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Mme Soltau-Monod

Reine blanche
En Pays noir
Vie de Mary Slessor,
missionnaire au Calabar,
Racontée à la jeunesse

 
Adapté de l'anglais
Des ouvrages de W. P. LIVINGSTONE

 
Par
Mme Soltau-Monod

Traductrice de « En marche ! » et de « D. L. Moody, sa vie et son œuvre »

Table des matières

PRÉFACE

PREMIÈRE PARTIE
I En Écosse. - En famille et à la fabrique. - 1848-1876
II
La première chose que le Seigneur donna à faire à Mary ...

DEUXIÈME PARTIE

I Les débats au Calabar. - Initiation. - 1876-1888


II
Pendant quelque, temps les gens obéirent aux lois nouvelles...
TROISIÈME PARTIE

I La Conquête de l'Okoyong - 1881-1902


C'est au sujet d'un petit enfant que commença vraiment l'oeuvre de
II
Ma dans l'Okoyong
III C'était pendant une journée splendide de l'année 1889...
Encouragée par tout ce qui se passait, plus sûre d'elle-même et
IV
surtout plus confiante que jamais...
V La maison de Ma ressemblait toujours à une grande nursery.
VI
Il ne faut pas s'étonner si des peuplades sauvages...

QUATRIÈME PARTIE

I Nouvelles Conquêtes - 1902-1910


Avant d'aller plus loin, je voudrais vous dire quelques mots de
II
chacun de ceux qui constituaient alors la famille de Ma.
III Qu'était-ce donc qui permettait à Ma de vivre une vie si intense...
IV Après six mois de déplacements incessants, Ma s'installa à Itu...
V Malgré son ardent désir de rester à son poste...
L'automobile du gouvernement arpentait le pays en tout sens et
VI venait parfois à Use.

CINQUIÈME PARTIE

I En Avant - Toujours - 1910 - Janvier 1915


En réalité, ce séjour aux Îles Canaries fut le premier vrai congé de
II
Ma...
À quelque distance d'Ikpé se trouve une haute colline, appelée
III
Odoro lkpé...
IV
On était maintenant en août 1914...

Quelques dates importantes de la vie de Mary Slessor

PRÉFACE

Les premiers missionnaires de l'Évangile ont laissé le souvenir d'hommes


extraordinaires, qui voyaient le merveilleux éclore sous leurs pas. « Il se
faisait beaucoup de prodiges et de miracles par les apôtres » (Act. Il, 43).
Il en fut de même de ces grands missionnaires du Moyen-Age qui
s'établirent dans les forêts séculaires de la Gaule ou de la Germanie, ils
travaillèrent à convertir et à civiliser nos ancêtres païens, et auxquels
l'Eglise, dans son admiration reconnaissante, décerna le titre de Saints.

Nous n'attendons pas des missionnaires de notre temps des prodiges


absolument semblables à ceux qu'ont enregistrés les Actes des Apôtres ou
la Légende des Saints. Peut-être cependant ne nous rendons-nous pas
assez compte de ce que l'apostolat évangélique, aujourd'hui encore, a de
surnaturel.

L'Évangile reste au vingtième siècle ce qu'il a toujours été, « la puissance


de Dieu pour le salut de quiconque croit » (Rom. I, 16). Aussi pouvons-
nous affirmer - en donnant aux mots un sens plus moderne, mais non
moins explicite - que le missionnaire de nos jours peut accomplir de vrais
miracles et qu'il y a, au service de nos missions, des saints et des saintes
qui ne le cèdent à aucun des plus grands serviteurs de Dieu dans les
siècles passés.

La parole si étonnante du Christ ne cesse pas, en vérité, de s'accomplir :


« Celui qui croit en moi fera aussi les oeuvres que je fais, et il en fera de
plus grandes » (Jean XIV, 12).

Mary Slessor, qui est morte il y a trois ans, est une de ces saintes du
protestantisme contemporain. Son oeuvre au Calabar tient du miracle, et,
dans la faiblesse de cette femme, la puissance de Dieu s'est déployée
d'une manière qui confond notre foi.

Sa biographie, que nous offrons au public français, a déjà paru en,


anglais, sous deux formes différentes (1). C'est l'histoire, insistons-y,
d'une simple femme du peuple, et non pas même d'une femme épanouie
dans le mariage et la maternité, mais, à l'entrée de sa carrière, d'une
jeune fille, et, plus tard, de ce que nous appelons, d'un nom qui évoque
une idée de timidité facilement effarouchée, une vieille demoiselle.

De fait, Mary Slessor était timide. Elle osait à peine, nous dit-on, arrêter
un autobus dans les rues de Londres, pour y monter. Mais quel courage
Dieu lui donna pour vivre, seule, dans un pays de nègres sauvages,
encore cannibales, pour leur disputer les enfants jumeaux ou les esclaves
qu'ils allaient mettre à mort, pour tenir tête aux chefs, pour siéger elle-
même comme juge de leurs différends ! Sous ce climat si pénible, si
dangereux même pour l'Européen, Mary Slessor a vécu de longues
années, se bâtissant successivement plusieurs maisons de ses propres
mains, faisant de longues marches à pied, portant sur ses épaules des
malades, des mourants, passant la nuit à bercer, à soigner sa famille
adoptive de petits négrillons, endurant des fatigues, assumant des
responsabilités devant lesquelles reculeraient certainement la plupart des
hommes.

Si une femme a fait cela, si elle est devenue le magistrat, le consul


britannique, la reine enfin - sans sceptre, ni couronne, ni liste civile - de
tout ce grand pays d'hommes noirs, n'est-ce pas la preuve que peut-être,
jusqu'ici, dans nos Missions, nous n'avons pas donné à la femme - en
particulier à la femme non mariée - la place, le rang, les fonctions qu'elle
peut remplir ? Nous l'avons utilisée seulement comme institutrice ou
comme garde-malade. Le plus souvent, elle a été maintenue sous la
tutelle d'un missionnaire dont elle était la subordonnée. Elle n'assistait
qu'à certaines séances des conférences, n'y avait qu'une voix
consultative, et même sur un nombre limité de questions. Son
individualité n'était pas admise à se déployer librement dans tous les
domaines de l'apostolat.

Or la guerre donne en ce moment à la femme européenne l'occasion de


révéler toutes ses capacités. Que de places, réservées jusqu'ici aux
hommes, se trouvent occupées par des femmes qui s'y sont parfaitement
adaptées ! La guerre passera, mais ces conquêtes du féminisme
resteront. En Angleterre, la femme a déjà obtenu la promesse qu'elle
aurait, après la paix, le droit de vote. Bien d'autres droits devront lui être
reconnus.

Il ne convient pas que l'Eglise de Celui « en qui il n'y a ni homme ni


femme » se montre, sur ce point, en retard sur le siècle. Déjà les Synodes
ont discuté sur « les activités féminines » au sein de nos paroisses. Le
temps nous paraît venu où, dans nos champs de mission, nous devrons
reconnaître le titre et les fonctions de missionnaire à la femme appelée de
Dieu qui aura atteint sa maturité et fait la preuve de sa valeur
personnelle, soit par des études égales à celles des hommes, soit par un
stage suffisamment prolongé dans une situation subordonnée. Pendant
une dizaine, d'années, au moins, nous allons manquer d'hommes, après la
saignée épouvantable de la guerre. Seules, les femmes pourront suppléer
à cette lacune. J'admets qu'on réserve la question de la consécration
pastorale et de l'administration des sacrements, mais, pour occuper les
stations vacantes, pour évangéliser les villages de païens, pour visiter et
grouper les femmes, les jeunes filles, les enfants, pour prêcher l'Évangile
et fonder des églises, pour diriger enfin les catéchistes et instituteurs
indigènes de tout un district, l'exemple de Mary Slessor et de bien
d'autres prouve suffisamment qu'une femme peut être employée sans
inconvénient, souvent même avec avantage. Préparons-nous donc dès
maintenant à confier éventuellement à des femmes toutes ces activités, et
préparons pour ces activités les jeunes filles bien qualifiées qui viendront
à nous.

Telle est la conviction que nous avons vue se former et se fortifier au sein
du Comité directeur de notre Société des Missions. Déjà il a décidé en
principe qu'au lendemain de la guerre, nous organiserions un cours de
préparation spéciale pour les jeunes filles ou les femmes se destinant aux
missions. On envisage même la possibilité de deux préparations
différentes, suivant que les candidates seraient ou non pourvues de
diplômes universitaires et capables d'affronter avec profit des études
supérieures.

Quelles devront être les qualités essentielles de ces missionnaires


femmes ? C'est à Mary Slessor elle-même que nous voudrions le
demander. Voici deux pages sorties de sa plume, et qui n'ont pas trouvé
place dans l'ouvrage que l'on va lire : elles sont tirées de sa grande
biographie (2).

La première insiste sur la distinction intellectuelle et morale : aucune fleur


ne saurait être trop belle, aucun diamant d'un éclat trop pur pour la
couronne du Roi des rois.

« Rien, j'en ai la conviction, ne touchera jamais ni ne relèvera ceux qui


sont tombés, si ce n'est l'amour. Ils ont horreur de la propre justice qui
voudrait se pencher sur eux avec satisfaction, ils haïssent tout ce qui
ressemble à une protection qui patronne, à une pitié qui s'abaisse. Ils ont
besoin d'amour et de patience. Ils ont besoin aussi de « distinction », car
ce qu'il est convenu d'appeler les classes les plus humbles respectent et
aiment la « distinction, » et les païens eux-mêmes sont plus fins à
découvrir le manque de « distinction » que beaucoup de ceux qui les
dépassent dans l'échelle sociale. Pour ma part, quand il s'agit de prêcher
aux petits et à tous les hors-castes, je ne crois pas au succès des anciens
forçats ou des lutteurs de foire convertis. Je crois au contraire que, plus il
y a de distinction, de beauté et de bonne éducation dans toutes les
branches de l'activité chrétienne, et plus aussi il y a de succès réel et de
solidité, plus il y a de garanties que suivront bientôt des résultats
incommensurables, et des fruits chrétiens de première valeur. La vulgarité
et l'ignorance ne pourront jamais par elles-mêmes avoir une influence
quelconque sur les classes inéduquées, ni du reste sur qui que ce soit... »

L'autre citation vise les qualités non moins indispensables de dévouement


pratique, de consécration sans réserve au service du Sauveur dans la
personne dos plus misérables de nos semblables.

« Ce qu'il nous faut, ce sont des femmes consacrées, des femmes qui
sachent aimer, des femmes qui n'aient peur d'aucun travail, qui ne
redoutent le contact d'aucune espèce de corruption matérielle ou morale,
des femmes qui puissent soigner un bébé abandonné, enseigner à un
enfant à se laver et à se peigner, tout aussi bien qu'à lire et à écrire ; des
femmes qui sachent avec tact polir toute rudesse, et, pour l'amour de
Jésus, supporter toute rebuffade, des femmes qui puissent accepter
n'importe quelle situation qui s'offrira à elles; des femmes surtout qui
aient appris à porter au Sauveur tous leurs fardeaux et à trouver auprès
de lui la force de sourire, la force de persévérer, d'aller de l'avant, quelles
que soient les circonstances. Si elles savent jouer du Beethoven, peindre
et dessiner, parler anglais, français, allemand, tant mieux ; mais nous
pourrons nous passer de tout cela, si elles ont seulement un coeur qui
aime, des mains qui veulent et du bon sens. À coup sûr ces femmes-là
existent. Il y en a par milliers, dans nos églises, et nos églises ne peuvent
pas réclamer comme un monopole le privilège de les prendre pour elles-
mêmes. Oh ! réservez-nous-en quelques-unes. »

La femme qui a écrit ces deux pages avait beau sortir elle-même des
rangs du peuple, être fille d'un alcoolique, avoir été dans son enfance
ouvrière de manufacture, elle appartenait à l'élite spirituelle de
l'humanité, elle possédait, au plus haut degré, l'aristocratie du coeur, celle
de la conscience morale et même celle de l'intelligence.

Comme les premiers apôtres du Christ, Mary Slessor a un jour entendu


son appel, et, « ayant tout quitté, elle l'a suivi ». Voici donc son histoire,
racontée tout simplement, pour les enfants de nos familles protestantes.
Puisse-t-elle susciter dans l'âme de beaucoup de jeunes filles l'ambition
de devenir comme elle, par la grâce de Dieu, dans ce monde où il y a
encore tant de tribus et tant de races « assises dans les ténèbres », un
témoin de l'amour rédempteur, une vraie missionnaire.
Paris, 14 novembre 1917. JEAN BIANQUIS.

Directeur de la Société des Missions évangéliques de Paris.

P. S. - L'impression de ce petit volume devait ne prendre que quelques


semaines et être terminée avant Noël 1917. Mais la guerre complique et
retarde toute chose : Reine blanche en pays noir ne paraîtra pas avant la
première quinzaine de mars 1918. Et, pendant ce temps, la fidèle amie
des Missions qui avait traduit de l'anglais cette biographie de Mary Slessor
est allée la rejoindre auprès de Dieu.

Ce travail d'adaptation avait été pour Mme Soltau, née Louise Monod, une
tâche très douce dont elle s'était acquittée avec joie. Elle avait été
encouragée par l'accueil que nous avions fait à son manuscrit et projetait
déjà de se lancer dans une entreprise beaucoup plus considérable. À
l'occasion du prochain centenaire de l'introduction de l'Évangile à
Madagascar, elle avait accepté, sur notre conseil, d'écrire l'histoire de
cette mission, ou du moins de sa période héroïque, de 1818 à 1865, une
des pages les plus admirables de l'apostolat évangélique. Déjà elle avait
fait venir des livres qu'elle n'eut même pas le temps de parcourir. Une des
dernières recommandations qu'elle fit à son mari, quand elle sentit venir
la mort, fut celle-ci : « Renvoie les livres à Londres ».

Elle a pu relire en épreuves les premières feuilles de sa Reine blanche.


Elle espérait tenir bientôt entre ses mains le volume broché. Elle n'aura
pas eu celle satisfaction. Sa fin a été rapide et douce et elle s'est
endormie à Hastings, le 16 janvier, dans sa soixantième année. L'une des
caractéristiques de sa piété, très personnelle, très active, très joyeuse
aussi, c'était l'amour du ciel.

Elle parlait du ciel volontiers, souvent, et on peut dire gaiement. C'est


dans le ciel que nous la chercherons désormais, comme dans un lieu
familier. Elle s'y « repose de ses travaux », tandis qu'ici-bas cette
dernière oeuvre de ses mains agiles et de son coeur généreux perpétuera
son souvenir, prolongera son influence et contribuera encore à glorifier
son Maître.
J. B.

Consécration
 
À toi, mon Dieu, je me donne,
Je me donne tout entier !
Ton amour est ma couronne,
Ta force est mon bouclier.
 
Je te donne mes journées,
Mes succès ou mes revers ;
Je te donne mes années,
Mes printemps et mes hivers ;
 
Mes désirs, avec leur flamme
Que tu peux seul apaiser,
Et les rêves de mon âme
Que tu veux réaliser. (3)
 
Toutes les fleurs de ma route
Viens les cueillir de ta main ;
Tous mes pleurs, goutte après goutte,
Les recueillir dans ton sein.
 
Dans la joie ou la souffrance,
Je veux te suivre en tout lieu ;
Toute ma vie à l'avance,
Je te l'apporte, ô mon Dieu !
 
EDOUARD MONOD.
PREMIÈRE PARTIE
En Écosse. - En famille et à la fabrique.
1848-1876

CHAPITRE I

Mary Slessor, le second enfant d'une famille de sept, naquit en décembre


1848, à Aberdeen, en Écosse. Son père, cordonnier de son métier, ne
faisait pas de gros bénéfices, en sorte que l'économie la plus stricte était
obligatoire dans le ménage : pas question d'y avoir une bonne d'enfants !
Dès ses plus jeunes années Mary aida sa mère à s'occuper des petits.
Pour elle pas de poupées : les bébés à habiller, à endormir, à amuser, à
faire promener, en tenaient lieu ! Et ne sont-ce pas là les meilleures
poupées, ces petits êtres chéris qui vous rendent du matin au soir
l'affection que vous leur donnez ?

Mais pourquoi, allez-vous peut-être demander, nous raconter l'histoire de


Mary Slessor plutôt que toute autre ? Voici pourquoi : parce que
Mary Slessor fut un instrument dont Dieu se servit pour accomplir une
oeuvre immense. Elle se laissa guider par lui, elle obéit à sa voix, elle le
suivit partout, et fut son témoin fidèle là où personne encore n'avait porté
l'Évangile de Jésus-Christ.

Son histoire vous intéressera, je le sais, mais ce n'est pas seulement pour
vous intéresser que je l'ai traduite à votre intention : c'est dans le ferme
espoir que vous ferez comme a fait Mary Slessor ; qu'après avoir donné
votre coeur au Seigneur, vous lui consacrerez vos forces, votre énergie,
votre vie tout entière ; en un mot, que vous serez un instrument docile
entre les mains de votre Dieu.
Un des jeux favoris de Mary Slessor, dans son enfance, était d'imaginer
qu'elle était maîtresse d'école, qu'elle avait de petits écoliers devant elle,
et que ces écoliers étaient nègres ! Idée bizarre !
Mais voici ce qui l'expliquait. La mère de Mary s'intéressait beaucoup aux
Missions en pays païen. L'Église à laquelle elle appartenait avait envoyé
des missionnaires dans différentes parties du monde, et, tout récemment,
avait entrepris une oeuvre nouvelle sur la côte occidentale de l'Afrique,
dans une contrée appelée Calabar, qui faisait partie de la Nigérie. En
Écosse, tout le monde parlait de ce nouveau champ de travail, et pensait
aux missionnaires qui y couraient de grands dangers et enduraient de
grandes privations.

Mme Slessor, en revenant des réunions missionnaires, réunissait ses


enfants autour d'elle, et leur racontait en détail tout ce qu'elle venait
d'entendre ; elle leur parlait de ce terrible pays et des coutumes si cruelles
de ses habitants ; elle leur disait, entre autres choses, que ces peuplades
sauvages tuaient tous les enfants jumeaux et chassaient leurs pauvres
mamans dans la forêt.

Mary avait le coeur serré en pensant à ces petits êtres, et elle y pensait
très souvent. C'est pour cette raison qu'elle faisait d'eux ses écoliers
imaginaires. Elle rêvait d'aller un jour en personne dans ce pays cruel et
de sauver la vie des petits jumeaux !
- Maman, disait-elle parfois, je serai missionnaire ; j'irai donner des leçons
aux petits nègres, et je leur apprendrai à se bien conduire.
- Toi, missionnaire ! répliquait Robert son frère aîné, de ce ton supérieur
que tous nous connaissons si bien. Tu n'es qu'une fille, et les filles ne sont
pas missionnaires. C'est moi qui serai missionnaire. Tu pourras venir avec
moi ; même t'asseoir à côté de moi dans ma chair, si tu es bien sage.

Mme Slessor souriait de ces discussions ; elle était heureuse de penser


que son Robert serait peut-être, un jour, serviteur de Jésus dans les pays
païens. Il ne devait cependant pas en être ainsi ; Dieu en avait décidé
autrement ; Robert mourut jeune, et Mary devint ainsi l'aînée de la
famille.

Un nuage noir vint bientôt, hélas ! s'abattre sur la famille. M. Slessor


s'adonna à la boisson, et ne tarda pas à en devenir l'esclave. Il dépensait
au cabaret presque tout l'argent qu'il gagnait ; sa femme et ses enfants
manquaient du nécessaire.

Dans l'espoir que si M. Slessor s'éloignait des camarades qui l'entraînaient


il abandonnerait ses tristes habitudes, la famille quitta Aberdeen, et alla
s'établir à Dundee, autre ville d'Écosse. Là on loua une petite maison avec
un bout de jardin. Mais M. Slessor continua à marcher dans la mauvaise
voie où il s'était engagé.
L'ÉGLISE DE DUNDEE

Mary avait maintenant huit ans. Elle aidait sa mère de plus en plus
efficacement ; elle emmenait les petits faire de longues promenades, leur
faisait grimper des rues escarpées d'où l'on apercevait de loin la
campagne, ou bien les conduisait au bord de la rivière. Quelquefois Mme
Slessor donnait une pièce de douze sous qui permettait à toute la bande
de se payer un tour sur les chevaux de bois.

Le dimanche, tout ce petit monde partait en trottinant pour l'église, et


assistait d'abord au service, puis à l'école du dimanche.
Heureusement que la maman avait eu soin de donner à chacun une
pastille de menthe à sucer lentement pendant le sermon, pour que le
temps parût moins long !

En règle générale, Mary était sage et patiente, mais cette règle-là, comme
toutes les autres, avait des exceptions. Ainsi par exemple, la petite fille se
fâchait, tout rouge contre ses frères, lorsque, pour la taquiner, ceux-ci
l'appelaient carotte, à cause de la couleur de ses cheveux. Parfois aussi,
elle faisait exprès quelque sottise, tout comme en font les enfants de son
âge. Une ou deux fois même, elle remplaça l'école du dimanche par une
promenade ; mais, à son retour, la tristesse de Mme Slessor suffit à la
faire rentrer en elle-même.

Le jour approchait cependant où un grand changement allait se produire


en elle, - le plus grand changement qui puisse se produire en tout être
humain, et qui transforma sa vie : elle donna son coeur au Seigneur
Jésus. Un soir, bien timidement, elle se glissa auprès de sa mère, et,
mettant sa figure tout contre la sienne, lui raconta ce qui s'était passé ;
puis elle ajouta : « J'essaierai, maman, de te faire plaisir et de t'aider ».
La joie de Mme Slessor fut bien grande. Elle serra tendrement sa fillette
dans ses bras. Ah ! si seulement le nuage noir se dissipait !
Mais, au contraire, il se faisait plus épais. Il ne suffit pas, pour perdre des
habitudes mauvaises, d'aller d'une ville dans une autre ; il faut que le
coeur soit changé. M. Slessor rapportait chez lui si peu d'argent que sa
femme fut obligée de travailler au-dehors, pour que ses enfants eussent
leur pain quotidien.
Restée seule au logis avec ses frères et soeurs, Mary devint plus que
jamais la petite maman. Elle se levait de bonne heure, se couchait tard,
était souvent bien lasse ; mais quand, fatiguée, Mme Slessor revenait de
son travail, Mary la recevait toujours avec un joyeux sourire de
bienvenue.

Les jours, les semaines, les mois se passèrent sans amener d'amélioration
dans les habitudes du père de famille. Les enfants grandissaient et les
dépenses se faisaient plus lourdes ; en sorte qu'à son tour Mary dut
gagner sa vie. Et pourtant, elle n'avait que onze ans !

Elle fit ses débuts dans une grande fabrique. Entourée de machines,
d'engrenages, de courroies tournoyant avec la rapidité de l'éclair, elle en
fut d'abord un peu effrayée. Heureusement il était de règle que les très
jeunes ouvrières ne travaillassent que le matin ; l'après-midi elles
suivaient une école qui dépendait de la fabrique ; et là, elles apprenaient à
lire, à écrire et à compter. Mary aimait la lecture, mais détestait
cordialement les longues additions : il lui semblait que les chiffres
dansaient devant elle ; et, quant aux problèmes, elle n'y comprenait rien
de rien.

Mais, par contre, elle était fort habile de ses doigts et sut vite très bien
tisser. Quelle joie ce fut pour elle de remettre à sa mère son premier
salaire ! Mme Slessor le reçut en pleurant et le mit de côté, ne pouvant se
décider à le dépenser tout de suite.

À quatorze ans Mary tissait à l'un des plus grands métiers et se faisait
déjà de bonnes journées. Mais elle ne mangeait pas le pain de la paresse :
elle se levait à 5 heures du matin, dès que le sifflet de la fabrique se
faisait entendre, et devait être devant son métier à 6 heures. La journée
ne finissait qu'à 6 heures du soir ; mais, entre-temps, elle avait deux
heures de liberté pour les repas. Le samedi après-midi et le dimanche elle
avait congé, et en profitait pour donner un bon coup de main chez elle. Sa
tenue était des plus simples ; non qu'elle fût indifférente aux toilettes
Soignées, mais uniquement afin de mettre de côté le plus possible pour le
ménage.

Car, hélas ! mère et fille avaient perdu tout espoir que M. Slessor leur vînt
en aide. Le fardeau qu'elles portaient ensemble était bien lourd, la lutte
qu'elles livraient bien acharnée. Dans leur détresse elles s'attachèrent
l'une à l'autre toujours plus étroitement ; ensemble elles priaient,
demandant au Seigneur de leur donner secours, force et courage. Le
samedi soir, le père de famille rentrait fort tard, et se conduisait de telle
façon que la pauvre Mary s'enfuyait souvent de la maison et errait dans
les rues jusqu'à ce que son père fût couché. Oh ! qu'alors elle se sentait
triste et misérable ! Comme elle sanglotait ! En passant devant les
cabarets brillamment éclairés, elle se demandait pourquoi il était permis
de vendre ces boissons, ruine de tant de vies.
Les tristes expériences par lesquelles elle passait laissèrent leur empreinte
indélébile sur cette âme en formation ; mais Dieu permit que ces
expériences mêmes eussent des résultats bénis pour Mary ; elle apprit à
sympathiser avec ceux qui sont dans la peine, à avoir pitié de tous ceux
qui souffrent. Et surtout elle devint le champion des petits-enfants et de
tous les êtres faibles ou opprimés. De plus, et sans qu'elle s'en rendît
compte encore, ces expériences la préparèrent pour la tâche qui
l'attendait. Comme certaines plantes des tropiques qui n'exhalent leur
parfum que dans l'obscurité, Mary se développa spirituellement dans la
nuit de l'épreuve ; elle apprit à être brave, patiente, à penser à autrui.

Grandir dans un milieu privilégié, former son âme dans des circonstances
faciles, cela n'a pas toujours, je dirai même, cela n'a pas souvent pour
résultat une vie utile à soi-même et aux autres.

C'est bien plutôt l'opposé. Combien d'hommes et de femmes, auxquels le


monde doit beaucoup, eurent une enfance et une jeunesse ardues, durent
lutter pied à pied contre des circonstances adverses ! Lincoln, par
exemple, qui fut président de la République des États-Unis et libéra des
millions d'esclaves, eut comme Mary Slessor une enfance et une jeunesse
bien difficiles ; mais son nom est devenu un des plus célèbres de l'histoire.
Qu'aucun de vous, les jeunes, ne se décourage parce qu'il est pauvre ou
isolé, ou que tout semble se liguer contre lui ; que patiemment il - ou elle
- lutte avec persévérance contre les obstacles qui obstruent son chemin.
Peu à peu les choses s'arrangeront, de meilleurs jours viendront, le soleil
percera les ténèbres.

Enfin M. Slessor mourut. Qu'il est douloureux, amèrement triste, d'avoir à


regarder comme une délivrance la mort d'un père ou d'une mère ! Après
le décès de son mari, Mme Slessor quitta la fabrique et prit un petit
magasin. Le samedi après-midi et le samedi soir, qui sont toujours des
moments de presse en Grande-Bretagne, où tous les magasins sont
fermés le dimanche, Mary aidait sa mère dans la boutique.

Elle devenait jeune fille. Les beaux rêves de son enfance remplissaient de
plus en plus son coeur et son esprit, et elle faisait de son mieux pour que
ces rêves, devinssent des réalités. Ainsi, se rendant compte de son
manque d'instruction, elle se mit à lire le plus possible ; et à mesure
qu'elle apprenait, elle avait soif d'en savoir davantage. Dans son ardeur à
s'instruire, elle lisait en marchant pour aller au travail ; et, sans savoir que
Livingstone en avait fait autant dans sa jeunesse, elle appuyait un livre
ouvert sur le coin de son métier et y jetait un coup d'œil de temps en
temps. Ses compagnes d'atelier racontaient qu'elle avait toujours un
carnet dans sa poche, et y écrivait ses pensées, ses impressions, voire
même des poésies ! Toujours est-il que jamais elle ne négligeait son
travail.
Vous le voyez, Mary ne menait pas une vie facile ; mais les quelques
précieux moments qui lui appartenaient, comme elle savait les mettre à
profit ! Les livres qu'elle lisait n'étaient pas des histoires amusantes ou
des romans, et je me demande ce qu'ils vous diraient, à vous ! C'étaient
le « Paradis perdu », de Milton, les ouvrages de l'historien anglais Carlyle,
etc. Les lectures la captivaient à tel point qu'elle les continuait parfois
jusque bien avant dans la nuit, et tressaillait de surprise lorsque le sifflet
de la fabrique annonçait qu'il était l'heure de se lever. En cela, vous ferez
aussi bien de ne pas l'imiter !

Mais, de tous les livres, celui que Mary aimait le plus et connaissait le
mieux, c'était la Bible. Elle ne lisait pas la Bible par devoir ou par
habitude, comme le font tant d'autres jeunes gens ou jeunes filles, elle la
lisait par amour pour cette précieuse Parole de Dieu ; souvent elle en
apprenait par coeur de longs fragments. Elle faisait partie d'une classe
biblique, et elle était toujours si prête à répondre aux questions que posait
le pasteur, que celui-ci finit par lui dire en souriant : « Ne répondez que
lorsque je m'adresserai à vous personnellement ». Ce qu'il ne faisait que
si personne d'autre n'avait pu répondre. Alors, se tournant vers elle, il
disait : À vous maintenant » ; et elle avait toujours une bonne réponse
toute prête.

Elle ne se lassait pas de relire les évangiles surtout celui de saint Jean.
Quand elle réfléchissait à tout ce qu'avait fait pour nous le Seigneur Jésus,
quand elle se disait qu'il avait quitté le ciel pour venir sur la terre arracher
les hommes au péché et à la mort, qu'il avait souffert, même jusqu'à la
mort de la croix, et qu'il apportait paix, délivrance et lumière à tous, il lui
semblait que jamais elle ne pourrait assez prouver à son Sauveur son
amour, sa reconnaissance, son dévouement. « Jésus a rendu les gens
heureux, il les a rendus meilleurs, et il dit que nous devons le suivre et
agir comme il a agi. Moi aussi je dois lutter contre tout ce qui est mal, tout
ce qui est laid, tout ce qui trouble ». Ainsi pensait-elle. Jamais elle ne se
disait : « Je ne suis qu'une fille, à quoi bon penser à travailler pour le
Seigneur ? » Au contraire, elle savait très bien qu'elle aussi avait sa place
dans l'armée de ses serviteurs. « Seigneur, disait-elle humblement, je
ferai selon mon pouvoir ce que tu me donneras à faire ; mon coeur, mes
mains, mes pieds, mon être tout entier, sont à ton service. »

CHAPITRE II

 
La première chose que le Seigneur donna à faire à Mary hors de
chez elle fut de tenir un groupe de petites filles à l'école du dimanche. Elle
commença donc à enseigner avant d'être tout-à-fait instruite elle-même.
Ce ne sont pas toujours ceux qui ont le plus appris qui sait le mieux tenir
un groupe.

