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Thierry Michel

MOBUTU, ROI DU ZAÏRE / 1999


par Marc-Emmanuel Mélon

Gouverner, c’est mettre vos sujets


hors d’état de vous nuire, et même d’y penser.

Machiavel

CONTE CRUEL

Comment le sergent Joseph Désiré Mobutu est-il devenu le maréchal Mobutu


Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga1, président à vie du Mouvement popu-
laire de la Révolution, commandant suprême des forces armées, magistrat suprême
et, en conséquence, président « de droit » de la République du Zaïre ? Comment
un simple soldat de la Force publique à l’époque de la colonisation belge est-il
devenu le « Guide suprême » d’un État quatre-vingt fois plus grand que la
Belgique ? Comment a-t-il exercé le pouvoir, comment l’a-t-il conservé pendant
plus de quarante ans, comment l’a-t-il perdu ? Telles sont les questions que pose
Thierry Michel à l’endroit de celui dont il choisit de raconter l’histoire. Les
réponses à ces questions dépassent de loin le cas Mobutu. En montrant avec quels
moyens, quels soutiens mais aussi avec quelle intelligence, quel cynisme et, disons-
le, quels talents un homme ordinaire est devenu un despote puissant, aimé et craint,
richissime et sanguinaire, le film acquiert la dimension, dit le cinéaste, d’une « pa-
rabole politique2 ». Surtout, il montre comment une dictature, qui a détruit l’État
qui l’a servie et affamé le peuple qu’elle a dirigé, ne peut subsister sans le soutien
actif des grandes puissances mondiales qui y trouvent leur intérêt politique et éco-
nomique.
Thierry Michel arrive pour la première fois au Zaïre au début des années 1990,
lorsque les contestations du régime se font de plus en plus nombreuses malgré la
répression et lorsque Mobutu accepte de restaurer le multipartisme. À ce mo-
ment, le cinéaste, auteur de deux longs métrages de fiction et de divers docu-
mentaires sur l’identité ouvrière en Belgique, a réorienté son travail vers les
problèmes des pays en développement auxquels il a été sensibilisé par la lecture
des ouvrages de Conrad Detrez. Il vient de terminer deux films sur les enfants des
rues et les favelas du Brésil (Gosses de Rio et À fleur de terre). Alerté par des amis
congolais sur ce qui se passe au Zaïre, désirant être le témoin des bouleversements
de l’Histoire, il se rend à Kinshasa en 1991, au moment des pillages qui plongent
le pays dans le chaos. Il filme les inégalités criantes qui déchirent la société ki-
noise, les espoirs de changement, les revendications qui s’expriment haut et fort
à l’encontre d’un Mobutu jamais montré mais terriblement présent tout au long
du film (Zaïre. Le cycle du serpent, 1992). À partir de ce moment, Thierry Michel
revient régulièrement au Zaïre où il tourne à plusieurs reprises. En 1995, alors
qu’il entreprend un film consacré aux Blancs vivant et travaillant encore dans l’an-
cienne colonie belge, il est arrêté, convaincu d’intelligence avec une puissance
étrangère, interdit de séjour et expulsé du pays. Il termine malgré tout grâce aux
images prises en repérage avec sa petite caméra vidéo (Les Derniers Colons, 1995).
Empêché de filmer sur place, Thierry Michel commence à explorer les archives
cinématographiques de l’ancienne colonie, s’entretient avec d’anciens coloniaux
et des Zaïrois de la diaspora. De ces rencontres, il tire un second film, Nostalgie
post-coloniale (1995). Il éprouve alors le besoin d’en réaliser un autre sur l’his-
toire du Congo-Zaïre depuis l’indépendance dont la « clé de voûte », lui semble-
t-il, est la personnalité extraordinaire de son chef.
Terminé en 1999, deux ans après la mort du « guide », Mobutu, roi du Zaïre
narre le destin d’un homme hors du commun dont le film, inévitablement, contri-
bue à édifier la légende, fût-elle abominable. La vie d’un homme, quel qu’il soit,
ne devient une « histoire », aussi « vraie » soit-elle, qu’à la condition d’être racontée.
Sans cet acte fondamental qu’est la narration (écrite ou cinématographique), cette
vie n’est qu’une succession d’événements disparates et hétéroclites dont personne,
y compris l’homme lui-même, ne perçoit le sens historique. La biographie, parce
qu’elle est un récit structuré raconté par un tiers, a pour effet de transformer son
sujet en personnage et de faire de sa vie un roman. Elle peut répondre à une exi-
gence de connaissance historienne, mais elle produit avant tout un effet fonda-
mental : elle « héroïse » l’homme dont la vie devient mythique. Parce que le
narrateur, autant que le lecteur, connaissent la fin de l’histoire, la biographie n’est
pas un récit comme les autres : elle décrit un parcours, le Rise and Fall de son per-
sonnage. Elle donne du sens à ce destin et raconte comment il s’est accompli, com-
ment l’homme est devenu héros. Comme le dit Sartre dans Les Mots : « Cela
n’étonnera pas : dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du
commencement3. » Inévitablement, la biographie tend à énoncer une vérité glo-
bale, hors du temps, au-delà des péripéties et des circonstances historiques.
Comme le journaliste Thompson dans Citizen Kane, elle cherche le fin mot de
l’histoire, le Rosebud qui expliquerait tout, la dernière pièce du puzzle qui achè-
verait le portrait de l’homme et permettrait d’en comprendre le fabuleux destin,
quitte à désigner les fées qui veillaient sur lui près de son berceau. Thierry Michel
le sait d’autant mieux que son film commence précisément comme un conte :

