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Revue Internationale de Psychosociologie, 1996, vol.

Ill, n° 5

intersubjectives' liées au travail, chères à Christophe Dejours et à cer- Introduction


tains de ses collègues.
Toutefois, si l'identité est structurée incontestablement par le travail,
elle l'est également par l'amour, la force (hélas), le rapport à la mort, le
rapport au collectif, la volonté de se différencier et de laisser une marque Christophe DEJOURS*
de son passage.
Ne retenons pour le moment que le mérite, qui n'est pas mince, de
omme le titre du volume J'indique, la totalité de cette livraison de la Revue
donner à la sphère du travail toute la lumière "psychodynamique" qui lui
revient, tâche à laquelle Christophe Dejours et ses collègues se consa- C Internationale de Psychosociologie est consacrée à la psychodynamique du
travail. C'est un événement pour la communauté des chercheurs qui s'intéres-
crent avec passion depuis plusieurs années sur de très nombreux terrains
à travers le monde. · sent spécifiquement à "l'analyse pychodynamique des processus intra et inter-
subjectifs mobilisés par 1a situation de travail" (cette dernière expression pou-
Qu'ils en aient conscience ou non, ils se situent pour nous dans le vant être tenue pour la définition actuelle de la psychodynamique du travail).
champ de cette psychosociologie, certes aux multiples facettes, mais qui Evénement? Disions-nous. Oui, parce que les investigations dans le domaine de
œuvre résolument, avec la méthode clinique, pour le sujet comme pour la santé mentale au travail ont toujours été le fait d'un petit nombre de spécia-
la démocratie. • listes, comparé à la taille des contingents de chercheurs et de praticiens dans le
domaine de la psychologie cognitive aussi bien que dans celui de la psychologie
clinique, de la psychopathologie, de la psychanalyse ou de la psychiatrie.
Gilles AMADO et Eugène ENRIQUEZ
De ce fait, n'existe pas, à ce jour, de revue spécialisée dans le domaine de la
psychopathologie ou de la psychodynamique du travail. Les chercheurs et les
praticiens œuvrant dans ce domaine publient, pourtant ! Mais les articles sont
dispersés dans un grand nombre de revues ou d'ouvrages collectifs, relevant
d'autres disciplines : psychologie clinique, psychologie cognitive, psychanalyse,
1 psychiatrie, médecine du travail, santé publique, ergonomie, formation, préven-
tion, sciences de l'administration et de la gestion, travail social, sociologie,
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science politique, etc. Il est rare, peut-être faut-il le souligner, que des
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recherches pourtant très spécialisées soient dès leur origine sollicitées par tant
de disciplines connexes ... que la dispersion l'emporte largement sur le rassem-
blement.
Ne confondons pas cependant cet intérêt, même soutenu depuis plusieurs
années pour la psychodynamique du travail, avec un engouement ou une mode.
Au contraire, les productions scientifiques de la psychodynamique du travail ne
sont tolérées qu'à condition d'être consommées à petites doses, et malgré la pru-
dence et les précautions des demandeurs, les réactions aUergiques et les rejets
de greffe ne sont pas toujours évités.
Nonobstant ces réserves, la dispersion provoquée par la demande témoigne
sans doute d'un réel intérêt pour un courant de pensée qui produit des analyses
entièrement originales. De maniement souvent difficile, les concepts de la psy-
chodynamique du travail font pourtant leur chemin et contribuent à empêcher
l'extinction de ce qui reste de débat sur le travail dans la société néolibérale.
Si nous tentions un tour d'horizon de la littérature en psychodynamique du
travail, nous constaterions que cette dernière est essentiellement francophone
depuis sa re-naissance au début des années 80, même si elle est connue et lue

* CNAM, Laboratoire de Psychologie du Travail.

