ai senti une émotion m’envahir. C’était la seconde fois
que, sans le savoir, Abubacer jouait un rôle protecteur.
Le prince ajouta :
— C’est un grand personnage, Abubacer. As-tu lu Le Vivant
Fils de l’Éveillé ?
— Bien sûr. Une œuvre majeure. Éternelle.
Youssouf ôta sa serviette pour essuyer la sueur qui perlait à
son front et la reposa sur son intimité.
— Est-il concevable qu’un enfant livré à lui-même sur une
île puisse acquérir le savoir, alors qu’au départ il est ignorant
de tout, sans bagage, sans mémoire ?
Venu réclamer de l’aide auprès d’un prince, voilà que je me
retrouvais soudain dans un lieu insolite en train de débattre
d’un livre initiatique.
— Vous avez certainement pu observer que ce conte, car
c’est avant tout un conte, est divisé en sept parties, qui
s’étendent sur une durée de quarante-neuf ans. Sept fois sept.
Il faut comprendre que chacune de ces étapes correspond à un
cheminement : celui de l’intelligence et celui de l’âme.
— C’est donc une sorte de parcours initiatique.
— Absolument. De sa naissance à l’âge de sept ans, Vivant
découvre l’affection des êtres qui lui ressemblent : les
animaux. De sept à quatorze ans, il explore un monde plus
vaste, acquiert et développe le sens de l’observation et de
l’intuition, jusqu’au moment où il est confronté à la mort de
l’être le plus cher – la mort de la « mère-gazelle ». Entre
quatorze et vingt et un ans, il aborde le temps de l’invention. Il
utilise des instruments pour construire, produire. Ce n’est qu’à
l’ultime étape qu’il accède à la méditation métaphysique, qu’il
s’interroge sur l’homme et sur l’âme, et découvre une pratique
religieuse exempte de toute révélation externe, jusqu’à
atteindre l’extase. Ce moment que je qualifierais de rencontre
avec l’absolu.
— Intéressant, a reconnu Youssouf. Un livre qui soulève de
nombreuses questions.
— Dont l’une est fondamentale.
— Laquelle ?
J’ai essuyé à mon tour la sueur de mon visage. Était-elle
due à la peur ou à la chaleur ? Je n’aurais pu le dire avec
exactitude.
J’ai répondu :
— La religion révélée, dans son interprétation littérale,
peut-elle tolérer la sagesse naturelle d’un esprit libre ?
Le prince a hoché la tête à plusieurs reprises.
— Oui. Cette interrogation ne m’a pas échappé. Comment y
répondrais-tu ?
Je n’osais répondre. Je pressentais que, selon la réponse que
je fournirais, mon sort serait scellé.
Contre toute attente, il a pris les devants.
— Je pense qu’un esprit libre doit le rester. Mais ai-je
besoin de le préciser ? Une liberté sans limites s’appelle
l’anarchie.
Il s’est tu et m’a scruté, l’air grave.
— Les nouvelles vont vite, Ibn Rochd.
Comme j’allais me défendre, il me stoppa d’un geste de la
main.
— Inutile. Pas besoin de te disculper. Mon jugement a déjà
été prononcé.
Il grommela en quittant la banquette :
— Je n’aime pas les astrologues.
C’est à ce moment que la porte s’est ouverte et qu’un
homme, haletant, échevelé, est tombé à genoux en s’écriant :
— Seigneur ! Notre calife, votre père, est mort !
1. Averroès cite son nom au complet : Abou Yacoub
Youssouf.
21

Plus d’un siècle après la mort d’Averroès.


Florence, 1299.

Le soleil flamboyait au-dessus des collines du Belvédère et


du Bellosguardo. La cloche du campanile sonna quatorze
coups. Un rai de lumière s’infiltra par les persiennes
entrebâillées et se posa délicatement sur le nez du signor
Dante Alighieri. Un nez fort allongé. Le Florentin but une
rasade de vin et, fixant d’un œil éteint son très cher ami, le
poète Guido Cavalcanti, poussa une sorte de gémissement.
— Que se passe-t-il ? se récria Guido. Ne me dis pas que tu
penses encore à elle !
— Pourquoi n’y penserais-je plus ?
— Parce que ta Béatrice est morte. Morte depuis bientôt dix
ans, qu’aucune peine d’amour ne dure aussi longtemps et que,
depuis, tu as eu quarante-deux chapitres et trente-cinq poèmes
pour l’exprimer. Qu’est-ce que cela eût été si tu avais couché
avec cette damoiselle ! À quoi j’ajouterai que tu es marié et
que tu as quatre enfants.
Dante leva son index.
— Attention, Guido ! Tu es mon ami le plus proche, mais je
t’interdis de parler ainsi de Béatrice. Elle fut sacrée et le
demeure.
Guido récita, yeux levés au plafond :
— « Elle m’apparut revêtue d’une très noble couleur,
humble et honnête, rouge sang, ceinte et ornée comme il
convenait à son très jeune âge. À ce moment, je dis en vérité
que l’esprit de la vie, qui demeure en la chambre la plus
secrète du cœur, commença à trembler si fort, qu’il se
manifesta horriblement… »
— Arrête, je te prie !
— J’arrête. Et pour te consoler, je te dirai que ta Vita nuova
est un pur chef-d’œuvre. Là-haut, parmi les anges, Béatrice
peut être comblée. Aucun homme n’aura payé pareil tribut à
une femme.
Dante quitta le divan où il était allongé et alla vers sa table
de travail. Il prit un épais manuscrit et se tourna vers son ami.
— J’aimerais te lire quelque chose, si tu veux bien.
— Avec plaisir.
— Ce sera long, et sache que je l’ai rédigé en toscan.
— Tu es fou, ma parole ! En toscan1 ?
— Parfaitement. Cessons d’écrire pour une élite de lettrés,
écrivons pour le peuple, c’est-à-dire la majorité des gens de ce
pays. J’hésite encore sur le titre. Que penses-tu de La
Comédie ?
— C’est un peu vague. Quel est le thème ?
— Disons qu’il s’agit d’une composition à la fois lyrique et
ésotérique. Le héros a déçu la femme qu’il aimait éperdument.
Elle est morte avant qu’il n’ait pu la reconquérir. Son seul
espoir d’obtenir son pardon est de rejoindre son âme au
Paradis. Il entame donc un voyage imaginaire au travers du
monde des morts. Guidé d’abord par Virgile, qui représente sa
raison, puis par une jeune fille, le héros passe de l’Enfer au
Purgatoire, puis au Paradis. Tout au long de ce périple, il
rencontrera de nombreux personnages qui figurent les vices et
les vertus. Le bien et le mal. Les hérétiques et les croyants.
Alors ? Qu’en penses-tu ?
Guido se versa une coupe de vin.
— J’imagine que le héros, c’est toi, et que la jeune fille,
c’est…
— Béatrice. Exact. Tu y vois un inconvénient ?
Il y avait comme une menace dans la voix.
Guido s’empressa de répondre par la négative.
— Aucun, aucun. Je t’écoute.
Dante regagna le divan qu’il venait d’abandonner, s’installa
confortablement et commença sa lecture.
Une heure plus tard, Guido se leva pour ouvrir les
persiennes tout en encourageant son ami à poursuivre.
— Dis-moi au moins quelque chose ! se lamenta Dante.
— C’est bien. Très bien. Continue.
— Tu n’as pas l’air très séduit.
— Tu ne changeras jamais ! Toujours aussi susceptible,
inquiet, torturé. Poursuis, te dis-je !
Dante fit une moue agacée et reprit :
— « Là je vis Socrate et Platon, qui se tiennent plus près de
lui que les autres ;
« Démocrite, qui soumet l’univers au hasard ; Diogène,
Anaxagore et Thalès ; Empédocle, Héraclite et Zénon.
« Et je vis celui qui si bien décrivit les vertus des plantes, je
veux dire Dioscoride. Je vis Orphée, Tullius et Livius, et
Sénèque le philosophe moral ;
« Euclide le géomètre, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne,
Galien, et Averroès l’auteur du Commentaire.
« Je ne saurais les nommer tous, car tellement me presse
mon long sujet, que maintes fois le dire reste en arrière des
choses. » …Alors ?
Guido pouffa.
— On se croirait à la cour de Frédéric II.
— N’ironise pas ! J’ai profondément admiré et vénéré
l’empereur. J’ai vu en lui le modèle du souverain et du juge,
du savant et du poète, le prince parfait !
— D’accord. Revenons à ton poème…
— Non ! À mon chef-d’œuvre !
— Si j’ai bien compris ton explication, il sera divisé en trois
parties. L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis.
— Tu simplifies. Trois parties de trente-trois chants
chacune, plus un, en introduction, le tout jouant avec la valeur
mystique des nombres trois et cent. L’ensemble s’achève par
la découverte de Dieu hors du temps et de l’espace. Ce que je
viens de te lire ne représente que quelques vers de l’Enfer, le
Chant IV.
Guido saisit le manuscrit de la main de son ami et le
parcourut fébrilement.
— Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Galien… Averroès ?
Tu les as tous voués à la damnation ?
— Oui et non. Je les ai placés dans les Limbes. Là où
séjournent ceux qui sont morts sans avoir commis de péché
mortel, mais n’ont toujours pas été libérés du péché originel
par le baptême. Ce sont les « bons païens ».
— Sei proprio matto ! Tu es réellement fou ! Tu as jeté de
tels géants de la pensée aux portes de l’Enfer ?
Guido Cavalcanti pointa son index sur un passage.
— « Et cet autre, plus loin, dont les flancs sont si grêles, est
Michael Scot, quelqu’un qui semble avoir connu vraiment les
jeux trompeurs de la sorcellerie… »
Il s’arrêta net.
— Michael Scot ? Tu l’as rangé lui aussi parmi les
trompeurs et condamné aux Enfers ?
Les prunelles de Dante s’embrumèrent de colère.
— Sais-tu qui est Michael Scot ?
— Évidemment, le traducteur d’Averroès.
— Si seulement il ne fut que cela ! Il a appartenu à ces faux
prophètes de l’avenir ! Un maître en sorcelleries ! Un faux
astrologue.
— Tu fais erreur. Il savait lire l’avenir et l’a prouvé.
Dante répéta, incrédule :
— Il l’a prouvé ?
— Absolument. Il ne sortait jamais de chez lui sans protéger
son crâne d’un chaperon de fer parce qu’il avait prédit qu’il
serait tué par la chute d’une pierre. Et c’est bien ainsi qu’il est
mort, un jour qu’il accompagnait l’empereur en Germanie2.
— Et qu’avait-il fait de son chaperon ?
— Oublié à Palerme. Tu vois bien que Scot ne peut finir en
Enfer et encore moins Averroès ou Aristote !
Dante récupéra son manuscrit d’un geste rageur.
— L’histoire jugera si j’ai tort ou raison !
1. C’est à la suite de cette œuvre colossale que le parler
toscan deviendra la langue nationale italienne.
2. En 1235.
22

