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LA CARRIÈRE DISPARUE

Il y eut un jour une carrière imposante et lucrative en flanc de montagne. Jacques


Lefort, son propriétaire, était fier de son entreprise. Les constructeurs de routes
nationales et de résidences cossues appréciaient la dureté et la beauté de ses
roches. Rien ne pouvait les attaquer. Des caravanes de camions chargés de roches
sortaient du grand trou gris et portaient leurs trésors aux bâtisseurs du pays.
Jacques Lefort fournissait à peine à la demande. Le soir venu, le soleil couchant
transformait la parois rocheuse en rideau rose qui voilait pendant quelques heures
les minéraux rares tant recherchés de la Carrière Lefort, ce joyau de l’industrie
régionale.

Mais, avec les années, les gens qui habitaient près de la montagne ou qui roulaient
sur les routes se mirent à se plaindre de cette affreuse plaie de leur montagne
adorée. Son grand manteau vert était mis en pièces par un trou béant, son silence
déchiré par les détonations de dynamite, la forêt étouffée par des nuages de
poussière. La Carrière Lefort était une honte, un monument à la cupidité, un
massacre de la nature au nom de l’argent. On réclamait qu’on cache cette horreur,
qu’on le transforme en jardin. On regardait désormais Jacques Lefort de travers.

Jacques était surpris des réactions hostiles de ses concitoyens et se demandait


quoi faire. Il ne pouvait pas fermer une carrière qui était la source de fierté de
sa famille et qui répondait aux besoins des gens. Comment d’ailleurs cacher ce trou
et maquiller cette paroi si détestée par les gens pendant que les travaux se
poursuivaient ? Il décida de consulter. Le maire était du côté des citoyens, les
constructeurs ne voulaient pas de changement, le pasteur trouvait qu’il était dans
son droit de creuser le roc. Finalement c’est Alain, le boucher, qui alluma une
belle chandelle dans le cerveau de Jacques.

- C’est simple Jacques, il faut faire oublier la carrière.

- Oublier la carrière, Alain ? Comment tu ferais ça ?

- Tu sais, Jacques, autrefois on faisait la boucherie à la ferme, les voisins


entendaient hurler les cochons et ça les dérangeait. Il voulait manger du bon
jambon, des rôtis, mais ils ne voulaient pas entendre les cris de mort des bêtes
qu’on abattait. Alors, on a décidé de construire des abattoirs loin des gens, où
tout se passait discrètement et l’on tuait bien plus de cochons qu’avant. On
n’entendait plus de hurlements. On ne faisait qu’acheter du bon porc à l’épicerie.
Toi aussi Jacques, cache tes affaires, fais le silence. Finies les critiques. Tout
le monde sera heureux.

- Comment veux-tu, mon Alain, que je cache toute cette machinerie, comment
faire des explosions silencieuses ?

- Jacques, as-tu déjà entendu parler de miner. Creuse en dessous de la terre,


fais tes affaires sous la montagne, en cachette.

- Wow, Alain, des corridors de mine au lieu d’une carrière, quelle idée géniale
!

Ainsi quelques mois plus tard, Jacques Lefort, organisa une conférence de presse,
où il annonçait fièrement la fin du bruit des détonations, finis les nuages de
poussière, finies les caravanes de camions chargés de roches, finie la grosse
machinerie bruyante. La paix, enfin. Il allait même transformer sa carrière en
jardin de fleurs et de cascades. Les gens étaient incrédules. Pourquoi mettait-il
fin à sa carrière. Alors Jacques a expliqué son plan de passer sous terre, de
creuser des galeries pour aller chercher les roches si précieuses pour les routes
et les maisons. Les camions seraient remplacés par un train électrique, silencieux,
comme les fantômes.

- C’est génial !! cria bien fort le boucher Alain, caché dans la foule.

Tout le monde a applaudi et la conférence de presse vira à la fête. Le lendemain,


les journaux claironnaient tous en manchettes « La Carrière Jacques Lefort
disparaît », « Jacques Lefort s’en va sous terre », « Le progrès discret de Jacques
Lefort ». Les citoyens étaient satisfaits, car leur montagne allait enfin retrouver
toute sa beauté. Ils n’avaient pas protesté en vain. Les constructeurs étaient
heureux, car les bonnes roches de Lefort continueraient de garantir des routes
durables et des maisons solides.

Pendant que les paysagistes aménageaient l’ancienne carrière, les travailleurs de


Jacques Lefort, s’inspirant des meilleures techniques minières, commençaient à
creuser des couloirs et des galeries en dessous de la montagne, à poser des rails
pour le train.

