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TIERNO BOKAR

Bokar Salif Habi ou Tierno Bokar, maître Bokar, ou Tierno


1875-1939

LE SAGE DE L'ISLAM
Une Vie exemplaire
Ce fut le naturaliste Théodore Monod qui l'un des premiers révéla la
vie et l'enseignement de cet homme humble et extraordinaire.

En 1938, Amadou Hampâté Bâ, alors simple fonctionnaire exilé à


Ouagadougou avait un grand dessein, celui de faire connaître
l'enseignement de Tierno Bokar auprès de qui il avait séjourné plusieurs
années et dont il se considérait l'élève et le disciple.

Il avait rédigé un manuscrit qu'il soumit à Théodore Monod.

C'est grâce à ce livre Le Sage de Bandiagara, que nous connaissons


un peu mieux Tierno Bokar.

Cet ouvrage ne sera publié qu'en 1957, mais Théodore Monod aura
eu la joie de connaître personnellement le «Sage de Bandiagara» avant sa
mort.

Il dira, en 1943, à son propos :

«C'est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un des
rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l'être
humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les
pays, chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette
affirmation de l'Écriture : «L'Esprit souffle où il veut.»

Théodore Monod

Parlant d'Amadou Hampâté Bâ «Il était musulman et j'étais chrétien,


mais nos convictions religieuses convergeaient vers la même direction.»

L'enseignement de Tierno Bokar ne pouvait que séduire le protestant


Monod qui vouait une immense admiration au Sage de Bandiagara dont il
se sentait très proche par l'esprit.

Mais ce qui le bouleversait le plus était que Tierno Bokar qui avait
vécu confiné dans une province reculée du Mali tînt des propos identiques
à ceux de certains auteurs chrétiens d'Europe avec qui il n'avait jamais été
en contact.

«Je ne m'enthousiasme que pour la lutte qui a objet de vaincre en


nous nos propres défauts. Cette lutte n'a rien à voir, hélas, avec la guerre
que se font les fils d'Adam au nom d'un Dieu qu'ils déclarent aimer
beaucoup, mais qu'ils aiment mal, puisqu'ils détruisent une partie de son
œuvre.»

Ou encore :

«En vérité, une rencontre des vérités essentielles des diverses


croyances qui se partagent la terre pourrait se révéler d'un usage religieux
vaste et universel. Peut-être serait-elle plus conforme à l'Unité de Dieu, à
l'unité de l'esprit humain et à celle de la Création tout entière.»

«Ces rapprochements de l'esprit, disait-il aussi, confondent


l'imagination et démontrent que le progrès moral et spirituel n'est pas
l'apanage d'un siècle ou d'une race.»
L'Émeraude des Garamantes
Voici ce que dit Théodore Monod dans son ouvrage «L'Émeraude des
Garamantes» publié aux Éditions Actes Sud.

«Je regardai et voici que m'apparut un coin de paysage soudanais, un


pan de mur d'argile, une cour noyée de soleil, au loin un éboulis de
pierrailles calcinées, de maigres buissons, la haute silhouette de quelques
rôniers. Un homme, tourné vers l'Orient, se prosterne pour la prière
canonique du dhohor ; c'est un pieux musulman, un noir, Tierno Bokar,
celui que l'on a pu appeler le saint François d'Assise soudanais.»

Connu plus tard sous le nom de Tierno Bokar, ou "maître Bokar",


Bokar Salif Habi appelé Tierno tout court par ses disciples, serait né en
1875 et se serait établi à Bandiagara en 1893 peu après la prise de Ségou
par Archinard.

Il subit fortement la double influence d'une mère courageuse, douce


et pieuse, Aïssata, et d'un maître vénéré qui lui enseigna les sciences
islamiques, Amadou Tafsirou Bâ.

Sa naissance le destinait au métier des armes mais il se fait tailleur-


brodeur, sur le conseil de sa mère : «Plutôt que d'ôter la vie aux hommes,
apprends à couvrir leur nudité de leur corps en leur cousant des
vêtements, avant d'être appelé à l'honneur de couvrir, en prêchant l'Amour,
leur nudité morale.»