Mary avait le coeur si plein lorsqu'elle parlait de Jésus que sa figure en


était comme illuminée : ses yeux brillaient, sa bouche souriait. On voulait
aimer Celui qu'elle aimait d'un tel amour.

Dans le quartier qu'elle habitait, les rues étaient pleines, dès que venait le
soir, de grands garçons et de grandes filles qui n'avaient pas de chez eux,
et flânaient quand ils ne se battaient pas. Mary se dit que peut-être elle
pourrait être utile à ces vagabonds. Une salle d'évangélisation ayant été
ouverte à leur intention, elle alla trouver le directeur et lui dit à brûle
pourpoint :
- Voulez-vous de moi comme monitrice ?
- Avec plaisir, répondit celui-ci.

Mais son interlocutrice paraissait si petite, si délicate, qu'il fut persuadé


qu'avant longtemps elle trouverait la tâche au-dessus de ses forces.

En effet, les débuts de Mary furent pénibles, Cette jeunesse indépendante


ne désirait nullement que l'on s'occupât d'elle. Garçons et filles n'entraient
dans la salle que pour y faire du tapage, et ceux qui restaient dehors
jetaient des pierres aux fenêtres, et faisaient de leur mieux pour troubler
l'ordre des réunions. Mais, toujours souriante et brave, Mary tenait tête
aux agitateurs. Quelques-uns d'entre eux finirent par avoir honte de lui
donner tant de fil à retordre et se rangèrent ouvertement de son côté.
D'autres cependant, yeux menaçants et poings fermés, restèrent sur la
défensive et s'efforcèrent de lui rendre la situation insupportable.

Un soir, une demi-douzaine des plus déterminés de ces terribles garçons


attendirent Mary dans un endroit sombre, et celle-ci se trouva tout à coup
en plein camp hostile. On lui criait : « Nous vous ferons votre affaire, si
vous ne nous laissez pas tranquilles ». Tremblant de peur, sans toutefois
le laisser paraître, elle demanda au Seigneur de la protéger contre ses
agresseurs.,
- Non, dit-elle, regardant ceux-ci bien en face, je continuerai à m'occuper
de vous. Faites de moi ce que vous voudrez.
- Très bien ! s'écria le chef de la bande, un grand et robuste garçon.
Allons-y !

Et, tirant de sa poche un fil à plomb, il le fit tourner dangereusement


autour de la tête de Mary.
UNE RUELLE A DUNDEE

Les autres regardaient, retenant leur respiration, étonnés du courage de


cette jeune fille. Le plomb approchait toujours plus de la figure de Mary ;
il rosa son front. Pâle, calme, ferme, Mary attendait le coup qui allait la
terrasser. Mais soudain, jetant son arme loin de lui, le bourreau se tourna
vers ses camarades et leur dit : « Après tout, on ne peut pas la forcer.
Elle tient le coup ».

L'oreille basse, ces garçons suivirent Mary à la salle de réunion et


s'assirent dans son groupe. À partir de ce moment, il n'y eut plus de
tapage dans la salle, et chacun aida Mary à maintenir l'ordre.

Le samedi après-midi, Mary emmenait son groupe faire des promenades à


la campagne, afin d'éviter à ces jeunes garçons les tentations de la rue.
Quelques-uns des plus mauvais sujets furent convertis, et devinrent des
hommes utiles. Bien des années plus tard, vous auriez pu voir, accrochée
à la muraille de la hutte de Mary, en Afrique, la photographie d'un groupe
familial : père, mère et enfants. Or, ce père était précisément le jeune
garçon qui avait jadis menacé Mary de son fil à plomb ! Il avait envoyé
cette photographie à son ancienne monitrice comme témoignage
d'affection et de reconnaissance.

Qu'est-ce donc qui donnait à Mary une telle influence sur ces natures
incultes et indisciplinées ? Rien dans sa personne n'attirait l'attention.
Était-ce son ardente affection pour ses élèves ? Peut-être bien : l'amour
vrai, profond, qui fait qu'on s'oublie pour penser aux autres, est la plus
grande puissance du monde.

Mary apprit à connaître les mères et les soeurs de ses élèves. Elle visita
toutes ces pauvres demeures. D'autres n'allaient qu'à deux dans ces
tristes quartiers, mais elle était presque toujours seule. Un jour, rentrant
chez elle après une absence plus longue que de coutume, elle dit en
riant :
- Aujourd'hui, j'ai dîné chez les Macdonald !
- Vraiment ? répondit quelqu'un, est-ce qu'on t'a donné une cuillère et une
assiette propres ?
- Peu importe ! répliqua-t-elle ; l'important c'est que j'ai trouvé un moyen
d'être reçue chez eux, et qu'on m'a demandé de revenir ; le reste m'est
bien égal.

Ces visites, elle les faisait dans le même esprit que Jésus les aurait faites.
Parfois elle s'asseyait au coin du feu et prenait un bébé sur ses genoux ;
un autre jour elle prenait le thé avec une famille, en se servant d'une
tasse plus qu'ébréchée ; en d'autres occasions elle aidait la mère de
famille à finir son ouvrage. Partout elle encourageait, égayait et laissait à
son départ paix et lumière là où tout était auparavant ténèbres et
découragement.

En sa compagnie chacun se sentait meilleur ; et sous son influence


beaucoup de ses amies donnèrent leur coeur au Seigneur Jésus.

« Trois semaines après avoir fait la connaissance de Mary Slessor, je fus


toute changée », raconta une de ses camarades de fabrique. Et Mary elle-
même disait : « Je me demande ce que nous oserions braver pour Jésus !
Aurions-nous le courage de monter sur un bûcher ? Donnerions-nous nos
vies pour l'amour de lui ? » - « Ce qu'elle travaillait dur ! dit quelqu'un
d'autre. Elle mettait son coeur et sa volonté à tout ce qu'elle faisait. »

Lorsqu'on changea le local de la salle où se tenaient les réunions, le


directeur demanda qu'on lui trouvât une femme de ménage pour nettoyer
la nouvelle salle.
- Allons donc ! s'écria Mary : nous le ferons bien nous-mêmes !
- Vous, Mesdames ?
- « Mesdames » ! répliqua-t-elle, nous ne sommes pas des dames ; nous
ne sommes que des ouvrières.

Et, le lendemain soir, Mary et une autre des monitrices, manches


retroussées et revêtues de grands tabliers, nettoyèrent à fond la salle, à
grand renfort de vastes seaux d'eau chaude, de savon et d'huile de bras !
N'allez pas croire que Mary fût toujours sérieuse. Loin de là ! D'un
caractère gai et ayant pris de bonne heure l'excellente habitude de
toujours regarder les choses par leur bon côté, elle aimait s'amuser et
rire, tout comme le commun des mortels. En voici un exemple (Notez bien
que je ne vous le donne pas comme exemple à suivre, mais simplement
pour vous aider à mieux connaître Mary) :

Pendant qu'elle se promenait avec une amie, elle tira vivement la sonnette
d'une porte d'entrée et se sauva à toutes jambes avant qu'on ne vînt
ouvrir.

- Mary ! j'ai honte de toi, lui dit son amie.

Mais Mary répondit en riant :


- Les plus sérieux se permettent une petite bêtise de loin en loin !
Quelqu'un qui l'avait connue pendant ses années de jeunesse fait d'elle ce
portrait :
« Mary avait toujours l'air heureux ; sa figure rayonnait. En raison de son
teint frais et rose, de ses boucles de cheveux, de sa bouche si décidée,
elle me faisait toujours penser à une jeune fermière allant au marché
vendre son beurre et ses oeufs ! »

Durant toute l'époque dont il vient d'être question, la vie de Mary fut une
préparation à celle qui l'attendait plus tard. Évidemment elle devait en
avoir un pressentiment ; de plus en plus clairement elle se voyait, en
imagination, servant le Seigneur dans des contrées lointaines... là-bas au-
delà des mers.
Pourtant elle ne parlait encore à personne de ce qui remplissait son esprit,
parce qu'elle savait bien que sa mère espérait voir son second fils, Jean,
devenir le missionnaire de la famille. Mais ce fils-là mourut lui aussi. Il
avait toujours été délicat. On espéra le sauver en l'envoyant sous le beau
climat de la Nouvelle-Zélande ; mais, à peine débarqué, il succomba.

Ce nouveau vide fut pour Mme Slessor et pour Mary un immense chagrin.
Toutefois, malgré sa tristesse, Mary ne pouvait s'empêcher de penser :
« Est-ce donc moi qui serai missionnaire ? » À travers la brume des tristes
rues de Dundee, son imagination lui faisait contempler des visions :
paysages des tropiques, rivières paresseuses, fourrés inextricables, huttes
primitives entourées de palmiers, etc. À la fabrique, le vacarme des
métiers lui semblait dominé par les cris des petits enfants dans la brousse.
Oh ! comme il lui tardait de quitter l'Écosse, pour se rendre là où elle
savait qu'on avait tant besoin de secours ! Cependant elle voyait
beaucoup d'obstacles sur sa route : tout d'abord son manque d'éducation,
puis le fait qu'elle était le principal soutien de la famille et que sa mère
s'appuyait tant sur elle. N'importe : elle avait l'intime conviction que Dieu
aplanirait tous ces obstacles et la conduirait au but.

Elle était devenue, petit à petit, une des meilleures ouvrières de la


fabrique, et gagnait un salaire élevé. Elle faisait aussi des heures
supplémentaires afin de mettre un peu d'argent de côté. De plus, elle
étudiait toujours plus courageusement, et acceptait parfois de prendre la
parole dans des réunions, afin de s'habituer à mettre de l'ordre dans ses
idées et à s'exprimer clairement et simplement.
Ces années de vie double, pour ainsi dire, furent pour elle une très grande
fatigue. Depuis quatorze ans elle travaillait à la fabrique.
Hélas ! combien d'autres ouvrières de cette même fabrique travaillaient
ainsi d'année en année, et n'avaient toujours en perspective que cette
même vie monotone ! « Marche, esclave, marche ! » semblaient dire les
roues, les courroies, les engrenages, dans leur perpétuel tournoiement,
paraissant entraîner dans leur course folle le coeur de ces jeunes filles, les
murs, le plafond, tout enfin !
Pauvres filles ! leurs châteaux en Espagne, et tout ce qu'elles attendaient
d'un avenir bien lointain, devaient suffire à leur donner patience et
courage.

Tout à coup arriva en Écosse un télégramme qui causa dans tout le pays
une vive émotion et un profond chagrin. Ce télégramme annonçait que
David Livingstone, l'intrépide explorateur écossais, était mort, seul, dans
une hutte au coeur de l'Afrique. Or, qui disait alors « Afrique » disait pays
mystérieux, inconnu, terre de l'esclavage et du paganisme. À force
d'héroïsme, de courage, de persévérance et de foi, Livingstone en avait
exploré de vastes territoires, y avait découvert des rivières et des lacs, et
s'y était initié aux coutumes de ses peuplades sauvages. À plusieurs
reprises, l'Europe était restée sans nouvelles de lui pendant des années ;
et maintenant on apprenait sa mort ! Chacun se demandait : « Qui va
continuer l'oeuvre de ce vaillant pionnier ? Qui ira vivre au milieu de ces
tribus païennes ? »

Pour Mary Slessor, la mort de Livingstone fut comme un coup de clairon


l'appelant à son poste. Elle alla trouver sa mère.
- Maman, dit-elle, je vais offrir mes services aux Missions. Ne t'inquiète de
rien. Je te donnerai une partie de mes appointements. Entre les soeurs et
moi nous prendrons soin de toi.
- Ma chérie, répondit Mme Slessor, je suis prête à te laisser partir. Tu
feras une excellente missionnaire, et Dieu te gardera.

Mais quelques amis s'étonnèrent. Comment ! Mary qui était si timide et


qui avait peur même d'un chien ! « Quand elle voit un chien descendre la
rue, elle se cache ! » dit quelqu'un. Et c'était parfaitement exact. Mais,
comme le dit la Parole de Dieu, « l'amour parfait bannit la crainte » ; et
Mary aimait le Dieu qu'elle désirait aller servir au loin.

Donc, en mai 1875, Mary Slessor demanda à la Société écossaise des


Missions étrangères de l'accepter comme l'une de ses missionnaires. Elle
exprima son grand désir d'être envoyée au Calabar, mais promit
cependant d'aller où l'on jugerait bon de l'envoyer.
Anxieusement elle attendit la réponse à sa lettre. Lorsque cette réponse
arriva Mary courut à sa mère :
« Maman ! on m'accepte. Je vais être envoyée au Calabar, comme
institutrice ».
Puis, ce qui était bien rare chez elle, elle fondit en larmes.

Ainsi donc, après ces longues années d'attente et de patience, années


passées entre les quatre murs de la fabrique, Mary allait dire adieu à son
métier à tisser. Dans l'une des contrées les plus sauvages de l'Afrique, elle
allait tisser, non plus des étoffes mais des vies humaines.
DEUXIÈME PARTIE
Les débats au Calabar. - Initiation.
1876-1888

CHAPITRE I

 
Le 5 août 1876, Mary Slessor - elle avait alors 28 ans - s'embarqua à
Liverpool, à bord d'un vapeur portant le nom de : Éthiopie. Deux amies
l'avaient accompagnée Jusqu'au navire. Lorsque celui-ci eut gagné le
large, Mary, habituée aux rues étroites de Dundee, se sentit comme une
écolière en vacances. Tout était nouveau pour elle ; son rêve se réalisait...

Elle se rendit bientôt utile autour d'elle, grâce à sa serviabilité, et se lia


d'amitié avec plusieurs des passagers et des marins de l'équipage.

Un des passagers surtout l'attira, parce que lui aussi passait sa vie à
penser aux autres. C'était un architecte écossais, M. Thomson. Celui-ci
était persuadé que les missionnaires de l'Afrique occidentale se
porteraient mieux et n'auraient pas besoin de retourner aussi souvent en
Europe, s'ils avaient à leur portée un endroit relativement sain et à
température modérée, où ils pourraient de temps en temps aller se
reposer. Il avait même à ce sujet exploré toute la côte, remonté les
rivières, escaladé les montagnes, et fini par découvrir, à plus de 1.200
mètres d'altitude, un emplacement où il décida de bâtir une maison de
repos. Abandonnant sa position en Écosse, il était maintenant en route,
accompagné de sa femme et de deux ouvriers, pour mettre son projet à
exécution. Mais les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Ces projets si
beaux, si pleins de promesses pour les missionnaires, ne purent être
réalisés, car M. Thomson mourut peu après avoir débarqué.

C'est par lui que Mary apprit beaucoup de choses concernant l'étrange
pays vers lequel elle se dirigeait. Il lui raconta que ce pays était couvert
d'une épaisse végétation, de forêts ; que des rivières rapides aux eaux
couleur de boue y traversaient de mystérieuses contrées dans lesquelles
aucun homme blanc n'avait encore pénétré ; que le soleil y brûlait comme
une fournaise ; que des ouragans soudains de pluie et de vent y
soufflaient parfois, emportant les toits des huttes et déracinant les arbres.
Il lui parla des animaux sauvages qu'il y avait vus : hippopotames
monstrueux, horribles crocodiles, éléphants gigantesques, léopards,
serpents, etc. Il lui décrivit aussi de ravissants oiseaux aux couleurs
splendides, qui se baignaient dans la lumière du soleil.
UN PONT DANS LA BROUSSE

Mary écoutait tous ces récits les yeux brillants, le coeur ému, comme elle
écoutait autrefois les récits que faisait sa mère au retour des réunions
missionnaires.
Après une semaine de navigation, le vapeur traversa des régions chaudes,
« Sous un ciel tranquille et pur », comme l'exprime notre cher cantique.
Et bientôt Mary, comme le reste des passagers, dut s'efforcer de trouver
des coins à l'ombre. Elle écoutait le clapotement des vagues, admirait les
magnifiques couchers de soleil, contemplait les paisibles étoiles. Parfois
elle voyait des poissons-volants à la surface de l'eau ; et le soir, la proue
du navire filait comme un éclair à travers des ondes étincelantes.

Enfin, un après-midi, les chaudes senteurs de l'Afrique se révélèrent tout


à coup ; l'on aperçut au loin de longues étendues d'écume baignant des
plages solitaires, de petits ports à moitié cachés au milieu des arbres, et
Mary prit contact, pour la première fois, avec des indigènes : ceux-ci,
menant un bruit assourdissant, s'approchaient du navire sans s'inquiéter
le moins du monde des requins qui abondaient dans ces eaux. Que tout
paraissait étrange à la jeune Écossaise !

Au commencement de septembre, le vapeur pénétra dans la rivière de


Calabar et s'avança entre des berges couvertes de grues et de pélicans.
Sur des bancs de sable, des crocodiles se chauffaient au soleil, et nombre
de perroquets et de singes prenaient leurs ébats dans les arbres. Le
11 septembre, le navire toucha à Duke-Town - étrange amas de huttes en
terre glaise - qui était le lieu de destination de Mary Slessor. Comment
dire la joie dont le coeur de la jeune fille était plein lorsqu'elle débarqua,
pour la première fois, sur le sol de l'Afrique ? Enfin, enfin, le rêve de sa vie
devenait réalité ! Et pourtant il lui semblait encore rêver, tellement tout
était extraordinaire autour d'elle.
La maison missionnaire était bâtie au sommet de la ville et la dominait
comme un phare. Là demeuraient « Papa » et « Maman » Anderson, vieux
pionniers de la Mission du Calabar. C'est auprès d'eux que Mary devait
s'établir jusqu'à ce qu'elle fût un peu habituée au pays, aux indigènes et
au travail qui l'attendait. Dès le début, elle se sentit où Dieu voulait qu'elle
fût ; elle aimait le chaud soleil et ses magnifiques couchers, les blancs
clairs de lune, les fleurs merveilleuses au milieu desquelles voltigeaient les
oiseaux-mouches et les papillons aux mille couleurs, tout ce qu'elle voyait,
tout ce qu'elle entendait ; oh ! combien c'était différent de ce qu'elle avait
vu et entendu dans son pays du nord !

Elle exprimait parfois son ravissement dans des poésies que


malheureusement je ne puis traduire à votre intention ! Mais elle
l'exprimait aussi en grimpant aux arbres, en courant avec les enfants
nègres, ce qui quelquefois choquait les autres missionnaires, moins jeunes
ou moins gais qu'elle !

On la chargea de sonner chaque matin la cloche destinée à réveiller la


maisonnée ; mais, comme il n'y avait plus de sifflet de fabrique pour la
réveiller elle-même, parfois elle se levait en hâte au milieu de la nuit, sa
chambre étant éclairée presque comme en plein jour ; elle croyait avoir
dormi trop tard, et s'habillant prestement elle courait sonner la cloche,
mais se trouvait en présence d'un monde plongé dans le calme de la nuit,
tandis que la lune brillait encore de tout son éclat paisible.

Avant longtemps cependant, ce qui avait charmé Mary à son arrivée


sembla se flétrir à ses yeux ; la lumière, la beauté du pays, tout disparut
pour faire place à de profondes ténèbres, à la laideur du péché. C'est
qu'elle avait été conduite dans les huttes et les cours indigènes, tant à
Duke-Town que dans la brousse, et que ce qu'elle y avait vu du
paganisme l'avait révoltée. Était-il vraiment possible, se demandait-elle,
que des êtres humains fussent à ce point malheureux, avilis et ignorants ?
Dans certains villages, des petits enfants tout nus avaient peur d'elle et
s'enfuyaient en criant. Elle-même, au début, reculait souvent d'horreur
devant les hommes farouches qui se pressaient autour d'elle ; mais
d'instinct elle sut s'y prendre pour gagner leurs coeurs et fut bientôt tout à
fait à son aise avec eux.

Elle revint songeuse de cette tournée d'inspection, le coeur bien lourd. Elle
en causa avec « Maman » Anderson.
- Fillette, répondit celle-ci, vous n'avez encore, rien vu. Tout autour de
nous dans la brousse, et jusque bien loin dans l'intérieur du pays, il y a
des milliers de ces nègres. Chaque village a un chef et quelques hommes
et quelques femmes libres, mais tout le reste de la population est
esclave ; ils peuvent être vendus, flagellés, mis à mort, à la volonté de
leurs maîtres. Lorsque ceux-ci les traitent avec bonté, cela va encore ;
mais vous devinez de quelle espèce sont la plupart de ces maîtres. Toutes
les tribus sont sauvages, cruelles, rusées, et ne passent leur temps, jour
et nuit, qu'à se faire la guerre entre elles, à danser et à boire. Quelques-
unes sont cannibales. Leur religion c'est la peur des esprits, religion
sanguinaire, sans notion d'amour. Lorsqu'un chef meurt, savez-vous ce
qui arrive à ses femmes et à ses esclaves ? On leur coupe la tête, puis on
les enterre avec le chef, afin qu'ils lui tiennent compagnie dans le monde
des esprits.

Mary frissonna.
- Ce doit être terrible pour les enfants, dit-elle.
- Terrible. Ils sont presque tous esclaves, et ils sont regardés par leur
maître comme autant de brebis ou de cochons ; ils constituent son bien,
sa fortune. Dès qu'ils peuvent marcher, ces petits êtres portent des
fardeaux sur leur tête, apprennent à ramer, balaient et nettoient les
cours. Souvent ils sont battus ou même marqués au fer rouge. Ils
dorment par terre, sans rien pour les couvrir. Quand les petites filles
deviennent grandettes, on les cache dans un endroit appelé ufoek
nlcukhoe, sorte de maison de retraite où elles sont engraissées de force,
après quoi elles épousent un maître dont elles deviennent l'esclave autant
que la femme. Et les jumeaux ! Pauvres chéris ! Je ne sais pour quelle
raison, on les craint plus que la mort et on ne leur permet pas de vivre.
Dès que des jumeaux sont nés, on s'en débarrasse en les écrasant dans
un pot, et ils sont jetés en pâture aux léopards. La mère est chassée dans
la brousse et doit y vivre abandonnée de tous. Elle-même a tellement
peur des jumeaux qu'elle tuerait les siens si personne d'autre ne le faisait.

POT DANS LEQUEL ON METTAIT LES BÉBÉS JUMEAUX

- Je lutterai contre cette terrible coutume, dit Mary ; je sauverai ces petits
innocents.

Des larmes de rage et de compassion coulaient sur ses joues.


- C'est cela, fillette, répondit « maman » Anderson. Nous aurions besoin
de beaucoup de missionnaires qui vous ressemblent.

- La première chose à faire, dit résolument Mary, c'est d'apprendre la


langue à fond. Je ne pourrai rien faire d'utile avant de la parler
parfaitement.
La langue de ces pays s'appelle, l'Efik. Mary l'apprit si rapidement et si
bien que les indigènes, disaient : « Elle a reçu comme bénédiction une
bouche efik ! »

Mary se mit donc à enseigner les petits nègres, comme jadis elle le faisait
en imagination ; seulement, cette fois-ci, les petits nègres étaient en chair
et en os. Au début, elle n'eut que peu d'élèves, parce que les chefs ne
voyaient pas pourquoi on instruirait les enfants. Les plus âgés de ces
élèves ne portaient, pour tout costume, qu'une chemise rouge ou bleue,
mais les plus petits ne portaient rien du tout, sauf leur ardoise sur leur
tête et un crayon piqué dans leurs cheveux crépus ! Ce petit monde aux
yeux riants et aux pieds agiles était heureux, et Mary s'attachait à chacun
de ses élèves, surtout aux plus difficiles. Elle allait aussi dans les cours où
demeuraient ces enfants ; elle parlait de Jésus à leurs pères et à leurs
mères et demandait instamment à ceux-ci de venir à l'église de la Mission.

Après trois ans de séjour au Calabar, - trois ans de travail ardu, - Mary
Slessor tomba malade. Le climat était fort malsain, malgré la beauté du
pays. Elle prit la fièvre et fut à la mort. Un des symptômes de sa maladie
était un intense mal du pays - elle soupirait après l'Écosse, après sa mère
et ses amies. Or, pour ce mal-là, il n'y a qu'un remède le retour chez soi.
En 1879 donc, Mary, trop faible pour marcher, fut portée à bord d'un
paquebot qui la ramena en Écosse.

Le climat de sa patrie et les tendres soins de sa mère eurent bientôt fait


de lui rendre la santé, et, en octobre 1880, elle était de retour au Calabar.

À sa grande joie, elle obtint ce qu'elle avait demandé à la Société des


Missions, à savoir de quitter Dake-Town pour aller à Old-Town, en amont
sur la rivière, ville renommée pour sa perversité. On l'y chargeait de toute
l'oeuvre missionnaire. Elle pouvait agir à son idée, vivre à sa guise, et elle
décida tout de suite d'en profiter pour faire le plus d'économies possible,
afin d'envoyer une plus grande partie de son traitement à sa mère.

Personne ne savait pourquoi elle habitait une butte faite de terre glaise et
de bambou et au toit de palmes, pourquoi elle était pauvrement vêtue,
pourquoi elle se contentait de la nourriture indigène. Quelques personnes
s'en étonnèrent, mais Mary ne fit pas attention aux critiques des uns ou
des autres.

Parler de Christ et de son amour était ce qu'elle aimait par-dessus tout. À


chaque personne qui venait chez elle, ne fût-ce que par curiosité, pour
voir ce qu'était une femme blanche, elle parlait du Sauveur. Le dimanche
elle partait de bonne heure pour Qua, village des environs, et lorsqu'elle y
arrivait, deux garçons sonnaient une cloche suspendue à un bâton, et
convoquaient ainsi les gens au service. Un des chefs arrangeait les bancs
et faisait asseoir l'auditoire, qui comptait habituellement de quatre-vingts
à cent personnes. De là, Mary se rendait à un autre village appelé Akim,
ou à un autre encore appelé Ikot-Ansa, et y tenait un culte analogue au
premier. Chemin faisant, elle allait voir les malades, entrait dans les
huttes, causait avec le chef et ses sujets, et avec tous elle priait. Vers midi
elle était de retour à Old-Town, et y dirigeait, l'après-midi, une nombreuse
école du dimanche. Le soir avait lieu le service de l'église, auquel assistait
presque tout le monde et qui se célébrait dans la cour du chef. Sur une
table recouverte d'une nappe blanche étaient placées une Bible et une
lampe primitive. Après le service tous échangeaient un cordial « bonsoir »,
et Mary était escortée chez elle par des indigènes dont chacun portait une
lanterne.
Mary Slessor devint bientôt une véritable puissance dans le pays et son
influence se fit partout sentir.

Les indigènes de Old-Town, égoïstes et avares, ne voulaient pas autoriser


les tribus de l'intérieur à passer par la ville pour aller vendre à la côte
leurs denrées, en particulier l'huile de palme ; de là de nombreuses
querelles, voire même des escarmouches dans lesquelles le sang avait
coulé.
« Impossible de continuer dans ces mêmes errements », se dit Mary, et
de sa propre autorité elle permit aux gens qui venaient de l'intérieur de
traverser le terrain qui appartenait à la Mission. Elle-même les conduisait
jusqu'à la plage. Comme on pouvait s'y attendre, les hommes de la ville
se fâchèrent ; mais ils n'arrivèrent pas à déconcerter la brave
missionnaire. Petit à petit, ils se laissèrent fléchir par elle, et le commerce
se fit librement et ouvertement.

Après quoi, Mary se mit à combattre la terrible coutume indigène de tuer


les jumeaux nouveau-nés. On finit même par l'appeler : « La Ma qui aime
les bébés ». « Ma », dans la langue Efik, est un titre de respect donné à
certaines femmes, et à partir de ce moment, Mary Slessor fut connue des
noirs et des blancs sous le nom de « Ma Slessor », ou « Ma Akamba », ce
qui signifie « la grande Ma », ou simplement "Ma". C'est ainsi que nous la
désignerons désormais.

Un jour, un jeune commerçant Écossais, nommé Owen, vint à elle portant


dans ses bras un bébé nègre.
« Voilà ce que j'ai trouvé dans la brousse ; dit-il. C'est une jumelle, l'autre
a été tuée. Celle-ci serait morte si je ne l'avais pas ramassée. Je savais
que vous aimeriez l'avoir, alors, tenu ! »

Ma remercia vivement le jeune homme et prit l'enfant, « Je l'appellerai


Janie, dit-elle, du nom de ma soeur ». Janie grandit, devint une petite fille
intelligente et attrayante, et s'empara de plus en plus du coeur de sa
maman d'adoption. Combien d'autres jumeaux Ma eut autour d'elle,
d'année en année !
Il existait dans la contrée une société secrète fort puissante, appelée
Egbo, et qui en réalité gouvernait tout. Ceux qui en faisait partie
envoyaient dans le pays des hommes masqués et étrangement déguisés,
appelés coureurs, porteurs de fouets et de tambours. Quand ces hommes
apparaissaient, les femmes et les enfants devaient se cacher, autrement
tous étaient battus. Or, un jour, Ma apprit, et avec quelle joie, que le
consul britannique et les missionnaires avaient obtenu des chefs
qu'ils fissent des lois pour défendre de tuer les bébés jumeaux et que ces
lois allaient être proclamées dans les villages par la société d'Egbo. Voici
comment elle raconta, en écrivant aux élèves d'une école du dimanche de
Dundee, ce qui se passa à cette occasion :

« Comme j'étais assise un soir sur la véranda, causant avec les enfants,
nous entendîmes tout d'un coup des roulements de tambour et des
chants. Le bruit se rapprocha de plus en plus. C'était étrange, parce qu'ici
nul n'a le droit d'entrer sur le terrain où notre maison missionnaire est
construite. Prenant par la main mes tout petits garçons jumeaux, je
courus à la palissade, et devinez un peu ce que je vis ! Une foule
d'hommes, arrêtés devant la palissade et qui chantaient en balançant
drôlement leurs corps. Ils annonçaient qu'à l'avenir tous les jumeaux et
les mamans des jumeaux pourraient demeurer dans la ville, et que
quiconque les tuerait ou leur ferait du mal serait pendu. Si vous aviez pu
entendre les mères des petits jumeaux qui étaient avec moi ! Elles riaient,
tapaient des mains et criaient : « Sosôno ! Sosôno ! » Merci ! Merci ! Vous
ne serez pas étonnés de savoir qu'au milieu de tout ce bruit je me
détournai pour verser des larmes de joie et de reconnaissance. Quel beau
jour pour le Calabar !