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dans les pays non francophones; que les livres d'auteur, depuls vingt ans, sont d'ergonomie (Professeur Wisner au CNAM, Professeur Monod à la Salpêtrière),
peu nombreux mais ont un authentique retentissement (B. Doray, A. Fernandez- c'est à des universitaires largement impliqués par la recherche psychosociolo-
Zoila, G. Mendel et C. Guedeney, P. Roche et M. J. De La Cruz, Le Guillant si on gique que la psychodynamique du travail doit d'avoir pu se frayer un passage
inclut la rêédition de ses œuvres, M. C. Carpentier-Roy, C. Jayet) vers les formations doctorales : Max Pagès, en effet, a ouvert une option de psy-
chopathologie du travail dans le DEA de psychologie clinique dont il était
Quant aux ouvrages collectifs ou aux numéros spéciaux de revues, on en directeur à l'Université Paris VII, après une concertation prolongée avec Claude
connaît seulement moins d'une dizaine sur la même période : Veil (EHESS) et Alain Wisner (CNAM), à la fin des annêes 80. Dans
-PREVENIR n'I - 1980 l'équipe enseignante de ce DEA figuraient. entre autres, Eugène Enriquez (déjà
lui!), ainsi que Jacqueline Barus-Michel, Michèle Huguet, Vincent de Gaulejac,
- SANTE MENTALE - 1981
etc ...
- PSYCHOPATHOLOGrE DU TRAVAIL Editions ESF - 1985
- PERSPECTIVES PSYCHTATRIQUES - 1990 C'est dire, qu'en dépit des points de litige théorique entre les deux courants,
- PLAISIR ET SOUFFFRANCE DANS LE TRAVAIL (2 tomes) - 1988 la pychodynamique du travail a une dette à !"égard de plusieurs grandes figures
de la psychosociologie française. Osera-t-on ici en dire davantage? 11 serait tout
- PREVENIR n°20 - 1990
de même dommage qu'on ne profite pas de l'occasion offerte par cette tribune
- PLAISIR ET SOUFFRANCE. DUALITE DE LA SANTE MENTALE AU TRAVAIL pour en dire quelques mots.
(Canada) - 1996.
En résumé il nous semble que les bifurcations théoriques entre les deux dis-
Une nouvelie publication collcctiw, comme l'est cc numéro de la Revue ciplines(pour reprendre ici un terme cher à Y\'CS Schwartz) sont principalement
Internationale de Psychosociologie, consacré à la psychodynamique du travail, au nombre de trois :
marque donc un temps important, redoublé d'un autre événement qui devrait
- Je statut assigné au travail ;
suivre de peu la parution de ce numéro spécial: le Colloque International de
Psychodynamique et de Psychopathologie du Tra\'ail à la fin du mois de janvier - le statut assigné à la société ;
1997 à Paris. - le statut assigné au sujet.
Que, donc, ces colonnes nous aient été ouvertes par les directeurs de la Revue
Internazionale de Psychosociologie justifie déjà notre reconnaissance. Mais que 1 - LE TRAVAIL : en psychodynamique du travail. le travail occupe une place
cette coopération éditoriale avec un maître d'œu\Te indépendant ait été aussi centrale. Non pas seulement centrale vis-à-vis de l'objet de la recherche, mais
sereine et courtoise mérite d'être salué comme un cas exceptionnel au regard centrale en tant qu'objet à jamais énigmatique. Qu'est-ce à dire ? L'objet de la
des us et coutumes parisiens. Cette coopération appelle sans doute quelques psychodynamique du travail n'est pas le travail. mais les dynamiques intra et
mots de commentaire. D'aucuns seront surpris, en effet. de cette rencontre, en • intefSubjectives. Et pourtant le travail y est central, et cela à triple titre :
raison d'orientations théoriques et doctrinales non unifiées entre les deux disci- - d'abord parce que l'identité elle-même est le résultat d'une conquête qui
plines. Il n'en faut généralement pas autant pour déclencher les hostilités et pro- passe par le travail, au moins autant, sinon plus, que par l'amour: nombre de
voquer exclusion, excommunication, ruptures irréversibles, inquisition et ran- sujets, dont la vie érotique ou affective est gravement caviardée par des troubles
cune entre courants de la communauté scientifique. On sait combien sensibles psychonévrotiques, ne conservent leur intégrité psychique que grâce à la recon-
et réactifs sont les chercheurs et les penseurs. Leur irritablité est à proportion naissance dont ils bénéficient au travail. Reconnaissance qui inscrit le vécu du
de leur engagement dans leurs idées et des risques qu'ils prennent vis-à-vis de travail au registre de l'accomplissement de soi dans le champ social (à défaut
leur "ego", diraient les Britanniques. On ne saurait donc le leur reprocher, même d'accomplissement de soi dans le champ érotique);
si on peut en déplorer les conséquences délétères, et pour les personnes, et pour
l'avancement des controverses scientifiques. - ensuite, parce que la subjectivité même n'est pas donnée à la naissance. Elle
est construite au prix d'une activité sur soi-même, sur son expérience vécue et
Ceux qui se préoccupent de subjectivité et de souffrance, qu'ils soient psy- sur ses déterminations inconscientes, que la psychanalyse désigne prédsément