« Il était une fois au cœur de l’Afrique un roi léopard, félin et fauve, mélange
de séduction et de cruauté raffinée, au point qu’ayant pris en otage son peuple
dans un envoûtement prolongé, il finit par être
déifié. Chants et danses populaires n’avaient pas
de répit pour ce grand chef coutumier, ce roi
ubuesque, cet empereur baroque. »
Le Destin, cette puissance abstraite et occulte
à laquelle finit par croire tout individu désem-
paré de ne pas comprendre le sens de la vie, est
le principal personnage de toute biographie. En
racontant comment Mobutu est devenu « roi du
Zaïre », comment le léopard a été déifié grâce à
son pouvoir magique et envoûtant, comment il
a mué en « roi ubuesque » et « empereur
baroque », Thierry Michel donne à sa biogra-
phie d’un chef d’État africain l’allure d’un conte
merveilleux et cruel. Le cinéaste sait que nulle
biographie n’est innocente et que, par son am-
bivalence, elle est toujours susceptible d’inter-
prétations diverses. En donnant cette forme
narrative à son film, il refuse de donner une leçon
d’histoire, de dire à son spectateur ce qu’il doit
penser. Au contraire, il le met en position de
comprendre par lui-même, de découvrir petit à
petit toute l’ambiguïté de son personnage, à la
fois grandiose et grotesque, déifié et humain,
adulé et honni, direct et perfide. Mobutu, pris
au piège de ses contradictions, dans l’incapacité
de discerner le bien et le mal, devient le héros
négatif d’un spectacle cinématographique à la
hauteur, comme le dit le cinéaste lui-même,
d’une « tragédie shakespearienne ». Une tragé-
die classique en trois actes racontant l’accession
au pouvoir, l’apogée, le déclin puis la mort d’un
roi, même si Mobutu, avisé, n’a pas réclamé ce
titre anachronique auquel il a préféré celui de
« père de la nation ».
Comme les personnages de
Mobutu en Shakespeare, Mobutu a acquis
compagnie de
Charles de Gaulle,
son pouvoir par la ruse, l’in-
Baudouin I ,
er trigue et la trahison. Par chance
Richard Nixon, aussi. Le premier acte de la
Valéry Giscard
d’Estaing et tragédie raconte comment un
Mao Tsé-Tung. jeune homme d’origine mo-
deste, né en 1930 dans un village de la forêt équatoriale, va à l’école primaire où
il reçoit l’éducation des Pères blancs, puis entre dans la Force publique, où mal-
gré les humiliations et la chicote, il devient sergent. Il fréquente les milieux indé-
pendantistes, devient journaliste puis secrétaire particulier de Lumumba lors de
la conférence de la Table ronde à Bruxelles. Lorsque Lumumba constitue le pre-
mier gouvernement du Congo indépendant, Mobutu, seul dans l’entourage du
Premier ministre à avoir une expérience militaire, est nommé commandant en chef
des forces armées. Les troubles qui éclatent au lendemain de l’indépendance in-
quiètent les puissances occidentales qui craignent que le pays ne bascule dans le
camp communiste. Soutenu par les Américains qui veulent évincer Lumumba,
Mobutu trahit son mentor, l’arrête et l’expédie au Katanga où il est assassiné par
ses ennemis politiques. Mobutu consolide son pouvoir militaire en matant la ré-
bellion muléliste et en mettant fin à la guerre civile avec l’aide d’une armée de mer-
cenaires et des parachutistes belges qui sautent sur Stanleyville. La fidélité de ses
hommes lui permet, en 1965, de commettre un coup d’État, de renverser le pré-
sident Kasavubu et de faire exécuter son Premier ministre Kimba et trois autres
ministres.
Le deuxième acte de la tragédie décrit l’organisation de la puissance dictato-
riale : suppression du multipartisme, fondation du parti unique, le MPR – Mou-
vement populaire de la Révolution, dont tous les Zaïrois doivent être membres,
y compris les morts et les fœtus –, invention d’une prétendue idéologie, le « mo-
butisme », parodie creuse du maoïsme contemporain. Les soutiens occidentaux
de Mobutu ne l’empêchent pas de copier les méthodes mises en œuvre dans les
pays communistes, Chine et Roumanie en particulier. Le parti devient la machine
politique dont le dictateur a besoin pour se maintenir au pouvoir, faire régner la
terreur, assassiner ses opposants dont les corps sont jetés d’un hélicoptère, la nuit,
dans le fleuve. Une répression violente s’abat sur toute contestation, l’Église
catholique est mise au pas, un procès stalinien condamne à mort douze généraux