École coranique
Tierno Bokar le sage de Bandiagara

Il commencera bientôt à enseigner lui-même et ouvre en 1907 une


modeste école coranique avec 5 élèves.

Trente ans durant, la vie quotidienne de Tierno Bokar sera entre


toutes la plus monotone, quant à son déroulement matériel. Un emploi du
temps ne varietur, une parfaite absence d'événements, d'imprévu,
d'excitation extérieure.

«Il n'y a rien à raconter : un petit marabout de village récite, encore en


pleine nuit, son chapelet, et partage ses journées entre les offices à la
mosquée et son enseignement.»

C'est tout.

«En apparence, il ne se passe rien, pas plus qu'à Jérusalem d'ailleurs


quand y séjourne, y enseigne et y meurt un autre maître non moins
inconnu de la "bonne société" et des "bien pensants".

«Serait-ce que l'aventure véritable est invisible, est intérieure, que la


grandeur véritable est plus dans l'être que dans le faire, qu'il n'est d'autre
royauté durable et illimitée que celle des esprits et qu'à côté du saint,
califes, sultans, vizirs, chefs de guerre ou de bureau, ne sont qu'ombres
fugaces ou éphémères apparences ?
École coranique

Une vie sans événements, tout entière enclose entre des murs
d'argile dévorés de soleil, ceux de la maison, ceux des ruelles étroites de
la petite ville, ceux de l'humble mosquée.

Austère et pauvre, au sens où nous entendons ces mots, sans


confort, sans distractions, sans cinéma, sans radio, sans journaux, ni
magazines. Nullement surhumaine, bien sûr, ni même ascétique - le
célibat, dans l'islam, est ignoré même des spirituels et des mystiques -, vie
limitée dans ses connaissances, mais limitée à l'essentiel.

Cet essentiel qui, par définition, suffit à une existence largement


ouverte, par la porte de la méditation et de la piété, sur les profondeurs de
la vie spirituelle, sur les réalités invisibles, sur les problèmes de l'être,
résolus d'ailleurs aux clartés de l'orthodoxie coranique, sur ceux aussi, non
moins graves n'en déplaise aux théologiens, de la morale pratique:
l'eupraxie après l'orthodoxie, et la rectitude de la conduite sachant au
besoin, allant au plus pressé, bousculer amicalement, quand il le faut, celle
de la croyance.»

Rien du professeur universitaire


«Bokar n'a rien du professeur. D'ailleurs, on ne saurait dogmatiser ex
cathedra quand tous, maître et disciples, sont assis par terre, dans un
réduit poussiéreux, le vestibule intercalé entre la rue et la partie privée de
la maison, et sans cesse traversé par quelque passant, un négrillon habillé
d'une ficelle, une chèvre, une porteuse de bois, d'eau ou de lait.»

«Son enseignement est direct, donné le plus souvent sous une forme
imagée, prenant prétexte pour illustrer une vérité morale de quelque
incident matériel, un petit fait, un objet, un rayon de soleil, la route, le
ruisseau, la pluie, l'écume et les vagues, la lessive, les soins de beauté de
la coquette, l'ombre du feuillage, le troupeau qui s'égaille, le puits, la lampe
à beurre de karité, l'oiseau, la pirogue, le chien, le fer rouge, le beurre ont
peut-être servi de symbole.»

L'Évangile n'en use pas autrement


«Le monde visible n'est qu'un gigantesque trésor de paraboles, un
livre d'images à déchiffrer. Mais qu'il faut savoir interpréter. Rien de plus
direct, de moins systématique.

Tierno veut à ses disciples - à ses "frères réfléchis" - un cœur ouvert,


de la bonne volonté, une âme ardente. Il faut chercher sans relâche les
choses spirituelles, les seules durables :»

«L'esprit humain tient à la beauté, mais persiste à rester à la surface


des choses, où il n'est pas d'harmonie permanente. La féerie des nuages
multicolores qui fêtent le lever ou le coucher du soleil disparaît en
quelques instants, la beauté physique s'estompe avec le crépuscule de la
vieillesse...