« Un peu plus tard, des traités furent signés et, en même temps, un
nouveau roi fût couronné. Imaginez-vous que sur l'estrade, pendant la
cérémonie, bien en vue de tout le peuple, étaient assises des mères de
petits jumeaux. Pareille chose ne s'était encore jamais vue.

« Quelle scène que cette cérémonie ! Comment vous la décrire ? Il y avait


là des milliers d'Africains, chacun possesseur d'une voix égale en volume
aux voix de dix hommes de chez nous, et tous parlaient aussi fort que
possible. Les femmes faisaient plus de bruit encore. Je demandai à un des
chefs de faire cesser le tapage. « Ma, dit-il, comment moi pouvoir fermer
bouches femmes ? » Le consul déclara qu'il fallait absolument qu'on fît
silence pendant la lecture des traités, mais le roi répondit, d'un ton
désespéré : « Comment moi faire ? C'est des femmes ; mieux les
renvoyer ». Et plusieurs furent en effet renvoyées.

« Et les toilettes, donc ! J'en dirai ce que quelqu'un disait jadis d'un
chapeau que je garnissais, c'était « renversant ». Les femmes portaient
des vêtements en soie et en satin de couleur cramoisie et étaient
couvertes de broches, de pendants d'oreilles, d'ornements de toutes
sortes. Les hommes avaient endossé des habits, genre uniforme, garnis
de dentelles d'or et d'argent, et étaient affublés de chapeaux énormes,
resplendissants de bijoux et de plumes de toutes couleurs. Plusieurs de
ces corps noirs disparaissaient sous les plis de lourdes damas et même
sous des tapis de table rouges et verts, brodés d'or et d'argent. Les
hommes avaient encerclé leurs jambes de cuivre, de perles et de petites
clochettes invisibles qui tintaient tout le temps.

« Les membres de la société d'Egbo étaient superbes ; quelques-uns


avaient des tricornes ornés de longues plumes pendantes ; d'autres,
des couronnes, d'autres encore des masques d'animaux à cornes ; et tous
portaient un nombre incalculable de jupons, avec des traînes d'un mètre
ou deux de longueur, au bout desquelles était attachée une petite touffe
de plumes.

« Toute cette splendeur, c'est de la barbarie ; mais c'est imposant quand


même, vu dans son cadre.

« Eh bien ! les gens ont convenu d'abandonner beaucoup des coutumes
mauvaises qui avaient empêché l'Évangile de faire son oeuvre. Rappelez-
vous que tout cela est le résultat des longs et fidèles efforts de ceux qui
ont ici prêché la Parole de Dieu. C'est cet enseignement qui apprend au
peuple comment il faut se conduire.

« Maintenant j'ai sommeil ; adieu. Que Dieu nous rende tous plus dignes
de ce qu'il a fait pour nous ».

CHAPITRE II

Pendant quelque, temps les gens obéirent aux lois nouvelles ; mais il n'est
pas aisé de rompre avec des habitudes vieilles de plusieurs siècles, et peu
à peu les indigènes retournèrent à leurs coutumes coupables. Seulement,
ils firent en cachette ce qu'autrefois ils faisaient ouvertement. Ma se rendit
compte que la lutte ne faisait que commencer ; et elle s'y jeta de toute
son énergie et de tout son courage.

Elle lisait constamment sa Bible, et apprenait à se confier toujours mieux


en l'amour de Jésus et en sa puissance. Elle avait en son Seigneur la
pleine confiance qu'il la protégeait lorsqu'elle allait, seule, dans les pires
repaires de la ville, ou au loin dans les villages isolés. Souvent elle
remontait la rivière en pirogue, abordait à des endroits où aucune femme
blanche ne s'était encore aventurée. Elle soignait les malades, et, assise
au bord du chemin, écoutait tout ce que les gens lui racontaient ; puis, à
son tour, elle leur parlait du Sauveur du monde. Parfois il lui était
impossible, tant elle était occupée, de revenir chez elle le même jour ;
alors elle couchait sur la paille, ou dans une hutte sale, sur un paquet de
guenilles, ou encore - ce qui valait bien mieux, mais ne pouvait se faire
que par le beau temps - en plein air sur un lit de feuillage.

Une fois, accompagnée de tous les enfants qui habitaient avec elle, elle
partit pour un long voyage sur la rivière. Il s'agissait d'aller faire visite à
un chef exilé, qui demeurait dans une contrée hantée par des éléphants. Il
avait été décidé que l'on se mettrait en route de bon matin. Mais en
Afrique les choses se font tout à la douce et sans se presser ! Il était nuit
avant que tout fût prêt. On partit à la lueur des torches. Le roi nègre de
Creek Town (autre ville du Calabar), appelé Eyo Honnêteté VII (quel
nom !), était chrétien. Toujours bon pour Ma, il lui avait envoyé sa pirogue
royale, peinte en couleurs brillantes, et lui avait fait parvenir le message
suivant :

« Ma ne doit pas arriver en étrangère chez un peuple étranger, mais y


arriver comme une dame, comme notre Mère. Ma pirogue sera à sa
disposition tant qu'elle en aura besoin ».

PIROGUE TAILLÉE DANS UN TRONC D'ARBRE

Trente-trois nègres, n'ayant pour tout vêtement qu'un pagne attaché


autour des reins, formaient l'équipage de la pirogue.

Lorsque l'embarcation quitta le rivage et glissa sur les eaux paisibles, un


homme se mit à jouer du tambour pendant que l'équipage chantait :

« Ma ! notre magnifique, notre bien-aimée Mère est à bord ! Ho ! ho !
ho ! »

Le mouvement régulier de la pirogue la berçant, ainsi que les chants, Ma


s'endormit. Elle ne se réveilla qu'au matin. Entourée de tous ces nègres
sauvages elle n'avait pas peur ; son Dieu veillait sur elle, et sous sa garde
elle reposa confiante comme un petit enfant.

À l'aurore la pirogue aborda sur la plage d'un village. On conduisit Ma


dans une chambre primitive - des plus primitives ! - dans la cour du chef
qu'elle était venue visiter, et là il lui fallut vivre quinze jours, ainsi que ses
mioches, en compagnie de chiens, de poules, de rats, de lézards et de
moustiques.

La plupart des indigènes n'avaient jamais vu un être blanc ; ils avaient


peur de toucher Ma. Elle, elle avait pitié de ces gens ignorants, nus et
sales, et son premier soin fut de leur faire des vêtements. Elle s'occupa
aussi des malades. Ceux-ci étaient en si grand nombre qu'elle dut envoyer
à la station missionnaire la plus proche renouveler la provision de
médicaments qu'elle avait apportée.

Le chef dans la cour duquel elle habitait lui dit un jour :

- Ma, deux de mes femmes ont fait quelque chose de très mal, et chacune
d'elles va être battue de cent coups de fouet sur le dos. C'est l'habitude
ici.

Saisie d'horreur, Ma s'écria :


- Mais qu'ont-elles donc fait ?
- Elles sont entrées dans une cour qui n'était pas la leur. Je sais bien
qu'elles sont jeunes et étourdies puisqu'elles n'ont que seize ans, mais il
faut leur donner une leçon.

- Oh ! quelle cruelle leçon ! dit Ma.

- Ce n'est pas tout, poursuivit le chef ; après les coups de fouet nous
frotterons du sel dans les plaies, et peut-être même que nous couperons
les oreilles de ces jeunes personnes. C'est la seule façon d'obtenir que les
femmes nous obéissent !

- Non, non ! cela ne se fera pas ! continua Ma avec émotion. Réunis les
gens pour un palabre (1).

La foule accourut. Les deux jeunes filles, les yeux baissés, l'air sombre,
faisaient face à leurs accusateurs. C'est à elles que Ma s'adressa tout
d'abord.

- « D'après les lois de votre pays vous avez mal agi, et vous méritez une
punition, dit-elle ».

Et les hommes de sourire, ravis !


Se tournant vivement vers ceux-ci, Ma s'écria :

- « Mais vous êtes dans votre tort, vous aussi. Honte à vous d'avoir fait
une loi qui oblige les filles à se marier si jeunes ! Quoi ! ces deux accusées
ne sont que des enfants, après tout ! Elles aiment encore à s'amuser et à
faire des bêtises. La faute qu'elles ont commise n'est pas grave et ne
mérite pas une telle punition ».
Les hommes ne souriaient plus, vous pouvez le croire. Furieux, ils
murmuraient des menaces contre Ma.

- « Qui es-tu donc, dirent-ils, pour te permettre de venir critiquer nos


lois ! Ces jeunes filles nous appartiennent, donne-les-nous ».

Ma tint ferme, et comme elle était l'hôte du village et digne d'honneur aux
yeux des indigènes, on finit par lui promettre que le châtiment serait
réduit à dix coups de fouet. Dans la crainte de tout compromettre, elle
n'osa pas plaider davantage. Elle rentra dans sa chambre et prépara vite
tout ce dont les jeunes filles auraient besoin après le terrible traitement
qu'elles allaient subir, pendant que deux robustes gaillards saisissaient les
« coupables » et leur administraient des coups de fouet cinglants. Les cris
des victimes et les éclats de rire des spectateurs retentirent en même
temps.

Échappées enfin des mains de leurs bourreaux, les jeunes filles coururent
chez Ma ; celle-ci banda leurs plaies, et leur donna à boire un calmant qui
les endormit.

« Comment s'attendre à autre chose ? pensait tristement Ma. Jamais


encore ces pauvres gens n'ont entendu parler de Dieu ; ils ne savent pas
même ce qu'est l'amour, ce qu'est la compassion, ce qu'est la
miséricorde. » Et de son mieux elle instruisit ces ignorants dans les voies
du Seigneur.

Le soir, leur travail terminé, les gens venaient s'accroupir sur le sol autour
d'elle, les hommes en avant et les esclaves derrière eux, et Ma leur
racontait l'histoire de Jésus. Ils écoutaient en silence ; parfois, ils posaient
quelques questions, surtout au sujet de ce qui vient après la mort -
mystère des mystères pour eux ; et, lorsque Ma avait fini de parler, ils se
retiraient sans bruit, presque furtivement, et chez eux, ils discutaient
cette étrange religion nouvelle, si différente de la leur.

Quinze jours se passèrent ainsi. Le moment était venu, pour Ma et sa


petite bande, de retourner à Old-Town. Comme pour le voyage de l'aller,
le départ se trouva grandement retardé, et l'après-midi était fort avancé
lorsque la pirogue s'éloigna de la berge. Le repas du soir était à peine
terminé que, tout à coup, de noirs nuages et des bourrasques de vent
annoncèrent l'approche d'un orage. « Nous allons avoir une nuit de
tempête », dit Ma, inquiète. Le ciel s'assombrissait toujours davantage, le
tonnerre grondait, les eaux se soulevaient en courroux ; le vent saisit la
pirogue, la fit tourner, comme si elle n'eût été qu'une coquille de noix, et
tous les efforts des rameurs furent inutiles pour empêcher la frêle
embarcation de dériver.
Voyant la panique gagner tout son monde, Ma oublia sa frayeur
personnelle et donna des ordres. On parvint à pousser la pirogue vers la
rive ; l'équipage sauta dans les branches d'un arbre et maintint la pirogue
en sûreté. Ma avait de l'eau jusqu'aux genoux ; les enfants cachaient leurs
têtes dans sa robe... Heureusement l'orage se dissipa aussi brusquement
qu'il était arrivé ; en chantant un cantique on se remit en route. Mais Ma
avait pris froid et se sentait tout à fait malade. N'importe : lorsqu'elle
rentra chez elle, elle ne se mit au lit qu'après avoir fait du thé pour ses
négrillons et les avoir tous couchés.

En 1882 un autre tourbillon de vent détruisit sa maison ; elle et les petits


durent fuir à travers vent et pluie ; ils se réfugièrent chez des
commerçants européens qui furent très bons pour eux.

Après toutes les expériences diverses par lesquelles elle avait passé, Ma
tomba dangereusement malade, et, en 1883, on lui enjoignit de retourner
en Écosse. Comme lors de son dernier départ elle dut être portée à bord
du vapeur.

La petite Janie l'accompagnait, car Ma craignait que, si l'enfant était


laissée au Calabar, les indigènes s'emparassent d'elle pour la tuer.

Un dimanche, dans l'église de Dundee, Janie fut baptisée. La petite


négresse aux yeux graves captiva l'attention des enfants de l'école du
dimanche ; ils firent cercle autour d'elle et chacun demanda la permission
de la tenir dans ses bras « un tout petit moment » !

Ma emmena Janie à plusieurs des réunions auxquelles elle parla ; assise


par terre sur l'estrade, la petite grignotait des biscuits, que d'ailleurs elle
était toujours prête à partager avec d'autres ! Un soir Ma se rendit à
Falkirk (ville d'Écosse) pour y parler à de nombreuses jeunes filles,
membres d'une classe biblique. Elle parla avec beaucoup de puissance à
des coeurs bien préparés ; la petite Janie, passée de mains en mains,
donnait à ses récits leur couleur locale ! Les jeunes filles furent si
intéressées par le bébé nègre qu'elles demandèrent la permission de
pourvoir à son entretien d'une façon régulière. Mais les paroles de Ma
eurent plus d'influence encore : six de ces jeunes filles se consacrèrent
plus tard à l'oeuvre du Calabar. Deux d'entre elles, Mlle Wright et Mlle
Peacok, devinrent dans la suite de chères amies de Ma et furent au
nombre de ses meilleures aides.

Car Ma avait un don merveilleux pour s'attirer les sympathies et exercer,


sur ceux avec lesquels elle prenait contact, une influence bénie.

Malgré son intense désir de retourner le plus vite possible en Afrique,


Mary Slessor se rendit compte que la santé de sa soeur Janie réclamait
des soins.
Elle demanda à la Société des Missions l'autorisation d'emmener sa soeur
avec elle en retournant au Calabar ; mais la Société vit à ce projet
beaucoup, d'objections. Alors, prompte dans ses décisions, et persuadée
que Dieu ne pouvait pas lui donner deux devoirs à accomplir, dont l'un
forcément exclurait l'autre, Mary résolut de se consacrer pour le moment
à sa soeur. Elle s'établit avec celle-ci dans le beau comté du Devonshire,
où Mme Slessor ne tarda pas à rejoindre ses filles. La malade, à ce beau
soleil, dans ce doux climat, reprit promptement ses forces. Mary comprit
que Dieu ouvrait de nouveau devant elle la porte du Calabar. Elle installa
une amie auprès de ses bien-aimées pour s'occuper d'elles, puis leur dit
adieu, se doutant bien peu qu'elle ne reverrait plus sur la terre ni sa mère,
ni sa soeur.

Heureusement elle emportait avec elle, au fond de son coeur, des paroles
qui furent une grande force pour elle, dans l'avenir qui l'attendait. Avant
son départ, elle avait fait part à Mme Slessor de son ardent désir d'aller
plus loin encore, dans le pays noir, d'avancer plus avant dans l'inconnu et,
au lieu de l'en dissuader, sa mère avait répondu : « Enfant, Dieu t'a
donnée à moi, et je t'ai donnée à lui en retour. Mon désir est que tu sois
toujours où il a besoin de toi, que tu répondes toujours à son appel ».

Dès son retour au Calabar, en 1885, Mary fut envoyée, non plus à Old
Town, mais à Creek Town. Là elle vécut plus simplement que jamais, afin
de donner davantage à ses chéries. Mais, dès les premiers mois de 1886,
elle apprit que sa mère était morte subitement, à la fin de décembre. Et
trois mois plus tard, sa soeur Janie mourut aussi.

Mon fut inconsolable. « Après m'être occupée d'elles toute ma vie, même
à distance, maintenant qu'elles sont parties je me sens seule, et comme
désemparée », écrit-elle à une amie ; et à une autre : « Je n'ai plus
personne à qui raconter mes histoires, mes difficultés, mes peines, mes
bêtises aussi ». Mais elle ajoutait : « Maintenant le ciel est pour moi plus
près que la Grande-Bretagne ; et personne ne s'inquiétera plus à mon
sujet si je vais dans l'intérieur du pays ».

Privée de sa famille, Ma s'attacha de plus en plus aux enfants nègres, et la


petite Janie, qui trottinait toute la journée à ses côtés, et dormait dans
son lit la nuit, prit une large part dans ses affections. C'était une petite
personne vive, gaie, aimant à s'amuser et à faire des niches. Pourquoi
donc les gens avaient-ils si peur d'elle ? Personne n'osait la toucher,
même en la présence de Ma.

Un jour un homme arriva à la maison missionnaire, et déclara qu'il était le


père de Janie.
- Très-bien, dit Ma, alors venez la voir.
- Oh ! non, répondit l'homme, tremblant de peur. Impossible !

Ma le regarda avec mépris.


- Avoir peur d'une petite fille ! s'écrie-t-elle ; qu'est-ce qu'elle pourra bien
vous faire ? Venez.
- Je la regarderai de loin.
- Peuh !

Et saisissant son interlocuteur par le bras, Ma l'entraîna de force auprès


de Janie, qui, craintive, se jeta dans les bras de sa maman d'adoption.

« Ma chérie, dit Ma, voilà ton papa. Va lui donner un gros baiser ».

L'enfant mit ses petits bras autour du cou de cet homme. Celui-ci se laissa
faire ; sa figure s'adoucit, et s'asseyant par terre, il prit sa fillette sur ses
genoux, la caressa, et fut tellement ravi des jolies petites manières de
l'enfant, qu'il ne pouvait se décider à la quitter. Et dans la suite il revint
souvent lui porter des friandises.

C'est ainsi que Ma s'efforçait de prouver aux indigènes que les bébés-
jumeaux ne faisaient de mal à personne, et qu'il était cruel et insensé de
les mettre à mort.

Elle avait autour d'elle, dans la maison missionnaire, des petits garçons et
des petites filles qu'elle avait guéris, ont arrachés à la mort. Elle leur
enseignait à faire le ménage, la cuisine, le marché, et, lorsque le travail de
la journée était terminé, elle leur donnait des leçons en efik. Peu à peu ces
garçonnets et ces fillettes en surent assez pour l'aider dans les écoles, et
pour la décharger d'une foule de petites besognes. L'aînée des filles avait
treize ans, et s'appelait Inyam : vraie petite cendrillon qu'on était toujours
sûr de trouver dans la cuisine ; mais fillette droite et véridique, et qui
aimait Ma de tout son coeur.

De plus, Ma hébergeait de nombreux réfugiés ; par exemple une femme


qui, maltraitée par ses maîtres, s'était enfuie de chez eux ; eu des jeunes
filles, malades de corps et d'esprit, destinées à être

UN AMI DE MA : LE ROI EYO HONNÊTETÉ VII


TROISIÈME PARTIE

La Conquête de l'Okoyong
1881-1902.

CHAPITRE I

 
Depuis deux ans déjà, Mary Slessor sollicitait de la Société des Missions
l'autorisation d'avancer encore plus loin dans l'intérieur du pays. Mais
jusque-là ses collègues avaient obtenu qu'on l'en empêchât, à cause des
dangers auxquels elle aurait été exposée.

La région dans laquelle Ma désirait se rendre n'était habitée par aucun


blanc ; les quelques missionnaires qui avaient tenté de s'y établir en
avaient été promptement chassés, après avoir couru grand risque d'être
mangés par les indigènes. C'était une région de vastes forêts et de
rivières, dont les habitants vivaient plutôt comme des bêtes sauvages que
comme des êtres humains. On y commettait les plus terribles crimes du
paganisme sans que personne s'en mît en peine.

« Alors, pensa Ma, c'est là aussi qu'il y a une oeuvre immense à faire pour
Jésus. Oh ! si seulement je pouvais aller au milieu de ce peuple, lutter
contre ces affreuses coutumes jusqu'à ce qu'elles soient abolies ! »

Une partie de ce pays, au nord de Creek Town, située entre deux rivières
et appelée Okoyong, avait une triste renommée. La tribu qui l'habitait,
puissante, orgueilleuse, guerrière, était la terreur de ses voisins. Pas un
homme, pas une femme, pas un enfant même, qui ne portât des armes ;
la nuit chacun dormait avec son fusil et son glaive à ses côtés. Pendant la
journée des bandes rôdaient le long des chemins de la forêt, et malheur à
qui se trouvait sur leur route ! Il était attaqué, fait prisonnier, vendu
comme esclave, ou envoyé au loin pour servir de pâture aux cannibales.
Ces gens détestaient cordialement les habitants de la côte.
Ma savait tout cela. Et c'était précisément à cause de tout cela qu'elle
demandait si ardemment à ceux qui dirigeaient la mission à Duke Town de
lui permettre de pénétrer dans ce pays.
- Je n'ai pas peur, disait-elle, et il n'y a plus personne de ma famille pour
s'inquiéter à mon sujet.
- Non, non ; c'est encore trop dangereux d'aller là-bas, lui répondait-on.

Et les commerçants, ses amis, lui disaient : « Ce qu'il faut à ces gens-là,
Ma, en fait de missionnaire, c'est un consul et une canonnière ».
N'importe, Ma tint bon et prit patience.

Souvent ainsi Dieu astreint ses serviteurs à une certaine tâche, alors
qu'eux-mêmes en choisiraient une autre. Il sait ce qui est bon pour eux :
il ne se trompe pas. C'est dans la patience et la confiance qu'il faut
attendre le moment qu'il a lui-même choisi. C'est ce que fit Mary Slessor.
La voyant si persuadée que Dieu l'appelait en Okoyong, on l'autorisa enfin
à faire les démarches nécessaires pour s'assurer qu'elle y serait bien
reçue. À trois reprises, Ma, accompagnée de quelques missionnaires, se
rendit dans le pays ; mais elle y rencontra une grande hostilité.
« Nous ne voulons pas de missionnaires, ni hommes, ni femmes », dirent
les gens.

Que faire ? Renoncer à apporter l'Évangile de Jésus-Christ à ces païens ?


Laisser la victoire à Satan ? Jamais ! Les disciples du Sauveur, comme leur
Maître, se tiennent à la porte, et frappent jusqu'à ce qu'on leur ouvre.

Au bout d'un an de démarches infructueuses, Ma se dit : « J'irai seule voir


ce qu'il en est ».

En juin 1888, par une chaude journée, elle partit à bord de la pirogue du
roi Eyo, prêtée pour la circonstance, et remonta la rivière Calabar. Une
scène de toute beauté se déroulait sous ses yeux : les eaux paisibles
étincelaient aux rayons du soleil, les rives étaient couvertes de cotonniers,
de bananiers, de palmiers ; de brillants oiseaux et des papillons aux mille
couleurs voltigeaient en tous sens. On n'entendait que le bruit régulier des
rames, et les voix des rameurs qui improvisaient des chants en l'honneur
de leur Ma.

Celle-ci se mit à songer à ce qui l'attendait dans ce pays inconnu vers


lequel elle voguait, aux dangers de la forêt, à la colère que
manifesteraient les sanguinaires habitants de l'Okoyong. Avait-elle eu tort
de s'aventurer ainsi toute seule ?

« Commençons par une tasse de thé, pour nous éclaircir les idées », dit-
elle. Et elle voulut allumer le petit poêle de la pirogue, mais découvrit
qu'on avait oublié d'emporter des allumettes ! Heureusement, on
approchait d'une ferme dont Ma connaissait le propriétaire, homme
important de la contrée. La pirogue aborda ; Ma descendit à terre, alla à
la recherche d'allumettes, et s'en procura. La pirogue aussitôt se remit en
route.
Lorsque le thé fut prêt, Ma ouvrit une boîte de conserves, se tailla, une
belle tranche de pain, et dit :
- Fais-moi passer une tasse, s'il te plaît.
- Une tasse ? répondit le garçon auquel elle s'adressait. Il n'y a pas de
tasse ; je l'ai oubliée, Ma.
- Quel ennui ! Comment vais-je m'en tirer ?
- Je laverai la boîte de conserves, Ma.
- Bonne idée ! Se servir de ce qu'on a est le meilleur moyen de ne jamais
être à court.

Mais... la boîte de fer blanc s'échappa des mains du bonhomme, et tomba


au fond de la rivière.

Ma poussa un soupir ; puis, philosophiquement, elle versa son thé dans


une soucoupe !

De coup de rame en coup de rame on approchait du but.


Timide comme elle l'était, elle avait peur quand elle se trouvait dans une
foule en Écosse !
- Qu'est-ce donc qui donnait à Ma le courage de s'avancer ainsi, seule,
dans des régions inconnues, pour se trouver bientôt face à face avec des
sauvages ? C'était sa foi en Dieu. Convaincue que Dieu l'appelait à ce
nouveau champ de travail, elle était également sûre qu'il y veillerait sur
elle. Jamais elle ne portait d'armes d'aucune sorte. David, pour vaincre
Goliath, n'avait fait usage que de sa fronde et d'une pierre ; Ma allait
maintenant au-devant d'un autre géant, n'ayant, pour l'aider dans le
combat, que son joyeux visage et un coeur débordant d'amour et de
sympathie. Comme Jésus, elle faisait face à l'ennemi revêtue de la
puissance du Saint-Esprit.

Les rameurs débarquèrent Ma sur une étroite plage ; le coeur lui battait
bien fort ; elle traversa seule la forêt ; et, après avoir fait six kilomètres,
elle atteignit un village aux huttes de terre, nommé Ekenge.

Aussitôt qu'on l'aperçut, des cris se firent entendre : « Ma est arrivée ! Ma
est arrivée ! » Et bientôt elle fut entourée d'une foule bruyante. À sa
grande surprise, tous avaient l'air content de la voir.
« C'est brave d'être venue toute seule, lui dit-on ; vous avez bien fait. »

Le chef, appelé Edem, était sobre ce jour-là, et il ne voulut pas permettre


à Ma d'aller au village voisin, où tous étaient ivres et pourraient la
maltraiter. Ma passa donc la nuit à Ekenge.
CARTE DE LA MISSION DU CALABAR ET DES PAYS VOISINS

« J'ai appris à ne pas être très difficile quant à mon lit, raconta-t-elle plus
tard à une amie ; mais quand je me vis étendue sur quelques sales
morceaux de bois recouverts de sales copeaux, en compagnie de rats,
d'insectes, de plus d'une douzaine de chèvres, de moutons, de
vaches, d'innombrables chiens, et par-dessus le marché de trois femmes
et d'un bébé nouveau-né, vous ne vous étonnerez pas que je n'aie guère
fermé l'oeil ! Mais, au fin fond de mon coeur, la nuit a été bonne et
paisible, »

Avant de se coucher elle avait réuni autour d'elle les garçons de la suite
du roi, et avait fait avec eux le culte du soir, en présence de la foule
assemblée. Les garçons répétèrent à l'unisson : « Dieu a tellement aimé le
monde qu'il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne
périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. »

Le lendemain, Ma reçut les chefs de la contrée, et tint un palabre. Le


charme de sa personne, sa franchise, son intrépidité, eurent bientôt fait
de lui gagner les coeurs de ces sauvages. Ils s'engagèrent à lui donner un
terrain pour y bâtir une église et une école, tant à Ekenge qu'à lfako, à
quelques kilomètres plus loin. A la demande de Ma ils promirent aussi
que, lorsque les bâtiments de la Mission seraient achevés, ils serviraient
de lieu de refuge à tous les accusés jusqu'à ce que leur cause fût jugée.
Joyeuse, émue, reconnaissante, Ma traversa de nouveau la forêt par la
pluie battante, et retrouva sa pirogue sur la plage. L'on se mit en route
pour le voyage de retour. Mais la marée était contraire, et il fallut s'arrêter
pendant un couple d'heures dans une petite anse, après avoir attaché la
pirogue à un arbre. Ma, fatiguée, ayant très froid, observait les crabes qui
se battaient dans la vase, mais elle n'osait pas dormir, pour le cas
où quelque crocodile ou serpent jugerait à propos d'attaquer la frêle
embarcation. Elle entendait les rameurs se dire tout doucement les uns
aux autres : « Chut ! laissons Ma dormir ! » ou encore : « Ne secouez pas
la pirogue de peur de réveiller Ma ! »

Comme ils l'aimaient, leur Ma, ces rudes fils de l'Afrique !

Lorsqu'on partit de nouveau, Ma s'endormit, et ne se réveilla qu'en


approchant de Creek Town, dont les lumières brillaient dans la nuit.

Deux mois plus tard, tous ses préparatifs achevés, Ma était prête à aller
s'établir pour de bon dans l'Okoyong. Une dernière fois on essaya de la
dissuader de son projet.

À quoi bon aller là-bas ? Croyez-vous donc que ces gens vous
écouteront ? » disait l'un.
« Est-ce que vous vous imaginez qu'à cause de vous ils mettront de côté
leurs armes ? » demandait un autre.

« Plus jamais nous ne vous reverrons. »


« Vous serez massacrée. » Et ainsi de suite.

Étrange façon de donner du courage à quelqu'un qui en avait tant besoin !


Ma se contentait de sourire. Elle savait bien que Jésus l'accompagnerait et
qu'avec lui elle n'avait rien à craindre.

À ses amis d'Écosse elle écrivait : « Je vais aller vivre au milieu d'une
nouvelle tribu, tout à fait à l'intérieur du pays. C'est une tribu féroce et
cruelle, et tout le monde me dit que les indigènes me tueront. Mais je ne
crains rien. Seulement je me rends bien compte qu'il me faudra du
courage et de la fermeté pour lutter contre toutes leurs coutumes
sauvages ».

Le départ fut fixé au 3 août (1888). Il plut à verse toute la nuit


précédente. Ma pensait à trop de choses pour pouvoir dormir, et, dès
qu'elle entendit arriver les hommes qui devaient porter les bagages à la
pirogue, elle se leva. La pluie continuait à tomber à torrents ; les porteurs,
de fort mauvaise humeur, grognaient et se disputaient entre eux, et Ma,
après sa nuit sans sommeil, était fatiguée et triste. Heureusement pour
elle, le bon roi Eyo fut bientôt sur les lieux, et se chargea de diriger les
préparatifs. Voyant combien Ma était émue, il s'assit à côté d'elle,
l'encouragea de son mieux et lui promit d'envoyer de temps en temps, en
secret, des messagers pour savoir comment elle allait, comment les
choses marchaient, etc. Il ajouta qu'elle-même, de son côté, devait
s'adresser à lui si elle avait besoin d'aide. Ma, de nouveau pleine de
courage, s'embarqua, accompagnée de sa suite de cinq enfants. Les
adieux avaient été pénibles, et s'étaient faits au bruit de sanglots.

