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Titre

original
Joe Gould’s Secret

“Le Professeur Mouette” et “Le Secret de Joe Gould” ont été publiés pour la première fois dans le New
Yorker en 1942 et 1964
© Joseph Mitchell, 1964

© Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2021


pour la traduction française

Photographie de couverture : © Culver Pictures

Photographie en rabat : © Therese Mitchell / Courtesy the Estate


of Joseph Mitchell

Photographies intérieures : 1 : Droits réservés.


2 : © Culver Pictures

Malgré tous les efforts pour obtenir l’ensemble des autorisations iconographiques, l’éditeur reste à la
disposition des ayants droit
afin de modifier ou intégrer les mentions d’usage dans toutes nouvelles éditions du présent ouvrage.

Conception graphique gr20Paris

ISBN : 978-2-36468-622-9

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


JOSEPH MITCHELL

(1908-1996)
Né en 1908 dans une ferme de tabac et de coton en Caroline du Nord, après
de brèves études de médicine, Joseph Mitchell s’installe à New York en 1929 et
devient reporter. D’abord pour le World et le Herald Tribune, puis le mythique
New Yorker, magazine où il restera jusqu’à sa mort en 1996.
DU MÊME AUTEUR
Le Merveilleux Saloon de McSorley, traduit de l’anglais (États-Unis) par
Bernard Hœpffner, Diaphanes, 2016

Street Life, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Tizon, Trente-
trois morceaux, 2016

Le Fond du Port, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun,
Éditions du sous-sol, 2017

Arrêtez de me casser les oreilles, traduit de l’anglais (États-Unis) par
Lazare Bitoun, Éditions du sous-sol, 2020

Old M. Flood, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun,
Éditions du sous-sol, 2020

L’Homme aux Portraits. Une vie de Joseph Mitchell, biographie de
Thomas Kunkel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Cordillot,
Éditions du sous-sol, 2017
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Du même auteur

Note de l'auteur

Le professeur Mouette

Le Secret de Joe Gould


Note de l’auteur

Ce livre est composé de deux visions du même homme, une âme perdue
nommée Joe Gould. Les deux textes ont été écrits pour la rubrique “Portraits” du
New Yorker. J’ai écrit le premier, “Le professeur Mouette”, en 1942, et il fut
publié dans le numéro du 2 décembre 1942.
Vingt-deux ans plus tard, en 1964, j’écrivis le second, “Le secret de Joe
Gould”, qui parut dans les numéros du 19 et du 26 septembre 1964.
Joe Gould est un drôle de petit bonhomme un peu malingre qui hante depuis
un quart de siècle les bars, les cafétérias, les restaurants et les bouis-bouis de
Greenwich Village. Il se vante parfois, et non sans ironie, d’être le dernier
représentant de la bohème. “Tous les autres se sont perdus en route, explique-t-il
volontiers. Les uns sont au cimetière, d’autres chez les fous, et ceux qui restent
travaillent dans la publicité.” La vie de Joe Gould n’est en rien exempte de
soucis ; il est en permanence taraudé par ce qu’il appelle ses “trois tourments” :
pas de toit, rien à se mettre sous la dent et gueule de bois à répétition. Il dort sur
les bancs des stations de métro, à même le sol dans les ateliers de ses amis, ou
dans les trous à rats de la Bowery à vingt-cinq cents la nuit. De temps en temps,
il monte jusqu’à Harlem où il gagne un de ces établissements connus sous le
nom de “Paradis sur terre” que gèrent les ouailles de l’évangéliste noir Father
Divine car il peut y passer la nuit en échange de quinze cents. Il mesure un mètre
soixante-quatre et ne pèse jamais plus de quarante-cinq kilos. Il n’y a pas très
longtemps, il disait à un de ses amis qu’il n’avait pas pris de vrai repas depuis
juin 1936, date à laquelle il avait réussi à se rendre à Cambridge pour assister au
banquet de la promotion de 1911 de Harvard à laquelle il appartient. “Je suis la
plus grande autorité des États-Unis du comment faire sans”, dit-il. Il confie aux
uns et aux autres qu’il vit “de l’air du temps, d’amour-propre, de mégots, de café
de cow-boy, de sandwichs aux œufs brouillés et de ketchup”. Le café de cow-
boy, explique-t-il, est un café qui se boit noir, très fort, et sans sucre. “J’ai perdu
depuis longtemps le goût pour le bon café, ajoute-t-il. Je préfère de loin le genre
de café dont la consommation régulière fait que les mains se mettent tôt ou tard à
trembler tandis que le blanc des yeux vire au jaune.” Habituellement, lorsqu’il se
commande un sandwich, Gould vide dans son assiette une bouteille ou deux de
ketchup qu’il avale ensuite à la cuillère. Dès qu’il passe la tête dans
l’entrebâillement de la porte du Jefferson Diner, un de ses lieux de prédilection
qui se trouve dans Village Square, les serveurs raflent toutes les bouteilles de
ketchup pour les cacher. “Je n’aime pas particulièrement cette saleté, dit-il, mais
je m’oblige à manger tout ce qui me tombe sous la main. C’est la seule chose qui
soit gratuite.”
Gould est un authentique Yankee. La branche des Gould à laquelle il
appartient est arrivée en Nouvelle-Angleterre en 1635, et il est apparenté à
plusieurs des autres vieilles familles de cette région comme les Lawrence, les
Clarke et les Storer. “Ce n’est pas un hasard si je suis ce que je suis, m’a-t-il
confié un jour. Je vais vous dire ce qu’il a fallu pour que j’en arrive à être ce que
je suis aujourd’hui. Il a fallu du vieux sang Yankee, une incommensurable
aversion pour la propriété, quatre ans à Harvard et vingt-cinq ans de plus à faire
tout ce que je pouvais pour foutre en l’air mes tripes et mes boyaux avec de la
gnôle de mauvaise qualité et de la boustifaille immangeable.” Il affirme qu’il est
en rupture avec le reste de l’espèce humaine parce qu’il ne veut rien posséder.
“Si M. Chrysler essayait de me faire cadeau de son Chrysler Building, dit-il, je
détalerais à toute vitesse au risque de me rompre le cou. Ce n’est pas ce foutu
gratte-ciel qui m’appartiendrait, c’est moi qui en serais l’esclave. Chez moi, dans
le Massachusetts, on me traiterait de vieux cinglé de Yankee. Ici, on dit de moi
que je suis bohème. Ce qui revient exactement au même.” Gould a une voix
nasillarde et l’accent de Harvard. Lorsqu’ils parlent de lui, les barmen et les
serveurs du Village l’appellent le Professeur, la Mouette, le professeur Mouette,
la Mangouste, le professeur Mangouste ou l’Échappé de Bellevue 1. Il s’habille
de vêtements dont ses amis ne veulent plus. Son manteau, son costume, sa
chemise et ses chaussures sont tous invariablement trop grands de une ou deux
tailles, mais il les porte avec une élégance non dénuée d’amertume. “Il suffit de
me regarder, dit-il. La seule chose qui soit à ma taille, c’est la cravate.” En hiver,
quand le froid est particulièrement piquant, il intercale une couche de journaux
entre sa chemise et son tricot de corps. “Je suis snob, précise-t-il, je n’utilise que
le Times.” Il adore les couvre-chefs inhabituels – bonnet de ski, béret, casquette
de yachtman. Un soir d’été, lors d’une fête, il portait un costume de seersucker,
un polo, une ceinture de smoking, des sandales et une casquette de yachtman.
Tout lui avait été donné. Il utilise un long fume-cigarette noir dans lequel il
insère généralement des mégots ramassés sur le trottoir.
La vie de bohème a fait vieillir Gould bien avant l’âge. Ces derniers temps, il
a pris l’habitude de demander à ceux qu’il rencontre pour la première fois de
deviner son âge. Ils lui donnent en général entre soixante-cinq et soixante-quinze
ans alors qu’il en a cinquante-trois. Il n’en prend jamais ombrage et y voit au
contraire une preuve de sa supériorité. “Je vis bien plus de choses en un an que
les gens ordinaires en dix”, dit-il. Gould n’a plus de dents, et sa mâchoire
inférieure roule de gauche à droite quand il parle. Le dessus de son crâne est
complètement dégarni mais il a des cheveux frisés qui lui descendent jusque
dans le cou ; quant à sa barbe, elle est longue, en broussaille, et de couleur
cannelle. Il porte des lunettes qui sont toujours de travers et glissent au bout de
son nez aussitôt qu’il les met ou presque. Il ne les met pas toujours lorsqu’il est
dans la rue, et quand il ne les a pas, il a ce regard un peu fou du vieil intellectuel
qui s’est usé les yeux à lire trop de petits caractères. Même dans le Village, les
gens se retournent sur lui. Il est voûté, avance d’un pas rapide, la tête en avant
légèrement penchée de côté sans jamais cesser de marmonner. En général, il
serre sous son bras gauche une espèce de cartable en carton-pâte bien rebondi
couvert de taches de graisse, et il lance son bras droit en avant d’une manière
agressive. À le voir avancer ainsi d’un pas rapide, on croirait qu’il écarte de son
chemin un ennemi imaginaire. Don Freeman, un artiste de ses amis, l’a un jour
dessiné tandis qu’il marchait. Il donna pour titre à son dessin “Joe Gould
affrontant les éléments”. Gould est aussi agité et libre de toute attache qu’un chat
de gouttière ; il part de temps en temps dans de longues pérégrinations à travers
la ville et disparaît alors du Village pour des semaines entières, au grand dam de
ses amis qui se demandent où il a bien pu passer. Ceux-ci n’ont d’ailleurs jamais
réussi à savoir où il allait. Quand il réapparaît, toujours très content de lui, il
lâche quelques remarques obscures, ricane, puis se tait. “Je suis allé observer les
oiseaux le long des quais en compagnie d’une comtesse”, a-t-il laissé échapper
après sa dernière absence. “Avec la comtesse, nous avons passé trois semaines à
étudier les mouettes.”
On ne voit presque jamais Gould sans son cartable. Il le pose sur ses genoux
lorsqu’il mange et se le cale sous la tête lorsqu’il dort dans un asile de nuit. Il y a
en général dedans tout un tas de feuilles écrites à la main, de notes et de lettres,
de coupures de journaux et d’exemplaires de revues confidentielles, une
bouteille d’encre, un dictionnaire, un sac en papier rempli de mégots, un sac en
papier rempli de miettes de pain, et un sac en papier plein de ces sucreries en
forme de billes bien dures en vente dans les magasins bon marché sous
l’appellation de bonbons acidulés. “Je résiste à la fatigue grâce aux bonbons
acidulés”, dit-il. Les miettes de pain sont destinées aux pigeons : comme
beaucoup d’autres excentriques, Gould nourrit les pigeons. Il est très attaché à
ceux qui ont installé leur quartier général sur la tête ainsi qu’un peu partout sur
la statue de Garibaldi qui se trouve dans Washington Square. Ces pigeons-là le
connaissent. Dès qu’il vient s’asseoir au pied de la statue, ils descendent se poser
sur sa tête et ses épaules et attendent qu’il sorte son sac de miettes. Il a donné des
noms à certains d’entre eux. “Approche un peu, Boss Tweed, dit-il. Ce matin, à
la cafétéria Stewart’s, il y a une dame qui n’a pas mangé tous ses toasts de pain
complet, et dès qu’elle est sortie, bim, j’ai raflé tout ce qui restait dans son
assiette rien que pour toi. Salut à toi, Big Bosom. Bonjour Popgut. Mes respects
Lady Astor. Bonjour St. John Baptist. Coucou Polly Adler. Salut Fiorello,
comment vas-tu ce matin, vieux coquin ?”
Alors que Gould fait tout ce qu’il peut pour donner l’impression qu’il n’est
qu’un flemmard plein de philosophie, il a accompli un énorme travail au cours
de sa carrière de bohème. Tous les jours, même s’il a une terrible gueule de bois
ou qu’il se sent faible et manque d’énergie parce qu’il n’a rien mangé, il passe au
moins deux heures à travailler à un livre informe et plutôt mystérieux qu’il
appelle Une histoire orale de notre temps. Il a commencé à écrire cet ouvrage il
y a vingt-six ans, mais celui-ci est loin d’être terminé. Il semble que l’intérêt
qu’il porte à ce livre soit en grande partie responsable de son mode de vie ; un
travail régulier quel qu’il soit, dit-il, l’empêcherait de réfléchir. En fonction du
temps qu’il fait, il écrit dans les jardins publics, sous le porche des immeubles,
dans le hall des asiles de nuit, dans les cafétérias, sur les bancs le long des voies
ferrées du métro aérien, dans les voitures du métro et les bibliothèques
municipales. Quand il se sent dans de bonnes dispositions, il écrit jusqu’à
l’épuisement, chose qui survient à des moments assez bizarres. Il explique ainsi
qu’une nuit il est resté assis pendant six ou sept heures dans un des box d’un bar
and grill de la Troisième Avenue à écouter une vieille Hongroise qui lui
racontait sa vie : à une certaine époque elle avait tenu une maison close, puis elle
avait vendu de la drogue pendant un temps avant de se faire embaucher comme
aide-cuisinière dans un hôpital municipal. Trois jours plus tard, aux alentours de
quatre heures du matin, alors qu’il dormait sur un des étroits lits de fer de l’hôtel
Defender au numéro 300, de Bowery, il avait été réveillé par les cornes de brume
des remorqueurs de l’East River ; il n’avait pas réussi à se rendormir parce qu’il
avait eu le sentiment qu’il était exactement dans l’humeur qui convenait pour
ajouter la biographie de la vieille aide-cuisinière à son opus. Il a une mémoire
tout à fait anormale ; s’il est suffisamment impressionné par une conversation
quelconque, et même si celle-ci est très longue et n’a aucun sens, il la garde en
tête plusieurs jours durant et en très grande partie au mot près. Le soir en
question, il souffrait d’un mauvais rhume, mais il s’était quand même levé et
s’était rhabillé à la lumière rouge d’un panneau lumineux, puis, se déplaçant sur
la pointe des pieds afin de ne pas réveiller ceux qui dormaient dans les lits
voisins, il était descendu dans le hall d’entrée.
Il y était resté de quatre heures et quart, jusqu’à midi, sans jamais cesser
d’écrire. Puis il avait quitté le Defender pour aller boire un café dans une gargote
avant de monter à pied jusqu’à la bibliothèque municipale qui se trouve à
hauteur de la 42e Rue. Il s’était installé à une des tables de la salle des
généalogistes, endroit où il vient en général se réfugier les jours de pluie, et qu’il
préfère, dit-il, à la grande salle de lecture, car il y fait plus sombre, et il y avait
travaillé jusqu’à sa fermeture à dix-huit heures. Il avait alors gagné la salle de
lecture principale et y était resté en ne levant que très rarement les yeux de son
ouvrage jusqu’à ce que la bibliothèque ferme pour la nuit à vingt-deux heures. Il
avait ensuite mangé un sandwich aux œufs brouillés et avalé une grande quantité
de ketchup dans une cafétéria de Times Square. Puis, comme il n’avait pas les
vingt-cinq cents nécessaires pour passer la nuit dans un hôtel borgne et qu’il était
trop absorbé par son travail pour retourner dans le Village et dormir dans un
refuge, il avait couru jusqu’au métro, s’était engouffré dans une voiture de la
ligne qui parcourt le West Side et il y avait passé le reste de la nuit à scribouiller
sans relâche tandis que la rame à bord de laquelle il s’était installé avait fait trois
allers-retours complets entre la station New Lots Avenue qui se trouve dans
Brooklyn et celle de Van Cortlandt Park dans le Bronx, ce qui est un des trajets
les plus longs de tout le métro new-yorkais. Il avait calé son cartable sur ses
genoux et s’en était servi comme écritoire. Il a l’endurance d’un possédé. Dès
qu’il avait trop envie de dormir pour se concentrer, il secouait vigoureusement la
tête, sortait son sachet de bonbons acidulés et s’en jetait un dans le gosier. Les
gens le regardaient, ébahis ; à un moment donné, il fut interrompu par un ivrogne
qui lui demanda ce que, pour l’amour de Dieu, il était en train d’écrire. Gould
sait très bien se débarrasser des ivrognes trop curieux. Il pointa un doigt en
direction de son oreille gauche en disant “Quoi ? Hein, quoi ? J’suis sourd
comme un pot. J’entends rien.” L’ivrogne s’était désintéressé de lui. “Le jour se
levait quand je suis sorti du métro, raconte Gould. Je toussais et j’éternuais,
j’avais mal aux yeux et mes genoux tremblaient. J’avais une faim de loup et très
exactement huit cents en poche. Mais tout cela m’était complètement égal. Mon
Histoire s’était enrichie de onze mille mots, et je suis prêt à parier qu’il n’y avait
pas dans tout New York un seul président-directeur général de société qui aurait
pu être plus heureux que moi.”

*
* *
Gould est hanté par la peur de mourir avant d’avoir terminé le premier jet de
son Histoire orale. Elle est déjà onze fois plus longue que la Bible. Il estime que
le manuscrit compte neuf millions de mots, tous écrits de sa main. C’est peut-
être bien l’ouvrage non publié le plus long du monde. Gould fait ses travaux
d’écriture dans des cahiers d’écolier à cinq cents, et l’Histoire orale augmentée
des notes qui l’accompagnent remplit deux cent soixante-dix de ces cahiers, tous
sont sales et en piteux état ; ils sont couverts de taches de café, de graisse et de
bière. Armé d’un stylo à plume, il couvre de son écriture les deux côtés de
chaque page sans laisser de marge ; de plus, il écrit très mal, et des centaines de
milliers de mots ne sont lisibles que par lui. Il n’a jamais réussi à intéresser
aucune maison d’édition à son Histoire orale. À un moment donné, il avait
soumis plusieurs paquets de ses cahiers à quatorze maisons d’édition. “La moitié
de ces éditeurs m’ont dit que c’était un livre obscène qui constituait un outrage
aux mœurs et m’ont prié de les en débarrasser au plus vite, rapporte-t-il. Quant
aux autres, ils ont prétendu qu’ils n’arrivaient pas à lire mon écriture.” Mais les
expériences de ce genre ne perturbent guère Gould ; il n’arrête pas de se dire
que, de toute façon, c’est pour la postérité qu’il écrit. Il a en permanence dans sa
poche de poitrine une enveloppe scellée contenant son testament par lequel il
lègue deux tiers de son manuscrit à la bibliothèque de Harvard et le tiers restant
au Smithsonian Institute. “Deux générations après ma mort, aime-t-il à dire, les
professeurs étudieront mon travail dans les universités. Imaginez un peu leur
surprise. ‘Bon sang, diront-ils, Dieu me damne si ce type-là n’est pas le plus
brillant de tous les chroniqueurs de son siècle.’ Ils m’apprécieront à ma juste
valeur. Je ne prétends pas que l’ensemble de l’Histoire orale est un travail de
première classe, mais certains passages résisteront au temps aussi longtemps que
la langue anglaise existera.” Auparavant, Gould entreposait ses cahiers un peu
partout dans le Village, dans les appartements ou les ateliers de ses amis. Il les
mettait dans les placards, sous les lits ou derrière les livres de leurs
bibliothèques. Au cours de l’hiver 1942, ayant entendu dire que le Metropolitan
Museum avait mis à l’abri pour la durée de la guerre ses toiles les plus
précieuses dans un entrepôt à l’épreuve des bombes quelque part à l’extérieur de
la ville, il fut pris de panique. Il fit sa tournée et récupéra tous les cahiers dont il
fit un ballot ; il enveloppa ensuite ce ballot dans deux épaisseurs de toile cirée
avant de le confier à une de ses amies qui élevait des poules et des canards à
Long Island, non loin de Huntington, car le sous-sol de la maison dans laquelle
elle s’était installée était en pierre.
Dans son Histoire orale, Gould ne rapporte que des choses qu’il a vues ou
entendues. Au moins la moitié de son ouvrage est constituée de conversations
retranscrites verbatim ou résumées, d’où son titre. “Ce que les gens disent, c’est
de l’histoire, explique-t-il. Ce qu’on pensait autrefois être de l’histoire – les rois,
les reines, les traités, les inventions, les grandes batailles, les têtes qui tombent,
César, Napoléon, William Jennings Bryan –, tout cela n’est qu’une histoire très
formelle et en grande partie inexacte. Moi, je retranscrirai l’histoire informelle
de la multitude en manches de chemise – ce que ces gens-là ont à dire de leur
travail, leurs histoires d’amour, leur nourriture, leurs folies, leurs difficultés et
leurs peines – ou je mourrai en essayant de le faire.” L’Histoire orale est un
immense fatras, un ramassis de commérages, un tourbillon de cancans, un grand
déballage de tout et de n’importe quoi, de potins, de caquetages et de
discutailleries, d’inepties, de sornettes et de foutaises en tout genre ; elle est,
d’après l’estimation qu’en a faite Gould, le fruit de plus de vingt mille
conversations. Elle contient les biographies désespérément incohérentes de
centaines de pauvres types, le récit de leurs errances par des marins rencontrés
dans les bars de South Street, la description sinistre du passage des uns et des
autres dans les hôpitaux et les dispensaires (“Avez-vous jamais subi une
opération douloureuse ou souffert d’une maladie terrible ?” est une des
premières questions que, plume et cahier en main, Gould pose à ceux dont il
vient de faire la connaissance), les comptes rendus d’innombrables harangues
dans Union Square ou Columbus Circle, les témoignages de convertis lors des
croisades de l’Armée du Salut dans les rues, ainsi que les opinions embrouillées
de douzaines d’oracles des jardins publics et de grands savants des bars louches.
Pendant un temps, Gould hantait les gargotes ouvertes la nuit des abords de
l’hôpital Bellevue ; l’air de rien, il écoutait les conversations des internes, des
infirmiers et des infirmières, des garçons et des filles de salle, des chauffeurs
d’ambulance, des apprentis embaumeurs et des employés de la morgue afin de
les retranscrire avec fidélité. Les jours de défilé, il monte et descend le long de la
Cinquième Avenue sans jamais cesser de prendre fiévreusement des notes.
Gould écrit avec une immense candeur, et le pourcentage d’obscénités dans
l’Histoire orale est très élevé. Un de ses chapitres est intitulé “Exemples de
l’histoire prétendument salée de notre temps”, et il y ajoute presque chaque jour
quelque chose de nouveau. Un autre de ses chapitres contient des remarques et
des vers de mirliton glanés sur les murs des toilettes du métro. Il est persuadé
que ces graffitis ont réellement autant de valeur historique que la stratégie de
Robert E. Lee. Des centaines de milliers de mots sont consacrés à la conduite en
état d’ivresse ou aux aventures sexuelles de diverses personnes qui faisaient
profession de vivre dans Greenwich Village au cours des années 1920. Il y a des
comptes rendus de centaines de soirées abondamment arrosées dans le Village,
avec en prime toutes sortes de ragots sur les invités ainsi que des rapports aussi
fidèles que circonstanciés sur leurs discussions touchant à des sujets tels que la
réincarnation, le contrôle des naissances, l’amour libre, la psychanalyse, l’Église
de la science chrétienne, le swedenborgisme, le végétarianisme, l’alcoolisme et
autres -ismes relevant des domaines de la politique et de l’art. “J’ai entièrement
couvert ce que l’on pourrait appeler le monde intellectuel souterrain de notre
époque”, se vante Gould. Il y a des descriptions détaillées de la vie nocturne
dans des dizaines et des dizaines de lieux du Village où l’on peut se sustenter ou
s’abreuver et dont certains n’existent plus, comme le Little Quakeress, l’Original
Julius, la Troubadour Tavern, le Samovar, la Hubert’s Cafeteria, Sam Swartz’s
TNT ou Eli Greifer’s Last Outpost of Bohemia Tea Shoppe.
Gould est un oiseau de nuit, et il a couché sur le papier des descriptions de
quelques-unes des choses horribles qu’il lui a été donné de voir dans certaines
rues sombres de New York – par exemple, des troupeaux de gros rats gris qui
sortent de leurs trous et déambulent tranquillement sur les trottoirs du Lower
East Side ou de Harlem aux premières heures du jour. “Il m’arrive parfois de
penser que ces rats ne sont en fait pas des rats mais les âmes meurtries des
propriétaires des taudis de ces quartiers revenues des profondeurs de l’enfer.”
Une grande partie de l’Histoire orale est en forme de journal intime. Gould est
affligé d’une mémoire phénoménale ; il se souvient de tout, et de temps en
temps, il choisit une période du passé récent – cela peut être une journée, une
semaine ou un mois – et décrit avec minutie tout ce qu’il a fait durant cette
période, quelle qu’en soit l’importance. Parfois, il écrit tout un chapitre dans
lequel il s’en prend avec hargne à une personne ou une institution. On trouve ici
et là de longs textes verbeux sur des sujets comme la puce des asiles de nuit, les
spaghettis, la fermeture à glissière comme symbole de la décadence de la
civilisation, les fausses dents, la folie, les jurys populaires, le remords, la cuisine
des gargotes et l’effet émasculateur de la machine à écrire sur la littérature.
“William Shakespeare ne passait pas son temps à tapoter sur une de ces maudites
saletés de machines infâmes à quatre-vingt-quinze dollars, a-t-il écrit. Eh bien,
Joe Gould non plus.”
L’Histoire orale est un texte presque aussi décousu que Tristram Shandy.
Dans le chapitre “Les braves gens tombent comme des mouches”, Gould
commence par la biographie d’un propriétaire de cafétéria qui jouait aux courses
– il s’appelait Side-Bet Benny Altschuler et il était mort du tétanos après s’être
planté un pic à glace rouillé dans la main – pour passer au bout de quelques
paragraphes à l’histoire que lui a racontée, un jour, un marin qui aurait vu une
bande de lépreux qui picolaient, chantaient et dansaient sur une plage de Port of
Spain dans l’île de la Trinité ; il enchaîne avec une anecdote sur une
manifestation devant une salle de cinéma de Boston en 1915 qui protestait contre
la projection de Naissance d’une nation durant laquelle il avait donné un coup de
pied à un agent de police ; il poursuit avec la description d’une visite qu’il avait
faite un jour à l’asile d’aliénés de Central Islip au cours de laquelle une femme
avait pointé un doigt dans sa direction en hurlant : “Le voilà ! Voleur ! Voleur !
C’est lui qui a coupé mes géraniums et volé la charrette et la mule de ma
maman” ; il passe ensuite au récit que lui a fait un clochard qui prétendait avoir
vu et senti les flammes rouge et bleu de l’enfer un soir où il était assis sous un
porche de Great Jones Street avant d’avoir pu observer un peu plus tard le même
soir deux sirènes en train de batifoler dans l’East River légèrement au nord du
marché aux poissons de Fulton Street ; il continue avec l’explication que lui a
donnée un prêtre de la vieille cathédrale St. Patrick qui se trouve dans Mott
Street, une des rues du plus ancien quartier italien de la ville, sur la raison pour
laquelle tant d’Italiennes s’habillent toujours en noir (“Elles portent
perpétuellement le deuil de notre Seigneur”) ; puis il revient à Side-Bet Benny,
le propriétaire de cafétéria qui est mort du tétanos.
Parmi les centaines de personnes qui connaissent Gould, rares sont celles qui
ont lu des passages de l’Histoire orale, et la plupart pensent que ce n’est qu’un
galimatias. Les rares qui ont tenté l’aventure se perdent en général dans les
méandres du texte au bout de deux chapitres et abandonnent. Gould raconte qu’il
peut compter sur les doigts d’une main ou d’un pied ceux qui en ont lu assez
pour s’en faire une opinion autorisée. Parmi ces derniers, il y a le poète et
critique Horace Gregory. “À mes yeux, Gould est en quelque sorte le Samuel
Pepys de la Bowery, dit-il. J’ai un jour parcouru une bonne vingtaine de ses
cahiers d’écolier, et l’essentiel de ce que j’ai vu était du niveau d’un bon devoir
d’un gamin d’une quinzaine d’années, mais quelques-uns des textes étaient écrits
avec une clarté de vue et une sincérité dignes d’un enfant tandis qu’ici et là,
affleuraient des pointes de bon vieil humour yankee. Si quelqu’un voulait
prendre la peine de s’y plonger et de séparer le bon grain de l’ivraie, comme
l’ont fait les éditeurs des millions de mots qu’a pu écrire Thomas Wolfe, il
apparaîtrait peut-être que Gould a bel et bien écrit un chef-d’œuvre.” Le poète
E. E. Cummings, un autre des amis de Gould, fait également partie de ses
lecteurs. Et Cummings a un jour écrit un poème sur Gould. C’est le numéro 261
de ses Collected Poems, et on y trouve la description suivante de l’Histoire :

… un mythe vaut bien un sourire mais ouvrez les guillemets la petite


histoire fermez les guillemets de Joe Gould pourrait bien (note de
l’éditeur) avoir pour titre parcours d’un fantôme ou largement
débordé tandis que presque totalement submergé ou une amorale
moralité rendue-en-quelque-sorte vivante par d’innombrables
sortes-de-mort

Tout au long des années 1920, Gould n’a cessé de hanter les bureaux de
The Dial, la plus sophistiquée des revues de l’époque, qui a aujourd’hui disparu.
Dans son numéro d’avril 1929, The Dial publia enfin “Civilisation”, un des
essais les plus courts de Gould. Il y radotait à longueur de page et se moquait de
l’achat et de la vente d’actions qu’il qualifiait de “distraction pour vieilles filles
complètement gagas” ; il expliquait que les gratte-ciel et les bateaux à vapeur
étaient faits “de bric et de broc” et défendait l’opinion selon laquelle “les autos
ne servent à rien”. “Si toute l’ingéniosité perverse que l’on a mise au service de
la fabrication de ces bruyantes machines avait été reportée sur l’amélioration de
la race équine, l’humanité s’en porterait bien mieux”, avait-il écrit. Cet essai
devait néanmoins avoir une curieuse influence sur la littérature américaine. Un
des exemplaires de The Dial dans lequel il avait été publié échoua en Californie
dans une librairie de livres d’occasion de Fresno, où William Saroyan, qui était
alors âgé de vingt ans et se morfondait en rêvant désespérément de devenir un
jour écrivain, l’acheta pour la somme de dix cents. La lecture de l’essai de Gould
l’impressionna aussi profondément qu’elle l’influença. “Il me libéra de mon
souci de la forme”, dit-il. Douze ans plus tard, au cours de l’hiver 1941, dans
l’atelier de Don Freeman qui se trouve à Columbus Circle, Saroyan vit quelques
croquis que Freeman avait faits de Gould pour le Don Freeman’s Newsstand, un
trimestriel publié par les Associated American Artists dans lequel des photos de
scènes bizarres de la vie à New York côtoyaient celles de personnalités de
l’époque. Saroyan fut alors pris d’une grande agitation. Il parla à Freeman de la
dette qu’il avait envers Gould. “C’est qui, ce type, de toute façon ? demanda
Saroyan. Ça fait des années que je me pose la question. Lire ces quelques pages
de The Dial, c’était comme lorsque tu avances dans la mauvaise direction et que
tu tombes sur le type qu’il faut sauf que tu ne peux jamais le retrouver.” Freeman
lui parla de l’Histoire orale. Saroyan s’assit et se mit à écrire le commentaire qui
devait légender les portraits de Gould à paraître dans Newsstand. “Je n’ai jamais
rien lu d’autre de Joe Gould. Il demeure néanmoins à mes yeux l’un de ces rares
écrivains authentiquement américains qui ont une voix bien à eux. Il était léger
et sans façons, alors que presque tout le reste de ce qu’on publiait en ce temps-là
dans le pays était maladroit et lourd de toutes sortes d’artifices. Ce qu’il avait
écrit ne ressemblait à rien ; ça n’allait vraiment pas de soi ; c’était pitoyable ;
c’était un peu maladif ; c’était littéraire ; et ça n’arrivait pas à dire quoi que ce
soit d’une manière simple. Tout le reste de ce qu’on publiait à l’époque dans le
pays essayait de copier une forme ou une autre, et aucun écrivain en dehors de
Joe Gould ne semblait avoir assez d’imagination pour comprendre qu’au pire du
pire la forme était inutile. On n’avait aucun besoin de mettre ce qu’on avait à
dire sous forme de poème, d’essai, de nouvelle ou de roman. La seule chose à
faire était de le dire.” Peu de temps après la sortie de ce numéro de Newsstand,
quelqu’un aborda Gould dans la rue et lui montra le soutien que Saroyan avait
apporté à son travail. Gould haussa les épaules. Il avait fait la bringue et avait
perdu ses fausses dents, et à cet instant précis, il ne s’intéressait guère aux choses
de la littérature. Cependant, après y avoir réfléchi, il décida d’appeler Saroyan
pour lui demander de l’aider à se procurer de nouvelles dents. Il finit par
découvrir que Saroyan habitait à Hampshire House, un immeuble cossu de
Central Park South. Le portier de l’endroit suivit Gould jusque dans le hall et
s’enquit de ce qu’il désirait. Gould lui répondit qu’il était venu voir William
Saroyan. “Est-ce que vous connaissez M. Saroyan ? lui demanda le portier.
— Ma foi, non, lui répondit Gould. Mais tout va bien, c’est un de mes
disciples.
— Qu’entendez-vous par ‘disciple’ ? lui demanda le portier.
— J’entends par là que c’est un de mes disciples en littérature. Et je veux lui
demander de m’acheter des dents.
— Des dents ? demanda le portier. Que voulez-vous dire par ‘dents’ ?
— Je veux dire dans un magasin de dents, précisa Gould. Des fausses dents.
— Par ici”, lui souffla alors le portier en le prenant par le bras pour le
reconduire dans la rue.
Quelque temps plus tard, Freeman organisa une rencontre et les deux
hommes passèrent plusieurs soirées ensemble dans différents bars. “Saroyan
n’arrêtait pas de dire qu’il voulait tout savoir sur l’Histoire orale, raconte Gould.
Mais je n’ai jamais réussi à ouvrir la bouche. Il n’arrêtait pas de parler.
Impossible de placer le moindre mot.”

*
* *
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Gould n’a jamais cessé de s’interroger sur
lui-même. L’Histoire orale contient bon nombre de chapitres autobiographiques,
et il affirme qu’il a écrit tous ces textes pour essayer de comprendre qui il est
vraiment. Dans l’un d’eux, “Pourquoi je suis incapable de me plier à la
civilisation telle qu’elle est, ou j’y vais, j’y vais pas, un foutu texte”, il arrive à la
conclusion que sa timidité est responsable de tout. “Je suis à la fois introverti et
extraverti, écrit-il. Un mélange de reclus et de commissaire-priseur de la Sixième
Avenue. Un pied me dit avance et l’autre me dit ne bouge pas. Un pied me dit
ferme-la, tandis que l’autre me dit braille comme un veau. Je suis maladivement
timide, mais j’essaye de ne pas le montrer. Ils en profiteraient.” Gould cache
bien sa timidité. Elle ne se voit que les jours où il n’a absolument rien bu. Et ces
jours-là, il est silencieux, méfiant et mal à l’aise, mais deux bières ou un bon
coup de gin lui délient la langue et font naître un sourire sur son visage. Il réagit
à l’alcool d’une manière étonnante. “Les nuits où il fait très chaud, dit-il, il me
suffit d’aller et venir sur le trottoir devant un troquet pendant dix minutes en
inspirant bien à fond, et je suis bourré.”
Cependant, s’il ne lui faut que quelques verres, se les procurer exige parfois
beaucoup d’efforts. Le soir, il traîne la plupart du temps devant les bars plus ou
moins louches de la partie ouest du Village ; il cherche à repérer les touristes
amateurs de couleur locale auxquels il pourrait soutirer quelques bières, des
sandwichs et de petites sommes d’argent. S’il ne trouve personne qui convienne
dans le tumulte des établissements qui bordent Sheridan Square, il file jusqu’à la
Sixième Avenue qu’il remonte en direction du nord afin de tenter sa chance à la
Jericho Tavern, au Village Square Bar & Grill, au Belmar, chez Goody’s ou au
Rochambeau. Il a ses habitudes. Il ne rentre nulle part à moins qu’il n’y ait foule.
Une fois à l’intérieur, il se fraye un chemin jusqu’à la cabine du téléphone et
prétend chercher un numéro dans l’annuaire. Ce faisant, il scrute la foule des
clients. S’il repère un pigeon, il s’en approche et lui dit : “Permettez-moi de me
présenter. Je m’appelle Joseph Ferdinand Gould, j’ai fait mes études à Harvard,
promotion 1911, et j’ai obtenu mon diplôme avec les félicitations du jury ; je
suis le président du directoire de la société Chance et Malchance. Si vous
m’offrez un verre, en échange je vous récite un poème, je vous fais une
conférence, je défends un point de vue ou je retire mes chaussures et j’imite le
cri de la mouette. J’ai une préférence pour le gin, mais une bière fera l’affaire.”
Gould n’est pas à proprement parler un clochard. Il pense que le divertissement
qu’il propose vaut bien ce qu’il arrivera à extorquer à son interlocuteur. Il ne
flatte jamais ceux qu’il approche ni ne leur témoigne aucune reconnaissance. En
cas de refus poli, il hausse les épaules et vide les lieux. Néanmoins, si celui
auquel il s’est adressé lâche une remarque du genre “Fiche-moi le camp espèce
de clodo”, Gould lui fait face quelle que soit sa taille et se met à lui crier dessus
de sa voix nasillarde et suraiguë. Il se fiche de ce qu’il dit. Quand il est en colère,
il n’a peur de personne. Il se débarrasse de son cartable, lève les poings et se dit
prêt à se battre contre des hommes qui seraient capables de le tuer d’un simple
revers de main. S’il ne trouve aucun public en remontant la Sixième Avenue, il
prend la 11e Rue en direction de l’ouest afin de se rendre au Village Vanguard,
une cave de la Septième Avenue Sud. Le Vanguard était autrefois un lieu assez
sordide où se retrouvaient les artistes fauchés, mais c’est désormais une boîte de
nuit très prospère. Gould et l’homme qui en est propriétaire, un dénommé Max
Gordon, se connaissent depuis bon nombre d’années et sont la plupart du temps
en très bons termes. Gould va toujours au Vanguard en dernier. Il est sûr d’y
trouver ce dont il a besoin et le garde en réserve. Depuis qu’il est devenu
prospère, l’endroit l’agace. Il descend les quelques marches qui y mènent et
lance : “Salut Max, espèce de sale capitaliste. Je veux manger un morceau et
boire une bière. Si on ne me les donne pas, je vais sur la piste de danse et je
pique une colère.
— Va donc te disputer avec le cuisinier”, lui répond Gordon.
Gould gagne alors la cuisine, mange ce que le cuisinier lui apporte, avale
deux bières, remplit un sac en papier de miettes de pain et s’en va.
Bien que timide, Gould adore les soirées. Il y a dans le Village plusieurs
personnes qui donnent assez souvent de grandes fêtes. On compte parmi elles un
vieux médecin riche et plutôt original, une vieille fille fortunée, un éminent
décorateur de théâtre, un couple d’acteurs célèbres et un grand nombre de
peintres, de sculpteurs, d’écrivains, de journalistes et d’éditeurs. Une fois sur
deux, dès que Gould apprend qu’il y a une fête chez l’une de ces personnes, il
s’y rend. Et une fois sur deux, on le laisse entrer. En général, il reste dans son
coin pendant un certain temps, raide comme un piquet tellement il est tendu, et
fume cigarette sur cigarette. À un moment donné cependant, poussé par le ou les
verres qu’il a bus, ou par le désespoir dans lequel le plonge son sentiment de
malaise, il se met à plastronner. Il repère la plus jolie femme de l’assistance, s’en
approche, s’incline devant elle et lui baise la main. Il lui raconte quelques
histoires peu flatteuses sur son propre compte. Puis il s’emballe, et tout d’un
coup, sans la moindre raison, il se met à caqueter de plaisir et à sauter en l’air en
claquant les talons. Le voilà soudain qui s’écrie : “S’il vous plaît, que tous ceux
qui sont pour que je vous présente mon numéro disent ‘Oui’ !” S’il reçoit en
écho le moindre encouragement, il se dénude jusqu’à la taille et entame une
danse qu’il a, dit-il, apprise dans une réserve d’Indiens Chippewas du Dakota du
Nord ; elle consiste à sauter lourdement d’un pied sur l’autre en battant des
mains, et il lui a donné le nom de “Swing de Joe Gould”. Puis, tout en s’agitant
ainsi, il entonne un vieil hymne de l’Armée du Salut. “Il y a des mouches sur
moi. Il y a des mouches sur toi, mais il n’y a pas de mouches sur Jésus.” Après
cela, il fait la mouette. Il enlève ses chaussures et ses chaussettes puis, le cou
tendu et la tête loin en avant, sautille maladroitement d’un bout à l’autre de la
pièce en lançant des criaillements aigus à chaque pas sans jamais cesser de battre
des bras. Dans son enfance, il a eu plusieurs mouettes apprivoisées, et il passe
encore maintenant plus d’un dimanche au bout du quai des bateaux de pêche de
Sheepshead Bay à observer ces oiseaux ; il prétend qu’il comprend tellement
bien leur cri qu’il a traduit certains poèmes dans leur langage. “J’ai transposé
bon nombre de poèmes de Henry Wadsworth Longfellow en langage mouette”,
affirme-t-il.
Chaque fois qu’il assiste à une fête, Gould finit inévitablement par faire de
longs discours debout sur une chaise ou une table. Il s’agit toujours d’extraits de
chapitres de son Histoire orale. Ils sont brefs, mais il les affuble de titres fort
longs tels que “Rond comme une queue de pelle, ou comment j’ai mesuré la tête
de mille cinq cents Indiens par des températures au-dessous de zéro” et “Cette
insupportable habitude de la tomate, ou attention ! attention ! À bas le
Dr Gallup”. Il se méfie des statistiques. Dans cette dernière harangue, il en
utilise certaines qu’il prétend avoir trouvées dans les pages financières des
journaux afin d’apporter la preuve que “la consommation de tomates par les
mécaniciens de locomotive est responsable de cinquante-trois pour cent des
accidents de chemin de fer qui se sont produits sur le territoire des États-Unis au
cours des sept dernières années”. Lorsque Gould arrive dans une de ces soirées,
ceux qui ne l’ont jamais croisé auparavant jettent un seul regard sur lui et
prennent le large. Cependant, avant la fin de la soirée, certains d’entre eux sont
pris d’une forme inexplicable de respect pour lui ; ils s’isolent dans un coin en sa
compagnie, lui posent des questions et essayent de comprendre ce qui ne va pas
chez lui. Gould adore ces moments-là. “Lorsque vous vous êtes approché de moi
pour me faire un baisemain, lui a dit une jeune femme un soir, je me suis dit ‘Ce
vieux monsieur est vraiment charmant’. Une minute plus tard, en faisant des
yeux le tour de la pièce, je vous ai vu en train de faire des bonds le torse nu en
imitant les Indiens. J’en ai été choquée. Pourquoi tenez-vous tant à jouer les
exhibitionnistes ?
— Madame, lui répondit Gould, quiconque appartient à la bohème a le
devoir de se donner en spectacle. Si la façon peu protocolaire dont je me
comporte vous amène à penser que je ne suis qu’un ivrogne et que ma place
est à Bellevue, tenez-vous-en à cette opinion, ne changez surtout pas d’avis
et levez bien haut l’étendard de votre ignorance.”