«Toi, adepte venu au seuil de la zaouïa où nous souhaitons voir briller


la flamme sacrée du bon conseil, sache que la beauté matérielle se fane
rapidement, elle ne peut être qu'éphémère et illusoire. Détourne tes efforts
de sa poursuite mais applique-les à la conquête de la beauté véritable,
permanente, la beauté morale qui fleurit dans le champ de l'Esprit.»

Bandiaraga : Ancienne mosquée

L'enseignement de Tierno Bokar


«Cherche à travers les ténèbres de la vie matérielle et l'étoile brillante
te guidera vers le jardin des beautés réelles et éternelles.» (Coran:
Sourate 83, verset 3)

Le contenu de l'enseignement de Tierno Bokar, il est, dans son


évangélique simplicité, facile à définir.
C'est d'abord, bien entendu, l'amour de Dieu et l'unicité de Dieu. C'est
la base, l'alpha et l'oméga de la révélation : Ecris le nom divin face à ta
couche de façon qu'elle soit le matin, au réveil la première chose qui s'offre
à ta vue.

«Au lever prononce-le avec ferveur et conviction comme le premier


mot sortant de ta bouche et frappant ton oreille. Le soir à ton coucher, une
fois étendu fixe-le comme le dernier objet entrevu avant de sombrer dans
le sommeil. A la longue, la lumière contenue dans le secret des quatre
lettres (°) se répandra sur toi et une étincelle de l'essence divine
enflammera ton âme... Répéter sans cesse le nom d'Allah ou la formule
attestant l'unicité de Dieu est un sûr moyen d'introduire en soi à souffle qui
entretiendra en nous la chaleur mystique.»

(°) Allah s'écrit en arabe avec un alif, deux lam et un ha.

«Il y a des degrés dans la connaissance religieuse, celle des croyants


ordinaires, "blottis dans un petit coin de la tradition", puis celle de ceux qui
se sont engagés résolument dans la voie qui conduit à la vérité, où
l'homme et les autres êtres vivants se réconcilient dans la paix. Mais la
troisième, qui la décrira ?»

«Lumière sans couleur, obscurité brillante, c'est, enfin, le séjour de la


totale Vérité : Ceux qui ont le bonheur de parvenir au degré de cette
lumière perdent leur identité et deviennent ce que devient une goutte d'eau
tombant dans le Niger ou plutôt dans une mer infiniment vaste en étendue
et en profondeur...

Mais l'union divine ne dispense pas, bien au contraire, de la pratique


du devoir moral, qui se résume en peu de mots : amour, charité, pitié,
tolérance.»

Un poussin tombé du nid


«Un jour, en 1933, au cours d'une leçon de théologie, un poussin
d'hirondelle tombe d'un nid fixé au plafond. Tout attristé de l'indifférence
générale, Tierno Bokar interrompit son exposé et dit: "Donnez-moi ce fils
d'autrui."

Il examine le petit oiseau qu'il venait d'appeler si humainement "fils


d'autrui", reconnaît que sa vie n'était pas menacée et s'écrie : "Louange à
Dieu dont la grâce prévenante embrasse tous les êtres." Puis levant les
yeux, il constata que le nid était fendu et que d'autres petits risquaient
encore de tomber.

Aussitôt, ayant demandé du fil, il grimpe sur un escabeau improvisé et


raccommode à l'aiguille le nid endommagé, avant d'y replacer l'oisillon.
Puis, au lieu de reprendre son cours, il dit: "Il est nécessaire que je vous
parle de la charité, car je suis peiné de voir qu'aucun de vous ne possède
en suffisance cette vraie bonté de cœur. Et cependant quelle grâce!

Si vous aviez un cœur charitable, il vous eût été impossible de


continuer à écouter une leçon quand un petit être misérable à tous les
points de vue vous criait au secours et sollicitait votre pitié : vous n'avez
pas été ému par ce désespoir, votre cœur n'a pas entendu cet appel.