Sarah contemplait avec un sourire d’enfant le bracelet que


je venais de lui offrir. Pourtant, elle n’était plus une enfant ;
elle fêtait ses trente ans. Elle avait incroyablement mûri. Son
corps s’était métamorphosé, ses hanches s’étaient arrondies, sa
maturité était celle d’une femme de quarante. Quand nous
faisions l’amour, c’était elle désormais qui manifestait ses
exigences.
Un peu en retrait, ma fille Zeynab sur mes genoux,
j’observais les membres de ma famille réunie.
Je trouvais à Malika, ma sœur aînée, de plus en plus de
ressemblance avec notre mère, à moins que ce ne fût un peu de
l’âme de la défunte qui s’était glissé en elle. Quelques années
auparavant, je lui avais présenté son futur mari après avoir
jugé l’homme sérieux et probe. Il possédait l’une des plus
importantes fabriques de papier d’Al-Andalus, où j’avais pour
habitude de me fournir. Un papier supérieur à celui importé de
Syrie ou même de Samarkand.
Depuis la perte de son époux, Mariam, qui avait deux ans de
moins que Malika, ne s’était jamais remariée. Elle se
consacrait à l’éducation de son fils unique et prenait soin de
mon père, qui avait emménagé sous son toit.
Quant à Djibril, mon frère, il avait épousé une chrétienne
dont la famille s’était arabisée plus d’un siècle auparavant.
À l’arrivée des Almohades, il existait un nombre non
négligeable de chrétiens en Al-Andalus. Mais, assez
rapidement, leur statut de dhimmis, de protégés, avait été mis
en péril par l’intransigeance des nouveaux conquérants.
Un jour, une fatwa, aussi stupide que méprisable, décréta la
destruction de toutes les églises. De nombreux chrétiens furent
obligés de fuir vers le nord, et ceux qui décidèrent de rester se
sont arabisés tout en demeurant fidèles à leur foi. Ils
conservèrent le latin comme langue liturgique, mais l’arabe
devint leur langue de culture et de communication. Ils
adoptèrent des noms arabes, nos vêtements et notre mode de
vie. Ils ne mangeaient plus de viande de porc et évitaient de
décorer leurs églises avec des images ou des sculptures, qui
sont des signes d’idolâtrie. Bientôt, on les surnomma les
mozarabes. Les « arabisés ». Ils pratiquaient librement leur
culte, sans pouvoir cependant faire de processions publiques ni
sonner les cloches de leurs églises en dehors du dimanche.
Rien n’obligeait Marwa (c’était le nom de la femme de
Djibril) à se convertir à l’islam. À aucun moment, mon frère
ne lui avait imposé ce préalable pour s’unir à elle. En aucun
cas, le Coran ne s’oppose au mariage d’un musulman avec une
femme appartenant à la communauté de ceux qui ont reçu le
Livre avant nous.
Pourquoi l’a-t-elle décidé ? Je n’ai pas cherché à le savoir.
Peut-être par conviction ? Ou pour mieux faire corps avec
notre famille. Peu importe. Je l’ai toujours considérée comme
une enfant du Livre, sans distinction, tel qu’il est prescrit :
« Dites : Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé,
et en ce qu’on a fait descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac
et Jacob et les Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à
Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur
Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à
Lui nous sommes Soumis1. »
— Je suis satisfait de toi, mon fils, dit soudain mon père.
J’ai l’impression que tu as choisi enfin la voie de la raison.
Je voyais bien à quoi il faisait allusion. Je n’ai pas
commenté.
— Quelle voie de la raison ? questionna Djibril.
— Ton frère vient de finir d’écrire un traité à la gloire des
Almohades et…
Je l’ai interrompu.
— Pardonne-moi. Tu fais erreur. C’est un ouvrage qui se
réfère à l’État suprême instauré par Ibn Tûmart2. Il n’est pas
question d’une apologie.
— Mettons que, à l’instar de toute personne qui a compris
qu’elle devait se soumettre au nouvel ordre, tu as poussé le
zèle jusqu’à en faire une explication en forme.
Je voulus réagir, mais mon père poursuivit :
— Oublierais-tu que je t’ai enseigné la jurisprudence ? Il ne
m’a pas échappé que dans ton Commentaire de la République
de Platon, tu fustiges les califes almoravides ainsi que leurs
partisans, pour exalter le régime qui les a remplacés. Tu
magnifies « ce pouvoir vainqueur » pour avoir libéré les
musulmans de tous les fauteurs de troubles intellectuels et
spirituels, et pour avoir ainsi laissé le champ libre, je te cite,
« à cette classe de personnes qui s’est engagée dans la voie de
l’examen rationnel et aspire à connaître la vérité ». Sache que
je ne te le reproche pas. J’adhère, au contraire. Nous ne
cherchons pas les ennuis, n’est-ce pas ?
Djibril ironisa :
— Serait-ce ta rencontre à Séville il y a trois ans avec celui
qui n’était encore que gouverneur qui a modifié ta vision à
l’égard du pouvoir actuel ? Une façon de le remercier pour la
protection qu’il t’a accordée ?
Mon père fit observer :
— Peu importe, mon fils peut se vanter aujourd’hui d’être le
protégé d’un calife.
— Un calife qui n’a adouci en rien ce régime, continua
Djibril. Il est aussi dirigiste que totalitaire. Totalitaire puisqu’il
impose à tous, hommes libres ou esclaves, d’adhérer à une
pensée spécifique. Et dirigiste, puisque, après avoir passé
commande d’ouvrages aux lettrés, des lettrés tels que toi, mon
frère, il en fait surveiller la rédaction par une administration
placée sous sa tutelle. Une politique qui porte un nom :
censure.
Comme je me taisais, Djibril m’apostropha :
— Alors ? Pas de commentaires ?
Jehad leva un doigt timide.
— Puis-je dire quelque chose ?
Les regards se sont tournés vers lui.
— Si nous sommes obligés de porter un vêtement que nous
détestons, nous pouvons soit le refuser, et connaître beaucoup
de souffrances, soit l’accepter. Mon père a choisi d’accepter,
parce qu’il sait que son cœur, lui, n’a rien accepté.
J’ai dévisagé Jehad, interloqué. J’avais toujours pressenti
chez lui une grande maturité. Je ne me doutais pas à quel
point.

Oui, je ne peux, ni ne veux, nier la vérité. Ainsi que je l’ai


reconnu plus en amont dans ces Mémoires, j’ai essayé autant
que possible d’éviter l’affrontement. Je me refusais d’être
contraint à l’exil comme Ibn Maïmoun. Oui, j’ai baisé la main
des Almohades. Cependant, là où mon fils se trompait : je n’ai
pas échappé à la souffrance.

J’ai posé mon calame, surpris par la montée de l’aube. Sans


m’en rendre compte, j’avais écrit toute la nuit, sans me relire,
sans une rature. C’est que le temps me manque. Dans sa
dernière lettre, Jehad m’annonçait qu’il arriverait demain. Le
revoir sera étrange après une si longue séparation et j’ai peine
à croire que l’enfant est devenu un homme de quarante-deux
ans. Il a marché dans mon sillage et s’est consacré à la
jurisprudence. Je suis fier de lui. La précocité dont il
témoignait tout jeune n’a fait que se confirmer. Il excelle. Il a
lu tous mes ouvrages et pourtant je suis conscient de leur
grande complexité ; tout particulièrement mes commentaires
du Traité de l’âme. Maintenant, alors que tout est consommé,
une question terrifiante m’assaille : et si je m’étais trompé ? Et
si j’avais mal interprété le texte original ? Je n’ai jamais eu
entre les mains qu’une traduction du grec à l’arabe du livre
d’Aristote. Une seule, signée d’un chrétien du nom de Ibn
Ishaq. J’ai cherché à savoir qui fut cet homme. J’ai interrogé
les sages, les traducteurs, des chrétiens, des juifs. Il semble
que Ibn Ishaq soit né il y a trois siècles sur les bords de
l’Euphrate, et qu’il aurait appartenu à une étrange secte qui
affirme que deux personnes, l’une divine, l’autre humaine,
coexistent en Jésus3. Des propos qui m’échappent, puisque
Jésus ne fut qu’un prophète parmi les prophètes et ne pouvait
en aucun cas posséder d’apparence divine. C’est au cours d’un
voyage à Byzance que Ibn Ishaq aurait appris la langue
grecque ; sa langue natale ayant été le syriaque, un dialecte
dérivé de l’araméen. De Byzance, il se serait rendu à Bagdad,
où il aurait fait partie d’une « maison de la sagesse », l’un de
ces centres d’études et de traduction ouverts aux savants sous
le règne du calife Al-M’amun.
J’ignore dans quelles circonstances Ibn Ishaq a acquis le
surnom de « maître des traducteurs ».
Pour toutes ces raisons, depuis quelques jours, un étau me
serre la gorge : et si la traduction du Traité de l’âme n’était pas
sûre ? Ibn Ishaq a-t-il lui-même traduit l’ouvrage ? Ou faut-il
attribuer ce travail à son fils ou à son neveu, car je sais qu’ils
se partageaient les tâches en famille et qu’ils avaient même
créé un négoce très lucratif, se faisant rémunérer pour chaque
manuscrit traduit ? Son fils et son neveu maîtrisaient-ils
suffisamment le grec ? Ou s’étaient-ils contentés de traduire
Aristote en syriaque, avant de confier le résultat de leur travail
à leur maître, qui, ensuite, a traduit l’œuvre en arabe ? Dans ce
cas, quelle déperdition !
La traduction d’une simple lettre est déjà en soi semée
d’embûches ; que dire alors de textes aussi escarpés que le
Traité de l’âme ? Quel que soit celui qui l’a traduit, possédait-
il suffisamment de connaissances en philosophie ? Comment
a-t-il déchiffré des passages tels que : « Puisque le corps est de
telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie, le corps
ne saurait être âme ; car le corps n’est pas une des choses qui
puissent être attribuées à un sujet, il remplit plutôt lui-même le
rôle de sujet et de matière. »
À quoi sert de me tourmenter puisque tout est consommé ?
Je peux seulement invoquer le Créateur des mondes et espérer
que jamais personne ne traduira mes Commentaires. Le
passage de l’arabe au latin ne pourra que déformer ma pensée
ou, pire encore, la trahir.

Mon troisième enfant est né à l’aube du 30 octobre 1168 des


Latins. Une seconde fille, prénommée Salma, comme sa
grand-mère défunte. Malheureusement, elle nous a quittés
trois mois après sa naissance. Un matin, nous l’avons
découverte morte dans son berceau. Mon épouse a dit : « Dieu
l’a voulu. » J’ai répondu : « Non, Sarah, c’est la maladie qui a
gagné. » Elle a insisté : « Notre enfant est auprès du Tout-
Puissant désormais. »
De par son éducation, peut-être aussi par conviction, Sarah
n’a jamais voulu partager mes idées, qu’elle jugeait
offensantes. Et je voyais bien que mes explications la
bouleversaient au point de la faire pleurer. Alors, j’ai adopté la
recommandation d’Hippocrate : « Si le mensonge est utile au
patient à la manière d’un médicament, mentir devient
nécessaire. »

J’étais très préoccupé par la situation politique qui régnait


en Andalus. Nous avions appris que, sentant sa fin proche, Al-
Mu’min avait convoqué les cheikhs almohades qui
l’accompagnaient. Il leur avait expliqué que, après avoir mis à
l’épreuve son fils aîné, il l’avait jugé inapte à exercer le
pouvoir. Il leur ordonnait donc de prendre pour chef le cadet,
Youssouf. Les cheikhs acceptèrent. Mais, au lendemain de la
mort de son père, le jeune homme s’était trouvé confronté à un
groupe d’opposants et il avait dû batailler pour s’imposer.
En cette année 1168, il n’était pas au bout de ses peines.
Depuis quelque temps, un ancien officier de l’armée
almoravide avait pris la tête d’une rébellion et, après avoir
déclaré allégeance au califat de Bagdad, il s’était imposé à
Murcie, où il avait établi la capitale d’un nouvel émirat. Cet
homme s’appelait Mardanîsh. Il appartenait à une famille de
muwalladine. Le plus préoccupant, c’était l’alliance que cet
individu avait nouée avec les rois chrétiens. Il recrutait même
des soldats dans leurs rangs. Récemment, il avait entrepris
d’audacieuses expéditions en Andalus et réussi à s’emparer de
plusieurs villes. Cordoue et Séville étaient menacées.
Curieusement, on vit des juristes, des savants, ou tout
simplement des hommes et des femmes, lassés de l’insécurité
qui sévissait dans certaines régions, aller se réfugier dans les
villes conquises, préférant vivre sous la coupe de Mardanîsh
plutôt que sous le régime almohade. Attitude
incompréhensible, lorsque l’on sait que non seulement
Mardanîsh est irréligieux, mais qu’il opprime ses sujets en leur
imposant des contributions extrêmement élevées.
Personnellement, je n’ai jamais imaginé suivre mes
coreligionnaires. Je n’éprouve que mépris pour ce « roi loup »,
réputé pour son extrême cruauté et pour les orgies auxquelles
il se livre en compagnie des chefs de ses mercenaires
chrétiens.

Nous vivions dans un monde de plus en plus instable où


régnait la division parmi les Arabes et les Berbères, alors que,
parallèlement, les rois chrétiens unissaient insensiblement
leurs forces pour reconquérir les territoires que nous
occupions depuis bientôt cinq siècles. Selon toute logique, si
nos princes persistaient dans leur attitude stupide, un jour
viendrait où nous serions boutés hors de la Péninsule et Al-
Andalus n’aurait été qu’un rendez-vous manqué. Je n’osais y
croire.

Je venais de prendre place au milieu de mes étudiants, au


cœur de la madrasa de la Grande Mosquée. Jamais je n’avais
compté autant de monde. Combien étaient-ils ? Plus de trente
certainement. Mais je n’avais d’yeux que pour Jehad, mon fils,
assis au premier rang. Quelques jours plus tôt, il avait fêté ses
quinze ans ; et moi j’étais à l’orée de ma quarante-troisième
année.
En observant cette assemblée, je ne pouvais manquer de
m’étonner en constatant à quel point, en quelques années, ma
renommée s’était répandue à travers Al-Andalus. Mais je
n’étais pas dupe. Au grand jour, on me saluait, on me louait,
on vantait mes qualités, ma science, ma sagesse, alors que
dans la pénombre des alcôves, dans les cours de certains
juristes ou celles de prétendus théologiens, on souhaitait que je
ne sois jamais venu au monde. Je crois pourtant avoir fait
preuve jusque-là d’une grande prudence. J’ai évité les
réponses qui heurtent, évité aussi de confier aux copistes
certains de mes écrits, tels que mes deux traités sur
« l’intellect séparé de l’homme » et un livre sur « la folie qu’il
y a à douter des arguments des philosophes touchant
l’existence de la matière première ». Lorsque je ne craindrai
plus pour ma famille, je les livrerai au public.