pour tentative de coup d’État. Fin diplomate, Mobutu divise pour régner, joue
les uns contre les autres, humilie ses collaborateurs dont les épouses deviennent
ses maîtresses et surtout s’allie les puissants qui se déclarent ouvertement ses amis.
La révolution culturelle chinoise inspire la « zaïrianisation », vaste opération de
nationalisation de toutes les entreprises du pays dont les anciens propriétaires
sont chassés et remplacés par des sbires du régime, incompétents mais grassement
payés. L’ancienne Union minière, devenue la Gécamines, rapporte tout l’argent
dont Mobutu a besoin pour corrompre la classe politique et financer les cam-
pagnes électorales de ses amis Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et George
Bush Sr. Il reçoit toute la jet society occidentale lors de somptueuses réceptions
à sa villa du Cap-Martin, sur la Côte d’Azur, où l’ancien Premier ministre fran-
çais Raymond Barre côtoie le fils de François Mitterrand, l’ancien ministre belge
Herman De Croo et le directeur de l’Information de la télévision belge.
Au troisième acte, Mobutu doit affronter l’opposition zaïroise qui relève la
tête. L’État n’est plus géré, le pays tombe en ruine, le peuple est affamé. Une révolte
des étudiants est réprimée dans le sang. Les chancelleries occidentales exigent des
élections et le pluralisme politique. Pressé de toutes parts, Mobutu restaure le
multipartisme et crée la Conférence nationale souveraine qui rassemble deux mille
huit cents délégués venus de tout le pays et chargés de rédiger une nouvelle consti-
tution. Des pillages ont lieu dans les grandes villes. Mobutu se maintient au pou-
voir grâce à une répression sanglante, mais se replie dans son luxueux palais de
Gbadolite. Atteint d’un cancer, il part se faire soigner en Suisse. Profitant de l’ab-
sence du chef, une nouvelle rébellion menée par l’ancien lumumbiste Laurent-
Désiré Kabila éclate dans l’est du pays. De retour à Kinshasa, Mobutu est contraint
de négocier. Malgré la médiation de Nelson Mandela, les pourparlers échouent et
Mobutu doit s’enfuir. Il meurt en exil au Maroc, loin de la terre de ses ancêtres.
Thierry Michel reste fidèle à la ligne qu’il adopte pour tous ses films et qu’il
appelle la fictionnalisation du réel : il construit ses documentaires avec les moyens
de la fiction. Cette méthode de travail concerne toutes les étapes de la réalisation,
depuis les premiers contacts avec le terrain jusqu’à la postproduction. Lors du re-
pérage de Katanga Business (2009), il procède à ce qu’il appelle un casting, choi-
sissant parmi les individus impliqués dans son sujet cinq personnalités qui
deviennent les « personnages », souvent contrastés, du récit. Le cinéaste écrit
ensuite le scénario de son film, le structure en chapitres ou en actes et le fait évo-
luer selon les principes aristotéliciens de la narration : exposition, développement,
chute. Lors du tournage, les différents intervenants sont préparés, de manière à
ce qu’ils soient à l’aise devant la caméra. Ils peuvent être dirigés comme des acteurs
auxquels le cinéaste demande de jouer des scènes exprimant mieux que la réalité
elle-même ce qu’il a perçu de cette réalité et ce qu’il veut en dire. Dans Hôtel par-
ticulier (1984), documentaire sur la vie quotidienne en prison, Thierry Michel de-
mande à l’un des prisonniers de danser, seul devant la caméra, avec une poupée
gonflable. Le cinéaste peut aussi reconstituer fidèlement certains événements
antérieurs qui lui paraissent essentiels pour éclairer la situation, comme dans
Gosses de Rio (1990), lorsqu’il demande aux enfants des rues dont il décrit la vie
quotidienne de reproduire une scène de vol à la tire. Au montage, les événements
filmés sont assemblés comme des péripéties reliées par des relations causales. Éla-
borant minutieusement le rythme de son film, jouant subtilement du montage
alterné, ce qui permet d’insuffler du suspense dans le récit, accentuant certains
passages par une musique discrète mais efficace, Thierry Michel dramatise les évé-
nements vécus par ses personnages et entraîne les spectateurs dans la dynamique
de son film.
Quand il décide de réaliser une biographie cinématographique de Mobutu,
Thierry Michel sait qu’il a affaire à un « personnage » dont le destin presque achevé
constitue un splendide scénario. Tout est déjà écrit. Mais il a besoin d’images,
