Vous êtes sur la page 1sur 12

Déviance et société

Jeunesse, prévention criminelle et discours criminologique


Johann Wolfgang Goethe

Citer ce document / Cite this document :

Goethe Johann Wolfgang. Jeunesse, prévention criminelle et discours criminologique. In: Déviance et société. 1982 - Vol. 6 -
N°2. pp. 197-207;

doi : https://doi.org/10.3406/ds.1982.1114

https://www.persee.fr/doc/ds_0378-7931_1982_num_6_2_1114

Fichier pdf généré le 15/05/2018


Déviance »t Société, Genève, 1982, vol. 6, No 2, PP. 197-207 DEBAT

JEUNESSE,
PREVENTION CRIMINELLE ET DISCOURS CRIMINOLOGIQUE

Arbeitsgemeinschaft fur Sozialplanung und theoretische Praxis


(Groupe de travail sur la planification sociale et la théorie de la pratique) *

Au cours de ce débat, les rédacteurs responsables avaient prié le


Blindes kriminalamt — BKA — (l'Office fédéral de la Police Criminelle)
d'apporter la contribution allemande. Le BKA devait donner son point
de vue sur la manière dont un organe très centralisé s'occupe de
problèmes dont l'origine et la résolution semblent impensables hors du
contexte communal. A première vue, la contribution du BKA — qui fut
subitement retirée par ses auteurs et dont nous ne tiendrons donc pas
compte — devait surprendre. Elle avait pour titre "On les appelle les
criminologues d'Etat" et, aux yeux de ses auteurs, elle aurait dû
diminuer les "craintes exagérées" suscitées par les recherches (crimi-
nologiques) du BKA. Les expériences du BKA en matière de
délinquance juvénile auraient dû y concourir exemplairement.
Nous ne tenons cette contribution bien particulière du BKA ni
pour un malentendu ni pour une digression de la question posée. Le
BKA se veut une institution criminologique, car, selon son mandat légal
comme selon ses propres conceptions statuaires, la recherche crimina-
liste-criminologique est conçue comme un instrument indispensable de
la prévention criminelle. Les chercheurs du BKA "observent le
développement de la criminalité", ils "élaborent les analyses et les
statistiques de la police judiciaire" et ils "développent les méthodes de
la répression policière". La recherche criminologique du BKA apporte
selon nos observations un nombre non négligeable d'éléments nouveaux
au discours idéologique sur la prévention criminelle et les jeunes. Ces
éléments constituent le fond théorique de l'intervention préventive de
la police. Ils servent d'exemple aux liens étroits qui existent entre la
recherche criminologique et la rationalité des pouvoirs policiers.
1. Au début de l'année, le journaliste ouest-allemand Klaus
Pokatzky allait en train de Hambourg à Berlin. Sa profession le met en
contact avec la jeunesse actuelle, ses problèmes, ses mouvements et ses
expressions. En dépit ... ou plutôt à cause de ses presque trente ans, il
n'en fait plus partie, aussi pénible que cela lui paraisse.

♦ Johann Wolfgang Goethe-Unhrenitât, Francfort-sur-le-Main v " v

197
Avant la frontière de la RDA, Pokatzky fut contrôlé deux fois,
d'abord dans son compartiment puis en allant au wagon-restaurant. A
chaque fois, la garde fédérale des frontières Bundesgrenzschutz nota
seulement le numéro de sa carte d'identité et sa date de naissance.
Quelque peu étonné, Pokatzky vint à échanger quelques mots avec le
second fonctionnaire. Celui-ci lui apprit que cette procédure se justifie
par le fait que la classe d'âge de Pokatzky est, après tout, la plus
susceptible de commettre des délits : "Avez-vous déjà vu un retraité
octogénaire taper sur la tête d'une grand'mère ? " Voilà, un argument
frappant ; alors que le citoyen moyen, lui n'a jamais vu que des policiers
taper sur la tête des gens. — A la question de ce qui allait être fait des
données relevées, le fonctionnaire répondit qu'il les transmettait par
radiotéléphone directement à Wiesbaden, au BKA. Trois secondes après,
il obtint la réponse. Le journaliste fut visiblement impressionné et la
suite de la conversation se déroula cordialement, on aurait dit, deux
copains : après tout, l'employé de la garde frontière fédérale
appartenait, lui aussi, à cette classe d'âge qui est la plus susceptible de
commettre des délits, conclut le journaliste.
Ainsi il existe des hommes de bonne volonté pour croire
sérieusement que, grâce à de telle initiative du ministre de l'Intérieur et
du BKA, toute une classe d'âge se trouve préventivement stigmatisée.
Lui, Pokatzky, ressentait en revanche l'incident comme un succès.
Après tout, la police lui avait confirmé son appartenance à la classe
d'âge qui serait la plus susceptible de commettre des délits, plutôt qu'à
cette classe d'âge qui, autrefois, avait eu des tendances aux crimes de
guerre et au génocide et qui, aujourd'hui, a un fort penchant à la fraude
fiscale et aux malversations dans le financement des partis politiques
(DieZeit, 26.2.1982).