J’ai dû écrire à ce jour quinze ouvrages philosophiques ;


autant sur la médecine ; quatre recueils de théologie ; une
dizaine sur la jurisprudence ; quatre en astronomie ; deux sur
la grammaire4. Mais ils ne représentent qu’une infime partie
des thèmes que je souhaite aborder, si ma santé me le permet.
Car, depuis quelques mois, je sens bien que je ne suis plus
l’homme de ma jeunesse. Je souffre des os, et chaque
mouvement déclenche en moi d’intenses douleurs. Il semble
qu’il s’agisse d’Arthritis, une maladie qui survient lors des
changements de saison, lorsque le corps passe de l’hiver à
l’été ; au moment où la pituite, l’une des quatre humeurs,
prend le pas sur toutes les autres5. Ce qui m’inquiète, c’est sa
précocité. Je ne l’ai diagnostiquée que chez les vieillards.
— Maître, puis-je vous poser une question ?
Plongé dans mes pensées, j’avais oublié la présence des
étudiants.
— Oui. Je t’écoute.
— Est-il vrai que vous auriez déclaré un jour, en parlant
d’Aristote, qu’il est plus digne d’être qualifié de divin, plutôt
que d’humain ?
— C’est exact. Parce que cet homme fut une règle dans la
nature, un modèle que la nature elle-même a inventé pour nous
rappeler que le degré suprême de la perfection humaine est
accessible dans notre monde matériel. Aristote a atteint le
sommet des capacités intellectuelles de l’homme, et seuls les
prophètes l’ont dépassé. Je considère que…
Un cri poussé par mon fils m’a interrompu net. Le front de
Jehad était ensanglanté. Je me suis dressé, cherchant du regard
d’où venait l’agression.
— Kâfir ! cria un homme qui brandissait un bâton.
Incroyant !
Il était accompagné par une dizaine d’autres individus et ils
venaient vers moi, menaçants.
— Kâfir ! reprit-il.
Je n’écoutais plus. J’ai couru vers Jehad, j’ai vérifié que la
blessure était superficielle et je lui ai fait un rempart de mon
corps.
L’homme, le meneur, arriva devant nous.
— Pas de place dans la mosquée d’Allah pour les
mécréants ! Quitte ce lieu sacré immédiatement !
Ses acolytes formaient un cercle autour de nous. Certains
tenaient des cailloux dans le creux de la main ; d’autres, des
poignards.
La plupart de mes étudiants, apeurés, s’étaient retirés
jusqu’au fond de la salle ; les autres avaient fui.
J’ai toisé l’homme.
— Parles-tu au nom du Créateur des mondes ou en ton
nom ?
— Allah maudit les infidèles ! Ta place est dans la
fournaise !
J’ai rétorqué :
— La fournaise est pour ceux qui pratiquent l’injustice !
— Sors d’ici ! Blasphémateur ! rugit le meneur en levant
son bâton, prêt à me frapper.
J’ai pensé à Jehad. En cherchant à tenir tête à ces fous, je
risquais de mettre sa vie en danger. D’ailleurs, aurais-je pu ?
Aussi, je l’ai pris par la main et, lentement, j’ai marché vers la
sortie.
Une fois dans la cour des ablutions, je me suis retourné.
Mes agresseurs étaient sur le seuil, qui m’observaient.
Dans leurs regards, j’ai lu toute la haine qui naît de
l’ignorance.
— Pourquoi te détestent-ils ? a demandé Jehad.
1. Coran, II , 136.
2. Al-Amr al-Aziz. Ce traité a disparu.
3. Les nestoriens.
4. La liste exhaustive de ces ouvrages est consultable dans
le livre qu’Ernest Renan a consacré à Averroès : Averroès et
l’Averroïsme, publié pour la première fois en 1852, aux
Éditions Auguste Durand.
5. Averroès parle sans doute ici de « rhumatisme » ou
« rhuma ». La pituite étant cette sécrétion visqueuse produite
par les muqueuses du nez ou des bronches, les Anciens
pensaient que les douleurs articulaires étaient dues à
l’écoulement des « humeurs », qui coulaient de la tête vers les
membres inférieurs.
23

La nuit était fort avancée lorsqu’un grondement sourd,


effrayant, monta des entrailles de la terre. Je me trouvais
encore à ma table de travail. Le sol sous mes pieds s’est mis à
trembler si violemment que mes étagères et les livres qu’elles
portaient se sont écroulés. Toute la maison était envahie de
craquements et de vacarmes. Je me suis levé, le plancher
ondulait, comme si des vagues avaient remplacé la pierre ou
qu’une vie monstrueuse cherchait à s’en dégager. Je ne sais
plus comment j’ai réussi à sortir de la chambre. Une fois à
l’extérieur, tout s’est arrêté. Le grondement s’est tu. On
entendait plus que le silence, ponctué par les cris de Sarah et
des enfants.
Je me suis rué dans la chambre à coucher. Mon épouse était
recroquevillée dans un coin, avec Jehad et Zeynab serrés
contre elle.
Jehad balbutia :
— Qu’est-ce que c’était, père ?
— Un tremblement de terre. Mais rassure-toi, c’est…
Le sol s’était remis à trembler. Cette fois, j’ai cru que la
maison entière allait s’effondrer sur nous.
J’ai crié :
— Vite ! Cachez-vous sous le lit !
Ils obéirent. Et survint une nouvelle accalmie. Combien de
temps allait-elle durer ?
— Dieu tout-puissant, gémit Sarah, pitié ! Pas nos enfants !
Je me suis glissé à mon tour près des miens et nous avons
attendu, immobiles, glacés de terreur. Je me suis souvenu à ce
moment d’un vieux conte persan qui disait que la Terre
reposait sur l’une des cornes d’un taureau, quelque part dans
l’univers, et que, lorsque l’animal jugeait qu’il y avait trop
d’injustices parmi les hommes, il se mettait en colère et
balançait la planète d’une corne à l’autre.
Finalement, il n’y eut pas de troisième secousse. J’en ai
induit que la fureur du taureau était retombée.
— Je crois que le danger est passé. Venez.
Nous sommes allés dans le salon. Un spectacle de
désolation nous attendait. Une main invisible avait balayé les
objets, renversé les chaises et les tables. Les azulejos qui
couvraient le bas des murs étaient fendus de bas en haut et, par
endroits, le parterre s’était lézardé.
De la rue montaient des rumeurs, des hurlements, des
pleurs.
J’ai ordonné :
— Ne bougez plus. Je vais m’assurer que mon père et mes
sœurs sont sains et saufs.
— Fais attention à toi, supplia Sarah.
J’ai récupéré le bissac en peau dans laquelle je rangeais mes
instruments et mes onguents et je suis sorti. Je fus tout de suite
surpris de constater que, si certaines maisons n’étaient plus
que ruines, la plupart avaient résisté. Je m’étais attendu à pire.
Des gens qui s’étaient échappés des habitations couraient en
direction de la Grande Rivière, d’autres marchaient, le regard
hébété, couverts de poussière. Une femme, un bébé dans les
bras, sanglotait au milieu de la rue. Je me suis agenouillé
devant eux.
— Es-tu blessée ? As-tu mal quelque part ? Et ton enfant ?
En guise de réponse, la femme montra du doigt une bâtisse
dont il ne restait rien. Elle bredouilla :
— Mon mari… est là-bas…
J’ai voulu l’aider à se relever. Mais tout son être se
contracta violemment.
— Non ! Mon mari !
Alors j’ai couru vers les décombres.
Je n’imaginais pas un instant que quelqu’un aurait pu
survivre sous cet amas. J’ai posé par terre mon bissac et j’ai
essayé tant bien que mal de déplacer les monceaux de pierres.
Un inconnu est venu me prêter main-forte. Il répétait comme
une litanie :
— Y a-t-il quelqu’un ? Y a-t-il quelqu’un ?
Ses appels restaient sans réponse.
Au bout d’une heure, épuisé, réduit à l’impuissance par le
poids et la taille des blocs, j’ai abandonné.
— C’est fini. Il n’y a plus rien à faire. Nous reviendrons à
l’aube avec de l’aide.
L’inconnu acquiesça.
— Mektoub. S’il est toujours vivant, il le sera encore dans
quelques heures.
J’ai récupéré mon bissac. Je suis retourné vers la femme et
l’enfant, et je les ai conduits chez moi. Après les avoir confiés
à Sarah, j’ai pris la direction de la maison de Malika.
Tout au long de la route, ce n’étaient que visages effrayés.
Mais, curieusement, les destructions étaient rares et la Grande
Mosquée semblait intacte.
Lorsque je suis arrivé devant le seuil de la maison de
Malika, la porte était fendue sur toute sa longueur. Je l’ai
écartée doucement, de crainte qu’elle ne se rompe tout à fait. Il
n’y avait pas un bruit, pas un éclat de voix. Seulement le
silence. Un silence qui contrastait avec le tumulte de la ville.
C’est seulement une fois à l’intérieur que j’ai vu ma sœur et
son fils.
Ils étaient penchés sur le corps inerte de mon père.
Je fus pris d’un tremblement. Mon cerveau me disait une
vérité que mon cœur refusait. Je me suis agenouillé. Mon père
ne respirait plus. Ses yeux ouverts fixaient l’infini. Il n’était
pas blessé. De quoi était-il mort ? La peur sans doute,
conjuguée à la fragilité de la vieillesse.
Ma mère m’avait donné la vie. Mon père, en me quittant,
m’en arrachait une partie. Je suis convaincu que, à partir de
cette nuit, je n’ai plus été tout à fait le même homme. Je me
consolais en me répétant que j’avais eu la chance d’avoir eu
mon père auprès de moi pendant plus de quarante ans. Une
chance qui n’est pas donnée à tous. Dès lors, moi qui fus
toujours convaincu que Dieu ne connaissait pas les singuliers,
mais seulement l’univers dans sa globalité, je me suis surpris à
prier pour qu’il ne m’enlève pas trop tôt à Zeynab et Jehad.
Ce soir, dans ma chambre de Marrakech, je sais qu’Il m’a
exaucé.

Fallait-il ce deuil pour que la fortune se penchât sur moi ?


Six mois après le départ de mon père, je fus convoqué par
Mohammad al-Amine, le nouveau gouverneur de Séville. Je
craignais le pire. Mais le meilleur m’attendait.
Je me souviens précisément de la date, puisqu’elle n’était
pas éloignée du décès de mon père : 3 novembre 1169 de
l’année latine.
Cette fois, je n’ai pas été reçu au hammam, mais dans une
salle décorée de somptueux muqarnas1. Le gouverneur n’était
pas seul. Il y avait deux hommes à ses côtés. L’un d’entre eux
tenait dans ses mains ce qui m’a paru être des vêtements.
— La paix sur toi, Ibn Rochd, lança Mohammad al-Amine
sans quitter son fauteuil.
L’aurait-il voulu, que le mouvement lui eût été difficile sans
aide. De toute ma vie, je n’avais vu individu aussi obèse. Sa
panse engloutissait sa poitrine et lui remontait jusqu’au ras du
cou ; un cou qui disparaissait entre ses épaules.
— La paix sur vous, Excellence.
Il a commencé à me poser les questions convenues sur ma
famille et ma santé, et lorsque je lui ai fait part du décès de
mon père, il a pris un air attristé pour prononcer les formules
d’usage.
— Allah yerhamou. Que Dieu lui pardonne. Nous Lui
appartenons et vers Lui nous retournons.
— Amin. Ainsi soit-il.
Il resta un temps silencieux, comme recueilli, avant de
reprendre la parole, cette fois sur un ton solennel :
— Nous avons d’heureuses nouvelles pour toi, Ibn Rochd.
Sur ordre de notre bien-aimé calife, et à partir d’aujourd’hui,
tu es nommé cadi de Séville !
La première pensée qui traversa mon esprit fut pour mon
père. « Tu as hérité des qualités de ton grand-père, m’avait-il
dit un jour. Tu as l’étoffe d’un futur cadi. » Je n’étais pas très
convaincu alors que cela pouvait être vrai.
Je me suis penché, tête inclinée vers le sol.
— Je vous remercie, Excellence. Grâce soit rendue au
calife, Youssouf, le bien-aimé.
L’idée de décliner cette nomination ne m’a pas effleuré. Je
connaissais la loi. Elle stipulait que le consentement du futur
cadi n’était pas nécessaire. Sa nomination était un ordre et, au
besoin, s’il refusait, il pouvait être mis à l’amende,
emprisonné et battu jusqu’à ce qu’il obéisse.
Ce qui me surprenait, c’était le choix de ma personne. En
règle générale, un calife ne nomme que des juges du même
rite que lui. Or, j’appartenais à l’école malékite, et Youssouf à
celle des asharites. Certes, je savais aussi que je pouvais être,
comme tous les cadis, révocable à tout moment, sans
formalité, puisqu’il n’existait pas de séparation entre le
pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
Pour avoir été témoin du travail de mon père, j’avais
pleinement conscience que la tâche qui m’attendait était
infiniment complexe. Il m’incombait de rendre la justice entre
les particuliers, faire exécuter mes jugements, contrôler
l’activité de mes délégués et des muftis. Le tribunal devait être
ouvert au public. La présence d’un huissier qui empêcherait
les gens d’assister à l’audience était prohibée. Il était
formellement interdit au cadi de favoriser une des parties,
quant à la place qu’il donnait aux uns ou aux autres, aux
paroles qu’il leur adressait, aux regards qu’il leur lançait. Il ne
pouvait non plus juger en certaines circonstances : s’il était
malade, ou en colère, ou trop triste ou trop joyeux, ou pressé
par des besoins naturels, ou en état de libidinosité accentuée,
ou s’il était tenaillé par la faim, ou la soif, ou s’il avait
sommeil, ou très chaud, ou très froid. Et, bien évidemment, il
lui fallait rester honorable, refuser les cadeaux ou les
invitations intéressées. Mais, au-delà de toutes ces exigences
strictement juridiques, il existait un élément d’ordre pratique :
je devais déménager, quitter Cordoue, pour vivre à Séville.
Une perspective qui ne m’enchantait guère.
Tandis que j’étais empêtré dans mes réflexions, l’homme
qui tenait des vêtements s’approcha de moi et me remit une
robe d’apparat en soie et un taylasân blanc, un voile qui
couvre la coiffure et descend jusqu’aux épaules. L’habit
traditionnel des cadis. J’avoue avoir éprouvé un sentiment de
fierté et aussi un grand soulagement : une agression physique
comme celle dont j’avais été victime à la madrasa en présence
de mon fils devenait peu envisageable. Dès lors, celui ou ceux
qui oseraient passer outre mon nouveau statut prendraient le
risque de se voir infliger la peine de mort.
— Fais bon usage de ce titre, ajouta le gouverneur, et
qu’Allah t’éclaire lorsque tu prononceras tes jugements.
— Je m’engage à être à la hauteur de l’insigne honneur qui
m’est accordé, Excellence.
— Nous ne doutons pas de ta réussite, Ibn Rochd. Par le
passé, ton grand-père, mais aussi feu ton père (que Dieu ait
son âme), furent des cadis exemplaires.
J’ai demandé :
— Avons-nous des nouvelles de notre calife ? Est-il à
Marrakech ?
— Non. Il livre bataille dans les environs de Murcia. Tu
n’es pas sans savoir que ce fils de chien de Mardanîsh
continue de nous tenir tête. Mais plus pour longtemps. Il y a
quelques jours, son gendre, jusque-là son plus fidèle allié,
nous a restitué Segura et Jaén, dont il avait le gouvernement.
La fin de Mardanîsh est proche.
Il claqua dans ses mains.
— Du thé !
J’ignore pourquoi, il se reprit :
— Non. Des infusions d’hibiscus.