forcément tournées dans le passé. Il part à la recherche d’archives audiovisuelles
et constate qu’elles sont très abondantes, en particulier les innombrables entretiens
que, tout au long de sa vie, Mobutu a accordé aux journalistes du monde entier.
Durant un an, Michel visionne plus de neuf cent cinquante heures de bandes d’ac-
tualités conservées par les cinémathèques et les chaînes de télévision de Belgique,
de France, d’Angleterre, des États-Unis et fina-
lement du Congo où il se rend huit jours après
la prise du pouvoir par Kabila. Dans un immense
bunker non ventilé et sans électricité de la télé-
vision nationale, il découvre quantité de films
sortis de leurs boîtes, abandonnés à même le sol
et qui se décomposent en dégageant des vapeurs
toxiques. Il doit porter un masque à gaz et une
lampe frontale pour retrouver les bandes qui
l’intéressent. Il explore également les archives
présidentielles que Mobutu, dans la précipita-
tion du départ, n’a pas eu le temps d’emporter.
Partout, le cinéaste privilégie les rushes (prises
de vues originales non montées) et même les
chutes, les plans non retenus par les monteurs
des news qui doivent construire des séquences
courtes pour la télévision qui n’a que faire des
moments d’hésitation, des silences et des lapsus
du président. Or, ce sont ces moments qui inté-
ressent le documentariste car ils parlent de
l’homme qui se cache sous les oripeaux du pou-
voir et démystifient le personnage auquel ils
rendent son humanité. Certains événements ont
été censurés, comme par exemple l’échec la-
mentable du programme spatial lancé par Mo-
butu. Les télévisions occidentales avaient été
invitées à assister au lancement d’une fusée dans
l’est du pays. Leurs caméras avaient filmé la
fusée dessinant dans le ciel bleu un bel arc de
cercle qui la conduisit immédiatement au sol où
elle explosa. Les images de cette scène grotesque
n’ont jamais été diffusées, mais des fragments de
prises de vue ont subsisté dans les archives de
plusieurs pays, en quantité suffisante pour per-
mettre à Thierry Michel de reconstituer comme
un puzzle la séquence.
Des neuf cent cinquante heures visionnées,
le cinéaste en conserve cent
Aubert Mukendi,
Sakombi Inongo, trente-cinq, réduites ensuite à
Larry Devlin, seize, à partir desquelles il
Gilles Sambwa,
colonel Powis de conçoit son montage. Mais ces
Tenbossche. images qu’il n’a pas tournées, si
elles illustrent le destin connu de Mobutu, ne dévoilent rien de l’histoire secrète
du Zaïre sous sa domination, de tout ce qui s’est tramé dans les coulisses du pou-
voir, loin des caméras. Elles ne trahissent pas les manœuvres diplomatiques qui
ont permis à Mobutu d’accéder au pouvoir, n’expliquent pas les mécanismes de
la machine dictatoriale mise en place pour le conserver, ne révèlent pas les com-
promissions, les intrigues de palais ni la corruption qui règne au plus haut niveau
de l’État, ne montrent rien, évidemment, des complots, des assassinats, des éli-
minations des opposants politiques. Ces images ne suffisent pas. Pour complé-
ter son histoire, Thierry Michel ajoute au matériel récolté cinquante heures
d’entretiens avec des personnalités diverses, collaborateurs, témoins ou simples
observateurs du régime de Mobutu : Larry Devlin, ancien chef de la CIA au
Congo, Alfred Cahen, ambassadeur de Belgique à Kinshasa, le colonel Mallants,
conseillé militaire du président, le colonel Marlière, ancien chef d’état-major de
la force publique devenu assistant du nouveau commandant en chef Mobutu, le
colonel Powis de Tenbossche, intendant du président, Hugues Leclercq, conseillé
économique, les ambassadeurs américains au Congo Brandon Grove et Robert
Oakley, ainsi que le sous-secrétaire au Département d’État américain Herman
Cohen, Olivier Clément Cacoub, l’architecte français des palais de Gbadolite et
même le beau-fils de Mobutu, Pierre Janssen. Des Belges, des Français et des
Américains, tous proches du pouvoir qu’ils ont observé, analysé, décrypté, mais
qu’ils ont inévitablement soutenu, ce qui donne à leurs propos une étrange to-
nalité et fait hésiter le spectateur quant à leur réelle franchise. Thierry Michel in-
terroge aussi nombre de citoyens zaïrois qui furent de proches collaborateurs du
président : le ministre de l’Information Sakombi Inongo, le journaliste et ancien