« Adieu ! adieu ! » cria Ma une dernière fois, comme la pirogue gagnait le


large et disparaissait dans la brume et la pluie.

Lorsqu'on aborda sur la plage boueuse, il faisait nuit noire : les nuages
cachaient les étoiles. Ma descendit de la pirogue, et, contemplant la forêt
qu'il fallait maintenant traverser, songeant au long trajet à faire à pied
avec ses petits, et au but final de tant d'efforts, soudain, le coeur lui
manqua. Qui sait ? Elle allait peut-être se perdre dans la forêt ? Ou bien
elle y rencontrerait des bêtes féroces ? Qui sait encore ? Peut-être que les
indigènes seraient ivres et refuseraient de la recevoir ? Oh ! que de
terreurs peuplèrent son imagination ! Ce fut en pensant à Jésus et à ce
qu'il avait fait pour elle qu'elle sentit les forces et l'énergie lui revenir.
Jésus, lui, n'avait jamais reculé ; calme, et en pleine possession de lui-
même, il s'était avancé vers la Croix. Ma, revenue de sa faiblesse d'un
instant, réunit les enfants, et, avec eux, résolument plongea dans les
sombres profondeurs de la forêt.

Quelle étrange procession ! L'aîné des garçons, âgé de onze ans, ouvrait
la marche, portant sur sa tête une boîte qui contenait du pain, du thé et
du sucre ; après lui venait un garçonnet de huit ans chargés d'une
bouillotte et de plusieurs pots, suivi à son tour par un tout petit de trois
ans qui trottinait de son mieux, mais en pleurant comme si son coeur
allait se briser ! Janie venait après lui, sanglotant, elle aussi, à fendre
l'âme. Ma, la maman blanche de tout ce petit monde noir, fermait la
marche, portant sur son épaule le bébé Annie, petite fille née en
esclavage. Elle chantait en marchant pour encourager les enfants ; mais
quelque chose la prenait parfois à la gorge, lorsque retentissait le cri d'un
vampire, ou qu'elle entendait, tout près, les pas furtifs ou les sourds
grognements d'animaux sauvages.

Effleurant des branches ruisselantes de pluie, trébuchant dans la boue


noire et glissante, misérable, éreinté, affamé, ce bizarre cortège arriva
enfin à Ekenge.
Mais tout y était étrangement tranquille. Personne pour leur souhaiter la
bienvenue...
« C'est singulier », pensa Ma, qui savait que les réceptions sont toujours
bruyantes dans ces villages païens. Elle appela à haute voix et deux,
esclaves apparurent.
- Où est le chef ? Où sont les gens ? demanda-t-elle.
- Tout le monde est parti pour lfako, le village voisin, pour assister à la
fête d'un mort.
- Alors apportez-moi du feu et de l'eau.
Vite elle fit du thé pour les enfants, les déshabilla, et les coucha pêle-mêle
dans un coin. Après quoi elle s'assit, toujours avec ses vêtements
trempés, et attendit patiemment les porteurs qui devaient arriver avec les
caisses contenant vêtements de rechange, nourriture, etc. Hélas ! au lieu
de porteurs, ce fut un messager qui finit par se présenter devant elle,
l'informant que les porteurs se déclaraient trop éreintés pour apporter
quoi que ce fût avant le lendemain.

« Les paresseux ! » s'écria-t-elle. Ils avaient compté sans leur hôte !


Lasse comme elle l'était, d'un bond Ma fut debout, et, nu-tête, nu-pieds,
elle s'enfonça de nouveau dans la forêt pour retourner à la rivière. À peine
avait-elle fait quelques pas en courant qu'elle entendit quelqu'un courir
derrière elle. Elle s'arrêta brusquement.

« Ma ! Ma ! » appelait une voix. C'était le messager de tout-à-l'heure qui


offrait de lui tenir compagnie, ce qu'elle accepta de bon coeur. Ils se
mirent à courir ensemble ; souvent ils trébuchaient, parfois ils tombaient,
ou encore ils se heurtaient contre un arbre. À plusieurs reprises ils
s'arrêtèrent en tremblant, car un cri tout près d'eux leur avait révélé la
présence d'une bête fauve.

Ils atteignirent la berge. Ma alla droit à la pirogue, et, soulevant la bâche,


elle réveilla les dormeurs. Ceux-ci ne se gênèrent pas pour témoigner de
leur mécontentement ! N'empêche que ces hommes rudes ne purent
résister à Ma : chargeant les colis sur leurs têtes, ils se mirent en route, à
la file indienne, pour Ekenge. Ma les suivait, faisant ainsi le même fatigant
trajet pour la troisième fois dans la même demi-journée. Les colis furent
déposés dans la hutte qu'Edem, le chef, avait donnée à Ma ; ils
remplissaient cette hutte, même empilés les uns sur les autres. Il était
plus de minuit lorsque Ma put enfin s'étendre sur ses colis et s'y endormir
d'un profond sommeil.

Oh ! cette hutte I... Petite, sale, aux murs de terre glaise, sans fenêtres,
et un trou en guise de porte ! Elle était située dans la cour réservée aux
femmes du chef. Le premier soin de Ma fut de faire une lessive en règle
des murs et du sol, puis elle fit mettre une porte devant le trou béant, fit
percer l'emplacement d'une fenêtre et y suspendit des dessus de lits en
guise de rideaux pour se protéger des regards indiscrets. Après quoi elle
fit déblayer une partie du terrain qu'on lui, avait donné, et l'entoura d'une
palissade.

Tous ces divers arrangements étaient terminés lorsque le chef et sa suite


revinrent de la fête d'Ifako. Ils souhaitèrent bruyamment la bienvenue à
Ma, car c'était un grand honneur d'avoir parmi eux une femme blanche ;
mais quant à changer, à cause d'elle, leurs habitudes et leurs coutumes,
ils n'y pensaient guère. Jour et nuit ils buvaient du rhum et de l'eau-de-
vie, dansaient, offraient des sacrifices à leurs dieux, qu'ils appelaient
« jujus ». Parfois le tapage était tel que Ma ne pouvait fermer l'oeil de la
nuit. La cour était pleine de femmes à demi-vêtues qui grondaient et se
disputaient. Quelques-unes d'entre elles, méchantes, remplies de haine
contre Ma étaient résolues à obliger celle-ci à quitter le pays. Cependant
l'une de ces femmes, soeur du chef et nommée Emé Eté, se fit au
contraire l'amie de Ma à qui elle raconta un jour sa triste histoire.

Voici cette histoire.

Emé Eté avait épousé un chef qui l'avait très maltraitée ; lorsque ce chef
mourut, on déclara que c'était la faute de l'une ou l'autre de ses femmes.
Toutes furent arrêtées et amenées devant les juges. Étrange la façon dont
ces juges décidaient de l'innocence ou de la culpabilité des accusés ! À
mesure que chacune des femmes du chef s'avançait, on coupait la tête à
une poule, et, suivant la manière dont le corps de la pauvre poule tombait
à terre, on disait : « Cette femme est innocente », où : « Cette femme est
coupable ». Lorsque vint son tour, Emé Eté tremblait de frayeur. Elle fut
déclarée innocente, et s'évanouit.

Grande, large de corps, Emé Eté était large aussi de coeur. Lorsqu'elle eut
décidé de traiter Ma en amie, elle se conduisit envers elle comme aurait
pu le faire une amie intime à la peau blanche ! Elle veilla sur sa sûreté,
l'entoura de soins attentifs et affectueux, l'accompagna à ses réunions et
l'aida dans son travail. Et Ma lui rendit son affection. Mais, malgré tout
cela, Emé Eté resta païenne jusqu'à la fin de sa vie ! Elle qui désirait voir
les gens abandonner leurs habitudes païennes n'abandonna jamais les
siennes, et continua à sacrifier aux idoles.

Ce fut pour Ma un douloureux mystère, car, de toutes les femmes


indigènes qu'elle rencontra pendant sa vie, aucune ne lui prit le coeur
comme Emé Eté.

CHAPITRE II

C'est au sujet d'un petit enfant que commença vraiment l'oeuvre de Ma


dans l'Okoyong. On lui apporta un bébé nouveau-né, une petite fille dont
la mère venait de mourir en apprenant que son mari avait été décapité
dans une lutte entre deux tribus rivales. On avait nourri le bébé avec de
l'eau, de l'huile de palme et du jus de canne à sucre ; lorsqu'on le remit
aux mains de Ma, il ressemblait plutôt à un poulet à demi bouilli qu'à un
être humain ; à sa vue, tout le monde éclatait de rire ! Ma s'occupa
tendrement de cette toute petite ; elle l'avait toujours dans ses bras ou
sur ses genoux, malgré les sourires amusés des gens, et la vieille
grand'mère du bébé vint la bénir, dans sa reconnaissance. La petite fit
quelques progrès, prit une apparence presque humaine, et Ma espéra la
sauver, mais elle mourut peu après.

Les indigènes enterraient n'importe comment les corps des enfants, tantôt
dans la terre près de leurs huttes, tantôt sous les haies au bord du
chemin. Ma enveloppa de vêtements blancs le petit cadavre, le coucha
dans une boîte et le couvrit de fleurs. Et la boîte fut déposée dans une
petite tombe creusée dans la cour. Debout à côté de la tombe, Ma pria.
Accroupie à ses pieds, la pauvre grand'maman sanglotait. Au loin se tenait
la foule, curieuse et moqueuse. Entre eux les gens se disaient, en voyant
la boîte qui leur aurait été utile : « À quoi bon cette perte ? » Et quelques
femmes dirent à Ma : « Mais à quoi bon tant d'embarras ? Qu'est-ce qu'un
enfant mort ! Vous trouverez d'autres enfants par centaines ».

Mais l'oeuvre était commencée.

Dans la cour de Ma, vous auriez toujours trouvé d'autres enfants que ceux
qui étaient reconnus comme « siens ». Ma aimait les enfants. Pourtant,
ceux-là n'étaient pas aimables : ils volaient, ils mentaient, ils donnaient
du fil à retordre à tout le monde. « Que faire de tous ces petiots ? » se
demandait Ma en soupirant. Mais elle se rappelait que Jésus avait dit :
« Laissez venir à moi les petits enfants ». Alors elle rassemblait autour
d'elle son troupeau, prenait dans ses bras les tout petits, faisait des
vêtements pour tous, et enseignait à chacun à être propre, docile et sage.
Naturellement aucun de ces enfants ne savait ni lire ni écrire. D'ailleurs,
les gens plus âgés n'étaient pas plus avancés, en sorte que Ma organisa
partout des écoles, qui, se tenaient en plein air, à l'ombre des arbres de la
forêt. Au début tout le monde assista aux leçons, même les hommes et
les femmes aux cheveux blancs. Tous apprirent leur alphabet en efik, et
s'exercèrent à chanter les cantiques que Ma leur enseigna. Les oiseaux
magnifiques qui volaient au-dessus de ces écoliers durent être bien
étonnés d'entendre autre chose que les cris sauvages des chants
guerriers. Et le soir, les étoiles scintillantes contemplaient au-dessous
d'elles, non plus une foule tapageuse de gens ivres, mais une assemblée
paisible à laquelle une femme blanche, debout, parlait en accents doux et
graves des choses saintes.

Cependant, lorsque Ma voulut s'attaquer aux coutumes païennes du pays,


les gens ne l'écoutèrent plus. « Ma, dirent-ils, nous t'aimons, et nous
voulons bien apprendre à lire, et porter des vêtements pour te faire
plaisir. Mais abandonner nos vieilles coutumes et nos rites, jamais ! »
« C'est ce que nous verrons », répondit Ma d'un ton déterminé.

Donc, la bataille était engagée.


À la première attaque Ma fut vaincue, parce qu'elle ne s'était pas rendu
compte de ce qui se passait. Un jeune garçon avait été accusé d'une faute
quelconque. Ma le vit debout, chargé de chaînes, les bras étendus devant
un pot d'huile bouillante. Un homme prit une grande cuillère, la plongea
dans le liquide, et la vida sur les mains du jeune garçon. Ma, comprenant
enfin les choses, s'élança vers le groupe, mais arriva trop tard. La victime
se roulait par terre, hurlant de douleur. On expliqua à Ma que l'on venait,
de s'assurer que ce jeune garçon était coupable de ce dont on l'accusait !
« S'il avait été innocent, lui dit-on, il n'aurait pas souffert. »

Ma se fâcha pour de bon. « Oh ! que vous êtes donc stupides ! s'écria-t-
elle. Traité de la sorte, n'importe qui souffrirait. Permettez-moi donc de
vous en faire autant », dit-elle à celui qui tenait encore la cuillère. Mais
celui-ci s'enfuit, au milieu des éclats de rire des assistants.

Instruite par l'expérience, Ma sut maintenant à quoi s'en tenir, et,


lorsqu'un esclave fut, à quelque temps de là, condamné à mort pour avoir,
disait-on, usé de sorcellerie, sachant qu'il était innocent, elle se plaça à
côté du condamné et fit face aux guerriers armés.
- Cet homme n'a rien fait de mal, leur dit-elle, vous ne le mettrez pas à
mort.
- Oh ! répondirent-ils, inutile de le défendre nous l'avons condamné, il
mourra.
- Écoutez-moi, répliqua Ma, essayant de raisonner avec ces sauvages qui
s'approchaient d'elle en brandissant leurs fusils, en criant et en hurlant.

UN CHEF INDIGÈNE EN GRAND APPARAT

Elle leur tint tête, comme elle avait jadis tenu tête aux gamins de Dundee.
Elle était pâle, mais calme et sans frayeur. Plus les gens s'excitaient, se
fâchaient, la menaçaient, et plus elle restait maîtresse d'elle-même. Était-
ce son merveilleux courage, qui ne l'abandonna pas, même lorsque le
glaive étincelait au-dessus de sa tête ? était-ce l'étrange éclair qui brillait
dans ses yeux, qui dompta et tranquillisa ces sauvages ? Toujours est-il
que peu à peu le bruit se calma, puis cessa tout à fait. Les chefs
accordèrent que, pour l'amour de Ma, ils ne tueraient pas le condamné. Ils
se contentèrent de le charger de lourdes chaînes et le fouettèrent jusqu'à
ce qu'il ne fût plus qu'une masse sanglante. Ma se dit que son intervention
n'avait guère été utile ! C'était cependant un commencement.

La réputation de Ma s'étendant de plus en plus loin, des messagers


arrivèrent un jour d'une ville située à bien des lieux d'Ekenge, et
demandèrent à lui parler. Lorsqu'ils furent en sa présence, ils lui
demandèrent de venir voir leur chef qu'on croyait mourant.
- Et qu'arrivera-t-il s'il meurt ? demanda-t-elle.
- Toutes ses femmes et toutes ses esclaves seront tuées.
- Alors je vous suis, dit-elle.

Mais le chef Edem vint la supplier de n'en rien faire. « Ma, dit-il, ne va pas
chez ces gens ; ils sont cruels ; ils te feront du mal. Et puis, regarde
comme il pleut ! Toutes les rivières auront débordé. »

Ma, qui ne pensait qu'aux femmes dont les vies dépendaient peut-être de
sa présence, se mit bravement en route. Il lui fallut huit heures
pour traverser la forêt. La pluie tombait à torrents, et elle dut, petit à
petit, enlever la plus grande partie de ses vêtements, tellement ils étaient
mouillés et gênaient sa marche. Comme elle traversait péniblement les
villages qu'elle rencontrait, les gens regardaient avec étonnement cette
femme tête nue et pieds nus qui paraissait si fatiguée et si seule.

Arrivée au but de son voyage, Ma y trouva les hommes armés, et se


préparant déjà au massacre. Les femmes étaient terrifiées. Trempée
jusqu'aux os, souffrant du froid et de la faim, elle se rendit cependant tout
droit auprès du chef malade, et eut la joie de le ramener à la santé. En
cette occasion il n'y eut donc pas de sacrifice humain ni de sang versé.
Mais là ne s'arrêtèrent pas les soucis de Ma. Il y eut bientôt du trouble
dans la cour même où se trouvait sa maison.

Le chef Edem, toujours bon pour elle, n'en demeurait pas moins attaché à
ses anciennes coutumes et sous l'empire des vieilles superstitions. Ainsi, il
avait foi en la médecine des sorciers, gaillards rusés qui prétendaient
connaître la cause de toutes les maladies, et le moyen de les guérir. Un
jour, se sentant malade, Edem fit venir un de ces « hommes de
médecine », lequel déclara qu'un ennemi avait caché des tas de choses
dans le corps du malade, et fit semblant de les en retirer ! Lorsque Ma vint
voir Edem, celui-ci exhiba des cartouches, de la poudre, des dents, des os,
des coquilles d'oeufs, des graines, puis il dit : « Ma ! une affreuse bataille
s'est livrée dans la nuit ! Vois ce que des méchants m'ont fait ! »
À ces paroles Ma sentit le coeur lui manquer ; elle ne savait que trop bien
ce qui allait suivre...

En effet, plusieurs hommes et plusieurs femmes furent saisis, attachés à


des poteaux et condamnés à mort. Ma se mit en devoir de les sauver. Ses
ardentes supplications, sans cesse renouvelées, finirent par agacer Edem
qui se fit transporter en secret dans une de ses huttes à la campagne. Ma
ne pouvait plus l'atteindre ; son seul moyen d'action était maintenant la
prière. Elle demanda à Dieu de guérir le malade, et sa prière fut exaucée.
Edem, rendu à la santé, libéra les prisonniers, à l'exception d'une femme
qui fut tuée.

Cette épreuve-là terminée, une autre attendait Ma. Un chef de la contrée,


homme cruel et sanguinaire, vint rendre visite à Edem. Lui et sa suite se
mirent à boire et furent bientôt complètement ivres. L'état de tumulte du
village devint indescriptible. Bravement Ma se fraya un passage au travers
de cette populace bruyante et essaya de la calmer. Vains efforts. Elle
comprit que la seule chose à faire était de se débarrasser de ces fâcheux
visiteurs ; elle trouva moyen de les faire déguerpir en les accompagnant
elle-même chez eux afin d'éviter des combats sanglants ; car ces gens
voulaient se battre avec tous ceux qu'ils rencontraient ! Sur le sentier de
la forêt, ils remarquèrent quelques plantes et quelques feuilles flétries.
« Sorcellerie ! » s'écrièrent-ils en fuyant de tous côtés, en proie à une
panique folle. Ils se figuraient que ces feuilles fanées avaient le pouvoir
magique de leur nuire !... Pauvres païens ! « Retournons au dernier village
que nous avons traversé, hurlaient-ils à tue-tête, et massacrons tous ses
habitants. Ils ont essayé de nous ensorceler. »

Et pêle-mêle, brandissant leurs glaives, poussant à gorge déployée leurs


terribles cris de guerre, ils rebroussèrent chemin. Ma demanda à Dieu de
l'aider à devancer ces hommes. Elle courut plus vite qu'eux, les dépassa,
puis, se retournant, elle leur fit face, étendit les bras et les défia de
passer. Peut-être était-ce pure folie de sa part. Pourtant, ce « je ne sais
quoi » dans son regard, qui avait souvent déjà dompté les multitudes,
obligea ces guerriers à s'arrêter. Ils discutèrent avec elle, puis promirent
de lui obéir, et continuèrent leur route par un autre sentier.

Mais Ma n'était certes pas au bout de ses peines. Ces hommes se mirent
bientôt à danser et à se battre entre eux, si bien qu'elle dût, avec l'aide de
ceux qui avaient moins bu, attacher à des arbres ceux qui étaient ivres !
Elle accompagna ensuite les autres jusque chez eux, et ne les quitta que
lorsqu'ils furent en sûreté. Sur le chemin du retour elle relâcha les
prisonniers, maintenant fous de rage, et les renvoya à leur village les
mains attachées derrière le dos.

Mais ce n'est pas encore la fin de l'histoire. Le jour suivant, le chef


descendit en personne au village dont les habitants étaient censés avoir
usé de sorcellerie ; et, bien que ce village ne lui appartînt pas (il
appartenait à Edem), il soumit les habitants aux épreuves ordinaires et
ramena avec lui un jeune homme, menottes aux mains, dans l'intention
de le tuer. En hâte Ma se rendit auprès du chef. Celui-ci, grossier et
violent, lui rit au nez, faisant effort pour ne pas se fâcher. Ma demanda la
grâce de ce jeune homme, mais dut se retirer sans avoir obtenu de
réponse. Puis elle apprit qu'Edem se préparait à combattre le terrible chef.
Si ces deux ennemis en venaient aux mains, quelle en serait la
conséquence ! Il fallait l'éviter à tout prix. C'est à Dieu que Ma s'adressa,
comme elle le faisait toujours, et sa prière fut exaucée. Tout à coup elle
apprit que le prisonnier avait été libéré : c'était la paix et non la guerre.

Ma se demandait souvent comment elle ferait pour continuer à vivre dans


de telles conditions. Sa hutte, dont nous avons déjà parlé, était envahie
par les rats, les lézards, les cafards, les insectes de toute espèce.
Impossible d'échapper aux femmes et aux esclaves, dont les querelles, le
vacarme, la grossièreté la fatiguaient à la rendre malade. « Et pourtant,
se disait-elle, je continuerai à suivre mon Maître, bien que le chemin ne
soit ni facile ni agréable. Il n'a jamais lâché pied ; je serai vaillante et
forte. »

Ce qui lui coûtait le plus, c'était de n'avoir pas un coin tranquille où elle
pût lire sa Bible, réfléchir, prier, dans la solitude. Et c'est pourquoi, un
beau jour, elle se mit à bâtir une petite hutte à elle, à quelque distance
des autres. Pour commencer, elle fixa des troncs d'arbres dans le sol, et
par-dessus ces troncs elle entrecroisa des branches ; puis elle enfonça des
bâtons entre les troncs, et enlaça le tout de bandes de bambou, comme
elle avait jadis enlacé les fils sur son métier à Dundee. Telle fut la
charpente de la hutte. Contemplant son oeuvre, Ma battit des mains.
« On dirait que nous jouons à bâtir une maison ! » dit-elle aux enfants.

Pour faire les murs elle jeta de l'argile rouge entre les troncs d'arbres. Une
fois sèche la surface de l'argile fut frottée jusqu'à ce qu'elle devînt tout à
fait lisse. Des nattes, faites-en feuilles de palmier, tinrent lieu de toit.
« Et maintenant passons au mobilier ! » dit Ma. Elle pétrit de gros
morceaux d'argile, et en fit un fourneau ; puis elle modela un siège pour
la cuisinière. Elle fit un buffet, dans lequel elle creusa les places destinées
aux tasses, aux bols et aux assiettes. Enfin elle moula un canapé pour son
propre usage. Tous ces objets, après avoir été battus et polis, furent
vernis avec une teinture du pays.

Le changement de domicile amusa grandement les enfants. Il y avait tant


de pots, de cruches, de casseroles, pendus aux poteaux extérieurs de la
butte, que Ma déclara que celle-ci ressemblait aux roulottes des
bohémiens, et elle l'appela La Roulotte. Lorsque tout fut fini et chaque
chose à sa place, Ma, regardant son habitation d'un oeil plein de malice,
dit en riant :
« Quelque humble qu'il soit, rien ne vaut son chez soi ! » Le repas qui
suivit l'emménagement fut des plus joyeux ; qui donc s'inquiétait qu'il ne
se composât que d'un plat et qu'il n'y eût sur la table ni fourchettes ni
cuillères ? À mille lieues à la ronde on n'aurait pu trouver plus heureuse
famille.
Ma pouvait enfin lire sa Bible et prier sans être constamment dérangée.

Pourtant, les chèvres, les poules, les rats, les insectes, voire même
quelques bêtes de la forêt, se permettaient parfois de pénétrer dans son
nouveau logis. Un beau matin, en se réveillant, elle vit sur son lit quelque
chose d'étrange, et constata que c'était la peau d'un serpent. Le reptile
s'était glissé chez elle pendant la nuit, et s'était débarrassé de ses vieux
vêtements, suivant l'habitude de son espèce. Alors, Ma se mit-elle à rêver
à autre chose encore : à avoir une maison avec un étage afin d'y être plus
en sûreté !

Mais tout d'abord il fallait bâtir une église. Avec l'aide des chefs, des
hommes libres et des femmes libres, un grand hangar fut bientôt
construit ; il n'y manquait que la porte et les fenêtres. Quel jour ce fut
lorsque cette église put être consacrée au culte du Dieu vivant, cette
première église de l'Okoyong sauvage !

Ma avait dit aux gens qu'ils ne pouvaient venir dans la Maison de Dieu
qu'avec des corps propres et des coeurs propres. La plupart d'entre eux
n'avaient pas de vêtements du tout ; aucun enfant n'en portait jamais.
Mais Ma ; qui avait récemment reçu des caisses envoyées par les écoles
du dimanche et par les réunions de couture d'Écosse, y puisa de quoi faire
des blouses de toutes les couleurs pour les femmes et les petits enfants.
Que tout ce monde était fier et heureux ! Mais tous se calmèrent en
entrant dans l'église et furent saisis d'une crainte faite de respect lorsque
Ma leur expliqua ce que signifie une église, et leur dit que Dieu était là,
présent au milieu d'eux.

Debout, les chefs promirent de respecter l'édifice, de ne jamais s'y


quereller, de ne jamais y introduire des armes de guerre. Ils s'engagèrent
aussi à envoyer aux écoles leurs enfants et leurs sujets.

Mais hélas ! semblables à cet égard à bien des civilisés, ces sauvages ne
tinrent pas longtemps leurs promesses ! Ne laissant au village que
quelques femmes et les enfants, ils s'en retournèrent dans la brousse à
leurs luttes et à leur pillage. Le rhum et l'eau-de-vie étaient en cela les
plus grands coupables. Tous buvaient, et souvent Ma, en se couchant le
soir, savait qu'à des lieux à la ronde il n'y avait pas un être sobre.
L'horrible drogue, venue de la côte, y avait été envoyée par les nations
« chrétiennes » d'au-delà les mers. Ma s'indignait que, par amour de
l'argent, des hommes blancs consentissent à ruiner les indigènes. De
toutes ses forces Ma s'opposait au trafic de ce poison. « Vous buvez tous,
dit-elle un jour au chef Edem, parce que vous n'avez pas assez de travail.
Chez nous on dit que « Satan trouve toujours à occuper les mains
oisives ». Pourquoi donc ne pas faire le commerce avec le Calabar ? »

- Nous faisons le commerce avec le Calabar, répondit le chef en riant.


Nous faisons le commerce des têtes.

- Il faut faire le commerce d'huile de palme et de denrées alimentaires.


Mais tout d'abord, faites la paix avec le Calabar.
- Impossible, puisque le Calabar ne veut pas venir dans l'Okoyong.
- Naturellement, ils ont peur de vous, et non sans raison. Mais s'ils ne
veulent pas venir ici, il faut aller chez eux.
- Et ne jamais revenir ?
- Bêtise ! Je vous accompagnerai.

Après avoir ainsi abordé le sujet avec le chef d'Ekenge, Ma écrivit à Creek
Town, au roi Eyo, le priant d'inviter les chefs d'Okoyong à un palabre dans
sa maison, et promettant d'essayer d'obtenir des indigènes qu'ils
envoyassent quelques produits du pays aux commerçants du Calabar.

Sans délai le roi suivit ce conseil. Il lança des invitations. Tous les chefs
les acceptèrent et une expédition pour le Calabar fut organisée. On
chargea une pirogue des productions du pays, comme cadeau pour les
gens du Calabar, et de barils d'huile et de sacs de noix de coco pour
commencer le commerce. Mais les indigènes connaissaient si bien les lois
de l'équilibre que tout à coup la pirogue chavira. Il fallut s'en procurer une
autre et recommencer l'opération. Tous les chefs, comme nous l'avons vu,
avaient accepté l'invitation du roi Eyo ; mais, au dernier moment, le
courage manqua à plusieurs d'entre eux qui s'enfuirent et disparurent. Il
en restait six sur la berge, dont deux seulement se décidèrent enfin à
monter dans la pirogue, lorsqu'ils apprirent que Ma leur
défendait absolument d'emporter leurs fusils et leurs glaives. - Ce serait
fou ! leur dit Ma. Nous sommes en paix et non en guerre.

- Tu fais de nous des femmes, Ma ! Quel homme irait sans armes chez des
gens qu'il ne connaît pas ?

Mon fut inflexible, et l'on finit par se mettre en route ; mais tout à coup
Ma aperçut des armes cachées sous des sacs de noix. Se baissant, elle les
saisit une à une, et les jeta au loin sur la plage ! Confus mais dociles, les
hommes se mirent aux rames, et bientôt la pirogue descendit la rivière. Le
voyage se fit dans la plus complète obscurité et par la pluie ; il prit douze
bonnes heures. Mais le résultat de l'entrevue dépassa toutes les
espérances, et Ma fut largement récompensée de sa peine.

Rien n'aurait pu surpasser l'amabilité du roi Eyo. Il reçut les chefs timides
comme l'aurait fait un chrétien de race blanche ; il leur parla avec bonté,
et pria Ma de leur faire elle-même les honneurs de sa maison. Le palabre
eut lieu, et toutes les questions épineuses furent discutées, examinées,
pesées, tranchées. Les chefs furent priés d'assister le même soir à une
réunion tenue dans l'église et à laquelle le roi Eyo prit part. Il adressa aux
chefs des paroles d'encouragement, et leur donna de sages conseils. Il
avait pris, comme texte de son allocution, le verset : « Mes yeux ont vu
ton salut, salut que tu as préparé devant tous les peuples, lumière pour
éclairer les nations (Luc 2, 30) ».

Les chefs retournèrent dans l'Okoyong étonnés de tout ce qu'ils avaient


vu, touchés et joyeux de l'accueil qu'ils avaient reçu, et bien décidés à
entreprendre sérieusement le commerce avec la côte.

Ce voyage avait grandement ajouté à la réputation et à la position de Ma


dans l'esprit des chefs. Elle en eut la preuve dès le lendemain du retour.
Entendant au dehors des bruits confus, elle sortit pour se rendre compte
de ce qui se passait. Elle vit plusieurs chefs donnant des ordres à des
esclaves au sujet d'une construction à faire.

« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda-t-elle.

Mais, au lieu de lui répondre, un des chefs qui l'avaient accompagnée à


Calabar se tourna vers la foule qui accourait, et, dans un élan
d'éloquence, décrivit tout ce qu'il avait vu à Creek Town, la manière dont
vivaient les Européens, et comment le roi Eyo et tous les chefs et tous les
messieurs présents avaient traité leur « Mère » comme une personne
supérieure à eux tous et digne de tout honneur, etc., etc. Il déclara qu'on
allait maintenant la traiter comme le méritaient son rang et sa position, et
que, pour commencer, on allait lui bâtir une maison digne d'elle !
Ma remercia vivement, mais eut beaucoup de peine à s'empêcher de rire.