*
* *
Gould est originaire du Massachusetts ; il est né à Norwood, dans la banlieue
de Boston. Il appartient à une famille de médecins. Son grand-père, Joseph
Ferdinand Gould, dont il porte le nom, enseignait à la faculté de médecine de
Harvard et avait son cabinet à Boston. Son père, Clark Storer Gould, était
médecin généraliste à Norwood. Il avait le grade de capitaine dans le service
médical de l’armée de terre et mourut d’un empoisonnement du sang dans un
cantonnement militaire de l’Ohio au cours de la Première Guerre mondiale.
Durant l’adolescence de Gould, la famille était financièrement à l’aise jusqu’à ce
que son père fasse des investissements hasardeux dans une compagnie foncière
de l’Alaska. Gould indique qu’il a fait ses études à Harvard parce que c’était une
tradition familiale. “Je ne voulais pas y aller, écrit-il dans un de ses textes
autobiographiques. À l’origine, mon intention était d’installer un rocking-chair
sur la terrasse à l’arrière de notre maison et de m’y asseoir pour réfléchir.” Il
avait fait, dit-il, des études très moyennes. Entre autres, il avait eu pour
condisciples le poète Conrad Aiken, le dramaturge et acteur Howard Lindsay, le
caricaturiste Gluyas Williams, et Richard F. Whitney, l’ancien président de la
Bourse de New York. Ses meilleurs amis étaient tous étrangers – un Chinois, un
Siamois et un Albanais.
La mère de Gould avait toujours pensé que son fils deviendrait lui aussi
médecin, mais après l’obtention de son diplôme de fin d’études générales, il
l’informa qu’il en avait fini avec l’université. Elle lui demanda alors ce qu’il
entendait faire. “J’ai l’intention de passer mon temps à flâner en pesant le pour et
le contre”, lui répondit-il. Il passa les trois années suivantes à flâner et à peser le
pour et le contre au Canada, dans le ranch d’un de ses oncles. En 1913, dans un
restaurant albanais de Boston, le Scanderbeg, endroit dont il appréciait
particulièrement le café, il fit la connaissance de Theofan S. Noli, un
archimandrite de l’Église orthodoxe albanaise qui éveilla son intérêt pour la
situation politique dans les Balkans. En février 1914, Gould surprit toute sa
famille en annonçant qu’il avait l’intention de consacrer le reste de son existence
à collecter des fonds pour la libération de l’Albanie. Il fonda à Boston une
association appelée Les Amis de l’indépendance de l’Albanie, recruta une ou
deux douzaines de membres cotisants puis, afin de les persuader de publier de
longues analyses politiques sur l’Albanie écrites par son ami Noli, il entreprit de
noyer sous les télégrammes et les coups de téléphone les rédacteurs en chef de
plusieurs journaux de Boston et de New York, lesquels ne comprirent rien à son
affaire. Au bout d’environ huit mois de ce régime, alors que Gould buvait un
café au Scanderbeg en écoutant un groupe d’ouvriers d’usine albanais qui
débattaient dans leur langue de la politique des Balkans, il arriva à la conclusion
que cette histoire l’avait conduit au bord de la dépression nerveuse. “J’ai
commencé à m’agiter de façon incontrôlable et à voir double”, explique-t-il. À
partir de ce soir-là, son intérêt pour l’Albanie retomba.
Après avoir passé une autre période à flâner et à peser le pour et le contre,
Gould s’intéressa à l’eugénisme. Il ne se souvient plus très bien comment cela
est arrivé. Ce qui est sûr, c’est qu’il passa l’été 1915 à Long Island où il étudia
les méthodes du travail de terrain à l’Eugenics Record Office de Cold Spring
Harbor. Cette organisation, qui était financée par la Carnegie Institution, avait à
l’époque décidé d’étudier l’hérédité de certains maux dans les familles de
pauvres et d’asociaux dans les sociétés où l’endogamie était la règle. Mais ces
gens-là étant trop communs pour lui, Gould décida de se spécialiser dans les
Indiens. Au cours de l’hiver, il partit pour le Dakota du Nord où il mesura le
crâne d’un millier d’Indiens Chippewas de la réserve de Turtle Mountain, puis
de cinq cents Mandans de la réserve de Fort Berthold. Aujourd’hui, lorsqu’on
demande à Gould pourquoi il a effectué toutes ces mesures, il change de sujet en
disant : “Toute cette histoire est un énorme secret scientifique.” Il était heureux
dans le Dakota du Nord. “C’était la période la plus enrichissante de ma vie, dit-
il. Je monte très bien à cheval, même si je suis le seul à le dire, et j’adore danser
en poussant des cris ; et puis les Indiens avaient l’air d’être contents que je sois
là. J’avais eu peur d’être pris pour un cinglé quand je leur demandais la
permission de leur mesurer la caboche, mais ça ne les dérangeait pas. Ça avait
l’air de les amuser. Les Indiens sont les seuls vrais aristocrates que j’aie jamais
rencontrés. Ce sont eux qui devraient diriger ce pays, et nous que l’on devrait
parquer dans des réserves.” Au bout de sept mois passés dans les réserves
indiennes, Gould se trouva à court d’argent. Il retourna dans le Massachusetts où
il essaya vainement de réunir les fonds nécessaires à une nouvelle expédition de
mesure de crânes. “C’est à ce moment-là de ma vie, dit-il, que j’ai décidé
d’embrasser la carrière littéraire.” Il vint alors à New York où il trouva un
emploi de reporter stagiaire chargé de couvrir le quartier général de la police
pour l’Evening Mail. Un matin de l’été 1917, alors qu’il travaillait comme
reporter depuis un an et prenait le soleil sur les marches derrière le quartier
général afin d’essayer de survivre à sa cuite de la veille, l’idée de l’Histoire
orale se forma dans son esprit. Il quitta très vite son emploi et se mit à écrire.
“Depuis cette fatidique matinée, me confia-t-il un jour dans un moment de grand
enthousiasme, l’Histoire orale a été mon enfer et ma damnation, mon gîte et
mon couvert, mon épouse et ma maîtresse, ma blessure et le sel que l’on met
dessus, mon whisky et mon aspirine, mon roc et mon salut. C’est la seule chose
qui compte à mes yeux. Le reste n’est que foutaises.”

*
* *
Gould dit qu’il a rarement plus d’un dollar en poche mais que cela ne le
préoccupe pas particulièrement. “D’une manière générale, explique-t-il, je
déteste l’argent.” Mais dans le Village, un grand nombre de personnes sont
persuadées qu’il est riche et touche des revenus de propriétés dont il a hérité en
Nouvelle-Angleterre. “Il n’y a qu’un millionnaire pour oser se balader avec des
vêtements aussi miteux que les tiens, lui a récemment lancé un barman. Tu fais
partie de ces types qu’on retrouve morts sous le porche d’un immeuble, mais
quand les flics les fouillent, ils ont les poches bourrées de livrets d’épargne. Si
l’envie t’en prenait, je parie que tu pourrais aller de ce pas à la West Side
Savings Bank et retirer vingt mille dollars.” À la mort de sa mère en 1939,
Gould avait effectivement hérité d’un peu d’argent. À en croire certains de ses
amis proches, il s’agissait de moins de mille dollars, somme qu’il dépensa en à
peine un mois dans divers endroits du Village où il payait à boire à des gens
qu’il n’avait jamais vus. “Il avait l’air pitoyable avec tout cet argent dans les
poches, explique Gordon, le propriétaire du Village Vanguard. Mais après avoir
tout claqué, il a eu l’air soulagé.” Tandis qu’il dilapidait son héritage, Gould fit
une chose qui lui apporta une énorme satisfaction. Il acheta un poste de radio
flambant neuf qu’il transporta jusqu’à la Sixième Avenue où il le détruisit à
coups de pied. Il n’a jamais aimé la radio. “Cinq minutes du genre d’idioties qui
sortent de ces horribles boîtes donneraient des nausées à la première chèvre qui
passerait par-là”, dit-il.
Au cours des années 1920 et au début des années 1930, il arrivait à Gould de
délaisser son travail sur l’Histoire orale afin de poser devant des groupes
d’étudiants de l’Art Students League ou d’écrire des critiques de livres pour des
journaux ou des magazines. À certains moments de sa vie, il vivait même plutôt
confortablement de l’argent que ces activités lui rapportaient, explique-t-il.
Burton Rascoe, qui dirigeait les pages livres de l’ancien Tribune, le faisait assez
souvent travailler. Dans un passage de A Bookman’s Daybook, une sorte de
journal personnel dans lequel il recense ce qui se passait dans le monde littéraire
new-yorkais des années 1920, Rascoe rapporte une de ses rencontres avec
Gould. “Je lui ai un jour demandé de rendre compte d’un petit livre sur les
Indiens d’Amérique, écrit Rascoe. Et avec l’article qu’il m’a apporté, il y avait
de quoi remplir trois éditions dominicales complètes du Tribune. Mais j’éprouve
un respect tout particulier pour lui, car, à l’inverse de la plupart des pigistes, il
n’est jamais venu me casser les pieds en me demandant pourquoi je ne publiais
pas son article. Il avait dit ce qu’il avait à dire, et ce de manière extensive, sur le
livre, l’auteur et le sujet et, en ce qui le concernait, les choses s’arrêtaient là.”
Gould explique qu’il avait cessé d’écrire des critiques de livres car il pensait
qu’être mis en concurrence avec des machines était une injure à sa dignité. “Au
Times et au Herald Tribune, dit-il, ils ont des machines à faire les comptes
rendus de lecture pour leurs éditions du dimanche. On met un livre dans une de
ces machines, on actionne une ou deux manettes, et il en sort un article.” Depuis
quelques années, Gould vit avec moins de cinq dollars par semaine. Il a un bon
nombre d’amis – entre autres le journaliste et écrivain Malcolm Cowley, le
photographe documentariste Aaron Siskind ; le poète Cummings et le
propriétaire de night-club Gordon – qui lui donnent régulièrement de petites
sommes d’argent. Quoi qu’ils puissent penser de l’Histoire orale, toutes ces
personnes ont beaucoup de respect pour l’obstination dont Gould fait preuve.

*
* *
Gould a une piètre opinion de la plupart des poètes, des peintres et des
sculpteurs du Village ; et il ne se gêne pas pour le faire savoir. Cette franchise l’a
toujours empêché de rejoindre les rangs de quelque association artistique,
littéraire, culturelle ou autre que ce soit. Cela fait dix ans qu’il essaie de se faire
accepter comme membre du Raven Poetry Circle 2 qui organise chaque été le
festival de poésie de Washington Square, et qui est, de toutes les associations de
ce genre, celle qui a la plus forte audience dans le Village, mais il se fait
blackbouler chaque fois qu’il pose sa candidature. L’homme qui dirige le Raven,
un dénommé Francis Lambert McCrudden, est un ancien employé de la
New York Telephone Company aujourd’hui en retraite. Et M. McCrudden a
passé plusieurs années de sa vie à collecter les pièces de monnaie des cabines
téléphoniques appartenant à cette compagnie. C’est un autodidacte et un grand
idéaliste. Le thème qu’il affectionne particulièrement est celui de la dignité du
travail, et son œuvre majeure est un long poème autobiographique qui a pour
titre “Le Glaneur de pièces”. “Nous autorisons M. Gould à assister à nos lectures
de poèmes et je serais heureux de nous voir l’admettre comme membre, mais
cela est tout simplement impossible, a déclaré un jour M. McCrudden. Il ne
prend pas la poésie au sérieux. Nous servons du vin lors de nos réunions, et c’est
la seule raison pour laquelle il y assiste. Il insiste parfois pour lire un de ces
poèmes ridicules dont il est l’auteur, mais c’est le genre de chose qui vous tape
sur les nerfs. Lors de notre soirée consacrée à la poésie d’inspiration religieuse il
a nous demandé la permission de donner lecture d’un poème de sa composition
qui avait pour titre ‘Ma religion’. Je l’ai autorisé à le faire, et voici ce qu’il nous
a récité :

En hiver je suis bouddhiste


Et en été je suis nudiste.

Quelque temps plus tard, lors de notre soirée de poésie sur la nature, il nous
a suppliés de l’autoriser à réciter un de ses poèmes qui avait pour titre ‘La
Mouette’, et j’ai accepté. Il s’est alors levé d’un bond de sa chaise et s’est mis à
brailler ‘Karr ! Karr ! Karr !’ tandis qu’il faisait le tour de la salle en sautillant à
pieds joints et en battant des bras. C’était très contrariant. Nous sommes des
poètes sérieux et nous ne saurions tolérer pareille attitude.” Au cours de l’été
1942, Gould fit le piquet de grève devant les poèmes que le Raven avait affichés
sur la clôture d’un des courts de tennis du côté sud de Washington Square. Il
tenait son cartable d’une main tandis que, de l’autre, il brandissait une pancarte
sur laquelle il avait écrit en capitales d’imprimerie : “JOSEPH FERDINAND GOULD,
POÈTE HORS CONCOURS DE POÈMEVILLE, REPOUSSÉ PAR LE RAVEN, POÈTES DE TOUS
PAYS, RÉVOLTEZ-VOUS ! VOUS N’AVEZ RIEN À PERDRE QUE VOTRE CERVELLE !” Et de
temps en temps, il arrêtait d’arpenter le trottoir devant la clôture et se mettait à
sautiller sur place en disant aux passants : “Voulez-vous savoir ce que Joe Gould
pense du monde et de tout ce qui s’y trouve ? Karr ! Karr ! Karr !”
1942
1. L’Hôpital Bellevue était alors surtout connu pour son service de psychiatrie. (Toutes les notes sont
du traducteur.)
2. Le nom de ce cercle fait manifestement référence au poème d’Edgar Allan Poe intitulé “The
Raven” publié en 1845 et traduit par Charles Baudelaire sous le titre “Le Corbeau”. Dans son essai
Philosophie de la composition publié en 1846, Poe dévoile les ressorts de son poème en s’opposant à
l’idée de création spontanée : il nie toute notion d’intuition poétique et soutient que l’écriture procède
d’une méthode. Prenant en exemple Le Corbeau, il invite le lecteur “à jeter un coup d’œil dans les
coulisses” et affirme que la longueur et l’unité d'effet associées à une méthode logique peuvent seules
mener à l’écriture d’un bon poème. Il souligne l'importance du choix du sujet, affirmant que la mort, a
fortiori la mort d’une belle femme, est “sans aucun doute le sujet le plus poétique du monde”.
Joe Gould était un drôle de petit bonhomme, incapable d’occuper le moindre
emploi, qui avait débarqué à New York en 1916 sans un seul dollar en poche ; il
avait réussi à se protéger de tout, à éviter les coups du sort et à se cramponner de
toutes ses forces à la vie pendant plus de trente-cinq ans. Il appartenait à une des
plus vieilles familles de Nouvelle-Angleterre (“On disait déjà les Gould à
l’époque où les Cabot et les Lowell en étaient encore à fouiller le sable à la
recherche de palourdes”, répétait-il souvent). Il était né et avait grandi non loin
de Boston dans une petite ville dont son père était un des citoyens les plus
éminents. Comme son père et son grand-père avant lui, Joe Gould avait fait ses
études à Harvard mais prétendait qu’il ne s’était jamais senti à sa place nulle part
avant d’arriver à New York. “Je ne me suis jamais senti à l’aise dans la ville où
j’ai grandi, devait-il écrire un jour ; je ne rentrais pas dans le moule. À la
maison, c’était pareil, j’avais l’impression d’être un étranger. À New York, et
plus précisément à Greenwich Village, au milieu de tous les cinglés, les
marginaux et les éclopés, à côtoyer ces gens qui avaient un jour connu la gloire,
ceux qui auraient pu la connaître, ceux qui la connaîtraient peut-être au cours de
leur vie, ceux que ça n’intéressait pas, et Dieu sait encore lesquels, j’ai toujours
eu l’impression d’être parmi les miens.”
Gould avait tout du clochard et vivait comme tel. Il portait des vêtements
glanés un peu partout et dormait dans les asiles de nuit ou dans les chambres les
moins chères des hôtels de bas étage. Il lui arrivait aussi de dormir ici ou là dans
l’encoignure d’une porte. Il passait le plus clair de son temps dans les restaurants
peu chers, les cafétérias et les bars de Greenwich Village lorsqu’il n’errait pas
dans les rues, ou n’allait pas rendre visite à des amis ou des connaissances dans
un autre quartier de la ville, ou ne s’installait pas dans une bibliothèque
quelconque pour gribouiller dans des cahiers d’écolier qu’il se procurait dans des
boutiques bon marché. Il était généralement assez sale. Il lui arrivait souvent de
ne pas se laver les mains ou le visage pendant plusieurs jours d’affilée ; il faisait
rarement laver sa chemise ou nettoyer son costume. D’une manière générale, il
portait ses habits jusqu’à ce qu’on lui en donne de nouveaux, à la suite de quoi il
jetait les précédents à la poubelle. Il se faisait couper les cheveux à intervalles
très irréguliers (“À Pâques, tous les deux ans”, disait-il), et toujours dans une
école de coiffure de la Bowery. Il souffrait d’une sorte de conjonctivite
chronique particulièrement contagieuse connue sous le nom de “maladie de l’œil
rose”. Il parlait du nez d’une voix plutôt désagréable. Quand l’occasion se
présentait, il volait tout ce qui lui tombait sous la main. Il s’agissait, la plupart du
temps, d’ouvrages qu’il fauchait dans les librairies et revendait à des marchands
de livres d’occasion, mais si les temps étaient particulièrement durs, il lui arrivait
aussi de se fournir chez ses amis. (Une nuit où il faisait un froid glacial, il était
allé frapper à la porte de l’atelier d’un sculpteur aussi démuni que lui ; celui-ci
l’avait fait entrer et lui avait permis de dormir sur le sol, enveloppé, telle une
momie, dans des journaux et des housses dont l’artiste recouvrait ses sculptures.
Le lendemain matin, Gould se leva de bonne heure et partit en emportant
quelques outils qu’il déposa chez un prêteur sur gages). En plus, il était
incohérent, arrogant, inquisiteur, cancanier, narquois, persifleur et médisant.
Cependant, malgré tout cela, un grand nombre d’hommes et de femmes
n’avaient jamais cessé de le fournir année après année en vêtements usagés, de
lui donner des petites sommes d’argent et de lui payer son loyer, ses repas ou des
coups à boire ; ils l’invitaient aussi à des soirées, ou pour un week-end à la
campagne ; ils lui procuraient certaines choses comme des lunettes ou un
dentier, et s’intéressaient à lui d’une manière ou d’une autre – soit parce qu’ils le
trouvaient tout simplement amusant, soit parce qu’il leur faisait pitié, soit parce
que c’étaient de grands sentimentaux et le considéraient comme un des derniers
vestiges du Greenwich Village de leur jeunesse, soit parce qu’ils prenaient
plaisir à le mépriser, soit pour des raisons dont ils n’étaient eux-mêmes pas
vraiment sûrs, soit, enfin, parce qu’ils croyaient que l’ouvrage qu’il écrivait
depuis tant de temps pourrait, au bout du compte, être un bon, voire un excellent
livre, et qu’ils désiraient l’encourager à y travailler.
Gould avait intitulé son travail Une histoire orale, titre auquel il ajoutait
parfois de notre temps. Il disait que cette Histoire orale était constituée de
propos qu’il avait entendus puis retranscrits tantôt mot pour mot et tantôt sous
forme de résumés parce qu’il les avait trouvés importants – depuis une remarque
glanée au hasard des rues jusqu’à des conversations de plusieurs heures dans des
salles pleines de monde –, auxquels il ajoutait les réflexions que lui avaient
inspirées ces divers bavardages. Certains de ces propos avaient un sens évident
et cela n’allait pas plus loin, disait-il, mais d’autres, et souvent à l’insu de celui
qui les avait tenus, avaient au moins un autre sens, voire souvent plusieurs autres
sens cachés derrière leur signification première. C’étaient ces derniers, disait-il,
qu’il retenait pour son Histoire orale. Il allait jusqu’à dire que d’un point de vue
historique ce genre de propos avait un sens caché extrêmement intéressant. Ils
pouvaient même parfois être porteurs d’autre chose, ajoutait-il – annonciateurs
de cataclysmes par exemple, le genre de signes qui permet d’entrevoir la fin d’un
empire bien avant sa chute –, et il aimait citer ces quelques vers de William
Blake tirés de ses “Augures d’innocence” :

De rue en rue le cri des filles de joie


À la vieille Angleterre tissera son linceul.

Tout dépendait, disait-il, de la façon dont on interprétait ces divers


bavardages, et tout le monde n’était pas capable d’en comprendre le sens
profond. “En effet, vous avez raison, déclara-t-il un jour à un détracteur de son
Histoire orale, ce ne sont que des choses que j’ai entendues ici ou là, mais il se
pourrait bien que je possède un talent particulier – je suis peut-être capable de
comprendre le sens de ce que disent les uns et les autres, j’en ai peut-être même
découvert la signification profonde. Vous pourriez penser que la conversation de
deux vieux bonshommes dans un bar ou de deux vieilles femmes assises sur un
banc dans un jardin public n’est qu’un infâme charabia de la pire espèce alors
que si moi j’écoute ces mêmes conversations, j’en comprendrai peut-être la
portée historique dissimulée.”
“Dans les temps à venir, soutenait-il lors d’une autre occasion, les gens liront
peut-être l’Histoire orale de Gould pour découvrir les erreurs que nous avons pu
commettre, exactement comme on se penche sur l’Histoire de la décadence et de
la chute de l’Empire romain de Gibbon pour apprendre en quoi les Romains se
sont trompés.”
Il racontait à ceux qu’il croisait ici ou là dans le Village que son Histoire
orale comptait plusieurs dizaines de milliers de pages et qu’en l’état actuel elle
était déjà, et sans le moindre doute, le plus long de tous les ouvrages littéraires
non publiés au monde, alors même qu’elle était très loin d’être terminée. Il
ajoutait qu’il ne s’attendait pas à voir son livre paraître de son vivant, car
quiconque connaissait les éditeurs savait qu’ils étaient aussi aveugles que des
chauves-souris, et de temps en temps, il lui arrivait même de fouiller dans ses
poches pour en sortir le testament qu’il avait rédigé afin de lire à haute voix les
dispositions qu’il y avait indiquées. “Aussitôt après ma disparition et à la
convenance des parties intéressées, précisait-il dans ce testament, on ira chercher
mes cahiers manuscrits dans les endroits divers et variés où ils sont entreposés
afin de les réunir pour en évaluer le poids sur une balance ; les deux tiers de ce
poids seront remis à la bibliothèque de Harvard tandis que le troisième tiers ira
au Smithsonian Institute.”
Gould écrivait presque toujours dans des cahiers d’écolier bon marché en
papier ligné cousus ou reliés au dos desquels étaient imprimées les tables de
multiplication. Quand un cahier était rempli, il le laissait habituellement en dépôt
à la première personne de confiance qu’il rencontrait au cours de sa tournée – le
caissier d’un endroit où il avait l’habitude de prendre ses repas, le propriétaire de
tel ou tel bar, le réceptionniste d’un hôtel ou d’un asile de nuit –, en demandant
qu’on le lui mette de côté. Tous les trois ou quatre mois, il allait de l’un à l’autre
de ces endroits afin de récupérer tous les cahiers qui s’étaient accumulés ici et là.
Et quand les gens se montraient curieux, il disait qu’il allait les déposer en lieu
sûr dans la maison, l’atelier ou l’appartement d’un vieil ami. Il ne précisait
jamais le nom de ce vieil ami, même s’il lui arrivait parfois de donner de l’ami
en question une description aussi brève que vague – “un de mes anciens
condisciples qui habite dans le Connecticut, il possède une maison avec un
immense grenier”, confiait-il, ou alors “une femme que je connais, elle vit seule
dans un duplex”, ou encore “un de mes amis sculpteur qui a un grand atelier
dans un bâtiment industriel”. Quand il parlait de son Histoire orale, il insistait
toujours sur sa longueur. Un soir de juin 1942, par exemple, il déclara à une de
ses relations qu’à l’heure même où il lui parlait, l’Histoire orale comptait
“approximativement neuf millions deux cent cinquante-cinq mille mots, soit,
ajouta-t-il en rejetant fièrement la tête en arrière, à peu près douze fois plus que
la Bible”.
En 1958, Gould s’effondra soudain en pleine rue et on l’emmena à l’hôpital
Columbus. Columbus le transféra à Bellevue, et Bellevue l’expédia au Pilgrim
State Hospital de West Brentwood, assez loin dans Long Island. Il y mourut
d’artériosclérose et de sénilité en 1958 à l’âge de soixante-huit ans.
Immédiatement après son enterrement, quelques-uns de ses amis de Greenwich
Village partirent à la recherche du manuscrit de l’Histoire orale. Au bout de trois
jours, ils dénichèrent trois de ses écrits : un poème, le fragment d’une étude et
une lettre faisant appel à la charité. Au cours du mois suivant, ils découvrirent
quelques autres lettres du même genre. Ils ne trouvèrent cependant plus rien par
la suite. Durant leurs recherches, ils contactèrent plusieurs dizaines de personnes
auxquelles Gould aurait pu confier quelques-uns de ses cahiers d’écolier ; ils se
rendirent également dans tous les endroits où, d’après leurs souvenirs ou en
fonction de ce qu’ils avaient pu entendre ici ou là, il avait habité, ainsi que dans
ceux où il avait eu ses habitudes, mais là encore ils échouèrent. Ils ne réussirent
jamais à mettre la main sur un seul de ses cahiers, et aucun n’a été retrouvé
depuis.
En 1942, et pour des raisons que je donnerai plus loin, j’ai été mêlé à la vie
de Gould. Je suis resté en contact avec lui durant les dix dernières années de sa
vie à New York ; au cours de cette période, j’ai passé un bon nombre d’heures à
l’écouter parler les jours où il n’avait rien bu ainsi que d’autres où il était ivre. Je
l’ai écouté parler quand il était abattu et quand il était de bonne humeur – dans
ces moments où, comme il le disait, il était tombé si bas qu’il était obligé de
lever la main pour toucher le fond – et je l’ai aussi écouté parler quand il était
tellement surexcité qu’il en devenait incohérent. Nous en étions arrivés au point
où je parvenais à mettre deux et deux pour faire quatre et comprendre au moins à
peu près ce qu’il disait, y compris dans les moments où il était totalement ivre ou
terriblement enflammé ou les deux à la fois, de sorte que par petits bouts, sans
même l’avoir voulu, j’ai appris sur lui des choses qu’il n’aurait peut-être pas
voulu que je sache, à moins, au contraire, dans la mesure où sa pensée tournait
en rond et où il adorait les rouages qui s’imbriquent les uns dans les autres dans
d’autres rouages, qu’il ait parfaitement désiré que je les apprenne – mais là-
dessus, je n’aurai jamais aucune certitude. Quoi qu’il en soit, je sais très bien
pourquoi le manuscrit de l’Histoire orale n’a jamais été retrouvé.
À la mort de Gould, je pris la résolution de garder tout cela pour moi, ainsi
que les autres choses que j’avais apprises sur lui au hasard de nos rencontres –
faire autrement, me sembla-t-il à l’époque, aurait été déloyal ; il fallait laisser le
passé enterrer ses morts –, mais je suis depuis arrivé à la conclusion que ma
décision était sans fondement et que je devais dire ce que je savais, chose que je
vais maintenant faire.
Il y a quelques mois de cela, alors que j’essayais de libérer un peu de place
dans mon bureau, j’étais tombé sur tout un tas de papiers relatifs à Gould qui
occupaient la moitié d’un tiroir dans mon meuble de rangement : des notes que
j’avais prises lors de nos conversations, des lettres qu’il m’avait écrites et des
lettres d’autres personnes le concernant, des exemplaires de petits magazines
dans lesquels avaient été publiées des lettres ou des études dont il était l’auteur,
des coupures de presse à son sujet, des dessins, des photos de lui, et que sais-je
encore. J’avais perdu presque tout l’intérêt que j’avais éprouvé pour Gould bien
avant qu’il n’atterrisse au Pilgrim State Hospital – avec l’âge, ses défauts
s’étaient accentués au point que même ceux qui étaient animés des meilleures
intentions envers lui et avaient continué à lui rendre visite en étaient arrivés à le
redouter –, mais en triant tous ces papiers que j’avais conservés jusque-là afin de
décider de ce que j’allais garder et ce dont j’allais me débarrasser, mon intérêt
pour le personnage se raviva. J’avais découvert vingt-neuf lettres, notes ou cartes
postales de sa main dans mes divers dossiers. Au début je n’y avais jeté qu’un
coup d’œil rapide, mais j’avais fini par tout relire avec attention. Une de ses
lettres m’avait alors paru particulièrement intéressante. Elle était datée du 12, du
17 ou du 19 février (impossible de savoir précisément laquelle de ces dates)
1946 ; son écriture habituellement difficile à lire était à ce moment-là déjà
devenue tremblotante.

Hier soir, à la Minetta Tavern, je suis tombé sur un jeune peintre


accompagné de son épouse, avait-il écrit. Ils m’ont dit qu’ils avaient
récemment été invités à une soirée dans l’atelier d’une peintre
dénommée Alice Neel, qui est une de mes vieilles amies, et au cours
de la soirée, Alice leur a montré un portrait de moi qu’elle avait
peint il y a quelques années de cela. Je leur ai demandé ce qu’ils en
avaient pensé. L’épouse du jeune peintre a parlé la première. “C’est
un des tableaux les plus choquants que j’aie jamais vus”, dit-elle. Et
lui était d’accord avec elle. “Ça, tu peux le dire”, a-t-il surenchéri.
Tout cela m’a fait très plaisir, surtout la réaction de ce jeune
homme, car c’est lui-même un peintre abstrait très en vue et bien
plus avant-gardiste que toute l’avant-garde d’aujourd’hui, et aucun
tableau ne peut l’impressionner à moins qu’il ne présente
absolument aucun intérêt et qu’il n’ait été terminé dans la demi-
heure précédente. J’ai posé pour Alice Neel en 1933, soit il y a treize
ans, et le seul fait que les gens trouvent encore son tableau
particulièrement choquant est une bonne indication de sa qualité.
Cela implique en effet qu’il est possible que ce tableau possède un
peu de cette chose que toutes les très bonnes œuvres possèdent en
partage : la capacité de durer. J’ai peut-être déjà fait mention de ce
portrait dans une de mes précédentes lettres, ou je vous en ai peut-
être parlé de vive voix, mais je n’en suis plus très sûr. Si tel est le
cas, je fais appel à votre indulgence car je perds la mémoire. Il
existe dans différents ateliers de cette ville un bon nombre de
tableaux bien connus de ceux qui évoluent dans le monde de l’art
mais que l’on ne peut guère exposer dans les galeries ou les musées
parce que le public les jugerait probablement obscènes et qu’ils
pourraient attirer des ennuis à la galerie ou au musée en question, et
ce portrait de moi en fait partie. Des centaines de personnes l’ont vu
au fil des ans, la plupart étaient des peintres qui ont tous exprimé
leur admiration et, à voir la façon dont les gens s’habituent à ce que
l’on qualifie d’obscène, j’ai le pressentiment qu’un de ces jours il
sera exposé au Whitney ou au Metropolitan Museum. Alice Neel est
née dans une petite ville de Pennsylvanie, et elle a fait ses études à la
School of Design for Women de Philadelphie. Elle avait à l’époque
un atelier dans le Village mais a déménagé quelque part plus haut
dans la ville il y a bien longtemps de cela. Elle jouit d’un grand
respect auprès des peintres de son âge et de sa génération même si
elle n’est pas très connue du grand public. Certaines de ses œuvres
appartiennent à des collections importantes, mais cette peinture est
probablement son meilleur tableau. Oui, son meilleur tableau, et il
est impossible de l’exposer au grand public. Un chef-d’œuvre
uniquement connu de quelques initiés. J’aimerais bien que vous
alliez le voir quand vous en aurez le temps. Je serais curieux de
savoir ce que vous en pensez. Elle ne le montre évidemment pas à
n’importe qui, il ne suffit pas de demander à le voir, évidemment,
mais je vais vous donner son numéro de téléphone, et si vous lui
dites que c’est moi qui désire qu’elle vous le montre, je suis sûr
qu’elle acceptera…

Le jour où j’avais reçu cette lettre, je m’en souvenais, j’avais plusieurs fois
essayé d’appeler Mlle Neel, mais personne n’avait répondu et j’avais rangé la
lettre dans un dossier ; et puis Gould ne m’ayant jamais reparlé de la chose,
j’avais oublié toute cette histoire. Mais ce jour-là, sous le coup d’une impulsion,
j’appelai Mlle Neel et elle décrocha ; elle me dit que je pouvais bien évidemment
venir voir le portrait de Gould, et me donna l’adresse de son atelier. Il s’avéra
que l’adresse était celle d’un immeuble locatif dans un quartier de l’East Side
habité en majorité par des Noirs et des Portoricains, et il apparut que Mlle Neel
était une femme imposante à la voix douce âgée d’une cinquantaine d’années.
Son atelier était en fait un appartement traversant au troisième étage de cet
immeuble. Dans une des pièces, il y avait contre un mur un meuble de
rangement bourré de tableaux serrés les uns contre les autres sur deux niveaux.
Le portrait de Gould, me dit-elle, était sur l’étagère du haut. Elle dut monter sur
une chaise et descendre plusieurs toiles pour y accéder. Elle faisait des
commentaires sur chacun des tableaux qu’elle me montrait au fur et à mesure
qu’elle les enlevait, et les explications qu’elle me donnait étaient tellement libres
qu’elles me parurent bien énigmatiques. Un des tableaux représentait un homme
allongé dans un cercueil. “Mon père, dit-elle. Chef du bureau des indemnités
journalières de déplacement.
— Excusez-moi, lui dis-je, car je voulais comprendre. Le bureau des
indemnités journalières de déplacement de quoi ?
— Oh pardon, répondit-elle. La Pennsylvania Railroad, la compagnie de
chemin de fer qui a ses bureaux à Philadelphie.”
Sur un autre des tableaux, on voyait un jeune Portoricain assis sur un lit
d’hôpital, le regard perdu dans le lointain. “Tubard, me dit-elle. Stade terminal.
Mais il n’est pas mort. Il a guéri et il se drogue maintenant à la codéine.”
Une autre toile représentait une femme en train d’accoucher. Puis on en
arriva à un petit homme aux épaules arrondies, barbu, maladroit et entièrement
nu en dehors de ses lunettes, et c’était ça le portrait de Gould. Le tableau était
assez grand, au point qu’on pouvait presque se dire que Gould était représenté
grandeur nature. Le fond était flou ; on avait l’impression qu’il était assis sur un
banc en bois dans un bain turc, et qu’il attendait qu’on envoie la vapeur. Ses
mains osseuses étaient posées sur ses genoux cagneux, et ses côtes étaient très
clairement visibles. Ses attributs sexuels mâles étaient au bon endroit, mais il lui
en poussait d’autres là où aurait dû se trouver son nombril, tandis que d’autres
encore poussaient sur le banc. D’un point de vue anatomique, le tableau était
fantaisiste et grotesque sans être particulièrement choquant ; en dehors de cette
pléthore d’organes sexuels, c’était une étude aussi sobre que précise représentant
un homme mal nourri entre deux âges. C’était l’expression sur le visage de
Gould qui était choquante. De temps en temps, soit dans un des lieux du Village
qu’il hantait, soit à l’occasion d’une soirée, Gould devenait si imbu de lui-même
qu’il sautait soudain sur ses pieds et, parcourant la pièce d’un bout à l’autre,
s’inclinait devant les femmes de tous les âges, de toutes les tailles et quel qu’ait
pu être leur degré d’accessibilité, pour les supplier de danser avec lui ; il allait
même parfois jusqu’à essayer de les prendre dans ses bras ou les embrasser. Au
bout d’un moment, après moult refus, il se fatiguait de ce petit jeu et se mettait
alors à mimer le vol de la mouette. Il sautillait dans tous les sens, passait d’un
pied à l’autre et se dandinait en battant des bras tout en poussant des cris qui
ressemblaient au ricanement des mouettes. “Karr, karr ! braillait-il, je suis une
mouette.” Et il continuait ainsi jusqu’à ce que l’on cesse de s’intéresser à lui et
que les uns et les autres retournent à leurs conversations. Alors, afin de regagner
leur attention, il se débarrassait de sa veste et de sa chemise qu’il jetait dans un
coin, puis il se frappait la poitrine, tapait dans ses mains et sautait lourdement
d’un pied sur l’autre. “Silence ! criait-il, cela est une danse sacrée. Une danse
indienne. C’est la danse de la pleine lune des Chippewas.” Il avait les yeux qui
brillaient, la mâchoire inférieure qui pendait telle celle d’un chien pantelant au
plus fort de la chaleur de l’été ; il soufflait bruyamment tandis que sur son visage
se peignait une expression de mièvre abandon teintée de joie lubrique mi-idiote,
mi-satanique. Et Mlle Neel avait réussi à capturer cette expression. “Joe Gould
était très fier de ce tableau ; il venait souvent s’asseoir devant et restait là à le
regarder”, me confia-t-elle. Elle étudiait le visage de Gould avec une expression
aussi affectueuse qu’amusée, avec, en même temps, ce qui me sembla être une
certaine gêne. “Je l’ai intitulé Joe Gould, reprit-elle. Mais je devrais sans doute
l’appeler ‘Portrait d’un exhibitionniste’.” Un instant plus tard, elle ajouta : “Je ne
veux pas dire que Joe était un exhibitionniste. Je suis sûre que ce n’était pas le
cas – enfin, techniquement. Néanmoins, pour être tout à fait honnête, il y a des
années de cela, quand je le voyais dans des soirées, j’avais souvent l’impression
qu’un vieil exhibitionniste se cachait en lui, et qu’il essayait d’en sortir, un peu
comme une araignée prisonnière d’une bouteille. Bien enfoui tout au fond de lui.
Un vieil exhibitionniste un peu effrayant – le genre que l’on croise tard le soir
dans le métro. Mais il ne le savait pas forcément. C’est pour cette raison que je
l’ai représenté ainsi.” Je compris soudain que, dans ma tête, j’avais remplacé le
vrai Joe Gould – ou du moins le Joe Gould que j’avais connu – par un Joe Gould
propre sur lui, un Joe Gould du souvenir, postérieur à son décès. En oubliant tout
ce qu’il y avait d’indigne en lui, ou en changeant petit à petit en digne tout ce
qu’il pouvait avoir eu d’indigne, comme on a tendance à le faire quand on
repense aux morts, je l’avais en quelque sorte rendu respectable. Devant le
visage sans aucune honte de ce tableau que j’avais sous les yeux, je le remettais
maintenant à sa juste place ; et j’en conclus que si le vrai Joe Gould avait eu la
possibilité d’exprimer ce qu’il en pensait, il n’aurait sans doute pas été du tout
mécontent de m’entendre révéler certaines choses que je savais de lui. Bien au
contraire.