Deux semaines plus tard, j’emménageai avec mon épouse et


mes deux enfants dans une maison, non loin du tribunal où
j’allais siéger. Contre toute attente, Sarah fut enchantée et
succomba très vite aux charmes de Séville. Elle jurait que
jamais elle n’avait vu si grande variété de fleurs et de plantes
et prenait plaisir à me citer le myrte, la marguerite, la violette,
le narcisse, l’iris bleu, la giroflée jaune, les grenadiers, les
poiriers, les figues, les dattes, les cerises, et j’en oublie. Et
lorsque je lui rappelais qu’à Cordoue nous avions les mêmes
fruits, les mêmes fleurs, elle m’accusait d’être de mauvaise
foi.
Tous les jours, de retour du souk, elle ramenait une nouvelle
anecdote. « Sais-tu ce que les Sévillans disent d’une grenade
mûre ? Qu’elle ouvre la bouche comme un lion pour montrer
ses dents colorées de sang. Et Abu al-Hassan le vendeur de
primeurs m’a expliqué que les pommes rouges sont celles qui
ont ressenti le trouble au moment d’une rencontre amoureuse
avec une autre pomme, et que les jaunes sont celles qui ont
éprouvé la douleur de la séparation. »
Qu’aurais-je pu lui répondre ? Elle était si heureuse.
Mais, en vérité, j’ai appris à aimer Séville. Un peu à
l’exemple de Cordoue, la ville était faite elle aussi d’une
juxtaposition de visages, de mots et d’odeurs, de lambeaux
d’autres villes possibles. Comme à Cordoue, il existait un
quartier pour les juifs. Les tanneurs et les potiers avaient le
leur à l’extérieur des murailles. Chaque métier disposait d’une
rue ou d’un souk qui en portait le nom : parcheminiers,
marchands de livres, chaisiers, boisseliers, tailleurs, fripiers,
femmes des maisons closes. À l’est de la Grande Mosquée, on
trouvait les boutiques des marchands opulents et les dépôts de
soie, vastes bâtiments de plusieurs étages qui donnaient sur un
patio entouré de galeries et dont les pièces supérieures
servaient d’hébergement aux voyageurs et cachaient aussi
parfois des maisons de mauvaise vie. En fait, Séville offrait
une opulence qui était quelque peu absente à Cordoue. Rien
d’étonnant en cela puisque, à peine débarqués du Maghreb, les
Almohades avaient décidé d’en faire leur capitale.
Il existait aussi un autre point commun avec Cordoue. Ici
aussi, en raison de l’étroitesse des rues, hommes et femmes se
frôlaient en se croisant, souvent volontairement, et de cet
éphémère contact des corps jaillissaient des émois empreints
d’une sensualité tout aussi éphémère.

À quarante-trois ans, je commençais une nouvelle vie.


J’ai profité de mon séjour à Séville pour rédiger plusieurs
ouvrages, parmi lesquels le Commentaire sur les traités des
animaux, les Seconds Analytiques et le Traité décisif.
Au milieu du mois février 1171, le calife arriva à Séville, à
la tête d’une flotte nombreuse, chargée de machines de siège
et d’armes de toutes sortes. Il me fit convoquer le lendemain
de son arrivée. Huit années s’étaient écoulées depuis notre
première rencontre au hammam. Je n’avais plus le même
personnage en face de moi. Ses traits s’étaient affirmés, il
avait gagné en assurance ; de celle que confère le pouvoir. Je
l’avais connu gouverneur de Séville, il était maintenant
Commandeur des croyants.
— Salam, Ibn Rochd ! s’exclama le calife en posant sa main
droite sur son cœur, et, attitude inimaginable, il marcha vers
moi et me donna l’accolade.
Ensuite, il m’invita à m’asseoir et me présenta un homme
qui se tenait près de lui :
— C’est mon frère, Osman. Il va nous débarrasser de ce
Mardanîsh, ce soi-disant « roi loup » qui n’est en vérité qu’un
scorpion.
Au fil de la discussion, j’ai compris qu’il s’apprêtait à
donner l’assaut à Murcia, où le rebelle était enfermé avec ses
troupes.
Au cours de notre échange, qui dura plus de deux heures,
j’ai pu observer que la soif de connaissance de Youssouf et
son besoin de croiser des savants, des penseurs et même des
poètes s’étaient accrus depuis notre rencontre. Ce qui
expliquait sans doute que, une semaine auparavant, il eut
désigné mon ancien maître, Abubacer, comme médecin
personnel. Il n’aurait pu choisir mieux que l’auteur du Vivant
Fils de l’Éveillé.
À un moment donné, le frère du calife est intervenu pour
me faire remarquer :
— Le Commandeur des croyants est tellement avide
d’apprendre qu’il lui arrive de louer sans mesure des gens qui
ne se sont pas encore signalés par leurs œuvres ou leurs
talents et de les placer sous sa protection.
Le calife répliqua :
— Quoi d’étonnant à aller vers un homme capable pour
l’élever ? Ce qui est dépourvu de sens, c’est de louer un mort !
Il faut encourager les vivants qui montrent des dispositions. Et
puis, est-ce de la protection que de venir en aide à un ami qui
en est digne ? C’est une évidence. Son droit est trop clair et
trop solide pour avoir besoin d’aide ! Non, ce n’est qu’à
propos d’un homme sans consistance qu’on peut parler de
protection !
Lorsque nous nous sommes séparés, le ciel de Séville se
teintait de pourpre.
Quelques mois plus tard, la nouvelle de la victoire de
Youssouf retentit à travers la ville. Le choc entre l’armée
almohade et celle de Mardanîsh s’était produit aux alentours
de Murcia. Le « roi loup » fut honteusement battu et contraint
de retourner s’enfermer dans la ville. Il serait mort peu après
d’une cause inconnue. Il semble que, avant de fermer les yeux,
il ait conseillé à ses fils de rendre les armes et de se soumettre
au Commandeur des croyants, sous peine d’être exterminés.
Ce qu’ils firent. Ensuite, le calife reprit la route pour aller
affronter le roi chrétien Alphonse 1er. J’ignore tous des détails
de cette nouvelle guerre. Je sais seulement que les deux
hommes conclurent une trêve de sept ans.
Vers la fin de l’année 1171, alors que je commençais à
m’abandonner au charme de Séville, un pli du gouverneur
m’annonça que j’étais nommé cadi… de Cordoue. Mon séjour
à Séville n’aura duré que deux ans. Le retour à Cordoue n’était
pas pour me déplaire : j’allais retrouver avec bonheur ma
maison et surtout mes livres, qui m’avaient manqué
cruellement.
C’est étonnant comme les titres, les fonctions, transforment
le regard de ceux qui, la veille encore, vous méprisaient. Du
jour au lendemain, j’étais craint et respecté. Surtout craint.
Dans le monde des puissants, le respect des autres à votre
égard n’étant, la plupart du temps, que la conséquence de la
peur que vous leur inspirez. Je n’ai jamais apprécié le pouvoir
et encore moins ceux qui rêvent de l’acquérir. Il n’existe que
bien peu d’hommes qui n’ont voulu accéder aux plus hautes
fonctions que par amour pour leur peuple, pour son bien, pour
lui permettre de se rapprocher de quelque chose qui ressemble,
sinon au bonheur, qui est une illusion, du moins au bien-être.
C’est toujours la vanité et l’orgueil qui dominent, quand ce
n’est pas la soif de sang. Nos princes s’aiment d’un amour
sans égal.
Que s’est-il passé depuis que Tariq et son armée posèrent
leurs pieds il y a plus de quatre siècles sur le sol d’Al-
Andalus ? Les rivalités se sont affrontées, les émirats ont
succédé aux émirats, les califes aux califes, et nos divisions se
perpétuent. Heureusement que le savoir, lui, est immuable.
1. Motifs ornementaux.
24

Plus d’un siècle et demi après la mort d’Averroès.


Venise, 1367 de l’ère latine.

Le soleil qui amorçait sa course vers les lagunes laissait


dans son sillage des traînées pastel s’attarder sur les coupoles
et les tuiles mordorées.
Attablé dans une auberge qui jouxtait la place Saint-Marc,
François Pétrarque écoutait, bouche bée, le discours que lui
tenait Ricordano Fiorentino. Il venait de lui lire la première
Epître aux Corinthiens.
— Libre à vous de vous réfugier derrière vos docteurs de
l’Église, poursuivit Ricordano. Mais, ne vous en déplaise,
votre saint Paul n’est qu’un semeur de paroles !
Pétrarque répliqua :
— Au risque de vous décevoir, la semence qu’il a jetée a
bien fleuri, cultivée par ses successeurs, arrosée par le sang
des martyrs. Elle a produit une moisson abondante.
Ricordano adopta un air affligé.
— Signor Pétrarque, vous êtes un bon chrétien. Un homme
de qualité. Mais je persiste à dire que votre Paul, votre
Augustin et tous ceux que vous vantez, n’étaient que des
bavards. Des écrivaillons enferrés dans des dogmes totalement
dépassés. Ah ! si vous pouviez lire Averroès ! Vous verriez
comme il est supérieur à ces gens-là.
Pétrarque, blême, bondit si violemment que sa chaise tomba
à la renverse.
— Vous êtes bien le reflet du monde dans lequel nous
vivons. Avides d’inédit, vous vous attachez à des doctrines
uniquement parce qu’elles sont nouvelles. C’est ainsi que le
blasphème croît tous les jours et que les écoles, les places, les
rues en sont pleines ! Nous n’avons plus rien à nous dire !
Une fois rentré chez lui, Pétrarque se laissa tomber dans un
fauteuil. À la fois humilié et en rage.
Il ne doutait pas que cette peste averroïste avait pris sa
source au sein de l’université de Padoue à cause d’individus
tels que le sinistre Pietro d’Abano, moitié médecin, moitié
philosophe ! Heureusement que le tribunal de l’Inquisition
avait sévi1. Il y avait aussi ces adorateurs d’Aristote. Ces
scribes de piètre éloquence, ces pharisiens incapables de
trouver une forme neuve adéquate à la vérité. L’aristotélisme
était devenu une hérésie qui se vantait de n’avoir point d’autre
loi que la science et la raison ! Ses partisans n’étaient que des
idolâtres qui avaient fait du philosophe grec leur Dieu.
Aristote fut certainement un grand savant, mais il était avant
tout un homme, et en tant qu’homme il a pu par conséquent
ignorer beaucoup de choses. Il s’est même trompé sur toute la
ligne. Pas seulement sur des sujets de peu d’importance, où
l’erreur n’importe pas elle-même et ne présente aucun danger ;
sur les plus essentiels aussi, ceux qui concernent le salut
éternel. Il a si complètement ignoré le véritable bonheur que
n’importe quelle petite vieille qui récite ses prières, n’importe
quel pêcheur ou berger, n’importe quel paysan, n’est pas
seulement plus subtil dans la connaissance qu’il en a, mais
tout simplement plus heureux.
Aristote a vu le bonheur comme la chouette peut voir le
soleil, c’est-à-dire qu’il n’en a perçu que la lumière et les
rayons sans le voir lui-même. Voilà pourquoi, songea
Pétrarque, je me fais agonir. Parce que je refuse d’adorer le
Grec comme l’adore ce chien enragé d’Averroès, qui, poussé
par une fureur exécrable, n’a cessé d’aboyer contre le Christ et
la religion catholique !
Loin de moi ces Arabes ! Je déteste la race entière des
Arabes ! À peine me persuadera-t-on qu’il puisse venir d’eux
quelque chose de bon. Les Grecs ont établi les bases de la
médecine, et les Arabes, piètres médecins, devraient en être
bannis. Ils n’ont rien inventé, mais, comme les Harpies, ils ont
pillé les Grecs et contaminé tout ce qu’ils ont touché, vouant
une admiration sans bornes à Averroès, qu’ils préfèrent au
Christ. Cet individu infecte de son poison ses admirateurs
chrétiens2.
Pétrarque pria à voix haute :
— Mais Toi, ô mon Dieu, Seigneur des sciences, Toi qui es
seul et unique, Toi que je dois et veux mettre au-dessus
d’Aristote, d’Averroès et de tous les philosophes et poètes, au-
dessus de quiconque se vante de dire des choses sublimes, au-
dessus des lettres, des doctrines et de toute chose, c’est à Toi
que je veux penser, à Toi que je veux obéir, en Toi que je veux
espérer, de Toi que je veux parler. Que s’éloignent de ma
bouche mes anciennes paroles et que mes pensées te soient
consacrées.
1. Accusé d’hérésie, mais non condamné, on lui reprochait
de nier l’existence des démons et des esprits. Il affirmait aussi
que le déluge n’était pas une action de Dieu, mais un
événement naturel.
2. Extraits des Lettres de la vieillesse. « Mon ignorance et
celle de tant d’autres ». Paris, Les Belles Lettres.
25