La maison fat bientôt construite, et était en effet « supérieure » à la


hutte ! Elle avait un premier étage et une véranda. Mais les indigènes ne
s'entendent pas à la menuiserie. Ma demanda à la Société des Missions de
lui envoyer un menuisier pour poser portes et fenêtres. C'est en réponse à
cet appel qu'arriva d'Écosse un jeune homme, M. Ovens, qui, aidé d'un
apprenti indigène nommé Tom, se mit sans retard au travail.

Toujours gai et de bonne humeur, M. Ovens riait d'une façon qui donnait à
tous envie d'en faire autant ! Ma bénit Dieu de lui avoir envoyé quelqu'un
que les difficultés de la vie dans l'Okoyong troublaient si peu. Elle et M.
Ovens parlaient ensemble la langue maternelle et le soir M. Ovens
chantait les chants plaintifs de leur chère Écosse. Si bien que Tom finit par
dire : « Maître » je n'aime pas ces chansons. Elles font battre mon coeur
et font pleurer mes yeux ».
CHAPITRE III

 
C'était pendant une journée splendide de l'année 1889, Ma, assise en
plein soleil au milieu d'une clairière, surveillait les ouvriers qui travaillaient
à sa maison, lorsque, tout à, coup, de sourds, gémissements se firent
entendre au loin ; on aurait dit un cri étouffé de terreur. Elle se leva d'un
bond, prêta attentivement l'oreille, puis, sans prononcer une parole,
s'élança dans la forêt et disparut.

M. Ovens remarqua que les indigènes paraissaient fort inquiets. Un


messager arriva en courant auprès de lui et lui dit : « Ma vous fait savoir
qu'il y a eu un accident ; elle vous prie de venir tout de suite et d'apporter
les médicaments ». Au mot « accident » les indigènes éclatèrent en
lamentations, sans que M. Ovens en comprît la raison. En hâte il se rendit
auprès de Ma, et la trouva penchée sur un jeune homme sans
connaissance.

« C'est Etim, le fils aîné d'Edem, lui dit-elle. Il allait se marier, et il


bâtissait sa maison ; mais un lourd madrier l'a frappé à la nuque ; il est
paralysé. Cela ne nous dit rien de bon ; les gens d'ici s'imaginent que les
accidents sont causés par sorcellerie. Ils appelleront le médecin sorcier, et
le prieront de découvrir les coupables. Nombreux seront les souffre-
douleurs. »

On fit un brancard sur lequel le jeune homme fut placé et ramené chez sa
mère. Ma le soigna jour et nuit pendant quinze jours, espérant contre
toute espérance l'arracher à la mort. Il ne devait cependant pas en être
ainsi. Un dimanche matin, comme Ma était retournée chez elle pour
quelques heures ; elle entendit de nouveau ces sons étranges qui toujours
annonçaient le péril et la mort. Elle courut auprès du malade. Il était
debout, soutenu par des mains amies, pendant que l'un lui soufflait dans
le nez la fumée d'une feuille qui brûlait, que l'autre lui frottait les yeux
avec du poivre, qu'un troisième lui ouvrait la bouche de force, et qu'un
dernier criait dans ses oreilles pour chasser le mauvais esprit ! ...

« Oh ! que vous êtes enfants ! » ne put-elle s'empêcher de s'écrier. « Il


est mort ! » dit Edem, laissant retomber le corps de son fils dans les bras
de Ma. Et d'une voix terrible il vociféra : « Il a été ensorcelé ; ceux qui
l'ont tué mourront. Où est le sorcier ? »

Celui-ci ne tarda pas à paraître, homme rusé, à l'air mauvais et méchant.


Après avoir marmotté, ânonné des mots incompréhensibles, il finit par
incriminer les habitants d'un village situé tout près du lieu de l'accident.

« Courez ! Saisissez-les ! hurla Edem à ses hommes libres. »


Mais heureusement un coureur agile trouva moyen d'avertir les accusés
du danger qui les menaçait. Le chef Akpo et ses gens purent s'enfuir à
temps, et, lorsque les envoyés d'Edem arrivèrent au village en question,
ils n'y trouvèrent qu'une douzaine d'hommes, quelques femmes et des
petits enfants. Tous ces pauvres êtres furent saisis, chargés de chaînes,
emmenés à Ekenge et emprisonnés dans une cour.

Ma comprit la gravité de la situation. Elle se rendit compte que le moment


décisif de son travail en Okoyong était arrivé. « Si ces prisonniers sont mis
à mort, pensa-t-elle, c'en est fait de l'oeuvre missionnaire. Coûte que
coûte, il faut trouver moyen de les sauver. »

Elle rentra chez elle, se mit à genoux dans la solitude, et pria. Elle se
releva calme et forte.

Connaissant à fond les goûts des indigènes, dans l'espoir d'apaiser la


colère d'Edem, elle lui dit : « Je vais honorer ton fils. » Elle alla chercher -
toujours dans les caisses venues d'Écosse - des étoffes de soie aux
brillantes couleurs, des chemises, des gilets, etc., dont elle revêtit le
cadavre. Elle enveloppa d'un turban la tête rasée et peinte en jaune, et
couronna le turban d'un chapeau noir et rouge orné de plumes ; le tout
surmonté d'un parapluie. À une main elle attacha un bâton, à l'autre un
fouet. Enfin elle plaça un miroir devant les yeux du cadavre, - parce que
les gens disaient qu'il verrait ainsi ce qu'avait fait Ma, et en serait
satisfait ! Affublé de la sorte, ce corps sans vie offrait un spectacle à
donner le frisson. Mais, lorsque la foule le contempla, elle hurla
d'admiration, - puis se mit à danser et à boire. Le rhum et l'eau-de-vie
coulèrent à large flots et la scène ne tarda pas à dégénérer en orgie.

« Hélas ! dit Ma à M. Ovens, je crains que mon remède ne soit pire que le
mal. Mais, pour le moment, ils ne pensent plus aux prisonniers. »

Attachés à des poteaux, s'attendant à tout moment à avoir la tête


tranchée, ces pauvres captifs faisaient pitié. Les bébés pleuraient ; une
jeune fille de quinze ans se cramponnait à sa mère en sanglotant, et, dès
que quelqu'un entrait dans la cour, elle s'écriait : « Oh ! rendez la liberté à
ma mère, et moi je serai esclave toute ma vie ! »

« Impossible, dit Ma à M. Ovens, de perdre de vue ces malheureux, ne


fût-ce que pour un instant. Pendant la journée vous resterez auprès d'eux,
et moi je veillerai sur eux la nuit. Peut-être obtiendrons-nous leur grâce. »

Ainsi fut fait. Jour après jour, nuit après nuit, Ma et M. Ovens montèrent à
tour de rôle la garde autour des prisonniers. Sans armes, seuls au milieu
d'une foule ivre, ces fidèles serviteurs du Dieu vivant n'avaient aucune
crainte : ils connaissaient Celui qui les gardait et les protégeait, et leur
confiance en lui était pleine et entière.
Les jours passèrent. La présence de Ma et de M. Ovens avait jusqu'à
présent empêché Edem et les autres chefs de toucher aux prisonniers.
Mais, un après-midi, Ma aperçut, posés sur une pierre, de petits objets
bruns. « Des haricots éséré ! » s'écria-t-elle alarmée. Ces haricots, fruits
d'une vigne sauvage, étaient un terrible poison. On avait projeté de faire
tremper ces haricots dans une eau qu'on ferait boire aux prisonniers pour
savoir lesquels d'entr'eux étaient les meurtriers d'Etim ! Naturellement
tous ceux qui boiraient de cette eau empoisonnée, mourraient, mais
justice serait faite, pensaient les indigènes. Étrange justice... Hélas ! ils
n'en connaissaient encore pas d'autre !

UN HARICOT ÉSÉRÉ

Ma s'en fut à la recherche des chefs et leur déclara qu'ils ne devaient pas
faire usage de ces haricots empoisonnés. Les chefs essayèrent en vain de
se débarrasser d'elle ; elle les suivit partout et continua à leur parler, si
bien qu'ils finirent par se mettre en colère.
« Laisse-nous tranquilles ! s'écrièrent-ils. Pourquoi tant de récriminations !
Si ces gens sont innocents, ton Dieu ne les laissera pas mourir ! »

Les sujets des chefs, encore plus excités que leurs maîtres, poussaient,
bousculaient Ma et la menaçaient.
« Fais revivre le mort, hurlaient-ils, et nous te donnerons les
prisonniers ! »

Pour toute réponse, Ma s'assit par terre, et, fixant sur les chefs un regard
sévère, elle leur dit : « Je ne bougerai pas d'ici avant que tous les
prisonniers soient remis en liberté ».

Il faisait nuit. Ma entendit des pas furtifs dans la cour des prisonniers, et
vit deux hommes emmener une des femmes. Que devait-elle faire ?
Suivre celle qu'on emmenait où rester avec les autres ? Car ce pouvait
n'être qu'une ruse pour se débarrasser d'elle et, en son absence, tuer les
prisonniers ? Elle réfléchit en priant ; puis, s'élançant après la femme
qu'on emmenait au loin, elle la rejoignit au moment précis où celle-ci
portait à ses lèvres le liquide empoisonné.

« Ne buvez pas cela ! lui cria Ma, et, poussant vivement la prisonnière,
elle lui dit : Courez ! »
D'un bond elles furent ensemble dans la brousse et se dirigèrent en hâte
vers la maison missionnaire.
« Cachez vite cette femme ! dit Ma à M. Ovens qui leur ouvrit la porte ;
et, sans prendre le temps de rien expliquer, elle retourna promptement
auprès des autres prisonniers. À sa grande joie tous étaient là. Sa
présence d'esprit et son aplomb avaient tellement stupéfait les guerriers
que, de nouveau, ils en avaient oublié leurs prisonniers.

Des jours et des jours s'écoulèrent encore. De guerre lasse, les chefs
décidèrent entre eux que, pour en finir avec Ma, ils relâcheraient
quelques-uns des prisonniers. Ils soumirent les graciés au terrible serment
indigène, et après leur avoir fait jurer qu'ils étaient innocents, ils les
remirent entre les mains de Ma.
- Et maintenant, dirent les chefs, nous allons tuer les autres prisonniers.
- Certainement pas ! répliqua Ma. Je vous défie de le faire.
- Nous allons brûler ta maison et ta cour !
- À votre aise ! Elles ne m'appartiennent pas.

Plusieurs autres prisonniers furent donc relâchés, si bien que trois


seulement restaient enchaînés. Emé Eté s'agenouilla devant son frère et
obtint la grâce de l'un d'eux. Ma fit tout pour sauver les deux autres, un
homme et une femme ; on lui accorda la vie de l'homme, mais la femme
fut irrévocablement condamnée à mort.

Cependant elle ne mourut pas ! Un après-midi Ma fut secrètement averti


que, dans la soirée, auraient lieu les funérailles d'Etim et le meurtre de la
prisonnière. Mais, à la tombée de la nuit, des mains inconnues, - peut-être
celles d'Emé Eté ? - coupèrent les chaînes qui attachaient la victime à son
poteau, et, malgré d'autres chaînes rivées à ses jambes, celle-ci trouva
moyen de se hisser sur un toit, et de là elle gagna péniblement  la maison
missionnaire. Plus tard elle s'enfuit dans la brousse.
C'est ainsi que, lorsque les funérailles du jeune chef furent célébrées, une
vache accompagna celui-ci au monde des esprits et partagea seule son
cercueil ! Il ne fut pas versé de sang humain.

MONUMENT ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE D'UN CHEF


Jamais encore un fait aussi inouï ne s'était passé dans l'Okoyong.
L'héroïsme, la foi d'une femme blanche, humble servante du Seigneur
Jésus-Christ au milieu de ces peuplades païennes, l'avaient seuls rendus
possibles.

Une dispute s'éleva dans la forêt entre plusieurs de ceux qui étaient venus
assister à l'enterrement d'Etim, et, dans la bagarre, un homme eut la tête
tranchée. Aussitôt la guerre fut déclarée, et le sang avait déjà coulé avant
que Ma, informée des événements, arrivât sur les lieux et obtint des
combattants de régler leur querelle dans un palabre. Mais le verdict du
palabre fut : « Sang pour sang ; le meurtrier doit mourir ». Une des
coutumes de ces tribus étant qu'un condamné à mort pouvait être
remplacé par un autre membre de sa famille, les amis du meurtrier
offrirent à sa place son plus jeune frère ; mais, comme ce n'était qu'un
petit enfant, ou n'en voulut pas. Un autre frère plus âgé fut accepté
comme remplaçant, et trouva tout d'abord moyen de s'échapper ; mais il
retomba entre les mains de ses juges, qui le mirent à mort en présence de
sa mère et de sa soeur.

Un jour ou deux plus tard, de grands cris retentirent, et Ma vit accourir


vers la maison missionnaire toutes les femmes et tous les enfants.
« Egbo ! Egbo ! » criaient-ils tous. Ma écouta, attentive. En effet, on
entendait dans le lointain des roulements de tambour. L'Egbo, dans
l'Okoyong, était encore plus terrible qu'au Calabar parce qu'aucune loi ne
l'interdisait. Les hommes, revêtus de peaux de léopards, portaient des
masques hideux et de longs fouets. Le village fut bientôt envahi par ces
étranges apparitions, et des coups de fusil furent tirés. Dans la cour les
femmes tremblaient, et Ma priait. Peu à peu le bruit s'éteignit. Ma,
regardant au dehors, vit que ces hommes étaient partis. Mais un village
avait été complètement détruit, et, en revanche, Edem et ses guerriers
poursuivirent les brigands et tuèrent tous les retardataires.

Bientôt ce fut autre chose. Le frère d'Edem, Ekpenyong, fut accusé d'être
le meurtrier d'Etim, et, après s'être enivré, il offrit de prouver son
innocence en buvant le poison éséré. Lorsque Ma arriva dans la cour de
l'accusé, elle trouva celui-ci entouré de femmes qui essayaient en vain de
lui arracher un sac qu'il tenait en mains, et avec lequel il se défendait de
son mieux. « Il a les haricots dans le sac, Ma ! » crièrent les femmes.
Sans hésiter Ma passa devant un rang d'hommes armés et dit au jeune
chef :

- Donne-moi ce sac.
- Non, Ma. Il ne contient que des noix et des cartouches.
- Donne-les moi.
Ekpenyong jeta le sac aux pieds de Ma. Celle-ci l'ouvrit, et y trouva en
effet des noix et des cartouches. S'était-on trompé ? Non : tout au fond
du sac, elle trouva une quarantaine de ces haricots vénéneux.
- Je garde ceci, dit-elle.
- Certainement pas ; c'est à moi.
- Rends-les lui, hurlaient les guerriers.

Le coeur de Ma battait à se rompre, mais elle n'en laissa rien paraître, et,
passant de nouveau devant les guerriers, elle leur dit :

« Les voici ! Prenez-les ! »

Étonnés de son sang-froid, ces sauvages la laissèrent passer, et Ma


s'empressa d'aller cacher les haricots.

La nuit suivante, Ekpenyong se procura d'autres de ces graines. Mais,


secrètement avertie par Emé Eté, Ma se rendit auprès de lui, et obtint qu'il
prêtât le serment indigène au lieu de boire le poison.
Est-il étonnant qu'après leur avoir donné tant de preuves de son courage
et de son dévouement, Ma gagnât de plus en plus l'affection de ces gens ?
Le soir, quand elle était seule avec ses petits, ces hommes sauvages se
glissaient chez elle, un à un l'appelaient leur « chère Maman blanche », et,
les yeux pleins de larmes, la remerciaient de ce qu'elle faisait pour eux.

Vous vous rappelez, amis, que lors de la mort d'Etim, son père Edem avait
voulu saisir le chef Akpo, et que celui-ci, averti à temps, avait fui au loin
dans le pays ? Son village avait été brûlé, ses chèvres, ses poules, tout ce
qui lui appartenait avait disparu. Et bien ! Edem finit par tellement subir
l'influence de Ma, que toute pensée de vengeance disparut de son coeur,
et qu'à la demande de Ma, il permit au chef Akpo de retourner dans son
village. Il lui donna même un nouveau terrain, et des graines pour
l'ensemencer.

- Chef, dit Ma avec joie, voilà la vraie manière d'agir, c'est la manière de
Jésus.
- Merci, répondit Edem ; et le soir il vint chez elle s'agenouiller à ses
pieds, et de nouveau lui dit toute sa reconnaissance.

- Continue, Ma, à nous enseigner à faire ce qui est bien, et à nous obliger
à renoncer à nos vieilles coutumes. Nous en sommes fatigués ; elles
nous enchaînent, et nous avons besoin de ton aide pour les briser.

Quel réconfort ces mots furent pour Ma, et comme ils la récompensaient
de tout ce qu'elle avait souffert, supporté, bravé, avec le secours de Dieu !
CHAPITRE IV

Encouragée par tout ce qui se passait, plus sûre d'elle-même et surtout plus confiante que jamais
en cette merveilleuse puissance divine qui la protégeait, Ma s'enhardit encore. Partout où menaçait
un danger quelconque, partout où il y avait des troubles - même si c'était très loin d'Ekenge - on la
voyait arriver, prête à user de toute son influence pour ramener le calme et la paix. Que de fois des
indigènes, déjà rangés en ordre de bataille, la virent tout tranquillement se présenter devant eux !

Un jour, - elle était malade et alitée, - on lui transmit un message secret, la prévenant que deux
tribus allaient en venir aux mains. Aussitôt elle se leva et se prépara à partir.
Ma, lui dit Edem, à quoi penses-tu ? Tu vas dans l'antre du lion et tu n'en sortiras pas vivante ? »

Il faisait nuit noire, et Ma était en pleine forêt, elle qui avait toujours une peur instinctive de
l'obscurité et du mystère de la forêt. Les animaux sauvages l'effrayaient et elle se savait
environnée de léopards. « Je pensais à Daniel, raconta-t-elle plus tard ; je demandai à Dieu de
fermer la gueule de ces fauves, et il le fit. »

À minuit elle atteignit un village où elle espérait emprunter un tambour et demander qu'un homme
libre l'accompagnât pour battre le tambour devant elle, signe qu'elle était sous la protection de
l'Egbo. Mais le chef de ce village, despote bourru, refusa même de la voir ; il refusa également de
lui prêter un tambour, et lui fit tenir ce message :

« S'il y a une guerre, ce n'est pas la présence d'une femme qui l'empêchera. »
À quoi Ma renvoya cette réponse :
« Tu ne penses qu'à la femme ; tu oublies le Dieu de cette femme. Je me passerai de tambour. »

Poursuivant sa route, Ma arriva enfin à l'un des villages où couvait la guerre. Tout y semblait
calme ; mais, du sein des ténèbres, surgirent tout à coup une foule d'hommes armés qui
l'entourèrent et lui demandèrent la raison de sa présence.

« Je suis venue pour empêcher la guerre, » dit-elle.

Ces hommes se moquèrent d'elle. Cette petite femme, faible et sans armes, empêcher la guerre !
Ils riaient d'un rire hideux.
- Tu n'obtiendras pas cela, dirent-ils.
- C'est ce que nous verrons. Convoquez un palabre afin que je sache pourquoi vous désirez la
guerre.
- Très bien, répliquèrent-ils comme s'ils approuvaient la chose. Va te reposer jusqu'au second
chant du coq. Nous te réveillerons et tu viendras avec nous au palabre.

Ma fit ainsi ; mais, lorsqu'on la réveilla, les guerriers étaient déjà loin.
« Cours, Ma ! cours ! » lui crièrent les femmes, sachant bien ce qui se préparait. Et Ma courut.
Dévalant des pentes, traversant à gué des cours d'eau, hors d'haleine, elle rejoignit les
combattants, prêts à l'attaque, et qui poussaient leurs hurlements guerriers.
« Voyons, leur dît-elle, ne vous conduisez pas comme des blancs-becs ! Calmez-vous. »

Un peu plus loin elle se trouva devant l'ennemi, déjà rangé en travers du chemin, en ordre de
bataille.
« Je vous salue ! dit-elle. »

Pas de réponse. Pourquoi donc cette femme blanche venait-elle se mêler de leurs affaires à un tel
moment ? pensaient sans doute les guerriers.
« Oh ! reprit Ma, je vois que vous êtes des gens bien élevés, et que vous avez des manières
distinguées ! »

Les hommes froncèrent les sourcils. Évidemment on se trouvait dans une impasse dangereuse ;
mais Ma ne perdait jamais la tête ; elle sourit et plaisanta ; et tout à coup un vieillard sortit des
rangs et vint s'agenouiller devant elle.
« Ma, me reconnais-tu ? » demanda-t-il.

C'était ce chef malade qu'elle était allée soigner peu après son arrivée à Ekenge.
« Ma, reprit-il, nous admettons franchement que cette querelle est due à la bêtise d'un de
nos hommes, et que c'est honteux que tous se battent pour cela. Nous te supplions de faire la
paix. »

Ma tressaillit de joie. Elle obtint que, séance tenante, quelques guerriers de chacun des camps
discutassent ensemble la question qui les divisait. Hélas ! elle crut bien des fois la guerre
imminente ; il lui fallut force patience et sagesse pour obtenir de ces sauvages des concessions
mutuelles. Enfin ils décidèrent de se contenter d'une amende. Mais quelle, ne fut pas l'horreur de
Ma en constatant que cette amende était payée en eau-de-vie ! Tout le monde se mit à boire.
Qu'allait-il s'en suivre ?
En désespoir de cause, Ma étendit quelques-uns de ses vêtements sur les caisses et les bouteilles
d'eau-de-vie, et défendit qu'on y touchât. Elle donna un verre de la boisson à chacun des chefs,
Les guerriers, furieux, l'entouraient, et l'auraient molestée si quelques-uns des plus âgés, armés de
fouets, ne l'avaient protégée.
« Si vous vous dispersez tranquillement, dit-elle et si vous renoncez à faire la guerre, je vous
promets de vous envoyer les bouteilles chez vous. »

Ces hommes la crurent sur parole. Ils rebroussèrent chemin, docile comme des enfants  !
Il faisait de nouveau nuit lorsque Ma, lasse de corps et d'esprit, traversa une seconde fois la forêt
pour retourner à Ekenge. Les grillons faisaient entendre leur cri-cri ; les grenouilles croassaient, les
vers luisants révélaient et cachaient tour à tour leurs lueurs phosphorescentes  ; mais, dans le
regard de Ma, brillait un éclat bien autrement lumineux...

Deux années se passèrent, années de travail, de privations, d'efforts de toutes sortes. Par la
chaleur, par la pluie, de jour et de nuit, Ma était occupée. Quand elle ne parcourait pas la forêt
pour assister à quelque palabre ou lutter contre une coutume païenne, elle travaillait tout près de
chez elle, enseignant aux femmes à coudre et à faire la cuisine, tenant une école, prêchant,
soignant les malades. Comment pouvait-elle tenir bon si longtemps ? Peut-être à cause de son
caractère enjoué, parce qu'elle voyait le côté comique des choses et se riait des difficultés. Elle
avait toujours le mot pour rire, même lorsqu'elle était malade. Les missionnaires qui venaient la
voir la trouvaient généralement gaie comme un pinson.
Et pourtant elle vivait d'une manière qui aurait vite eu raison de toute autre Européenne. Non
seulement elle ne portait ni bas ni souliers (vieille habitude prise dans son enfance), ni même de
chapeau, sous ce terrible soleil africain, non seulement elle se contentait de la grossière nourriture
indigène, mais encore, bien qu'elle fit attention à l'eau qu'elle buvait, jamais elle ne la filtrait ou ne
la faisait bouillir ! Cela simplifiait la vie, disait-elle, de ne pas se mettre en peine de tous ces
détails !

Pourtant elle dut bien s'arrêter une fois, et reconnaître qu'un nouveau congé lui était indispensable.
Le départ fut fixé au mois de, janvier 1891. Lorsque vint le moment de s'embarquer, elle était si
malade qu'il fallut encore la porter à bord du vapeur. Janie, comme auparavant, l'accompagnait.
C'était une fillette à la tête crépue, à la peau de velours et aux yeux rieurs, qui commençait à se
dire que ce serait délicieux d'être blanche plutôt que noire. Un soir, pendant son séjour à Glasgow,
comme elle prenait son bain, on la trouva frottant énergiquement la plante de ses pieds, à l'endroit
où la peau était d'une teinte plus claire que sur le reste du corps.
- Que fais-tu là, Janie ? demanda quelqu'un.
- Oh ! répondit la fillette, il y a là un petit coin presque blanc ; peut-être que si je frotte bien fort la
peau deviendra blanche partout.

Pendant ces mêmes vacances, Ma réalisa un autre de ses rêves. Elle désirait beaucoup pouvoir
ouvrir au Calabar une école professionnelle où les garçons apprendraient à se servir de leurs mains
aussi bien que de leur cerveau, afin de devenir de bons ouvriers en même temps que de bons
instituteurs, et être ainsi utiles à leur pays à tous les points de vue. Elle écrivit un long article dans
un journal religieux, développant son idée et en expliquant le but. Cet article eut le résultat désiré,
et, dans la suite, l'école fut fondée. Elle porte aujourd'hui le nom de  : « École professionnelle Hope-
Waddell ».

Ce séjour en Écosse dura un an. Fortifiée par l'air natal, réjouie par l'affection qui lui avait été
témoignée, Ma retourna à son poste solitaire en février 1892.

Les indigènes d'Ekenge lui avaient promis à son départ de s'abstenir de querelles. Et ils tinrent
parole; dès son retour Ma en eut maintes preuves.
Mais ils lui dirent combien elle leur avait manqué, et qu'à l'avenir, ils ne pourrait plus se passer
d'elle. Comme des enfants, ils venaient lui raconter leurs peines et leurs épreuves. Lorsqu'une
dispute s'élevait, chacun de s'écrier : « Allons trouver Ma ! » Et Ma écoutait, décidait qui avait
raison, et tous s'en retournaient satisfaits.
Il n'était plus nécessaire que Ma se rendit en personne dans un village à la mort d'un chef. Elle y
envoyait un message, disant que personne ne devait être tué ; on commençait par protester
énergiquement, mais les protestations aboutissaient toujours à ceci : « C'est bien. Nous avons
compris ; notre mère a décidé ; nous lui obéirons ».
Ils ne savaient pas, ces sauvages, que, pendant qu'ils. discutaient entre eux, Ma était à genoux
dans sa chambre, priant Dieu d'adoucir leurs coeurs.
Quelques-uns cependant regrettaient les jours d'autrefois : « Ma, disaient-ils, vous avez ruiné
toutes nos bonnes vieilles coutumes. Nous avions l'habitude d'emmener nos gens avec nous quand
nous partions pour le monde des esprits ; maintenant nous y allons tout seuls ».

Il fallait toujours que Ma fût sur le qui-vive, car plusieurs des tribus éloignées n'avaient pas
abandonné leurs rites païens. Lorsque ces gens se préparaient à des actes qui n'auraient pas - ils le
savaient bien - son approbation, ils s'enfonçaient en plein coeur de la forêt pour échapper à ses
regards. Un jour, apprenant qu'un chef était mort, elle se fit conduire dans un coin perdu de la
forêt où les hommes libres du chef défunt soumettaient de nombreux prisonniers à l'épreuve du
poison. Les gens, en la voyant arriver, s'imaginèrent qu'elle se fatiguerait d'attendre leur décision,
et ils s'assirent par terre, espérant lasser sa patience. Mais des jours et des nuits se passèrent, et
Ma était toujours là, dormant le soir près. d'un feu ; elle n'avait pas peur de ces hommes armés,
mais elle avait peur des bêtes fauves qui, se glissant dans l'obscurité, auraient pu bondir sur elle.
Ce ne fut pas elle qui perdit patience, ce furent les indigènes, et peu à peu tous les prisonniers
furent libérés.

Plus que personne, Emé Eté aidait Ma. Elle savait toujours ce qui se tramait, et secrètement la
tenait au courant. Appelant un messager de confiance, elle lui remettait une bouteille. «  Porte vite
cela à Ma, disait-elle, et prie-la de remplir ceci de ibok (médecine) ; dépêche-toi. »
En recevant la bouteille, Ma comprenait sans peine de quoi il s'agissait ; cela voulait dire : « Sois
prête ! » Et elle se tenait prête. Lorsque retentissait le cri - « Cours, Ma ! cours ! », elle volait où
était le danger.
Une fois elle resta tout un mois habillée, se reposant sans ôter ses vêtements. Mais le résultat de
cette longue attente fut la libération d'un homme condamné à mort.
Il arrivait cependant parfois qu'une querelle était si soudaine, ou qu'on appelait Ma tellement à
l'improviste, qu'il était impossible à celle-ci de partir sur le champ. Alors, pour gagner du
temps, elle dépêchait un coureur agile à ceux qui allaient en venir aux mains ; elle leur envoyait
par ce messager une grande feuille de papier blanc sur laquelle elle écrivait quelques mots et
répandait des quantités de cire à cacheter pour lui donner un air important. Comme aucun des
combattants ne savait lire, ils examinaient fort minutieusement le « document, » en discutaient la
valeur... et ils n'avaient pas fini de parler que Ma était au milieu d'eux !
Celle-ci préférait de beaucoup, pourtant, en appeler au bon sens des chefs. Elle essayait d'obtenir
qu'ils se réunissent pour discuter entre eux de leurs affaires et prendre les décisions qu'ils
jugeraient nécessaires. Elle appelait cela « la manière de Jésus » ; mais les chefs disaient : « C'est
la manière du Dieu de la femme ». En réalité, n'était-ce pas l'art de se gouverner soi-même ?

UN PALABRE
Regardez la gravure ci-dessus. Elle représente Ma assistant à un palabre tenu dans une clairière de
la forêt, à 8 kilomètres d'Ekenge. Les chefs de deux tribus en face l'un de l'autre, sous d'immenses
ombrelles de couleur, portent de somptueux vêtements et sont entourés d'hommes armés. Ma,
assise entre les chefs, tricote ! Connaissant la passion des indigènes pour des flux de paroles, -
inutiles, la plupart du temps, - et prévoyant des heures de discussion, elle a apporté son ouvrage.
D'ailleurs elle se sentait plus calme, disait-elle, si ses mains étaient occupées.