2. Deux « twens» se rencontrent dans le train et se comprennent à


l'aide d'une métaphore désignant deux signifiés différents et
incompatibles. Pour l'un, la «jeunesse» est un mouvement social auquel il ne
participe qu'indirectement et de l'extérieur, avec lequel il entretient une
relation aliénée. Pour l'autre, la «jeunesse» est une métaphore signifiant
une menace diffuse de la sécurité publique. De son point de vue
quiconque menace virtuellement les normes de conduite en vigueur ou
est susceptible de perturber le sentiment de la sécurité ambiante est, par
son statut, «jeune» . Et, par conséquent, fait l'objet d'une surveillance
préventive permanente de la part de la police. Dans ce dialogue, nous
découvrons, sous forme condensée, l'expression d'un discours
idéologique "sur la jeunesse" et la "prévention criminelle" qui forme
différemment l'opinion publique ouest-allemande. C'est le discours de
politique criminelle sur la menace contre la sécurité publique et les

198
normes de conduite en vigueur. La métaphore «jeunesse» signifie que la
société se sent menacée par des situations anomiques, c'est-à-dire
qu'une classe grandissante de gens pourraient, le cas échéant, refuser
massivement la reconnaissance des normes de conduite en vigueur. Du
point de vue de la prévention générale, "la jeunesse", au sens
métaphorique cité plus haut, succède aux groupes sociaux choisis
autrefois comme bouc émissaire.
Le terme «jeunesse» dans la philosophie du discours de politique
criminelle préventive est chargé d'un lourd contenu normatif dont le
poids augmente avec la crise sociale et politique alors que, pour une
grande partie des jeunes, "la jeunesse" représente métaphoriquement
l'absence d'avenir.

3. L'opinion publique, elle, perçoit "la jeunesse" comme ano-


mique, opposée à la validité des normes de conduite en vigueur de
manière violente et aggressive. Depuis l'aggravation de la crise, dès
1978, cette situation ne se traduit plus par l'apparition de marginaux
aux signes spécifiques. Elle s'exprime plutôt à l'intérieur de la vie
collective : comme l'habitat, le travail et la nature.
Pour le discours de politique criminelle, le caractère collectif de la
violence qui s'exprime dans la métaphore "jeunesse" apparaît
clairement dans les mouvements sociaux d'occupations de maison. Pour les
groupes concernés, les occupations leur permettent de manifester leur
sentiment de révolte. Ils parlent "de la masse, du mouvement, de nous".
"Nous descendons dans la rue, nous nous solidarisons avec les
occupants, nous protestons contre la dégradation volontaire de
logement et la destruction de biotopes. Nous ne tolérons aucune expulsion.
Nous protestons contre les arrestations et les emprisonnements. La
gauche, la «société alternative» se resserre davantage". De tels slogans
notés au cours des deux dernières années révèlent les aspirations du
mouvement alternatif formé autour des occupations de logement dans
les métropoles.
Le potentiel explosif de ce mouvement, qui prône la négation
radicale des normes de conduite en vigueur et du consensus social
s'explique peut-être par le fait, comme le formule un journaliste du
Tageszeitung, que le mouvement revendique ni plus ni moins que
l'impossible. Le mouvement, structuré par le sentiment abstrait de sa
propre force morale, n'a plus rien de commun avec les aspirations des
premières générations de squatters et la longue tradition du squatting.
"I have squatter's rights for this property" : ces revendications ne
matérialisent qu'un ancien droit coutumier et ne concrétisent que le
droit séculaire et légitime au logement. En outre, les combats de maison
du début des années 70 s'inscrivaient dans une optique différente. Les