chosociologues ou psychopathologistes du travail, ne semblent pas mieux dis- par le concept d'Arbeit présent dans plusieurs concepts-clefs: élaboration, per-
posés affective ment que leurs collègues des autres disciplines. Raison de laboration, travail du deuil, travail du rêve, etc ... "Wo es war, soli Ich werden",
plus pour saluer la tolérance et l'hospitalité de la Revue Internationale est une proposition qui implique en son centre le travail (ici le travail de réap-
de Psychosociologie. Pourquoi donc les mauvaises querelles ont-elles pu être évi- propriation dont la cure constitue le modèle ) ;
tées? Essentiellement grâce à la participation de personnalités particulièrement
amènes et généreu5es: Gilles Amado et Eugène Enriquez en tête, mais aussi les - enfin parce que Ja psychodynamique du travail n'est pas une psychologie
autres membres du comité de_lccture de la revue. C'est aussi pour des raisons d'objet. Le travail ne figure pas ici au même titre que les objets spécifiques aux
moins conjonctureJles. li faut en effet rappeler que si les premiers lieux d'ensei- autres domaines de la psychologie : psychologie du sport, psychologie des loi-
gnement offerls à la psychodynam ique du travail l'ont été par des laboratoires sirs, psychologie de l'apprentissage, psychologie de l'éducation, psychologie de la
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lecture ... Il existe bien, au même titre que ces psychologies, une psychologie du tôt de savoir comment s'y prend le sujet pour ne pas succomber ou se décom-
travail conventionnelle, où Je travail figure comme activité•objet, au même titre poser sous la pression qu'exercent, sur son Moi, ces contradictions et ces
que les autres activités citées (sport, loisirs, apprentlssage, éducatlon, lecture, conflits qui naissent de la rencontre entre sujet et société.
etc... ). Mais, précisément, la psychodynamique du travail n'est pas une psycho-
logie du travail mais une psychologie du sujet. Anal)'ser ces connits et dégager les dynamiques subjectives qui en partent,
passe pour la psychodynamique du travail par un statut fort accordé au déter-
Le travaiJ de la psychodynamique du travail est présent dans toute conduite minisme social des conduites. Assumer ce choix théorique implique de faire
humaine et ne peut être iso_lé. Il est consubstantiel à toute théorie psycholo• référence, en priorité aussi, à une théorie sociale forte. La psychosociologie
gique, dans la mesure où toute action dans le monde humain, n'est jamais pure admet souvent, quant à elle, une théorie sociale moins lourde et accorde incon-
action, mais implique toujours une part relevant de "l'aclivité' ou du "travail", et testablement un privilège ou une préséance théorique à la psychologie. "La psy-
parce que, mutatis mutandis, il n'y a pas de travail dans les conditions de la chosociologie" française est une psychologie des profondeurs, contrairement à
modernité qui n'implique des interactions, des coopérations et des acth·ités nor- Ja "psychologie sociale" "française" (Beauvois par exemple) ou "américaine"
matives relevant en propre de la praxis. Travail et action sont bien, en effet, deux (Milgram par exemple), qui accorde la préséance aux déterminismes sociolo•
catégories à distinguer dans l'ordre conceptuel comme nous le montre Hannah giques sur le déterminisme psychologique des conduites.
Arendt (1958), mais ils sont indissociables dans l'ordre du monde humain et
socia1. La psychodynamique du travail. quant à elle, n'accorde pas de privilège au
En d'autres termes, l'homme produit le travail autant que le travail produit déterminisme social sur le détenninismc psychique (cette dernière expression
l'homme ; pour le meilleur comme pour le pire d'ailleurs, en l'acccomplissant signifiant l'emprise des répétitions psychonh-Totiques issues de l'enfance sur les
ici, mais en le détruisant là! Et cet .:iphorismc vaut pour l'accomplissement (ou conduites actuelles), comme le fait la psychologie sociale, ni de privilège au
la destruction) de soi, tant dans lè champ social que dans le champ érotique. déterminisme psychique sur le déterminisme social comme le fait la psychoso-
Pour conclure, nous dirons volontiers qu'une psychologie du sujet qui ne serait ciologie. Mais comment cela est-il possible, sans sombrer dans l'éclectisme ou le
pas en même temps une psychologie du travail (de subjcctivation) ne serait pas syncrétisme ?
une psychologie, au même titre qu'une théorie sociale qui ne serait pas une Ce risque, nous semble-t-il, csl écarté grâce, précisément, à la référence au
sociologie de l'éthique, ne serait pas non pJus une sociologie, tant est décisive la travail. Lidée directrice est la suivante : le conmt entre sujet et société, puisque
centralité de la question des normes et des valeurs pour toute théorie de la socié• conflit il y a, se joue autour de quelque chose de matériel, et non seulement de
té. symbolique. Entendons bien : non seulement symbolique, mais aussi matériel.