Durant le palabre en question, les deux chefs prirent la parole à tour de rôle ; les heures
succédèrent aux heures, mais les chefs continuaient à déblatérer, et Ma devenait bien lasse.
L'excitation générale dégénéra bientôt en fièvre. La nuit vint tout à coup, ce qui est toujours le cas
sous les tropiques, et on alluma des torches qui donnèrent à la scène un aspect plus étrange
encore. « Maintenant cela suffit, déclara Ma. Il faut en finir. »

Un chef âgé récapitula tout ce qui avait été dit, et Ma prononça le verdict à la satisfaction des deux
partis. Puis, selon la coutume du pays, un des guerriers de chaque tribu s'avança et étendit la
main, on fit à cette main même une incision afin d'en retirer du sang qui fut mélangé à du sel, du
poivre et de la farine, et la moitié de cet horrible mélange fut avalée par chacun des guerriers !
C'est ce que les indigènes appelaient « l'alliance du sang » ; elle scellait la paix entre deux tribus.

La séance avait duré... dix heures ! Ma retourna chez elle au clair de lune, bien fatiguée et ayant
grand faim, mais reconnaissante du résultat de sa longue journée.
Vous le voyez : sa patience était inlassable, son amour sans bornes, et Dieu lui permit de recueillir
des fruits de son travail. D'année en année le champ de son influence s'étendit de plus en plus loin.
Au fond, elle était la reine de l'Okoyong et, de son humble demeure, elle régnait sur des milliers de
sujets. Le fait était d'autant plus remarquable qu'à cette époque toute la contrée appartenait à des
chefs qui étaient chez eux maîtres absolus, et qui auraient pu facilement, si tel eût été leur désir,
réduire à néant toute son oeuvre.

Mais bientôt il n'en fut plus tout à fait de même. Le pays fut placé sous le protectorat de la Grande
Bretagne, et des consuls s'établirent dans plusieurs districts. Lorsque Ma fut mise au courant de la
situation nouvelle, elle fit dire : « Surtout ne nous envoyez pas un consul, ou il y aura des troubles.
Mes gens sont fiers et sauvages ; ils lutteront contre vous ». - « Miss Slessor, lui répondit-on, vous
les connaissez en effet bien mieux que nous ; pourquoi ne seriez-vous pas notre consul auprès
d'eux ? »
Ma accepta la proposition. Elle établit un tribunal indigène et, comme Déborah, jugea le peuple et
lui apprit à obéir aux lois nouvelles. C'était un essai ; mais il réussit au-delà de toutes les
espérances. Les sauvages les plus récalcitrants se plièrent docilement sous le joug que Ma leur
imposait, et le protectorat britannique, au lieu d'entraîner une effusion de sang, s'établit dans la
paix et dans l'ordre.

Ma avait accepté ses nouvelles fonctions parce qu'elle était convaincue que le Seigneur désirait
qu'elle le fit. « Je ne suis qu'une pauvre femme bien faible et non pas une reine, comme le
prétendent mes amis ! » disait-elle. Mais les fonctionnaires du gouvernement ne partageaient pas
cet avis. Chaque fois qu'ils allaient la voir, ils étaient frappés de l'ascendant qu'elle avait sur le
peuple, de l'admiration et du respect que tous lui témoignaient. « C'est un miracle, disaient-ils à
leur retour, que cette reine blanche dans l'Okoyong. »
CHAPITRE V
 La maison de Ma ressemblait toujours à une grande nursery. Bien que toutes les mamans du
monde soient pareilles sous beaucoup de rapports, celles d'Afrique étaient ignorantes, étourdies,
ne savaient pas prendre soin de leurs enfants, et attachaient une telle importance aux étranges
coutumes païennes qu'elles se conduisaient souvent envers leurs tout petits d'une manière cruelle.
Du temps de Ma, c'était encore pire qu'aujourd'hui, parce qu'alors presque tous les gens étaient
esclaves.
Les bébés surtout faisaient grand'pitié à Ma, et elle se mettait en colère contre ceux qui, les
négligeaient, les affamaient ou les enivraient. « Pauvre chéri », disait-elle en ramassant par terre
un bébé abandonné, et en pensant aux soins dont les enfants sont entourés chez nous. À ses yeux
le plus petit être possédait une âme pour laquelle Jésus était mort ; elle les aimait, tous ces
négrillons, les lavait, les soignait, les berçait en chantant.

Dans la maison missionnaire il n'y avait pas de berceaux, mais il y avait quelque chose d'infiniment
mieux ! Autour du lit de Ma, placé au milieu de la chambre, des hamacs étaient suspendus au
plafond, et à chaque hamac une corde était fixée. On couchait les bébés dans les hamacs, et, si
l'un ou l'autre se réveillait pendant la nuit, Ma, de son lit, tirait la corde et bientôt, doucement
balancé, le bébé se rendormait ! Parfois, comme vous le pensez bien, plusieurs petits se
réveillaient à la fois, alors Ma tirait ensemble deux ou trois bouts de corde  ! Souvent il y avait une
demi-douzaine de hamacs autour du lit.

Et que d'efforts Ma eut à faire pour arracher à la mort quelques-uns de ces petits êtres  ! Mais
jamais elle ne leur marchandait ni son temps ni sa peine. Lorsqu'elle revenait tard d'une longue
marche dans la forêt, et qu'elle était fatiguée, qu'elle avait faim et sommeil, elle envoyait Janie se
coucher et s'occupait elle-même des petits qui avaient besoin d'elle. Vous la représentez-vous,
veillant seule dans sa maison forestière pendant les heures de la nuit, penchée sur un petit corps
maigre ? Les larmes aux yeux, elle contemplait la petite figure tirée, donnait à l'enfant un
médicament, le calmait, essayait de le soulager, pendant qu'à ses côtés la mort guettait une
nouvelle victime. Comme les gens s'imaginaient que les maladies étaient envoyées par le mauvais
esprit, on ne lui amenait les enfants que lorsqu'ils étaient mourants. Après leur avoir fermé les
yeux, elle les enveloppait dans une blouse blanche, les plaçait dans un coffre, les couvrait de fleurs
blanches et les enterrait dans son cimetière d'enfants.

Un jour que quelques femmes qui lui faisaient visite bavardaient entre elles au sujet des emplettes
qu'elles venaient de faire au marché, l'une d'elles fit la remarque que c'était « bien drôle » qu'un
bébé jeté dans la brousse cinq ou six jours auparavant fût encore vivant.
- Que voulez-vous dire ? s'écria Ma.
- Oh ! rien, Ma. C'est seulement une fillette qu'on a jetée dans la brousse parce que sa mère est
morte, et qui est encore vivante ; nous l'avons entendue pleurer quand nous avons passé par là ce
matin.

Ma n'en écouta pas plus long ; elle vola à l'endroit qu'on lui indiqua. Dans un terrain vague elle
trouva la petite abandonnée que les insectes rongeaient déjà. L'enfant pleurait doucement. Ma la
prit dans ses bras, la ramena chez elle, la coucha dans une calebasse et l'entoura de soins si
tendres que la petite se reprit à la vie. Les indigènes l'appelaient «  l'enfant du miracle ». Ma lui
donna le nom de Mary et l'adopta comme membre de sa joyeuse nichée. Mary resta auprès d'elle
jusqu'à son mariage dont nous parlerons plus tard.

Les jumeaux continuaient toujours à donner beaucoup de peine à Ma, tant les gens en
avaient peur. Elle avait beau dire aux indigènes : « Les jumeaux sont tout comme les autres
enfants ; si seulement vous les laissiez vivre, vous verriez bien qu'il n'y a pas de différence.
Regardez ma gentille Janie : c'est une jumelle », les raisonnements ne servaient à rien. Le seul
moyen pour elle de sauver ces tout petits, c'était de s'en emparer avant qu'on les eût tués. C'était
Emé Eté qui la faisait prévenir secrètement de la naissance de jumeaux. Dès qu'elle recevait le
message, elle abandonnait sur le champ son occupation, quelle qu'elle fût, et se rendait en hâte à
la maison qu'on lui avait désignée. Hélas ! elle arrivait souvent trop tard : les pauvres petits étaient
déjà morts, écrasés dans des pots, et la maman avait été chassée au loin. Mais si elle arrivait à
temps, elle emportait les enfants à la maison missionnaire, prenait soin d'eux, et les protégeait
contre les membres de leur famille qui essayaient, par tous les moyens possibles, de les saisir pour
s'en débarrasser.

Elle eut une fois entr'autres la joie de sauver la vie à des jumeaux nés, dans son village. Elle les
coucha dans son propre lit. Alors, grand émoi : chacun prédisait de terribles calamités, et Edem lui-
même se tint à distance.
« Je ne pourrai plus jamais aller à la maison de ma mère, gémissait-il ; non, plus jamais. »

Personne ne parlait à Ma ; les mères défendaient à leurs enfants de se trouver sur son chemin.
Triste et peinée, elle tint bon. Un des jumeaux mourut, mais l'autre vécut. Pourtant, les
gens aimaient leur Ma, malgré tout, et ils finirent par venir lui demander pardon.
« Ma, pardonne-nous, dirent-ils humblement. On ne nous a jamais appris à faire ce qui est bien.
Aime-nous comme autrefois. »
Ainsi se dissipa le nuage. Et même, - grand encouragement pour Ma, - le père du jumeau vivant
vint chercher son enfant, et reprit chez lui la maman. Quelle preuve irréfutable que la terrible
coutume commençait à perdre sa rigueur !

Puis, ce fut autre chose. Une femme esclave, nommée lyé, venait d'avoir des jumeaux. Elle
demeurait à environ 8 kilomètres d'Ekenge, et Ma, prévenue, se mit immédiatement en route. Elle
rencontra lyé dans la forêt, portant sur sa tête une boîte qui contenait les deux bébés, et
poursuivie par une foule d'hommes et de femmes qui l'agonisaient d'injures. Tout ce qui lui
appartenait avait été détruit, brisé ; on avait déchiré ses vêtements. Ma se chargea de la boîte, à
laquelle personne n'aurait d'ailleurs voulu toucher, même du bout des doigts, et aida la pauvre
maman à gagner la maison missionnaire. Mais il ne fallait pas songer à s'en approcher par le
chemin ordinaire, car personne n'aurait osé ensuite y marcher ! Il fallut donc que Ma et Iyé
attendissent patiemment, en plein soleil, qu'on eût défriché un autre sentier.

En atteignant enfin la maison, on s'aperçut que le petit garçon jumeau était mort ; mais la petite
fille vivait. En réalité cette petite n'était pas une négresse, mais plutôt une mulâtresse. Elle avait la
peau douce, un nez comme celui d'un enfant blanc et une jolie petite bouche, « vraie boutonnière »
disait-on. Ma lui donna le nom de Susie ; et Susie devint bientôt l'enfant gâtée de la maison et la
chérie de Ma. Sa maman Iyé était retournée auprès de sa maîtresse, mais revenait quelquefois voir
sa jolie fillette, dont elle était fière.
Quatorze mois se passèrent pendant lesquels Susie prit de plus en plus possession du coeur de sa
maman adoptive. Mais un jour, pendant une courte absence de Ma, et alors que Janie était en haut
à endormir un enfant, Mamie, une autre des fillettes, fut chargée de s'occuper de Susie qu'il fallait
toujours surveiller pour l'empêcher de faire quelque bêtise. Mamie assit l'enfant par terre pendant
qu'elle préparait le thé, et, étourdiment, posa non loin d'elle un pot d'eau bouillante : en un clin
d'oeil Susie s'empara du pot et en renversa sur elle le contenu. Elle fut horriblement brûlée. La
pauvre Mamie, croyant bien faire, versa de l'eau froide sur les brûlures. À son retour Ma, hors
d'elle, prit la mignonne dans ses bras, et ne la quitta ni jour ni nuit pendant quinze jours. Dans
l'espoir qu'un médecin pourrait sauver sa chérie, elle descendit avec elle à Creek Town, et au
milieu de la nuit réveilla le docteur ; mais celui-ci l'assura qu'elle avait fait tout le nécessaire et
qu'il n'y avait rien d'autre à tenter. Elle retourna donc à Ekenge, chargée de son précieux fardeau,
et ne put qu'assister en pleurant aux derniers jours de la fillette. Susie bégayait tout doucement  :
« Mem ! Mem ! » nom qu'elle donnait à Ma, et tendait sa menotte pour une caresse. Elle
s'endormit un dimanche matin dans les bras de Ma. Vêtue d'une robe blanche, son petit collier
autour du cou, tenant à la main une fleur, la chérie ressemblait à un petit ange. Le chagrin de Ma
faisait pitié. Les gens s'en étonnaient et se disaient les uns aux autres : « Vois comme elle
l'aimait ! » Ils vinrent tous pleurer avec elle, et se tinrent debout autour de la petite tombe.

Ma écrivait à ses amis d'Écosse :


« Mon coeur languit après ma petite bien-aimée. Oh ! ce silence ! cette place vide ! ce besoin
d'entendre de nouveau la petite voix câline ! 0 Susie ! Susie ! »

Dans son déchirement elle se décida à acheter la mère de Susie, Iyé, et à l'affranchir. Elle paya
l'esclave 250 francs ; et, à partir de ce jour, Iyé demeura dans la maison de la mission où elle fut
d'un grand secours à Ma et aux missionnaires qui lui succédèrent.

Il est impossible de raconter ici toutes les aventures de Ma avec des jumeaux : il y en aurait trop à
dire ! Pourtant voici une autre histoire à ce sujet.
Un après-midi, pendant qu'elle donnait une leçon à l'école, ou lui cria tout à coup par la fenêtre :
« Mal viens vite ! des jumeaux ! - Où ? demanda-t-elle. - À vingt kilomètres d'ici, dans la brousse ;
et la mère est très malade ».
« Il va faire un orage, dit Ma en regardant au dehors, et j'ai un bébé malade à la maison. C'est
égal : viens Janie, partons. »

Les deux voyageuses arrivèrent à destination par la nuit noire. D'épais nuages cachaient les
étoiles ; à peine y voyait-on à quelques pas devant soi. Ma trouva la mère sans connaissance,
étendue par terre. Un des bébés était mort, et Janie creusa un trou dans lequel elle l'enterra.
Obéissant bien malgré eux et avec force protestations aux directions de Ma, le père des jumeaux et
son esclave fabriquèrent une sorte de brancard sur lequel Ma plaça la femme  ; après quoi elle
obligea les deux hommes à porter le brancard à travers la forêt. Janie prit dans ses bras le bébé
vivant, et l'on se mit en marche à la seule lumière d'un morceau de bois allumé à une des
extrémités, et qui ne tarda pas à s'éteindre. Il n'y avait plus qu'à avancer de son mieux en pleine
obscurité ; mais bientôt tous s'arrêtèrent car ils s'étaient perdus. Posant à terre le brancard, les
deux hommes s'éloignèrent pour essayer de retrouver le sentier. Ma et Janie restèrent seules dans
la forêt mystérieuse, ayant à leurs pieds la femme qui commençait à gémir.
- O Mal dit Janie avec angoisse, s'ils ne revenaient pas !
- Alors, fillette, nous resterions ici jusqu'au matin.

Mais ils revinrent. Quelque chose brilla tout à coup dans les ténèbres et Janie trembla de frayeur.
C'était une torche que les hommes s'étaient procurée dans une hutte, et à l'aide de laquelle ils
retrouvèrent le sentier. On se remit en route. Lorsqu'enfin le triste cortège atteignit la maison
missionnaire, les porteurs étaient si exténués de fatigue qu'ils tombèrent à terre et  s'endormirent.
Ma aussi, certes, était lasse ! mais sa journée, à elle, n'était pas terminée. Armée d'un marteau et
de clous, elle alla chercher des feuilles de zinc et construisit un petit abri appuyé au mur de la
maison. Sous cet abri elle étendit la femme qui bientôt reprit connaissance et à laquelle elle donna
tous les soins nécessaires. Ce ne fut qu'alors qu'elle put songer à son propre repos. À bout de
forces elle s'étendit sur son lit sans se déshabiller et s'endormit profondément.

Le lendemain. le second des bébés mourut et sa pauvre maman ne tarda pas à le suivre. Brisée de
chagrin, elle ne cessait de se lamenter d'avoir eu des jumeaux et d'avoir ainsi perdu l'affection de
son mari. Mais Ma la consola, l'assurant que dans le monde meilleur qu'elle allait habiter personne
ne lui en voudrait d'être la maman de jumeaux. Ma mit le corps dans un cercueil qui fut ensuite
enseveli dans la brousse par le mari de la femme et son esclave.
- Oh ! pauvres mamans africaines !

La maisonnée de Ma s'était augmentée peu à peu. À Janie et Mary étaient venus s'ajouter Mana,
que deux hommes avaient saisie lorsqu'elle était allée chercher de l'eau à la fontaine, et vendue à
Emé Eté qui l'avait donnée à Ma ; la petite Annie qui eût été ensevelie vivante dans la tombe de sa
mère si Ma ne l'avait recueillie ; et six autres garçons et filles ! Rien d'étonnant à ce que la maman
adoptive fût souvent embarrassée de savoir comment nourrir, vêtir, élever tout ce monde !

Parfois les provisions se trouvaient subitement épuisées ; il n'y avait plus de boîtes de lait pour les
tout petits et il fallait, coûte que coûte, aller sans retard s'en procurer à Creek Town. Un jour que
Ma montait la garde auprès de quelques femmes enfermées dans une palissade et condamnées à
mort, Janie, qui de temps en temps lui passait une tasse de thé à travers la clôture, vint tout à
coup lui dire tout bas : « Nous n'avons plus de lait, et bébé pleure ».

Comment s'en tirer ? Dès qu'il fit nuit, Ma se glissa chez elle, coucha le petit affamé dans un panier
qu'elle remit à une femme, et à elles deux les voilà parties pour Creek Town où elles n'arrivèrent
qu'à 4 heures du matin. Ma réveilla une des dames missionnaires, se reposa pendant une heure,
puis elle et sa compagne retournèrent à Ekenge. Seulement cette fois ce fut dans la pirogue du bon
roi Eyo et sous la garde de ses rameurs ; ô joie ! l'absence de Ma n'avait pas été remarquée ; et
cette fois encore la maman blanche obtint la libération de toutes les prisonnières.

Comme vous le pensez bien, cette vaste « famille », composée de tant d'éléments divers,
n'engendrait pas la mélancolie ! Et Ma aimait à rire et à s'amuser tout autant que ses petits. Elle ne
pouvait pas les conduire dans de beaux magasins en au cinéma ! Alors elle imaginait de loin en loin
un jour de vacance, avec un goûter « très spécial » et des cadeaux pour chacun. Mais le plus grand
bonheur de tout ce monde, c'était l'arrivée à Ekenge des caisses envoyées d'Écosse.
Car, là-bas, on n'oubliait pas Ma et on travaillait pour elle - des vêtements, des livres, des
gravures, des riens de toutes sortes étaient réunis, emballés dans des caisses expédiées dans
l'Okoyong, à l'adresse de « Miss Slessor ».

Les élèves des écoles du dimanche écossaises pensaient eux aussi à la Mission du Calabar et lui
consacraient leurs petites économies, comme Ma l'avait fait autrefois. Ces élèves finirent par réunir
une somme suffisante à la construction d'un vapeur destiné à faire le service le long des deux
rivières, le Calabar et l'Okoyong. Le petit vapeur, une fois construit, reçut le nom de David
Williamson en souvenir d'un pasteur qui avait autrefois visité les stations missionnaires de ces
contrées. Mais vous ne devineriez jamais le nom que lui donnèrent les indigènes  ! Ils l'appelaient :
la pirogue qui fume !
Imaginez un peu l'excitation de tous les habitants de la maison missionnaire lorsqu'un messager à
moitié nu, la sueur luisant au soleil sur sa peau noire, apparaissait à Ekenge, et criait de loin :
« Ma ! la pirogue qui fume est à l'escale ! »
« Bravo ! répondaient une douzaine de voix. Des cadeaux ! Ma, pouvons-nous partir tout de
suite ? »

Ma, non moins ravie que ses négrillons, était tout aussi pressée qu'eux de déballer les caisses !
Hommes, femmes et enfants, dévalaient en courant le sentier conduisant à la berge où le David
Williamson était amarré.

D'ordinaire les caisses étaient trop lourdes pour être transportées telles quelles chez Ma ; il fallait
les ouvrir sur place, réunir plusieurs paquets en un seul, et confier ces colis aux indigènes qui les
portaient sur leurs têtes et défilaient un à un sur le sentier à travers la forêt. Parfois il fallait deux
ou trois voyages avant que tout le contenu de toutes les caisses fût réuni dans la maison
missionnaire. Mais alors, avec quelles délices on ouvrait les paquets ! Quels cris de ravissement
poussaient les enfants, - et mêmes les grandes personnes ! - en contemplant tel ou tel objet qui
leur paraissait tenir du prodige !

On trouvait dans ces caisses des douzaines de vêtements en indienne, des lainages, des bérets,
des cache-nez, des mouchoirs, des serviettes, des rubans, des boutons, du fil, des lacets, des dés,
des aiguilles, des épingles, des perles, des cuillères et des couteaux, des livres d'images, des
textes à suspendre au mur, des plumes, et que de choses encore ! Les femmes touchaient avec
une admiration pleine de respect les jolis petits objets de layette ; et les hommes battaient des
mains lorsque Ma exhibait aux regards une robe ou un corsage, aux brillantes couleurs.
Ma n'osait pas donner les poupées en cadeau, parce qu'elle craignait qu'on n'en fit des idoles ! Elle
se servait des poupées les plus soigneusement habillées comme leçons de choses pour enseigner
aux femmes comment se faisaient les vêtements et comment ils se portaient. Certains objets fort
communs chez nous étaient considérés comme des trésors là-bas. Ainsi lorsque Ma offrit un essuie-
plumes à Janie, celle-ci s'écria d'un ton de reproche :
« Quoi, essuyer avec cela une plume sale ? Jamais ! » Et elle pendit son essuie-plumes au mur, en
guise d'ornement.

À une vieille femme récemment convertie, Ma remit une gravure intitulée : « La lumière du
monde. » La vieille, regardant la gravure avec émotion, dit : « Oh ! je ne serai plus jamais seule. »

Si vous aviez observé Ma pendant qu'elle déballait et examinait le contenu des caisses, vous
l'auriez surprise fourrageant partout comme si elle cherchait quelque chose de spécial. Et
lorsqu'elle avait trouvé l'objet de son désir, elle poussait un cri de triomphe ! C'étaient... des boîtes
de caramels et de chocolats ! Chacun savait en Écosse qu'elle aimait les sucreries, et jamais on ne
lui aurait adressé une caisse sans y mettre quelques bonbons. « Mes petits aiment les sucreries »,
disait-elle à ses amis ; mais ceux-ci lui riaient au nez et répondaient : « Et Mary Slessor les aime
autant qu'eux ! » - « Certainement », reconnaissait-elle, riant à son tour.

Quand tout avait été examiné, et que Ma avait dit aux enfants qui avait envoyé ceci et cela, tous,
se mettaient à genoux et remerciaient le Seigneur d'avoir mis au coeur de tant d'amis de penser à
eux, membres de son troupeau africain.
Puis Ma disait : « Allons nous coucher, mes chéris. Mais quelle belle journée nous avons eue  ! C'est
presque comme un anniversaire de naissance. Puissions-nous en avoir beaucoup d'autres
semblables ! »

Ma ne distribuait pas gratuitement tout ce qu'on lui envoyait d'Écosse. Elle donnait à Edem une
robe de chambre aux couleurs voyantes, - robe qu'il revêtait pour les séances du tribunal,
provoquant ainsi l'admiration... et la jalousie ! Ma donnait encore un vêtement en flanelle de coton
à une femme pauvre et âgée, pour lui tenir chaud en hiver ; mais, en règle générale, elle préférait
que l'on gagnât par son travail l'objet qu'on désirait posséder, ou que l'on payât une partie du prix.
Elle enseignait ainsi aux indigènes à vouloir se procurer tel ou tel vêtement, et cela seul était déjà
un progrès très réel.
À ce sujet cela vous intéressera de savoir que, de tous les objets que Ma possédait ceux que les
femmes indigènes admiraient par-dessus tout étaient sa pendule, sa machine à coudre et son
harmonium. On venait de bien loin pour contempler ces merveilles qui excitaient l'envie générale.
CHAPITRE VI
 
Il ne faut pas s'étonner si des peuplades sauvages, si nouvellement soumises au protectorat de la
Grande-Bretagne, oubliaient bien vite les lois qui leur avaient été imposées, pour continuer leur vie
accoutumée. Ma voyait bien ce qui en était ; souvent elle menaçait les indigènes de leur faire sentir
le joug du pouvoir dont elle était le représentant de par son titre de consul.

Une fois, les terres d'une veuve avaient été saisies. Elle demanda aux gens s'ils préféraient que le
cas fût jugé par la loi de Dieu ou par le consul accompagné d'un canon. Les indigènes réfléchirent,
puis répondirent. « Iko Abasi », (par la loi de Dieu).
Sur ce, Ma ouvrit sa Bible et lut à haute voix :
« Voilà la loi de Dieu », dit-elle. Et les terres furent rendues à la veuve.
Puis un chef mourut, et un innocent fut accusé d'avoir causé sa mort. Ma en fut avertie ; mais une
tempête faisait rage et elle envoya le message suivant : « Dès que la pluie aura cessé, je viendrai
voir de quoi il s'agit ».
« C'est cela ! grognèrent les gens. Et, quand elle viendra, elle ne nous permettra pas de donner le
poison au prisonnier. Cachons-le bien vite ».
Et d'urgence ils expédièrent cet homme au fin fond de la forêt, hors de l'atteinte de Ma.
Lorsque celle-ci, fatiguée et malade, apprit les faits, elle dit simplement : « Très bien ; cette fois-ci
je n'irai pas à leur recherche. Il faut absolument qu'ils apprennent à obéir aux lois, et il est temps
que je leur donne une leçon ».

Elle écrivit sur le champ au consul de Duke Town, le priant d'envoyer quelqu'un qui eût l'autorité
nécessaire pour imposer sa décision dans la circonstance présente. Et, afin d'être sûre que la lettre
arriverait à destination, elle la porta elle-même à l'embarcadère et la remit à un homme de
confiance.
Mais en pays nègre tout se sait ! Ce que Ma venait de faire parvint sans retard à l'oreille des
perturbateurs, et ils sortirent de la forêt en aussi grande hâte qu'ils s'y étaient cachés. Ils se
précipitèrent à la maison missionnaire.
- Où est Ma ? demandèrent-ils à Janie. Nous avons besoin de Ma.
- Ma a été chercher le consul, répondit Janie, de fort mauvaise humeur. J'espère qu'il viendra avec
un gros canon. Il en est temps. Vous êtes en train de tuer Ma avec vos sottises.

Confus et sérieusement alarmés, ces hommes se retirèrent. Pour eux, « un gros canon » signifiait
leurs maisons et leurs récoltes détruites, ruinées, des arrestations, des emprisonnements. Dès que
Ma fut de retour, ils revinrent, et la supplièrent d'obtenir du consul qu'il s'engageât d'avance à ne
pas venir avec l'idée de leur faire la guerre.
« Entendu, répondit Ma ; nous aurons un grand palabre et nous discuterons sur toutes vos
mauvaises coutumes. »

Lorsqu'arriva l'envoyé officiel du consul, accompagné de quelques soldats, il fut bien amusé de
trouver cette reine « d'Okoyong » assise nu-tête sur son toit pour y réparer une brèche ! Ma
descendit et reçut ses visiteurs. Un grand palabre eut lieu, et les chefs promirent solennellement de
ne tuer personne aux enterrements, et de laisser vivre les jumeaux.
Mais Ma leva les épaules. « Ils promettront tout ce que vous voudrez, dit-elle au représentant de
l'autorité britannique ; n'empêche qu'il me faudra les surveiller comme du lait sur le feu. » Car elle
les connaissait à fond ses amis les indigènes ! En effet, ils ne tinrent pas leurs engagements, et Ma
dut demander que le consul vînt en personne, ce qui fut fait. Sir Claude Macdonald parla aux chefs
avec bonté, mais aussi avec fermeté. « Les lois sont faites pour votre bien, dit-il, pour votre sûreté
et pour maintenir la paix ; mais si vous ne les observez pas, vous serez punis. »

Acquiesçant à tout ce que disait le consul, les chefs lui déclarèrent : « Monsieur, quand on nous dit
quelque chose une fois, nous n'y faisons pas attention ; mais quand on nous le dit deux fois, nous
y obéissons ».
Ma aussi prit la parole. Elle parla des bénédictions qui accompagneraient l'obéissance aux lois,
dépeignit les jours de bonheur et de paix dont le pays jouirait, - même après qu'elle aurait disparu.
« Ma ! Ma ! interrompirent les chefs vivement émus, tu ne peux nous quitter ! Tu es notre mère et
nous sommes tes enfants. Dieu ne te prendra pas avant que nous ne puissions marcher tout
seuls ».

Cela se passait en 1896. Après ces événements importants, la vie de Ma se fit plus active et
remplie que jamais. Elle s'aperçut que petit à petit les habitants d'Ekenge quittaient le village pour
aller s'établir plus avant dans le pays, et bâtissaient de nouvelles huttes à un endroit appelé Akpap.
Elle décida de les suivre.
La Mission promit de lui bâtir une maison à Akpap ; mais construire une maison prend du temps,
surtout en Afrique où personne n'est pressé !

En attendant l'accomplissement de cette promesse, il fallait bien que Ma se logeât, elle et sa


nombreuse famille. Elle ne trouva de disponible qu'un petit hangar, sorte d'étable à deux
compartiments comme ces cabanes de bergers dans la montagne, qui sont dépourvues de fenêtres
et qui ont le sol pour plancher. Mais Ma, comme de coutume, pensa au Maître qu'elle servait, et
qui, lui, n'avait pas même un « lieu où reposer sa tête » durant sa vie terrestre ; elle ne se plaignit
pas. Elle arrangea ses caisses dans un des compartiments de la hutte et elle et ses enfants
s'installèrent dans l'autre.

LA MAISON DE MA À AKPAP
Le hangar, rendez-vous général des rats, lézards, fourmis, cafards, et de tous les insectes qui
volent ou qui rampent, laissait fort à désirer lorsqu'on espérait dormir. Les rats se servaient de Ma
comme d'un tremplin pour gagner le toit où ils se livraient à un jeu de cache-cache des mieux
réussis.

M. Ovens, arrivant à Akpap pour y entreprendre la construction de la maison missionnaire, voulut,


pour se rafraîchir, se laver la figure. Dans la demi-obscurité de la hutte, il aperçut une cuvette
pleine d'eau et qui contenait même ce qu'il prit pour une éponge. Ravi, il saisit ladite éponge ; la
promena sur sa figure, et découvrit... que son éponge n'était ni plus ni moins qu'un rat noyé  !
De cette humble demeure, comme si c'eût été un palais, Ma continua à régner sur l'Okoyong.