ministre Kin Kiey Mulumba (actuel ministre des Technologies de la communi-
cation de Joseph Kabila), l’ancien gouverneur de la Banque nationale et prési-
dent de la Cour des comptes Jules-Fontaine Sambwa, l’ancien président de la
Cour suprême Nimy MayidiKa Ngimbi. Des opposants aussi : l’ancien Premier
ministre Ngusa Karl-I-Bond, ministre tombé en disgrâce, condamné à mort, ré-
habilité, nommé Premier ministre, enfin exilé volontaire. Mobutu étant mort,
son régime ayant disparu, ceux-là ne risquent plus grand chose à parler, à dé-
noncer les dérives d’une dictature dont ils furent les premiers bénéficiaires et qui
leur a permis à tous de s’enrichir. Le film donne aussi la parole à des intellectuels
qui, par leur éloignement du pouvoir, apparaissent comme de sages observateurs
de la vie politique congolaise : l’écrivain Lye Mudaba Yoka et surtout le mathé-
maticien et écrivain Aubert Mukendi qui collabore régulièrement avec Thierry
Michel et dont les analyses fines et mesurées ponctuent régulièrement le film.
Mobutu, roi du Zaïre a connu partout dans le monde un immense succès. D’une
durée de deux heures et quart, il se regarde comme un thriller politique. N’ayant
pas tourné la plus grande partie des images, tout l’art de Thierry Michel passe
dans le montage, dont il exploite toutes les possibilités discursives autant que dra-
matiques. Comme dans la plupart de ses films, Thierry Michel privilégie le mon-
tage parallèle, qui, en évitant la logorrhée verbale, fait immédiatement comprendre
au spectateur ce qu’il veut dire. Lors du voyage officiel du jeune chef d’État congo-
lais aux États-Unis, où il a été reçu par le président Nixon, un plan montre Mobutu
contemplant New York du haut de l’Empire State Building. Le commentaire en
voix off oriente métaphoriquement le sens de ce plan ordinaire : « Mobutu réalise
un vieux rêve : être un grand parmi les grands de ce monde. » Suit alors un syn-
tagme en accolade montrant le président, à différents âges et différentes époques,
en compagnie des grands : la reine d’Angleterre, le général de Gaulle, l’empereur
du Japon Hiro-Hito, Indira Gandhi, Mao Tsé-Toung, le roi Baudouin. Mais le
montage parallèle n’est pas toujours nécessaire lorsque c’est Mobutu lui-même
qui l’organise : lors de la visite de Baudouin à Kinshasa pour le dixième anniver-
saire de l’indépendance, le président porte un uniforme militaire et des gants blancs
comme ceux du roi. Baudouin et Mobutu battent des mains en cadence et font
ensemble le salut militaire. Le parallélisme était minutieusement calculé.
Au service du discours, l’art du montage exploite aussi les possibilités drama-
tiques de la rétention des informations. Aubert Mukendi évoque la croyance po-
pulaire dans la malédiction. Si Mobutu ne peut plus offrir des vies humaines en
sacrifice, il subira la malédiction des esprits qui vont s’emparer de ses proches. Le
plan suivant montre les femmes de Mobutu descendant d’un avion. Elles sont en
pleurs. Le président, ému, essuie leurs larmes avec son mouchoir. Tout autour, les
pleureuses s’agitent et crient. Même s’il le devine, le spectateur ne sait pas ce qui
se passe. À l’église, le cardinal adresse ses condoléances à la famille qui défile. On
voit le visage d’un homme dans un cercueil. C’est seulement alors que le com-
mentaire, semblant donner raison à la croyance populaire, apprend au spectateur
que Mobutu, en moins de deux ans, a perdu successivement deux de ses fils.
Dans Mobutu, roi du Zaïre, la fictionnalisation du réel que pratique couram-
ment Thierry Michel est d’autant plus efficace qu’elle peut s’appuyer sur un ma-
tériel visuel déjà spectaculaire en lui-même. Mobutu n’est pas seulement un
personnage hors du commun, c’est aussi un extraordinaire metteur en scène de sa
propre image et un astucieux orateur qui ne se laisse jamais démonter par les ques-
tions, parfois dérangeantes des journalistes. Avec son charme et son sourire af-
fable, Mobutu retourne toujours les situations les plus embarrassantes à son
avantage. Les multiples entretiens qui parsèment le film composent des dialogues
d’une élégante sournoiserie et d’une duplicité désarmante, témoignant de sa
grande maîtrise du langage et de sa capacité à détourner le sens des mots. Lors de
la création du MPR, il n’hésite pas à affirmer :