199
participants au combat réalisaient pour eux-mêmes une certaine
continuité de leur conscience politique, à travers le travail militant en
usine, au niveau de la consommation personnelle et à travers le travail
militant de quartier opposé à la collusion toute puissante du capital
financier et de l'hégémonie social-démocrate dans les municipalités.
Ce n'est qu'à partir de 1979 que les motifs, les aspirations et les
besoins se mettent à changer, en coincidence avec une concentration
des mouvements contestataires à Berlin-Ouest. La transformation des
conditions de vie collective est passée à l'arrière-plan. On n'est plus
étudiant ou alors pro forma. On a fui l'école, on est sans travail et on
est passablement desemparé. La suppression de tous liens de
dépendance envers l'habitat, le travail, la nature aliénée, finalement la
dissolution de toute instance morale qu'implique une valorisation sans
égal de l'illégalité, mène à une sorte de fuite en avant sans retour
possible.

4. La vie quotidienne de quartier a été, depuis toujours, soumise à


des mesures prophylactiques diverses. La plus ou moins stricte
obéissance aux règles données est assurée par un contrôle social
informel aux formes variables. Le fait que la perception publique des
conduites en soit une partie intégrante ne mérite plus d'attention
particulière. En revanche, il faudrait accorder une mention expresse aux
éléments qui ont permis à la police de s'ingérer dans la vie quotidienne
des jeunes dans les quartiers. Au début des années soixante-dix déjà, les
premiers signes d'une nouvelle stratégie d'intervention préventive de la
police apparurent. La police renforçait sensiblement ses activités dans
les quartiers où, jusqu'alors, les centres de jeunes jouissaient d'une
autonomie incontestée. Au fond il n'y avait point de motif contraignant
la police à intervenir. Bien sûr quelques municipalités tinrent le discours
idéologique habituel et simpliste, évoquant l'accroissement inquiétant
de la délinquence juvénile. Pourtant, ce discours gagnait l'opinion
publique car il cadrait avec une campagne fédérale, habilement menée,
qui visait la montée de l'aggressivité et de la violence parmi la nouvelle
génération de jeunes. D'autres municipalités laissaient entrevoir que la
délinquence juvénile ne donnait point lieu à de nouvelles mesures
policières. Vu avec recul, il paraît plutôt que les vrais motifs qui
incitèrent la police à mettre sur pied une nouvelle stratégie d 'inter-
vention préventive dans les quartiers soient à chercher chez les
éducateurs eux-mêmes. Souvent débordés par les revendications mas-
sives visant la pleine autonomie des centres et des clubs de jeunes, les
éducateurs entremêlaient leurs propres difficultés pédagogiques et les
effets du discours idéologique sur la montée de l'aggressivité des jeunes.