«Eh bien, mes amis, en vérité, celui qui apprendrait par cœur toutes
les théologies de toutes les confessions, s'il n'a pas de charité dans son
cœur, ses connaissances ne seront qu'un bagage sans valeur.»

«Nul ne jouira de la rencontre divine, s'il n'a pas de la charité au cœur.


Sans elle, les cinq prières canoniques sont des gestes purement matériels
sans valeur religieuse ; sans elle le pèlerinage au lieu d'être un voyage
sacré devient une villégiature sans profit. Si j'avais à symboliser la religion,
je la comparerais à un disque en vannerie dont l'une des faces est amour
et l'autre charité.»

Cet épisode est d'autant plus remarquable que la pitié envers les
animaux tient bien peu de place dans les religions monothéistes, il y a
toutefois d'heureuses exceptions individuelles.

Falaise de Bandiaraga

Abou Bakr Al Chibli, mystique du Xe siècle


C'est ainsi qu'un disciple du mystique musulman Chibli (Xe Siècle)
pouvait raconter :

«Dieu m'a fait venir et m'a dit :

- Sais-tu pourquoi je t'ai donné ma miséricorde ?

- C'est parce que j'ai beaucoup prié.


- Non pas.

- Parce que j'ai beaucoup jeûné ?

- Non plus : c'est parce qu'un soir d'hiver, dans une rue de Bagdad, tu
as ramassé une chatte abandonnée et l'as réchauffée dans ton manteau.»

La violence : un pis-aller
Pour Tierno Bokar la violence est un scandaleux et inutile pis-aller :

«Si l'on tue par les armes l'homme qu'anime le Mal, ce dernier bondit
hors du cadavre qu'il ne peut plus habiter et pénètre par les narines
dilatées dans le meurtrier pour y reprendre racine et redoubler de
puissance. C'est seulement quand le Mal est tué par l'Amour qu'il l'est pour
toujours ...»

Questionné sur la guerre sainte, il avoue : "Personnellement je


n'admire qu'une seule guerre, celle qui a pour but de vaincre en nous nos
défauts... Parmi ceux-ci l'orgueil reste un des plus malfaisants" :

"Notre planète n'est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles


que Notre Seigneur a créées... Nous ne devons nous croire ni supérieurs,
ni inférieurs à tous les autres êtres.

"Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans
l'amour, la charité et l'estime du prochain. Celles-là seront lumineuses
comme un soleil montant tout droit dans le ciel. »

L'humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et


à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une
unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes
mais qu'inlassablement répétera Tierno Bokar.

«Frère en Dieu, venu au seuil de notre zaouïa, cellule d'Amour et de


Charité, ne querelle pas l'adepte de Moïse ni celui de Jésus, car Dieu a
témoigné en faveur de leurs prophéties.

- Et les autres ?

- Laisse-les entrer et même salue-les fraternellement pour honorer en


eux ce qu'ils ont hérité d'Adam... il y a en chaque descendant d'Adam une
parcelle de l'Esprit de Dieu. Comment oserions-nous mépriser un vase
renfermant un tel contenu ? »

«L'arc-en-ciel doit sa beauté aux tons variés de ses couleurs. De


même, nous regardons les voix des croyants divers qui s'élèvent de tous
les points de la terre, comme une symphonie de louanges à l'adresse d'un
Dieu qui ne saurait être que l'Unique.
Un homme, quelle que soit sa race, dès que l'adoration illumine son
âme, celle-ci prend l'éclat du diamant mystique. Ni sa couleur, ni sa
naissance n'entrent en jeu. »

Message résolument universaliste on le voit, et qui rejoint aisément


celui des prophètes d'Israël, celui de l'Évangile, celui d'un Ramakrisna ou
d'un Vivekananda dans leur essentielle affirmation que l'Esprit souffle où il
veut et qu'il y a "plusieurs demeures dans la maison de mon père."

Tierno Bokar avait disparu derrière le mur d'argile, souriant au nid


d'hirondelle et retournant à son travail de brodeur.