« Il n’y a pas de parti unique au Congo. Nous sommes un parti national, pas
un parti unique. Parti unique suppose quelque chose qu’on impose. Nous n’im-
posons rien. Unique, cela suppose une opposition quelconque, mais nous n’avons
pas besoin d’opposition. Nous sommes des bantous, nous ne sommes pas des car-
tésiens comme vous. »
Mobutu sait aussi soigner son image. À la télévision nationale, avant chaque
journal télévisé, son portrait surgit des nuages comme un dieu sorti des limbes.
Les grands shows organisés par les services de propagande à la gloire du prési-
dent fondateur et destinés en priorité aux caméras de télévision mixent quatre
formes de spectacles d’origines différentes : les danses traditionnelles africaines,
les parades militaires, les démonstrations de gymnastique encore en vigueur dans
les régimes communistes et la liturgie catholique de la messe, scandée par des
chants, des psalmodies et des répons. Mobutu lui-même renforce son image de
chef charismatique en intégrant au protocole des vieilles monarchies européennes
la tradition du chef coutumier, son décorum, ses emblèmes et ses peaux de félins
étendues sous ses pieds. Toujours très élégant, il porte des tenues diverses qui
mêlent l’abacos (condensé de l’expression « à bas le costume »), l’habit officiel ins-
piré de la chemise maoïste sans col, avec les emblèmes d’un vieux chef, la toque
de léopard et le sceptre sculpté. Un tel art du spectacle et un tel raffinement de la
mise en scène de soi bénéficient incontestablement au film.
Mobutu, roi du Zaïre n’est pas seulement une parabole politique. C’est un film
qui illustre remarquablement les rapports étroits que la politique a toujours noué
avec le spectacle. Mobutu n’est pas, comme Bokassa l’a été en Centrafrique, une
caricature grotesque de Napoléon. Plus intelligent que son collègue en dictature,
il est bien plus proche de nous par son sens du spectacle, son art oratoire et sa
maîtrise de l’image. Il a parfaitement compris que le spectacle était la meilleure
façon d’endormir ses sujets, de les empêcher de penser, donc de penser à lui nuire,
comme le recommandait Machiavel dont il fut un lecteur attentif. Il a aussi très
bien compris ce que Walter Benjamin appelait, en évoquant les rassemblements
nazis de Nuremberg ou les parades fascistes à Rome, « l’esthétisation de la poli-
tique » que les films de Leni Riefenstahl étaient chargés de diffuser et d’éterniser.
Mobutu n’avait pas sous la main une cinéaste aussi talentueuse que l’égérie d’Hit-
ler. Il n’a pas fait réaliser son Triomphe de la volonté.
Benjamin opposait à l’esthétisation de la politique la nécessité d’une politisa-
tion de l’art que pratiquaient, selon lui, les artistes et cinéastes soviétiques des an-
nées vingt, Vertov et Eisenstein en particulier. Il entendait par là l’utilisation de
l’art du cinéma à des fins de conscientisation politique des masses, non pour les
endormir mais pour les réveiller. Même si le langage cinématographique de Thierry
Michel est très éloigné de celui des maîtres soviétiques, le succès phénoménal de
Mobutu, roi du Zaïre auprès du public congolais et africain en général montre que
cet objectif-là a été atteint.