La psychosociologie. nous scmble•t•iL même lorsqu'elle se penche sur le L'enjeu matériel est condition sine qua non de toute interaction symbolique,
monde du travail, montre une prédilection pour les organisations (ou les insti- dans cette conception qui est résolument et radicalement immanentiste. Entre
tutions) et pour le pouvoir, là où la psychodynamique du travail focalise ses ana• • le siljet et l'autre, dans l'ordre social, il n'y a pas de rapport purement humain.
lyses sur l'organisation du 1ravail et le réel de la tâche (nous y reviendrons). La Toute interaction suppose un troisième terme, situé dans le monde objectif,
psychosociologie s'intéresse à l'entreprise ou à l'administration, mais elle peut qu'après Heidegger, Lacan, Callon et Latour. Sigaut enfin, nous appelons réel: le
en proposer des analyses qui se déploient parfois sans aucune référence au tra• réel, dans cette conception, c'est ce qui se fait connaître au sujet par sa résis•
vail (entendu au sens p1·écéden1 et non au sens d'emploi ou de rapport salarial). tance à son savoir-faire, ses connaissances, sa science, sa maîtrise. En d'autres
En d'autres termes, la pS)'Chosociologie ne respecte pas les contraintes théo• termes, le réel, c'est ce sur quoi échoue la symbolisation ; ce qui ne peut être
riques qu'implique Ia reconnaissance de la transversalité du travail (tant à tra• symbolisé. De l'expérience douloureuse du réel, qui met en échec sa technique,
vers Ja théorie psychologique que la théorie sociale), même si se croisent sou• Je sujet cherche à s'extraire en inventant, en imaginant une solution (qui n'est
vent, les champs couverts par l'investigation empirique en psychosociologie et pas encore symbolisable). De ce rapport au réel authentifié par l'usage d'une
en psychodynamique du travail. technique (au sens que Mauss confère à ce tenne. acte traditionnel efficace), le
sujet réclame à autrui, dans l'ordre social, une reconnaissance. Pour unique et
2 • LE STATUT ASSIGNE À LA SOCIETE : là aussi, pour être bref avec le subjective qu'elle soit, cette expérience du réel est ce qui confère au sujet son
risque d'être caricatural et simpl istc, admettons que la psychodynamique du tra- appartenance au monde commun, ce par quoi il n'est pas délirant. A condition
vail voit le rapport entre sujet et société d'abord comme un rapport de con/lil. toutefois, et c'est là que se situe l'apport essentiel de Sigaut, que ce rapport du
Aucune continuité n'existe plus alors entre fonctionnement psychique indi\"i• sujet au réel soit reconnu par autrui (autrui ayant ici la forme d'un collectif ou
duel et foncUonnement de la société. Tout au plus la continuité est-elle un idéal d'une communauté d'appartenance). Faute de cette reconnaissance, le sujet
ou un fantasme individuel. L'articulation entre ordres individuel et collectif est condamné à la solitude, voire à la suspicion d'autrui en tant qu'alter ego, risque
pour la psychodynamique du travail hautement énigmatique. Cette a11iculation d'être pris par le doute sur l'authenticité et la véracité de son rapport au réel.
semble plus souvent sous le signe de l'échec que sous celui de la continuité heu• Alors, l'aliénation, que Sigaut qualifie de "sociale", n'est plus très loin (Sigaut -
reuse. De sone que Je problème soumis à la psychodynamique du travail est plu• 1990).
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REEL REEL REEL

EGO AUTRUI EGO AUTRUI

Psychodynamique TÂCHE
de l'identité Aliénation sociale

En d'autres termes, dans la perspective de la psychodynamique du travail, il


n'y a pas de lien social ou de lien civil qui soit réductible à une pure interaction
humaine. Le lien social ne se tisse et ne se maintient qu'autour de la reconnais-
sance par ego et autrui de quelque chose de commun dans leur rapport au réel.