Jeune fille du pays "dogon"

Paroles de Sagesse
La Charité

«Celui qui apprendrait par cœur toutes les théologies de toutes les
confessions, s'il n'a pas la charité dans son cœur il pourra considérer ses
connaissances comme un bagage sans valeur. Nul ne jouira de la
rencontre divine, s'il n'a pas de charité au cœur. Sans elle les cinq prières
sont des gesticulations sans importance. Sans elle le pèlerinage est une
promenade sans profit.»

Dieu

«Dieu est l'embarras des intelligences parce que tout ce que tu


conçois dans ta pensée et matérialises par ta parole comme étant Dieu,
cesse pas là-même d'être Dieu, pour n'être plus que ta propre manière de
le concevoir. Il échappe à toute définition.»

Foi et incroyance

«La foi et l'incroyance sont comme deux champs contigus. La prière


marque leur limite. Celui qui prie est appelé fidèle, quel que soit le poids de
ses péchés. Celui qui ne prie pas est infidèle, quelle que soit la sagesse de
sa vie.»

Parcelle de lumière

«Tout homme bon ou mauvais est le dépositaire d'une parcelle de


lumière.»

La Vérité

«Il y a trois vérités : Ta vérité, ma vérité et la vérité.»

La Vie et la Mort

«Quand un enfant naît ici bas, je vois ses parents ivres de bonheur se
congratuler et annoncer l'événement à grands cris de joie. Quant un des
leurs s'en va, je vois les parents affligés porter sur leurs visages et leurs
vêtements tous les signes du chagrin et de la douleur.

L'inconséquence humaine apparaît ainsi à ceux qui réfléchissent.


Notre race humaine désire la vie et fuit la mort. Or, qu'est-ce que naître?
C'est entrer dans un jardin d'où l'on ne pourra sortir que par la porte de la
mort, unique issue, commune aux justes et aux injustes, aux croyants et
aux incrédules.

Qu'est-ce que mourir ? C'est renaître à la vie éternelle. L'homme qui


meurt retourne au jardin paradisiaque où règne Dieu, l'éternelle source de
lumière. C'est alors que nous devrions nous réjouir.»

Parabole des oiseaux blancs


et des oiseaux noirs

«Non seulement, Tierno Bokar s'abstenait de juger autrui, mais


encore il essayait de nous faire comprendre qu'une bonne pensée est
toujours préférable à une mauvaise, même lorsqu'il s'agit de ceux que
nous considérons comme nos ennemis. Il n'était pas toujours facile de
nous convaincre, comme le montre l'anecdote suivante où il fut amené à
nous parler des oiseaux blancs et des oiseaux noirs.

«Ce jour-là, Tierno avait commenté ce verset : "Celui qui a fait le


poids d'un atome de bien le verra ; celui qui a fait le poids d'un atome de
mal, le verra" (Coran XC, 7 et 8).»

Comme nous le questionnions sur les bonnes actions, il nous dit :

- La bonne action la plus profitable est celle qui consiste à prier pour
ses ennemis.

- Comment ! m'étonnai-je. Généralement, les gens ont tendance à


maudire leurs ennemis plutôt qu'à les bénir. Est-ce que cela ne nous ferait
pas paraître un peu stupide que de prier pour nos ennemis ?

- Peut-être, répondit Tierno, mais seulement aux yeux de ceux qui


n'ont pas compris. Les hommes ont, certes, le droit de maudire leurs
ennemis, mais ils se font beaucoup plus de tort à eux-mêmes en les
maudissant qu'en les bénissant.

- Je ne comprends pas, repris-je. Si un homme maudit son ennemi et


si sa malédiction porte, elle peut détruire son ennemi. Cela ne devrait-il
pas plutôt le mettre à l'aise ?

- En apparence, peut-être, répondit Tierno, mais ce n'est alors qu'une


satisfaction de l'âme égoïste, donc une satisfaction d'un niveau inférieur,
matériel.