Hélas ! une maladie étrange s'abattit sur les enfants de la contrée ; quatre des tout petits de Ma en
furent atteints et y succombèrent. Puis la petite vérole, ce terrible fléau, frappa le pays et en
décima les habitants. Partout les huttes étaient remplies de cadavres que personne n'osait
ensevelir. Ma, occupée de l'aurore à la nuit et souvent de la nuit à l'aurore, vaccinait les bien
portants, soignait les malades et les mourants. Au grand chagrin de Ma, Edem fut atteint à son
tour. Malgré tous ses défauts, résultat inévitable de son éducation païenne, il avait toujours
témoigné de la bonté à Ma, et celle-ci lui en était reconnaissante. Edem n'avait pas suivi ses sujets
à Akpap, et ce fut à Ekenge que Ma se rendit pour le soigner. Elle le trouva absolument seul, car
tous l'avaient fui dès les premiers symptômes de la maladie. Pendant de longues heures elle lutta
de son mieux contre le mal. Vains efforts : Edem mourut vers le milieu de la nuit. Alors, fatiguée
comme elle l'était par sa longue marche, son manque de sommeil et tous ses travaux récents, Ma
sortit de la hutte, alla chercher des planches, fit un cercueil dans lequel elle plaça le cadavre, puis
elle creusa une fosse et y enterra le chef.

Vous avez bien compris ? Cette femme, seule dans la nuit, en pleine forêt, fit un cercueil, creusa
une tombe, ensevelit un mort...

Lorsque le chef d'Ekenge entra dans « le monde des esprits », il n'y eut ni danses, ni orgies, ni
meurtres autour de son cercueil ; mais les étoiles silencieuses brillaient au ciel, et une femme
blanche, solitaire et triste, priait près de la tombe. L'aube naissante trouva Ma se traînant
péniblement à Akpap, où elle arriva brisée et dut s'aliter.
Elle ne se reposa pas longtemps ! Partout on l'appelait.

Cependant, après plusieurs accès de fièvre, elle dut reconnaître que l'énergie et la volonté d'agir ne
remplaçaient plus pour elle les forces physiques épuisées. Ses amis de la Mission lui répétaient  :
« Si vous ne prenez pas un congé immédiatement, vous mourrez ». Elle ne désirait pas mourir
encore : elle voulait vivre et travailler pour Jésus, son Maître et son Sauveur. « Très bien, répondit-
elle donc ; si un congé doit me rendre des forces, va pour le congé  ! Mais que faire de mes
petits ? »

Une dame missionnaire d'une autre station offrit de se charger de deux des plus jeunes et de
quelques fillettes avec l'aide d'lyé. Sur quoi Ma décida que Janie, Mary, Alice et Maggie
l'accompagneraient en Écosse.
- Ma, protestèrent ses amis, malade comme vous l'êtes, vous n'allez pas voyager avec quatre
petites négrillonnes ? Impossible !
- Dieu peut faire que l'impossible devienne possible, dit-elle simplement. Il prendra soin de moi et
des enfants.

Et elle expliquait : « Janie est déjà grandette et m'aide beaucoup ; Mary a cinq ans et se tire
d'affaire toute seule ; Alice a trois ans et est une petite débrouillarde, et Maggie, qui n'a que seize
mois, se tient assise et s'amuse d'un rien ». C'est ainsi que, comme toujours, elle aplanissait des
difficultés qui pour tout autre eussent paru insurmontables !

Restait la question des vêtements.


-Avez-vous le nécessaire ? demandait-on à Ma.
- Nous ne possédons que ce que nous avons sur le dos ; les fourmis ont tout abîmé pendant ma
maladie. Mais là encore le Seigneur pourvoira.
« Qu'il te soit fait selon ta foi », dit Jésus. Lorsque Ma et son quatuor arrivèrent à Duke Town, elles
y trouvèrent une caisse qui venait d'arriver de Glasgow à l'adresse de Ma, et qui contenait
exactement tout ce dont les voyageuses avaient besoin. En remerciant les donateurs, Ma leur
écrivit qu'elle espérait qu'ils ne seraient pas vexés de l'emploi qu'elle avait fait de leurs cadeaux,
car vraiment, leur dit-elle, tout sera employé pour le service du Christ, comme si les vêtements
avaient été distribués dans l'Okoyong.

On était alors en 1898. Le voyage fut des plus faciles. La bonté de chacun enveloppait Ma comme
un chaud rayon de soleil. À l'arrivée à Liverpool, elle remit son porte-monnaie à un employé
du chemin de fer en le priant de lui procurer les billets pour le train. L'employé, vivement intéressé
comme tous les spectateurs par cette femme blanche entourée de quatre petites négresses, se
hâta de prendre les billets et d'installer confortablement les voyageuses dans le train pour
Edimbourg. À Edimbourg une vieille amie de Ma l'attendait sur le quai, et emmena toute la bande
chez elle.
« Est-ce que Dieu n'est pas bon pour nous ? » demandait souvent Ma avec un joyeux sourire.

Naturellement tout le monde ouvrait de grands yeux à l'apparition des petites négresses, mais tout
le monde les traitait avec bonté, surtout ceux qui apprenaient leur triste histoire Janie seule savait
quelques mots d'anglais, mais toutes ces fillettes étaient intelligentes et eurent bientôt fait de
comprendre ce qui se disait autour d'elles. Mary fut même envoyée à l'école.

Après un séjour chez sa vieille amie, Ma crut préférable de louer une petite maison au bord de la
mer et d'y vivre comme en Afrique, Janie faisant la cuisine et Ma se promenant partout nu-tête et
pieds nus. Mais vivre en Écosse comme on vit sous les tropiques n'est pas chose si aisée que Ma se
l'imaginait, et on la trouvait souvent grelottant auprès d'un grand feu ! Ce que voyant, une autre
amie de Ma imposa sa douce volonté et emmena toute la maisonnée dans un joli village en pleine
campagne, où l'on passa juillet et août.

Ma dut cependant quitter cette demeure de paix pour aller parler à des réunions missionnaires.
Sa réputation s'était encore accrue depuis son précédent séjour en Écosse et chacun était
impatient de voir et d'entendre cette étonnante femme-pionnière qui vivait seule au milieu des
sauvages.
Mais Ma était restée timide ; en particulier elle refusait énergiquement de parler en public du
moment que le sexe fort était représenté. Et si on se permettait de faire son éloge, elle se sauvait
tout simplement ! Elle ne se mettait jamais en scène : c'est de l'oeuvre qu'elle parlait, et des
besoins de cette oeuvre qu'elle n'appelait jamais sienne.

On obtint qu'elle prît la parole dans une grande assemblée à Edimbourg. Comme de coutume, elle
parla très bien. Quelques étudiants en théologie se glissèrent sans bruit sous une tribune pour
l'écouter ; elle ne sembla pas y faire attention, mais tout à coup, s'adressant à eux directement,
elle leur dit : « Il y a ici beaucoup d'étudiants qui sont prêts à servir Jésus ou qui se préparent à le
faire. D'ici peu, ils se mettront à la recherche de belles églises et de confortables presbytères, alors
que là-bas il y a des multitudes qui n'ont jamais entendu parler de leur Sauveur. Pour l'amour de
Dieu ne veulent-ils pas venir là-bas travailler en son nom ? »

Souvent elle parlait des bienfaits de la prière. « Si vous vous sentez tout à coup poussé à prier
pour tel ou tel missionnaire, disait-elle, faites-le tout de suite, où que vous soyez. Peut-être que
celui ou celle pour qui vous priez est à ce moment précis en grand danger. Une fois que j'avais à
faire à une foule d'hommes armés réunis dans un enclos, je sentis qu'une force m'était donnée
pour leur tenir tête en réponse à la prière de quelqu'un. »

À une autre réunion, s'adressant aux jeunes, elle leur dit comment se reconnaissent les gens bien
élevés et comme il faut : « Ce n'est pas, dit-elle, parce qu'ils portent de beaux habits ou possèdent
de grandes richesses, mais c'est parce qu'ils ont des manières affables et de la considération pour
les autres. Ce n'est pas parce qu'ils donnent leur argent ou se privent d'un peu de luxe pour hâter
la venue du Royaume de Dieu, mais c'est parce que, chaque jour et de bon coeur, ils renoncent à
eux-mêmes en faveur des autres, de ceux qui sont près et de ceux qui sont loin ».

C'est avec les enfants qu'elle était le plus à son aise ; et, lorsqu'elle entourait avec eux la table à
thé, ou qu'elle s'asseyait par terre devant le feu en bonne compagnie, elle se surpassait. Elle leur
racontait quelque terrible histoire qui les faisait trembler, - histoire vraie de ce qui lui était
personnellement arrivé dans l'Okoyong. « 0 Maman, demandaient ces chéris lorsque leur mère les
bordait le soir dans leurs lits, comment miss Slessor peut-elle vivre comme cela, toute seule avec
ces sauvages, et les bêtes féroces si près ? »
« Ah ! répondait la maman tout doucement, elle le fait parce qu'elle aime Jésus et veut le servir. Je
me demande si toi tu aimerais ton Sauveur à ce point-là ? »
Et les petits cerveaux des jolies petites têtes enfoncées dans les doux oreillers se le demandaient
aussi...

Ma était également un problème pour les grandes personnes, car on voyait bien qu'elle était non
seulement timide, mais craintive. Ainsi jamais elle n'aurait traversé un champ dans lequel passait
une vache ! Elle n'osait pas traverser une rue seule, et n'arrêtait pas un omnibus en marche : elle
n'y montait que s'il s'arrêtait par hasard pour un autre voyageur ! Elle tremblait dans un petit
bateau ou dans une voiture qui allait vite. Qu'aurait-elle donc éprouvé dans une auto faisant du 60
à l'heure !

Pourquoi donc les choses l'effrayaient-elles à ce point ? Parce que tout cela ne concernait qu'elle
personnellement. Lorsqu'il ne s'agissait pas d'elle-même, que le danger était pour les autres et
qu'elle devait défendre et protéger ceux-ci, alors elle s'oubliait absolument, ne pensant qu'à ce qu'il
y avait à faire ; elle se montrait alors brave et forte comme peu d'hommes le sont. Volontiers elle
se serait sacrifiée pour les autres au service de Jésus.

Ma avait compté que son absence durerait un an ; mais, lorsque vint l'hiver d'Écosse avec son ciel
gris, son froid pénétrant et ses pluies perpétuelles, elle et ses fillettes eurent faim et soif du soleil
et de la chaleur de l'Afrique. Et puis, comme vous le devinez bien, Ma pensait toujours à l'Okoyong
et à l'oeuvre qui l'y attendait. Aux amis qui tâchaient de la décider à rester en Écosse plus
longtemps elle répondait : « Si vous ne me laissez pas partir, j'irai là-bas à la nage. Pensez à tous
ceux qui meurent sans connaître Jésus ».

Elle et ses fillettes se remirent donc en route et passèrent sur mer la Noël de 1898. Quelle
réception les attendait à Akpap ! Quelle bienvenue elles reçurent ! « Tout ira bien maintenant
puisque Ma est de retour ! » disaient les indigènes ! La souveraine de l'Okoyong avait repris son
sceptre.

Mais les trois années qui suivirent furent les plus solitaires, les plus arides que Ma eût encore
connues. La Mission, qui avait espéré lui envoyer une aide, ne put le faire ; elle-même fut
empêchée d'aller une seule fois au Calabar, et elle reçut fort peu de visites des autres
missionnaires. De plus, elle avait à lutter sans trêve contre sa mauvaise santé ; pour elle, pas un
jour ne se passait sans souffrance ; elle avait de longues nuits d'insomnie, et de violents accès de
fièvre qui la laissaient presque mourante. Représentez-vous ce que cela devait être pour elle de
n'avoir personne d'autre pour la soigner que ses fillettes noires. Pourtant, jamais elle ne se laissait
aller à la mélancolie. Son indomptable énergie l'aidait à tenir tête à la faiblesse envahissante ; dès
qu'elle le pouvait, elle faisait un effort pour se remettre au travail en souriant et d'un coeur
vaillant.

Comme toujours, il s'agissait d'aller en toute hâte arracher des jumeaux à la mort, ou de s'occuper
de petits orphelins, ou encore de se rendre à quelque village pour y lutter contre l'ivrognerie, sans
parler du travail sur la station même. La maison missionnaire était maintenant bâtie, - rien de bien
confortable, vous pouvez m'en croire, - mais enfin une maison « avec un étage ». Grand luxe, vous
le voyez ! Le bas de la maison servait d'école, d'église et de lieu de réunion. Ma y tenait le culte du
dimanche et les classes bibliques.

De plus, elle avait à présider les séances du tribunal, à assister aux palabres, à s'occuper du
dispensaire, à faire des réparations, etc. etc. Elle était si absorbée qu'il pouvait lui arriver d'oublier
à quel jour de la semaine on en était. Une fois elle célébra les services le lundi, croyant être au
dimanche, et une autre fois on la trouva réparant son toit un dimanche alors que les services
avaient eu lieu la veille !

Ma tenait les rênes du gouvernement d'une main à la fois ferme et douce. Les années écoulées
l'avaient tant soit peu changée, en ce sens qu'elle comprenait maintenant la nécessité de se
montrer parfois sévère avec les indigènes, et qu'elle leur parlait souvent comme un homme
n'aurait jamais osé le faire. Quiconque comparaissait devant son tribunal pour avoir maltraité une
femme était sévèrement puni ; et si un chef se permettait d'être d'un autre avis que le sien, ôtant
une des pantoufles qui faisaient partie de son costume « officiel », elle en frappait le rebelle sur
son épaule nue !

Jamais elle n'avait peur de ces gens ; de nuit et de jour elle circulait sans armes parmi eux ; les
portes de sa maison n'étaient pas fermées à clef. Un jour que la foule s'était saisie d'un meurtrier
et l'avait presque écartelé avant de le lui amener, elle écouta l'accusation, puis décida d'envoyer le
prisonnier au tribunal de Duke Town. Alors, renvoyant ceux qui le gardaient, elle lui enleva ses
chaînes, le fit entrer dans la maison missionnaire, s'assit, et parla longuement et sérieusement à ce
meurtrier. L'homme, grand, violent, sombre, n'aurait pas eu grand'peine à la renverser d'un coup
de poing et à se sauver dans la forêt ; mais il écouta en silence ce qu'elle lui disait et se laissa
conduire dans une chambre où elle l'enferma le reste de la nuit.

Pendant les longues années qu'elle passa dans l'Okoyong, on ne lui fit mal qu'une seule fois et ce
fut par accident : elle voulut séparer de force deux combattants et, dans la bagarre, le bâton de
l'un d'eux la frappa. Un cri d'horreur retentit.
« Ma est blessée ! Notre Ma est blessée ! »

Des deux camps on se rua sur le malheureux homme qui tenait encore son bâton, et on le mit dans
un état pitoyable.
« Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! criait Ma. Il n'avait pas eu l'intention de me frapper. »

Usant de toute sa force, elle fit reculer les agresseurs et arracha de leurs mains l'homme presque
mort.
Ainsi, une à une, les années s'écoulèrent et l'aube de 1900 se leva. « Un siècle nouveau, dit Ma
d'un air rêveur. Qu'apportera-t-il ? Qu'il nous suffise de savoir que la bonté du Seigneur ne nous
fera jamais défaut. »

Il y avait maintenant quinze ans que Ma était arrivée dans l'Okoyong, et elle n'avait pas perdu sa
récompense. Non seulement les vieilles coutumes païennes avaient presque entièrement disparu et
le pays était en pleine paix, mais le nombre des disciples de Jésus augmentait de plus en plus.

En août 1903 l'Eglise fut fondée, et sept jeunes chrétiens reçurent le baptême en présence d'une
grande assemblée. Le lendemain, onze des « enfants » de Ma furent aussi baptisés, et ce même
jour, - splendide journée de dimanche, - les chrétiens se réunirent pour la première fois autour de
la Table du Seigneur.
Ma, profondément émue, écouta les larmes aux yeux le chant, en efik, du psaume CIII. Elle aussi
pouvait dire : « Mon âme, bénis l'Éternel ». « Rappelez-vous, dit-elle aux jeunes chrétiens
membres de la jeune Église, que maintenant c'est à vous qu'on regardera et non à moi, pour juger
de ce qu'est la puissance de l'Évangile. »

A elle seule, Ma avait mené à bonne fin, dans l'Okoyong, le travail pour lequel, au Calabar, il avait
fallu le nombreux personnel de la Mission. Mais jamais elle n'acceptait qu'on lui en fît honneur  ; elle
n'était, disait-elle, que l'instrument dont le Seigneur se servait pour manifester son pouvoir. Lui
était le Roi de l'Okoyong ; elle n'était que son humble servante.
 QUATRIÈME PARTIE
Nouvelles Conquêtes
1902-1910.

CHAPITRE I
Après le Calabar, l'Okoyong. « Et après l'Okoyong ? » demandez-vous. En effet, Ma faisait
maintenant d'autres rêves : vous les connaîtrez bientôt.
En vous promenant dans les sentiers fleuris de la campagne, par une belle journée d'été, avez-
vous parfois respiré tout à coup une douce bouffée de parfum dont vous n'arriviez pas à découvrir
la provenance ? Vous aviez beau fouiller les haies, écarter les branches des buissons : impossible
de trouver la plante dont l'arôme devenait pourtant de plus en plus pénétrant. Et puis, vous
découvriez soudain un églantier odorant, et le mystère s'expliquait.

Mary Slessor ressemblait à cet églantier qui répand partout son doux parfum. L'influence de sa
bonté gagnait de proche en proche ; sa renommée arrivait jusqu'à des contrées situées à des
lieues de l'Okoyong, et les gens se disaient les uns aux autres : « Allons voir cette étonnante Mère
blanche ».

Quittant leurs villages, voyageant à travers forêts, rivières et gorges profondes, risquant d'être
capturés et mis à mort par les tribus hostiles dont ils traversaient les territoires, ces sauvages
arrivaient auprès de Ma pour lui demander aide et conseil. Souvent ces gens parlaient un dialecte
que Ma ne comprenait pas, et il fallait s'entretenir par signes. Des chefs, habitant des districts
qu'elle ne connaissait même pas de nom, lui envoyait des messages comme celui-ci : « 0 grande
Mère blanche ! venez demeurer au milieu de nous, et nous serons des hommes de Dieu ». Des
esclaves échappés des régions de cannibales, et qui avaient été condamnés à être mangés, se
réfugiaient chez elle. Là, chacun trouvait bon accueil et tout ce dont il avait besoin  ; et à tous Ma
parlait du divin chef et vrai Sauveur de l'Afrique,

D'autres visiteurs venaient aussi dans l'Okoyong d'au delà de la rivière ; mais eux n'étaient pas
reçus avec bienveillance par Ma : c'étaient les marchands d'esclaves. Une rage sourde grondait en
elle contre la cruauté de l'esclavage. Mais cette rage éclatait, lorsque, à l'ouïe d'amers sanglots, Ma
se retournait vivement et voyait apparaître le lamentable défilé de petites filles nues, que poussait
devant lui un homme chargé de grosses barres de cuivre, la monnaie courante du pays. Saisie de
colère, elle montrait le poing au triste commerçant, et le grondait de la bonne manière ; mais celui
auquel elle adressait sa harangue n'en avait cure, et se contentait de ricaner en demandant à Ma
laquelle de ces esclaves elle désirait acheter ! Il énumérait les qualités de chacune comme s'il se
fût agi d'autant de têtes de bétail.
Parfois il y avait des malades parmi ces esclaves ; celles-là, le marchand les laissait aux soins de
Ma. Mais comme il lui était dur, à cette maman blanche, de les rendre ensuite à leur terrible
propriétaire !

Ma connaissait très bien plusieurs de ces marchands de chair humaine, et avait eu de longs
entretiens avec eux au sujet de la contrée mystérieuse où ils s'approvisionnaient. Aucun homme
blanc n'y avait encore pénétré ; Ma se rendait compte que cette contrée était encore plus pervertie
que ne l'était autrefois l'Okoyong. Ce pays s'appelait l'Ibo. Une des tribus de l'Ibo, les Aros, tribu
cruelle et rusée, étendait sa domination sur une très vaste région ; et c'étaient ces Aros qui
volaient des gens partout, et les vendaient aux marchands d'esclaves. Dans une autre contrée, au
sud de l'Ibo, appelée l'Ibibio, ceux-ci se procuraient également de ce gibier humain. Les indigènes
de l'Ibibio, sauvages très pauvres et misérables, vivaient en petits groupes cachés au plus profond
des forêts, dans la terreur de ces marchands.

Les Aros avaient un fétiche, - qu'ils appelaient chuku ou juju, - dans une gorge rocheuse le long de
laquelle coulait un ruisseau. Cet endroit se nommait Aros-Chuku, ce qui signifie « le dieu
des Aros ». Là dans un étang, entouré d'arbres et de plantes grimpantes, couvert de nénuphars,
nageaient d'affreux poissons-chats aux yeux féroces, tenus pour sacrés, et dont nul ne devait
s'emparer sous peine de mort.

LA HUTTE DU JUJU
Sur une petite île, dans une hutte, le juju vivait, disait-on, gardé par ses prêtres. Les indigènes
s'imaginaient que ce fétiche pouvait les aider dans leurs difficultés, et ils se rendaient à sa hutte
pour lui demander de régler leurs différends.

Quelquefois les prêtres du juju transmettaient à ses adorateurs ce qu'ils disaient être un message
envoyé par lui. Mais, en d'autres occasions, ils déclaraient que la nourriture et l'argent apportés par
les pèlerins ne suffisaient pas au juju et que celui-ci réclamait un sacrifice humain. Alors, un
malheureux était conduit, les yeux bandés, dans le vallon, et le sang de la victime rougissait
bientôt les eaux de l'étang. Enfin, d'autres fois encore, un pèlerin était, au dire des prêtres, «  saisi
par le juju », et les prêtres jetaient dans l'étang une teinture couleur de sang pour faire croire que
le malheureux avait été offert en sacrifice ; mais en réalité il avait été, vendu aux marchands
d'esclaves, ou mangé dans des festins d'anthropophages.

Or, voici quel était le rêve de Ma : aller s'établir dans cette terrible contrée et y travailler comme
elle l'avait fait dans l'Okoyong. Elle parla de son projet aux marchands d'esclaves. Ceux-ci, qui
l'aimaient et admiraient son courage, lui répondirent :
- En ce qui nous concerne, nous ferons de notre mieux pour vous aider ; mais nous ne pouvons
répondre de la conduite des prêtres : ils vous tueront peut-être.
- J'en courrai le risque, dit-elle. Dès que je pourrai quitter l'Okoyong, vous me verrez arriver là-
bas.

Afin d'en savoir davantage sur le pays, Ma remontait souvent la rivière en pirogue. Pendant un de
ces voyages, et alors que plusieurs des enfants l'accompagnaient, la pirogue fut attaquée par un
énorme hippopotame. S'élançant sur la frêle embarcation, l'affreuse bête essaya de la
renverser ; les hommes enfoncèrent leurs rames dans sa gueule, mais le monstre leur tenait tête
et faisait de vains efforts pour saisir la pirogue entre ses hideuses mâchoires. L'émotion de tous
était à son comble. La bête cherchait toujours à happer la pirogue ; les eaux de la rivière n'étaient
qu'un tourbillon d'écume ; les rameurs poussaient des cris et battaient l'air de leurs rames ; les
enfants pleuraient ; Ma priait et donnait des ordres. Elle raconta plus tard qu'elle avait bien cru leur
dernière heure à tous arrivée. Enfin, la pirogue réussit à s'éloigner.

Le récit de cette aventure se colporte encore dans le pays, et si vous demandiez à Dan (un des
enfants de Ma) de vous dire ce qui s'était passé, il vous répondrait : « Une fois que Ma voyageait
en pirogue, elle fut attaquée par des hippopotames ; mais, quand les hippopotames regardèrent
dans la pirogue et qu'ils virent Ma, ils se sauvèrent bien vite ».

Ce qu'elle apprit dans ces voyages d'exploration fit désirer à Ma, plus ardemment que jamais,
d'aller promptement s'établir dans l'Ibo. Mais il ne lui était pas possible de quitter l'Okoyong avant
que quelque autre missionnaire pût l'y remplacer, et la Mission n'avait encore personne à lui
envoyer. Il n'y avait qu'à attendre avec patience et en priant.

Malheureusement, pendant ce temps, la situation politique du pays s'aggravait. Les Aros


détestaient cordialement le joug des blancs et refusaient de s'y soumettre. Ils essayèrent
d'empêcher le Gouvernement britannique de pénétrer chez eux en interdisant aux fonctionnaires
officiels de venir dans le pays ; ils bloquèrent la rivière, et continuèrent de plus belle le commerce
des esclaves. Le Gouvernement britannique patienta quelque temps, puis jugea nécessaire de
donner une leçon aux indigènes, et fit prévenir tous les missionnaires établis sur le bord de la
rivière qu'ils eussent à se rendre sans tarder dans le Calabar.

Cet ordre n'était pas pour plaire à Ma. « L'Okoyong est tranquille, fit-elle dire ; mon peuple ne se
battra pas. » Le Gouvernement répondit que la vie de Ma était trop précieuse pour être hasardée.
Un vapeur fut envoyé pour la chercher, elle et les enfants.

L'expédition militaire débarqua sur le territoire des Aros, et, traversant à grand'peine ce pays de
marécages, se trouva bientôt face à face avec les indigènes qui lui barraient le chemin. Ces
derniers furent vaincus, mais non réduits encore à l'impuissance ; ils ne voulaient pas céder, et la
tâche des soldats envoyés à leur poursuite dans la forêt fut des plus ardues.

À Arochuku, l'expédition descendit la gorge escarpée et sinueuse qui conduisait à la demeure du


juju. À la porte de la hutte les soldats trouvèrent une chèvre blanche que les prêtres faisaient
lentement mourir de faim. Des crânes humains et des casseroles racontaient, dans leur langage
silencieux, des scènes à faire dresser les cheveux... Une charge de dynamite eut bientôt raison du
juju et de sa gorge sacrée.

LE CHEMIN CONDUISANT AU JUJU


Ma regretta amèrement de n'être pas arrivée dans l'Ibo avant les soldats ; elle se rendait compte
que sa présence aurait évité la guerre.
« L'Évangile aurait dû être le tout premier à pénétrer dans le pays, disait-elle ; mais puisque,
hélas ! l'épée et le canon nous y ont devancés, suivons-les sans retard.  »

Pressée de trouver un lieu qui pût servir d'avant-poste à l'oeuvre qu'il lui tardait tellement
d'entreprendre, et sachant que les aînés de ses écoliers en savaient assez pour enseigner à leur
tour, elle partit un jour - c'était en janvier 1903 - avec deux des garçons, Esieu et Effiom, et une
de ses filles, Mana, qui connaissait bien sa Bible et parlait couramment l'anglais. Remontant la
rivière en pirogue, elle et ses compagnons remarquèrent bientôt à leur gauche une autre rivière
plus étroite et qui semblait couler entre l'Ibo et l'Ibibio. Au confluent des deux rivières, ils
débarquèrent au pied d'une colline. L'endroit s'appelait Itu, et était jadis tristement célèbre par son
marché d'esclaves, un des plus importants de l'Afrique occidentale. Le long de cette étroite rivière
appelée Enyong Creek, on faisait descendre les esclaves dans des pirogues, puis on les vendait
dans la contrée ou on les embarquait pour les Indes occidentales ou pour l'Amérique.

A Itu, Ma ouvrit sans retard une école dont Mana et Esieu furent les instituteurs, pendant qu'Effiom
s'occupait du chant. Puis elle commença la construction d'une église. Les indigènes l'aidaient, car,
après avoir souffert si longtemps sous le joug de l'esclavage, ils ne demandaient pas mieux,
disaient-ils, que de permettre à leurs enfants « d'apprendre le livre ».

Laissant Mana et les deux garçons à leur tâche nouvelle, Ma retourna à Akpap, traînant derrière
elle une chèvre noire, cadeau des chefs d'Ibo ! « La pirogue qui fume » la ramena au débarcadère
de l'Okoyong. Nu-tête et nu-pieds, comme toujours, et réjouie du succès de son voyage, elle
traversa la forêt en chantant, mais toujours en tirant sa chèvre !

Mana accomplit à Itu un grand et beau travail.


Non seulement elle enseigna aux femmes et aux fillettes à lire et à coudre, mais tous les soirs elle
fit une réunion religieuse dans la cour du chef, et elle prêcha tous les dimanches. Elle aimait le
Seigneur Jésus, essayait de suivre l'exemple de Ma, et bientôt des centaines d'indigènes subirent
son influence et marchèrent dans la voie qu'ouvrit devant eux cette humble jeune fille, autrefois
esclave. Mana resta toute sa vie un vrai disciple du Seigneur.
« Oh ! si seulement quelqu'un voulait bien venir prendre ma place à Akpap ! » répétait Ma en
priant. Miss Wright, jeune missionnaire du Calabar, offrit d'aller à Akpap pour y être initiée à la
direction de la station, et son offre fat acceptée.

Quelle joie fut pour Ma l'arrivée de cette jeune servante du Seigneur ! Elle et Miss Wright eurent
bientôt fait de s'entendre et de se lier d'affection.
CHAPITRE II
 
Avant d'aller plus loin, je voudrais vous dire quelques mots de chacun de ceux qui constituaient
alors la famille de Ma.

Tout d'abord donc, voici Janie, notre vieille amie, maintenant devenue jeune fille. Bonne,
sympathique, parlant l'anglais couramment et connaissant sa Bible comme la connaissent peu de
jeunes filles et de jeunes gens européens, elle était le bras droit de Ma ; elle s'entendait à toutes
les besognes, dans la maison ou au dehors, qu'il s'agit de nettoyer, de cuisiner, de porter des
fardeaux, de bâtir une maison, ou de travailler aux champs (cette dernière occupation était de
beaucoup celle qu'elle préférait). Bien qu'elle fût une jumelle, elle avait de nombreux amis parmi
les indigènes.

Ensuite venait Mary ; très bonne fille, mais point habile à tout ouvrage, comme était Janie. Servir
Ma et faire ses commissions était la joie de son coeur.

Puis c'était Alice, petite créature tranquille, bien bâtie, laborieuse, mais peu débrouillarde. Elle
s'acquittait consciencieusement de tout ce qu'on lui donnait à faire, était toujours obéissante et
prête à rendre service.