Rapport qui, à son tour, n'est jamais direct mais médiatisé par l'usage d'un outil, SOUFFRANCE RECONNAISSANCE
d'un instrument, d'un dispositif d'analyse, ... c'est-à-dire d'une technique (et
bientôt d'un travail).
Si donc, on s'accorde avec l'idée directrice seJon laquelle le sujet ne tient
Ce triangle représente donc la dynamique de l'identité et de l'aliénation dans jamais son identité qui de lui-même seul, mais du regard de l'autre, on retien-
le champ social. Mais nous avons annoncé, à l'orée de ce chapitre. qu'en psy- dra aussi, de son origine philosophique, que cette idée promue par Hegel était
chodynamique du travail il n'y a pas de préséance du sociologique sur le psy- entée sur une conception précise du travail. Autrement dit, si relation intersub-
chologique ni du psychologique sur Je sociologique. Si nous pouvons soutenir
jecti\'e il y a, elle n'est recevable, dans cette conception de la psychodynamique
cette proposition, c'est parce que la dynamique de J'jdentité et de l'aHénation de
Sigaut rend spécifiquement compte des interactions impliquant 1a technique et • du "travail. que dans la mesure où la reconnaissance ne po11e pas sur le sujet
le lien ego-autrui dans le monde social. Nous pouvons maintenant opérer une directement, mais sur la façon dont le sujet en découd plus ou moins pathéti-
trans1ation de cette dynamique ternaire dans le monde subjectif en substituant, quement avec le réel.
à la référence à la technique, la référence au travail stricto sensu, et à ce qui le
De fait, le travail jusqu'ici repéré dans sa dimension d'objectivation et dans
caractérise comme : "activité déployée pour faire face à ce qui, de la tâche, ne
un système de coordonnées essentiellement sociales, ce travail donc, apparaît
pourrait être obtenu par l'exécution stricte des prescriptions de l'organisation"
(Dejours - 1994). maintenant comme central dans la réappropriation et la production de la sub-
jectivité dans le monde psychique.
Ego est désormais remplacé par le sujet de la souffrance, ou mieux par la
souffrance résultant du rapport d'échec au réel ; réel est rempJacé par tâche, en Il n'est pas possible d'aller plus avant dans le détail de l'analyse théorique,
tant que c'est bien pour atteindre les objectifs de Ja tâche, que tout sujet tra- mais il est possible de montrer que dans l'amour, ce à quoi l'objet désiré répond,
vaillant fait J'expédence douloureuse du réel ; autrui, enfin, est remplacé par lorsqu'il répond, c'est bien au trnvail psychique - Arbeit - du sujet sur son réel
reconnaissance, en tant qu'elJe est ce que désire le sujet: reconnaissance dans (c'est-à-dire sur ce qui Jui résiste) qui émeut l'objet et lui fait avouer son amour
le registre du faire (le travail) par lequel le sujet de la souffrance soutient son pour le sujet. Travailler dans le monde social, c'est aussi travailler à l'avènement
rapport au réel; reconnaissance qui peut, éventuellement, dans un temps onto- de sa position de sujet et potentiellement, non seulement à se faire reconnaître,
logiquement second, être rapatriée par Je sujet dans le registre de l'être et de l'ac-
complissement de soi. mais à se rendre aimable.

Cette deuxième dynamique ternaire met en scène le travail, la souffrance et la Pas de dissociation donc, entre statut du social et statut du psychique dans la
reconnaissance, et se süue dans le monde subjectif: c'est la reconnaissance qui théorie en psychodynamique du travail, à la condition d'accorder une place cen-
subvertjt la souffrance pour ouvrir l'accès à l'accomplissement de soi, à l'identi- trale au travail, comme médiateur permettant la ternarisation du rapport sujet~
té et au plaisir. autrui, tant dans le monde social que dans le monde subjectif.