200
De quelque façon que ce soit, la police avait réussi à faire parler
d'elle. Et elle ne se lassait pas d'insister publiquement sur le fait qu'elle
n'avait pas pris l'initiative. D'autant plus que la police savait fort bien
qu'une telle occasion n'allait pas se présenter deux fois. Sûre de sa
nouvelle légitimité la police commençait dès lors à intervenir
préventivement dans un terrain où la méfiance, voire la haine des jeunes vis-à-
vis des forces de l'ordre s'étaient sensiblement durcies. À la différence
des confrontations violentes entre la police et les jeunes de la banlieue
lyonnaise, les rapports quotidiens de quartier entre les jeunes et la
police en RFA ont été pendant longtemps intimement liés à la lutte des
jeunes pour l'autonomie administrative, pour l'autogestion de leurs
centres et de leurs clubs. Sur le terrain, les répercussions publiques de
ces événements ne dépassèrent guère le cadre de la presse locale. En
revanche, le discours public et la représentation collective de "jeunesse
— chômage — oisivité — délinquance" donnèrent une légitimité
inattendue à la stratégie préventive de la police. Vu dans l'optique de la
police, c'était le moment d'instaurer la prévention sur le terrain
communal, de donner naissance aux brigades spécialisées dans la
prévention de la délinquance juvénile, en somme, de prévenir un délit
non prévu par la loi, le délit d'être jeune.
Ils s'appellent Jugendpolizist ou Kontaktbereichsbeamte. Ils ont
appris que le contrôle social informel a perdu toute sa validité
normative de régler la conduite des jeunes. S 'appuyant sur les données
de la géographie criminelle, ils délimitent des zones et des endroits
criminogènes. Les terrains se multiplent, ils sont qualifiés par la police
comme lieux d'insécurité publique. En dépit d'une forte résistance de
quelques groupes la police a atteint son but : élargir son activité sur le
terrain le plus avancé de l'intervention policière.

5. A Nuremberg, ville au gouvernement social-démocrate où la


politique culturelle et sociale passe pour être libérale et conciliante
envers les jeunes, la police et la justice ont définitivement compromis le
dialogue avec "la jeunesse". Voilà comment se déroulèrent les
événements du 6 mars 1981, aboutissant à l'arrestation massive
d'innocents liés à une maison de jeunes autogérée et financée par la
commune.
Ce soir -là, il y avait été montré des films du mouvement Kraaker
en Hollande sur les occupations de maison. Au cours de la discussion
qui suivit, la majorité des jeunes présents critiqua la politique du
mouvement Kraaker. Puis des petits groupes de spectateurs
déclenchèrent spontanément une manifestation dans la ville. Elle devait se
solder par 20 000 DM de vitrines brisées et par l'attaque d'une
voiture-radio occupée par des policiers en civil. En conséquence, il fut

201
lancé contre des participants et des non-participants à la manifestation
141 mandats d'arrêts pour violation à la paix publique. Pour être accusé
il suffisait de se trouver dans la maison des jeunes après la manifestation
alors que la police investissait les lieux. Bien qu'il n'eût pas le moindre
indice d'une concertation dans les actes de violence, donc aucune des
conditions requises pour parler de violation à la paix publique, cette
orgie d'arrestations eut lieu quand même. La justice travaillait main
dans la main avec la police. Les juges d'instruction ne se donnèrent
même pas la peine d'entendre les témoins à décharge ou d'entrer dans le
détail de chaque cas particulier. En quelques heures, ils avaient signé les
141 mandats d'arrêt, préparés d'avance et polycopiés. Pour soutenir
l'accusation et pour arriver à un procès légitimant cette procédure, il
était nécessaire de démontrer que les actes de violence étaient le fruit
d'une préméditation collective et que leurs auteurs avaient été protégés
par les manifestants. Or les témoignages par ailleurs contradictoires des
policiers comme les procès-verbaux des interrogatoires disparurent et ne
purent être retrouvés.
Du reste, il y a une autre singularité dans cette affaire. Les
arrestations massives coïncidèrent avec l'arrestation de trois personnes,
supposées liées au milieu terroriste, en train de barbouiller les murs du
métro. De là à suggérer un rapport entre les accusés de la maison de
jeunes et le milieu terroriste, il n'y avait qu'un pas que franchirent
immédiatement la police et la justice. Toutefois le procureur fédéral à
Karlsruhe, peu suspect d'indulgence, déféra les trois «barbouilleurs» à la
haute cour bavaroise jugeant leur cas de moindre importance.
De tels conflits s'inscrivent dans un contexte local et sont
orchestrés sur un arrière-plan de pouvoir social inégalement réparti. Ils
résultent de l'interaction entre l'exclusion sociale de la "jeunesse"
nécessaire à l'inclusion sociale du citoyen isolé dans sa vie privée. Ils
apparaissent à Easterhouse près de Glasgow comme à Zurich,
semblables à Liverpool comme à Schwalbach près de Francfort sur-le-Main.
Cette orchestration est légitimée par des représentations stéréotypées
où la recrudescence de la délinquence juvénile menace de déborder les
pouvoirs communaux. La discussion publique sur la menace du
sentiment de sécurité se cristallise par la suite sur la "jeunesse".
Les tentatives de renforcer le pouvoir d'Etat en RFA passe par les
discussions de fond et les controverses des partis politiques à tous les
niveaux. Ce qui est intéressant à Nuremberg, c'est qu'une « table ronde»
de conseillers municipaux, de juristes, de pédagogues et de deux
Kraakers sur la question du logement avait été organisée, six semaines
avant les arrestations massives, au centre de jeunes. Rétrospectivement,
les conservateurs condamnèrent la table ronde comme une tentative
illégitime de réaliser, précisément dans une ville bavaroise, un compro-