*
* *
J’ai vu Joe Gould pour la première fois au cours de l’hiver 1932. J’étais
localier à l’époque, et je m’occupais surtout de faits divers. Il m’arrivait de
temps en temps de couvrir des affaires au tribunal des femmes qui siégeait dans
les locaux du tribunal de Jefferson Market, au coin de la Sixième Avenue et de la
10e Rue, en plein Greenwich Village. Une rue plus bas, il y avait un restaurant
grec qui s’appelait The Athens ; quand ils en avaient le temps, c’était là que
venaient les gens qui travaillaient au palais de justice ou qui y avaient à faire. Ils
s’asseyaient en général autour d’une longue table près de l’entrée, juste en face
de la caisse, et Harry Panagakos, le propriétaire des lieux, venait parfois
s’asseoir avec eux. Un jour, lors d’une suspension de la séance de l’après-midi,
j’étais assis à une table et buvais un café en compagnie de Panagakos, d’un
contrôleur des libérations conditionnelles, d’un garant pour les dépôts de caution
et de deux inspecteurs de la brigade des mœurs, quand un type de petite taille à
l’allure assez curieuse était entré. Il devait mesurer un mètre soixante-trois ou
soixante-quatre et il était vraiment très maigre, sans doute pas plus de quarante-
cinq kilos si on l’avait mis sur une balance. Il ne portait pas de chapeau et
avançait la tête penchée sur le côté, un peu comme un moineau en cage. Il avait
des cheveux longs et une barbe tout emmêlée en broussaille. Des traces noires
lui barraient le front ; il avait dû se le frotter avec ses doigts sales. Il était vêtu
d’un pardessus bien trop grand pour lui qui descendait presque jusqu’au ras du
sol. Il avait toujours les mains bien serrées l’une contre l’autre pour se tenir
chaud – il faisait un froid terrible ce jour-là – et les manches de son pardessus les
recouvraient à la manière d’un manchon. Malgré sa barbe, avec ce pardessus
trop grand, son visage sale et son absence de chapeau, l’homme avait quelque
chose de puéril et paraissait un peu perdu : un gamin qui serait monté dans le
grenier avec d’autres enfants pour essayer des vêtements de grandes personnes,
et qui serait parti parce qu’il en avait eu assez de ce jeu. Il resta immobile
pendant un long moment afin de prendre ses repères puis, s’approchant de
Panagakos, il lui dit, “Je pourrais avoir quelque chose à manger tout de suite,
Harry ? Je ne tiendrai pas jusqu’à ce soir”. Panagakos parut d’abord agacé, mais
il haussa les épaules et finit par faire signe à l’homme d’aller s’asseoir dans le
fond de la salle en ajoutant qu’il irait dans quelques minutes demander au chef
de lui préparer quelque chose. Manifestement rassuré, l’homme se faufila entre
deux rangées de tables et gagna le fond de la salle. Pour être exact, il courait.
“Dieu tout-puissant, c’est qui, ce type-là ?” demanda un des deux
inspecteurs de police. Et Panagakos lui expliqua qu’il s’agissait d’une des
grandes figures de la faune du Village. Il ajouta que, dans le quartier, les gens de
la bohème mouraient de faim – à New York, l’hiver de 1932 avait été le plus dur
de toutes les années de la Grande Crise –, et il avait donc pris l’habitude de
donner à manger à quelques-uns d’entre eux. Il nous expliqua que les serveurs
mettaient de côté les steaks et les côtelettes que les clients ne terminaient pas,
ainsi que d’autres choses qu’ils pouvaient récupérer dans les assiettes ; ils
enveloppaient ces restes dans du papier ciré puis les mettaient dans des sacs en
papier qu’ils donnaient à ceux qui se présentaient. Panagakos nous expliqua
ensuite qu’il leur demandait seulement d’attendre minuit, juste avant la
fermeture, pour venir chercher leur nourriture, afin de ne pas importuner les
clients qui payaient leur repas. Il ajouta qu’il allait donner à celui-là un peu de
soupe et un sandwich mais qu’il allait aussi lui répéter qu’il ne devait pas se
présenter d’aussi bonne heure comme il venait de le faire ce jour-là. L’inspecteur
demanda s’il s’agissait d’un peintre ou d’un poète. “Je ne sais pas quoi vous dire
de lui, répondit Panagakos. Il s’appelle Joe Gould, et d’après ce qu’on dit, il est
en train d’écrire le livre d’histoire le plus long du monde.”
Vers la fin des années 1930, je quittai mon emploi de journaliste dans un
quotidien et commençai à travailler pour le New Yorker. À peu près à la même
époque, je m’installai dans Greenwich Village où je croisais Gould assez
fréquemment. Les bars de la Sixième Avenue devaient manifestement être ses
lieux de prédilection car je le voyais souvent entrer ou sortir de la Jericho
Tavern, du Village Square Bar & Grill, du Belmar, du Goody’s ou encore du
Rochambeau. Il m’arrivait aussi de le voir en train d’écrire assis à une des tables
de la bibliothèque municipale de Jackson Square, ou en train de remplir son stylo
à l’un des encriers du bureau de poste principal du Village – celui de la
10e Rue –, ou encore parmi les jeunes mères et les vieux alcooliques du
minuscule parc en forme de cercueil de Sheridan Square qui est couvert de suie,
peuplé de pigeons, semé de miettes de pain, jonché de vieux journaux et envahi
par les troènes. Je travaillais souvent la nuit à cette époque et, quand je rentrais
chez moi autour de deux ou trois heures du matin, je l’apercevais parfois dans la
Sixième Avenue ou dans l’une des petites rues adjacentes ; seul la plupart du
temps, courbé en deux et marmonnant, il avançait lentement, apparemment sans
but précis, serrant presque toujours dans ses mains une espèce de cartable plein à
craquer. C’était à mes yeux une silhouette énigmatique et spectrale sortie du
fond des âges, un de ces hommes que les siens avaient rejeté. Je n’ai jamais pu le
regarder sans immédiatement penser au vieux marin du poème de Coleridge, au
Juif errant, au légendaire vaisseau fantôme qu’on appelait le Hollandais volant,
ou à ce vieillard qui ne parlait jamais à personne et qui vivait dans une cahute à
la lisière du marais non loin de la bourgade du Sud où j’ai grandi ; son nom était
Jackson mais tout le monde l’appelait l’homme des marais, et il errait la nuit,
parfois assez loin de chez lui, sur les routes et les chemins de terre, pareil à ces
hommes qui me laissaient perplexe lorsque enfant je lisais la Bible, et qui, pour
avoir transgressé des règles que je ne comprenais guère, avaient été “bannis”.
Un matin de l’été 1942, alors que j’étais assis à mon bureau du New Yorker
et que je pensais à Gould – je l’avais vu dans la rue au cours de la nuit
précédente –, il m’apparut qu’il ferait un bon sujet pour la rubrique “Portrait”.
À en croire les centaines de notes que j’avais prises à l’époque – j’en prenais sur
pratiquement tout ce qui avait un rapport avec Gould, et j’avais retrouvé celles-là
dans un tiroir de mon classeur avec tout le reste des souvenirs le concernant –,
c’était le matin du 10 juin 1942, un mercredi pour être précis. À ce moment-là, il
se trouvait que j’avais la possibilité de m’essayer à quelque chose de nouveau ;
j’allai donc soumettre mon idée à l’un des rédacteurs en chef. Je me souviens de
lui avoir dit que Gould était l’exemple parfait du genre d’excentrique que l’on
croise fréquemment dans les rues de New York, le promeneur nocturne solitaire,
et que c’était cet aspect-là du personnage qui m’intéressait le plus, ça et son
Histoire orale, pas son appartenance à la faune de Greenwich Village ; j’en avais
déjà interviewé bon nombre de représentants et, à ma grande surprise, je les
avais toujours trouvés ennuyeux. Le rédacteur en chef me donna son feu vert.
J’avais peur de ne pas arriver à persuader facilement Gould de me parler de
lui – je ne savais en fait pratiquement rien de ce personnage, et j’avais
l’impression que ce devait être quelqu’un d’austère, de réservé ; je décidai donc
qu’il valait mieux parler à des gens qui le connaissaient de près ou de loin et qui
savaient au moins qui il était afin de trouver la meilleure approche. Je quittai
donc mon bureau vers onze heures et descendis jusqu’au Village où je
commençai par entrer dans un certain nombre d’établissements de la Sixième
Avenue ; je mentionnai le nom de Gould et engageai la conversation avec les
barmen et les serveurs, puis avec ceux de leurs clients qu’ils m’avaient indiqués
et qui habitaient dans le quartier depuis toujours. En milieu d’après-midi,
j’appelai la standardiste du magazine et, comme à mon habitude lorsque j’étais à
l’extérieur, je lui demandai si j’avais des messages. Celle-ci me passa
immédiatement la réceptionniste qui m’informa qu’un homme attendait mon
retour dans mon bureau depuis à peu près une heure. “Je vous le passe, ajouta-t-
elle.
— Bonjour, je m’appelle Joe Gould, me dit l’homme. J’ai entendu dire que
vous désiriez me parler et je suis passé vous voir à votre bureau, mais il se
trouve que je dois me rendre au dispensaire qui est au coin de la Deuxième
Avenue et de la 13e Rue, ils sont spécialisés dans les yeux et les oreilles, et
ils doivent me prescrire des médicaments pour un problème que j’ai aux
yeux depuis quelque temps, et si dans l’ordonnance c’est des médicaments
d’une certaine sorte, ça ne me coûtera rien, mais si c’est une ordonnance
d’une autre sorte il y en aura peut-être pour deux dollars, or je viens de me
rendre compte que je n’ai pas d’argent sur moi, et puis aussi il se fait tard,
alors je me demandais si vous ne pourriez pas dire à votre réceptionniste de
m’avancer deux dollars que vous lui rembourserez à votre retour, et nous, on
pourrait se voir pour bavarder quand vous voulez, et je vous rendrai votre
argent à ce moment-là.”
La réceptionniste reprit l’appareil pour m’informer qu’elle allait lui donner
ses deux dollars, puis Gould revint en ligne et nous nous mîmes d’accord pour
nous retrouver le lendemain matin dans le Village, plus précisément à neuf
heures et demie au Jefferson, une cafétéria de la Sixième Avenue. Il avait lui-
même proposé le lieu et l’heure.
De retour au journal, je rendis ses deux dollars à la réceptionniste. “Il était
tout petit, et terriblement sale, ce bonhomme, me dit-elle, et aussi très indiscret ;
il n’arrêtait pas de me poser des questions. J’étais contente de le voir ficher le
camp.
— Que voulait-il savoir ? lui demandai-je.
— Pour commencer, il voulait que je lui dise combien je gagne. Et puis
aussi, ajouta-t-elle en me tendant une petite feuille de papier, juste avant de
partir, il m’a remis ceci, en me disant de ne pas le lire avant qu’il soit entré
dans l’ascenseur.”
Vous avez de magnifiques épaules, ma chère, avait-il écrit. Et j’aimerais
bien y déposer un baiser.
“Il a aussi laissé un mot pour vous”, reprit-elle en me remettant un autre
papier plié.
En y repensant, neuf heures et demie c’est un peu tôt pour moi. Plutôt onze
heures, disait ce message.
Le Jefferson – il n’existe plus aujourd’hui – était un de ces établissements
très grands et peu encombrés où sévissait un jukebox. Il était sur le trottoir ouest
de la Sixième Avenue à hauteur de sa jonction avec Greenwich Avenue, le
Village Square et la 8e Rue ; c’est le cœur du Village, l’endroit où tout se passe.
Le Jefferson était ouvert jour et nuit, c’était un point de rendez-vous que tout le
monde connaissait. Il y avait à l’intérieur un très long comptoir avec des
tabourets un peu branlants, et une rangée de box. Quand j’y arrivai à onze heures
et demie, Gould était assis au comptoir, sur le premier tabouret ; il faisait face à
la porte, son vieux cartable couvert de taches de graisse sur les genoux. Je ne
l’avais jamais vu en aussi mauvaise forme. Il portait un costume en seersucker
qui avait connu des jours meilleurs, une chemise de chez Brooks Brothers dont
le col boutonné était tout effiloché, et des chaussures de tennis sales. Son visage
était couleur vert-de-gris, et le côté gauche de sa bouche était agité par un tic.
Ses yeux étaient injectés de sang. Le haut de son crâne était complètement
chauve, mais des cheveux partaient dans tous les sens depuis l’arrière et les deux
côtés de sa tête. Au coin de la bouche, sa barbe très négligée avait été colorée en
jaune par la fumée de cigarette. Ses lunettes trop grandes étaient posées de
travers et avaient glissé presque tout au bout de son nez. Il releva un peu la tête
pour me regarder au moment où j’entrais ; je remarquai tout de suite que son
visage alerte était sur la défensive, et aussi qu’il était si fatigué, si détaché de
tout et perdu si loin dans ses pensées qu’on avait l’impression d’être en face de
quelqu’un de totalement impassible. Il me fixait droit dans les yeux, et son
regard me transperçait. J’avais déjà eu l’occasion de voir cette même expression
faussement vide sur le visage de vieux monstres de foire qui attendaient assis sur
un banc devant la baraque où on les exhibait, ainsi que sur la face des vieux
singes dans les zoos où l’on va le dimanche après-midi.
Je le rejoignis et me présentai ; il se redressa immédiatement. “J’ai cru
comprendre que vous vouliez écrire quelque chose sur moi, me dit-il d’une voix
enjouée mais légèrement nasillarde. Je vous salue donc à l’aube d’une noble
entreprise.” Puis, ayant prononcé ces paroles, il me sembla qu’il hésitait et
perdait de son assurance. “Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière, me dit-il.
Je ne suis pas rentré chez moi. Je veux dire que je ne suis pas allé au refuge où je
passe habituellement mes nuits en ce moment. Je me suis endormi sous le porche
de l’église St. Joseph, et j’y suis resté jusqu’à ce qu’ils ouvrent les portes pour la
messe du matin ; ensuite, j’y suis entré et je me suis assis sur un banc où je suis
resté un bon moment ; j’en suis parti il y a quelques minutes à peine.” L’église
St. Joseph qui se trouve au coin de la Sixième Avenue et de Washington Place
est la plus grande du Village ; c’est aussi l’une des plus anciennes de la ville, et
depuis des générations, les malheureux viennent dormir derrière les deux
immenses colonnes de son porche, un endroit où on ne peut les voir depuis la
rue. “À rester assis sur ce banc, je suis mort, j’ai été enterré et j’ai fini en enfer
deux ou trois fois depuis ce matin, reprit Gould. Pour être tout à fait franc, j’ai
une gueule de bois, je suis fauché et je meurs de faim ; et je vous en serais très
reconnaissant si vous pouviez m’offrir un petit déjeuner.
— Tout à fait, lui répondis-je.
— Des œufs sur le plat avec des toasts, commanda-t-il immédiatement à
l’homme debout derrière le comptoir. Donnez-moi aussi un peu de café en
attendant, vous m’en apporterez encore quand les œufs seront prêts. Noir. Et
insistez pour qu’il soit bien chaud.” Il glissa au bas de son tabouret. “Si vous
désirez prendre quelque chose, me dit-il, commandez tout de suite et allons
nous asseoir dans un box. La serveuse nous apportera tout ça à table.”

*
* *
Une fois que nous fûmes installés dans notre box, la serveuse apporta son
café à Gould dans une tasse en porcelaine très épaisse, le genre de vaisselle que
l’on trouve généralement dans les restaurants bon marché, et ce café était
tellement chaud qu’il fumait. Très pressé, Gould pencha légèrement la tasse vers
lui sans la soulever complètement de la table et, baissant la tête, il commença à
laper son café tel un oiseau, par petits coups rapides et prudents ponctués de
faibles gémissements destinés à marquer son plaisir et son soulagement ; dans le
même temps, ses joues se colorèrent, ses yeux se mirent à briller, et son tic
disparut. Je n’avais jamais vu personne réagir aussi vite et de manière aussi
évidente à l’absorption de café ; de l’alcool, de la cocaïne, une tente à oxygène
ou une transfusion sanguine ne lui auraient probablement pas fait plus de bien. Il
avala ainsi tout le contenu de sa tasse, puis il se renfonça dans son siège, pencha
la tête de côté et m’étudia du regard.
“Je suppose que vous ne savez pas quoi penser de moi, me dit-il d’une voix
condescendante indiquant qu’il avait retrouvé un peu de son aplomb. Si tel est le
cas, continua-t-il, sachez que moi non plus je ne sais pas quoi penser de moi-
même, et il en va ainsi depuis mon enfance. C’est comme s’il y avait eu un
échange de bébés à la maternité, ou alors je dois être mal fini, à moins que je ne
sois un mutant d’une sorte ou d’une autre né dans une très respectable famille de
Nouvelle-Angleterre. Je vais vous donner quelques repères biographiques. Je
m’appelle Joseph Ferdinand Gould ; on m’a donné le nom de mon grand-père
qui était médecin. Il a exercé en tant que chirurgien dans le Quatrième Régiment
des volontaires du Massachusetts pendant la guerre de Sécession ; il est ensuite
devenu un des obstétriciens les plus en vue de Boston et a enseigné à la faculté
de médecine de Harvard. Les Gould, ou plutôt la branche des Gould à laquelle
j’appartiens, sont arrivés en Nouvelle-Angleterre dans les années 1630, et ils ont
participé à toutes les guerres de l’histoire de ce pays, y compris celle du roi
Philip opposant les Indiens Wampanoags et Narragansetts aux colons anglais qui
avaient reçu l’aide de leurs alliés indiens de Nouvelle-Angleterre ainsi que celle
entre les Indiens Pequots et les colons anglais dans l'arrière-pays du
Massachusetts. Nous sommes apparentés à plusieurs autres familles de la
Nouvelle-Angleterre de l’époque des fondateurs, comme les Lawrence, les
Clarke et les Storer. Du côté de mon père, ma grand-mère descendait en ligne
directe de John Lawrence qui est venu d’Angleterre sur l’Arbella en 1630 et a
été le premier Lawrence à poser le pied sur le sol de ce pays ; pour être tout à fait
exact, ma grand-mère pouvait remonter dans sa filiation jusqu’à un dénommé
Robert Lawrence, un chevalier du XIIe siècle. Elle disait souvent que la lignée des
Lawrence, ou plutôt que cette lignée-là des Lawrence n’était pas seulement la
plus ancienne dont on pouvait retrouver la trace en Nouvelle-Angleterre, mais
aussi une des plus anciennes lignées historiquement établies de toute
l’Angleterre, et que ça, nous ne devions jamais l’oublier.”
Gould commença tout à coup à se gratter, et cela, sans la moindre gêne. Il se
gratta d’abord la nuque, puis il glissa la main sous sa chemise pour se gratter la
poitrine et les côtes.
“J’aurais dû venir au monde à Boston, reprit-il. Mais ça ne s’est pas fait
ainsi. Mon père, qui s’appelait Clarke Storer Gould, exerçait lui aussi la
médecine. Il était originaire de Boston mais s’était laissé convaincre de quitter
cette ville pour s’installer à Norwood, toujours dans le Massachusetts ; ma mère
et lui y avaient emménagé depuis quelques mois à peine lorsque je suis né.
Norwood est une ville typiquement yankee d’une taille respectable à une
vingtaine de kilomètres de Boston. C’est une banlieue résidentielle, mais on y
trouve également des imprimeries industrielles, quelques tanneries de peaux de
mouton ainsi qu’une usine où l’on fabrique de l’encre, et une autre où l’on
fabrique de la colle. Je suis né à midi pile le 12 septembre 1889 dans
l’appartement qui est juste au-dessus de la boucherie de Jim Hartshorn. En fait, à
Norwood, on dit ‘Jim Hatson’. Environ un an plus tard, mon père a fait
construire une grande maison dans Washington Street, la rue principale de
Norwood. Quatre cent quatre-vingt-six Washington Street. Trois étages et vingt
et une pièces, avec des pignons, des chiens-assis, des balcons ornés de frises
découpées dans le bois et des parquets ; c’était une des plus belles maisons de la
ville. Il y avait dans l’entrée un miroir haut de plus de deux mètres cinquante
orné de chérubins dorés à la feuille. Il y avait de magnifiques carreaux de terre
cuite tout autour de la cheminée. Et des fenêtres en forme de losange à chacun
des paliers de l’escalier, elles avaient des carreaux rouges, verts, violets et
ambrés.
“Comme je vous l’ai dit, mon grand-père et mon père étaient des médecins,
et quand j’étais enfant, j’avais bien conscience que mon père espérait que je
suivrais le même chemin, de la même façon qu’il avait lui-même mis ses pas
dans ceux de son père. Il n’en a jamais fait mention, mais il était évident pour
moi comme pour tout le monde que c’était là son plus cher désir. J’adorais mon
père, et je voulais qu’il ait une bonne opinion de moi, mais je savais que je le
décevrais depuis que tout petit je m’étais aperçu que je tournais de l’œil à la vue
du sang si par hasard il m’arrivait de voir notre cuisinière vider un poulet. Je
gardais la chose pour moi, mais l’idée de devenir un jour médecin m’était
insupportable ; c’était bien le dernier métier au monde que je voulais exercer.
Non que j’ai eu autre chose en tête. En vérité, je n’étais pas doué pour grand-
chose – que ce soit à la maison, à l’école ou lorsque je participais à des jeux.
Pour commencer, j’étais plus petit que les autres enfants ; j’étais un avorton, une
petite crevette, un freluquet, une demi-portion, un têtard. Mon surnom, quand on
se donnait la peine de m’appeler, c’était Minus. En plus, mon père disait que
j’étais un enfant catarrhal – j’avais constamment le nez qui coulait. Depuis
toujours, dans les moments où j’étais censé me concentrer sur quelque chose, je
passais en fait tout mon temps à me moucher. D’une manière générale, je n’étais
bon à rien. Il n’y a pas très longtemps, alors que je cherchais quelque chose dans
un dictionnaire en plusieurs volumes, je suis tombé sur un mot qui résume
ce que j’étais à l’époque, mais aussi, d’une certaine manière, ce que je suis
aujourd’hui encore – ‘ambisinistre’ : qui a deux mains gauches. Mon père ne
savait pas quoi faire de moi, et je l’ai parfois surpris qui m’observait sans savoir
quoi penser de ce fils qui était le sien.”
Gould se leva, retira ses lunettes toutes déformées, et lança un regard
désespéré à l’homme debout derrière le comptoir car celui-ci avait
manifestement décidé de ne s’occuper de la commande de Gould qu’après avoir
servi tous les autres clients, y compris ceux qui étaient entrés bien après notre
arrivée. Mais l’homme l’ignorait délibérément et refusait de croiser son regard.
“Bref, reprit Gould en se rasseyant avec résignation, je devais avoir pas loin
de treize ans quand il s’est produit deux choses qui m’ont montré de manière
assez claire la place qui était la mienne sur cette terre. À l’école, nous marchions
souvent en rangs par deux. Nous nous rendions au rassemblement général du
matin en rangs par deux, et au moment de la récréation nous allions dans la cour
en rangs par deux. Moi, je n’ai jamais su marcher au pas, alors j’avais pour
instruction de me placer en dernier, seul, et je servais de serre-file. Un jour où
j’avais dû rester à l’école après les autres car j’avais été puni, le professeur qui
me surveillait m’a autorisé à aller chercher un livre à la bibliothèque ; j’étais
donc là, tout seul, accroupi devant une étagère au fond de la salle de classe en
train d’essayer de décider lequel de deux livres j’allais prendre, quand le
principal est entré dans la salle en compagnie d’un autre homme, un des
professeurs, plus précisément le professeur de mathématiques. Ils ont déposé
chacun une pile de livres sur le bureau et sont restés là à parler de tout et de rien,
quand soudain j’ai entendu le principal demander : ‘Est-ce que vous avez vu le
garçon des Gould aujourd’hui ?’ Le prof de maths lui a répondu quelque chose
que je n’ai pas entendu, puis le principal a repris : ‘Ce sale petit morveux n’est
même pas fichu de mettre un pied devant l’autre, il est incapable de marcher du
même pas que ses camarades.’ Le prof de maths a ri, puis il a dit autre chose que
je n’ai pas réussi à entendre, et ils sont sortis.
“Il se trouve que mon père s’intéressait beaucoup à cette école et qu’il faisait
partie du conseil d’administration ; avec le principal, ils se voyaient donc
souvent. En fait, c’étaient de bons amis ; le principal et son épouse venaient
souvent dîner chez nous, et mon père et ma mère allaient souvent dîner chez eux.
J’avais donc été profondément choqué par cette remarque. Cela m’avait fait
vraiment beaucoup de peine de m’entendre traiter de sale petit morveux, mais
c’était le manque de respect envers mon père dont cela témoignait qui m’avait le
plus choqué. ‘Le garçon des Gould’ ! De fait, cette manière de me désigner
incluait mon père. S’il avait juste dit ‘Joseph Gould’, je n’aurais pas trouvé cela
aussi désagréable. Ce serait resté circonscrit à ma personne. J’avais l’impression
que le principal avait insulté mon père. Qu’il l’avait trahi. Qu’à tout le moins, il
s’était moqué de lui derrière son dos. Assez bizarrement, je me suis senti à ce
moment-là plus proche de mon père que je ne l’avais jamais été, et j’en ai eu de
la peine pour lui – alors cela m’a donné envie de lui faire plaisir. Ce soir-là après
le dîner, je suis donc allé dans le salon où il lisait assis dans un fauteuil, et je lui
ai dit, ‘Père, j’ai dernièrement commencé à réfléchir à ce que j’aimerais faire, et
j’ai décidé que je voulais entamer des études de médecine pour être chirurgien.’
Je pensais que cela lui ferait doublement plaisir si je lui disais que je voulais
devenir chirurgien. ‘Et puis quoi encore ! me répondit mon père. Si tu devenais
vraiment chirurgien et si tu faisais ton travail comme tu fais tout le reste, quand
tu en aurais fini avec ton pauvre patient, tu te serais tellement mélangé dans les
organes pendant l’opération que le pauvre homme aurait le cœur accroché à
l’envers, le foie dans le dos, les intestins enroulés autour des poumons et la rate
reliée à la trachée ; avec un chirurgien comme toi, il serait obligé de marcher sur
les mains et de respirer par le derrière, et pour uriner, il lui faudrait faire ça par
l’oreille.’”
Gould poussa un profond soupir et la tristesse se peignit sur son visage.
“J’en ai voulu à mon père pendant longtemps pour cette réponse, reprit-il. J’y
repense de temps en temps, au fil des ans, et chaque fois, c’est comme si je
recevais un coup de poignard. Et puis, des années et des années plus tard, bien
longtemps après que j’avais quitté la maison et que mon père était mort, un jour
où je marchais dans une rue, ici, à New York, j’y ai repensé à cette soirée, et ça
devait être la première fois que j’y repensais de manière objective, parce que,
tout d’un coup, j’ai éclaté de rire.”
La serveuse déposa à ce moment-là devant lui une assiette garnie de toasts et
d’œufs au plat ainsi qu’une autre tasse de café. Dès qu’elle eut tourné le dos, il
s’empara d’une bouteille de ketchup encore à moitié pleine et la vida dans son
assiette en dessinant un cercle autour de ses œufs. Puis il se glissa dans le box
voisin et revint avec une autre bouteille de ketchup dans laquelle il restait peut-
être encore un tiers de son contenu et il la vida dans son assiette, noyant ainsi
complètement les œufs et les toasts. “Je n’aime pas particulièrement cette saleté,
me dit-il. Mais je me suis donné pour règle de manger tout ce qui se trouve à ma
portée. Et pour autant que je sache, c’est la seule chose qu’on peut bouffer sans
payer.” Il attaqua ses œufs avec une fourchette mais changea assez vite pour une
cuillère. “De temps en temps, je rentre quelque part et je me commande un thé,
me souffla-t-il en confidence. Je le bois, je le paye, et après ça je demande une
tasse d’eau chaude. Le type qui est derrière son comptoir s’imagine que je vais
me faire une deuxième tasse de thé avec le même sachet, ce qui lui est égal, ce
n’est pas interdit. Au lieu de ça, je verse dans l’eau chaude un peu de ketchup et
ça me fait une très bonne tasse de soupe à la tomate qui ne me coûte rien. Vous
devriez essayer un de ces jours.” Gould termina son petit déjeuner, et la serveuse
vint à notre table pour la débarrasser. Voyant que les bouteilles de ketchup
étaient vides, elle lui lança : “Vous devriez avoir honte de faire une chose
pareille.
— Quand j’ai faim, je n’ai jamais honte, lui répondit Gould. De toute façon,
ce n’est pas moi, ajouta-t-il en inclinant la tête dans ma direction. C’est lui.
Il a pris les deux bouteilles et il a tout avalé. Vous auriez dû l’entendre.
Glou, glou, glou ! C’était vraiment gênant. Par ailleurs – et c’est quelque
chose que vous n’arrivez pas à vous faire entrer dans la tête, vous autres –, je
ne suis pas n’importe qui. Je suis Joe Gould – je suis Joe Gould le poète ; je
suis Joe Gould l’historien ; je suis Joe Gould le danseur de la tribu des
sauvages Indiens Chippewas ; et je suis aussi Joe Gould, la plus grande
autorité en ce monde en matière de langue des mouettes. Je vous honore de
ma présence en venant ici, et vous, en retour, vous me cassez les oreilles
avec des broutilles comme cette bouteille de ketchup.”
Cela n’amusa guère la serveuse. C’était une femme assez forte et de nature
irritable ; elle était deux fois plus grande que Gould et faisait en respirant autant
de bruit qu’un soufflet de forge. “Nom de Dieu, mais pour qui est-ce que vous
vous prenez, espèce d’avorton, lui dit-elle. Un de ces jours, je vais vous attraper
par la barbe, tout Joe Gould que vous êtes, et vous flanquer dehors.
— Essayez donc, lui répondit Gould d’une voix soudain très intimidante. Et
ça se terminera en pugilat, vous et moi sur le carrelage.”
De la poche de sa veste en seersucker, il sortit une poignée de mégots qu’il
posa sur la table. Ce faisant, il fit tomber une pluie de miettes de tabac sur ses
genoux, sur la table ainsi que sur le sol, et je craignis que cela ne déclenche des
torrents d’invectives de part et d’autre. Tandis qu’elle le regardait d’un air
dégoûté, Gould choisit un de ses mégots et l’inséra dans un long fume-cigarette.
Sans prêter la moindre attention à la serveuse, il l’alluma avec un geste d’une
extrême élégance agrémenté de quelques très chaplinesques moulinets, et elle
s’éloigna.
“Bien, reprit-il, pour en revenir un bref instant à l’histoire de ma vie, j’ai
terminé mes études secondaires à Norwood et je suis ensuite entré à Harvard.
J’en suis sorti avec un diplôme en 1911, et j’ai alors passé quelques années à me
demander ce que j’allais faire après cela. Quand 1915 est arrivé, j’avais à peu
près abandonné tout espoir de parvenir à une conclusion quelconque sur ce sujet
quand, pour je ne sais plus quelle raison, j’ai conçu un intérêt pour la génétique,
plus précisément pour l’eugénique. En fait, je m’y suis tellement intéressé que
j’ai emprunté un peu d’argent à ma mère pour me rendre à l’Eugenics Record
Office qui se trouve dans Long Island, à Cold Spring Harbor très exactement, et
cet été-là, j’y ai suivi un cours sur le travail de terrain. J’ai ensuite décidé de
mettre en pratique ce que j’avais appris ; j’ai donc encore emprunté un peu
d’argent à ma mère, et je suis parti dans le Dakota du Nord où j’ai passé mon
temps à mesurer les têtes d’Indiens. Entre janvier et février 1916, j’ai mesuré le
crâne de cinq cents Indiens de la réserve de Fort Berthold ; en mars et avril, j’ai
mesuré le crâne de mille Chippewas de la réserve de Turtle Mountain ; après
cela, je n’avais plus d’argent. J’ai écrit à ma mère de m’en faire parvenir un peu
plus, et pour toute réponse, elle m’a envoyé par télégraphe le montant de mon
billet de train accompagné d’un mot m’enjoignant de rentrer immédiatement à la
maison, ce que j’ai fait. À la suite de cela, elle m’a informé qu’elle et mon père
connaissaient de graves difficultés financières qui les avaient obligés à vendre
leur maison, et qu’ils la louaient désormais au mois à son nouveau propriétaire.
Apparemment, avant d’en arriver là, mon père avait quelques années plus tôt
investi son propre argent ainsi que les sommes dont il avait hérité de son côté
dans des actions d’une société qui avait été montée dans le but d’acheter
d’immenses étendues de terre en Alaska afin de les mettre en valeur. En d’autres
termes, intelligent comme il l’était, mon père avait acheté des actions dans une
mine d’or. Et au moment où j’étais dans le Dakota du Nord, ils avaient appris,
ma mère et lui, et cela sans le moindre doute possible, que ces actions ne
valaient rien.
“Bref, je ne voyais vraiment pas comment j’aurais pu être d’un quelconque
secours à mes parents, et comme mesurer des crânes m’avait vraiment beaucoup
intéressé, je me suis alors rendu à Boston pour essayer de réunir assez d’argent
auprès de divers membres de la famille pour financer une nouvelle expédition
dans les réserves indiennes ; mais le moins que l’on puisse dire c’est que cette
entreprise n’a pas vraiment rencontré le succès que j’espérais. Parvenu à ce
tournant de mon existence, mon père s’est mis en tête de me trouver du travail.
Un de ses amis était avocat à Boston, un certain M. Pickett, et celui-ci gérait les
biens d’une société propriétaire de plusieurs rangées de maisons d’habitation à
Norwood. Ces maisons étaient louées à la semaine à des ouvriers des tanneries et
des fabriques de colle, et M. Pickett m’a proposé un emploi qui consistait à
collecter les loyers. Mon père en avait assez de ce qu’il appelait mes
tergiversations, et j’ai compris que c’était ça ou quitter Norwood. J’avais des
sentiments très mitigés à propos de Norwood. Je ne m’y étais jamais vraiment
senti à l’aise, mais il y avait des choses qui me plaisaient beaucoup dans cette
petite ville, ou que j’avais aimées à un moment donné. J’aimais bien marcher le
long d’une petite rivière qui borde la ville à l’est et au sud, la Neponset. Et quand
j’étais gamin, j’aimais bien aussi me promener entre les tombes à l’abandon du
vieux cimetière des premiers colons de Nouvelle-Angleterre juste derrière notre
maison de Washington Street. Les mauvaises herbes m’arrivaient à la taille, et
quand on s’allongeait sur le sol, personne ne vous voyait. On pouvait rester
caché là et inventer toutes sortes de choses sur les squelettes couchés sur le dos à
même la terre, rangée après rangée, juste en dessous. Et puis j’aimais bien
certains des vieux bâtiments du centre-ville, les façades en bois des boutiques. Et
aussi l’odeur des tanneries, surtout les matins où le temps était humide. Des
odeurs de musc, de vinaigre et de chemin de fer. L’odeur des peaux de mouton
brutes baignant dans l’acide des cuves de tannage mélangée à celle de la fumée
du charbon était propre à cette petite ville. Et j’aimais bien aussi plusieurs
personnes – des gens qui avaient un petit côté yankee qui me plaisait bien –,
mais en grandissant, j’avais compris que je n’étais à leurs yeux qu’une espèce de
pitre. J’avais découvert que même certains des vieillards très dignes pour
lesquels je n’avais qu’admiration et respect faisaient des plaisanteries à mon
sujet et se moquaient de moi. D’une certaine manière, je n’avais pas ma place
dans cette ville. Et petit à petit, avec le temps, j’en suis arrivé à détester
Norwood. Je haïssais cette ville de tout mon cœur et de toute mon âme. Il y avait
des jours où, si l’on avait pu tuer les gens par la pensée, j’aurais exterminé tous
les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de la ville, y compris mon père
et ma mère. J’ai donc fait savoir à mon père que je ne pouvais accepter l’offre de
M. Pickett. ‘J’ai décidé d’aller à New York et de me lancer dans une carrière
littéraire’, lui ai-je annoncé. ‘Comme on fait son lit, on se couche, mon garçon,
c’est tout ce que j’ai à te dire’, m’a répliqué mon père. J’ai quitté Norwood
quelques jours plus tard. Je suis parti le cœur léger alors que je savais au fond de
moi que je partais pour de bon, même si, au fil du temps, je risquais d’y
retourner pour Noël, les grandes vacances ou d’autres occasions comme les
enterrements, celui de mon père, de ma mère, et peut-être même le mien.
Cependant, alors que je n’étais pas encore bien loin, j’ai eu soudain une réaction
à laquelle je ne m’attendais guère. Dans le train, pendant toute la durée du trajet
jusqu’à New York, j’ai été pris, de façon totalement inattendue, d’une telle
nostalgie pour la ville de Norwood que j’ai dû me retenir de toutes mes forces
pour ne pas descendre du train, changer complètement d’avis et revenir sur mes
pas. Aujourd’hui encore, il m’arrive de regretter cette petite ville, au point d’en
avoir mal. De temps en temps, une odeur aigre me rappelle les tanneries et
réveille en moi cette nostalgie, par exemple celle qui s’échappe d’une cave dans
une certaine partie du Village au moment où les vieux Italiens font leur vin.
C’est une des choses les plus terribles que j’ai découvertes sur les émotions
qu’un être humain peut ressentir, et aussi sur la façon dont elles vous prennent
en traître – on peut haïr un endroit de toutes ses forces et en même temps
éprouver des regrets quand on y repense. Sans parler du fait que l’on peut
détester quelqu’un de toutes ses forces alors que dans le même temps cette
personne vous manque.
“Quand je suis venu à New York, j’avais dans l’idée de devenir critique de
théâtre ; je pensais alors que cela me laisserait le temps d’écrire des romans, des
pièces, des poèmes, des chansons, des essais, et de temps en temps aussi un
article scientifique ou deux sur un sujet en rapport avec l’eugénique ; j’ai
d’ailleurs même réussi à me faire embaucher moitié comme grouillot et moitié
comme assistant par un journaliste qui couvrait le quartier général de la police de
New York pour l’Evening Mail. Un matin de l’été 1917, j’étais assis sur les
marches derrière le quartier général où je me remettais d’une gueule de bois.
J’avais récemment feuilleté dans une librairie de livres d’occasion un recueil de
nouvelles de Thomas Carleton, l’écrivain paysan irlandais ; le livre avait été
publié à Londres dans les années 1880 avec une introduction de William Butler
Yeats, et une des phrases de Yeats m’était restée dans la tête : ‘L’histoire d’un
pays ne s’écrit pas dans les Parlements et sur les champs de bataille, mais à partir
de ce que les gens se disent les jours ordinaires comme les jours exceptionnels,
de leur façon de cultiver la terre, de se quereller et de faire des pèlerinages.’
L’idée de l’Histoire orale m’est alors venue d’un seul coup : je passerais le reste
de ma vie à parcourir la ville en écoutant ce que les gens disaient – à leur insu si
nécessaire – et à mettre par écrit ce qui me semblerait révélateur dans tout ce que
j’entendais, même si d’autres trouvaient ces propos particulièrement idiots,
vulgaires ou obscènes. Je voyais très bien tout cet ensemble dans ma tête –
conversations très longues et sans intérêt, brèves et pleines de surprises,
brillantes ou ridicules, injures, mots d’esprit, remarques grossières, fragments de
disputes, marmonnements d’ivrognes et de cinglés, supplications des mendiants
et des clochards, promesses des prostituées, baratin des aboyeurs et des
camelots, sermons des prédicateurs de rue, hurlements dans la nuit, folles
rumeurs et cris du cœur. J’ai alors décidé sur-le-champ qu’il ne m’était en
aucune manière possible de garder mon travail car cela empiéterait sur le temps
que je devais consacrer à l’Histoire orale, et je me suis résolu à ne plus jamais
accepter un quelconque emploi régulier à moins d’y être réduit par la faim, à
limiter mes besoins au nécessaire le plus strict et à m’en remettre à des amis et
des soutiens pour vivre. L’idée de l’Histoire orale m’est venue vers dix heures et
demie. Il devait être onze heures moins le quart quand je me suis levé pour aller
dans une cabine téléphonique et démissionner de mon emploi.”
Sa voix se fit soudain un peu pressante.
“Depuis cette funeste matinée, reprit-il en redressant les épaules tandis que
ses narines se dilataient et qu’il relevait le menton comme pour prendre une pose
intrépide face à l’adversité, l’Histoire orale a été ma corde et ma potence, mon
gîte et mon couvert, mon épouse et ma putain, ma blessure et le sel que l’on met
dessus, mon whisky et mon aspirine, mon roc et mon salut. C’est à mes yeux la
seule chose qui compte. Le reste n’est que poussière.”
À l’évidence, il avait soigneusement répété ce joli discours qu’il avait dû
ressortir maintes et maintes fois au fil des ans ; il prenait manifestement aussi un
immense plaisir à me le débiter, et tout cela me mit bizarrement mal à l’aise.
“Tout à l’heure, lorsque vous avez dit à la serveuse que vous étiez une
autorité sur la langue des mouettes, lui dis-je en changeant de sujet, vous étiez
sérieux ?”
Le visage de Gould s’illumina. “Quand j’étais enfant, reprit-il, nous
passions, ma mère et moi, tous les étés à Clementsport, une petite ville sur la
côte de la Nouvelle-Écosse. Et tous les étés, un vieil homme attrapait une
mouette qu’il me donnait et que j’apprivoisais ; je me souviens que j’avais
parfois l’impression que la mouette me parlait, ou qu’elle essayait de le faire.
Plus tard, alors que j’étais étudiant à Harvard, j’ai passé plus d’un samedi après-
midi assis sur un des quais du port de Boston à écouter les mouettes avec
beaucoup d’attention ; au bout d’un certain temps, j’ai fini par les comprendre et,
petit à petit, j’ai appris la langue des mouettes. Je la comprends mieux que je ne
la parle, mais je la parle bien mieux que vous ne pourriez le penser. En fait, j’ai
traduit bon nombre de poèmes très célèbres dans notre pays en langue mouette.
Écoutez bien !”
Il rejeta la tête en arrière et se mit à piauler, à piailler, à gazouiller, à coasser,
à miauler, à crisser, à glousser, à cacarder, à clabauder, à jacasser et à glapir en
ponctuant ces différents bruits de divers jappements. Il y avait dans tout ce
boucan quelque chose de mélodique et de tonitruant qui me le rendait vaguement
familier.
“Vous ne voyez pas ce que c’est, me cria Gould tout excité. C’est
‘Hiawatha’ ! le poème de Longfellow, un extrait de la partie qui s’appelle
‘L’enfance de Hiawatha’. Écoutez, je vais vous le traduire :