Séville, Cordoue, à nouveau Séville où j’étais revenu dans


les premiers mois de l’année 1179, cette fois avec le titre de
Grand Cadi.
Grand Cadi. L’honneur suprême.
Nous étions maintenant en 1182. Jamais les pressentiments
de mon père ne s’étaient autant avérés et jamais je n’eusse
imaginé accéder à une si haute fonction au sein d’un pouvoir
dont je savais pertinemment que certains membres ne me
portaient pas dans leur cœur. Je devais ces bienfaits au calife
Youssouf, et je ne pouvais que rendre grâce à Dieu pour sa
protection.
Je suis tombé gravement malade le soir de mon retour à
Cordoue. Mes lèvres et mes gencives avaient pris une couleur
blafarde. Mon cœur semblait avoir acquis une irritabilité
excessive. Mon pouls s’accélérait, doublait, triplait au moindre
mouvement, à la moindre émotion, et je tremblais de fièvre
avec des frissons nocturnes qui me laissaient rompu au petit
matin. Cette étrange maladie a résisté plus de trois mois aux
traitements les plus sévères ; aussi bien aux préparations de
quinquina qu’aux infusions de grande centaurée1. Et un matin,
le mal a quitté mon corps aussi vite qu’il y était entré.
Il n’en demeurait pas moins que, depuis cette maladie,
j’étais constamment épuisé. Je haletais. Au bout de quelques
pas, pour des raisons que je ne m’expliquais pas, j’avais le
souffle court. J’étais heureux que Sarah fût omniprésente,
veillant sans cesse à mes côtés, sans une plainte, sans une
protestation. Pourtant, il ne m’avait pas échappé que nos allers
et retours entre Séville et Cordoue l’avaient usée. Même mes
enfants, qui n’étaient plus des enfants, en ressentaient de la
lassitude.
À vingt-huit ans, Jehad n’était toujours pas marié. Il avait
sans doute hérité de moi ce besoin éperdu d’apprendre, de lire.
Quant à Zeynab, à la différence de sa mère, je ne m’inquiétais
pas qu’à vingt et un ans elle fût toujours célibataire. À quoi
bon se précipiter ? Et je ne souhaitais pas lui imposer un mari,
quel qu’il soit.
Jehad et moi avions des discussions non dénuées d’intérêt ;
il me posait régulièrement des questions sur mes écrits, ma
vision du monde, la théologie, et m’apportait parfois
l’éclairage de sa jeunesse. Je fus particulièrement étonné le
jour où, discutant des rapports entre l’âme et le corps, il eut
cette définition : « À bien y réfléchir, sans âme, le corps ne
serait rien d’autre qu’un corps. Un peu comme une statue ou
un dessin. Toutefois, sans le corps, l’âme ne saurait exister
puisque le corps lui fournit les outils nécessaires à sa fonction.
L’âme serait donc en quelque sorte l’acte du corps. » Je me
suis empressé de lui demander s’il avait lu le Traité de l’âme.
À ma grande surprise, il m’a répondu par la négative. Or, les
propos qu’il avait tenus étaient similaires à quelques nuances
près à ceux d’Aristote. C’est ce jour-là qu’une idée a germé en
moi : « Ne serait-il pas impossible que cette pensée, cet
intellect universel soit le contenant de tous les intellects du
monde, et que, par éclairs, les parcelles d’un génie se diffusent
en nous, à notre insu ? » Et j’en revenais à ma conclusion : la
mort n’est pas la fin de la pensée. Elle est la fin de l’homme.
Je ne suis pas dupe. J’ai conscience que mes théories
bouleversent les dogmes de l’islam et du christianisme. Mais
que sont les dogmes, sinon la volonté d’autrui de nous imposer
sa pensée ?

Le 3 avril 1182, je fus réveillé par Sarah alors que l’aube


poignait à peine.
— Un pli vient d’arriver. Il m’a été remis par un messager
du gouverneur. J’ai pensé que c’était important.
Je me suis redressé dans mon lit, l’esprit embrumé par une
nuit d’insomnie ; une de plus.
J’ai pris la lettre des mains de Sarah et j’ai cherché la
signature de l’expéditeur : Abubacer.

Marrakech, 20 mars 11822.

Salam, Ibn Rochd,


Avant tout, laisse-moi te congratuler pour ta
nomination à la fonction de Grand Cadi. Elle n’est que
méritée. Si Allah ne donne qu’aux méritants, tu es de loin
le plus digne de ses bienfaits.
Tu n’es pas sans savoir que depuis bientôt six ans je
suis le médecin personnel de notre calife Youssouf. Or, je
me fais vieux, mon ami. Je vais avoir soixante-douze ans
dans quelques jours et mon corps ne cesse de me le
rappeler. Si ma mémoire ne me trahit pas, tu en as vingt-
six de moins. Tu es donc parfaitement apte à prendre ma
relève. J’ai donné ma démission et proposé ton nom au
calife. Il a tout de suite approuvé. Tu es le bienvenu. Il
semble que le Commandeur des croyants ait conservé un
souvenir lumineux de votre bref échange à Séville. Vous
aviez, paraît-il, parlé de mon livre, Le Vivant Fils de
l’Éveillé, et tes explications lui ont laissé une forte
impression.
Je n’ose croire que tu déclineras ma proposition.
Je t’informe que j’ai rédigé un traité de médecine que
j’ose comparer à celui d’Avicenne. Il est découpé en deux
cent cinquante chapitres et comporte plus de sept mille
vers. Lorsque tu me rejoindras à Marrakech, je te le
soumettrai pour avoir ton avis.
Si cette perspective peut te rassurer, sache que je
demeurerai à Marrakech et que nous aurons tout loisir
de partager des moments ensemble. Ainsi, tu te sentiras
moins seul.
J’attends ta réponse avec impatience. Ne tarde pas
trop. Le calife n’est pas réputé pour sa patience.
Que la paix soit sur toi.
Ton ami fidèle, Abubacer.

Médecin personnel du calife ?


Quitter ma femme et mes enfants ? Repartir encore ? Une
fois de plus, le destin m’imposait sa loi. Pourtant, n’est-ce pas
moi qui ai écrit que nous en étions les maîtres ?
— Alors ? questionna Sarah.
J’ai pris sa main et je l’ai invitée à s’asseoir près de moi.
— Abubacer me propose de le remplacer comme médecin
personnel du calife.
Un léger tremblement la fit tressaillir.
— À Marrakech ?
— Oui.
— Et tu vas accepter ?
— Je pourrais décliner l’offre à la condition d’assumer les
conséquences. Elles seront funestes. Le calife prendra mon
refus pour une injure. Voire pour une humiliation.
Elle confessa son impuissance.
— Je n’ai aucun pouvoir.
— Me croirais-tu si je te disais que je n’aime guère ce
bouleversement, qu’il m’effraie même ?
— Il t’effraie ? De quoi as-tu peur ?
— Je suis incapable de définir ce que je ressens. Peut-être
que j’appréhende l’idée d’aller vivre au cœur même du
pouvoir. Parmi les intrigants et les courtisans.
Je me suis empressé d’ajouter :
— Mais je reviendrai. Sois-en sûre. Je reviendrai vous voir
chaque fois que j’en aurai l’occasion. Je ne veux pas imaginer
que le calife m’imposera de le suivre dans ses déplacements.
Elle ne me laissa pas poursuivre. Elle fondit en larmes, ses
bras entourèrent mon cou, et son visage se pressa contre le
mien. Dans ce moment, j’aurais souhaité avoir vécu dans
l’ignorance, n’avoir maîtrisé aucune science, n’être qu’un
homme simple, un tanneur, un potier, un fripier, un paysan.
N’être plus Abou al-Walid Mohammad Ibn Ahmad, Ibn
Rochd.

Deux semaines plus tard, j’ai pris la route que j’avais déjà
empruntée vingt-cinq ans auparavant. Je me souviens des
derniers mots de mon fils :
— Pars tranquille, père. Tout ce que tu m’as transmis est
dans mon cœur. Je saurai être le gardien de notre famille.

La traversée du détroit fut encore plus éprouvante que la


première fois. Et lorsque je suis arrivé à Marrakech, à l’orée
de la Ville rouge, ma fatigue était si grande que je suis
descendu de ma monture pour m’allonger sur le sable, tout
près de l’imposante porte du palais, le Bab Agnaou.
Aldébaran venait tout juste d’apparaître dans le ciel
nocturne et j’ai vu alors défiler le nom des étoiles recensées
dans l’Almageste.
Je n’ai qu’un vague souvenir de la suite. Des gardes ont dû
m’apercevoir. J’ai bredouillé mon nom. On m’a soulevé. On
m’a emmené au palais et couché dans une chambre. Combien
de temps ai-je dormi ? Des heures ? Des jours ? Lorsque j’ai
ouvert les yeux, le visage d’Abubacer était penché sur moi.
— Bienvenue, mon ami. Tu m’as inquiété.
Il m’a tendu un gobelet.
— Bois.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il plaisanta.
— Une potion magique. Du jus de grenade. Si je te disais
que tes ongles sont aussi blancs que ton visage et que
l’intérieur de tes paupières, que ton cœur est filant, que tu as
des vertiges, des maux de tête, une fatigue persistante, quel
diagnostic proposerais-tu ?
— Étisie3 ?
— Parfait. Tu feras un bon médecin.
— Mais à quel moment m’as-tu interrogé ?
— Le lendemain de ton arrivée. Rassure-toi. Pendant ces
deux jours, tu as parlé et tu as mangé. Je t’ai gavé de dattes, de
graines de sésame et… de jus de grenade. Comment te sens-tu
à présent ?
— Bien. Je crois. Très bien même.
— Parfait. Fais tes ablutions, et je reviendrai tout à l’heure
te chercher pour te montrer cette ville qui sera la tienne.
Avant de se retirer, Abubacer m’a dévisagé un moment,
puis il a dit :
— Je suis heureux de te retrouver, Ibn Rochd. Le temps a
passé, nous avons quelques rides de plus. Moi, surtout.
Ensuite, il a mis la main sur son cœur et a ajouté avec une
réelle émotion :
— Mais, dedans, rien n’a changé.
*

— Va à Marrakech, mon chien, et tu seras sacré seigneur !


lança Abubacer alors que nous franchissions l’énorme portail
qui séparait la kasbah royale de la ville. C’est un vieux dicton
des gens d’ici. Il sous-entend que, dès qu’elle arrive dans la
ville, même une personne insignifiante acquiert de
l’importance.
Autour de nous se détachaient sous l’azur les remparts
d’argile. Assez rapidement, nous nous sommes retrouvés dans
un lacis de ruelles chaudes et bourdonnantes, où régnait un
jour amorti, ondoyant de poussière. Puis est apparu un
déferlement d’étroites galeries, d’alcôves, d’étals, de cris, de
courtines et de murs couverts de chaux. Ici des chameaux, là
des files d’ânes, le tout formant une cohue sombre en
perpétuel mouvement.
— La kissaria, dit Abubacer. Le plus grand souk du monde.
C’est d’ici que s’exportent notamment le cuir, le papier et le
sucre de canne.
Abubacer en a acheté un demi-ratl4 et me l’a offert.
— Tu vas le goûter. Il est succulent. Ce qui est étonnant,
c’est que les habitants semblent lui préférer le miel des
abeilles de l’Atlas, moins onéreux sans doute. Ils n’emploient
le sucre de canne que pour les malades, les étrangers, les
réceptions et les grands personnages.
La mosaïque humaine m’a paru moins dense que celle de
Cordoue ; elle était essentiellement composée d’Arabes et de
Berbères ; encore que j’aie croisé quelques juifs,
reconnaissables à leurs calottes et à leurs robes de deuil. Je
devais apprendre plus tard que cent cinquante mille âmes
environ vivaient ici. Soit presque autant que dans ma ville
natale. J’ai cru comprendre que, devenue point de mire de
l’empire almohade, la cité attirait tous les jours plus
d’habitants, des gens de toutes sortes, des notables, des
fonctionnaires, de petites gens ou de riches campagnards, qui
tous voulaient y vivre.
Abubacer m’a guidé ensuite vers un jardin d’une grande
beauté, qui m’a fait l’effet d’un oasis en plein désert, une sorte
de paradis vert, qui m’a rappelé celui décrit par le Prophète :
« Les jardins d’Éden, où ils entreront, ainsi que tous ceux de
leurs ascendants, conjoints et descendants, qui ont été de bons
croyants. De chaque porte, les Anges entreront auprès
d’eux5. » On avait réussi à faire sortir de cette terre ardente et
écorchée des centaines d’orangers, des grenadiers, des
oliviers, des fleurs, à côté d’une armée de palmiers qui
s’étendait au nord vers la plaine, rouge comme les remparts.
On avait nommé le lieu Agdal.
— Mais d’où vient l’eau ? Comment toute cette flore est-
elle irriguée ?
— Ils ont mis au point un système très astucieux qui
consiste en un enchaînement de bassins alimentés par les eaux
des montagnes. En été, je viens souvent me réfugier ici quand
la chaleur de ma chambre est trop dense. Je te conseille
vivement d’en faire autant.
Ma plus grande surprise m’attendait dans la mosquée
Koutoubia. Elle devait probablement son nom à la centaine de
libraires qui en occupaient le parvis. Le bâtiment était en cours
de reconstruction, car Youssouf avait donné des ordres pour
qu’il fût remanié de fond en comble.
Une fois à l’intérieur, Abubacer m’a entraîné vers une
cloison mobile située à la droite de la qibla. Elle isolait la
partie de l’oratoire où se tenaient habituellement le calife et
son entourage. Je n’ai jamais pu m’assurer de la véracité des
propos de mon ami. Selon lui, tous les vendredis, cette
cloison, animée par je ne sais quel prodige, s’élevait du sol et
s’abaissait au début et à la fin des prières. J’ai pu de même
admirer un pupitre assez extraordinaire conçu pour porter un
Coran décoré de pierreries et d’émaux. Il semble qu’Al-
Mu’min l’emmenait lors de tous ses déplacements.
Sur le chemin du retour, Abubacer m’a confié :
— Il faut que tu saches que, depuis qu’il a succédé à son
père, le calife s’est affiché en protecteur des arts. Oui. C’est
surprenant venant d’un Almohade. Je peux t’assurer qu’il ne
s’est pas passé un seul jour sans que je voie arriver au palais
des pléiades de savants, d’intellectuels, de poètes de tout
l’Occident musulman. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre
compte par toi-même. Il nous attend.
1. Plus connue sous le nom de bleuet des montagnes ou
bleuet des champs. Elle stimule la sécrétion des sucs digestifs
et peut avoir un effet anti-inflammatoire et analgésique.
2. À ceux qui s’étonneraient du délai relativement court
entre la date d’envoi et celle de sa réception, il faut rappeler
que, dès la seconde moitié du VIII e siècle, les Arabes avaient
découvert que les pigeons voyageurs pouvaient servir un
système postal. Toutes les grandes villes de l’empire
islamique regorgeaient de pigeonniers. À titre d’exemple, il
ne fallait qu’un jour pour porter une lettre du Caire à Damas
ou inversement.
3. Maladie qui consume le corps. Amaigrissement
progressif.
4. Environ 300 grammes.
5. Coran, XIII , 23.
26