202
mis politique entre les intérêts divergents des occupants illégaux et du
droit de propriété.
La menace diffuse du sentiment de sécurité a tout au moins en
RFA un autre point de cristallisation : le terrorisme. C'est peut-être
même un phénomène spécifiquement allemand que d'associer
"jeunesse" et "terroristes" comme ce fut le cas à Nuremberg avec toute la
complicité entre la police et la justice que l'on sait. L'exemple
nurembergeois illustre bien la logique de la politique criminelle qui se
sert du phénomène terroriste et de la "jeunesse" dans ses prémisses de
prévention criminelle.
Sans cette collusion forcée entre jeunes et terroristes, le sentiment
de sécurité du citoyen n'aurait pas été menacé. La police et la justice de
Nuremberg ont été obligées de sortir ces deux épouvantails du tiroir
pour pouvoir déclarer que la population se sentait menacée. La
concentration de la discussion ouest-allemande sur le sentiment de
sécurité plutôt que sur la situation de sécurité n'eût pas été possible
sans l'instrumentalisation du phénomène terroriste. La collusion
idéologique entre "jeunesse" et "terrorisme" allait de pair avec la restriction
des droits fondamentaux et des libertés individuelles. Afin de faciliter la
poursuite et l'instruction pénale, il a été autorisé dès 1978 aux instances
judiciaires d'intervenir dans les droits fondamentaux de la personne
même si aucun soupçon d'acte délictueux ne le justifie. En mettant les
textes du code d'instruction en accord avec les pratiques policières, le
droit de perquisition a été élargi aux personnes non soupçonnées ; la
procédure d'identification a été nouvellement réglementée ; les pleins
pouvoirs ont été habilités à établir dans les lieux publics des points de
contrôle et de fouiller légalement des appartements habités par des
non-suspects. Tout un système nouveau de politique criminelle a été
mis sur pieds : «prévenir par la prévention» .

6. Le discours idéologique qui domine actuellement la politique


criminelle de prévention policière en RFA est, comme on pouvait s'y
attendre, le discours du BKA. D'après sa matière nous distinguons deux
variantes de ce discours, un discours normatif et un discours non
normatif. Le premier se caractérise par l'emploi constant de la notion
de "jeunesse" comme métaphore. L*emploi de cette métaphore délimite
le pouvoir de validité du discours. Qu'un discours du BKA soit
coordonné autour de "la prévention comme fin en soi", cela veut dire
que nous nous trouvons en face d'un autre discours. L'emploi de la
notion de "jeunesse" comme métaphore reste valide aussi longtemps
que la politique criminelle associe le concept de prévention, d'une
manière quelconque, à un rapport causal entre la menace de sécurité et
la perte de légitimité des présentations collectives de l'ordre public.