Sur les bords de Gitche Gumee,


Près du rivage de la Grande-Eau qui brille,
Était planté le wigwam de Nokomis,
Nokomis fille de la lune.
Sombre derrière elle s’étendait la forêt,
Noirs et lugubres s’élevaient les pins
Et les sapins aux branches lourdes de cônes…”

Gould ricana, il était de bonne humeur depuis qu’il avait commencé à me


parler des mouettes. “Henry Wadsworth Longfellow, ça rend très bien traduit en
mouette, me dit-il. En fait, pour être tout à fait honnête, je pense aussi que ça
sonne beaucoup mieux comme ça. Et maintenant, avec votre permission et votre
indulgence, dit-il alors qu’il se levait et quittait notre box avec une expression
gourmande sur le visage, je vais me mettre au milieu de l’allée et vous livrer
mon interprétation de la mouette affamée qui tourne au-dessus du quai où l’on
décharge le poisson.” Du coin de l’œil, je m’étais rendu compte que depuis son
comptoir, le barman nous observait. Mais à ce moment-là, il s’adressa à Gould.
“Rasseyez-vous”, lui dit-il. Gould se retourna d’une pirouette et le regarda ; je
m’attendais à ce qu’il lui réponde vertement, sur le même ton qu’il avait utilisé
avec la serveuse. Mais il me surprit. Il obéit et s’assit docilement, sans un mot. Il
prit ensuite son cartable et le mit sous son bras comme s’il se préparait à partir,
puis il se pencha vers moi au-dessus de la table et commença à me parler à voix
basse. “Vous savez, l’argent que je vous ai emprunté hier pour aller chercher
mon ordonnance, me dit-il, eh bien, je me suis mis en route pour le dispensaire,
mais une fois en chemin, je ne sais plus ce qui s’est passé mais quand j’y suis
arrivé, c’était fermé ; en plus, aujourd’hui, pour ce qui est de l’argent, c’est pire
qu’hier, et il faut dire aussi que le jeudi, le dispensaire ferme plus tôt que le
mercredi, alors je me demandais si vous pourriez pas me prêter deux ou trois ou
quatre dollars, peut-être même cinq, comme ça, je pourrais aller chercher mes
médicaments et commencer le traitement. Nous reprendrons notre conversation
une autre fois.
— Tout à fait, lui répondis-je.
— Ça ne vous ennuie pas ?
— Pas du tout. C’est juste que j’espérais voir un peu de votre Histoire orale,
en lire quelques pages peut-être.
— Ça, c’est facile, je m’en occupe tout de suite”, me répondit-il.
Il installa son cartable sur ses genoux, défit les lanières qui le fermaient,
ouvrit le rabat, fouilla un peu à l’intérieur et en sortit deux cahiers d’écolier qu’il
posa sur la table. “Voilà, vous avez un chapitre de l’Histoire orale dans chacun
de ces cahiers, me dit-il. Je les ai terminés il y a tout juste deux soirs de ça. Je
dois encore les revoir un peu, mais vous n’aurez aucun mal à les lire.” Il plongea
à nouveau les deux mains dans son cartable et se remit à fouiller à l’intérieur.
“Dans les années 1920 et 1930, quelques brefs passages de l’Histoire orale ainsi
que certains extraits ont été publiés dans des petits magazines, me confia-t-il. Et
j’en ai des exemplaires quelque part là-dedans.” Il sortit du plus profond de son
cartable un petit sac en papier roulé en boule et maintenu par un élastique qu’il
regarda d’un œil dubitatif. “C’est quoi, ce machin, bon sang ! dit-il en ouvrant le
sac pour regarder dedans. Ah oui, lâcha-t-il, des mégots.” Il le remit avec soin
dans son cartable. “Les jours où il fait humide ou qu’il y a de la neige dans
toutes les rues, il vaut mieux avoir des réserves”, m’expliqua-t-il. Puis, un par
un, il sortit de son cartable quatre revues qu’il déposa sur la table. Tous les coins
étaient cornés et toutes les couvertures étaient marquées de taches de graisse et
de café.
“Celle-là, c’est The Exile, l’ancienne revue d’Ezra Pound, dit-il en feuilletant
les pages de celle qui était en haut de la pile. Il y a eu exactement quatre
numéros de The Exile, et là, c’est le deuxième – automne 1927 –, il y a dedans
un chapitre de l’Histoire orale. C’est E. E. Cummings que je dois remercier pour
ça. Cummings est un des plus vieux amis que je me suis faits à New York. Lui et
moi, nous venons à peu près du même milieu en Nouvelle-Angleterre, et nous
étions à Harvard en même temps – j’étais en dernière année quand lui y est
entré –, mais c’est dans le Village que j’ai fait sa connaissance. Je ne sais plus
trop quand, en 1923, 1924 ou 1925. Et puis Cummings a parlé de moi et de mon
Histoire orale à Pound ; à la suite de quoi Pound m’a écrit et nous avons entamé
une correspondance qui a duré plusieurs années. Pound était très enthousiaste, ça
lui plaisait beaucoup ce que j’avais entrepris avec mon Histoire orale. Il a choisi
quelques textes qu’il a publiés dans The Exile, et par la suite dans Polite Essays,
le livre dans lequel il dit que William Carlos Williams est un grand poète
américain qui n’a pas reçu l’attention qu’il mérite ; il dit de moi : ‘Ce garçon
bien de chez nous, encore moins reconnu et plus incompris, M. Joseph Gould.’
Et voilà le numéro de Broom d’août-novembre 1923. Il y a dedans un chapitre de
l’Histoire – le chapitre CCCLXVIII. À l’époque, je numérotais les chapitres en
chiffres romains. Et là, c’est le Pagany d’avril-juin 1931. Vous y trouverez
quelques extraits de l’Histoire.
“Et celle-ci, c’est le plus grand triomphe de toute ma vie à ce jour – The Dial
d’avril 1929. Elle contient deux textes entiers de l’Histoire orale. Marianne
Moore, la poétesse, c’était elle qui dirigeait The Dial, et elle avait son bureau ici
même, dans le Village – 13e Rue exactement, juste à l’est de la Septième
Avenue. C’était une de ces vieilles maisons qui sont pour moi tout à fait typiques
du Village, et cela depuis toujours – briques rouges, deux étages avec quelques
marches bien raides qui mènent à la réception depuis la rue, et un ailante qui
pousse en diagonale devant. J’y allais à peu près une fois par semaine, et je
passais la matinée à attendre au secrétariat assis sur une chaise, juste devant la
porte de son bureau, j’y restais aussi parfois tout l’après-midi ; pour passer le
temps je lisais les vieux numéros, et les fois où j’arrivais à lui parler, j’essayais
de lui faire comprendre l’intérêt littéraire de mon Histoire orale, si bien qu’elle a
fini par publier deux petits textes. Tout ce que j’ai pu faire d’autre disparaîtra
peut-être, mais moi je serai immortel, parce que ces quelques pages existent.
The Dial était la meilleure revue littéraire qui ait jamais existé dans ce pays. On
y a publié pas mal de chefs-d’œuvre, ou de presque chefs-d’œuvre, et aussi
beaucoup de choses curieuses, voire monstrueuses ; et tant qu’on parlera et
qu’on lira l’anglais, cette revue figurera sous forme de volumes reliés sur les
étagères des usuels dans les plus importantes bibliothèques du monde. La Terre
vaine a été publiée dedans. Et aussi Les Hommes creux. Eliot y a publié une
critique d’Ulysse. Deux magnifiques nouvelles de Thomas Mann y ont été
publiées – La Mort à Venise et Désordre et aussi Sang réservé. Hugh Selwyn
Mauberley de Pound a été publié dedans, ainsi que “To Brooklyn Bridge” de
Hart Crane et Je suis un imbécile, de Sherwood Anderson. Joseph Conrad lui
aussi a publié dans cette revue, tout comme Joyce, et Yeats, et Proust, et
Cummings, et Virginia Woolf, et Pirandello, et George Moore ; et puis aussi
Spengler, Schnitzler, Santayana, Gorki, Hamsun et Stefan Zweig, Djuna Barnes
ou encore Ford Madox Ford, Miguel de Unamuno, et H. D, et Katherine
Mansfield et une bonne centaine d’autres, ils y sont tous. “Dans les siècles à
venir, les gens feuilletteront les volumes reliés de la revue pour y chercher les
écrits de ces auteurs, et de temps en temps, un de ces lecteurs tombera sans doute
sur mes deux petits textes ; sa curiosité sera éveillée, et il les lira (Dieu sait qu’ils
ne sont pas bien longs), et là, je serai alors bien plus près de l’immortalité qu’un
bon nombre de mes contemporains de renom avec leurs best-sellers, leurs
interviews à la radio, les minuscules détails de leurs petites vies de rien du tout
dans le Who’s Who, les photos de leurs visages vides de toute expression dans la
section livres des journaux, leurs six ou sept ex-épouses et tout le reste. Un
poème de Hart Crane. Un texte de Logan Pearsall Smith. Deux clichés d’un nu
de Maillol. Une ‘lettre de Paris’ de Paul Morand. Un article sur le théâtre de
Padraic Colum. Une critique de livre signée Bertrand Russell.”
Gould poussa les revues et les cahiers d’écolier de mon côté de la table.
“Prenez-les, dit-il. Et lisez-les.”
Sur le trottoir devant le restaurant, nous nous mîmes d’accord pour nous
revoir le samedi soir. “Mais pas dans ce restaurant, me dit Gould. Avant, je
m’entendais bien avec le barman et la serveuse. Ils se moquaient un peu de moi
et on plaisantait tous les trois. Mais on dirait qu’ils sont remontés contre moi en
ce moment.” Une tristesse assez profonde se peignit soudain sur son visage ; il
avait le regard vide, et il garda le silence pendant quelques instants, comme s’il
était perdu dans ses pensées. Puis il haussa les épaules, sans doute afin de
chasser toutes ces choses de son esprit ; sauf que cette affaire ne devait
manifestement pas en rester là car il se remit aussitôt à en parler. “Pas mal de
gens se sont retournés contre moi au cours de ces dernières années, me dit-il.
Aujourd’hui, dans tout le Village, il y a des hommes et des femmes qui me
détestent alors que nous étions bons amis jusque-là ; ils me haïssent, ils me
vomissent. Vous en croiserez forcément quelques-uns, et ils vous donneront sans
doute toutes sortes de raisons pour expliquer ce qu’ils ressentent à mon égard,
mais je crois que c’est à moi de vous parler le premier de la vraie raison. Vous
aimeriez l’entendre ?”
Je répondis que oui.
“La vraie raison, c’est un poème que j’ai écrit.”
Nous avancions alors d’un pas lent sur la Sixième Avenue.
“Au début des années 1930, à cause de la Crise, reprit-il, un bon nombre
d’habitants du Village ont commencé à s’intéresser au marxisme et sont devenus
des révolutionnaires. D’un seul coup, tous les poètes d’ici sont devenus des
poètes prolétariens, la plupart des romanciers sont devenus des romanciers
prolétariens tandis que la plupart des peintres devenaient des peintres
prolétariens. Je connais une femme qui a épousé un médecin assez riche ; elle
collectionne des œuvres d’art et sa fille est danseuse classique. Un jour, je l’ai
rencontrée dans la rue, et elle a tenu à m’informer que sa fille était désormais
danseuse classique prolétarienne. L’ennui c’est que plus ces gens-là se
radicalisaient plus ils croyaient tout savoir sur tout. Et plus ils se donnaient de
l’importance. Et plus ils étaient contents de leur petite personne. Ils continuaient
à fréquenter les endroits où ils traînaient à l’époque de la bohème quand ils
faisaient tout simplement partie de la faune du Village ; ils parlaient toujours
autant qu’auparavant, sauf que maintenant ce n’était plus des discours sur l’art,
le sexe ou leur cuite de la veille mais sur la révolution qui avance, le
matérialisme dialectique, la dictature du prolétariat, ce que Lénine
voulait vraiment dire quand il a dit ceci ou ce que Trotski voulait vraiment dire
quand il a dit cela. D’une manière générale, ils se conduisaient comme si les
conclusions auxquelles ils arrivaient sur ces questions pouvaient avoir une
incidence quelconque sur le devenir du monde. En d’autres termes, ils avaient
totalement perdu leur sens de l’humour. À les entendre parler du prolétariat, on
aurait cru qu’ils avaient tous eu pour pères des ouvriers fondeurs, alors que, dans
la réalité, un nombre surprenant d’entre eux étaient nés dans des familles qui
appartenaient aux classes moyennes ou supérieures de la société, lesquelles
étaient très aisées et parfois même très riches. Le temps passant, j’ai commencé
à me sentir étranger à leur monde. Ce n’étaient pas tant leurs idées politiques qui
me gênaient, même si la politique m’ennuie au plus haut point ; non, c’était l’air
important qu’ils prenaient dès qu’ils se mettaient à parler de politique. C’était
aussi leur manière de dire ‘nous’ au lieu de ‘je pense ceci’ ou ‘je pense cela’ ;
c’était toujours ‘Nous pensons ceci’ ou ‘Nous pensons cela’. Je n’arrivais pas à
me faire à ce ‘nous’. Il commençait à m’agacer. Un jour, alors que j’essayais de
plaisanter pour détendre un peu l’atmosphère, j’ai dit d’une traite à l’un d’entre
eux que j’appartenais à un parti qui ne comptait qu’un seul membre et que son
nom était le Parti de Joe Gould. Il m’a répondu que chaque fois que je faisais des
remarques de ce genre et que je plaisantais à propos de choses aussi sérieuses,
j’apparaissais sous mon vrai jour. ‘Nous vous connaissons, toi et les gens comme
toi, qu’il m’a dit. Quand vous faites les clowns, c’est uniquement pour essayer
de cacher le fait que vous n’êtes au fond que des réactionnaires. Pour te parler
franchement, nous te classerons parmi les parasites, tu es un parasite
réactionnaire. Quant à ton Histoire orale, a-t-il ajouté, en ce qui nous concerne,
tu ne fais que compiler les ordures verbales de la bourgeoisie.’
“À l’époque, pendant l’été, au coin de la Cinquième Avenue et de la 8e Rue,
la terrasse du café de l’hôtel Brevoort était une des dernières nouveautés du
Village. Il y avait juste deux rangées de tables derrière une haie plantée dans des
caisses en bois peintes en blanc, mais les gens trouvaient que ça faisait très
européen et que c’était très chic. Pour une raison que j’ignore, cette terrasse de
café est devenue le point de ralliement de tous les révolutionnaires du Village. Je
suis passé devant un après-midi de l’été 1935, je n’avais plus un rond en poche,
ce jour-là, et j’avais faim – pas juste un peu faim comme d’habitude, non, j’avais
tellement faim que j’en avais des vertiges, que je ne voyais plus très clair, que
mes gencives me lançaient et que j’avais un terrible mal de tête doublé d’une
douleur qui me tordait l’estomac. Pendant ce temps-là, un bon nombre de ces
gens-là étaient assis à cette fameuse terrasse en train de boire les plus somptueux
cocktails qu’ils pouvaient se payer et de manger de la bonne cuisine française
tout en parlant d’un air grave de choses qui touchaient sans aucun doute à la
révolution qui s’annonçait imminente. C’est à ce moment précis qu’un poème
m’est venu à l’esprit, je l’ai intitulé ‘Les Barricades’. Le même soir, j’avais été
invité à une soirée, toujours dans le Village, et à un moment donné, je me suis
levé en disant que j’avais écrit un poème que je désirais réciter à l’assemblée. Ce
n’était pas grand-chose, ce poème – à peine quelques vers de mirliton –, mais il
s’est produit quelque chose de surprenant. Dans l’assistance, certains ont été
légèrement amusés et ont un peu ri, chose à laquelle je m’attendais et qui me
suffisait, sauf qu’étaient aussi présents plusieurs autres invités dont tout le
monde savait dans le Village qu’ils étaient très à gauche ; et puis il y avait aussi
quelques-uns de leurs sympathisants, parmi lesquels l’homme qui m’avait traité
de parasite réactionnaire : ils ont tous été extrêmement choqués. Au début, j’ai
cru qu’ils plaisantaient, qu’ils réagissaient ainsi pour rire, mais non, pas du tout,
je les avais vraiment profondément choqués – ils me regardaient de la même
manière que des gens profondément croyants pourraient regarder quelqu’un qui
a commis un horrible sacrilège –, et une fois remis de leur choc, ils sont devenus
vraiment enragés. Ils étaient tellement en colère et tellement hystériques que je
suis parti, j’ai quitté la fête ; elle avait lieu dans le côté est du Village, et, moi, je
suis parti à pied en direction de l’ouest. Dans la 9e Rue, à hauteur de University
Place, j’ai jeté un œil par la fenêtre d’un restaurant qui s’appelait Aunt
Clemmy’s et j’ai vu un groupe assez mélangé de gens du Village qui étaient
attablés à l’intérieur ; comme je connaissais vaguement certains d’entre eux, j’ai
décidé de voir quel effet ‘Les Barricades’ auraient sur eux. Je suis entré et je le
leur ai récité ; et ça a été exactement la même chose – les uns ont ri poliment,
mais les autres sont devenus fous furieux. Je me suis ensuite rendu chez Alice
MacAllister’s, dans la 8e Rue, un restaurant qui se trouve dans le Village depuis
toujours – le genre d’endroit où les verres à eau sont rouges – et j’ai récité mon
poème devant quelques personnes. Là encore, même résultat. Après cela, je suis
allé du côté de Sheridan Square et je suis entré chez Stewart’s, une cafétéria où
la faune bohème du Village venait depuis toujours finir ses nuits, et j’ai récité
mon poème. Le résultat a encore une fois été le même. La violence de ces
réactions m’a vraiment beaucoup étonné, de vrais fanatiques. Ils écumaient ou
presque. En même temps, moi, j’étais ravi. J’ai donc commencé à faire tous les
soirs le tour du Village à la recherche d’endroits adéquats pour réciter ‘Les
Barricades’. J’ai même assez vite trouvé comment pimenter un peu plus la sauce.
Au lieu de réciter mon poème, je me mettais en condition et je le psalmodiais. Je
prenais une voix très exaltée, comme si j’étais un ardent révolutionnaire, et je
levais le poing à la fin de chaque vers. C’en est arrivé au point où, dans certains
endroits du Village, il me suffisait de me mettre debout en disant que je désirais
réciter un poème prolétarien pour que la moitié des présents se lèvent d’un bond
afin d’essayer de m’en empêcher, tandis que l’autre moitié sautait sur ses pieds
pour m’encourager.
“Dans le Village, je vais à toutes les soirées que je peux trouver. J’y vais
parce que la nourriture et les boissons sont gratuites ; et puis cela me permet
aussi de recueillir des matériaux pour mon Histoire orale. Certaines fois on
m’invite, et d’autres fois, j’en entends parler quelque part et j’y vais, tout
simplement. Un samedi soir, après que j’avais écrit ‘Les Barricades’, je suis allé
à une fête dans un atelier d’artiste de Washington Square South. Je n’avais pas
été invité, mais je connaissais l’homme et la femme chez lesquels cette fête avait
lieu, et ça faisait des années que j’allais à leurs soirées sans y être invité. Quand
j’ai sonné à la porte, la femme est venue m’ouvrir, mais il m’a semblé qu’elle
n’était pas aussi amicale que d’habitude ; elle m’a quand même proposé d’entrer,
et je suis allé me mettre dans un coin où j’ai bu plusieurs verres, à la suite de
quoi, je me suis dit qu’il m’appartenait de créer une petite diversion et de
remercier mes hôtes en chantant une chanson ; je me suis alors levé en disant
que je souhaitais réciter un petit poème prolétarien. D’un seul coup, tout le
monde s’est tu, et du regard, j’ai alors fait le tour de l’assemblée. La pièce était
grande et pleine de monde, et tous ceux que je voyais me regardaient les yeux
pleins de haine. Cela ne m’a pas particulièrement gêné. J’ai l’habitude des
regards de ce genre. Et puis j’ai étudié l’assistance d’un peu plus près, et çà et là,
parmi les visages d’inconnus ou d’autres personnes que j’avais déjà croisées à un
endroit ou un autre, j’ai vu les visages d’hommes et de femmes qui m’avaient
toujours donné un peu d’argent de très bonne grâce, ou qui m’avaient payé un
repas ou qui m’étaient venus en aide d’une manière ou d’une autre ; et ces
visages-là étaient aussi froids et aussi hostiles que les autres. C’est ça qui m’a
embêté. Les vapeurs de tout l’alcool que j’avais bu se sont immédiatement
dissipées. Tout d’un coup, j’ai compris que sans vraiment m’en rendre compte,
je m’étais fait Dieu sait combien d’ennemis. Depuis, j’ai essayé de réparer les
dégâts, mais ça ne sert à rien. Je ne récite plus jamais ‘Les Barricades’ en public
– en fait, je ne le fais que si je suis sûr de mon auditoire – et le temps a passé,
mais les révolutionnaires du Village ne m’ont pas pardonné. Dans la rue, ils font
comme si je n’existais pas. S’ils sont assis en groupe dans un endroit quelconque
et que je viens m’asseoir à côté d’eux, ils changent de place. Si je viens
m’accouder près d’eux quand ils sont debout devant un bar, ils vont se mettre
ailleurs. Certains m’accueillaient avec joie quand j’arrivais chez eux pour une
soirée, mais maintenant, ils me claquent la porte au nez. Et puis j’ai aussi appris
par d’autres personnes que chaque fois que mon nom surgit dans une
conversation, ils me vilipendent, me dénigrent et me calomnient. Et le pire, c’est
qu’ils arrivent à monter les autres contre moi. Tôt ou tard, ils réussiront à
monter tout le monde contre moi dans le Village. Le type derrière son comptoir
et la serveuse de tout à l’heure, par exemple – je suis sûr qu’ils m’en veulent
parce qu’ils ont entendu certains de ces gens-là faire des remarques
désobligeantes à mon sujet et dire du mal de moi. Mais bon, de toute façon, ce
qui est fait est fait. Tenez, me dit-il en me tendant son cartable, prenez-moi ça
une minute, je vais vous réciter ‘Les Barricades’.”
Il ajusta sa cravate et boutonna sa veste de seersucker couverte de taches. Il
se tint extrêmement droit, tel un écolier qui jure fidélité au drapeau. Puis, levant
le poing droit en l’air, il récita le poème suivant :

Cette haie si proprette devant le Brevoort


N’est qu’un symbole de la révolution qui s’avance
Telles sont les barricades,
Les barricades,
Les barricades
Et derrière ces barricades
Derrière ces barricades,
Derrière ces barricades
Nos camarades meurent !
Nos camarades meurent
Nos camarades meurent !
Et derrière ces barricades,
Nos camarades meurent…
D’avoir trop mangé.

Gould reprit son cartable. “D’un autre côté, pour ce qui est du barman et de
la serveuse du Jefferson, ce n’est peut-être pas du tout ça. Je ne vais vraiment
pas bien cet été, j’ai des gros problèmes de santé, en plus, je suis très nerveux, et
dans ces cas-là, je me gratte beaucoup. C’est les nerfs, une habitude que j’ai, rien
de plus – je me suis toujours gratté, depuis mon enfance. Les deux de la
cafétéria, ils ont manifestement dû remarquer que je me grattais, et ils se sont
peut-être mis dans la tête que j’avais des poux ; c’est peut-être bien pour ça
qu’ils sont remontés contre moi.”
Jusque-là, Gould avait parlé avec calme, mais son attitude venait de changer.
Puis tout d’un coup son visage se tordit dans une expression de douleur et de
colère, puis il cracha sur la chaussée. “La vérité parfaitement sordide, ignoble et
innommable derrière toute cette foutue histoire, dit-il, c’est que j’ai vraiment des
poux. Je m’en suis rendu compte ce matin quand je me suis tapé toutes ces
messes à St. Joseph. C’est la deuxième fois en un mois. Je vais devoir aller au
refuge municipal ce soir pour prendre un bain et leur dire de passer tout mon
linge dans le fumigateur.” Il hocha la tête d’un air vague. “C’est pas une vie, me
dit-il l’air complètement abattu. Mais pour moi, c’est la seule manière de vivre
qui soit possible si je veux travailler à mon Histoire orale.”
J’ouvris la bouche pour essayer de l’amener à voir les choses avec plus
d’optimisme, mais me rendis vite compte qu’il ne m’appartenait peut-être pas de
lui parler de ces choses : quelqu’un qui n’a pas de poux n’est pas très bien placé
pour en minimiser les désagréments lorsqu’il s’adresse à un homme qui en est
couvert ; je changeai donc de sujet et lui demandai où il voulait que je le
retrouve samedi. Nous nous décidâmes pour Goody’s, un des bars du Village
dans la Sixième Avenue. Puis nous nous sommes séparés, et Gould a gagné le
bord du trottoir avec l’intention de traverser la rue. Mais à peine avait-il posé le
pied sur la chaussée qu’il s’est soudain retourné pour revenir vers moi à grands
pas.
“Je viens de me souvenir de quelque chose d’autre dont je voulais vous
parler, me dit-il. Il s’agit de The Dial. Pour une revue de ce genre, The Dial a
duré bien longtemps, neuf ans et demi. Comme je vous l’ai dit, le numéro dans
lequel ma contribution a été publiée – celui que je viens de vous remettre – est
daté d’avril 1929. Il y a eu encore trois numéros après celui-là. The Dial s’est
arrêté après le numéro de juillet, et ça a été un choc terrible pour tous ceux qui
s’intéressaient un tant soit peu à la vie culturelle dans ce pays. Pourquoi
The Dial était-il mort, à cause de qui ou à cause de quoi ? C’était la seule chose
qui intéressait les gens du Village dans les semaines qui ont suivi. Et à l’époque,
moi, j’ai écrit un poème là-dessus.”
Gould se redressa, exactement comme il l’avait fait précédemment, et me
récita ce poème :
Qui a tué The Dial ?
Qui a tué The Dial ?
C’est moi, répondit Joe Gould,
Avec mon style inimitable,
C’est moi qui ai tué The Dial.

Il avait gardé les yeux rivés sur mon visage pendant qu’il récitait son poème.
Quand il eut terminé, je crois que j’ai dû rire un peu plus que ce à quoi il
s’attendait, et j’ai été frappé par la satisfaction que cela lui procurait. Ses petits
yeux injectés de sang brillaient de plaisir. Puis il s’éloigna d’un pas vif en
gloussant.

*
* *
Le ciel était couvert de nuages et on avait l’impression qu’il allait pleuvoir
d’un moment à l’autre, mais ignorant la menace, j’allai m’asseoir sous un bon
vieil orme au coin nord-ouest de Washington Square, et là, bien installé sur mon
banc, j’ouvris un des cahiers d’écolier de Gould. Sur la première page, il avait
joliment écrit en lettres soigneusement calligraphiées : “MORT DU DR CLARKE
STORER GOULD. UN DES CHAPITRES DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD.” Ce
chapitre comportait une introduction suivie de quatre parties intitulées :
“MALADIE TERMINALE”, “MORT”, “ENTERREMENT” et “CRÉMATION”. “La première
chose que je me dois de mentionner dans ce récit de la mort de mon père,
écrivait Gould dans son introduction, est le fait que pour moi, il est mort deux
fois. Au cours de l’été 1918, j’ai quitté la ville de New York où j’avais
commencé à travailler sérieusement à mon Histoire orale pour aller passer un
mois à Norwood en compagnie de ma mère. À cette époque, la Première Guerre
mondiale n’avait pas encore pris fin et mon père était cantonné dans l’Ohio, plus
exactement à Camp Sherman, près de la ville de Chillicothe ; il avait le grade de
capitaine dans le service de santé de l’armée des États-Unis. Il était médecin-
major en second de l’hôpital militaire. L’après-midi du deuxième jour qui a suivi
mon arrivée, ma mère s’est rendue à la ville voisine de Dedham pour rendre
visite à une de ses amies, et j’ai alors décidé d’aller me promener dans le quartier
commerçant de Norwood. Tandis que nous étions tous les deux absents, un
médecin de Boston qui était un ami de mon père a téléphoné à ma mère, et notre
cuisinière, une vieille dame d’origine allemande qui ne comprenait pas très bien
l’anglais et qui, de toute façon, n’était pas très vive d’esprit, a décroché le
téléphone. Ce médecin de Boston appelait, disait-il, afin de demander à ma mère
de faire savoir à mon père la prochaine fois qu’elle lui écrirait qu’un autre
médecin, lui aussi de Boston et ami de mon père qui, de fait, avait été pendant un
certain temps et à la même époque que lui cantonné à Camp Sherman, était mort
ce jour-là d’un empoisonnement du sang dans une autre caserne du Middle
West, mais confondant tout, la cuisinière a compris que cet homme lui disait que
mon père était mort ce jour-là à Camp Sherman. Quand je suis revenu à la
maison au milieu de l’après-midi, je l’ai trouvée assise dans la cuisine en train de
pleurer et elle m’a dit que mon père était mort. Je suis alors monté dans ma
chambre, j’ai tiré les rideaux et je suis resté assis là, plongé par cette disparition
dans une immense tristesse. Le chagrin me submergeait. Ma mère est rentrée en
fin d’après-midi et a immédiatement empoigné le téléphone pour appeler le
médecin de Boston afin de s’assurer de ce qu’il avait réellement dit à la
cuisinière. Ce jour-là, il s’est produit en moi quelque chose d’étrange – tandis
qu’intellectuellement je savais bien que mon père n’était pas mort, je ne
parvenais pas à me défaire de mon abattement. En ce qui me concernait, le choc
demeurait. J’ai ensuite sombré dans une profonde affliction dont je n’arrivais pas
à m’extraire. La tristesse dans laquelle m’avait plongé la mort de mon père ne
m’a guère quitté durant le reste de mon séjour à Norwood, et cela s’est prolongé
encore pendant plusieurs semaines après mon retour à New York. Mon père a été
démobilisé avec un certificat de conduite honorable le 28 décembre 1918, et il
est immédiatement revenu à Norwood où il a repris ses consultations. Alors qu’il
était de retour à Norwood depuis moins de trois mois, il est tombé gravement
malade et a été emmené à l’hôpital Peter Bent Brigham de Boston où il est mort
dans la matinée du vendredi 28 mars 1919, à l’âge de cinquante-quatre ans. Et il
me faut maintenant préciser qu’il est mort d’une septicémie, c’est-à-dire d’un
empoisonnement du sang, ce qui était et demeure encore pour moi une étonnante
coïncidence. L’annonce de sa mort ne m’a pas du tout attristé. Pour moi, il était
déjà mort. Le jour où j’en serai à écrire mon autobiographie, j’y dirai tout
simplement que mon père est mort d’un empoisonnement du sang dans un
cantonnement militaire de l’Ohio durant la Première Guerre mondiale, et
j’insisterai pour que cela figure en ces termes dans tous les écrits de nature
biographique me concernant aussi longtemps que je serai en vie et en mesure
d’exercer un contrôle sur les choses de ce genre, car, en ce qui me concerne, la
fausse mort de mon père a été sa véritable mort. Je n’ai aucun doute là-dessus.
Pour ce qui est des autobiographies, des biographies et de l’histoire, j’ai compris
qu’en certaines occasions, les faits ne disent pas toujours vrai. Néanmoins, dans
ce récit, je présenterai uniquement ce qui, je me dois de l’admettre, a
effectivement et véritablement été la mort de mon père.”
La prose de Gould ressemblait beaucoup à son parler ; elle était figée, un peu
raide, en grande partie sans intérêt mais rehaussée ici ou là soit par un
commentaire surprenant, soit par une information, soit par une remarque
sarcastique, malveillante ou absurde. Elle était truffée de digressions ; certaines
de ces digressions en amenaient d’autres, et il y avait aussi des digressions à
l’intérieur de ces digressions. Le père de Gould appartenait à l’Église
universaliste, et il était aussi franc-maçon ; lors de son enterrement avaient donc
conjointement officié le pasteur de l’Église universaliste locale flanqué de son
bedeau, et le grand maître de la loge maçonnique du lieu. Gould décrivait la
partie universaliste de la cérémonie et passait ensuite à une analyse des
différences entre une messe de Pâques à laquelle il avait assisté en compagnie
d’un de ses amis, un étudiant albanais de Harvard, dans une église catholique
orthodoxe albanaise de Boston, et les messes de Pâques qu’il avait connues dans
les églises catholiques ; de là, il passait à un ragoût de viande bizarre mais
délicieux qu’il avait un jour dégusté dans un restaurant en sous-sol de Boston, un
établissement fréquenté par les ouvriers albanais d’une fabrique de chaussures,
où l’étudiant albanais l’avait emmené (“Ils disaient que c’était de l’agneau, et
c’en était peut-être, avait-il écrit, mais c’était plus probablement de la chèvre, ou
alors de la viande de cheval, non que j’aie une objection quelconque envers la
viande de chèvre ou de cheval, dans la mesure où j’ai fait l’expérience de
manger de la viande de chien chez les Indiens Chippewas, laquelle, soit dit en
passant, ressemble à celle de mouton, mais en un peu plus sucrée ; je dois
néanmoins signaler ici que manger de la viande de chien a une certaine
signification religieuse pour les Chippewas, et que l’on pourrait comparer cela à
la communion dans notre messe, ce qui signifie que son goût n’a, en lui-même,
pas grande importance” ) ; de là, il passait à une marmite destinée à la cuisson
des haricots qu’il avait un jour aperçue dans la vitrine d’un magasin d’antiquités
de la très chic Madison Avenue ; c’était exactement la même que celle qu’on
utilisait pour faire cuire les haricots dans la cuisine de la maison de Norwood
quand il était enfant. “En regardant cet objet abusivement estampillé ‘antiquité’,
écrivait-il, j’ai eu pour la première fois l’impression que je comprenais quelque
chose au temps.” Il se lançait ensuite dans une description de la partie
maçonnique des funérailles de son père pour s’égarer presque immédiatement
dans une digression sur la place qu’occupaient la franc-maçonnerie, les Elks et
les Woodmen of the World ainsi que d’autres ordres fraternels dans la vie
nocturne des petites villes, mais il s’interrompait à un moment donné pour faire
une digression secondaire à propos des assurances sur la vie. “Je me demande ce
que Lewis et Clark auraient pensé des assurances sur la vie”, écrivait-il dans
cette dernière digression. “Sans parler de Daniel Boone.” (Il avait barré d’un trait
“Sans parler de” et avait écrit “Et que dire de” juste au-dessus ; puis il avait barré
d’un trait “Et que dire de” et avait écrit “Et je ne mentionnerai même pas” encore
au-dessus ; ensuite, il avait également barré d’un trait “Et je ne mentionnerai
même pas” et, dans la marge, à côté de “Sans parler de”, avait ajouté “tel”.) Un
peu partout dans le cahier, il y avait des phrases qui n’avaient rien à voir avec le
reste, sans doute des pensées qui lui étaient venues alors qu’il écrivait et qu’il
avait aussitôt consignées afin de ne pas les oublier. Par exemple, dans le cours de
sa description de la messe pascale dans l’église albanaise, et sans aucun rapport
avec ce qui précédait ou suivait, on tombait sur cette phrase : “M. Osgood, le
professeur indien d’Armstrong, dans le Dakota du Nord, disait que le whisky
donnait des idées de meurtre aux Sioux alors qu’il mettait les Chippewas de
bonne humeur.”
Sur la couverture de l’autre cahier était calligraphié : “CETTE INSUPPORTABLE
HABITUDE DE LA TOMATE, UN DES CHAPITRES DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. Je
ne compris pas grand-chose à ce chapitre avant d’en avoir lu quelques morceaux
au hasard et réalisé qu’il s’agissait d’une parodie dont le but était de se moquer
des statistiques. Gould y soutenait qu’une mystérieuse maladie s’était abattue sur
le pays tout entier. “Elle est tellement mystérieuse que les médecins ne savent
même pas qu’elle existe, écrivait-il. Qui plus est, ils ne veulent pas en
reconnaître l’existence parce qu’elle est responsable d’un énorme pourcentage
des malheurs qui frappent l’espèce humaine, qui vont de l’acné aux accidents
d’automobile et des rhumes jusqu’aux vagues d’assassinats, dont ils rendent
directement ou indirectement responsables les microbes ou les virus ou les
allergies ou les névroses ou les psychoses, et que ce faisant ils s’enrichissent.”
Gould consacrait plusieurs pages à la description de la nature de cette maladie
avant d’affirmer qu’il en avait découvert la cause et qu’il était le seul à la
connaître. “Elle résulte de la consommation grandissante de tomates aussi bien
crues que cuites, sous forme de soupe, de sauce, de jus ou de ketchup, écrivait-il.
C’est pourquoi je lui ai donné le nom de solanacomanie. J’ai forgé cette
appellation à partir du mot solanaceae, nom latin de la famille des plantes
dicotylédones à laquelle appartient la tomate.” Pour la suite, Gould avait rempli
des pages et des pages de statistiques qui n’avaient aucun rapport entre elles ou
avec son sujet, et qu’il avait manifestement dû trouver dans les rubriques de
divers journaux traitant de la Bourse et de l’économie. “S’il apparaît que ceci est
vrai, écrivait-il après chacune de ces statistiques, cela doit être forcément vrai
aussi”, puis il ajoutait encore une nouvelle statistique. Il avait couvert vingt-huit
pages de ces diverses statistiques. “Et maintenant, écrivait-il pour conclure son
chapitre, j’espère bien avoir réussi à prouver, comme personnellement je le
pense, que la consommation de tomates par les mécaniciens de locomotive a été
responsable de cinquante-trois pour cent des accidents de chemin de fer qui se
sont produits sur le territoire des États-Unis au cours des sept dernières années.”
J’étais perplexe. Je ne voyais pas en quoi ces chapitres pouvaient avoir une
relation quelconque avec l’Histoire orale telle que Gould me l’avait décrite.
Toutes ces pages ne contenaient ni dialogues ni conversations et, à moins que
Gould ne les considère lui-même comme des monologues, il n’y avait rien d’oral
dans tout cela. Je me tournai alors vers les revues que Gould m’avait remises et
constatai que ses contributions étaient des articles brefs mais sans queue ni tête,
et que leur titre qui comportait un ou deux mots était suivi d’un sous-titre
indiquant qu’il s’agissait d’“un chapitre” ou d’“un extrait” de l’Histoire orale.
Sa contribution à The Exile avait pour titre “L’art”. Dans Broom, c’était
“Position sociale”. Il avait deux articles dans The Dial – “Mariage” et
“Civilisation” – et deux autres dans Pagany – “Folie” et “Liberté”. J’avais alors
lu une portion suffisante des écrits de Gould pour comprendre de quoi il
s’agissait. Ses contributions étaient des digressions extraites de chapitres de
l’Histoire orale par les rédacteurs de ces revues ou par Gould lui-même,
auxquelles on avait ajouté un titre. En d’autres termes, c’était toujours la même
chose. Je les lus d’un œil distrait jusqu’au moment où dans son texte intitulé
“Folie”, je tombai sur trois phrases qui émergeaient très clairement du lot. L’air
de rien, ces phrases, Gould les avait placées là par vanité, mais il me sembla
qu’avec elles, il en disait bien plus qu’il n’en avait eu l’intention. Au cours des
années qui devaient suivre, alors que je le connaissais mieux, elles me revinrent
à l’esprit un grand nombre de fois. C’étaient les dernières phrases d’un
paragraphe dans lequel il avait conclu qu’il doutait de la possibilité de diviser les
individus entre sains d’esprit et fous. “J’en arrivai à conclure que l’homme le
plus sain d’esprit est celui qui entrevoit avec la plus grande clarté le caractère
tragique de son isolement et s’attache à atteindre son but avec calme, écrivait-il.
Je suppose que je ressens ainsi les choses parce que j’ai un fantasme de
grandeur. Je crois que je me prends pour Joe Gould.”