Youssouf avait encore changé. À présent, il devait avoir la


cinquantaine. Son physique s’était arrondi quelque peu, et son
visage avait perdu de sa lumière juvénile.
— Salam, Ibn Rochd ! Je suis heureux de te revoir et surtout
rassuré de te savoir guéri, grâce à Dieu.
— Je vous remercie, seigneur. Tout va bien désormais.
J’ai ajouté à l’intention d’Abubacer :
— J’ai eu un bon médecin.
— Tu as raison. Un excellent médecin. Je te sais gré d’avoir
accepté de venir ici et je m’empresse de te rassurer : tu n’auras
pas beaucoup de soucis à te faire avec moi : je suis rarement
malade. À part quelques problèmes provoqués par un trop-
plein de mudjabbânat1, et une fistule mal placée, je crois avoir
été un patient exemplaire.
Abubacer confirma.
Nous avions pris place sur des coussins, dans une pièce
ouverte sur un jardin d’où montait le ruissellement d’une
invisible fontaine. Les serviteurs nous avaient servi du thé au
jasmin et des friandises. Une brise tiède soufflait qui faisait
frémir la chevelure des palmiers. Voilà bien longtemps que je
n’avais éprouvé un tel sentiment de bien-être.
La discussion s’est poursuivie, légère par moments, lorsque
Youssouf évoquait ses dix-huit enfants mâles ; sérieuse par
d’autres, quand il parlait de la situation politique.
Soudain, le Commandeur des croyants me lança un regard
que j’interprétai – à tort – comme inquisiteur.
— Dis-moi, Ibn Rochd, quelle est l’opinion des philosophes
à l’égard du ciel ? Le croient-ils éternel ou créé ?
Je fus saisi à la fois de confusion et de peur. Un piège, ai-je
tout de suite pensé. Il me tend un piège, déjà. C’est la raison
pour laquelle il m’a fait venir, prétextant le remplacement
d’Abubacer. La question qu’il me posait n’était-elle pas au
cœur même de ma philosophie ? Celle qui m’avait valu tant de
critiques et d’opprobres. Il était impossible que Youssouf
l’ignorât. J’ai cherché le soutien de mon ancien maître ; il
paraissait tout aussi perdu.
— Seigneur, ai-je menti, je suis médecin, et je ne sais pas
grand-chose à la falsafa.
Comme s’il n’avait pas compris ou entendu ma réponse, le
calife s’est dirigé vers un placard en bois précieux rempli de
manuscrits. Après en avoir choisi un, il l’a ouvert à une page
marquée d’un signet et a lu :
— « Dieu commença par composer le corps de l’univers de
feu et de terre. Mais il est impossible à deux choses de bien se
joindre l’une à l’autre sans une troisième : il faut qu’il y ait au
milieu un lien qui rapproche les deux bouts et le plus parfait
lien est celui qui de lui-même et des choses qu’il unit, fait un
seul et même tout. »
Il cita :
— Platon. Le Timée. Le Grec professe des idées très
étranges. Il enseigne que Dieu a fait le monde par « bonté, et
pour réaliser une belle chose ». Il admet un chaos primitif, ce
qu’Aristote voit comme une légende. Thalès, lui aussi,
reconnaît un Dieu suprême, organisateur du monde. Quant à
Anaxagore, il déclare que le monde ne s’explique pas, si l’on
n’y joint l’intelligence. On s’y perd, Ibn Rochd !
À ma confusion avait succédé la stupeur. Comment donc ?
Cet homme, ce guerrier, ce musulman qui possédait, je n’en
doutais pas, une conviction religieuse, cet homme lisait les
auteurs réputés païens ?
Il revint s’asseoir.
— Et toi, Ibn Rochd, crois-tu aussi que le chaos primitif
n’est qu’une légende ?
J’hésitais encore à répondre, alors il posa familièrement sa
main sur mon épaule :
— Aurais-tu oublié notre conversation au hammam ? Dois-
je te rappeler mes propos : « Je pense qu’un esprit libre doit le
rester. » Je t’écoute.
J’ai glissé un regard en coin vers Abubacer, qui
m’encouragea à son tour d’un geste discret.
— Seigneur, je rejoins Aristote lorsqu’il écrit que le monde
est éternel et qu’il n’a pas été créé dans le sens où les hommes
l’entendent. L’univers est à l’image de son créateur : il n’a ni
commencement ni fin. Il est le Créateur et le Créateur est
l’univers.
— Tu veux donc dire que Dieu a créé un mouvement sans
que celui-ci fût précédé d’aucun mouvement ? Éternité de la
matière donc et éternité du mouvement.
— Oui.
— Tu ne nies donc pas l’existence de Dieu.
— En aucun cas.
— Cette conviction s’appelle la foi.
— Non, seigneur, la logique. Tout instant suppose un temps
qui le précède, et il ne peut y avoir eu d’instant qui ne fût
précédé d’un autre instant. Pourquoi un corps se met-il en
mouvement dans telle direction, plutôt que dans telle autre ?
C’est qu’il est poussé par un autre corps. Celui-ci à son tour
est poussé et ainsi de suite. Mais les choses ne peuvent aller
indéfiniment. Il faut un premier corps qui ait poussé les autres,
n’étant pas poussé lui-même. Aucun corps n’est mis en
mouvement sans être mû. Ce principe est une vérité
d’expérience ; elle s’applique à toute chose divisible. Il n’y a
donc pas de monde créé. Mais un créateur.
Le calife resta songeur, la tête rejetée vers le ciel.
— Très bien, reprit-il, si le monde est incréé et éternel,
quelle place ce créateur suprême y occupe-t-il ?
— La première.
— Mais encore. Se préoccupe-t-il de ses créatures ? De leur
sort ?
— Je n’ai pas de certitude, que des théories. Élevé au-
dessus de toutes les autres réalités, Dieu ne peut penser autre
chose que lui-même, qui est ce qu’il y a de plus haut et de plus
précieux. Dieu n’existe pas pour l’ordre du monde, mais
l’ordre existe grâce à lui. À cette heure de ma vie, je n’ai pas
trouvé d’autre réponse, seigneur.
Il eut un petit rire.
— Tu ne manqueras pas, je l’espère, de me faire partager
celles qui te viendraient.
Il a enchaîné :
— J’ai bien du mal à comprendre Aristote. Je ne sais pas si
la traduction en est la cause. Je trouve son œuvre touffue,
ardue, obscure. Plût à Dieu que quelqu’un analysât ces livres
et en exposât clairement le contenu après s’en être lui-même
bien imprégné, de manière à les rendre accessibles à tout le
monde.
Il fit une pause, puis, sans me lâcher du regard :
— Tu possèdes en abondance tout ce qu’il te faut pour un
tel travail. J’aimerais que tu l’entreprennes pour moi. Es-tu
d’accord ?
J’ai hésité, conscient de la complexité de la tâche.
Commenter l’œuvre d’Aristote ? Combien de temps me
faudrait-il ?
Il répéta :
— Es-tu d’accord ?
— Oui, seigneur.
Une étincelle s’alluma dans les prunelles du calife.
— Tu me combles, Ibn Rochd.
Il cria un ordre.
Presque simultanément, comme sortis de terre, j’ai vu surgir
deux hommes. L’un portait une bourse ; l’autre une pelisse.
On me les remit. Par respect, je n’ai vérifié le contenu de la
bourse que plus tard. Elle était pleine à ras bord de dinars d’or.
— Ce sont des cadeaux de bienvenue, expliqua le
Commandeur des croyants. Ce n’est pas tout. Une monture est
à ta disposition. C’était mon cheval ; il est tien.
J’ai eu du mal à trouver les mots justes pour exprimer ma
reconnaissance. Ceux que j’ai prononcés venaient du cœur.

Je me suis mis au travail le soir même. Écrivant sans


relâche, jour et nuit, ne m’interrompant que pour me rendre
chez le calife lorsqu’il souhaitait ma présence ou pour aller
respirer les parfums de l’Agdal en compagnie d’Abubacer.
Deux ans me furent nécessaires pour composer le « Grand
commentaire de la métaphysique », un volume que j’ai intitulé
El-Jawâmi2, et qui est un résumé de chacun des dix-neuf
traités d’Aristote. Ensuite, j’ai rédigé le « Grand commentaire
sur le Traité du ciel ». Je n’étais qu’au début d’une longue
route. Elle devait connaître un intermède tragique dans le
courant du mois de mai 1184 de l’année des Latins.
J’étais dans ma chambre lorsque le chambellan du calife, un
eunuque du nom de Kafour, frappa à ma porte.
— Pouvez-vous venir ? Votre ami Abubacer ne va pas bien,
il a demandé à vous voir.
J’ai immédiatement rangé mon calame et remonté le couloir
qui menait à la chambre de mon ancien maître. En entrant, j’ai
trouvé Abubacer couché dans son lit. Il a levé doucement la
main en guise de salut et l’a laissée retomber aussitôt.
— Salam, Ibn Rochd. J’espère que tu vas mieux que moi.
Entre donc.
À peine étais-je assis à son chevet qu’il m’a mis en garde :
— Tu n’es pas ici en médecin, mais en ami. Je sais ce dont
je souffre, je connais le remède.
— Très bien, peux-tu au moins me faire partager ton
diagnostic ?
— Celui qu’aurait établi notre frère Avenzoar, que son âme
repose en paix : Karkinos. Le mal est logé dans mon ventre.
J’ai des crampes abominables. Je suis plein de flatulences.
Après avoir abondamment saigné, voilà six jours que je
n’évacue plus mes selles. Et j’ai perdu tout appétit.
— Pardon, Abubacer, mais…
— Je sais ce que je dis.
Il me montra un sac posé sur une table.
— À l’intérieur, tu trouveras des flacons. L’un contient des
feuilles vertes. L’autre, de la jusquiame noire. Tu vas les piler
dans un mortier jusqu’à les réduire en poudre et tu les dilueras
dans un gobelet d’eau. Tous les matins, tu m’en feras boire
une gorgée.
— Que sont ces feuilles vertes ?
— De la ciguë.
— Non, Abubacer ! Elle te tuera. En deux jours !
— Ou elle tuera le mal qui me ronge.
J’ai insisté avec force :
— Elle te tuera. Il y a quelques années, j’ai testé la ciguë sur
une femme. Elle fut inefficace. Si ton diagnostic est bon,
aucun remède ne te guérira et la ciguë ne fera qu’accélérer
l’échéance fatale.
— Ibn Rochd, calme-toi. Je suis un vieil homme. J’ai fait le
tour de ma vie. J’ai approché toutes les sciences, j’en ai fait le
tour aussi. Je n’ai ni femme ni enfants qui me pleureront.
Personne. L’avantage de ce traitement, c’est qu’il nous
démontrera si j’ai tort ou raison. Si j’ai raison, que de vies
sauvées ! Je t’en prie, fais ce que je te demande.
Comment aurais-je pu m’opposer à sa volonté ? J’ai obéi.
Abubacer est mort dès la seconde absorption, après avoir
été pris de vomissements de matières brunâtres et dans
d’effrayantes convulsions. Une heure avant sa mort, il a
murmuré avec un pauvre sourire :
— Je vais pouvoir vérifier avant toi si Allah s’intéresse aux
hommes.
À son enterrement, seules deux personnes étaient présentes :
le nouveau vizir, un tout jeune homme de vingt-quatre ans, Al-
Mansour3, qui n’était autre que l’un des fils de Youssouf ; et
moi-même. Le calife, lui, était absent. Il avait quitté
Marrakech une dizaine de jours plus tôt afin de livrer bataille
contre un roi chrétien.
Je ne peux décrire le sentiment de solitude dans lequel je fus
plongé tout à coup. Ma peine était infinie. Abubacer m’avait
tout appris, et j’eus l’impression qu’en partant il ne me restait
plus rien de ce savoir partagé.
Brisé, démoralisé, j’ai décidé de regagner Cordoue, mon
havre, afin de puiser du réconfort auprès des miens.
1. Beignets au fromage blanc, trempés dans du miel et
saupoudrés de cannelle.
2. Les Abrégés.
3. En réalité, Averroès cite son véritable nom : Abou
Youssouf Yacoub al-Mansour. Nous avons jugé préférable de
ne conserver que « Al-Mansour » afin d’éviter toute
confusion.
27

Le bonheur de retrouver ma famille fut, hélas, de courte


durée. Le 2 août, je fus invité à me présenter – une fois de
plus – devant le gouverneur. Mille pensées chevauchaient mon
esprit alors que je me rendais à la convocation. Le calife avait-
il décidé de se passer de mes services ? Allait-on me nommer
cadi d’une autre ville de la Péninsule ? Ou, pire, me destituer ?
J’avais tout imaginé, sauf ce qui m’attendait.
— Ibn Rochd, a lancé sans préambule le gouverneur, notre
calife te demande de le rejoindre à Santarém.
— Santarém ? Dans le Gharb al-Andalus1 ?
— Oui. Youssouf a mis le siège devant la ville. Il tient à ta
présence. Tu disposeras d’une escorte. Les routes du Gharb
sont peu sûres.
J’ai posé la question pour la forme.
— Quand dois-je partir ?
— Demain.