Du point de vue occulte, c'est le fait de bénir son ennemi qui est le
plus profitable. Même si l'on passe pour un imbécile aux yeux des
ignorants, on montre par là, en réalité, sa maturité spirituelle et le degré de
sa sagesse.»

- Pourquoi ? lui demandai-je. C'est alors que Tierno, pour m'aider à


comprendre, parla des oiseaux blancs et des oiseaux noirs.

- Les hommes, dit-il, sont les uns par rapport aux autres, comparables
à des murs situés face à face.

Chaque mur est percé d'une multitude de petits trous où nichent des
oiseaux blancs et des oiseaux noirs. Les oiseaux noirs, ce sont les
mauvaises pensées et les mauvaises paroles.

Les oiseaux blancs, ce sont les bonnes pensées et les bonnes


paroles. Les oiseaux blancs, en raison de leur forme, ne peuvent entrer
que dans des trous d'oiseaux blancs et il en va de même pour les oiseaux
noirs qui ne peuvent nicher que dans des trous d'oiseaux noirs.

Youssouf et Ali
« Maintenant, imaginons deux hommes qui se croient ennemis l'un de
l'autre. Appelons-les Youssouf et Ali.

Un jour, Youssouf, persuadé que Ali lui veut du mal, se sent empli de
colère à son égard et lui envoie une très mauvaise pensée.

Ce faisant, il lâche un oiseau noir et, du même coup, libère un trou


correspondant. Son oiseau noir s'envole vers Ali et cherche, pour y nicher,
un trou vide adapté à sa forme.

Si, de son côté, Ali n'a pas envoyé d'oiseau noir vers Youssouf, c'est-
à-dire s'il n'a émis aucune mauvaise pensée, aucun de ses trous noirs ne
sera vide.

Ne trouvant pas où se loger, l'oiseau noir de Youssouf sera obligé de


revenir vers son nid d'origine, ramenant avec lui le mal dont il était chargé,
mal qui finira par ronger et détruire Youssouf lui-même.

Mais imaginons qu'Ali a, lui aussi, émis une mauvaise pensée. Ce


faisant, il a libéré un trou où l'oiseau noir de Youssouf pourra entrer afin d'y
déposer une partie de son mal et y accomplir sa mission de destruction.

Pendant ce temps, l'oiseau noir d'Ali volera vers Youssouf et viendra


loger dans le trou libéré par l'oiseau noir de ce dernier. Ainsi les deux
oiseaux noirs auront atteint leur but et travailleront à détruire l'homme
auquel ils étaient destinés.
Mais une fois leur tâche accomplie, ils reviendront chacun à son nid
d'origine car, est-il dit :

Toute chose retourne à sa source


«Le mal dont ils étaient chargés n'étant pas épuisé, ce mal se
retournera contre leurs auteurs et achèvera de les détruire.

L'auteur d'une mauvaise pensée, d'un mauvais souhait, d'une


malédiction est donc atteint à la fois par l'oiseau noir de son ennemi et par
son propre oiseau noir lorsque celui-ci revient vers lui.

La même chose se produit avec les oiseaux blancs. Si nous


n'émettons que de bonnes pensées envers notre ennemi alors que celui-ci
ne nous adresse que de mauvaises pensées, ses oiseaux noirs ne
trouveront pas de place où loger chez nous et retourneront à leur
expéditeur.

Quant aux oiseaux blancs porteurs de bonnes pensées que nous lui
aurons envoyés, s'ils ne trouvent aucune place libre chez notre ennemi, ils
nous reviendront chargés de toute l'énergie bénéfique dont ils étaient
porteurs.

Ainsi, si nous n'émettons que de bonnes pensées, aucun mal, aucune


malédiction ne pourront jamais nous atteindre dans notre être.