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3 • LE STATUT DU SUJET : nous en arrivons alors à notre troisième point liti- platonkienne, ce1le des Llory avec la distinction entre "description gestionnai-
gieux, ceJui de !a théorie du sujet proprement dite. Tout ce qui a été évoqué dans re" et "description subjective" du travail (dans une perspective empruntée à
les points 1 et 2, ne re]ève pas à nos yeux de Ja théorie psychanalytique. Même Anscombe) ou de Pascale Molinier qui forge des hypothèses sur la théorie
si Ja psychod:,namique du travail porte en elle, à l'état latent, la possiblité sexuée du sujet dans le travail, la qualité de chaque avancée théorique ne s'ap-
de faire surgir dans la théorie psychanalytique des questions neuves autour précie pas qu'à la puissance de conviction ou à l'évidence intrinsèque de son
de Ja pratique analytique comme travail (Dejours • 1993) ou de Ja problématique exposé. Elle se juge aussi, et peut-être surtout, à partir de J'analyse du mouve•
de la sublimation, el1e est, nous semble-t-il, foncièrement une disdpline spéci- ment inventif qui fait naître, de la rencontre avec le terrain, la nécessité d'un
fique, distincte de la psychanalyse, tant par son terrain que par son dispositif ajustement de la théorie existante. Ou, pour Je dire autrement, la qualité de la
méthodologique ou sa technique, et par une série de concepts hétérogènes à proposition théorique tient à la façon dont elle rend visible ce qu'elle cherche à
ceux de la psychanalyse (souffrance, identité, accomplissement de soi, recon- dépasser et qui s'est initialement donné au chercheur, en situation d'investiga-
naissance). tion, sous la forme d'un "réei", au sens qui a été rappelé plus haut: Je réel du
chercheur auquel se heurtent ses connaissances, son savoir-faire, sa science, ici
Les écrits psychosociologiques, quant à eux, utilisent souvent la psychanaly- mis tous en échec.
se comme psychanaJyse "appliquée". Cette dernière consiste en une application Avec cette grille de lecture on appréciera donc les quatre spécimens qui nous
de l'anthropologie psychanalyliquc à des situations et à des personnes, hors sont ici proposés et qui, chacun à sa façon, tient compte de cette leçon ou de
transfert et résistance, c't:st-à-dire hors cadre, hors technique, hors règle fonda-
cette règle de la recherche en psychodynamique du travail.
mentale, etc ... De cc fajt, ses interprétations ne sont pas en conformité avec les
principes épistémologjques revendiqués par les sciences de terrain, encore dites Sont ensuite proposés deux textes sur les "rejetons", en quelque sorte, de la
sciences situées (Daniellou - 1996), inscrites précisément dans la contestation psychodynamique du travail lorsque celle-ci établit des relations un tant soit peu
radkale du pJradigme des sciences "appliquées". durables avec une pratique sociale dans le champ médico-psycho-socio-profes-
sionnel. ,,Rejctonsii ! L'expression paraîtra vraisemblablement abusive, mais elle
Pourquoi le titre "PsJchodynamique du travail" donné à ce volume ? Ceci pourrrait être acceptable si l'on admettait qu'un enfant n'est pas le produit à
constitue encore une des caractéristiques au nom desquelles ce volume consti- J'jdentique d'un seul de ses parents, qu'il résulte à part égale de deux filiations,
tue un événement. C'est en effet le premier ouvrage collectif paraissant sous le et qu'enfin, tout rejeton possède sa spécificité, sa personnalité, et qu'iJ est plus
titre de "Psychodynamique du travail". Cette dénomination a été adoptée en ou moins original, subversif et surprenant, selon les cas. Nous en avons donc
1992, pour des raisons qui ont été explicitées ailleurs (Dejours • 1993b). deux exemplaires : un aîné, avec le développement d'une sensibilité, d'un cou-
Essentiellement pour déplacer le centre de gravité des problématiques de la rant nouveau, au sein de la médecine du travail, dont Dominique Huez com-
pathologie vers la normalité et le couple souffrance-défense, d'une part, pour mente l'évolution dans laqueJJe il est vrai qu'il joue un rôle de premier plan. Un
souligner le primat Lhéoriquc accordé à la dimension psychodynarnique, c'est-à- benjamin, encore peu sûr sur ses jambes, mais prometteur, né de la rencontre
dire celle des conflits ps~ chiqucs, par rapport à toutes les autres dimensions que "'
1 entre psychodynamique du travaiJ et gestion des ressources humaines, ou plus
l'on convoque pour rendre compte des conduites humaines. généralement conseil et consultation (A. Flottes-Lerolle), qui se développe dans
un environnement particulièrement riche en chausse-trappes, tant la puissance
Dans sa composition, ce volume, en dépit de ce que pourraient laisser
de la raison stratégique qui domine ce mHieu, laisse peu de place à la rationali-
entendre Jes propos qui \'ienncnt d'être tenus, ne couvre pas tout le champ té subjective qu'elle traite sans ménagement.