Huit jours plus tard, je pénétrais pour la première fois de


mon existence dans un campement militaire ; une forêt de
tentes, de bivouacs, de sabres, de chevaux, de relents de mort
et de sang séché.
Pourquoi l’armée almohade se trouvait-elle ici, aux confins
d’Al-Andalus ? Il semble que, dans un premier temps,
Youssouf avait prévu de conquérir Al-Ushbuna2. Mais, avant
de franchir ce pas, il était indispensable qu’il se rendît maître
de la ville de Santarém. Après une semaine de siège, il y était
parvenu. Dans un élan irrésistible, les musulmans avaient
réussi à fracasser les défenses chrétiennes. Cependant, la
citadelle résistait toujours. Une garnison s’y était enfermée et
continuait de tenir tête à nos forces.
Le calife s’impatientait. On le sentait fébrile, irritable. Au
fur et à mesure que le temps passait, il ne considérait plus ses
généraux que comme les instruments aveugles de sa volonté ;
attitude difficilement acceptable par de vieux hommes de
guerre.
Le 18 juillet, pour des raisons tactiques qui me sont
étrangères, Youssouf décida de déplacer la presque totalité de
l’armée au nord-ouest de Santarém. On lui expliqua qu’il
commettrait une erreur. On lui rappela que des troupes
ennemies, plus de vingt mille hommes, étaient signalées,
commandées par un chef chrétien qui avait acquis le surnom
de « Laboureur3 ». Mais Youssouf s’entêta et imposa sa
volonté.
Il ordonna à l’un de ses généraux, un certain Mohammad al-
Madkour, de se mettre en marche dès l’aube. Soit par esprit de
révolte, soit parce qu’il avait mal compris les instructions, Al-
Madkour n’attendit pas le lever du jour et, la nuit même,
repassait le fleuve. Ensuite, au lieu de prendre la direction du
nord-ouest, il marcha vers le sud-est. Sitôt que le petit groupe
demeuré en retrait fut informé de ce mouvement, la panique se
répandit dans les rangs et les ordres du calife ne furent plus
écoutés.
C’est le moment que choisit l’armée chrétienne pour fondre
sur nous. Il ne restait plus au calife que sa garde et un faible
détachement. La sagesse eût voulu qu’il batte en retraite.
Mais, il refusa.
Je me trouvais à ses côtés lorsqu’une flèche traversa la tente
où nous nous étions réfugiés et se ficha dans le pli de son aine
gauche. Je l’ai immédiatement arrachée et ai posé des
compresses de coton sur la plaie pour freiner l’hémorragie. Je
savais que cela ne suffirait pas. Il était indispensable que je
puisse procéder à une suture. Mais, dans ce tumulte, c’était
impossible. Aussi ai-je exigé que l’on évacuât l’émir au plus
vite.
On le plaça sur une civière et on lui fit traverser le fleuve, à
l’abri de la menace chrétienne. Je ne l’ai pas quitté un seul
instant, m’efforçant d’apaiser ses souffrances en lui glissant
entre les lèvres des grains de pavot. Finalement, parvenu dans
le petit village d’Almeirin, nous avons investi la maison d’un
habitant et, alors que nous nous apprêtions à installer le calife
dans l’unique chambre, Youssouf m’a saisi le bras. Il a
bredouillé des mots inintelligibles et rendu l’âme4.
J’avais perdu mon protecteur, mais aussi un ami.
J’ai accompagné la dépouille du commandeur jusqu’à
Séville. On le plaça dans un cercueil, et il fut transporté à bord
d’une embarcation vers le Maghreb. On l’enterra à Tinmel,
entre la tombe de son père, Al-Mu’min, et celle de Ibn
Tûmart, le fondateur du mouvement.
Le lendemain, son fils Al-Mansour fut désigné comme
successeur.

Après six mois passés dans ma famille, le nouveau


Commandeur des croyants me réclama à son service. Mais
avant, grâce au ciel, j’ai pu profiter de mon séjour pour
assister au mariage de ma fille. L’homme qu’elle avait choisi
n’était pas pour me déplaire, quoique je l’estimasse beaucoup
trop jeune. Il n’avait qu’un an de plus que Zeynab : vingt-
quatre ans. Quant à mon fils Jehad, il persistait dans le célibat.
Je mentirais en disant que je n’ai pas éprouvé un pincement au
cœur lors de la cérémonie. Je suppose que tous les pères
ressentent le même trouble lorsqu’ils découvrent que la fillette
qu’ils ont tenue dans leurs bras est devenue femme.
Ma santé continuait de décliner sans que je puisse en
déterminer la cause. Mais je travaillais sans relâche. À la fin
de l’année latine 1188, j’avais pratiquement achevé mon
« Grand commentaire du Traité de l’âme ».
Jour après jour, au fil des mois, je constatais que le fils du
défunt calife se montrait à la hauteur de son père. Au
lendemain de son intronisation, il avait chargé un architecte
originaire de Tolède d’accoler un gigantesque minaret à la
grande mosquée de Séville5. Il s’efforçait du mieux qu’il
pouvait de maintenir cet empire almohade qui embrassait
désormais l’ensemble du Maghreb et l’Espagne musulmane.
Par des gestes simples, il gagnait l’attachement de son peuple
en distribuant régulièrement de fortes sommes d’argent aux
pauvres, en ordonnant de remettre en liberté les prisonniers
dont les crimes étaient peu graves et en accordant des
indemnités à ceux que le gouvernement précédent avait lésés.
Il éleva le traitement des cadis et la solde de l’armée régulière,
accomplissant de nombreux voyages dans le Maghreb pour
s’assurer que ses ordres étaient bien respectés. Il bâtissait des
hôpitaux, des mosquées, des écoles, des caravansérails, des
tours et des ponts. Comme son père, il se révélait être un
protecteur des arts et du savoir. Au cours de l’année 1192, il
construisit une académie et y convia de nombreux savants,
quelle que fût leur origine. Je me suis permis de lui suggérer
de les diviser en classes. Ce qu’il fit. Régulièrement, il nous
arrivait de partager de longues heures ensemble à débattre de
philosophie ou même d’astronomie.
Un soir, son vizir, un personnage de grande expérience, me
confia sous le sceau du secret qu’Al-Mansour était le fils
d’une esclave chrétienne du nom de Sûhir, et qu’il avait été
reconnu comme héritier présomptif par ordre de son père,
alors qu’il n’était pas l’aîné. Je n’ai jamais pu vérifier
l’authenticité de ces propos.
À partir de l’an 1195, le Commandeur des croyants se vit
contraint d’embarquer pour Al-Andalus. Il y avait des mois
que les armées chrétiennes se livraient à des incursions en
territoire musulman : l’heure était venue d’y mettre un terme.
Il s’absenta plus d’un an. Et, le 30 juillet 1196, se répandit
l’incroyable nouvelle : un affrontement terrible avait opposé
les troupes almohades à celles d’un roi chrétien en un lieu
nommé Al-Ark6. Il s’était achevé sur un effroyable carnage.
Des dix mille chevaliers chrétiens, il ne restait plus que
monceaux de cadavres. Ceux-ci, pourtant, s’étaient battus,
nous a-t-on dit, avec un courage exemplaire et l’on dut même
arracher par la violence le monarque au champ de bataille.
Jamais la puissance des Almohades n’avait été aussi grande.
Ce fut deux mois plus tard que deux lettres me sont
parvenues.
Je venais de terminer le Commentaire moyen, les
Tempéraments, les Éléments, et deux autres ouvrages : Les
Facultés naturelles et Fièvres.
La première lettre était signée par mon fils et m’annonçait la
pire nouvelle qui peut frapper un époux : la mort de sa femme.
Zeynab s’était éteinte dans son sommeil, la veille de ses
trente-six ans. Je fus presque surpris de ne pas m’écrouler en
sanglotant comme un enfant. Étais-je le seul à vivre pareille
tragédie ? J’étais conscient que nous étions des milliers et des
milliers, pourtant, il me semblait que j’étais le seul à la
ressentir si douloureusement. J’ai quitté ma chambre et j’ai
déambulé toute la nuit comme un fantôme dans les rues de la
ville, éperdu, à la quête d’un regard qui aurait ressemblé au
regard de Zeynab.
L’autre lettre était de Ibn Maïmoun. Il y avait joint un
manuscrit : Le Guide des égarés.
Fostat, 4 Tishiri 49577

Mon frère, mon ami, Ibn Rochd,


Pardonne mon long silence. Mais mon emploi du
temps ne m’accorde que peu de répit. Comme je te
l’avais indiqué dans une précédente missive, je vis à
Fostat, tandis que le sultan réside à Al-Qahira8. Il me
faut donc deux fois la distance permise un jour de
shabbat (près d’un mille et demi 9) pour me déplacer
d’un lieu à l’autre. Je présume que tu as été informé de la
mort de celui qui fut pendant des années mon illustre
patient : Saladin. Il est décédé il y a trois ans, à Damas.
Ce fut un grand homme. Son fils l’a remplacé. Chaque
matin, je dois me rendre chez lui à la première heure : et
lorsque l’un de ses enfants ou l’une de ses concubines est
malade, je ne puis quitter Al-Qahira, car je dois assurer
une présence au palais durant une grande partie de la
journée. Il arrive aussi fréquemment que des officiers
royaux soient indisposés, rendant ma présence nécessaire
à leur chevet. C’est ainsi qu’en principe je suis à Al-
Qahira au lever du jour et ne puis rentrer à Fostat qu’au
courant de l’après-midi, si toutefois rien d’extraordinaire
ne se produit. À mon arrivée, la faim me tenaille tandis
que mon antichambre déborde de gens venus me
consulter : juifs et gentils, amis et ennemis, hommes
importants, simples paysans, bref une grande multitude.
Juste après avoir mis pied à terre, je cours me laver
les mains et je demande aussitôt à mes patients de me
permettre de prendre une légère collation qui constitue,
en fait, mon unique repas de la journée. Je commence
ensuite à les examiner et à leur prescrire les aliments qui
leur seront profitables. Mes malades entrent et sortent de
chez moi jusqu’à la tombée de la nuit, et parfois même, je
te l’assure, jusqu’à deux heures, voire trois heures du
matin. Je continue de les examiner et de leur faire des
prescriptions après m’être allongé en raison de ma
grande fatigue ; et lorsqu’il fait nuit noire, je puis à peine
parler.
C’est pour cette raison qu’aucun de nos
coreligionnaires ne peut s’entretenir avec moi un jour
autre que le shabbat. En ce jour, toute la congrégation se
rend chez moi après l’office du matin afin que je les
instruise de leurs devoirs pour la semaine qui
s’annonce ; nous étudions ensuite jusqu’à midi, heure à
laquelle ils me quittent. Toutefois, il y a quelques mois,
j’ai tout de même réussi à terminer l’écriture du livre que
je t’envoie : Le Guide des égarés. Je l’ai rédigé à
l’intention des juifs perplexes, qui sont écartelés entre les
textes sacrés et la rationalité philosophique. Tu n’auras
aucun souci pour le lire, puisqu’il est écrit dans ta
langue. Comme tu pourras le constater, je me suis
beaucoup appuyé sur notre inspirateur commun, Aristote.
Je suis un peu frustré de n’avoir eu accès à ton Traité de
l’âme qu’une fois mon Guide publié. Mais je suis en train
de le lire, et certains passages sont jumeaux de ma
pensée.
Je me permets de te soumettre un texte sous forme de
prière. Elle devrait être prononcée par tous les médecins
en remplacement du serment d’Hippocrate, qui me paraît
incomplet. Tu me feras part de ton avis.
« Mon Dieu, remplis mon âme d’amour pour l’art
médical et pour toutes les créatures. N’admets pas que la
soif du gain et la recherche de la gloire m’influencent
dans l’exercice de mon art, car les ennemis de la vérité et
de l’amour des hommes pourraient facilement m’abuser
et m’éloigner du noble devoir de faire du bien à Tes
enfants. Soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit
toujours prêt à servir le pauvre et le riche, l’ami et
l’ennemi, le bon et le mauvais. Fais que je ne voie que
l’Homme dans celui qui souffre. Fais que mes malades
aient confiance en moi et en mon art, qu’ils suivent mes
conseils et mes prescriptions. Éloigne de leur lit l’armée
des parents et les gardes qui savent toujours tout, car
c’est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait
échouer les meilleures intentions de l’art et conduit
souvent les créatures à la mort. Je peux aujourd’hui
découvrir dans mon savoir des choses que je ne
soupçonnais pas hier, car l’art est grand, mais l’esprit de
l’homme pénètre tout. »
Shalom, mon ami, mon frère. Ne nous perdons pas.
1. Région de l’ouest de l’Andalousie, qui correspond à peu
près au Portugal d’aujourd’hui.
2. Lisbonne actuelle.
3. Averroès parle sans doute du futur roi du Portugal,
Sanche 1er.
4. Il semble que cette information soit imparfaite. On la
retrouve bien dans un ouvrage publié en 1893 à Alger, sous la
plume d’un historien marocain : Abd al-Wahid Merrakechi ou
Al-Marrakushi, qui vécut au temps des Almohades. Or, il
n’est fait nulle part mention de la présence d’Averroès aux
côtés du calife.
5. Il s’agit probablement de la célèbre « Giralda ». Elle ne
sera pas achevée avant 1198.
6. Averroès fait ici allusion à la célèbre bataille d’Alarcos
qui opposa les armées d’Al-Mansour à celles
d’Alphonse VIII.
7. 5 septembre 1196.
8. Le Caire.
9. Environ deux kilomètres et demi.
28

Plus de trois siècles après la mort d’Averroès.


Basilique Saint-Jean-de-Latran, Italie, début février 1513.