*
* *
Le samedi 13 juin 1942 au soir, comme nous en étions convenus avec
Gould, je me rendis au Goody’s pour le retrouver. Le Goody’s (le propriétaire
s’appelait Goodman) se trouvait sur la Sixième Avenue, entre la 9e et la 10e Rue,
juste en face du tribunal de Jefferson Market. J’avais souvent remarqué
l’existence de cet endroit, mais c’était la première fois que j’y pénétrais. Comme
dans la plupart des bars de cette partie de la Sixième Avenue qui traverse
Greenwich Village, la salle du Goody’s était tout en longueur et d’aspect plutôt
sordide ; on se serait cru dans un tunnel bouché, un terrier, une grotte abritant
des chauves-souris, une tanière d’ours. Je devais apprendre par la suite qu’un
grand nombre de ceux qui fréquentaient l’endroit appartenaient à la bohème des
premiers temps du Village ; illustres à leur époque pour leurs extravagances, ils
n’étaient désormais plus que des hommes et des femmes d’un âge plus ou moins
avancé qui avaient sombré dans les profondeurs de l’alcoolisme. J’arrivai à neuf
heures, comme cela avait été entendu avec Gould, mais ne le voyant pas, j’allai
m’accouder au bar. “J’attends quelqu’un”, dis-je au barman qui me répondit
d’un haussement d’épaules. Au bout d’un moment, fatigué d’être debout, je
m’assis au bar. Tandis que perché sur mon tabouret, je scrutais l’obscurité de cet
antre depuis à peu près une demi-heure, quelque chose me revint à l’esprit ; il
s’agissait d’un avertissement proféré par un de ceux avec lesquels j’avais parlé
de Gould – en l’occurrence, un homme qui était à Harvard en même temps que
lui. “Une des choses à ne jamais oublier si vous devez avoir affaire à Gould,
c’est qu’on ne peut absolument pas compter sur lui. S’il est en principe prévu
qu’il doit se trouver à un endroit précis à une heure donnée, il peut aussi bien
arriver une ou deux heures en avance ou une ou deux heures en retard, se
présenter à l’heure pile ou pas du tout ; et souvenez-vous aussi que dans sa tête,
mardi peut très facilement se transformer en mercredi.” Aux alentours de dix
heures moins le quart, la sonnerie du téléphone retentit dans la cabine au bout du
bar. Un des clients y pénétra pour en ressortir quelques instants plus tard en
criant mon nom. Quand, tout étonné, je me levai, celui-ci me lança : “Joe Gould
veut vous parler.”
“Je suis désolé, je ne pourrai pas vous voir ce soir, me dit alors Gould d’une
voix rendue pâteuse par l’alcool. J’ai complètement oublié que je devais assister
à une réunion du Raven, le cercle de poésie. En fait, la réunion a déjà
commencé, mais je me suis esquivé pour me rendre à la cabine du drugstore d’à
côté et vous appeler ; en fait, je dois y retourner immédiatement. Je n’appartiens
pas à ce cercle ; ils ne veulent pas de moi – dès que quelqu’un prononce mon
nom, c’est une levée de boucliers – mais ils m’autorisent à assister à leurs
réunions, et ils me font de temps en temps une petite place dans leur programme.
Le cercle du Raven est la plus importante association de poètes du Village, et il
n’y a pas un seul vrai poète parmi tous ceux qui en sont membres. Si on mettait
ensemble ce qu’il y a de mieux chez chacun d’eux, cela ne ferait même pas un
barde de troisième ordre. Et ces gens-là s’imaginent qu’ils sont des poètes. Des
pseudo-poètes, oui. Des imitateurs d’imitateurs. Ils singent des mauvais poètes
qui ont eux-mêmes singé d’autres mauvais poètes. Ils m’insupportent et je les
insupporte, mais le pire c’est que je les aime bien, et j’aime bien leurs réunions
aussi. Ils sont tellement mauvais qu’ils en deviennent bons. Et puis, à la fin de
ces réunions, ils servent toujours du vin. Je dois également ajouter qu’il y a un
fort pourcentage de poétesses célibataires dans le lot, et un jour ou l’autre,
j’espère bien arriver à convertir une de ces dames à l’amour libre ou au mariage,
même si ce doit être une certaine grande perche toute maigrichonne qui a des
genoux cagneux et qui boit de l’eau mais que je surveille du coin de l’œil depuis
un certain temps : elle aurait, paraît-il, des revenus personnels, et elle écrit des
poèmes sur l’éternité de la mer ; elle a les cheveux coupés au carré, un long nez,
une pomme d’Adam, de la cendre de cigarette sur les genoux et des poils de chat
partout. ‘Roule, roule, mer éternelle’, récite-t-elle avec sa bonne vieille pomme
d’Adam qui n’arrête pas de monter et descendre. Mais la vraie raison pour
laquelle je ne voulais pas manquer la réunion de ce soir c’est que j’entrevois la
possibilité de m’amuser un peu à leurs dépens. Ce soir, c’est la Soirée de la
poésie religieuse, et j’ai réussi à les convaincre de m’inscrire à leur programme.
Je leur ai demandé de me laisser une petite place juste à la fin. Vous pouvez
vous imaginer le genre de poèmes religieux qu’ils sont capables d’écrire.
Mystiques ! Euphoriques ! Et tellement expressifs ! Avec des ‘Me semble-t-il’ et
des ‘Quoique’ dans un vers sur deux. Tenez, je vais vous réciter mon poème.
‘Ma religion’, de Joe Gould.

En hiver je suis bouddhiste


Et en été je suis nudiste.”
Gould partit dans un long gloussement. Il me demanda si j’avais lu les
chapitres de l’Histoire orale qu’il m’avait confiés. Je lui répondis que oui, qu’ils
étaient très différents de ce à quoi je m’attendais et que j’aimerais bien en lire
d’autres.
“La plus grande partie de l’Histoire orale est à l’abri dans un lieu tout à fait
inaccessible, me dit-il soudain avec sérieux. Mais j’ai laissé quelques chapitres
chez des gens un peu partout en ville, et ceux-là, je peux facilement y accéder. Je
vais vous dire. J’ai un vieil ami qui s’appelle Aaron Siskind, une espèce de
photographe documentariste d’avant-garde ; il a sa chambre noire dans
l’appartement où il vit, c’est juste au-dessus de la librairie d’occasion qui se
trouve au 102 de la Quatrième Avenue, et je dois bien avoir laissé six, sept, huit,
neuf, dix, peut-être bien une bonne douzaine de mes cahiers là-bas. Il sera chez
lui à cette heure – il travaille dans sa chambre noire la nuit – et c’est tout près de
l’endroit où vous vous trouvez. Pourquoi n’iriez-vous pas là-bas lire quelques
chapitres ? Ça ne le dérangera pas de vous les sortir. Et voyons-nous au Goody’s
demain soir. Je vous promets que cette fois j’y serai.”
L’appartement de Siskind était bien au-dessus de la Corner Bookshop, au
coin de la Quatrième Avenue et de la 11e Rue, en plein cœur du quartier des
librairies d’occasion. Un petit homme jovial au regard empli de scepticisme vint
m’ouvrir, et dès que je lui eus dit pourquoi j’étais là, il partit dans un grand éclat
de rire. “Mon Dieu ! me lança-t-il, vous n’avez rien de mieux à faire de votre
temps ?” Il m’entraîna néanmoins immédiatement dans le couloir de
l’appartement, ouvrit la porte d’un placard et s’accroupit pour mieux fouiller
parmi les chaussures et les cintres qui étaient tombés dans le fond, et retrouva
cinq cahiers d’écolier. “Joe s’est un peu égaré dans ses calculs, dit-il. Il n’y a ici
que cinq cahiers en ce moment.” Il tapota les couvertures pour en faire tomber la
poussière, me tendit les fascicules, et je m’assis pour en ouvrir un. Sur la
première page, on lisait en lettres soigneusement calligraphiées : “MORT DU
DR CLARKE STORER GOULD. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. Il
s’avéra que c’était une version différente de la maladie terminale, de la mort, des
funérailles et de la crémation du père de Gould. Si les faits concernant ces divers
moments étaient les mêmes que dans la version que j’avais pu lire
précédemment, ils étaient cette fois présentés d’une autre manière ; en revanche,
les digressions étaient totalement différentes. J’ouvris le deuxième cahier ; il
portait exactement le même titre : “MORT DU DR CLARKE STORER GOULD. UN
CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. J’avais sous les yeux une version
de plus des mêmes faits. Le titre du troisième cahier était “ROND COMME UNE
QUEUE DE PELLE, OU COMMENT J’AI MESURÉ LA TÊTE DE MILLE CINQ CENTS INDIENS
PAR UNE TEMPÉRATURE DE ZÉRO DEGRÉ. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE
GOULD”. C’était apparemment un récit du séjour de Gould dans les réserves
indiennes du Dakota du Nord. Le titre du quatrième cahier était “CETTE
INSUPPORTABLE HABITUDE DE LA TOMATE, OU ATTENTION ! ATTENTION ! À BAS LE
DR GALLUP ! UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. C’était une autre
version du chapitre sur les statistiques. Et le titre du cinquième cahier disait :
“MORT DE MA MÈRE. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. Celui-ci
était le plus court. Il ne comptait que onze pages et demie dont la plupart étaient
consacrées à une digression sur le cancer.
“Joe passe tous les trois ou quatre jours pour voir s’il peut m’extorquer un
peu d’argent, ce qu’il appelle une contribution au Fonds Joe Gould, et s’il se
trouve qu’il a terminé un de ses cahiers et qu’il l’a sur lui, il va jusqu’au placard
et le balance à l’intérieur, me confia Siskind tandis que je feuilletais les
différents cahiers qu’il venait de me remettre. Et c’est comme ça depuis un bon
moment. Il laisse ses cahiers dans ma penderie jusqu’à ce qu’il y en ait entre une
demi-douzaine et une douzaine, parfois un peu plus, parfois un peu moins, et
quand il en arrive là, un beau jour, il vient les récupérer ; il les met dans son
cartable et les emporte. Et puis avec le temps, il recommence à les entasser.
Avant, il me demandait de les lire, et je le faisais, mais plus maintenant. Il écrit
encore et toujours sur les mêmes sujets, et je crains d’avoir perdu toute curiosité
quant à la mort de son père ou de sa mère, sa hantise de la tomate, les Indiens du
Dakota du Nord et le reste. Il semble que ce soit un perfectionniste et qu’il soit
déterminé à écrire de nouvelles versions de chacun de ces sujets jusqu’à ce qu’il
en ait une qui soit absolument parfaite. L’hiver dernier, il est venu ici un jour où
il faisait très froid, il s’est assis près du radiateur et il a commencé à corriger et à
réviser un de ses cahiers. Il l’a relu de bout en bout une fois, en changeant un
mot ici ou là, et en raturant des phrases entières qu’il réécrivait à côté. Ensuite, il
l’a repris depuis le début et il a encore changé des mots et raturé d’autres
phrases. Et puis il a recommencé. Après cela, il a déchiré le cahier en petits
morceaux et il a tout jeté dans la corbeille à papier. ‘Bon sang, Joe, je lui ai dit,
tu l’as bien arrangé, celui-là. Tu as mis fin à son existence.’
— Quand il ramasse tous ses cahiers et qu’il les fourre dans son cartable, où
est-ce qu’il les emporte ? demandai-je.
— Il est toujours resté très vague sur le sujet, me répondit Siskind. Il n’en
parle pas beaucoup. Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais vraiment
compris pourquoi il les emporte. Je lui ai souvent dit qu’il peut les laisser ici
aussi longtemps qu’il le voudra, et qu’il peut même avoir le placard tout
entier pour lui tout seul si ça lui chante. Il est tellement perfectionniste. Je ne
serais pas surpris d’apprendre qu’il les déchire et les jette dans la première
poubelle qu’il trouve sur son chemin. Et après il recommence. Il repart de
zéro. Mais je suis persuadé qu’il doit avoir quelque part un endroit secret où
il entasse tout ça pour le mettre à l’abri.”

*
* *
Le lendemain soir, je suis retourné au Goody’s. Gould était installé à une
table en face du bar. Un verre de bière vide était posé devant lui. Il portait le
même costume de seersucker que lors de notre première rencontre, sauf que
celui-ci était maintenant beaucoup plus sale et qu’il avait une grande déchirure à
l’épaule gauche, comme si, à un moment donné, quelqu’un avait tiré avec colère
sur la manche et l’avait à moitié arrachée à hauteur de l’épaule. J’allai m’asseoir
à ses côtés et lui rendis les revues ainsi que les cahiers d’écolier qu’il m’avait
remis en le remerciant de m’avoir donné l’occasion de les lire.
“Vous avez été déçu, me dit-il d’un ton de reproche.
— Pas du tout, répondis-je.
— Si, reprit-il. Je le sens.
— Pour être tout à fait honnête, lui dis-je alors, c’est vrai. À vous entendre,
j’avais cru comprendre que l’Histoire orale était surtout faite de
conversations, mais il n’y a pas de dialogues dans les chapitres que vous
m’avez remis ni dans ceux que j’ai trouvés chez Siskind.”
Gould leva les bras au ciel. “Bien sûr que non, dit-il. Il y a deux sortes de
chapitres dans l’Histoire orale – les chapitres d’analyse et les chapitres oraux où
je rapporte les paroles des autres. Il se trouve que ceux que vous avez lus sont
des chapitres d’analyse, j’appelle cela des études.”
Cette dernière remarque clarifia instantanément les questions que je me
posais sur cette Histoire orale ; elle expliquait tout, semblait-il. J’emportai alors
le verre de bière vide de Gould jusqu’au bar et le fis remplir. Puis je lui expliquai
en m’asseyant que j’aimerais bien lire quelques-uns de ses chapitres oraux.
“Mon Dieu, lâcha-t-il, maintenant que nous en sommes là, il y a quelque
chose que je dois vous dire à propos de l’Histoire orale – cela concerne l’endroit
où elle se trouve actuellement. J’avais espéré ne pas avoir à le faire, mais je me
rends compte maintenant que, de toute façon, j’aurais tôt ou tard été obligé d’en
parler à ceux qui s’y intéressent.” Il fronça les sourcils, leva les yeux au plafond
et caressa son menton couvert de barbe comme s’il essayait de réfléchir à la
manière la plus simple de dire quelque chose d’extrêmement complexe. “Bien,
dit-il, pour remonter un peu en arrière, je connais une femme qui était autrefois
employée à la bibliothèque municipale, la grande, celle de Bryant Park ; quand
elle a pris sa retraite, il y a plusieurs années de cela, elle a acheté un élevage de
poules et de canards à Long Island, et l’an dernier, elle m’a invité là-bas pour la
fête de Thanksgiving. Je ne vais pas vous donner son nom ni vous dire
exactement où se trouve sa ferme, il est inutile de me poser des questions là-
dessus. C’est un endroit très isolé, au bout d’un chemin de terre. La gare la plus
proche est celle de Huntington. Il y a là deux maisons. La première est une sorte
de chalet en bois ; un fermier d’origine polonaise et sa femme y habitent et c’est
eux qui s’occupent des canards et des poules. L’autre est une vieille maison de
pierre, et mon amie y vit avec une de ses nièces. Mon amie m’a fait visiter sa
maison, y compris le sous-sol. Et ce sous-sol était bien chauffé, il était très
agréable, pas du tout humide, avec des murs blanchis à la chaux, et il a été divisé
en quatre pièces, une grande et trois petites. Les petites pièces ont été conçues
comme des espaces de rangement, elles ont des grosses portes bien solides. Et
ces portes ferment à clé, elles ont des vraies serrures, pas des cadenas. Alors, au
début du mois de janvier de cette année, à peu près un mois et demi après cette
visite que je lui ai faite, un de mes amis peintres m’a dit qu’un marchand d’art
lui avait confié que le Metropolitan Museum allait déménager une bonne partie
de ses tableaux les plus précieux à l’extérieur de la ville pour toute la durée de la
guerre afin de les entreposer dans un endroit à l’épreuve des bombes, je me suis
donc dit qu’il fallait que moi aussi je fasse quelque chose et que je devais
m’occuper de mettre en sûreté mon Histoire orale. J’ai immédiatement pensé à
ces petites pièces du sous-sol de la maison de mon amie ; il m’a semblé que
l’une d’elles serait un endroit idéal pour mon Histoire orale. J’ai donc écrit à
mon amie pour lui demander si c’était possible. Au début, mon idée ne lui a pas
beaucoup plu – elle ne voulait pas de cette responsabilité –, mais je lui ai envoyé
une autre lettre où je lui disais qu’une bonne bibliothécaire comme elle devait
comprendre l’importance pour la postérité de ce que je lui demandais en
l’assurant que les générations à venir lui en seraient reconnaissantes et la
béniraient, si bien qu’elle a fini par m’envoyer une lettre dans laquelle elle me
disait de réunir mes cahiers, de les envelopper dans deux épaisseurs de toile cirée
et d’attacher le tout avec de la ficelle – en d’autres termes de bien les emballer.
Ce que j’ai fait, et le dimanche suivant, elle est venue jusqu’ici en voiture avec
sa nièce pour prendre livraison du colis ; elles l’ont emporté et l’ont entreposé
dans le sous-sol. C’est donc là que se trouve le paquet. Mais si vous me donnez
de quoi faire un aller-retour à Huntington en train ainsi que l’aller-retour en taxi
de la gare à chez elle en y ajoutant un peu d’argent pour lui offrir une boîte de
bonbons, je suis prêt à me rendre là-bas au début de la semaine prochaine ;
j’ouvrirai le paquet et je choisirai une bonne vingtaine de chapitres – des
chapitres oraux – et je vous les apporterai.”
Nous avons calculé le montant qu’il lui fallait pour ce voyage et je lui ai
donné l’argent.
Il a pris son temps avant de se décider à faire le voyage. Je ne l’ai vu que le
jeudi suivant quand il est passé au bureau me dire qu’il s’était rendu à la ferme
de son amie la veille mais n’avait pas été en mesure de rapporter son Histoire
orale. “Mon amie n’était pas chez elle, me dit-il. D’après sa nièce, elle est partie
depuis deux mois. Elle est en Floride. Elle a un frère, un professeur d’anglais à la
retraite qui est célibataire et qui passe l’hiver à St. Augustine, mais il y a quelque
temps, aux alentours de la mi-avril, il a eu une attaque. Comme elle est très
proche de son frère, elle est descendue là-bas pour s’occuper de lui. Et juste
avant de partir, elle a fermé à clé presque toute la maison, y compris les trois
pièces du sous-sol, et elle a emporté les clés. J’étais très embêté, j’ai supplié sa
nièce de lui écrire immédiatement pour lui demander de renvoyer la clé de la
pièce dans laquelle est entreposée l’Histoire orale. ‘Vous n’avez qu’à lui écrire
vous-même, m’a répondu la nièce. Je n’ai rien à voir dans cette histoire.’ Je me
suis alors dit qu’il était peut-être plus sage de lui téléphoner ; sa nièce m’a donné
le numéro de l’endroit où elle se trouve, et je vous serais très reconnaissant si
vous pouviez me donner l’argent pour l’appeler.”
Je lui ai dit que je pouvais m’arranger pour qu’il l’appelle sur-le-champ en
passant par le standard du bureau.
“Ce serait parfait, me répondit-il, sauf qu’en principe, je ne dois pas la
déranger pendant la journée. La nièce m’a expliqué que je ne devais l’appeler
que le soir, parce que dans la journée, elle est à l’hôpital. Si vous me donnez le
compte juste, avec l’argent je l’appelle ce soir depuis la cabine du Goody’s.”
Le lendemain matin, Gould me téléphona peu de temps après mon arrivée au
bureau pour m’informer qu’il avait appelé son amie à plusieurs reprises, des
appels avec préavis, et qu’il avait réussi à la joindre aux alentours de minuit.
“Elle doit être épuisée et à bout de nerfs, me dit-il, parce qu’elle m’a assez mal
reçu. Elle m’a rappelé qu’au moment où elle avait accepté d’entreposer
l’Histoire orale chez elle, il avait été très clairement entendu qu’il était hors de
question que je passe mon temps à aller reprendre des chapitres ou en ajouter, et
que les choses devraient rester en l’état pour toute la durée de la guerre. ‘Tu
voulais la mettre en lieu sûr, m’a-t-elle dit, et cet endroit est effectivement très
sûr, alors calme-toi.’ Je lui ai demandé quand elle pensait revenir, mais sa
réponse m’a plutôt refroidi. ‘Plusieurs semaines, sans doute, ou plusieurs mois,
peut-être même plusieurs années. Et en attendant, arrête de me casser les pieds
avec tout ça.’ J’ai essayé de la raisonner un peu, mais à ce moment-là, elle a
raccroché.
— Ça changerait quelque chose si c’est moi qui l’appelle ? lui demandai-je.
— Dès qu’elle aura compris pourquoi vous lui téléphonez, elle vous
raccrochera au nez”, me répondit Gould.
Toute cette histoire me mettait dans l’embarras. Depuis ma première
rencontre avec Gould, j’étais entré en contact avec ses amis comme ses ennemis,
et nous avions parlé de lui. La plupart de ces personnes connaissaient Gould
depuis longtemps ; elles versaient régulièrement leur écot au Fonds Joe Gould,
ou elles l’avaient fait par le passé. En fait, plusieurs d’entre elles – le poète E. E.
Cummings, le romancier Slater Brown, le biographe M. R. Werner, le poète
Orrick Johns, le poète et romancier Kenneth Fearing, le critique littéraire
Malcolm Cowley, Barney Gallant, qui était propriétaire du night-club du Village
qui portait son nom, et Max Gordon, qui était propriétaire du Village Vanguard,
un autre night-club du Village – lui donnaient une pièce, voire un dollar ou deux
une à deux fois par semaine depuis vingt ans. Chaque personne que je voyais
m’indiquait le nom de quelqu’un d’autre, et j’avais ainsi rencontré une quinzaine
de ses connaissances et parlé au téléphone avec une quinzaine d’autres. Tous
avaient accepté, parfois avec empressement, de me dire ce qu’ils savaient de
Gould ; j’avais donc ainsi pu récolter plusieurs anecdotes en même temps qu’un
bon nombre de renseignements biographiques sur lui. J’avais lu dans les archives
des journaux tous les articles qui le concernaient. (Le plus ancien que j’avais pu
trouver remontait au 2 mars 1934 et avait été publié dans le Herald Tribune.
Gould disait au journaliste que l’Histoire orale comptait alors 7 300 000 mots.
Dans une autre coupure du Herald Tribune du 10 avril 1937, il affirmait que
l’Histoire orale avait désormais atteint les 8 800 000 mots. Dans un article de
PM daté du 24 août 1941, Gould était décrit comme “l’auteur d’un livre qui le
dépasse par la taille. La pile de pages du manuscrit de l’Histoire orale fait deux
mètres treize de haut, disait le magazine, alors que Gould mesure un mètre
soixante-cinq”.) Sur le conseil d’un de ses anciens condisciples, je m’étais rendu
à la bibliothèque du Harvard Club et j’avais fouiné dans les comptes rendus de
sa promotion – celle de 1911 – à la recherche de références le concernant.
J’avais passé une journée entière dans une des salles de la bibliothèque
municipale réservée aux recherches historiques où j’avais eu la possibilité de
consulter les arbres généalogiques des familles de Nouvelle-Angleterre ainsi que
divers écrits concernant les villes et les campagnes alentour afin de recueillir des
renseignements sur ses ancêtres et les divers liens familiaux qui les liaient ;
j’avais ainsi été en mesure d’établir que la plupart de ce qu’il m’avait dit sur eux
était vrai. Mais il me manquait encore une chose, et elle me paraissait
essentielle : je devais avoir accès à la partie orale de l’Histoire. J’avais bien
compris que son Histoire orale était la raison de vivre de Gould, mais j’étais
dans l’incapacité d’en citer certains passages ou d’en donner une description de
première main, je ne voyais pas comment j’aurais pu faire son portrait. Je
pouvais remettre l’écriture de ce portrait dans le temps jusqu’à ce que son amie
soit revenue de Floride et que Gould ait eu accès au sous-sol de sa maison, mais
l’expérience m’avait appris que remettre à plus tard les projets de ce genre
revenait à les condamner à mort ; je savais très bien que l’intérêt que je lui
portais faiblirait aussitôt que je serais passé à autre chose, et qu’avant longtemps
le simple fait de laisser ainsi les choses en suspens finirait par m’en détourner.
De plus, je commençais à avoir des doutes sur Gould ; j’avais compris depuis
peu que, pour une raison quelconque inconnue de moi, il ne voulait pas me
donner à voir cette partie-là de l’Histoire orale, et qu’une fois cette brave femme
revenue, de nouvelles difficultés pourraient fort opportunément surgir. Je décidai
donc sur un coup de tête que la meilleure chose à faire était d’abandonner le
projet sans plus attendre afin de passer aussi vite que possible à autre chose.
“Je suis désolé, monsieur Gould, lui dis-je, mais je crois qu’il vaut mieux
laisser tomber toute cette affaire.
— Oh, mais non, s’alarma-t-il aussitôt. Attendez, j’ai une mémoire tout à fait
anormale et très particulière. En fait, on m’a souvent assuré que je souffrais
probablement d’hypermnésie ; je me souviens absolument de tout dans les
moindres détails. J’ai égaré à plusieurs reprises certains passages de
l’Histoire orale et je suis arrivé par la suite à les reconstituer entièrement.
Une fois, j’ai perdu un chapitre complet, mais après l’avoir reconstitué, j’ai
retrouvé le cahier que je croyais perdu, eh bien, j’ai pu alors constater qu’un
bon nombre de pages des deux cahiers étaient pratiquement identiques,
presque mot pour mot. Si vous le voulez, nous pouvons nous voir au
Goody’s ce soir, et je vous réciterai plusieurs chapitres de mon Histoire
orale. Je vous en réciterai des dizaines. Et si vous avez assez de patience, je
vous en réciterai même des centaines. Vous pourrez alors vous faire une
aussi bonne idée de la partie orale de l’Histoire orale que si vous l’aviez lue.
Et si on prend en compte la qualité de mon écriture, vous en aurez peut-être
même une meilleure idée.”
Ce soir-là, vers huit heures, je m’assis avec Gould à une table dans le fond
du Goody’s. Il commença par boire deux doubles martini-gin en me disant qu’il
le faisait dans un but bien précis. “Je me suis rendu compte que le gin amorce la
pompe de la mémoire”, me dit-il. Puis il se mit à me raconter la vie d’un homme
qu’il croisait autrefois de temps en temps dans les asiles de nuit, une espèce de
fanatique religieux qu’on appelait le Bedeau, et il me raconta tout à la première
personne, exactement comme le Bedeau le lui avait raconté. Le Bedeau était un
homme assez sombre qui buvait par crises. C’était un de ces rétrogrades qui
appartenait à une secte schismatique luthérienne quelconque, et il était persuadé
d’avoir perdu son âme ; il avait découvert dans la Bible des indices sur la date
exacte – l’année, le mois, le jour et l’heure – de la fin du monde, et la nuit, il
avait souvent des visions. Un soir d’été, par exemple, alors qu’il était assis dans
l’entrée d’un immeuble de Great Jones Street, non loin de la Bowery, il avait
senti une odeur de soufre ; il avait donc levé les yeux et vu passer le diable en
même temps que la chaleur de l’enfer qui émanait de cette apparition l’avait
enveloppé. Plus tard, au cours de cette même nuit, il avait vu deux sirènes dans
l’East River. Elles batifolaient au clair de lune, non loin du quai no 26, à la
hauteur de Catharine Street. “Elles n’étaient pas exactement mi-femmes, mi-
poissons avait-il expliqué à Gould, mais plutôt mi-femmes, mi-serpents. En me
voyant assis sur le quai en train de les observer, elles ont tendu les bras vers moi
et ont commencé à se tortiller et à faire certains autres gestes destinés à m’attirer,
mais si je les avais rejointes, elles se seraient enroulées autour de moi et
m’auraient entraîné au fond des eaux.”
Gould passa à peu près une heure à me conter les visions et les tourments du
Bedeau. Puis, après avoir avalé un autre double martini-gin, il me cita quelques
remarques recueillies de la bouche d’une vieille Hongroise particulièrement
triste que tout le monde appelait la Vieille Budapest, ou plus exactement Buda la
Vieille Peste, qui passait autrefois son temps dans les bars de la Troisième
Avenue du côté de Cooper Square où elle parlait sans fin à quiconque voulait
bien l’écouter. Gould ajouta qu’il avait rempli plusieurs de ses cahiers avec ce
qu’elle racontait. La Vieille Budapest avait été trois fois mariée et trois fois
veuve ; elle avait eu partie liée avec le commerce de la drogue par
l’intermédiaire d’un de ses maris ; elle avait été tenancière d’une maison close,
ou, comme elle le disait, “gérante d’une maison de chambres meublées à
Brooklyn, dans le quartier des chantiers navals” ; et elle avait fini comme
employée dans les cuisines d’un hôpital municipal. Son discours était en grande
partie fait de la description des terribles situations dans lesquelles elle s’était
retrouvée ou dont elle avait été témoin, doublée des réflexions que cela lui avait
inspirées. Gould récita au mot près quelques-uns des soliloques de cette femme,
en paraphrasa et en résuma d’autres. Quand il en eut fini avec la Vieille
Budapest, il avala un quatrième martini-gin – pas un double cette fois –, puis il
s’en fit servir un autre mais décida de ne pas le boire entièrement. Au lieu de
cela, il se commanda une pinte de bière et la but, puis il se commanda un demi et
le but. Quand il en eut fini avec ces libations, il commença à me parler d’une
gargote où il avait, disait-il, passé beaucoup de temps au début des années 1930.
L’endroit s’appelait Frenchy’s Coffee Pot ; il se trouvait dans la Première
Avenue, non loin de la 29e Rue, juste en face du pavillon d’anatomopathologie
de l’hôpital Bellevue qui abritait également la morgue municipale ; cet
établissement restait ouvert jusqu’à deux heures du matin pour rouvrir à six
heures, et il était fréquenté par les infirmiers, les infirmières, les internes, les
garçons et les filles de salle, les chauffeurs d’ambulance, le personnel de la
morgue, les élèves de l’école d’embaumement ainsi que d’autres personnes qui
travaillaient à l’hôpital ou à la morgue. Chaque fois qu’il le pouvait, précisa
Gould, il engageait la conversation avec les clients de cet établissement, et il
commença alors à me citer certaines des choses que ces gens-là lui avaient dites.
“Cette section-là de l’Histoire orale est assez saignante, me souffla-t-il. Elle
s’intitule ‘Bruits de l’escalier de service de l’hôpital Bellevue’ et elle est divisée
en plusieurs parties qui portent des titres tels que ‘Opérations et amputations
spectaculaires’, ‘Morts horribles’, ‘Médecins sadiques’, ‘Médecins alcooliques’,
‘Médecins sous l’emprise de la drogue’, ‘Médecins coureurs de jupons’,
‘Tumeurs géantes, etc.’ et ‘Choses étranges rencontrées lors des autopsies’.”
Puis, après m’avoir cité de longs passages de chacun de ces chapitres sur
Bellevue, Gould commanda un autre demi qu’il avala d’un trait ; il m’informa
ensuite qu’il allait pendant un bref moment me citer des passages de la partie la
plus longue et la plus importante de l’Histoire orale. Il avait choisi pour titre de
cette partie-là “De l’infini discours de la Bourgitude”, m’annonça-t-il. Elle
concernait le Village et comptait approximativement soixante-quinze cahiers. “Il
y a là-dedans, me dit-il, une quantité énorme de monologues, de conversations et
de polémiques qu’il m’a été donné d’entendre dans le Village, et ce sur une
grande variété de sujets de nature artistique, littéraire, politique, théologique et
sexuelle. Tout cela sera très précieux pour les spécialistes d’histoire sociale dans
les siècles à venir ; mais la chose la plus importante ce sont les bavardages qui
s’y trouvent – les propos que les gens du Village ont échangés sur les uns et les
autres dans le dos des uns et des autres pendant les années 1920 et 1930. Comme
j’en fais mention quelque part dans mon introduction à cette partie-là, longue
elle-même, de neuf cahiers : ‘Bavardages venimeux, odieux et fielleux. Perfidie,
jalousie, luxure et amertume de la quarantaine.’ Vous pouvez m’interroger sur à
peu près tous ceux qui ont fréquenté le Village au cours du dernier quart de
siècle, et j’aurai sans doute quelque chose sur lui ou elle dans cette partie-là de
l’Histoire – et ce sera forcément de l’ordre du détestable. Néanmoins, cependant,
toutefois, quoi qu’il en soit et ce nonobstant, ajouta-t-il en sautant soudain sur
ses pieds, je vous prie de m’excuser un instant.”
J’étais si occupé à prendre des notes que je n’avais pas levé les yeux depuis
un bon moment, et quand je le fis enfin, je constatai que Gould était ivre, ou en
bonne voie de l’être. Il avait le regard vide et me fixait de ses yeux écarquillés
comme s’il me voyait pour la première fois. J’en fus surpris car il m’avait
pendant tout ce temps tenu des propos tout à fait cohérents d’une voix
parfaitement claire. “Je reviens tout de suite”, me lança-t-il alors. Il se décolla de
la table et partit dans l’allée d’un pas de côté. Puis, se reprenant, il parvint à
gagner les toilettes en traînant les pieds avec précaution et les bras tendus devant
lui afin de garder son équilibre ; on aurait dit un vieillard affaibli au plus haut
point.
À son retour, je lui fis savoir que je craignais qu’il ne soit fatigué de parler ;
je lui proposai donc d’en rester là et de nous revoir le lendemain soir. Il fit non
de la tête avec vigueur. “Je ne suis absolument pas fatigué !” se récria-t-il. Je
refermai mon carnet et commençai à le mettre dans ma poche. “C’est vous qui
êtes fatigué”, me dit-il en tendant le bras pour m’attraper par la manche. Restez
donc encore un peu, je tiens à vous raconter quelque chose en rapport avec ma
mère. Je ne vous ai pas beaucoup parlé d’elle l’autre jour au restaurant, et je
pense que le moment est venu de le faire. Il est inutile de prendre des notes.
Contentez-vous d’écouter.”
Sa mère avait été une bonne mère, me dit-il, sauf sur un point. Elle ne l’avait
jamais traité en adulte. Quand il était à Harvard, et même par la suite alors qu’il
vivait à New York depuis plusieurs années, qu’il avait acquis une certaine
notoriété dans le monde de la bohème, et qu’il s’était laissé pousser la barbe, elle
lui envoyait de temps en temps des paquets de ces bonbons bon marché qu’on
appelle Noyaux de pêche car il en était friand lorsqu’il était enfant. C’était bien
elle, ça, ajouta-t-il. “Quand j’étais petit, ma mère a fait une chose que je ne
pourrai jamais ni lui pardonner ni effacer de ma mémoire, continua-t-il. Vous
trouverez peut-être cet incident tout à fait trivial, et vous pourriez croire qu’il
s’agit de quelque chose qui ne mérite pas qu’on s’y arrête, mais je dois y avoir
repensé un bon millier de fois. C’était le soir, après le dîner, et nous étions assis
dans le salon de notre maison de Norwood. Je faisais mes devoirs quand, à un
moment donné, en relevant la tête, j’ai vu qu’elle me regardait, apparemment
depuis un certain temps, et que ses joues étaient couvertes de larmes. ‘Mon
pauvre garçon’, me dit-elle alors.” Les yeux de Gould lançaient des éclairs. Il se
tut pendant un long moment. Puis il oublia sa mère et se mit à parler de son père.
Cela le stimulait ; il semblait ne jamais pouvoir s’arrêter. Son père avait une
grande admiration pour tout ce qui touchait au chemin de fer, me dit-il. Il
collectionnait les horaires et les photos de trains. Norwood était sur une ligne
secondaire de ce qui était alors la compagnie New England Railroad et qui est
maintenant devenue la New York, New Haven & Hartford, et son père avait été
en son temps agréé par les chemins de fer ; il était membre de l’International
Association of Railway Surgeons. “Un soir, me confia Gould, mon père posa son
journal de côté, c’était le Boston Evening Transcript, ça, on peut en être sûr, et il
nous annonça qu’il partait à Boston le lendemain matin pour voir la nouvelle
locomotive dont la compagnie venait de se doter, puis il ajouta qu’il
m’emmenait. Je devais avoir neuf ou dix ans à ce moment-là, c’était bien avant
qu’il ait abandonné tout espoir quant à mon avenir, dirons-nous, et ça a été un
des jours les plus heureux de ma vie. Nous nous sommes levés avant le soleil et
nous avons pris notre petit déjeuner ensemble, puis nous sommes partis par un
des premiers trains, et nous nous sommes ensuite attablés au restaurant de la gare
de Boston où nous avons pris un second petit déjeuner. Un café et un roulé à la
cannelle pour lui, et un chocolat chaud et un roulé à la cannelle pour moi. Puis
nous nous sommes rendus aux ateliers. Une foule d’employés de la compagnie
se pressaient autour de la locomotive ; tous la regardaient avec admiration, et
mon père connaissait l’un d’eux. ‘Comment allez-vous, monsieur Dehanty, lui
dit-il. Je vous présente mon fils Joseph.’”
Gould était tellement ému par ce souvenir que sa voix se brisa et ses yeux se
remplirent de larmes au point qu’il fut incapable de continuer. Quelques instants
plus tard, alors qu’il s’essuyait les yeux avec une serviette en papier et qu’il
essayait de se reprendre, un des clients qui était debout devant le bar s’approcha
de lui ; c’était une de ses vieilles connaissances de l’époque de la bohème. “Je
sais ce que tu ressens, Joe, lui dit ce dernier. Ça a vraiment été un choc.” Gould
le fixa sans comprendre. “Quand je l’ai appris.” “Appris quoi ?” lui demanda
Gould. “Bob”, lui répondit son interlocuteur. Puis, regardant Gould de plus près,
et se rendant compte qu’il ne comprenait pas de quoi il lui parlait, l’homme
l’informa qu’un dénommé Bob Je-ne-sais-quoi (je ne parvins pas à saisir son
nom), qui était lui aussi, manifestement, un ancien de la grande époque du
Village et ami des deux hommes, était tombé tout d’un coup de son tabouret
alors qu’il était assis au bar du Goody’s ; on l’avait emmené à l’hôpital
St. Vincent où, d’après le coup de téléphone que le barman avait presque aussitôt
reçu, il était mort très peu de temps après son arrivée. Gould fut visiblement ravi
d’apprendre cette nouvelle. “Eh bien, commença-t-il, je dois dire que tout cela
est vraiment admirable de la part de Bob. C’est peut-être même la chose la plus
admirable qu’il ait jamais faite.” L’autre ne savait plus quoi en penser, mais un
instant plus tard, son visage s’éclaira et il se mit à rire de bon cœur. “Ce pauvre
vieux Bob”, lança Gould soudain radouci. Puis ils partirent tous les deux dans
une très intense et très sérieuse discussion sur l’âge de Bob – avait-il dépassé les
soixante-dix ans ? Seulement les soixante ? – et je saisis alors cette occasion
pour leur souhaiter une bonne nuit et m’esquiver.
Le lendemain soir, j’ai revu Gould au Goody’s. Nous nous sommes
retrouvés à six heures et je l’ai écouté parler jusqu’à minuit. Nous avons sauté le
soir d’après qui était un dimanche. Le lundi soir, nous nous sommes vus à six
heures, et je l’ai encore une fois écouté parler jusqu’à minuit. J’avais cru que
nous devions nous revoir le mardi soir à huit heures, mais en arrivant au
Goody’s à l’heure dite, je compris que je n’avais pas été suffisamment clair, et il
m’attendait depuis six heures. Il était tellement désireux de parler que cela l’avait
plongé dans un état de grande agitation. Afin de m’excuser, je l’ai écouté parler
jusqu’à quatre heures du matin. Je l’ai revu le mercredi soir, jeudi soir et aussi
vendredi soir. Toutes nos rencontres se déroulaient de manière invariable. Gould
me citait des textes de l’Histoire orale tandis que le gin et la bière faisaient leur
œuvre, puis il perdait tout intérêt pour l’Histoire orale et me parlait de plus en
plus de lui jusqu’à ce que la conversation n’ait plus pour sujet que sa propre
personne. Il semblait penser qu’aucun détail de sa vie n’était trop trivial pour
être mentionné. Il me parla de la première fois qu’il avait pêché un poisson ainsi
que de son opération des végétations, il me raconta en riant des anecdotes idiotes
sur sa famille, et il me rapporta sans omettre le moindre détail les conversations
qu’il avait eues avec ses amis d’enfance sur les mystères du monde des adultes.
Un soir, il me fit remarquer qu’il portait plusieurs cicatrices aux joues et au
front, et il me raconta l’histoire qu’il y avait derrière chacune d’elles ; je me
souviens que deux de celles qu’il avait au front étaient dues à l’explosion d’un
bocal de conserve de tomates préparées par sa mère. Une autre fois, tard dans la
nuit, il s’arrêta un instant pour me demander si j’en avais assez de l’écouter. Par
politesse, je voulus lui dire “Mais non, pas du tout !”, sauf que la fatigue me
poussa à être franc, et je lui répondis que oui. Cela le fit ricaner, et il me dit que
certes, il me plaignait, mais que cela faisait des années qu’il attendait de pouvoir
parler de lui en entrant vraiment dans tous les détails, et maintenant qu’il en
avait l’occasion, il allait en tirer tout le parti qu’il pouvait. “Dans la mesure où
vous allez écrire sur moi, ajouta-t-il, vous ne pouvez pas m’en empêcher – vous
avez le devoir de m’écouter, cela fait partie de votre travail.”
Après la séance du vendredi, longue de dix heures – elle avait commencé à
six heures du soir et s’était terminée à quatre heures du matin –, je décidai que
j’avais désormais une bonne connaissance d’un nombre suffisant de chapitres
représentatifs de l’Histoire orale, que ça allait bien comme ça, et que je ne
l’écouterais plus même s’il venait manifestement à peine de commencer et
pouvait continuer pendant des semaines ; par manque d’endurance, je n’arrivais
tout simplement plus à tenir la distance. J’essayai de le lui dire, mais je me
surpris à hésiter et à bredouiller, si bien qu’il me coupa. “Si vous essayez de me
dire que vous ne désirez pas en entendre plus, me lança-t-il avec une pointe de
colère, il est inutile de vous excuser. Je me rends parfaitement compte que je
parle trop.”
Le lundi suivant, qui était le 29 juin, je me mis à la rédaction de mon portrait
de Gould. Le mardi, aux alentours de midi, Gould m’appela pour me dire qu’il
s’inquiétait des faits qu’il m’avait confiés concernant l’histoire de sa famille, et
qu’il voulait venir à mon bureau pour me les commenter. Certaines subtilités
étaient en jeu et je risquais de ne pas bien les saisir, ajouta-t-il, dans la mesure où
lui venait de Nouvelle-Angleterre et moi pas. Il monta à mon bureau et y resta
jusque tard dans l’après-midi sans se livrer toutefois au moindre commentaire de
quelque fait que ce fût ; il me parla tout simplement un peu plus de lui. Le
mercredi matin à la première heure, il me téléphona pour me dire qu’il avait
passé la majeure partie de la nuit à se repasser nos conversations dans la tête ; et
il avait été choqué de découvrir qu’il avait oublié de me communiquer un grand
nombre de choses particulièrement importantes. Il ajouta qu’il désirait passer me
voir afin de me donner ces informations supplémentaires. Je lui répondis que je
croulais sous la masse d’informations que j’avais déjà, que je ne savais plus où
j’en étais et que je suffoquais sous l’avalanche ; je le suppliai donc de ne rien me
dire de plus tant que je n’aurais pas fini d’écrire le premier jet de son portrait et
qu’il l’ait lu. Il pourrait alors me dire s’il y avait des manques. Au milieu de la
matinée de jeudi, la réceptionniste vint m’informer qu’il était en bas et désirait
me voir. “Il dit que c’est très important”, ajouta-t-elle. Je lui demandai de lui
faire savoir que j’étais parti à un enterrement. Il resta assis à la réception pendant
à peu près une heure, puis il laissa à la réceptionniste un mot pour moi et s’en
alla. “Je crois me souvenir vous avoir indiqué que, dans l’Histoire orale, la
partie concernant Greenwich Village s’intitulait ‘De l’infini discours de la
Bourgitude’, avait-il écrit. Après y avoir longuement réfléchi, j’ai décidé de
changer de titre, et il m’est apparu que je devais immédiatement vous informer
de cette décision. Le nouveau titre est ‘La maison sans barreaux des cafards, ou
Descentes de jour et descentes de nuit dans le monde intellectuel souterrain de
notre temps’. Gardez cela à l’esprit s’il vous plaît, si toutefois vous deviez faire
référence à cette partie-là de l’H. O.” Il téléphona le vendredi et je lui mentis. Je
lui dis que je partais en vacances et serais absent pendant deux semaines. Au
cours de ces deux semaines, j’arrivais très tôt à mon bureau et ne le quittais que
tard dans la soirée. Je ne fus plus interrompu et pus finir d’écrire le portrait.
Ensuite, je partis vraiment en vacances.
Au début du mois d’août, peu de temps après mon retour, Gould me
téléphona. Le portrait était alors entre les mains des correcteurs et je lui proposai
de venir à mon bureau pour le lire. Il le parcourut lentement avec beaucoup de
soin, puis il me fit savoir qu’il en était content. “Y a-t-il dedans quelque chose
que vous désirez que je change ?” lui demandai-je. “Pas un seul mot”, me
répondit-il. Le lendemain, il revint me dire qu’à son avis, le paragraphe où il
était question de tout ce qu’il savait sur les mouettes devrait être bien plus long.
“Les gens voudront en savoir plus là-dessus”, me dit-il. Deux jours plus tard, il
revint me voir avec une suggestion similaire à propos d’autre chose encore.
Trois jours après cette dernière visite, il revint à la charge avec une suggestion
similaire à propos d’un autre paragraphe. Il prit l’habitude de passer au moins
une fois par semaine afin d’essayer de me convaincre d’ajouter une phrase ici ou
un paragraphe là. Il n’essaya jamais de me faire changer quoi que ce soit ; il
voulait juste que j’en ajoute. La plupart des jours où il ne venait pas me voir, il
m’appelait. Le simple son de sa voix commença à m’agacer.
*
* *
Le portrait de Gould fut publié dans le numéro du New Yorker daté du
12 décembre 1942 sous le titre “Le professeur Mouette”. La veille du jour où ce
numéro fit son apparition dans les kiosques, je dus partir pour le Sud car un des
membres de ma famille était souffrant. Une fois là-bas, la malchance ne me
lâcha plus – une épaule démise après une chute de cheval lors du franchissement
d’un fossé, suivie d’une pneumonie tandis que je me remettais de cet accident –,
si bien que je ne pus rentrer à New York avant plus de trois semaines ; en fait, je
n’y revins qu’après le Nouvel An. Lorsque je retournai enfin au journal, une pile
de lettres émanant de lecteurs du portrait de Gould m’attendait sur mon bureau.
Quarante-cinq de ces lettres m’étaient destinées, et dix-sept étaient pour Gould
aux bons soins du magazine. Parmi celles qui m’étaient personnellement
adressées, il y en avait une de Gould.