203
Dans l'ensemble, l'argumentation du discours normatif s'attache à
des modèles transmis depuis toujours et dont le plus connu est exprimé
sous la formule "une bonne politique sociale est la meilleure politique
criminelle". C'est ainsi que la notion de prévention est rattachée à celle
de validité des conduites en vigueur. Si l'efficacité des normes pénales
s'affaiblit, ce qu'on pourrait observer un peu partout, le besoin de
prendre des "mesures préventives" augmente d'autant. A fortiori, il est
suggéré que la qualité morale de certaines normes pénales se révèle
fragile pour de "nombreux groupes de jeunes" et que l'observation du
code pénal dépendrait de plus en plus de la reconnaissance du
bien-fondé des normes pénales.
Il va de soi que ce discours du BKA se sert de préférence de
certaines métaphores inéluctables du discours pédagogique : "jeunesse",
qui désigne la révolte contre le déclin des qualités morales des
normes en vigueur : "adulte',' qui désigne la perte de légitimité de toute
régulation normative des conduites. Par conséquent, le discours
normatif sur la prévention policière est ordonné autour d'un topos de la
pédagogie antique, celui de la «non-intervention». Toute action
préventive en matière pédagogique est censée d'octroyer un «espace
libre» et une «sympathie critique» à l'endroit de l'expérimentation des
modes de vie alternatifs. Il est piquant de constater que le discours du
BKA dans la discussion actuelle sur les rapports entre «jeunesse» et
«terrorisme» renvoie au livre VIII de la Politeia de Platon afin
d'évoquer les lois naturelles et immuables du conflit de génération ; sans
avoir au préalable oublié de priver le texte de son fond critique. Le
texte censuré, la problématique platonicienne est laissée dans l'ombre, à
savoir l 'autodestruction de la constitution démocratique delà. polis par
le désir d'indépendance individuelle insatiable que la démocratie vient
libérer. Tenant compte de ses implications pédagogiques on comprend
que ce discours est également ordonné autour de l'ambivalence de toute
prévention criminelle dirigée contre la délinquance juvénile.
L'ambivalence réside, selon ce discours, dans l'effet brutal et aggressif qu'une
prévention policière provoque sur les relations sociales qui s'appuient
largement sur des valeurs "non acquisitives" comme la solidarité, le
désir et le sentiment grégaire.
Grâce à ces prémisses normatives le discours prend acte de
l'ambiguïté d'une notion-clef de prévention policière, la notion de
« terrain avancé» . Car cette notion désigne justement le terrain où la
police, prévenant un trouble menaçant la sécurité, se heurte ce faisant
fréquemment à une protestation politique et une révolte morale qui
rencontrent la sympathie et le soutien d'une partie croissante de la
population. Le discours accepte donc que la légitimité de certaines
violations de normes sociales, voire pénales, se substitue au sentiment

204
d'illégalité. Il doit reconnaître qu'une intervention préventive de la
police court le risque de heurter de front de larges couches de la
population qui, sûres de leur force morale, réclament brusquement
"d'avoir raison". Dans ce cas, l'intervention dite «non-intervention»
acquiert la qualité de « stratégie policière préventive» .
En même temps le discours normatif du BKA ne cache pas sa
préoccupation de voir, dans ces circonstances, s'affaiblir la validité du
principe légal de l'intervention policière. Ne faudrait-il pas alors ouvrir
la voie à une nouvelle division du travail entre la politique sociale et la
politique criminelle ? La politique sociale et la pédagogie garantissent,
en priorité, la normativité de 1' "avoir des problèmes". La politique
criminelle garantit, subsidiairement, mais en dernier ressort, la
normativité du "faire des problèmes".
Une fois dépouillée de son contenu normatif la "jeunesse" ne sera
plus la métaphore dominante d'un des deux discours du BKA sur la
prévention. Elle n'est alors qu'une formule quelconque désignant que la
dangerosite et la menace du sentiment de sécurité ne résultent plus de
jeunes délinquants, seuls ou en groupes, mais du «refus massif» de la
validité des normes sociales et pénales.