C'est pourquoi il faut toujours bénir et ses amis et ses ennemis. Non
seulement la bénédiction va vers son objectif pour y accomplir sa mission
d'apaisement, mais encore elle revient vers nous, un jour ou l'autre, avec
tout le bien dont elle était chargée.»>

C'est ce que les soufis appellent l'égoïsme souhaitable. C'est l'Amour


de Soi valable, lié au respect de soi-même et de son prochain parce que
tout homme, bon ou mauvais, est le dépositaire d'une parcelle de la
Lumière divine. C'est pourquoi les soufis, conformément à l'enseignement
du Prophète, ne veulent souiller ni leur bouche, ni leur être par de
mauvaises paroles ou de mauvaises pensées, même par des critiques
apparemment bénignes. »
Amadou Hampaté Bâ
«Amadou Hampaté Bâ est l'auteur de la formule : En Afrique, chaque
fois qu'un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.

Si cet écrivain peul a toute sa vie lutté contre l'extinction de sa culture,


en encourageant l'alphabétisation de son peuple ou encore en transcrivant
lui-même une part de ses traditions, c'est peut-être parce qu'il ne voulait
pas que l'enseignement coranique oral de son maître, le Sage de
Bandiagara, fût à jamais perdu.

Comme Platon a transmis la pensée de Socrate, Amadou Hampaté


Bâ a retracé "La Vie et l'Enseignement de Tierno Bokar".

De ce livre magnifique Peter Brook et sa collaboratrice Marie-Hélène


Estienne ont tiré un spectacle bouleversant qui a fait le tour du monde.

Au théâtre, la pièce se présente comme une veillée, au cours de


laquelle sont célébrés tour à tour l'intelligence, la bienveillance, le
stoïcisme et la douceur inaltérable de cet adepte du soufisme. Au moment
où l'angoisse nous pousse parfois à fourrer foi et fanatisme dans le même
sac, cette fervente leçon de tolérance donnée par un musulman tombe à
pic. Outre son actualité Tierno Bokar est un spectacle aérien. Un souffle de
grâce et de paix. C'est le Malien Sotigui Kouyaté, un fidèle compagnon de
Peter Brook qui tient le rôle du marabout : il incarne la noblesse même.»

Ma visite à Bandiagara
Lorsque, en 1969, je suis retourné sur le plateau de Bandiagara
(Mali), sur les lieux où avait vécu et enseigné Tierno Bokar, le souvenir de
cet homme exceptionnel n'avait laissé que peu de traces.

Le site était magnifique. Dressés au-dessus de la plaine de Gondo,


les admirables villages de Dogons semblaient sortir intacts de la nuit des
temps et de la légende.

Maison du sage que l'on montre aux touristes

Après quelques années d'animation, la curiosité suscitée par le


succès de la pièce de théâtre et du livre sur la vie de Bokar s'était
dissoute.

L'emplacement même où se trouvait la case de sa zaouïra était


incertain car plusieurs familles prétendaient que leur demeure avait été
celle du saint homme.

Quant aux tombes d'Aïssata et de Tierno, miraculeusement


redécouvertes et entretenues par un guide et "chercheur de trésors", elles
ne sont visitées que par des touristes.

Seul un très vieux conteur se souvenait du "sidi" dont il affirmait qu' il


volait dans les airs avec les oiseaux, qu'il faisait tomber la pluie les années
de sécheresse, qu'il transformait les pierres en pain et les sauterelles en
sauvagines.

© : Gérald Lucas
Tombes présumées d'Aïssata et de Tierno Bokar

SOURCES :
Borowicz (Brontislav) : Les Maîtres du Savoir, Chez l'auteur, Lausanne,
1968
Hampaté Bâ (Amadou) : Le Sage de Bandiagara, Editions du Seuil
Hampaté Bâ (Amadou) : Vie et enseignement de Tierno Bokar,
Collection Points Seuil
Lucas (Gérald) : Tierno Bokar : le Sage du Désert, Editions de la Louve,
Genève, 1977
Monod (Théodore) : L'Émeraude des Garamantes, Actes Sud, 1992
Schweizer (Marc) : Les Sages de l'Islam, in Science & Magie, 1992
Un site pour mieux connaître Théodore Monod, l'un des géants du XXe
siècle :

Théodore Monod

Dernière mise à jour: 27 octobre 2013


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