J’ai toujours eu le sentiment d’être très en avance sur mon époque,


m’écrivait Gould. En conséquence, j’ai toujours tenu pour acquis
que l’importance de l’ Histoire orale ne serait pas reconnue avant
longtemps dans un avenir lui-même lointain, en fait bien après ma
propre mort, mais aujourd’hui, et grâce à votre petit article, je
commence à voir des signes indiquant que cela se produira peut-être
de mon vivant. Auparavant, quand ils me croisaient dans la rue, ceux
qui ne me connaissaient pas avaient des réactions qui allaient de
l’incompréhension à l’hostilité, mais aujourd’hui, j’ai l’impression
qu’un nombre grandissant de personnes savent qui je suis et me
regardent avec respect ; qui plus est, il arrive même parfois que l’on
m’arrête pour me poser des questions sur l’ Histoire orale. Des
questions sérieuses et pleines de bon sens. Par ailleurs, ceux qui
savent réellement qui je suis et me connaissent depuis toujours me
regardent désormais différemment. Je ne suis plus ce fou de Joe
Gould, mais ce fou de Joe Gould qui sera peut-être un jour
considéré comme un des plus grands historiens de tous les temps.
Aussi important que Froissart. Aussi important que John Aubrey.
Aussi important que Gibbon. J’ai même remarqué que les
révolutionnaires du Village me regardent désormais d’un autre œil.
L’autre jour, l’un d’eux qui me battait froid depuis fort longtemps
m’a adressé la parole. Certes, il était condescendant, mais il me
parlait. “Je sais bien que ce n’était pas dans tes intentions, me dit-il,
mais l’ Histoire orale finira peut-être bien par devenir quelque chose
de comparable à une analyse aux rayons X de l’âme de la
bourgeoisie.
— Qu’est-ce qui peut bien te faire penser que ce n’était pas dans
mes intentions ?” lui ai-je alors répondu. Il vous intéressera peut-
être d’apprendre que les serveuses et les barmen du Jefferson Diner
ont recommencé à plaisanter avec moi. Désormais, quand je m’y
rends, ils m’appellent M. le Professeur, M. Mouette, M. le professeur
Mouette, M. Mangouste, M. le professeur Mangouste, ou, comme
dans le temps, l’Échappé de Bellevue, et je ne sais pas pourquoi,
mais ça me fait plaisir. Lorsqu’ils plaisantent ainsi, il arrive parfois
que les ignorants de leur espèce soient très inventifs et fassent
preuve d’une audace à la fois agréable et communicative. Leurs
propos vous mettent de bonne humeur. Je parle de ces ignorants qui
n’ont jamais rien lu, évidemment. Dans certains domaines,
j’aimerais bien savoir le dixième de ce qu’ils savent. Je continue à
faire la tournée de mes lieux de prédilection de la Sixième Avenue,
mais je m’en suis trouvé de nouveaux comme la Minetta Tavern, au
coin de MacDougal Street et Minetta Lane, dans la partie italienne
du Village. Il s’agit d’un bar-restaurant de quartier, un
établissement à l’ancienne qui attire de temps en temps quelques
rares touristes. Le propriétaire aimerait bien que cette partie-là de
sa clientèle prenne un peu plus d’ampleur, et nous sommes arrivés,
lui et moi, à ce que l’on pourrait appeler un arrangement informel.
Je reste assis à une table depuis la fin de l’après-midi jusqu’à neuf,
dix ou onze heures ; je travaille à mon Histoire orale et j’apporte un
peu du cachet du Village à l’endroit. Je suis le bohème en résidence,
le bohème de la maison. En contrepartie, j’ai droit au menu du jour,
gratuitement, à condition de me contenter de spaghettis avec des
boulettes de viande ou autre chose du même genre comme plat de
résistance ; ainsi, quand cela s’avère nécessaire, j’arrive à tenir
avec un repas par jour. Et puis, il y a toujours quelqu’un pour me
payer une bière ou un verre de vin, voire un martini-gin si j’en ai
vraiment besoin. De même, lorsque je bavarde avec les touristes et
que je leur explique ce qu’est l’Histoire orale, j’arrive à récolter pas
mal de donations pour le Fonds Joe Gould…

Ce soir-là, après le travail, je mis les lettres destinées à Joe Gould dans ma
poche et me rendis à la Minetta Tavern. Gould était assis à la table la mieux
située – près de l’entrée, en face du bar et visible depuis la baie vitrée qui
donnait sur Minetta Lane – et il écrivait avec fébrilité dans un cahier. Je lui remis
les lettres qu’il regarda d’abord d’un œil méfiant. Puis, après en avoir lu
quelques-unes, il devint tout excité et se mit à déchirer les enveloppes les unes
après les autres avant de parcourir les lettres d’un regard rapide en murmurant de
contentement dans sa barbe. Chacune de ces lettres le complimentait d’une
manière ou d’une autre. L’une d’elles venait d’une femme de Norwood qui avait
été dans la même classe que lui. Longue de six pages, cette lettre était écrite au
crayon sur du papier ligné ; elle contenait des nouvelles d’un certain nombre de
personnes dont Gould me dit qu’il n’avait plus entendu parler depuis qu’il avait
quitté la maison familiale. Le ton était très amical, et les yeux de Gould se
mirent à briller pendant qu’il la lisait.

La maison de tes parents est toujours une des plus jolies de


Norwood, avait écrit cette femme. Les gens de mon âge ainsi que les
personnes d’un âge plus avancé l’appellent encore “l’ancienne
maison du Dr Gould”. Elle est maintenant divisée en chambres
meublées qui sont louées à des institutrices, des infirmières, des
veuves et des femmes “comme il faut” qui vivent seules. Tu te
souviens de Mme Annie Faulkner ? Elle en est propriétaire, et c’est
aussi elle qui gère tout cela. Il y a de la place pour dix-huit
occupantes. L’intérieur est pratiquement tel que tu l’as connu quand
tu y habitais. Certains meubles sont toujours là, par exemple le
grand miroir en pied orné de cupidons dorés qui était dans l’entrée.
Si je me souviens bien, tu avais de la famille à Boston ainsi
qu’ailleurs dans le Massachusetts ; ce sont tous des gens très à l’aise
financièrement, et tôt ou tard peut-être que l’un d’eux te laissera un
petit quelque chose ; si jamais cela devait se produire (et tu sais
comme moi que ces choses-là se font dans les grandes familles qui
possèdent de nombreuses ramifications comme la tienne ; on y
compte en général un bon nombre de vieilles tantes célibataires et de
cousins qui préféreront te laisser quelque chose à toi plutôt qu’à leur
chat ou leur chien adoré, ou encore à l’Église de la science
chrétienne comme cela arrive très souvent), pourquoi ne
reviendrais-tu pas alors à Norwood ? Tu pourrais racheter cette
vieille maison et y passer une partie de l’année ? J’ai été très fière
d’apprendre que tu écris un livre d’histoire, et j’ai aussi entendu
plusieurs personnes dire la même chose ; je suis sûre qu’il y aura un
jour une statue de toi à Norwood…