7. Nous avons pu constater que même le discours normatif sur la


prévention ne mesure plus l'effectivité' des pouvoirs de police d'après
des motifs de suspicion concrets dûment vérifiés. Le second discours,
non normatif, part, bien plus encore, de la notion de "situation de
suspicion généralisée" où toute pratique est perçue comme facteur
d'une insécurité virtuelle. L'utilité des pouvoirs de police sera
progressivement évaluée à l'aide d'indicateurs subjectifs. Les mesures de
prévention criminelle seront décidées d'après le degré de satisfaction
générale, le degré de perception de la dangerosite dans l'opinion
publique, le sentiment de sécurité, indéterminé et détaché d'une
situation réelle d'insécurité. Une nouvelle conception de la prévention
se dessine dans ce discours, celle "d'assistance- dangerosite générale".
"La diminution du sentiment de sécurité de la population, la
diminution de la confiance dans les organes d'Etat sont aujourd'hui les
nouveaux problèmes de sécurité qu'il s'agit de résoudre à long terme, si
on veut faire obstacle à la naissance de situations anomiques" (Herold,
l'ancien chef du BKA à un journaliste de la Frankfurter Rundschau en
1979). La prévention criminelle ne poursuivrait, en dernier ressort,
qu'un seul but, celui "d'anéantir le crime à l'exception d'un résidu
inextirpable". Sous ses prémisses, le discours de prévention criminelle
aurait alors à se conformer aux exigences d'efficacité, voire
d'informatique. Ce discours sera ordonné autour d'une seule question
réellement importante : comment rattacher les données criminelles aux

205
données sociales, comment élargir les compétences préventives de la
police sans porter atteinte au droit fondamental à la protection de la
liberté individuelle. Un traitement coordonné des informations entre la
police, le fisc, l'assistance publique et le service d'hygiène, dont l'objet
est la visibilité informatique de l'individu, ne s'accorde point aux droits
fondamentaux. Le discours du BKA voit la solution du problème dans
la finalité même de la politique criminelle préventive. Dans sa
conférence à l'ONU, Herold avait attiré l'attention sur le fait que ce ne
sont pas les relations causales, mais plutôt les variations stochastiques
entre les informations qui caractérisent la rationalité de la politique
criminelle préventive. "Le traitement des informations par la police
s'appuie sur les notions de soupçon indéterminé et de danger. Les deux
notions exigent un calcul de probabilités et ne se prêtent guère à une
quelconque concrétisation. Même si le procureur a arrêté la procédure
par manque de preuves ou la justice pénale prononcé un acquittement
pour la même raison, le soupçon policier continue à produire ses
effets."
De là à proposer la dichotomie entre deux classes d'informations
policières il n'y a qu'un pas. Le traitement policier des informations
porte d'abord sur les individus. Etant donné leur caractère pour le
moins ambigu vis-à-vis des droits fondamentaux, ils sont dès lors
considérés comme de moindre importance. En revanche, tout
traitement policier des informations de milieu, de voisinage, de quartier etc.
peut être considéré comme un travail destiné aux services de la
politique criminelle préventive. Or, l'individu protégé ainsi contre l'abus
de l'informatique policière va subir un processus constant
d'immatérialisation et d'immunisation par rapport à son entourage.
L'utilisation d'un «réseau négatif de recherches» suppose que le sujet, la
personne et sa dignité est separable de son environnement socio-
économique.
"Les droits fondamentaux deviennent des droits passifs d'un
espace dépolitisé, quasi immatériel. Cet espace ressemble à un refuge
statique, dépouillé de toute pratique sociale." (Centre d'Information
sur les Libertés Individuelles et la Police, CILIP) L'individu semble
obligé, suivant la logique de la politique criminelle préventive, de se
retirer dans cet "abstrait social". Le second discours du BKA sur la
prévention criminelle se convertit en discours sur le vide quotidien. "Le
crime sera anéanti" — le chef de la police judiciaire de Stuttgart
l'annonçait triomphalement au moment même où le chef du BKA
exposait la technologie de la nouvelle politique criminelle préventive
devant l'ONU.
8. Le discours normatif de la politique criminelle sur la prévention
s'assure ses propres fondements en s'appuyant sur la métaphore

206
"jeunesse". L'autre discours sur la prévention, qui s'appuie uniquement
sur sa propre finalité, renonce à toute métaphore.
Les deux discours de politique criminelle coexistent actuellement
en RFA. Leur coexistence reflète l'ambiguïté de la politique criminelle
des « criminologues d'Etat» du BKA et de quelques autres par rapport à
la prévention criminelle et à la jeunesse.

Arbeitsgemetnschaft fur
Sozialplanung und theoretische Praxis
Johann Wolfgang Goethe-Universitàt
Feldbergstrasse 42
D-6000 Frankfurt am Main

207

Vous aimerez peut-être aussi