Cela faisait un an que le Ve concile du Latran avait été


convoqué par le pape Jules II. Il rassemblait plus de cent
cinquante évêques et cardinaux, parmi lesquels cent trente
Italiens.
L’un des problèmes les plus épineux que cette réunion
s’était engagée à résoudre concernait les fameuses « théories
conciliaires ». Selon celles-ci, les conciles détiendraient pleine
autorité et leurs décisions l’emporteraient sur celles des papes.
Au terme d’âpres débats, ponctués de hauts cris, ces théories
furent finalement condamnées et l’on conclut que « le
gouvernement ultime de l’Église n’appartenait pas aux
hommes, mais à un pouvoir extérieur et supérieur, celui de son
chef le Seigneur ressuscité qui siégeait à la droite du Père,
pouvoir du Christ représenté par le pape ». En langage clair :
le pape restait seul et unique maître et les évêques voyaient
leur pouvoir minimisé. Ils n’étaient plus considérés comme
des représentants du Saint-Père, mais comme des successeurs
des apôtres.
Le problème réglé, on put se tourner vers d’autres
préoccupations. L’imprimerie naissante en faisait partie. Il
était urgent d’en fixer les limites.

Le 4 mai 1515, on édicta la bulle dite Inter sollicitudines.


« Nous établissons et ordonnons que désormais, et pour tous
les temps futurs, personne n’ose imprimer ou faire imprimer
un livre ou un autre écrit quel qu’il soit, tant dans notre ville
que dans les autres cités et diocèses, sans que ces livres ou
écrits aient été d’abord attentivement examinés, à Rome par
notre Vicaire et par le maître du Sacré-Palais, et par
l’inquisiteur de la dépravation hérétique de la cité ou du
diocèse où ladite impression doit s’effectuer, et sans que ces
livres ou écrits aient été approuvés par une formule rédigée de
leur propre main, sous peine d’excommunication immédiate. »

Puis les évêques se penchèrent sur l’affaire la plus grave qui


ne cessait depuis trois siècles de tourmenter l’Église :
l’immortalité de l’âme.
Ainsi une seconde bulle fut publiée le 19 décembre 1513,
dite Apostolici regiminis.
« Puisque le vrai ne peut être contraire au vrai, nous
définissons que toute assertion contraire à la vérité de la foi est
absolument fausse, et nous interdisons strictement qu’il soit
permis de soutenir une doctrine différente ; et tous ceux qui
adhèrent aux thèses d’une telle erreur, semant ainsi des
hérésies absolument condamnées, nous décrétons qu’en tout
ils doivent être évités et punis comme hérétiques et infidèles
détestables et abominables, destructeurs de la foi catholique. »
Ainsi, le concile condamne ceux qui disent que l’âme n’est
pas immortelle, ceux qui prétendent qu’elle est unique dans
tous les hommes et ceux qui soutiennent que ces opinions,
quoique contraires à la foi, sont vraies philosophiquement.
Seront poursuivis comme hérétiques et infidèles « les fauteurs
de si détestables doctrines ».
Les averroïstes en premier.
Mais aussi Thomas d’Aquin, Duns Scot, Albert le Grand,
Siger de Brabant, Boèce de Dacie, Roger Bacon, Giordano
Bruno, Lucilio Vanini, qui s’étaient pénétrés des théories du
philosophe musulman, fût-ce pour les contester, les critiquer
ou les juger opposées à la droite doctrine chrétienne ou, au
contraire, pour en faire un emblème de la libre-pensée.
29

La terre n’avait pas tremblé sous mes pas, mais j’eus la


conviction qu’elle tremblait pourtant.
— Tu m’as trahi, Ibn Rochd ! Trahi et injurié !
Le visage du calife Al-Mansour ressemblait au visage de la
mort. La mienne.
Sans s’interrompre, il me jeta à la face les feuillets qu’il
avait tenus tout ce temps entre ses mains et s’écria :
— Tu as écrit : « J’ai vu une girafe chez le roi des
Berbères ! » Comment as-tu osé m’affubler de ce titre : le « roi
des Berbères » ? Moi, le Commandeur des croyants !
— Seigneur…
— N’essaye pas de nier. Ibrahim al-Wakil, ici présent (il
désigna du doigt le vizir), m’a montré le livre dans lequel se
trouvent ces propos infamants.
— Le Livre des animaux, oui, seigneur. N’y voyez aucune
injure. Lorsque les savants ont à nommer le prince d’un pays,
ils ont pour habitude de se dispenser des formules élogieuses
qu’emploient les courtisans et les secrétaires. Ce…
— Silence ! Des notables de Cordoue m’ont aussi rapporté
que selon toi le Coran n’est qu’une fable ! Que tes derniers
ouvrages ne sont que blasphèmes, reniements de la religion du
Prophète (paix et salut soit sur Lui). Tu as même affirmé que
la planète Al-Zahra1 était une divinité !
J’ai tenté à nouveau de me disculper, en vain.
Le calife conclut :
— Sache que ce sont uniquement les liens d’amitié que tu
as entretenus avec mon père, et avant lui avec mon grand-père,
qui t’évitent la corde et parce que j’éprouve encore quelque
affection à ton égard. Dès demain, sous escorte, tu quitteras
Marrakech et tu prendras le chemin de l’exil. Tu te rendras à
Lucena parmi les juifs, banni des cités musulmanes, et tu y
attendras que la mort t’emporte.
Il me chassa d’un geste de la main comme on chasse un
chien.

J’aurais pu franchir à pied la distance qui me séparait de


Cordoue. Une trentaine de milles. Une quinzaine d’heures de
marche. Mais, à soixante-douze ans, c’est une semaine qu’il
m’eût fallu. Même si je m’y étais risqué, poussé par le manque
de ma ville, et le désir irrépressible de revoir mon fils, je
n’aurais pu. Nous étions en avril 1197. Ma maison de Lucena
était entourée de soldats. Je n’avais ni le droit de sortir, ni
celui de recevoir, et je n’étais servi que par un esclave qui, je
le précise, avait été mis à ma disposition par des membres
importants de la communauté juive de la ville. J’ignore
comment, mais ils avaient réussi à plaider ma cause auprès des
autorités. Peut-être parce que de tout temps cette petite
bourgade avait été habitée par des Hébreux, et lorsque je m’y
suis trouvé, leur nombre était toujours majoritaire. Peut-être
que, en m’exilant ici, on avait songé à m’humilier, me
rabaisser. C’eût été mal connaître la Révélation, où il est dit :
« Nous croyons en Allah et en ce qu’on nous a révélé, et en ce
qu’on a fait descendre vers Abraham et Ismaël et Isaac et
Jacob et les Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus,
et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur
Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à
Lui nous sommes Soumis. »
C’est par cette communauté que me parvenaient, par
intermittence, des nouvelles du monde extérieur. C’est par elle
que j’ai appris que mes livres, mes manuscrits, avaient été
arrachés aux bibliothèques de Marrakech, de Fès, de Cordoue,
de Séville, de toutes les grandes villes d’Al-Andalus, pour être
brûlés sur les places publiques. Par leur bouche que m’ont été
rapportées les exhortations de certains théologiens et même de
savants, incitant les « pieux musulmans » à faire le siège de
ma demeure, à m’en extirper pour me jeter à mon tour dans les
flammes.

J’ai pleuré. Bien qu’il ne soit pas noble qu’un homme


pleurât.
J’ai versé des larmes.
Non de tristesse, mais d’amertume.
À quoi m’aura servi de louvoyer, de courber l’échine face
au pouvoir almohade ? Car, en dépit des apparences, je
m’étais bâillonné. Sans ce bâillon, il y a des choses que
j’aurais sans doute criées au grand jour, sans retenue.
D’aucuns me rétorqueront que les princes m’ont laissé
suffisamment la bride sur le cou ; bien au-delà de mes
espérances. Peut-être. Mais à quoi se mesure la soif de liberté,
si ce n’est à l’aune des limites que l’on veut nous dicter ?
C’est une illusion. Mais l’odeur de cendres est partout.
Sur ma peau, mes draps, dans ma bouche et mes lèvres et
les murs de ma chambre.
J’imagine avec effroi mes écrits, toutes ces heures de
labeur, ces moments de fusion entre mon âme et celles de mes
prédécesseurs, mes maîtres, réduits à néant, en poussière de
savoir et en humiliations.
Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? Ai-je fait preuve de trop de
suffisance en allant au-delà des pensées d’Aristote ? Ou pas
assez ? L’exégète a-t-il desservi ou corrompu le maître ?
Au fond, la réponse à peu d’importance. Ce qui a compté, et
qui compte, c’est de chercher, puiser, raisonner. Le
questionnement mène à la sagesse. L’absence d’interrogation,
à la décadence de l’esprit. Et s’il arrive que la vérité heurte et
bouleverse, ce n’est pas la faute de la vérité.

Dix mois plus tard, au début du mois de septembre 1198,


sur un revirement totalement incompréhensible, le calife Al-
Mansour a exigé mon retour à Marrakech.
J’ai accepté. Là encore, avais-je le choix ? S’il n’avait tenu
qu’à moi je serais resté à Lucena, car je savais la mort à
quelques pas de mon lit.
Je suis donc rentré au Maghreb. Dans la Ville rouge.
Le calife m’a présenté ses excuses. Il avait, semble-t-il, cédé
aux pressions de certains groupes, il était tombé dans le piège
d’une machination de religieux qui n’éprouvaient que haine
envers moi. Il m’a demandé de lui pardonner.
Je me suis contenté de porter ma main sur mon cœur.

Tout est consommé.


J’entends qu’on frappe à ma porte.
C’est mon fils, Jehad.
1. Vénus.
ÉPILOGUE

D’après l’historien Salomon Munk, Averroès est mort dans


la nuit du jeudi 10 décembre 1198, et il fut enterré à
Marrakech.
Trois mois plus tard, son cercueil fut exhumé et transporté
jusqu’à Cordoue et inhumé pour la seconde fois.
Trois personnages étaient présents.
Un juriste. Un copiste. Et Ibn Arabi.
Averroès incarne indiscutablement un islam éclairé, marqué
par la volonté de concilier la foi et la raison, la philosophie et
la Révélation, Aristote et Mohammad. Calomnié par les uns,
magnifié par les autres, en fait rarement compris : il demeure,
envers et contre tout, le dernier grand penseur de l’islam des
Lumières, voire de l’islam tout court.
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES

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Baptiste Brenet, Vrin, 2016.
Roger Arnaldez, Averroès, un rationaliste en Islam, Balland,
2016.
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Hervé Bleuchot, Droit musulman, Presses universitaires
d’Aix-Marseille, 2002.
Jean-Baptiste Brenet, Averroès l’inquiétant, Les Belles
Lettres, 2015.
–, Je fantasme : Averroès et l’espace potentiel, Verdier, 2017.
Collectif, Le colloque de Cordoue, Climats, 1994.
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Desclée, 1988.
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Parenthèses, 2003.
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l’Espagne musulmane, Pluriel, 2011.
Moshe Halbertal, Maïmonide, Life and Thought, traduit de
l’hébreu par Joel Linsider, Princeton University Press, 2013.
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2013.
Henry Laurens, John Tolan et Gilles Veinstein, L’Europe et
l’Islam, quinze siècles d’histoire, Odile Jacob, 2009.
Oliver Leaman, Averroes and his philosophy, Routledge,
1988.
Moïse Maïmonide, Le Guides des égarés, Verdier, 2002.
Pierre Mandonnet, Siger de Brabant, et l’averroïsme latin au
XIII e siècle, Publications de l’Institut supérieur de Philosophie
de l’Université de Louvain, 1908.
Christine Mazzoli-Guintard, Vivre à Cordoue au Moyen-Âge,
Presses universitaires de Rennes, 2003.
Salomon Munk, Mélanges de philosophie Juive et Arabe,
Vrin, 1988.
Pétrarque, De sui ipsius et multorum ignorantia, « Mon
ignorance et celle de tant d’autres », publié d’après le
manuscrit autographe de la Bibliothèque Vaticane par L.
M. Capelli, Librairie Honoré Champion, 1906.
Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, Michel Lévy Frères,
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Maurice-Ruben Hayoun et Alain de Libera, Averroès et
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Maurice-Ruben Hayoun, Maïmonide ou l’autre Moïse, Pocket,
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Dominique Urvoy, Averroès, les ambitions d’un intellectuel
musulman, Flammarion, 2011.

Dalil Boubakeur, Averroès – Science et foi, site internet de la


grande Mosquée de Paris.
Lauréline Dartiguepeyrou, Averroès et Thomas d’Aquin,
Mémoire de Master défendu en juin 2012.
REMERCIEMENTS

Ma gratitude va en priorité à Jean-Baptiste Brenet,


médiéviste, professeur de philosophie arabe, incontournable
connaisseur d’Averroès. Avec une rare bienveillance, il a bien
voulu éclairer la route sinueuse sur laquelle je m’étais engagé.
Je ne peux que saluer une ouverture d’esprit plutôt rare dans
un milieu où les scientifiques toisent souvent les romanciers.
Je remercie aussi Lauréline Dartiguepeyrou, assistante-
doctorante en histoire de la philosophie à l’université de
Neuchâtel, qui, avec enthousiasme, a accepté de relire le
manuscrit, me prodiguant de précieux conseils, et signalant les
erreurs détectées ici ou là.
Et enfin, je suis reconnaissant à mon ami d’enfance,
Mohamed Madkour, à qui j’ai fait subir un tir groupé
d’interrogations, tant sur les rituels et coutumes de la religion
musulmane que sur l’étymologie de certaines expressions
arabes.
Une pensée affectueuse à mon éditrice, Sophie de Closets.
Je lui sais gré de son exceptionnelle patience.
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Épilogue
Bibliographie et sources
Remerciements

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