1. Ce qui signifie : « Le guerrier tout puissant qui em- 2. Entretien avec Thierry Michel par Louis Danvers,
brase tout sur son passage et de conquête en conquête consultable dans les bonus du DVD.
reste invincible. » 3. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, p. 166.
Cette monographie est issue de l’ouvrage “Regards sur le réel : 20 documentaires du 20ème siècle” paru chez
Yellow Now (ISBN 978-2-87340-336-2) et initié par la Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Etrange pays, étonnant cinema …

D’Henri Storck (1929) jusqu’aux années 2000, l’ouvrage met en exergue 20 films, 20 classiques du cinéma
documentaire belge francophone, parmi les plus remarquables du 20ème siècle.

20 films, une selection opérée parmi 1200 œuvres et quelque 200 documentaristes.

Focus sur les évènements marquants de ce pays, mais aussi exploration de quelques grandes problématiques
de ce monde, ces 20 classiques sont loin d’être des œuvres figées en ce qu’ils participent à la recherche et à
l’innovation de l’art documentaire. Le titre l’indique, multiples sont les regards sur le réel, ce champ à la fois
proche et sans limites, tant il peut être montré, démonté, fictionnalisé, transfiguré … Comme tout acte de
creation, comme tout documentaire de creation.
Un ouvrage inédit qui, par ses qualités de recherche et d’analyse, présente, par conséquent, les fondamentaux
de l’école belge du documentaire.

Plus d’infos sur l’ouvrage : cinematheque@cfwb.be

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