actuel de la psychodymi rn ique du travail. Quatre grandes rubriques ont été rete-
nues. Une partie importante est consacrée à la clinique elle-même. Mais par cli- D'autres régions de la pratique auraient pu être présentées dans ce numéro.
nique, il ne faudrajt pas entendre un travail purement descriptif, factuel, au ras Mais il a fallu choisir... et c'est dommage! Les rencontres avec l'ergonomie, avec
de la réalité. La clinique en psychodynamique du travail n'est pas naïve. Elle est la psychiatrie et la psychopathologie cJinique, avec le travail social, avec le syn-
guidée par des présupposés théoriques et doctrinaux qui orientent l'attention dicalisme, avec la formation, ont déjà ouvert la porte à des développements dis-
vers des recoins, que, sans eux, on n'irait pas visiter. Ne pas céder pour autant ciplinaires originaux, dont le colloque international de Paris devrait pouvoir
au dogmatisme {qui consisterait à ne retenir des situations réelles que cc qui donner un aperçu plus synthétique, mais qui, pour l'heure, n'ont pu trouver
vient confirmer ces présupposés théoriques), implique de mettre la théorie qui place dans ce volume.
instrumente l'écoute à l'épreuve de la parole des sujets de la souffrance au tra- Troisième rubrique, celle des articles soulevant les questions épistémolo-
vail et de risquer; à cet te occasion, de décou\Tir des failles. Il en résulte inévita- giques: du côté de la relativité des concep1s, d'abord, lorsqu'iJs sont éclairés par
blement des tensions que le chercheur s'efforce de faire remonter du terrain jus- l'analyse historique et sociologique révélant les conditions, le contexte social,
qu'à suggérer des réajus1ements théoriques. On aura ici quatre exemples de ce historique et scientifique, au sein duquel émergent les linéaments d'une nouvel-
travail qui conduisent à des propositions originales. Qu'il s'agisse de celle de le discipline : la psychopathologie du travail, qui a une antériorité et un champ
Marie-Claire Carpentier-Roy avec le recours au concept "d'actepouvoir" plus large que la psychodynamique du travail d'aujourd'hui. Isabelle Bil1iard
emprunté à Mendel, de celle de Michel Vézina, autour de la référence à "l'idée" fait ici œuvre d'épistémologue, au sens que ce terme recouvre en matière d'his-
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toire des systèmes de pensée, en ce lieu même où épistémologie et théorie de la CARPENTIER-ROY M.C. (1991) : Corps et âme (psychopathologie du travail
société se recouvrent. Tout à fait autre est l'analyse proposée par Francis infirmier). Editions Liber. Montréal.
Derriennic. Cette fois, c'est plutôt la relativité des faits (que des concepts) allé- CLOT Y. (1996) (sous la direction de) : les histoires de la psychologie du travail.
gués par la psychodynamique du travail, qui est mise en discussion. La souf- Octares Éditions (Toulouse). 1 vol. 201 pages.
france est-elle ou non objectivable ? La subjectivité peut-elle être démontrée ?
DANIELLOUI F. (1996) (sous la direction de) : L'ergonomie en quête de ses prin-
On saluera ici le travail énorme accompli par Derricnnic et tout un réseau de
médecins du travail et de psychiatres, en vue de rassembler des arguments cipes. Octares Éditions (Toulouse). 1 vol.
objectifs et quantitatifs par la voie de l'épidémiologie, pour cerner les incidences DE LA CRUZ M.J., ROCHE P. (1990) : Trains de vie. Éditions Matrice.
de la situation professionneJle sur la souffrance de ceux qui travaillent. Ces DEJOURS C., VEIL C., WJSNER A. (sous la direction de) (1985)
résultats, brillants, constituent-ils une preuve de validité des analyses cliniques Psychopathologie du travail (publié avec le concours du CNRS). Entreprise
proposées par la psychodynamique du travail? C'est bien ici que nous arrivons Moderne d'Edition . 1 vol. 214 pages. (Paris).
au débat épistémologique. Au lecteur de méditer les conclusions proposées. DEJOURS C. (1988), (ouvrage collectif sous la direction de): Plaisir et souffran-
D'autres recherches épistémologiques auraient pu prendre place dans ce volu- ce dans le travail. (publié avec le concours du CNRS et du ministère de la
me, notamment sur la situation de la psychodynamique du travail entre Recherche). Edition de l'AOCJP (Orsay). 2 tomes.