Dehors tout était enveloppé dans le silence de la nature, dans le ventre de la


terre, les marteaux piqueurs mitraillaient et les explosions à la dynamite
secouaient le roc, les éventails aspiraient la poussière fine du roc précieux. Le
jardin de la carrière était magnifique avec ses massifs de fleurs, ses arbres
exotiques, ses cascades et ses fontaines. C’était un coin de paradis pour grands et
petits. On bénissait le génie de Jacques Lefort.

Loin sous la terre, Jacques et son équipe travaillaient infatigables pour extraire
les trésors de roc quasi inépuisables. Pendant de longues années, les trains
entraient vides et sortaient débordants des couloirs profonds et la construction de
la région florissait. Jacques ne comptait plus les kilomètres de galeries sous la
montagne, ses hommes creusaient et dynamitaient partout, tantôt plus bas quand ils
se trouvaient sous une des vallées de la montagne, tantôt bien haut quand ils
travaillaient sous un des sommets. Patiemment, ils évidaient la montagne, comme on
vide un pot de confiture.

Une nuit d’été, au moment où le sommeil est à son plus profond, un grondement
terrible a secoué les gens de la région. Depuis la montagne, un roulement de
tonnerre comme d’un train qui file en folie a fracassé le silence de la nuit. La
terre tremblait, les vitres éclataient. On n’entendait que sirènes et pleurs
d’enfants effrayés. Un immense nuage de fumée cachait la lune et une poussière fine
remplissait l’air. Puis, subitement le silence est revenu. Les nouvelles à la radio
étaient pleines de contradictions. Il y avait eu une drôle d’explosion, mais pas de
vrai tremblement de terre.

Quand le soleil s’est levé, les gens ont constaté à leur grande stupéfaction, que
la montagne avait disparu. Elle s’était repliée sur elle-même comme un ballon
crevé. Il ne restait qu’une étrange et inquiétante ruine verte striée de couloirs
gris et d’escaliers effondrés. La forêt était pêle-mêle, comme une couverture faite
d’arbres et de plantes brisés. Des oiseaux s’échappaient dans le ciel empoussiéré.
La chère montagne avait disparu, un joyau était perdu à jamais. Heureusement que
les flancs de montagne avec les résidences cossues étaient relativement intacts,
sauf bien des murs fendus et des terrains saccagés. On ne comptait pas de victimes.

La surprise passée, les gens se mirent à trouver les coupables de ce désastre


horrible. Tous pointaient le doigt vers Jacques Lefort. Il avait vidé la montagne
comme on vide un œuf et tout s’était effondré. Le maire convoqua une conférence de
presse pour calmer les esprits et annoncer des plans de restauration.
- Chères citoyennes, chers citoyens. Notre montagne a disparu et la raison est
simple et terrible, en creusant des dizaines de galeries et de corridors, la
montagne a perdu son sous-sol et elle s’est effondrée. Nous trouverons les
responsables et nous déterminerons les représailles appropriées. Tout semble
indiqué que le principal responsable est Jacques Lefort qui a transformé sa
carrière en mine. Nous vous ferons connaître nos plans bientôt. Soyez patients.

Les gens criaient leur colère et exigeaient un procès contre Lefort. Alors un vieil
homme demanda la parole. Il s’est approché du micro :

- Pourquoi blâmez-vous le propriétaire de la mine ? Qui voulait cette pierre


solide pour des routes et des maisons ? Jacques Lefort a bien travaillé. Pas une
roche ne s’est perdue, vous en avez-vous probablement dans vos maisons. Mais vous
vouliez simplement que ça ne paraisse pas, que notre montagne ait belle allure,
sans sa cicatrice. Est-ce que les années de creusage sous la montagne sont si
différentes de la pêche folle de nos océans, de l’abattage de millions de poulets
et de cochons, de la disparition de nos forêts lointaines ? Vous vouliez le bon roc
de la fameuse carrière, mais avec la différence que le travail devait se faire en
cachette. Qui est responsable, Jacques qui vous offrait des roches ou vous qui en
vouliez de plus en plus ?

La conférence de presse s’est terminée dans la cacophonie, sous une pluie d’excuses
et d’accusations que personne ne voulait écouter.

L’étrange ruine verte de la belle montagne d’autrefois est devenue un haut lieu du
tourisme. Les gens venaient partout admirer et pleurer ce drame étonnant. Les gens
se demandent comment tout ça avait pu se produire. Une carrière avait cédé la place
à une mine qui avait ensuite dévoré la montagne. Jadis, il y avait ici une plaie
grise qui faisait rebondir, maintenant il y avait un trou étrange qui offrait plus
de questions que de réponses.

Autor:

Kees Vanderheyden

Centre de la Nature du mont Saint-Hilaire © 2016, tous droits réservés.

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