Plusieurs de ceux qui avaient envoyé des lettres avaient joint un billet de un
dollar dans l’enveloppe. “Buvez un coup à ma santé” ou autre chose du même
genre, avaient-ils écrit. Un des correspondants, un ancien de la promotion de
Gould à Harvard, avait joint, pour sa part, un billet de cinq dollars. Un autre, un
officier de marine à la retraite, avait envoyé un chèque de vingt-cinq dollars. Ce
même homme qui habitait dans le Maryland, à Annapolis plus précisément,
disait dans sa lettre qu’il passait une grande partie de son temps à observer et à
écouter les mouettes assis sur le quai d’une entreprise de ramassage de crabes
non loin de chez lui. “Tout comme vous, j’aime les mouettes, écrivait-il. Et j’ai
moi aussi l’impression de comprendre leur langue.”
Je dis à Gould que j’espérais bien qu’il allait répondre à tous ces
correspondants pour les remercier.
“Leur répondre ! me lança-t-il. Je vais m’y mettre dès ce soir et faire de mon
mieux pour entretenir une correspondance avec chacun d’eux individuellement.
J’arriverai peut-être même à en persuader quelques-uns de faire régulièrement
des dons au Fonds Joe Gould.”
Il alla ensuite jusqu’au bar afin de montrer une de ses lettres à un homme de
sa connaissance qui y était accoudé. Sur la table, le cahier dans lequel il était en
train d’écrire à mon arrivée était ouvert et j’y jetai un coup d’œil. Sur la première
page, en grandes lettres capitales soigneusement calligraphiées, je lus : “MORT
DU DR CLARKE STORER GOULD. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”.
En y réfléchissant un peu, je me rendis compte que j’avais sous les yeux la
quatrième version de ce chapitre. “Je vois que vous travaillez encore au chapitre
sur la mort de votre père”, lui dis-je quand il revint. Il en fut très irrité. “Et ce
n’est pas bien ? me demanda-t-il. L’autre soir, au Goody’s, j’ai eu une discussion
précisément sur le même sujet avec Maxwell Bodenheim et quelques autres
anciens de la grande époque du Village. Pour avoir maintes fois regardé par-
dessus mon épaule, Max sait que je travaille sur la mort de mon père depuis des
années. Il sait que je passe mon temps à mettre ce sujet de côté et à le reprendre.
Et il se moquait de moi en disant que j’y consacrais bien trop de temps. ‘Tu n’es
quand même pas encore en train d’essayer d’enterrer ton père’, qu’il m’a dit un
jour. Max lui-même a écrit une pleine bibliothèque de livres – une bibliothèque
entière de romans ; je veux dire une bibliothèque entière de très longs et très
mauvais romans – et il semble penser que cela lui donne le droit de dire aux
autres ce qu’ils doivent faire. Je lui ai répondu que tout ce que je veux c’est
écrire un récit de cet événement qui sera un véritable petit chef-d’œuvre capable
de résister au temps. C’est tout. ‘La qualité, pas la quantité’, voilà ce que je lui ai
répondu. J’ai aussi ajouté que mon petit poème de cinq lignes sur la mort de
The Dial pèse bien plus lourd que l’ensemble de ses romans qui ne valent pas un
clou. ‘Un petit poème de cinq vers qui est un modèle du genre, je lui ai dit, vaut
bien mieux qu’un gros tas de livres énormes, indigestes et informes.’”
L’idée me traversa l’esprit que c’était là un bien étrange discours de la part
de l’auteur d’un livre aussi énorme, aussi indigeste et aussi informe que
l’Histoire orale.
J’avais remis ses lettres à Gould le lundi soir. Le mercredi matin, une
nouvelle lettre arriva pour lui. Je la lui fis suivre à la Minetta Tavern. Le
vendredi matin, quatre autres lettres me parvinrent et je décidai de faire un
crochet par Minetta Lane ce soir-là en rentrant chez moi, pour les lui remettre.
Mais peu de temps après le déjeuner, la réceptionniste passa la tête par la porte
de mon bureau pour m’annoncer que Gould attendait à la réception et voulait
savoir si j’avais du courrier pour lui. Mon cœur se serra. Bon sang, je vais
maintenant y avoir droit ! ai-je alors pensé. Il va venir tous les jours ou presque
pour voir s’il a du courrier. Et chaque fois, ça va être des discours et encore des
discours. Et ça va continuer comme ça des années et des années, jusqu’à ma
mort ou la sienne. “Dites-lui de monter, s’il vous plaît”, répondis-je à la
réceptionniste. Il entra dans mon bureau et je lui tendis ses lettres ; il les examina
l’une après l’autre, d’un côté puis de l’autre. “J’ai répondu à tous ceux qui m’ont
écrit, exactement comme je vous ai dit que je le ferais, me lança-t-il. Ce sont les
premiers retours.
— Si vous devez continuer à leur écrire, lui répliquai-je, ne serait-il pas plus
simple d’utiliser l’adresse de la Minetta Tavern pour votre courrier ?
— Si cela ne vous fait rien, me répondit-il d’une voix soudain indignée, je
continuerai d’utiliser le New Yorker comme adresse postale. Au restaurant,
les gens sont gentils avec moi en ce moment, mais ils peuvent en avoir assez
de me voir débarquer quand ça me chante et refuser de me laisser entrer ; et
si cela devait se produire, je n’aimerais pas être obligé de retourner là-bas
pour savoir si j’ai du courrier.” Puis il ajouta quelque chose qui me laissa
pantois. “Écoutez, dit-il, c’est vous qui êtes à l’origine de tout ça. Ce n’est
pas moi qui suis allé vous chercher. C’est vous qui êtes venu à moi. Vous
vouliez écrire un article sur moi, et vous l’avez fait, eh bien, maintenant, à
vous d’en assumer les conséquences.
— Je vous prie de m’excuser, lui répondis-je. Vous avez raison.”
Dans l’instant qui suivit, Gould se fit conciliant. “En d’autres termes,
conclut-il alors en riant, qui partage la couche des chiens doit s’attendre à
attraper des puces.”
Après cette visite, et comme je l’avais craint, Gould se mit à venir assez
fréquemment. Il se présentait à mon bureau deux ou trois fois par semaine,
généralement l’après-midi. Quand il n’avait rien bu, Gould était timide – timide
mais désespéré, un peu comme ces hommes qui sont trop timorés pour adresser
la parole à des étrangers mais pas assez pour dévaliser une banque. Donc, s’il
n’avait rien bu avant de venir, il passait sans se gêner devant la réceptionniste et
entrait sans frapper dans mon bureau pour prendre son courrier si toutefois il en
avait ; il empochait les donations au Fonds Joe Gould, récupérait le Herald
Tribune du jour dans ma corbeille à papier et vidait les lieux. Le tout en quelques
minutes à peine. Les jours où il avait bu, il s’asseyait pour bavarder, et j’étais
alors obligé d’abandonner ce que j’étais en train de faire pour l’écouter. Cela ne
me gênait finalement pas tant que ça – dans l’état où il était, il savait
généralement tout des derniers bruits qui couraient à ce moment-là dans les bars
et les trous à rats du Village, et j’avais désormais acquis un intérêt morbide pour
ce genre de sujets. Et puis, j’arrivais en général à me débarrasser de lui en une
demi-heure, ou à peu près. Cependant, s’il se trouvait que c’était un lendemain
de cuite douloureux et qu’il souffrait de la gueule de bois, mon après-midi entier
était fichu. Quand il était dans cet état-là, il avait envie de parler, il devait parler,
il était déterminé à parler et refusait toute tentative de l’en dissuader ; j’avais
alors de la chance si j’arrivais à m’en débarrasser en une heure et demie ou deux
heures, voire parfois trois. Il s’asseyait au bord du vieux fauteuil pivotant qui
était dans un coin de mon bureau et, le cartable sur les genoux, les vêtements
empestant les fumigants et les désinfectants en usage dans les asiles de nuit, l’œil
humide, sans jamais cesser de gigoter et de se gratter, au bord de l’hystérie, il
parlait sans fin. Le sujet était toujours le même – lui. Et moi je restais assis à
mon bureau et l’écoutais en essayant du mieux que je pouvais de montrer
quelque intérêt pour ce qu’il disait, puis, petit à petit, mes yeux se figeaient et
mon sang se liquéfiait tandis qu’une sorte de paralysie s’emparait de moi. J’étais
jeune à l’époque, et bien plus courtois envers les vieilles personnes – envers tout
le monde, d’ailleurs –, et en y repensant, bien plus accommodant que je n’aurais
dû l’être. Je n’avais, à cette époque, aucune notion du temps ; je vivais encore
dans l’illusion que j’en avais plus qu’il n’en fallait – du temps pour ceci, du
temps pour cela, du temps pour tout, du temps à perdre.
J’espérais encore que Gould se fatiguerait, mais les mois passaient et il ne
montrait pas le moindre signe de lassitude. Il continuait à venir aussi souvent
qu’au début. Un après-midi du mois d’août, lors d’une de ses visites, je réalisai
soudain à mon grand désespoir qu’avec le temps me parler devenait de plus en
plus important pour lui, et non l’inverse. Après réflexion, je crus avoir compris
pourquoi il en allait ainsi. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec moi en tant
que personne. Je ne crois pas que Gould m’appréciait particulièrement. Il
m’avait dit un jour qu’il ne supportait pas les gens du Sud et que je ne faisais pas
exception, et bien qu’il eût été ivre quand il m’avait confié cela, et qu’il se fût
excusé par la suite, il le pensait probablement au moins autant qu’il ne le pensait
pas. C’était tout simplement qu’à force de l’écouter pendant de longues heures
tandis que je travaillais à son portrait, et qu’en continuant de l’écouter chaque
fois qu’il venait me voir et insistait pour parler, j’en étais arrivé à en savoir sur
son passé plus que quiconque à New York, et peut-être même au monde ; j’étais
donc en quelque sorte devenu un substitut de membre de sa famille, ou un ancien
camarade de Norwood. Malgré notre différence d’âge, quand il me parlait, il
aurait pu être en train de s’entretenir avec quelqu’un qui le connaissait depuis
toujours. Par exemple, quand il mentionnait le nom de son oncle Oscar, il savait
que je savais qu’il faisait référence au frère de sa mère, Oscar Vroom, que sa
mère adorait pour ainsi dire, et il savait que je savais ce que son père pensait
d’Oscar Vroom ainsi que ce qu’Oscar Vroom pensait de son père. Quand il
mentionnait le nom de certaines personnes qu’il avait côtoyées à Norwood dans
son enfance, comme Mme Betty Allsopp par exemple, il savait que je savais
quel rôle ces personnes avaient joué dans sa vie. (Il était persuadé que c’était à
Mme Allsopp qu’il devait les nombreux ennuis dentaires qu’il avait connus, et
que c’était encore à cause d’elle qu’il avait dû porter des fausses dents avant
l’âge de trente ans. Mme Allsopp était une amie de la famille qui habitait de
l’autre côté de la rue. C’était une femme de petite taille, très mince et plutôt jolie
qui avait le même âge que sa mère, et elle était veuve. Quand il avait quatorze
ans, elle lui avait proposé de venir boire un verre de citronnade dans sa cuisine ;
il avait alors essayé de soulever sa robe et elle lui avait donné une telle gifle que,
d’après lui, elle avait détruit les nerfs de huit de ses dents – quatre en haut et
quatre en bas –, de sorte qu’il en avait perdu l’usage.) Quand il parlait du
Sanborn, du Folan et du Sanford, il savait que je savais qu’il faisait référence à
ces immeubles de bureaux avec des boutiques en rez-de-chaussée qui faisaient la
fierté de Norwood, et il savait que j’étais au courant de certaines des
connotations sentimentales que ces noms avaient pour lui. Quand il parlait d’Ed
Goodbird, de Water Chief ou d’Ash-kob-dip, il savait que je savais qu’il
s’agissait de vieux Indiens qu’il avait connus dans le Dakota du Nord, et il savait
que je savais combien il admirait chacun de ces hommes et pourquoi. Au cours
des années qu’il avait passées dans le Village, il avait courtisé un certain nombre
de femmes qui appartenaient à la bohème. La plupart d’entre elles se
considéraient comme des poétesses ou des peintres, beaucoup étaient des
alcooliques ou des excentriques d’une sorte ou d’une autre, voire les deux à la
fois, et plusieurs d’entre elles avaient fini dans des hôpitaux psychiatriques, mais
quand leur nom surgissait dans nos conversations, il savait que je savais
lesquelles avaient répondu à ses avances, lesquelles n’avaient guère été sensibles
à son charme, et lesquelles avaient non seulement résisté à son charme mais
étaient en plus allées se plaindre de sa conduite auprès de la police. Il avait
donné, sans jamais les leur révéler, des surnoms à beaucoup de ceux qui
hantaient le Village et, quand il mentionnait le Postillonneur, ou le Radin, ou la
Vieille Tante Cousine Petite Sœur Suzy Belle Suzy Sue, il savait que je savais de
qui il parlait. Parce que j’en savais tellement sur son passé, j’en étais arrivé, je le
compris, à en faire partie. En me parlant, il ressuscitait ce passé, il arrivait à le
maintenir en vie. Je compris aussi que je n’avais aucun moyen d’échapper au fait
que plus il me parlait, plus j’en saurais sur son passé, et plus j’en saurais sur son
passé, plus il deviendrait important pour lui de me parler. Cela m’effraya et je
décidai délibérément de me débarrasser de lui et, si nécessaire, de le refiler à
quelqu’un d’autre dès que je le pourrais.
À cet effet, je décidai que le mieux était de trouver quelqu’un, si possible un
éditeur, qui s’intéresserait à l’Histoire orale. Gould m’avait un jour raconté qu’il
avait lui-même déposé d’énormes paquets contenant ses cahiers dans quatorze
maisons d’édition avant de finir par abandonner l’idée que son livre puisse un
jour être publié. “La moitié m’ont dit que c’était une obscénité et une insulte à
l’intelligence ; ils m’ont prié de ficher le camp immédiatement, m’avait-il confié.
Quant aux autres, ils ont prétendu qu’ils n’arrivaient pas à lire mon écriture.” Il
m’est alors venu à l’esprit que Maxwell Perkins, le directeur littéraire qui s’était
occupé de Thomas Wolfe, pourrait peut-être s’intéresser à Gould ; ce fut donc lui
que j’appelai en premier. Sa secrétaire me fit savoir qu’il était à la campagne. Je
lui parlai alors un peu de Gould et lui demandai si elle pensait que M. Perkins
pourrait le recevoir et lui parler. “Non, me répondit-elle. Je ne le crois pas.
— Pourquoi ? lui demandai-je alors.
— M. Gould est déjà passé nous voir. Il est venu comme ça, sans rendez-
vous, et il a insisté pour que M. Perkins le reçoive. En fait, c’est moi qui l’ai
reçu, et il m’a donné deux cahiers d’une saleté repoussante à remettre à
M. Perkins ; chacun de ces cahiers représentait un chapitre de son histoire. Il
semblait persuadé que cela devait suffire, et que sur la foi de ces deux
cahiers, M. Perkins serait en mesure de lui verser une importante avance sur
ses droits. J’ai passé la plus grande partie de la journée du lendemain à
déchiffrer son écriture et à recopier ces fameux chapitres pour que
M. Perkins puisse les lire. Un des chapitres parlait de la mort de son père,
même s’il partait dans toutes les directions, et dans l’autre, il était question
d’Indiens. M. Perkins les a lus mais n’a pas été très impressionné. Quelques
jours plus tard, M. Gould est revenu nous voir ; M. Perkins l’a reçu et lui a
dit qu’il était désolé mais qu’il ne pouvait pas lui donner d’avance ; là-
dessus, M. Gould a commencé à faire des histoires. Je ne crois pas que
M. Perkins soit très pressé de le revoir.”
Un de mes amis nommé John Woodburn travaillait chez Harcourt Brace, et
je l’appelai ensuite. Woodburn m’informa qu’il avait effectivement pensé à
plusieurs reprises qu’en choisissant bien quelques chapitres représentatifs de
l’Histoire orale, on pourrait peut-être arriver à en faire un livre, et qu’il aimerait
bien parler de tout cela avec Gould, mais qu’il avait trop de travail en ce
moment. Il passait ses jours et ses nuits sur le manuscrit d’un romancier qui était
sur le point de partir pour l’Europe, me dit-il, et il devait lui-même quitter la
ville dans quelques jours pour un voyage d’affaires. Puis, sur un coup de tête, il
me dit qu’il allait recevoir Gould. “Demandez-lui de venir me voir demain, à
midi. J’ai un rendez-vous pour le déjeuner dont j’attends beaucoup, mais je vais
l’annuler ; et puis je commanderai des sandwichs, on aura au moins une demi-
heure pour parler. J’ai un certain nombre de questions à lui poser sur son
Histoire orale, et on ne sait jamais – il en sortira peut-être quelque chose.” Ce
soir-là, j’appelai Gould à la Minetta Tavern et l’informai de ce rendez-vous. Il
voulait que je lui dise si j’étais au courant des pratiques de Harcourt Brace en ce
qui concernait les avances sur les droits d’auteur, et si oui, quel montant il
pouvait demander ; il désirait aussi savoir si j’avais déjà vu un contrat de chez
Harcourt Brace, et si oui, est-ce qu’il y était stipulé que le montant total de
l’avance serait versé à la signature du contrat entre l’auteur et l’éditeur, ou est-ce
que ces contrats stipulaient plutôt qu’un certain pourcentage serait versé lors de
la signature, et le reste à la remise du manuscrit ? Je le suppliai de ne pas parler
de ces choses-là à Woodburn – il était bien trop tôt pour toutes ces questions –
mais de passer le temps que ce dernier lui accordait à expliquer ce qu’était
l’Histoire orale, et de répondre aux questions qu’il lui poserait. Dans l’après-
midi du lendemain, Woodburn m’appela. Il était hors de lui. Gould lui avait fait
faux bond. Ce soir-là, je me rendis à la Minetta Tavern ; j’y trouvai Gould et lui
demandai ce qui s’était passé. Il me répondit qu’il était entré dans une librairie
où il avait parcouru quelques livres publiés par Harcourt Brace ; après les avoir
feuilletés, il était arrivé à la conclusion que Harcourt Brace n’était pas la maison
qui convenait pour publier l’Histoire orale et il avait donc décidé de ne pas se
rendre au rendez-vous. À la façon dont il m’avait dit “qui convenait”, il faisait
plus que me suggérer qu’à son avis Harcourt Brace n’était pas une assez bonne
maison d’édition pour son livre. “Mais pour l’amour du ciel, monsieur Gould, lui
dis-je, Harcourt Brace est une des meilleures maisons d’édition de tout le pays et
vous le savez parfaitement.”
J’avais un autre ami qui travaillait dans l’édition – Charles A. Pearce, de
chez Duell, Sloan & Pearce – et je l’appelai quelques jours plus tard pour
l’entretenir de tout cela. Il apparut qu’il avait lui aussi pensé qu’il serait peut-être
possible de publier un livre de morceaux choisis de l’Histoire orale. “J’aimerais
voir Gould et discuter de cette affaire avec lui, ajouta Pearce, mais je ne veux
pas lui fixer de rendez-vous ; s’il n’est pas allé voir Woodburn, il va très
probablement agir de la même façon avec moi. Et puis, je préfère lui parler de
manière informelle, je ne tiens pas à ce qu’il se mette tout de suite à penser à une
avance, à un pourcentage, aux droits pour le cinéma, aux droits de sérialisation
pour l’Amérique du Nord, aux droits de traduction dans le reste du monde et que
sais-je encore. Pour qui est-ce qu’il se prend, d’ailleurs, Mary Roberts Rinehart ?
Voici plutôt comment nous allons procéder. Mon bureau est à quelques minutes
à peine du tien. La prochaine fois qu’il vient, qu’il s’assoit et que tu as
l’impression qu’il est là pour un moment, pourquoi ne m’appelles-tu pas ? Je
saute dans un taxi et j’arrive. Je ferai comme si je passais te voir par hasard.” À
cette époque, la maison d’édition de Pearce était au 270 Madison Avenue, très
précisément, au coin de celle-ci et de la 39e Rue, quatre rues au sud et quelques
centaines de mètres à l’ouest de mon bureau. Dans l’après-midi du vendredi
3 septembre 1943, Gould se présenta à mon bureau vers trois heures. Il me dit
qu’il avait perdu son stylo et qu’il désirait que je fasse une donation au Fonds
Joe Gould afin d’en acheter un autre. Il lui fallait aussi quelques cahiers, ajouta-
t-il. Puis il s’assit dans le fauteuil pivotant et commença à parler. Il avait
beaucoup bu la veille, mais ça n’allait apparemment pas trop mal ; je veux dire
qu’il était terriblement bavard sans être terriblement incohérent. Je le priai donc
de m’excuser un instant, me rendis dans le bureau d’à côté et téléphonai à
Pearce. Vingt minutes plus tard, Pearce passait la tête dans l’encadrement de la
porte de mon bureau ; il était dans le quartier et avait eu l’idée de venir me
saluer, me lança-t-il. “Entre, je t’en prie”, lui répondis-je. Puis je le présentai à
Gould.
Pearce et Gould s’entretinrent pendant quelques minutes d’un poète du
Village qu’ils connaissaient tous les deux, puis Pearce lui dit qu’il entendait
parler de l’Histoire orale depuis des années et qu’il aimerait bien en lire
quelques passages.
“Quelques passages ! lui renvoya Gould. Tout le monde veut en lire
‘quelques passages’. Mais personne ne veut la lire en entier. À partir de
maintenant, je ne laisserai plus personne en lire quelques passages. Ce sera tout
ou rien.
— Eh bien, lui répondit Pearce, je suis d’accord. Ça va peut-être me prendre
beaucoup de temps, mais si vous la déposez à mon bureau ou si vous me
dites où aller la chercher, je m’y mettrai aujourd’hui ou demain.
— C’est beaucoup trop gros, lâcha Gould.
— Apportez-la en plusieurs fois, lui répondit Pearce. Quand j’en aurai fini
avec une partie, je vous envoie un mot et vous m’apportez la suivante. J’ai
souvent procédé ainsi avec les auteurs de gros livres.
— Elle est entreposée à l’autre bout de Long Island, dans un endroit difficile
d’accès.
— Nous pouvons louer une voiture avec chauffeur chez Carey’s Limousine
Service à la gare de Grand Central tout près d’ici et aller la chercher. Si vous
n’êtes pas trop occupé, on peut même y aller tout de suite.
— Je ne tiens pas à la rapporter à New York, lui dit alors Gould. Je ne crois
pas qu’elle y soit en sécurité. À mon avis, rien n’est en sécurité ici. Je
m’attends d’un jour à l’autre à ce que toute la ville se transforme en un tas de
cendres.
— Nous avons des armoires à l’épreuve du feu dans nos bureaux ; c’est là
que nous entreposons les manuscrits, lui dit Pearce. Vous pourriez la mettre
dans une de ces armoires. Nous avons également un grand coffre-fort conçu
pour résister aux incendies ; nous y enfermons les contrats ainsi que d’autres
papiers importants. Vous pourriez aussi la mettre là.
— À quoi est-ce que ça servirait ? lâcha Gould. Une fois que vous l’aurez,
vous n’arriverez même pas à lire mon écriture.
— Aucun problème, lui renvoya Pearce. Nous avons chez nous une
secrétaire qui est imbattable pour déchiffrer les écritures illisibles. Elle en est
très fière, d’ailleurs. Vous pourriez passer un jour ou deux avec elle pour
l’aider à se familiariser avec votre écriture, et elle pourrait ensuite
dactylographier quelques chapitres pris dans diverses parties, et nous
pourrions peut-être ensuite publier un volume de morceaux choisis de
l’Histoire orale.
— Certainement pas ! s’écria Gould. C’est absolument hors de question ! Il
faut la publier en entier. C’est tout ou rien.
— Voyons, reprit Pearce, si vous ne me donnez pas la possibilité d’en
prendre connaissance – et j’ai l’impression que vous ne tenez pas à ce que je
la lise –, comment pourrais-je vous dire s’il est envisageable de la publier en
entier ?”
Gould prit alors une profonde inspiration. “Quelque part dans ma tête, lui
renvoya-t-il, j’ai toujours eu la conviction que l’Histoire orale serait publiée
après ma mort, dit-il. Et je vais en rester là.” Il hésita un instant. “Il y a dedans
certaines révélations, reprit-il. Et je veux qu’elles ne soient rendues publiques
qu’après ma mort.”
Ce fut pour Pearce le point de non-retour. Les deux hommes bavardèrent
encore quelques minutes de choses sans rapport avec l’Histoire orale, puis
Pearce nous annonça qu’il devait s’en aller.
“Si jamais vous changez d’avis, lança-t-il à Gould depuis la porte, appelez-
moi, s’il vous plaît.”
Gould le gratifia d’un regard morose mais n’ajouta rien.
J’en avais vraiment assez. Dès que Pearce eut quitté la pièce, je me tournai
vers Gould. “Vous m’avez dit que vous aviez vous-même déposé tout un paquet
de cahiers dans quatorze maisons d’édition, lui lançai-je. Pourquoi l’avez-vous
donc fait si quelque part dans votre tête vous aviez décidé qu’elle ne serait
publiée qu’à titre posthume ? Je commence à croire que l’Histoire orale n’existe
pas.” Cette dernière remarque venait directement de mon inconscient, et je ne me
rendis pas vraiment compte de la portée de ce que je venais de dire – je donnais
tout simplement libre cours à ma colère –, mais dans l’instant suivant, en voyant
le visage de Gould, je compris que, sans le savoir, je venais de découvrir la
vérité sur l’Histoire orale.
“Grand Dieu, dis-je horrifié, elle n’existe pas. Il n’y a pas d’Histoire orale.
Elle n’existe pas.”
Je fixais Gould et Gould me fixait en retour. Son visage était totalement
inexpressif.
“Cette femme, la propriétaire de la ferme où l’on élève des poules et des
canards, n’existe pas, continuai-je. Et son frère qui a eu une attaque n’existe pas.
Et sa nièce n’existe pas. Et le paysan polonais et sa femme qui s’occupent des
canards et des poules n’existent pas. Et le sous-sol où est entreposée l’Histoire
orale n’existe pas.”
Gould se leva, alla jusqu’à la fenêtre et, me tournant le dos, regarda au-
dehors.
“Elle existe dans votre tête, je suppose, continuai-je en revenant un peu de
ma surprise. Mais vous avez toujours été trop paresseux pour l’écrire. En réalité,
tout ce qui existe, ce sont ces quelques chapitres que vous appelez des études.
C’est là tout ce que vous avez produit durant toutes ces années – vous n’avez fait
qu’écrire de nouvelles versions de la mort de votre père, de la mort de votre
mère, de cette insupportable habitude de la tomate et de vos aventures chez les
Indiens du Dakota du Nord, et peut-être aussi une ou deux douzaines d’autres ;
vous n’avez fait que les corriger et les réviser et les déchirer en mille morceaux
et les réécrire du début à la fin encore et encore.”
Gould se retourna pour me faire face et me dit quelque chose ; mais sa voix
était très basse, presque inaudible. Si je l’avais bien entendu – et je me suis
souvent demandé si je l’avais vraiment bien entendu –, il m’avait dit : “Ce n’est
pas une question de paresse.” Puis, décidant manifestement de ne pas ajouter un
mot de plus, il me tourna à nouveau le dos.
À ce moment-là, un des chefs de rubrique frappa à ma porte et entra avec les
épreuves d’un de mes articles à la main. Il m’annonça qu’il fallait apporter
quelques changements de dernière minute à un article qui devait paraître dans le
prochain numéro, mais comme il était possible qu’il n’y ait pas assez de temps
pour une révision sérieuse, la décision avait été prise de publier mon article à la
place de l’autre si cela s’avérait nécessaire. Il voulait donc revoir ces épreuves
avec moi.
“Et il faut le faire tout de suite ? demandai-je.
— Eh bien, comme tu l’as peut-être compris, me renvoya-t-il sèchement,
nous sommes plutôt pressés.”
Je réalisai que je ne pouvais pas vraiment remettre la chose à plus tard et je
demandai donc à Gould s’il voulait bien aller s’asseoir à la réception pour
attendre que j’en aie fini avec cet article. Il prit son cartable et s’arrêta à la porte.
“Non, me répondit-il. Je ne crois pas que je vais rester. Je pense que je vais
redescendre dans le Village. Je ne suis passé vous voir que pour une seule raison,
vous demander de faire une donation.” Je lui expliquai que j’étais d’accord pour
la donation mais que je désirais d’abord lui poser quelques questions sur
l’Histoire orale et que j’espérais qu’il voudrait bien attendre. Il grommela
quelques mots et s’éloigna dans le couloir qui menait à la réception.
La relecture des épreuves nous prit environ une demi-heure. À la minute où
j’en eus fini, je me rendis à la réception. Gould n’y était pas. La réceptionniste
m’informa qu’il avait attendu pendant environ cinq minutes avant de se lever de
son siège et s’en aller sans un mot. Eh bien, me dis-je, quoi qu’il en soit, j’en
suis débarrassé. Dieu sait qu’il n’était pas dans mes intentions d’en arriver là,
mais cette fois je m’en suis peut-être débarrassé pour de bon.
Je retournai dans mon bureau, m’assis, plantai mes coudes sur la table de
travail et me pris la tête dans les mains. J’ai toujours profondément détesté voir
quiconque se faire ridiculiser, démasquer, prendre à son propre piège ou la main
dans le sac, et maintenant que j’avais le temps d’y repenser, je commençai à
éprouver de la honte pour la façon dont je m’étais emporté contre Gould et dont
je m’en étais pris à lui. Puis ma colère commença à retomber et je me sentis tout
à coup très abattu. À n’en pas douter, me dis-je, Gould m’avait dupé – tout
comme il avait dupé un nombre incalculable d’autres personnes au fil du temps.
Il m’avait mené en bateau, exactement comme il avait mené en bateau un
nombre incalculable d’autres personnes. Cependant, je ne réfléchissais à toute
cette affaire que depuis un bref instant quand j’en arrivai à la conclusion que s’il
parlait depuis tout ce temps de l’Histoire orale en faisant d’interminables
déclarations sur sa longueur, sa masse et son importance pour la postérité en la
comparant à des travaux tels que L’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire
romain, ce n’était pas uniquement pour duper les gens comme moi mais aussi
pour se mentir à lui-même. Il avait dû se rendre compte depuis longtemps qu’il
n’avait ni le génie, ni le talent, ni peut-être même l’assurance, la constance ou la
détermination nécessaires à l’accomplissement d’une œuvre aussi gigantesque et
aussi grandiose qu’il l’avait imaginé, et il s’était donc rabattu sur l’écriture de
ces chapitres qu’il appelait des études. Leur écriture et leur réécriture. Et parce
qu’il était trop paresseux, ou trop perfectionniste, il avait été incapable de
terminer même ceux-là. Néanmoins, il passait apparemment une grande partie de
son temps à croire d’une manière confuse, illusoire et rassurante que l’Histoire
orale existait vraiment – chapitres oraux comme études. La partie orale de cette
chose n’avait pas exactement été couchée sur le papier, mais il l’avait tout
entière en tête, et d’un jour à l’autre, il allait s’atteler à sa rédaction.
Il m’était facile de voir comment il en était arrivé là car cela me fit penser à
un roman que j’avais moi-même autrefois eu l’intention d’écrire. J’avais vingt-
quatre ans à l’époque, et je venais de tomber sous le charme d’Ulysse de Joyce.
Dans mon livre, il devait être question de New York. Il devait aussi y être
question d’une journée et d’une nuit de la vie d’un jeune reporter dans cette
ville. Il est originaire du Sud, et il passe une bonne partie de son temps à avoir le
mal du pays. Il se voit comme un exilé qui a quitté son Sud natal. À une certaine
époque, il était croyant ; c’était un baptiste pratiquant mais il a maintenant perdu
la foi. Malgré tout, il continue à voir les choses sous l’angle de la religion ; pour
lui, la ville est un enfer, la géhenne. Il est amoureux d’une jeune Scandinave
qu’il a rencontrée à New York, et elle est tellement différente des filles qu’il
connaissait dans le Sud qu’elle lui paraît très mystérieuse ; dans son esprit, la
ville et la jeune fille ne font qu’un.
C’est son jour de congé. Il prend son petit déjeuner dans un restaurant du
marché aux poissons de Fulton Street ; ensuite, il erre dans les différents
quartiers qu’il connaît le mieux et monte ainsi petit à petit vers le nord de la
ville. Au cours de cette errance, il croise et recroise des hommes et des femmes
qui, selon lui, représentent les diverses facettes de cette ville. Il bifurque dans
Fulton Street et se promène parmi les tombes du cimetière de l’église St. Paul, il
emprunte ensuite certaines rues du Lower East Side, d’autres du Village, et
arrive dans le quartier des théâtres puis à Harlem. Tard dans la nuit, il est sur
Lenox Avenue où il se joint à un petit groupe d’hommes et de femmes, certains
sont des Blancs et d’autres sont des Noirs, ils viennent de sortir d’un night-club
et forment un cercle autour d’un vieux prédicateur noir. Il avait déjà aperçu le
vieil homme un peu plus tôt, il prêchait au coin d’une rue dans le quartier des
théâtres, mais il ne l’avait pas écouté. Le vieil homme est un sage de notre
temps, il utilise l’argot new-yorkais du moment et les expressions à la mode,
mais son discours est aussi truffé d’un bon nombre de vieilles expressions encore
courantes dans le Sud et qu’utilisent surtout les gens de la campagne ; le reporter
comprend alors que le vieil homme est originaire du Sud et que, comme lui, il
vient de la campagne. Son sermon annonce l’Apocalypse. Il est rempli de
prophéties et de mises en garde terrifiantes ; certaines phrases sont tirées de
vieux chants baptistes particulièrement sanglants ; les références aux animaux,
aux fruits et aux fleurs cités dans la Bible sont nombreuses – il y est question des
boucs sauvages dans les rochers, des grenades du Cantique des cantiques, et des
lis des champs qui ne travaillent ni ne filent. Le vieux serpent est lui aussi
présent, de même que la putain de Babylone et le buisson ardent. Comme les
prédicateurs baptistes que le jeune reporter écoutait en essayant de les
comprendre quand il était enfant, celui-ci voit le sens qui se cache derrière le
sens, ou il croit le voir, et il fait de son mieux pour expliquer ce que les choses
“veulent dire”. “Les grenades ont à peu près la forme et la taille de grosses
oranges ou de petits pamplemousses, sauf que leur peau est rouge”, dit-il en
dessinant leur forme avec ses mains ; et il les décrit avec une telle précision qu’il
a manifestement dû voir des grenades de ses propres yeux il y a bien longtemps
de cela dans le Sud. “Elles sont remplies de petites graines bien rebondies, et ces
petites graines bien rebondies sont pleines d’un jus aussi rouge que le sang. Et
quand elles sont mûres, elles sont tellement gonflées par toutes ces petites
graines pleines de jus que leur peau éclate et laisse s’échapper quelques-unes de
ces graines. Et je vais maintenant vous dire ce que représentent ces grenades.
Elles représentent la résurrection. La résurrection de notre Sauveur Jésus-Christ
ainsi que votre résurrection et ma résurrection. La résurrection de chacun et la
résurrection de tous. Toutes les graines représentent la résurrection, et tous les
œufs représentent la résurrection. Les œufs de Pâques représentent la
résurrection. Tout comme les œufs qui sont dans le nid du moineau sous l’auvent
de la station du métro aérien. Tout comme l’œuf de votre petit déjeuner. Tout
comme le caviar que mangent les riches. Et tout comme les œufs d’alose aussi.”
Le jeune reporter a l’intention de ne s’attarder que quelques minutes, mais la
rhétorique du vieil homme le retient. Même s’il sait qu’il a déjà entendu cent fois
tout cela, il est fasciné. Ce vieil homme lui rappelle les évangélistes
fondamentalistes dont l’influence dans le Sud était immense quand il était encore
enfant ; ils prêchaient de ville en ville sous d’immenses tentes de toile afin de
ranimer la foi des populations locales. Il les avait détestés ces prédicateurs, et il
en avait eu peur – leur réputation reposait sur la description qu’ils étaient
capables de donner de l’enfer ; plus celle-ci était effrayante, plus le sermon était
enflammé et plus la réputation de l’évangéliste était grande – mais malgré cela, il
leur devait aussi son amour pour l’énigmatique et l’ambigu et l’incantatoire et le
décousu et l’extravagant et le prophétique et l’apocalyptique. Il se surprend à
tirer du discours du vieil homme des conclusions obliques destinées à influer un
tant soit peu sur son propre état d’esprit. “Vous n’avez qu’une chose à faire, dit
le vieil homme, ouvrez les yeux et regardez la lumière, la sainte lumière de
l’Évangile, et un temps nouveau s’offrira alors à vous. Vous y entrerez et vous y
vivrez et vous vous y bercerez et vous y resterez et vous vous y abandonnerez
tout entier. Et vous vivrez alors les trois temps en un seul temps. En un seul et
même temps, parce que vous aurez foi en Lui, et vous vivrez alors dans le temps
passé et dans le temps à venir et dans le temps présent, ici et maintenant.” Tandis
que le jeune reporter écoute ce discours, il comprend que ce n’est pas le Sud qui
lui manque, mais le passé, le passé sudiste mais aussi son propre passé, lesquels
n’ont jamais vraiment existé dans la mesure où c’est par un sentiment de
nostalgie qu’il a été amené à y repenser ; il est donc temps pour lui de sortir du
passé pour entrer dans l’ici et maintenant – il est temps pour lui de grandir.
Lorsque le sermon prend fin, il regagne le bas de la ville avec le sentiment que le
vieil homme l’a libéré, qu’il est désormais citoyen de cette ville et du monde.
J’avais passé un an à réfléchir à ce roman. Chaque fois que j’avais un
moment de libre, je me mettais automatiquement à l’écrire dans ma tête. Parfois,
lors d’un trajet en métro, j’en écrivais trois ou quatre chapitres. Chaque jour ou
presque, je me débarrassais de quelques personnages et en inventais de
nouveaux. Mais en vérité, je n’en ai jamais écrit le premier mot. Le temps
passait et j’avais été happé par d’autres choses. Malgré cela, j’y avais souvent
repensé en rêvassant ; et dans ces moments-là, j’avais fini de l’écrire, il était
publié et je l’avais sous les yeux. Je voyais clairement sa page de titre. Je voyais
clairement sa reliure, elle était verte avec des lettres dorées. Ces souvenirs me
plongèrent dans un insupportable embarras et m’amenèrent à me sentir de plus
en plus proche de Gould.
Supposons qu’il l’ait effectivement écrite, son Histoire orale, me dis-je ; ce
n’aurait probablement pas été le chef-d’œuvre qu’il a passé son temps à nous
promettre à cor et à cri – car les chefs-d’œuvre, même les presque chefs-
d’œuvre, même les bons livres, même les presque bons livres, sont vraiment
extrêmement rares. Au mieux, il aurait été une curiosité, ce livre. Dans tout le
pays, quelques années après sa parution, les rayonnages étiquetés “Inclassables”
chez les marchands de livres d’occasion auraient croulé sous les exemplaires de
deuxième main. De toute façon, décidai-je, s’il y a bien une chose que
l’humanité possède en nombre suffisant, et même plus que suffisant, voire en
excès, ce sont les livres. Quand je me mis à penser à ces cascades de livres, ces
Niagara de livres, ces fleuves tumultueux de livres, ces océans de livres, ces
tonnes, ces camions, ces trains entiers de livres qui sortaient en continu et en cet
instant même des presses partout dans le monde, alors que seuls quelques-uns
d’entre eux méritaient qu’on se donne la peine de les prendre en main pour y
jeter un coup d’œil, sans même qu’il soit question de les lire, je commençai à me
dire qu’il était de sa part tout à fait admirable de ne pas l’avoir écrit. Un livre de
moins qui encombrera le monde, un livre de moins qui occupera de l’espace et
ramassera de la poussière et passera des librairies à des maisons puis à des
librairies d’occasion puis à des brocantes puis à des bazars de charité puis encore
à d’autres maisons, d’autres librairies d’occasion et d’autres brocantes et
d’autres bazars ad infinitum.
J’éprouvai tout à coup un immense respect pour Gould. Il avait refusé de
rester à Norwood et avait vécu sa vie de P’tit Gould, le bouffon de la ville. S’il
devait se donner en spectacle, ce serait sur une scène plus grande et devant un
public plus amical. Il était venu à Greenwich Village où il s’était trouvé un
masque qu’il avait accepté de revêtir et qu’il avait gardé. L’Auteur excentrique
d’un grand Livre mystérieux jamais publié, c’était ça, son masque. Et, caché
derrière ce masque, il avait créé un personnage bien plus complexe, me sembla-
t-il, que la plupart de ceux qu’inventent les romanciers et les dramaturges de son
temps. Je réfléchis alors aux diverses façons dont il s’était lui-même perçu au fil
des ans ainsi qu’aux diverses façons dont les autres l’avaient perçu. Il y avait ce
que le principal de son école avait pensé de lui à Norwood – un sale petit
morveux. Il y avait ce qu’Ezra Pound avait pensé de lui – un homme de chez
nous, un vrai. Il y avait ce que les révolutionnaires du Village, ces messieurs-
dames Je-sais-tout, avaient pensé de lui – un parasite réactionnaire. De
nombreux aspects devaient être pris en compte, et je me mis à les faire défiler
dans ma tête. Il était l’enfant catarrheux, il était le fils qui sait qu’il a déçu son
père, il était l’avorton, la crevette, la cacahuète, le minus, le crapaud, il était Joe
Gould le poète, Joe Gould l’historien, Joe Gould le sauvage danseur de la tribu
des Indiens Chippewas, Joe Gould, la plus grande autorité au monde en matière
de langage de la mouette, il était le banni, le petit rat, il était l’exemple parfait du
promeneur nocturne solitaire, le seul et unique membre du Parti de Joe Gould, le
bohème attitré de la Minetta Tavern, il était le Professeur, il était la Mouette, le
professeur Mouette, il était la Mangouste, le professeur Mangouste, et il était
enfin l’Échappé de Bellevue.
J’étais encore en train d’ajouter des choses à cette liste quand la
réceptionniste entrouvrit ma porte. “M. Gould est revenu, me dit-elle. Il était
juste allé boire un café en bas pendant tout ce temps.
— Envoyez-le-moi immédiatement”, lui lançai-je.
Puis, pour une raison que j’ignorais – peut-être à cause de ce tout nouveau
respect que j’éprouvais pour Gould –, je me repris : “Non, je vais aller le
chercher moi-même.”
Je commençais à me lever de mon siège quand une pensée me traversa
l’esprit qui m’obligea à me rasseoir. Je compris soudain que si je posais à Gould
les questions que j’avais l’intention de lui poser, et s’il admettait tout de go que
l’Histoire orale n’existait pas – qu’en effet, ce n’était pas si simple –, je risquais
de me retrouver dans l’obligation d’agir en conséquence. Je risquais d’être mis
dans une position telle que je n’aurais d’autre choix que de le démasquer
publiquement. Cette pensée m’accabla. L’Histoire orale était sa bouée de
sauvetage, la seule chose qui le maintenait à flot, et je ne voulais pas le voir
sombrer. Je ne voulais pas le confondre publiquement. Je ne voulais pas le priver
de ce qui était, d’une certaine manière, son seul moyen de subsistance, sa seule
façon de gagner sa pitance. Je ne voulais pas avoir à prendre quelque position
que ce soit dans cette affaire. Il ne faisait de mal à personne. Certes, il vivait de
ce que lui donnaient ses amis, mais ce n’était pour eux que des miettes. S’il
devait vivre une longue vie, il l’écrirait peut-être, cette fichue Histoire orale. Il
valait mieux laisser les choses en l’état – tout restait possible. C’était sans doute
assez peu glorieux, mais c’était ainsi. J’étais heureux qu’il n’ait rien reconnu
quand je lui avais sauté à la gorge – il n’avait pas dit oui et il n’avait pas dit non,
il avait juste lâché que ce n’était pas une question de paresse. Et aucune loi ne
m’obligeait à le presser de questions, à tout faire pour le prendre en défaut, à le
harceler pour lui faire avouer la vérité vraie. Supposons qu’il nie tout en bloc,
supposons qu’il s’en prenne à moi, me mette publiquement en cause et me laisse
ensuite libre de choisir ce que je voulais faire. Je pouvais toujours être à peu près
sûr de ceci, cela ou autre chose, mais j’aurais un mal fou à produire des preuves.
Tandis que j’essayais de décider de la conduite que j’allais adopter, Gould entra
dans mon bureau sans même prendre la peine de frapper.
“Vous allez me la donner, cette contribution ? me demanda-t-il.
— Oui, je vais vous la donner”, lui répondis-je.
Je lui remis la somme qu’il désirait. Il ne me remercia pas mais me répondit
par ce qu’il disait habituellement quand on lui faisait un don pour le Fonds Joe
Gould – “Ça me rendra bien service”. Puis il traversa la pièce, s’assit dans le
fauteuil de bureau pivotant et posa son cartable à ses pieds. “Vous disiez que
vous aviez quelques questions à me poser, me lança-t-il.
— En effet, j’en avais, mais maintenant, je n’en ai plus, lui répondis-je. Il y
avait certaines choses que je croyais vouloir éclaircir, mais finalement, je
crois bien que je n’en ai plus vraiment envie. Oublions tout cela.”
Le visage de Gould refléta son soulagement. Puis, à ma grande surprise,
ayant senti que je n’avais pas l’intention de pousser les choses plus avant, il
parut déçu. Je voyais bien à l’expression de son visage qu’il avait très envie de
me faire des confidences. C’était cette expression mi-noble, mi-niaise que
prennent les gens lorsqu’ils ont l’intention de se confier et de se mettre à nu – et
une fois de plus, mon attitude envers lui changea. J’étais dégoûté. Je faisais de
mon mieux pour ne pas le démasquer, et voilà que lui faisait de son mieux pour
se démasquer lui-même. “Oh, pour l’amour du ciel, avais-je envie de lui dire.
Vous n’allez quand même pas perdre votre belle assurance et passer à la
confession et aux confidences. Si vous avez jusqu’ici toujours fait semblant, la
seule conduite honnête est de continuer jusqu’à la fin de vos jours, et ce, quoi
qu’il arrive.” Au lieu de cela, je lui dis : “Pardonnez-moi, mais je dois vraiment
vous laisser. Il se fait tard et j’ai pas mal de choses à faire.”
Ces paroles lui donnèrent le droit de se froisser. “Oh, mais j’étais tout à fait
prêt à m’en aller. Et cela depuis des heures, je crois bien, mais c’est vous qui
m’avez retenu. Après tout, moi aussi j’ai des choses à faire.”
Il ramassa son cartable et partit sans même me dire au revoir.

*
* *
Après cela, Gould cessa de me faire confiance pendant un long moment. Il
passait encore me voir, mais bien moins souvent qu’auparavant et jamais dans le
seul but de bavarder. Il ne venait plus que pour me demander de contribuer au
Fonds Joe Gould, et seulement, me semblait-il, quand il avait touché le fond et
ne parvenait pas à mettre le grappin sur un autre de ses fidèles donateurs. Il
entrait, exposait ce qu’il voulait de manière aussi concise que possible, l’obtenait
entièrement ou en partie puis, très gêné, il s’attardait encore quelques minutes
avant de filer. Alors qu’il continuait d’utiliser le New Yorker comme adresse
postale, il cessa de demander s’il avait des lettres à la seconde même où il entrait
et, soucieux de garder sa dignité, attendait que je les lui donne. Dans l’espoir de
lui faciliter les choses, je me mis à faire suivre son courrier à la Minetta Tavern.
Cependant, prenant pour excuse que je voulais savoir comment il allait,
j’attendais parfois que quelques lettres se soient accumulées pour aller les lui
remettre à Minetta Lane. Les premières fois où j’avais procédé ainsi, j’avais agi
comme s’il ne s’était rien passé entre nous et, comme à mon habitude, je m’étais
assis à sa table, qu’il soit seul ou qu’il y ait d’autres personnes avec lui, mais je
m’étais assez vite rendu compte que s’il n’était pas seul, ma présence le mettait
mal à l’aise. Si quelqu’un lui posait une question sur l’Histoire orale, ou si le
sujet était ne serait-ce que mentionné dans la conversation, il me lançait des
regards gênés et essayait de changer de sujet. Je pense qu’il craignait de me voir
tout à coup me lever pour dire haut et fort que cette chose qu’on appelait
Histoire orale n’existait pas, que tout cela ne relevait que de son imagination,
qu’il s’agissait d’un mensonge. Je le mettais mal à l’aise ; je le gênais ; je
l’obligeais à se surveiller. À partir de ce moment-là, je n’allai m’asseoir à sa
table que s’il était seul. Si d’autres personnes venaient y prendre place, je jetais
un coup d’œil à ma montre, prétendais être surpris par l’heure tardive et partais.
Puis, un soir, Gould redevint lui-même. J’étais assis à sa table quand deux
touristes, un homme et son épouse, quittèrent le bar pour venir lui poser une
question sur l’Histoire orale. Sans me jeter un seul coup d’œil et sans la moindre
hésitation, il entreprit de leur expliquer de quoi il s’agissait et, dans l’instant
suivant, se compara à Gibbon – s’étendit sur ce qu’il appelait “la très féconde
immédiateté” de sa position dans sa relation avec New York qu’il opposait à ce
qu’il nommait “le funeste éloignement” de Gibbon quant à l’Empire romain. Je
fus très soulagé de l’entendre s’exprimer ainsi, non seulement parce qu’il avait
perdu sa méfiance à mon égard, mais aussi parce que je voyais bien que son
masque était à nouveau bien en place. De plus, je ne pouvais m’empêcher
d’éprouver une certaine admiration pour sa détermination. On aurait dit un vieux
filou qui avait joué de malchance sans pour autant perdre de sa superbe. Et il
mettait du cœur à l’ouvrage dans son numéro. Sous mes propres yeux, l’épave, le
pilier de bar aux yeux rougis qui avait tout du clochard, se changeait
instantanément en historien illustre. Et dire qu’il ne pouvait guère espérer
soutirer à ces touristes autre chose que quelques verres et un dollar ou deux.
*
* *
Au printemps de l’année suivante – celui de 1944 –, après qu’il eut croisé
par hasard une de ses vieilles connaissances, les choses changèrent et la vie de
Gould devint plus facile. Un jour du début du mois de mai, vers huit heures du
matin, il quitta l’hôtel Defender au 300 Bowery où il venait de passer la nuit
pour commencer sa tournée quotidienne de recouvrement des contributions
auprès de ceux qui alimentaient régulièrement le Fonds Joe Gould. Il avait faim
et il avait une gueule de bois, une conjonctivite sévère et un gros rhume. Il avait
prévu de se rendre d’abord à la station de métro de Sheridan Square et d’y passer
une heure ou deux debout près de l’entrée de la direction nord où il pourrait
aborder ses amis et ses connaissances pressés de se rendre à leur lieu de travail.
En chemin, afin de reprendre un peu ses forces, il s’assit sur les marches d’un
immeuble délabré dans la partie de Bleecker Street où les marchands de fruits et
légumes installent leurs charrettes à bras. La tête renversée en arrière, il
s’apprêtait à se mettre des gouttes dans les yeux quand une femme dénommée
Sarah Ostrowsky Berman, qui était descendue dans le bas de la ville pour acheter
quelques-uns de ces petits oignons doux italiens que l’on appelle cipollini, le vit
et, sans réfléchir plus avant, vint s’asseoir à côté de lui. Mme Berman, épouse du
poète yiddish Levi Berman, était elle-même peintre. Sa famille était venue de
Russie à l’époque où elle était encore petite fille et, tout en gagnant difficilement
sa vie derrière une machine à coudre dans les ateliers de confection du quartier,
elle avait appris toute seule à peindre. Si ses tableaux étaient assez maladroits, ils
étaient néanmoins très imaginatifs avec même un côté hallucinatoire, et dans le
milieu de l’art, nombreux étaient ceux qui les appréciaient et les avaient portés
aux nues. Mme Berman était une femme douce, plutôt effacée et manifestement
marquée par la culture de vieille Europe d’où elle était originaire ; elle avait
aussi un côté très maternel alors qu’elle n’avait pas d’enfants. Elle avait souvent
croisé Gould dans différentes soirées du Village au cours des années 1920 et au
début des années 1930, et s’était souvent longuement entretenue avec lui, mais
elle ne l’avait cependant plus revu depuis de longues années ; elle fut donc
choquée de voir combien il avait changé. Elle lui demanda où il en était avec
l’Histoire orale, et il lui répondit par des borborygmes tout en faisant non de la
tête pour lui indiquer qu’il n’avait en cet instant pas assez de force pour lui
parler de ce sujet. Elle lui posa alors quelques questions sur sa santé et il remonta
les jambes de son pantalon pour lui montrer des abcès qui venaient d’apparaître
sur ses mollets. Mme Berman héla immédiatement un taxi et l’emmena chez
elle. Elle lui prépara un petit déjeuner. Elle lui lava les pieds et les jambes et
appliqua un onguent sur ses plaies. Elle lui donna des chaussettes propres et une
vieille paire de chaussures de son mari. Elle ajouta à cela un peu d’argent. Puis,
après son départ, elle dressa la liste de tous ceux qui, à sa connaissance, avaient
côtoyé Gould durant la période où elle-même le voyait souvent, y compris ceux
qui étaient partis s’installer ailleurs dans le pays ou en Europe, et elle passa le
reste de la journée à leur écrire des lettres très enflammées.

Joe Gould va très mal, disait-elle dans une de ses lettres. Il gaspille
le temps et l’énergie qu’il devrait consacrer à son Histoire orale à
courir aux quatre coins de la ville afin de réunir suffisamment de
petite monnaie pour survivre ; il va finir par en mourir. J’ai toujours
eu l’impression que l’inconscient de cette ville essaie de
communiquer avec nous à travers Joe Gould. Et qu’à travers lui, les
morts-vivants de cette ville essaient peut-être eux aussi de nous dire
quelque chose. Ceux qui depuis toujours n’ont jamais été de nulle
part. Ceux qui passent leur temps à ruminer dans ces horribles salles
de bar obscures. Ces pauvres vieux et ces pauvres vieilles qui sont
assis du matin au soir sur les bancs des jardins publics, ceux qui
sont meurtris, amers et fous – ceux qui n’ont jamais reçu leur part,
ceux qui ont toujours été oubliés, ceux auxquels personne n’a jamais
pensé. Ils restent là à imaginer qu’ils vont tuer tous ceux qui passent
devant eux, y compris les enfants. Mais il y a un risque énorme que
Joe Gould ne termine jamais son Histoire orale et que ces voix
anonymes ne parviennent jamais jusqu’à nous. Il faut faire
immédiatement quelque chose pour lui. Si rien n’est fait, on le
retrouvera un jour, lui, mais aussi avec lui une partie de nous-
mêmes, mort sur un trottoir de la Bowery…

Parmi ceux auxquels Mme Berman avait envoyé cette lettre, il y avait deux
de ses vieux amis qui avaient été mariés puis avaient divorcé – Erika Feist et
John Rothschild. Mlle Feist était née en Allemagne ; elle était arrivée en
Amérique au début des années 1920 et était devenue peintre. Rothschild était
originaire de Nouvelle-Angleterre et avait pendant un temps partagé une
chambre avec Malcolm Cowley dans un dortoir de Harvard ; il avait fait la
connaissance de Gould lors d’une soirée dans le Village peu de temps après être
venu s’installer à New York pour y gagner sa vie, et il contribuait depuis au
Fonds Joe Gould. Il était à la tête d’une agence de voyages qui s’appelait The
Open Road Inc. Environ une semaine plus tard, Mme Berman reçut un soir un
appel interurbain de Mlle Feist qui avait quitté son atelier du Village après son
divorce pour s’installer dans une ferme du comté de Bucks en Pennsylvanie.
Mlle Feist lui raconta qu’à l’époque où elle était mariée à Rothschild, elle avait
fait la connaissance d’une des vieilles amies de son époux pour laquelle elle
éprouvait beaucoup de respect, une femme très réservée qui avait grandi dans le
Middle West, qui travaillait beaucoup et gagnait bien sa vie. Cette femme avait
hérité d’une grosse fortune et, sous couvert d’anonymat, il lui arrivait de venir en
aide à certains artistes ou intellectuels dans le besoin. Mlle Feist lui avait donc
parlé de Gould. Par ailleurs, continua-t-elle, Rothschild avait lui aussi parlé de
Gould à son amie. Mlle Feist ajouta enfin que cette femme avait accepté de venir
en aide à Gould à hauteur de soixante dollars par mois. Il y avait à cela deux
conditions. Premièrement, Gould ne devait jamais apprendre qui elle était ni
quoi que ce soit d’autre qui pourrait lui permettre de découvrir son identité.
Deuxièmement, il faudrait qu’une personne discrète et digne de confiance qui
habitait à New York accepte de recevoir les chèques qu’elle enverrait au rythme
d’une fois par mois ; cette personne les encaisserait et remettrait l’argent à Gould
sous forme de paiements hebdomadaires en s’assurant qu’il utilisait la somme
pour payer son loyer et ses repas, et non pour boire. Il était nécessaire que ce soit
quelqu’un que Gould respectait et qu’il écouterait. Quand Mme Berman entendit
cela, elle lança, “Quelqu’un comme Vivian Marquié”, et Mlle Feist lui répondit
“Exactement”. Mme Marquié était une vieille amie de Gould qui possédait une
galerie d’art dans la 57e Rue, The Marquié Galerie. Dans sa jeunesse, époque où
elle habitait dans le Village, elle avait été assistante sociale. Elle avait fait la
connaissance de Gould dans une soirée en 1925 ou 1926 et n’avait depuis jamais
cessé de lui venir en aide. Cela faisait maintenant plusieurs années qu’elle lui
fournissait la plupart de ses vêtements ; elle comptait parmi ses amis et ses
connaissances plusieurs hommes de la même taille que Gould ou à peu près ; elle
les relançait sans cesse et, de temps en temps, ceux-ci lui donnaient pour son
protégé des costumes ou des chemises qu’ils ne mettaient plus. Gould passait la
voir à la galerie deux fois par semaine pour lui demander de contribuer au Fonds
Joe Gould.
Le lendemain, Mlle Feist appela Mme Marquié à la galerie et lui expliqua la
situation. Mme Marquié lui répondit alors qu’elle s’était elle-même inquiétée de
la situation de Gould et qu’elle serait heureuse de s’occuper de l’argent en
s’assurant qu’il en fasse le meilleur usage possible. Le nom de jeune fille de
Mme Marquié était Ward, elle était née à Lawrence, une petite ville de
Long Island. Son mari, Élie-Paul Marquié, était français. Il était graveur et taille-
doucier ; c’était aussi un fin gourmet qui avait un certain talent pour la grande
cuisine. À travers lui, elle avait fait la connaissance d’un bon nombre de
Français du milieu de la restauration. Parmi ceux-ci, un certain Henri Gérard
possédait trois maisons réaménagées en chambres meublées dans la 33e Rue Est,
entre la Huitième et la Neuvième Avenue, juste en face de la Poste centrale, un
ensemble connu sous le nom de Maison Gérard. C’étaient de vieilles bâtisses en
pierre brune aux numéros 311, 313 et 317. Dans le sous-sol du 311, il avait
aménagé un restaurant connu, lui aussi, sous le nom de Maison Gérard.
Mme Marquié parla de Gould à Gérard. Celui-ci connaissait bien les problèmes
de ceux qui doivent se débrouiller avec très peu ; la plupart de ses locataires
appartenaient à cette catégorie. Il affirma que pour soixante dollars par mois, il
pouvait assurer à Gould le gîte et le couvert, et faire en sorte qu’il lui reste
quelque chose pour ses cigarettes et ses déplacements en transports en commun.
La chambre lui coûterait trois dollars par semaine, et il pourrait s’offrir un petit
déjeuner pour vingt-cinq cents, un déjeuner et un dîner pour cinquante cents
chacun. Mme Marquié s’engagea à envoyer à Gérard un chèque par semaine
pour couvrir, à peu de chose près, les dépenses de Gould, et Gérard accepta de
déduire du montant du chèque ce que Gould lui devrait et de lui remettre le reste
en liquide. S’il sautait un repas, celui-ci ne serait pas facturé. S’il sautait ce qui
lui paraissait être un nombre anormal de repas, Gérard le ferait savoir à
Mme Marquié car il était bien possible que Gould se prive de nourriture de
manière qu’il lui reste un peu d’argent pour se payer à boire. Avant la fin de la
semaine, il était installé dans une chambre au cinquième et dernier étage du 313.
À l’époque où les maisons de ce type étaient des habitations privées, toutes les
pièces de cet étage-là étaient des chambres de bonne, et la chambre de Gould
était celle que l’on donnait habituellement à la dernière arrivée des domestiques,
la moins bien dégrossie. Elle était juste derrière le coude de la rampe tout en haut
de l’escalier, avait une lucarne pour toute fenêtre et était juste assez grande pour
un lit, une chaise, une table et une commode.
Au début, Gould n’aima ni la maison Gérard ni rien de ce qui appartenait à
son nouveau mode de vie car le mystère qui entourait l’identité de son mécène le
taraudait. Il ne pensait qu’à cela. Pendant un temps, il se présenta à la galerie de
Mme Marquié au moins une fois par jour, parfois jusqu’à trois ou quatre fois
dans la même journée, et il lui posait des questions apparemment innocentes
dans le but de tromper sa vigilance et obtenir des indices qui le mettraient sur la
voie. Elle le suppliait d’arrêter, mais il ne pouvait s’en empêcher. Le plus
plausible à son sens était qu’il s’agissait de quelqu’un de sa promotion à
Harvard, et Mme Marquié faisait tout pour l’inciter à s’en persuader. Puis, un
jour, au lieu de dire “votre mécène”, elle relâcha son attention et laissa échapper
le pronom “elle”. L’imagination de Gould s’enflamma. Pendant deux semaines,
il passa tous ses après-midi à la bibliothèque municipale à chercher dans les
archives des journaux des renseignements sur les femmes riches en général, et
plus précisément celles qui étaient connues comme mécènes du monde des arts,
mais il ne trouva aucun indice. Pendant plusieurs jours d’affilée, il fut persuadé
qu’il s’agissait de l’une ou l’autre de ses cousines, deux sœurs qui ne s’étaient
jamais mariées et vivaient dans la même maison à Boston. Il avait toujours eu
peur d’elles, et la dernière fois qu’il en avait entendu parler remontait à quelques
années après qu’il avait quitté Harvard ; elles avaient alors refusé de lui prêter
l’argent dont il avait besoin pour retourner dans les réserves indiennes du Dakota
du Nord. Malgré tout cela, il prit son courage à deux mains et leur téléphona.
L’une des deux sœurs accepta de payer la communication et l’écouta pendant
une minute durant laquelle il essaya d’apprendre de manière détournée ce qu’il
voulait savoir. Très vite, sa cousine le coupa : elle n’avait aucune idée de ce qu’il
cherchait à lui faire dire, lui lança-t-elle, mais quoi que cela puisse être, elle ne
tenait pas à l’entendre, et si jamais il les appelait à nouveau, elle ou sa sœur, elle
porterait plainte auprès de la police. Deux ou trois soirs plus tard, alors qu’il était
allongé dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil, il se souvint d’une femme
qui était, disait-on, très riche ; il l’avait rencontrée lors d’une soirée dans une de
ces maisons qui bordent Washington Square et avait eu avec elle une très
agréable conversation au sujet d’Edgar Poe. Il décida que c’était peut-être elle.
Le lendemain matin, au terme d’une série de coups de téléphone, il apprit qu’elle
était morte. Il se mit ensuite en tête qu’il pouvait s’agir d’une femme qui s’était
intéressée à lui après avoir lu son portrait dans le New Yorker et que je savais de
qui il s’agissait ; il vint alors me voir et me demanda son nom. Il exigea que je le
lui donne. Des années plus tard, et tout à fait par hasard, j’ai effectivement appris
qui était sa bienfaitrice, je lui ai alors rendu visite et nous avons bavardé un
moment, mais quand Gould m’avait posé la question, j’ignorais de qui il
s’agissait et je le lui avais clairement dit. Il était reparti sans me croire pour
revenir quelques jours plus tard avec une longue lettre qu’il avait écrite à cette
femme. Il voulait que je la lise et la lui envoie. Cette missive était précédée d’un
préambule en lettres capitales qui disait :

RESPECTUEUSE MISSIVE DE JOE GOULD À SA BIENFAITRICE INCONNUE (QUE


LA POSTÉRITÉ HONORERA POUR SA GÉNÉROSITÉ ENVERS L’AUTEUR DE
L’HISTOIRE ORALE, QU’ELLE CHOISISSE DE RESTER ANONYME OU NON) POUR
PROPOSER QU’AU LIEU DE LUI DONNER 60 DOLLARS PAR MOIS ELLE LUI
REMETTE LA SOMME TOTALE DE 720 DOLLARS CHAQUE ANNÉE, L’ARGUMENT
PRINCIPAL ÉTANT QUE CELA LUI PERMETTRAIT DE QUITTER LE PAYS POUR
ALLER VIVRE EN FRANCE OU EN ITALIE, PAYS DANS LESQUELS EN EXERÇANT
QUELQUE PRUDENCE, CE À QUOI IL S’ENGAGE FORMELLEMENT, CETTE SOMME
LUI PERMETTRA DE FAIRE DEUX FOIS PLUS DE CHOSES.