Geisteswisscnschafften et Naturv, issenschafften. Mais, des mises au point vien-
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DEJOURS C. (1993) : Pour une clinique de la médiation entre psychanalyse et
nent de paraître ailleurs (Clot - 1996, Daniellou - 1996), et il n'était pas possible politique : la psychodynamique du travail. Conférence à la Société psychanaly-
de les reprendre ici. Notamment dans l'ouvrage d'Yves Clot sur les "Histoires de tique de Montréal. Revue TRANS. 3: 131-156.
la psychologie du travail" dont Joseph Ton-ente rend compte dans un cour1 DEJOURS C. (1993 b) : Travail : usure mentale. Nouvelle édition augmentée.
article. (De la psychopathologie à la psychodynamique du travail). Bayard Editions.
A la quatrième rubrique figurent ce que l'on pourrait accueillir comme des 1 vol. 263 pages.
interpellations théoriques interdisciplinaires. Elles ont commencé il y a long- DEJOURS C. (1994) : Le travail comme énigme. Sociologie du travail. HS/94 :
temps, comme nous l'avons signalé plus haut, et ont même parfois pris une
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forme organisée et rigoureuse (cf. Plaisir et souffrance dans le travail 1988).
Cette fois, la parole est donnée à deux chercheurs : l'un, Thomas Perilleux qui DORAYB. (1981): Le taylorisme, une folie rationnelle? Dunod. (Paris).
travaille sur la souffrance dans une approche sociologique s'inscrivant dans le GUEDENEY C., MENDEL G. (1973) : L'angoisse atomique et les centrales
courant du Centre de Sociologie Morale et Politique (Boltanski), l'autre qui tra- nucléaires. Payot (Paris).
vaille en anthropologie sur des terrains assez proches des nôtres pour que la dis- JAYET C. (1994) : Psychodynamique du travail au quotidien. aleXitère éditions.
cussion soit possible. et assez différents pour que de véritables questions soient 1 yol. 117 pages.
soulevées. Partie de recherches orientées vers l'analyse des caractéristiques de LE GUILLANT L. (1985) : Œuvres réunies in : Qu.elle psychiatrie pour notre
l'organisation socio-économique d'une région brésilienne structurée pour une temps ? Editions ERES.'
bonne part autour de la "construclion civile" ( ~ le bâtiment), la discussion
MALENFANT R., VEZINA M. (ouvrage collectif sous la direction de) (1995)
d'Alain Morice débouche sur le problème fondamental de la domination et de
ses médiations psychiques, sociales et anthropologiques. Débat redoutable qui,
Plaisir el souffrance : dualité de la santé mentale au travail. Les Cahiers scienti-
à un certain niveau, pourrait rejoindre les préoccupations théoriques de
fiques - ACFAS. 1 vol. 158 pages. Montréal (Canada).
Thomas Perilleux sur les théories de la justice et leur rapport avec la thématisa~ SCHWARTZ Y. (1996) : Ergonomie, philosophie et exterritorialité.
tian de la souffrance. In F. DANIELLOU (sous la direction de) : L'ergonomie en quête de ses principes.
Une table des matières qui, malgré ses modestes dimensions, donnera tout de Octares Éditions. 1 vol. pp: 141-182.
même une idée de ce que brasse actueJlement la psychodynamique du travail. SIGAUTF. (1990) : Folie, réel et technologie. Techniques et culture. 15: 167-179.
Que les auteurs, après les responsables de la revue, trouvent ici l'expression de SIVADO>I P., FERNANDEZ-ZOILA A. (1983): Temps de travail et temps de vivre.
nos remerciements pour la contribution qu'ils apportent, ainsi, à la progression Pierre Mardaga Editeur (Bruxelles).
des idées. •
REVUES
PERSPECTIVES PSYCHIATRIQUES, 22/11 (1990) (nouvelle série)
BIBLIOGRAPHIE ''Psychopathologie du travail".

ARENDT H. (1958): The Human Condi/ion, University of Chicago Press. (Trad. PREVENIR, 1 (1980) : "Chômage et santé".
française: Condition de l'homme moderne, Calmann Lévy, 1981 (Paris). SANTÉ MENTALE, ( 1981) : "Chômage et santé mentale".
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