J’eus l’impression que le but de Gould en écrivant cette lettre était d’inciter
cette femme à entrer d’une manière ou d’une autre en communication avec lui,
quelles qu’en soient les conséquences. Cette pensée m’alarma. Je le pressai de
déchirer sa lettre et d’oublier ces idées de somme globale, de vie à l’étranger et
tout le reste ; sa bienfaitrice pourrait penser qu’il se plaignait déjà, en être agacée
et arrêter les paiements. S’il se mettait au travail et terminait l’Histoire orale, ou
tout au moins s’il avançait un peu, lui dis-je, peut-être que d’elle-même elle se
ferait connaître. Il me répondit d’arrêter de lui donner des conseils car il était
parfaitement capable de s’occuper de ses propres affaires. Puis, dans l’instant
suivant, il prit un air désespéré et s’exclama : “Je préférerais presque savoir qui
elle est plutôt que de recevoir cet argent !” Il garda le silence le temps de
reprendre contenance. “Qu’est-ce que vous ressentiriez, reprit-il ensuite, si vous
saviez qu’il existe quelque part dans le monde une femme qui se soucie
suffisamment de vous pour ne pas vous laisser mourir de faim mais qui, dans le
même temps et pour des raisons qui lui appartiennent, ne veut pas que vous
sachiez qui elle est ?” Il me lança un regard plein de malice. “Une femme qui
aurait eu un enfant illégitime dans sa jeunesse, qui détesterait le père et aurait fait
adopter l’enfant pourrait éventuellement se comporter ainsi, continua-t-il, si elle
est maintenant vieille, riche et honorablement connue et qu’elle a soudain
découvert en lisant un portrait dans le New Yorker que le bébé d’alors est
maintenant un homme d’un certain âge qui vit pauvrement dans la Bowery.” Il
se tut un instant. “Je sais que cela paraît fou, reprit-il. Mais quand j’étais petit et
que je me mettais à rêver, je me disais que j’avais été adopté, et ces derniers
temps, je me suis à nouveau laissé aller à ces mêmes rêveries.” Il posa sa lettre
sur mon bureau et s’en alla. Puis il revint quelques jours plus tard, la reprit et la
remit à Mme Marquié en lui demandant de la lire et de la faire suivre à sa
bienfaitrice. Mme Marquié s’était toujours montrée très douce avec Gould, mais
cette fois, elle le tança vertement, et quelque chose qu’elle lui dit alors dut lui
faire reprendre ses esprits car à partir de ce jour-là, il garda pour lui sa curiosité
quant à l’identité de son mécène.
Peu de temps après tout cela, Gould cessa de venir à mon bureau (je lui
faisais désormais suivre son courrier à la Maison Gérard) et je le perdis de vue
pendant un temps. Je le revis vers la mi-juin. Pendant les six mois suivants, et
pour des raisons diverses, je fus amené à passer la plus grande partie de mon
temps hors de New York, et je ne le vis pas jusqu’à un certain après-midi du
mois de décembre où, passant devant le Jefferson Diner, j’entendis un bruit
comminatoire de métal frappant du verre et, levant les yeux, je vis Gould qui me
fixait depuis un box et tapait sur la vitre avec une pièce de monnaie pour attirer
mon attention. J’entrai et m’assis en face de lui. “N’allez pas tomber de votre
chaise et essayez de ne pas vous évanouir, me dit-il. Je vous paye un café.”
C’était le même box où nous nous étions assis le jour de ma première
conversation avec lui. Ses mains et son visage étaient aussi sales qu’à
l’accoutumée, mais il avait le teint frais et les yeux clairs, et il avait aussi pris un
peu de poids. Comme toujours, il portait un costume trop grand pour lui de une
ou deux tailles. Quelqu’un s’en était débarrassé – c’étaient les restes d’un
costume –, mais il était bien coupé et dans un tissu assez coûteux, une sorte de
lainage écossais et, en son temps, cela avait dû être un beau costume. Il avait
même le gilet assorti. La couronne de son chapeau était toute cabossée ; quant au
bord, il était relevé d’un côté et rabattu de l’autre. Mais c’était un chapeau
extrêmement élégant que n’importe quel ancien du Village aurait reconnu au
premier coup d’œil : c’était un des vieux chapeaux d’E. E. Cummings. Je dis à
Gould que je ne l’avais jamais vu aussi bien mis, et fus ensuite surpris par la
fatuité de sa réponse.
“Oh, tout va bien, me lança-t-il avec un sourire plein de suffisance. Tout va
très bien. Au début, je ne me plaisais pas trop à la Maison Gérard, la ‘Maison G.’
comme l’appellent les résidents – c’est loin de tout, il y a trop de féculents dans
la nourriture, et tous ces étages, c’est vraiment difficile –, mais je m’y suis fait.
J’y suis même très heureux. Je descends au Village, et comme toujours je fais
ma tournée pour les contributions au Fonds Joe Gould, sauf que maintenant, ce
n’est plus une question de vie ou de mort. J’ai même cessé d’aller voir certaines
personnes, je n’ai plus envie de m’embêter avec tout ça – ceux qui donnent juste
une pièce de dix cents et ceux qui disent ‘peut-être demain’. Je vais juste voir
ceux dont je suis sûr, et je ne les sollicite plus aussi souvent qu’avant. C’est
bizarre, ce qui s’est passé. Je pensais que ma réputation en prendrait un coup
dans le Village si les gens apprenaient qu’un mécène m’assure le gîte et le
couvert, alors j’ai essayé de garder la chose pour moi, mais j’en ai été incapable.
J’en ai parlé à quelques amis qui en ont parlé à d’autres si bien que de proche en
proche, tout le monde l’a appris, et vous savez quoi – au lieu de baisser le
montant de leurs contributions ou de refuser de me donner quoi que ce soit
désormais, ils se sont tous montrés bien plus généreux qu’auparavant. Des gens
qui me donnaient vingt-cinq cents, et encore à regret, m’en donnent maintenant
cinquante, ils vont même jusqu’à un dollar de temps en temps, et bien plus
volontiers. Vous connaissez le vieil adage : ‘On ne prête qu’aux riches.’ Ces
derniers temps, il m’arrive même d’avoir trois, quatre, cinq, six et jusqu’à sept
dollars en poche. Je ne demande plus de cigarettes à personne, sans même parler
de ramasser des mégots ; je me paye mes propres cigarettes. Il m’arrive même de
m’asseoir quelque part pour me commander quelque chose à boire et payer de
ma poche. Et puis, je fais plus attention à moi. La plupart du temps, le matin, si
je n’ai pas trop bu la veille, je me lève vers onze heures, j’avale un solide petit
déjeuner et je monte jusqu’à la bibliothèque municipale, celle de Bryant Park, et
là, je lis les journaux ou je fais des recherches ; il m’arrive aussi de faire la
tournée des expositions dans les galeries de la 57e Rue pour voir s’il y a des nus
qui valent le coup, ou alors je monte jusqu’au Metropolitan Museum, ou je vais à
la Frick Gallery, au Muséum d’histoire naturelle ou au Muséum des Indiens
d’Amérique ; mais parfois, je me contente de me promener dans les rues. Au
bout d’un moment, je retourne à la Maison G., je reste allongé une heure ou deux
sur mon lit, je dîne de bonne heure, et après, je prends le métro pour descendre
au Village. Je traîne un peu là-bas jusqu’à la fermeture des bars sur le coup de
quatre heures du matin, et à l’heure où les gens rentrent chez eux, moi je
retourne à la Maison G. Quand on sait ce que j’ai connu, je mène aujourd’hui
une vie de millionnaire.” Il fredonna l’air d’une vieille chanson pleine
d’amertume de Bessie Smith avant d’en chanter quelques paroles : “Dans le
temps je menais une vie de millionnaire.” Il chantonnait de sa voix grinçante de
Yankee de Nouvelle-Angleterre. “Je claquais mon argent, j’en avais rien à
faire…”
“Il y a évidemment une chose que je garde pour moi, c’est le fait que je ne
connais pas mon mécène. Maintenant, je me fiche complètement de savoir qui
c’est, cette brave dame, mais on a sa fierté. Les gens n’arrêtent pas de me poser
des questions, moi je leur réponds que j’ai rien le droit de dire. C’est quelqu’un
de célèbre, je leur dis, et si je leur donnais son nom ils sauraient tout de suite qui
c’est – une des femmes les plus riches du monde. Je l’appelle Mme X, et je leur
fais comprendre que je sais tout d’elle. Vous les connaissez, ces bohèmes. Ils
affichent leur mépris pour l’argent, mais ils perdent tout contrôle et deviennent
complètement marteau à la moindre suggestion du plus petit indice de la plus
légère trace qu’il peut y en avoir pas loin. Depuis que tout le monde sait que j’ai
un mécène, qu’en plus c’est une femme, et que par-dessus le marché elle est
riche, les poètes et les peintres me prennent à part pour me payer à boire, après,
ils me demandent de parler à Mme X de leur travail. J’essaie de les aider du
mieux que je peux. ‘Donne-moi quelques-uns de tes meilleurs poèmes’, je dis au
type si c’est un poète, ou alors ‘Confie-moi quelques-uns de tes meilleurs
dessins’, je lui dis si c’est un peintre, et ‘je les montrerai à Mme X la prochaine
fois que je passerai la voir dans son immense demeure de Park Avenue’.
J’emporte les poèmes ou les dessins dans ma chambre à la Maison G., je les
laisse sur la commode une semaine ou deux, et je les rends au génie qui en est
l’auteur. ‘Mme X a vu ton travail, je lui dis, et elle m’a demandé de te remercier
de lui avoir donné l’occasion de les voir.’ ‘Mais qu’est-ce qu’elle en pense ?’ me
presse le génie. ‘Elle m’a strictement interdit de t’en parler, mais nous sommes
amis depuis longtemps, lui dis-je, je te connais trop et j’ai trop de respect pour
toi pour te mentir, alors je vais te répéter ses paroles mot pour mot. Elle m’a dit
qu’elle ne voyait pas le moindre signe d’un quelconque talent dans ton travail, et
elle a ajouté qu’elle a le sentiment que ce ne serait pas du tout bien de sa part de
t’encourager de quelque manière que ce soit.’”
Les yeux de Gould brillaient et il riait bêtement. “Oh, j’en ai remis plus d’un
à sa place, avec ça. Et j’ai aussi réglé quelques vieux comptes.”
Je me rendis compte que Gould m’exaspérait, non parce qu’il se vantait
d’avoir réglé de vieux comptes – cela m’allait très bien, je suis de ceux qui
pensent que la revanche est un droit –, mais parce qu’il avait l’air d’être
tellement content de lui, et je lui ai alors posé une question assez perverse. “Et
vous en êtes où avec l’Histoire orale ?
— Tout va très bien ! me répondit-il sans la moindre gêne. J’ai beaucoup
avancé.” Son cartable était posé à côté de lui sur la banquette et il le tapota.
“J’y ai ajouté un grand nombre de pages ces derniers temps, me répondit-il.
J’avance à grands pas.”

*
* *
Avec le temps, Gould s’habitua à ce que son gîte et son couvert soient payés
par sa bienfaitrice inconnue. Il en arriva à considérer cet arrangement comme
définitivement acquis. Un matin de novembre 1947, alors qu’il vivait à la
Maison Gérard depuis presque trois ans et demi, il m’appela au téléphone, mais
au moment même où j’entendis sa voix, je sus que quelque chose n’allait pas.
“Mme Marquié m’a appelé hier après-midi en me demandant de passer la voir à
la galerie immédiatement, me dit-il. J’y suis allé, et elle m’a annoncé que
Mme X lui avait fait savoir quelques semaines auparavant qu’elle envisageait
d’arrêter de subvenir à mes besoins mais qu’un homme et une femme de sa
connaissance qui sont aussi des amis de Mme X essayaient de la persuader de
n’en rien faire. Elle n’avait pas voulu m’informer de quoi que ce soit, me dit-
elle, avant d’avoir été mise au courant de ce que Mme X entendait réellement
faire. Eh bien, elle l’a appris avec certitude hier. Mme X lui a dit qu’elle mettait
à la poste un chèque pour le mois de décembre, mais que ce serait le dernier.”
Gould se tut un instant mais je l’entendis prendre une profonde inspiration. “J’ai
demandé à Mme Marquié pourquoi Mme X m’en voulait, ajouta-t-il alors. Je l’ai
suppliée de me le dire. Elle m’a juste répondu qu’elle n’en savait rien.” Il se tut à
nouveau. “De toute ma vie, c’est la plus mauvaise nouvelle que j’aie jamais
reçue. J’ai l’estomac tout chamboulé, me confia-t-il, je ne garde plus rien de ce
que je mange depuis que je l’ai apprise.”
À l’entendre, j’avais eu l’impression que Gould avait de la peine, qu’il était
en état de choc, qu’il se sentait abandonné et prenait cela comme une
humiliation. Il y avait quelque chose dans sa voix, une pointe de panique, qui
s’ancra dans mon esprit et me mit mal à l’aise. Je quittai mon bureau au milieu
de l’après-midi et me rendis en taxi à la Maison Gérard. Dans le vestibule, un
homme à tout faire qui passait l’aspirateur sur le tapis m’informa qu’il avait vu
Gould sortir mais qu’il était peut-être revenu depuis. “Montez voir s’il est dans
sa chambre, me lança-t-il. La porte sera ouverte. Il ne ferme jamais à clé.” Gould
n’y était pas. Du pas de la porte, j’aperçus quelques cahiers d’écolier sur la
commode et entrai pour les regarder de plus près. Il y en avait cinq. Je pris la
liberté d’ouvrir celui du dessus. Sur la première page, je retrouvai ce titre que je
connaissais bien : “MORT DU DR CLARKE STORER GOULD. UN CHAPITRE DE
L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. Je persistai et ouvris le deuxième cahier. Il
avait pour titre : “CETTE INSUPPORTABLE HABITUDE DE LA TOMATE. UN CHAPITRE DE
L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. J’ouvris le troisième. Il avait pour titre : “MORT
DU DR CLARKE STORER GOULD. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”.
J’ouvris alors le quatrième. Il avait pour titre : “MORT DU DR CLARKE STORER
GOULD. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. J’ouvris le cinquième.
Il avait pour titre : “MORT DU DR CLARKE STORER GOULD. UN CHAPITRE DE
L’HISTOIRE ORALE DE JOE GOULD”. Je remis les cahiers à leur place comme je les
avais trouvés et quittai la pièce. “Dieu ait pitié de lui, dis-je. Et de nous tous.”
Quand les subsides qui lui étaient destinés se tarirent à la fin du mois de
décembre, Gould informa Gérard qu’il désirait rester à la Maison Gérard. Il n’y
prendrait plus ses repas comme auparavant, du moins pendant un temps, mais
ferait tout pour essayer de conserver sa chambre. Il était évident qu’il espérait
parvenir à ses fins en redoublant d’efforts dans ses tournées de collecte pour le
Fonds Joe Gould. Il oubliait toutefois le vieil adage auquel il avait un jour lui-
même fait allusion – “On ne prête qu’aux riches” – et commit l’erreur de dire à
ses amis qu’il avait perdu son mécène. La crainte qu’il ne dépende plus
désormais que de leur seule générosité amena un bon nombre d’entre eux à
réduire le montant de leur contribution. Il lui devint alors assez vite difficile de
réunir la somme de trois dollars pour son loyer de la semaine car Gérard refusait
d’être payé nuit après nuit. “Vous me pénalisez parce que je ne vis pas comme la
plupart des gens, lui dit alors Gould. La plupart des gens ont des revenus
hebdomadaires ou mensuels. Moi je vis au jour le jour, et il m’arrive parfois de
vivre d’heure en heure.
— Tout ça, je le sais, lui répondit Gérard, et j’aimerais bien vous rendre
service, mais la Maison Gérard n’est pas un asile de nuit.”
Fin février, Gould devait de l’argent à Gérard. Il avait à plusieurs reprises
mis le feu à son lit en s’endormant une cigarette entre les doigts. En mars, il y
mit une nouvelle fois le feu et, saisissant ce prétexte, Gérard lui demanda de
quitter les lieux. Il y avait à cette époque un grand nombre d’hôtels bon marché
du côté de la Dixième Avenue à hauteur de la 42e Rue. Dans l’un d’entre eux,
l’hôtel Watson, qui était au 583 de la Dixième Avenue, on pouvait avoir une
chambre – disons plutôt une cabine toute en longueur avec un lit de fer – pour
trente-cinq cents, et Gould en vint à y passer ses nuits. Un soir, alors qu’assez
tard dans la nuit il quittait un bar du Village et qu’il se sentait trop fatigué pour
prendre le métro jusqu’au Watson, il alla à pied jusqu’à la Bowery, dormit dans
un asile de nuit, et se retrouva exactement où il en était en mai 1944. Le
lendemain, il décida qu’il ferait tout aussi bien de passer toutes ses nuits dans les
asiles de la Bowery car il avait ainsi moins de distance à parcourir depuis le
Village ; à partir de ce moment-là, chaque pas qu’il fit le mena de plus en plus
bas.
Ceux qui connaissaient Gould depuis des années comprirent assez vite qu’il
avait changé. “Il y a quelque chose qui ne va pas, Joe ? lui demanda devant moi
un ancien de la bohème un soir chez Goody’s. On dirait que tu n’es plus toi-
même.
— Je ne suis plus moi-même, lui répondit Gould. En fait, je ne l’ai jamais
été.”
Il continuait à faire ses tournées dans le Village comme toujours, pointait
dans une bonne douzaine de bars, de cafétérias, de restaurants et de gargotes,
mais on avait désormais l’impression qu’il n’y avait plus sa place. Il avait le plus
souvent l’air absent, était d’humeur sombre ou refermé sur lui-même, ou alors, il
avait le regard perdu dans le vague. Je me rendis un soir au Chumley’s, un
restaurant du Village où j’avais prévu de dîner. Au moment de m’asseoir, je jetai
un coup d’œil à la salle de bar qui n’était séparée de la salle à manger que par
une arcade ; une foule bruyante d’hommes et de femmes surexcités étaient assis
ou debout devant le comptoir sur deux rangées ; ils riaient et échangeaient des
plaisanteries quand, tout au bout, je reconnus le visage triste et couvert de barbe
de Gould. Il était debout, un peu à l’écart des autres et, un verre de bière à la
main, il les observait ; son costume était en loques et son vieux manteau aurait
pu servir de couverture pour un chien ; il était terriblement voûté et donnait
l’impression d’être complètement à l’écart des autres, de n’avoir strictement rien
de commun avec eux. On se serait cru en face du fantôme de Joe Gould revenu
hanter les lieux. Il ressemblait à un zombie.
Il continuait à se rendre à la Minetta Tavern tous les soirs et il y restait assis
à sa table habituelle pendant des heures à écrire dans un cahier d’écolier bien en
vue des touristes qui pouvaient se trouver là, mais quand ceux-ci venaient lui
demander sur quoi il travaillait, il ne se lançait plus que très rarement dans ses
longs discours de mythomane et répondait le plus souvent de manière
sarcastique, obscène ou tout simplement très désinvolte, comme si tout cela le
fatiguait. Non que cela pût déplaire aux touristes ; ils pensaient plutôt que cela
correspondait exactement à la conduite propre aux gens de la bohème ; ils
continuaient à montrer autant d’intérêt qu’auparavant pour l’Histoire orale et
contribuaient avec la même ardeur au Fonds Joe Gould que ceux pour lesquels il
se mettait autrefois en quatre afin de les impressionner.
Il commença à lui falloir de plus en plus de temps pour se remettre des effets
de la boisson, et sa conduite en ce domaine changea donc elle aussi. À l’époque
où il vivait à la Maison Gérard, il avait pour habitude de rester au lit toute la
journée s’il avait du mal à se remettre d’une cuite, ce qui lui était impossible
dans les asiles de nuit, et il avait désormais une peur panique de la gueule de
bois. Au lieu de boire comme autrefois tout ce qui pouvait lui tomber sous la
main – plus c’est fort, mieux c’est, et au diable tout ça car demain il fera jour –,
il s’en tenait maintenant à la bière et rien d’autre. Peu importait l’insistance d’un
groupe de touristes pour le persuader de commander quelque chose de plus fort,
il restait à la bière. Malgré cela, en étalant bien sa consommation, il parvenait à
se maintenir dans un état à peu près constant de légère ivresse ; il s’irritait alors
facilement et son langage se relâchait de plus en plus. Il commença à faire à ses
vieux amis des remarques gênantes, voire parfois blessantes par leur franchise, et
il se mit à dire ce qu’il pensait vraiment d’eux à des gens qu’il avait toujours
prétendu apprécier. Un jour, dans une cafétéria, alors qu’il était assis à une table
en face d’un homme qu’il connaissait depuis les premiers temps de leur jeunesse
dans le Village, il lui avait lancé, “Toi, tu es vraiment un vendu”. “Tu te laisses
aller, dit-il aussi un jour à Max Bodenheim. Tu étais un bien meilleur poète il y a
vingt-cinq ans, et pourtant tu n’étais même pas bon à l’époque.” Lors d’une autre
rencontre, il dit à ce même Bodenheim que, de toute façon, il n’avait jamais
vraiment été poète. “T’es un poète poët-poët, lui avait-il jeté au visage. Un poète
complètement nunuche. Un petit poète de rien du tout. Et tu es d’une ignorance
crasse. Tu n’as jamais rien compris à la ponctuation, et tout ce que tu as jamais
lu c’est Floyd Dell, Ethel M. Dell et les Rubayat.”
À cette époque, je prenais toujours l’autobus de la Cinquième Avenue pour
gagner le bas de la ville. En général, j’arrivais à mon arrêt, celui de la 10e Rue,
vers sept heures et demie. Gould le savait, et environ une fois par semaine, il
m’attendait. Dès que je posais le pied sur le trottoir, il émergeait de l’ombre du
porche de l’église de l’Ascension qui était juste au coin, et pressait le pas pour
me rejoindre. Il remontait un bout de la rue avec moi, je lui remettais ma
contribution, et il disparaissait aussitôt dans la nuit. Il nous arrivait parfois de
parler pendant quelques minutes debout dans la rue. Un soir de l’été 1952 où
nous bavardions ainsi, il me confia de manière hésitante que sa santé le
préoccupait. Depuis quelque temps, il avait des vertiges. “L’autre jour,
m’expliqua-t-il, j’ai pris le métro à la station de la 14e Rue avec l’intention de
monter jusqu’à la 23e Rue, mais très peu de temps après m’être assis, j’ai sans
doute dû perdre connaissance, et quand je suis revenu à moi, la rame entrait dans
la station de la 72e Rue.” Je lui répondis qu’un médecin de mes amis avait lu
avec beaucoup d’intérêt le portrait que j’avais fait de lui, et me demandait
souvent comment il allait et où il en était avec l’Histoire orale. “Un jour, ajoutai-
je, il m’a même dit que si vous aviez besoin de voir un médecin, il serait ravi de
vous examiner et ne vous ferait rien payer.” Je lui demandai ensuite de
m’autoriser à appeler ce médecin pour lui prendre un rendez-vous. Gould secoua
la tête. “Bah, me répondit-il, le regard perdu au loin, à quoi ça servirait ?”
Aux alentours de la mi-décembre de la même année, je me rendis compte
que je n’avais pas vu Gould à mon arrêt d’autobus depuis plusieurs semaines,
mais n’y accordai pas plus d’attention que cela. Il n’était pas du tout rare que
Gould disparaisse pendant quelques jours ou quelques semaines, ou même
quelques mois, et réapparaisse soudain à Greenwich Village avec des
explications bizarres pour justifier son absence. “Je suis allé voir les oiseaux sur
les quais en compagnie d’une vieille comtesse, m’avait-il dit un jour après une
de ses absences. Avec la comtesse, nous avons passé trois semaines à étudier les
mouettes.” Une autre fois, alors qu’il avait disparu de la circulation sans la
moindre explication pendant presque tout l’été, il avait raconté à tout le monde
qu’il était parti en croisière sur un yacht. “Le yacht de J. P. Morgan.”
En janvier 1953, je me rendis à une soirée chez un psychiatre que je
connaissais depuis l’époque où, jeune reporter, je couvrais l’hôpital Bellevue et
le Centre de médecine légale. Il y avait parmi les invités une de ses consœurs du
Pilgrim State, qui se trouve dans le comté de Suffolk, assez loin dans Long
Island. Je l’avais déjà vue à plusieurs reprises chez cet ami et j’avais toujours eu
avec elle des conversations fort agréables, non pas sur la psychiatrie – nous
n’abordions jamais ce sujet – mais sur des choses comme les habitudes
alimentaires du bar rayé car elle adorait la pêche au lancer. Ce soir-là, au cours
de la conversation, elle m’annonça qu’elle se mettait en congé de l’hôpital pour
avoir un bébé. Puis elle ajouta qu’elle voulait me parler de quelque chose, et
nous allâmes nous placer près d’une fenêtre. “Nous avons un de vos vieux amis
à l’hôpital, me dit-elle. Cet homme dont vous avez fait le portrait, l’auteur d’Une
histoire orale du monde ou je ne sais plus quoi. Joe Gould.” Elle m’informa
qu’un après-midi, ce devait être vers le milieu du mois de novembre, Gould
s’était écroulé en pleine rue, dans la Bowery plus précisément, et qu’une
ambulance de l’hôpital Columbus l’avait emmené. Là, ils avaient constaté qu’il
était “confus et totalement désorienté”, et comme ils n’ont pas de service de
psychiatrie à Columbus, ils l’avaient transféré à Bellevue. Il y était resté en
observation jusqu’à fin novembre, puis ils l’avaient à leur tour transféré au
Pilgrim State.
“Qu’est-ce qu’il a ? lui demandai-je alors. Comment cela s’appelle-t-il ?
— Rien de bizarre ni d’inhabituel, me répondit-elle. Démence sénile. La
même chose que nous aurons tous un jour si nous vivons suffisamment
longtemps. Sauf que dans son cas, c’est venu un peu tôt – il n’a que
soixante-trois ans. Et puis il a aussi quelque chose qui ne va pas dans les
reins. En plus, depuis qu’il est au Pilgrim, il souffre d’un nombre incroyable
de petits ennuis qui se déclenchent l’un après l’autre. C’est souvent comme
ça avec les patients comme lui, tous ces gens qui traînent dans la Bowery,
quand ils finissent par se retrouver dans un hôpital. Entre autres, il a la plus
sévère conjonctivite que j’aie jamais vue ainsi qu’une crise de bursite aiguë,
un horrible furoncle à la nuque, avec en plus des tremblements, toute une
série de douleurs dans les oreilles et une assez imprécise à l’estomac.
Personnellement, je pense que ça ne fait que commencer.”
Je lui demandai alors si je pouvais lui rendre visite.
“Si j’étais vous, je n’en ferais rien, me répondit-elle. En ce moment, il est
tellement confus et tellement méfiant que cela risquerait de lui faire plus de mal
que de bien. D’ailleurs, il ne vous reconnaîtrait probablement pas. Et s’il vous
reconnaissait, le seul fait d’essayer de vous parler l’épuiserait. Si vous voulez
vraiment lui rendre service, ne dites pas où il est à ses amis du Village. En tout
cas pas encore. Gardez cela pour vous. Oubliez tout ce que je viens de vous dire.
Nous avons eu un autre de ces bohèmes très connus à l’hôpital il y a à peu près
un an, et des dizaines de personnes du Village sont venues lui rendre visite, des
hommes et des femmes de la bohème, des célèbres et des inconnus, des vieux
comme des jeunes ; c’étaient tous de vrais moulins à paroles, et ça ne lui a fait
aucun bien à ce patient, c’est le moins qu’on puisse dire. Chaque fois qu’on en
arrivait au stade où nous pensions qu’il allait enfin émerger, si l’on peut dire, il
en venait quelques-uns qui le renvoyaient au fond. Et ils lui maintenaient la tête
sous l’eau. De toute façon, la vraie raison pour laquelle ils lui rendaient visite, ce
n’était pas pour le voir mais pour essayer de coincer un psychiatre au détour
d’un couloir afin de l’impressionner en lui déballant tout ce qu’ils savaient sur la
psychiatrie – sujet sur lequel, si je puis me permettre, ils étaient incroyablement
mal informés.”
Je décidai donc que, pour l’heure, je ferais ce que me recommandait cette
femme et garderais pour moi le lieu où se trouvait Gould.
À Greenwich Village, un certain nombre de rumeurs commencèrent à
circuler à propos de Gould. Selon la plus persistante, qui devint d’ailleurs
l’explication la plus répandue de son absence, il avait hérité d’un peu d’argent et
était retourné vivre dans le Massachusetts. Je suis sûr qu’un grand nombre de
ceux qui le connaissaient n’y croyaient pas, ou pas tout à fait, mais ils choisirent
de faire comme si afin de se laver les mains du sort de Gould.
Je commençai donc à faire savoir petit à petit que Gould était au Pilgrim
State, confidence que je faisais à chacun sous le sceau du secret. Le premier à
qui j’en parlai était un très, très vieil ami de Gould qui s’appelait Edward
Gottlieb, et il était directeur de la rédaction de Long Island Press, un quotidien
du Queens, plus précisément dans le quartier de Jamaica. Dans sa jeunesse,
Gottlieb avait vécu à Greenwich Village ; il publiait à cette époque des poèmes
dans des petites revues, et fréquentait les lieux de prédilection des gens de la
bohème. C’est ainsi qu’il avait fait la connaissance de Gould. Après avoir décidé
que, finalement, il n’avait rien d’un poète et que ça ne risquait pas de changer, il
était devenu journaliste. Il travaillait au Press depuis vingt-cinq ans et avait gravi
tous les échelons, passant de simple reporter jusqu’à son poste actuel de
directeur de la rédaction. Durant toutes ces années, au moins une fois par mois,
et parfois même plusieurs fois dans le même mois, Gould avait pris le métro
jusqu’à Jamaica pour aller voir Gottlieb à son bureau et récupérer sa
contribution. J’en avais parlé à Gottlieb pour deux raisons. Il m’avait par deux
fois appelé pour me demander des nouvelles de Gould, et j’avais eu l’impression
qu’il se faisait du souci à son sujet. La deuxième raison était que je me sentais
coupable de ne rien lui avoir dit. Mais la raison principale pour laquelle je lui en
parlai maintenant était que j’avais appris par hasard qu’il savait beaucoup de
choses sur les hôpitaux psychiatriques publics. En 1943, à la suite d’une enquête
qu’il avait menée pour son journal sur le Creedmoor State Hospital de
Queens Village, l’administration avait été amenée à améliorer les conditions de
vie dans cet hôpital ainsi que dans les autres hôpitaux de l’État de New York,
dont le Pilgrim State, et Thomas E. Dewey, qui occupait alors le poste de
gouverneur, l’avait nommé au comité de suivi de Creedmoor. Nous avions un
jour parlé de cette enquête, et j’avais ainsi appris qu’il comptait un certain
nombre d’amis au sein du personnel médical aussi bien qu’administratif du
Pilgrim State ; il me semblait donc qu’il était en position d’apporter une aide de
poids à Gould.
Gottlieb me répondit qu’il parlerait à ses amis du Pilgrim State et qu’il ferait
tout ce qu’il pouvait pour venir en aide à Gould. “D’après ce que je comprends,
ajouta-t-il, je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à faire. J’ai bien peur que ce
pauvre Joe ne soit sur une pente descendante.”
À partir de ce moment-là, Gottlieb m’appela de temps en temps pour me
donner des nouvelles de Gould. “Joe est apathique, c’est son symptôme le plus
sérieux, me confia-t-il lors d’une de nos conversations. Il passe le plus clair de
son temps assis, le regard perdu dans le vide. Néanmoins, les médecins me
disent qu’ils ont l’impression que, de temps en temps, quelque chose lui traverse
l’esprit et un sourire éclaire alors son visage, puis il se ressaisit, se lève, se met à
courir d’un bout à l’autre de la salle commune en agitant les bras de haut en bas
tout en poussant des piaillements aigus extrêmement bizarres jusqu’à
l’épuisement. Ils ont l’impression qu’il essaye de dire quelque chose avec ces
cris. Les médecins, les infirmières et les autres patients ne comprennent
évidemment rien à ce qui se passe – ils sont complètement mystifiés –, mais moi,
je sais très bien ce qu’il en est, et je suis sûr que vous aussi.”

*
* *
Le 18 août 1957, Gottlieb m’appela vers onze heures du soir pour
m’informer qu’on venait de lui annoncer la mort de Gould. Nous avons échangé
quelques mots sur le caractère attristant de cette nouvelle, puis je lui ai demandé
si Gould avait laissé des papiers derrière lui.
“Non, me répondit-il, absolument rien. Comme on me l’a dit à l’hôpital,
‘rien de rien’. J’avais espéré le contraire. En fait, j’avais surtout dans l’idée qu’il
aurait laissé des instructions sur ce qu’on devait faire de l’Histoire orale. Il disait
toujours qu’il désirait qu’on en remette les deux tiers à la bibliothèque de
Harvard et le troisième tiers au Smithsonian Institute, mais il ne me paraît pas
très opportun de la fractionner ainsi. Quand les chercheurs vont se mettre à
l’utiliser comme source, ce sera assez gênant de devoir monter jusqu’à
Cambridge pour en consulter une partie avant de redescendre ensuite à
Washington pour avoir accès au reste. On pourrait peut-être essayer de
convaincre une de ces deux institutions de faire don de la part qui lui revient à
l’autre ; elle resterait ainsi un tout. Au fait, où est-elle, cette Histoire orale ?”
Je lui répondis que je l’ignorais.
La voix de Gottlieb se fit aussitôt soucieuse. “J’ai toujours pensé que vous le
saviez, me dit-il. J’étais persuadé que Joe vous en avait informé.”
Je lui répondis que j’ignorais où se trouvait l’Histoire orale, et qu’à ma
connaissance, personne ne savait où elle était.
“Eh bien, me renvoya Gottlieb, il va falloir se mettre en chasse. Nous allons
devoir commencer par téléphoner à tous ceux qui le connaissaient le mieux afin
d’organiser une réunion qui désignera un comité ; nous allons devoir nous
activer un peu et la trouver. Il doit probablement y en avoir des petits bouts un
peu partout. Il y en a sans doute encore une partie dans le sous-sol de cette ferme
pas loin de Huntington où il l’avait entreposée pendant la guerre – cette fameuse
cave en pierre dont il parlait tout le temps, le sous-sol de l’élevage de canards –,
il doit y en avoir une autre partie dans les ateliers de ses amis du Village, et une
autre partie encore dans les débarras des hôtels et des asiles de nuit où il a passé
sa vie. Ils ont des bagageries dans les asiles de nuit ? Forcément. Les gens
doivent sans doute donner des affaires à garder aux employés en leur demandant
de les mettre dans un endroit sûr pour la nuit, comme cela se fait dans les hôtels ;
après, ils s’en vont et ils les oublient, exactement comme dans les hôtels ; les
asiles de nuit ont forcément une pièce quelque part où ils entreposent tout ça. Je
dois avouer que je ne sais pas par où commencer. La première chose qu’il nous
faut, c’est une liste des endroits où il a vécu. Vous pourriez peut-être vous y
atteler dès maintenant, à cette liste ? Vous êtes d’accord pour participer à tout ça,
non ? Vous voulez faire partie du comité ?”
Je ne sus pas quoi répondre. Gottlieb était plein d’énergie, c’était le genre
d’homme qui aime faire les choses, et je voyais bien à la manière dont il me
parlait de tout ça qu’il allait se mettre au travail dès le lendemain à la première
heure, qu’il constituerait un comité, et que très vite les membres de ce comité
iraient mettre sens dessus dessous toutes les fermes de Long Island, tous les
ateliers du Village et tous les asiles de nuit de la Bowery. J’aurais pu lui éviter
bien des tracas en lui disant sur-le-champ ce que je savais de l’Histoire orale – je
leur aurais ainsi évité, à lui et au comité, une sacrée chasse au dahu –, mais une
des choses que j’avais apprises avec l’âge, c’est qu’il y a un temps et un lieu
pour tout, et je pensais que ce n’était ni l’endroit ni le moment de dire à l’un des
plus vieux amis de Joe Gould qu’à mon avis l’Histoire orale n’existait pas. Joe
Gould n’était même pas dans la tombe, il n’était pas encore froid, l’heure n’était
pas venue de divulguer son secret. Ça pouvait attendre. Qu’ils aillent la chercher,
cette Histoire orale, me dis-je. Après tout, je pouvais me tromper. Diable, me
dis-je – et cette pensée me fit sourire –, ils la trouveront peut-être.
Gottlieb me répéta ses questions, d’un ton légèrement impatient cette fois.
“Vous en serez de ce comité, n’est-ce pas ? me demandait-il.
— Oui”, lui répondis-je en continuant à jouer le rôle dans lequel je m’étais
glissé l’après-midi où j’avais découvert que l’Histoire orale n’existait pas –
rôle que je n’abandonne qu’aujourd’hui. “Bien sûr que j’en serai.”
1964

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