Annie ne s'intéressait guère aux leçons, mais n'était pas non plus paresseuse ; elle avait toujours
un sourire pour chacun.

Venait ensuite la turbulente Maggie, vrai boute-en-train, qui aimait passionnément les bébés et
s'occupait toujours d'eux, à moins qu'elle ne fût dans la cuisine à se préparer quelque friandise !

Le bébé de la famille, Blanchette, était une jumelle aux yeux brillants, et qui promettait de devenir
une intelligente petite personne.

La famille comprenait aussi deux garçons : Dan, gai petit bonhomme, médiocrement intelligent
mais gentil tout de même, et qui avait été élevé par Janie. C'était le favori de Ma. Comme c'est
souvent le cas lorsqu'un garçon est encadré d'un tas de soeurs, Dan était tant soit peu gâté !

Asoquoe, le poupon qui s'essayait à marcher, complétait la famille. Il aimait tant se mettre quelque
chose dans l'estomac qu'il volait souvent le lait du chat.

À ce moment-là, il y avait aussi dans la maison un petit garçon qui n'y resta pas longtemps ; il
s'appelait Impie. Pauvre Impie ! il était difforme et ne pouvait pas se tenir debout. Il passait ses
journées étendu, très patiemment, et souriait à tout le monde. Lorsque, le soir, miss Wright le
prenait sur ses genoux jusqu'au coucher, sa pauvre petite figure exprimait la béatitude la plus
complète. Heureusement il ne vécut pas longtemps.

DAN
Dès 6 heures du matin, toute la bande était debout. Annie allumait le feu et mettait l'eau à bouillir
pour le thé de Ma que faisait ensuite Janie ou Mary. Puis on balayait la cour, on allait dans la
brousse ramasser du bois mort ou chercher des herbes pour faire la éféré, sorte de soupe indigène.
Au culte du matin les enfants s'asseyaient par terre sur la véranda ; ils chantaient un cantique en
anglais, lisaient un chapitre, - les plus grands lisant un verset à tour de rôle, - Ma expliquant la
lecture au fur et à mesure, car, pressée ou non, jamais celle-ci n'aurait fait le culte à la hâte. Après
la lecture et l'explication elle priait en efik, et tous répétaient ensemble, en anglais, l'oraison
dominicale.

Ma changeait parfois l'heure de ce culte matinal, et appelait son monde lorsqu'on était à balayer la
cour ou à couper du bois ; elle réunissait son petit auditoire à l'ombre d'un palmier, d'un cotonnier,
d'un oranger, à seule fin d'apprendre à ses enfants qu'on pouvait adorer Dieu partout, au travail
comme à l'église.

« Garçonnets et fillettes, avait-elle coutume de dire à ses petits amis d'Écosse, apprenez à prier
pendant vos jeux, pendant vos leçons, aussi bien que lorsque vous vous mettez à genoux matin et
soir. Prenez-en l'habitude ; levez les yeux au ciel à quelque moment que ce soit et dites quelque
mots de prière. Rappelez-vous que Dieu s'intéresse à vos jeux, à vos leçons, comme à tout ce qui
vous concerne. »

Après le culte du matin venait une couple d'heures d'étude, et pendant ce temps Ma visitait des
malades ou tenait un palabre. Après le déjeuner, les grands garçons et les enfants du village
venaient à la maison missionnaire pour assister à l'école qui se tenait souvent en plein air, sous
la véranda. À 6 heures du soir avait lieu le dernier repas, suivi de nouveau par le culte de famille.
Seulement, comme à ce culte-là assistaient bon nombre de voisins, Ma le tenait en efik, sans
mélange d'anglais. On chantait un cantique, Ma racontait un récit de l'Évangile, puis tous disaient
ensemble :
« Je me couche sans peur,
Je m'endors sans frayeur »...
Après quoi on allait se coucher. Déjà plusieurs des tout-petits avaient succombé au sommeil et on
les emportait tout endormis.

Le dimanche soir on chantait plusieurs cantiques (Ma avait ajouté des choeurs à quelques-uns), et,
au lieu de la lecture habituelle, les fillettes disaient ce dont elles se souvenaient du sermon que Ma
avait prêché le matin. Janie excellait à cet exercice ; Mary et Alice ne se rappelaient souvent que le
texte, et, quand venait le tour d'Annie, celle-ci disait invariablement : « Nkokop nte Jesus edi eyen
Abasi ! » (J'ai entendu que Jésus est le Fils de Dieu).

Grande était l'animation quand revenait le jour du marché. De tous les villages voisins les gens
arrivaient en foule, apportant des denrées à vendre : des ignames (quelque chose comme une
grande pomme de terre), des crevettes, de l'huile de palme, des cannes à sucre, du maïs, de la
volaille, etc. ; presque tous se rendaient chez Ma pour lui « présenter leurs compliments », ce
qu'ils appelaient « Koem », pour lui demander un conseil... ou un médicament. Tous apportaient de
petits cadeaux aux enfants, souvent des graines à semer dans leurs jardinets.
Car Ma leur avait appris à aimer les fleurs. Elle-même connaissait à fond toutes les plantes
sauvages de la forêt. Ainsi, un jour qu'elle suivait un sentier en compagnie d'un visiteur, celui-ci se
plaignit de mal aux dents. Au bout de quelques instants de marche, elle se baissa, et, cueillant une
fleur, elle la remit à son compagnon en lui disant de bien la mâcher  : presqu'instantanément le mal
aux dents disparut. Le visiteur cueillit alors une autre fleur qui lui semblait identique à celle que Ma
lui avait donnée, mais Ma lui dît : « Si vous mangez cette fleur, vous êtes un homme mort ».

Ma enseignait beaucoup de choses à ses chéris ; - de fait c'était d'elle qu'ils tenaient tout ce qu'ils
savaient. Et de combien de patience elle avait souvent besoin à leur égard ! Ses efforts tenaient
avant tout à leur faire haïr le mensonge, - une des habitudes les plus invétérées en Afrique  ; elle
leur répétait en toute occasion : « Dites la vérité ».

Ces heureuses années de vie familiale sous le toit de la maison missionnaire touchaient pourtant à
leur fin. Depuis longtemps, comme nous l'avons vu, Ma était prête à aller de l'avant, et n'attendait
pour le faire que d'être absolument sûre qu'elle suivait la route que Dieu voulait pour elle. Elle en
était venue à la conviction qu'elle ne devait pas laisser si loin de tout secours médical ou autre miss
Wright seule à Akpap, et qu'il fallait attendre, pour quitter définitivement l'Okoyong, l'arrivée de
nouveaux renforts.

Elle décida donc que ce qu'elle avait de mieux à faire, pour le moment, c'était de visiter tantôt l'un,
tantôt l'autre des différents endroits où elle désirait ouvrir une station et de rester ainsi en rapport
avec les indigènes de l'Ibo, tout en demeurant encore à Akpap. C'est ce qu'elle fit  ; quelle leçon de
patience !

Un jour, descendant à pied les 10 kilomètres qui séparaient Akpap d'un endroit appelé Cross-River,
où elle comptait prendre la chaloupe du Gouvernement pour se rendre à Itu, elle alla se reposer
dans la maison d'un instituteur après avoir commandé à quelques-uns des élèves de la réveiller dès
que la chaloupe serait en vue. Hélas ! les jeunes noirs ne se rappelèrent la mission dont ils étaient
chargés que lorsque la chaloupe était déjà trop loin pour qu'on pût lui faire signe d'approcher !
Péniblement Ma remonta à Akpap.
« Quel dommage ! » s'écria miss Wright en écoutant le récit de Ma.
Mais Ma sourit en disant : « Tant pis, fillette. Évidemment Dieu avait des raisons pour que je ne
parte pas aujourd'hui ».

Lorsque, huit jours plus tard, Ma monta à bord de la chaloupe et vit le commandant militaire parmi
les passagers, elle ne tarda pas à découvrir le pourquoi de sa déception de la semaine précédente.
« Ma, lui dit le colonel Montanaro, qui commandait le navire, je vais jusqu'à Arochuku. Venez-y
avec moi. »

Ma réfléchit, puis accepta la proposition, bien qu'elle n'eût emporté ni vêtements de rechange, ni
provisions de route. Elle passa donc devant Itu sans s'y arrêter et remonta en chaloupe l'Enyong
Creek, un des plus ravissants petits cours d'eau du monde entier. Ma, accoutumée cependant aux
beaux paysages des tropiques, n'avait jamais encore rien contemplé d'aussi splendide. Tout
d'abord, la rivière était large et à ciel ouvert ; Ma y vit des pêcheurs de crevettes et certains
poissons dont l'attouchement provoquait une secousse électrique, lui dit-on. La rivière traversait
ensuite la forêt, paisible comme un lac au coeur des montagnes, mais assombrie par le feuillage
qui se reflétait dans ses eaux ; à travers des arches de verdure Ma aperçut des beautés féeriques ;
la surface de la rivière était couverte de nénuphars d'une blancheur éblouissante. À peine si un son
troublait le silence de ces lieux enchantés. Parfois un martin-pêcheur s'élevait au-dessus des flots
et s'envolait nonchalamment ; plus loin des singes écartaient les branches pour regarder
curieusement la chaloupe ; plus loin encore, des perroquets aux ailes rouges se plaignaient avec
colère d'être ainsi dérangés !

Ma, étendue sur le pont, buvait à longs traits la jouissance qu'étaient pour elle cette beauté, cette
paix... Mais bientôt ses yeux semblèrent voir autre chose : des pirogues chargées d'esclaves et qui,
de semaine en semaine, d'année en année, de siècle en siècle, descendaient ce même Enyong
Creek... Et lorsqu'elle débarqua, la même pensée la poursuivit combien de tristes défilés d'esclaves
ces sentiers avaient-ils vu passer ?
« Enfin, enfin ! se dit-elle, le règne du paganisme va finir ! La paix, la bonté, la joie, vont prendre
possession du pays. »
Elle s'aperçut que villes et villages se touchaient et étaient très peuplés.
« Soyez la bienvenue, Ma ! lui dirent les marchands d'esclaves ; nous vous attendions. » Et
pourtant ils savaient bien qu'elle allait user de tout son pouvoir pour mettre un terme à leur triste
commerce !

Elle apprit que quelques commerçants indigènes de la côte avaient déjà parlé de Jésus dans le
pays ; alors elle réunit les chefs pour un palabre, et décida de commencer par une école et une
église. Et dès le début assistèrent à cette école, non seulement les enfants, mais des hommes et
des femmes qui, assis par terre, apprenaient leur A. B. C., et dont quelques-uns avaient jadis fait
la chasse aux esclaves.
Lorsque Ma quitta Arochuku, tout le monde lui dit : « Reviens bientôt ! Tu es la seule personne qui
s'intéresse à nous ».

Pendant un autre voyage, comme, en descendant la rivière, Ma guettait des serpents qui
essayaient d'aller d'un bord à l'autre, tout à coup sa pirogue fut presque renversée par une autre
pirogue venant à la traverse.
« Excuse-moi, Ma, dit l'occupant de la pirogue ; voilà bien des jours que je t'attends. Mon maître
désire te parler ; il habite à Akani Obi ».

UNE HUTTE DE PALABRES DANS L'IBIBIO


La pirogue de Ma changea donc de direction et entra dans une petite anse d'une merveilleuse
beauté. Sur la berge se tenaient un indigène et sa femme, l'un et l'autre habillés à l'européenne.
Ils conduisirent Ma dans leur confortable maison ; et voici l'histoire qu'ils lui racontèrent.

« Je m'appelle Onoyom, dit l'homme. Quand j'étais enfant et esclave, un missionnaire blanc fit un
voyage d'exploration jusqu'ici. À sa vue tout le monde s'enfuit ; mais moi je n'avais pas peur et
j'offris à l'homme blanc de lui servir de guide et de le conduire à notre chef. C'est ce que je fis, en
effet, mais j'en fus sévèrement puni par nos gens. J'oubliai vite le missionnaire, et, devenu un
jeune homme, j'assistai aux fêtes d'anthropophages d'Arochuku. À la mort de mon maître, dix
petites filles furent tuées et ensevelies avec lui ; je devins intendant de sa maison et gouvernai
comme un chef. Mais le malheur ne tarda pas à s'attacher à mes pas : ma maison fut brûlée et
mon enfant mourut. Persuadé qu'un ennemi était cause de tout, je voulais mettre les gens à mort,
mais je rencontrai sur ma route un homme qui avait autrefois été instituteur, et qui me dit  : -
Comment sais-tu que ce n'est pas le Dieu des blancs qui se fâche contre toi ? Il est tout puissant.
- Où puis-je trouver ce Dieu ? demandai-je.
- Je ne suis pas digne de te le dire. Va trouver la Ma blanche à Itu ; elle te le dira.

J'ai pris une pirogue pour venir au-devant de toi, mais je t'ai manquée. Alors j'ai laissé un de mes
hommes aux aguets, et c'est lui qui t'a conduite ici. Maintenant, dis-moi ce que je dois faire. »

Ma avait écouté, les yeux brillants de joie. Elle parla longuement de Jésus et de son Évangile à cet
homme, à sa femme, et à tous les gens de leur maison ; elle pria avec eux et promit de revenir,
d'ouvrir une école et de bâtir une église. On lui fit une tasse de thé et on la ramena à la plage.

Comme sa pirogue glissait sur les eaux, la nuit survint et la pluie se mit à tomber par torrents. Ma,
transie et mouillée jusqu'à la moelle, s'en inquiétait fort peu ; elle chantait, le coeur joyeux : le
Soleil d'en haut commençait à se lever sur ce pays si longtemps plongé dans les ténèbres et le
péché.
Ainsi, descendant et remontant sans cesse l'Enyong Creek, visitant des lieux jusqu'alors inconnus,
campant où que ce fut, Ma mena en ces jours-là une vie bien mouvementée et très fatigante.
Quelquefois elle couchait en plein air, quelquefois sur le sol des huttes ; parfois elle était surprise
par un orage et n'avait plus sur elle un fil de sec ; parfois il lui était impossible de se laver pendant
plusieurs jours ; en d'autres circonstances ses provisions se trouvaient inopinément épuisées, et il
lui fallait se contenter d'herbes indigènes ; il lui fallait verser son thé dans une boîte de conserves
en guise de tasse, etc.

Souvent elle se sentait malade, souffrait de partout et brûlait de fièvre ; n'importe : jamais sa
gaieté d'esprit et son rire joyeux ne l'abandonnaient. Comme un souffle bienfaisant traversant la
contrée, elle allait ça et là, symbole de la vie nouvelle qui animait le pays. Le peuple se
réveillait d'un sommeil qui avait duré des siècles ; tous étaient désireux de s'instruire ; partout on
demandait à grands cris instituteurs et missionnaires.
« Si seulement je pouvais redevenir jeune et travailler davantage ! s'écriait Ma. Si seulement
l'Eglise de chez nous voulait bien nous envoyer des hommes et des femmes missionnaires  ! Si...
si... »

Ses forces la trahirent ; elle était maintenant si frêle, si affaiblie par de longues nuits d'insomnie,
que son énergie des anciens jours semblait presque l'abandonner : elle reculait devant la tâche qui
l'attendait dans l'Ibo. Elle se levait parfois au milieu de la nuit, errait dans la maison, puis allait
sans bruit contempler le paisible sommeil de ses enfants.
« Dieu qui veille sur eux veillera aussi sur moi, pensait-elle. J'ai encore plus de raison qu'eux
d'avoir confiance en Lui, puisque c'est Lui qui a dirigé tous mes pas jusqu'ici. Calme-moi, mon
Dieu, et aide-moi à rester calme ».

Il était de règle que les missionnaires retournassent chez eux tous les cinq ans, et il y avait déjà
cinq ans que Ma était revenue d'Écosse ; mais elle était trop malade pour voyager. Elle prit un long
repos qui lui fit grand bien, puis décida, - non pas de partir pour l'Écosse, - mais de demander un
congé de six mois qu'elle emploierait à visiter, à ses frais, les stations missionnaires, à y faire des
séjours plus on moins longs, et à en fonder de nouvelles.
« Ma », lui écrivirent les autres missionnaires lorsqu'ils entendirent parler de son projet, « à quoi
pensez-vous ! Après vos années de dur labeur il vous faut des vacances. Allez vous reposer en
Écosse, et à votre retour vous entreprendrez cette tournée. »

Mais non Ma avait mis son coeur à ce projet ; elle ne l'abandonna pas. Elle descendit à Duke Town
pour remettre en d'autres mains la présidence du tribunal indigène, puis elle partit à la recherche
de nouvelles tâches et de nouveaux triomphes.
Toi qui mènes à bien les tâches commencées, =
Et qui prêtes ton aide à qui veut les finir,
Mon Dieu ! je te bénis pour les heures passées
Et je me fie à toi pour celles à venir.
CHAPITRE III
 
Qu'était-ce donc qui permettait à Ma de vivre une vie si intense, de triompher ainsi de sa faiblesse
physique, de braver les dangers de la brousse et de la forêt africaines et lui donnait ce charme
magnétique qui lui gagnait tous les coeurs ? C'était sa communion constante avec l'Invisible, -
communion soigneusement entretenue par la prière et par la lecture de la Bible.

Elle connaissait par expérience, - par une expérience sans cesse renouvelée, - l'efficacité de
la prière. Un vieil ami d'Écosse lui avait demandé son témoignage personnel à ce sujet, afin de
l'insérer avec bien d'autres, dans un livre qu'il publiait sous le titre  : « Notre Dieu fidèle. -
Réponses à la prière ». Et voici le « témoignage » qu'elle envoya :
« Ma vie est comme un long récit de prières exaucées. Qu'il se soit agi de santé physique,
d'énergie morale, de directions données d'une façon vraiment merveilleuse, d'erreurs et de
dangers à éviter, d'hostilité vaincue, de nourriture envoyée au moment même du besoin, en un
mot de tout ce qui constitue ma vie et mon service, je puis attester, avec une reconnaissance
souvent accompagnée de surprise, que je crois que Dieu répond à la prière. Je sais que Dieu
répond à la prière.

« Durant des années et des années, alors que j'étais seule, loin de tout secours humain, j'ai vu que
Dieu répond à la prière. Que l'on soulève à ce sujet des objections de quelque genre qu'elles
soient, je ne m'en mets point en souci. La réponse à la prière est l'atmosphère même dans laquelle
je vis ; c'est l'air que je respire ; c'est ce qui fait ma vie heureuse, libre, valant mille et mille fois la
peine d'être vécue. Voilà le seul témoignage que je puisse vous donner.

« En ce moment je suis assise sur un tronc d'arbre renversé ; je suis seule avec les indigènes ;
mes enfants, dont l'existence même est une preuve que Dieu répond à la prière, travaillent autour
de moi. Des indigènes passent en foule sur la route se rendant à des palabres ; je suis en pleine
paix, bien que loin de mon pays et dans de si étranges conditions, parce que je sais que Dieu
répond à la prière. En ce moment nous sommes à court de nourriture. Nous vivons au jour le jour  ;
nous n'avons que le nécessaire pour le repas d'aujourd'hui ; mais je sais que nous serons nourris,
car Dieu répond à la prière ».

Mais Ma se rendait aisément compte que l'exaucement de la prière avait des conditions, et que tout
dépendait à cet égard de ce qu'étaient les rapports entre la terre et le ciel, autrement dit, entre
celui qui priait et Celui auquel s'adressait sa prière. Pour elle, la prière ressemblait à la
transmission d'un message par la télégraphie sans fil.

« De notre puissance de réceptivité dépend notre capacité de recevoir ce que Dieu veut nous
communiquer, disait-elle. Il faut maintenir nos récepteurs en parfait état, prêts à répondre au
premier contact. Sans cela, les ondes aériennes peuvent être agitées et vibrer sous l'influence du
message qu'elles portent, mais c'est en vain, et le message n'arrive pas à l'esprit, encore moins à
l'âme. »
Et Ma savait également que toute prière n'est pas digne d'être exaucée.

Elle avait une foi implicite dans la prière d'intercession. « La prière, disait-elle, est l'instrument le
plus efficace que Dieu ait mis entre nos mains. Prier est autrement fatigant qu'agir, du moins tel
est mon avis. Mais c'est la seule source d'énergie en ce qui concerne l'avancement du Royaume. »
« Priez pour la Mission et pour ses ouvriers », demandait-elle sans cesse dans ses lettres ; et elle
était persuadée que c'était en réponse aux prières des uns et des autres que Dieu l'aidait à
accomplir sa tâche. Elle-même s'adressait à Dieu comme un enfant parle à son père ; elle le faisait
en toute occasion, à n'importe quel moment, où qu'elle fût. Ce Père céleste était si près d'elle que,
pour ainsi dire, elle causait avec lui. Une fois, pendant un de ses séjours en Écosse, après un
fatigant trajet, elle s'assit devant la table à thé, et, se croyant seule, leva les yeux au ciel et dit  :
« Merci, Père ; tu sais comme je suis fatiguée. », Dans une autre occasion elle perdit ses lunettes,
en revenant le soir d'une réunion. La neige tombait et il semblait bien impossible de retrouver
l'objet perdu. Pourtant, Ma ne pouvait s'en passer, et elle pria, demandant à Dieu de les lui faire
retrouver. Le lendemain matin de bonne heure, le laitier, en faisant sa tournée, vit par terre
quelque chose qui brillait sur la neige : les lunettes furent remises à Ma à temps pour sa lecture
matinale.

Souvent, dans la maison missionnaire, Ma appelait les enfants autour d'elle à des heures inusitées
pour quelques moments de prière. « Ce n'est pas l'heure ! » disait Janie ; et Ma de répondre : « La
porte du ciel n'est jamais fermée ». Elle voulait faire comprendre aux enfants qu'ils pouvaient prier
à n'importe quel moment et où qu'ils fussent.

Vous vous rappelez que Ma avait toujours aimé à étudier la Bible ? À mesure qu'elle avança dans la
vie, cette Parole de Dieu lui devint de plus en plus précieuse. Répandre la Bible était à ses yeux le
meilleur moyen d'annoncer l'Évangile dans toute sa pureté. Sa lecture personnelle était faite de
grand matin. Dès qu'il faisait suffisamment jour, - vers 5 heures 1/2 généralement, - elle prenait
une plume très fine, et, ouvrant sa Bible au livre qu'elle étudiait à ce moment-là, elle lisait et
relisait, mot après mot, phrase après phrase, soulignant ici et là. Quelquefois elle restait plusieurs
jours à un même chapitre ; en marge elle écrivait quelques notes, quelques impressions ou
commentaires sur tel ou tel verset. Lorsqu'une Bible était trop annotée pour pouvoir être lue
facilement, Ma la mettait de côté, en prenait une autre, et ainsi de suite ; chaque Bible avait des
annotations différentes. Une étude aussi approfondie de la Parole de Dieu ne pouvait que porter
ses fruits dans le caractère et la vie de Ma ; elle était comme imprégnée de l'esprit du Livre ; cette
Parole lui indiquait la conduite à suivre en toute occasion. Pendant un palabre, par exemple, si une
question difficile à résoudre se présentait, elle disait aux chefs : « Voyons ce que la Bible dit à ce
sujet ». Dans cette Parole elle puisait espoir, foi, courage.

Voici quelques-unes des annotations trouvées dans ces Bibles, et prises au hasard
« Dieu n'est jamais en retard. »
« Si vous jouez avec la tentation, n'attendez pas que Dieu vous en délivre.  »
« Il faut que nous vivions dans la communion de Christ avant de pouvoir parler de lui. »
« Le secret de tout insuccès est la désobéissance. »
« Les plus petites choses sont aussi absolument nécessaires que les grandes.  »
« L'obéissance fait la santé. »
« Heureux l'homme ou la femme qui sait travailler également, en second. Voilà quelque chose qui
montre ce que nous sommes réellement. »

Les premiers livres de la Bible avaient des annotations. comme celles-ci : « Un palabre en
Calabar » ? - « Un chapitre de l'histoire du Calabar ». - « Ceci se passe tous les jours dans
l'Okoyong », etc...

Chaque mot du Nouveau Testament lui était familier, et l'Évangile de saint-Jean lui était cher par
dessus tout. Voici quelques-unes des annotations qu'elle y avait faites :
« Secret de notre insuccès à gagner les hommes : ils ne trouvent pas Jésus avec nous. »
« Servez par amour. »
« Non, Seigneur ! avec Toi on ne manque de rien ! »
« C'est la vie de l'enfant qui parlera. »

Ces quelques exemples, pris ici et là, montrent quelle compagne intime la Bible était pour Ma, et
comment elle y puisait la nourriture nécessaire à sa vie spirituelle.

CHAPITRE IV
 
Après six mois de déplacements incessants, Ma s'installa à Itu, dans une hutte indigène n'ayant
pour tout mobilier qu'une table, une chaise, quelques casseroles et quelques pots. Ses filles
travaillaient et couchaient n'importe où ; les bébés, anciens et nouveaux, se traînaient à quatre
pattes dans tous les coins et dormaient par terre sur de vieux journaux en fait de paillasses  ! Ma
aida à bâtir la maison missionnaire et l'église ; puis, lorsque l'une et l'autre furent à peu près
terminées, elle demanda à Duke Town qu'on lui envoyât un menuisier pour y poser portes et
fenêtres. On lui délégua un artisan missionnaire que les indigènes traitèrent comme leur hôte.
Lorsque, le soir venu, il dressait son lit, les jeunes gens du village venaient, selon la coutume du
pays, coucher sur le sol, tout autour de lui, en guise de garde d'honneur  ; et le matin ils allaient
chercher l'eau et la nourriture dont il avait besoin.

Ma travaillait dur. Elle dirigeait une école de semaine, prêchait à des auditoires de quatre cents
personnes, tenait une école du dimanche et une classe biblique, était constamment dérangée par
une chose ou une autre, explorait la forêt et ainsi se liait d'amitié avec un nombre croissant
d'indigènes. De temps en temps elle remontait l'Enyong Creek jusqu'à Arochuku, et s'arrêtait dans
les villages riverains. De tous côtés commençaient à s'élever des églises aux murs de terre glaise
et aux toits de chaume.
Mais Onoyom, résolu à avoir une « Maison de Dieu » aussi belle que possible, prit une somme de
7.500 francs qu'il avait économisée, et l'employa à bâtir l'édifice. Lorsqu'il ne lui manqua plus que
la chaire et les bancs, il dit : « Il nous faut du bois ; allons abattre l'arbre juju ».
Or, pour les indigènes, l'arbre juju était l'habitation du Dieu du village ; aussi les ouvriers
d'Onoyom furent-ils atterrés.
- Le juju se mettra en colère, dirent-ils. Il ne nous laissera pas faire ; il nous tuera.
- Le Dieu de Ma est plus puissant que notre juju, répondit Onoyom. Abattez l'arbre.

Et l'on se mit à l'oeuvre ; mais le tronc résista et l'on dut laisser l'arbre debout. « Tu vois ! » dirent
ses ouvriers à Onoyom.
La foule païenne faisant cercle était transportée de joie. « Ho ! ho ! cria-t-on : notre juju est plus
puissant que le Dieu de Ma ».
Mais le jour suivant, Onoyom revint à la charge, non point cette fois avec les ouvriers de la veille,
mais avec de jeunes disciples de la foi nouvelle. Des aides et lui commencèrent par se mettre à
genoux et demandèrent au Dieu de la Maman blanche de prouver qu'Il était plus puissant que le
juju. Puis, se levant, ils se saisirent de leurs haches, attaquèrent l'arbre de toute la force de leurs
muscles et de leur volonté, et le virent chanceler et tomber avec fracas. Ce fut au tour d'Onoyom
et de ses aides de se réjouir : le Seigneur les avait exaucés.

Lorsque les églises du Creek furent terminées les missionnaires du Calabar vinrent les consacrer. Et
combien grand fut leur étonnement de voir ces auditoires heureux, attentifs, respectueux, - bien
habillés, et les sommes qu'ils apportèrent ! Dans un village la collecte, représentée par des barres
de cuivre, s'élevait à 500 francs. Or, rappelez-vous que les gens qui venaient à ces églises étaient
encore, pour la plupart, des païens, mais des païens désirant apprendre à aimer et à servir le vrai
Dieu.
Ce désir se manifestait partout à la fois. Il arrivait même que Ma, seule sur la brèche ne savait où
donner de la tête. Jour après jour lui arrivaient des messages comme ceux-ci : « Nous voulons
connaître Dieu ; envoyez-nous quelqu'un, même si ce n'est qu'un jeune garçon. » - « Il nous faut
une Ma blanche comme vous, pour nous enseigner à laver et à coudre.  » - « Nous avons de quoi
payer un instituteur ; nous l'attendons. » - Et ainsi de suite. Quelquefois Ma riait ; mais d'autres
fois elle pleurait. « Que faire ? que faire ? répétait-elle avec chagrin. Je suis seule et je suis
vieille. »

Elle priait, demandait à Dieu de faire entendre ces requêtes à d'autres missionnaires, et d'en
envoyer beaucoup dans cet immense champ de travail.
Un jour, un messager arriva d'Arochuku. « Ma, dit-il, les méchants chefs ont décidé de renvoyer du
pays les instituteurs. »
Ma tressaillit.
- Et qu'ont dit les instituteurs ? demanda-t-elle. Ils ont répondu, que les chefs pouvaient les
chasser du pays, mais qu'ils ne pouvaient pas les chasser loin de Dieu.
- Oh ! quel bonheur ! Et que dit le peuple ?
- Chacun déclare qu'il est prêt à mourir pour Jésus.
- Joyeuse nouvelle ! s'écria Ma avec émotion. Retourne auprès d'eux. Dis-leur d'être courageux et
patients et que tout ira bien.

Toujours seule, Ma se rendit ensuite dans une grande et sombre forêt à l'ouest d'Itu, demeure des
Ibibios, cette race si longtemps foulée aux pieds et victime des marchands d'esclaves. «  Ce sont
des sauvages indomptés, sales et sans attraits », disait Ma à leur sujet. Mais c'était précisément à
cause de leur triste condition qu'elle avait pitié d'eux et voulait les aider. Plus les gens étaient
dégradés et opprimés, plus elle, en vrai disciple de Jésus, en avait compassion.

Le Gouvernement faisait maintenant tracer une route à travers la forêt. Ma, contemplant cette
route si droite, si bien nivelée, si large, se mit à rêver de nouveau.
« Je la suivrai, cette route, dit-elle, et je bâtirai des écoles et des églises sur son parcours.  »

Un grand nombre de fonctionnaires européens étaient de ses amis ; ils l'admiraient, s'intéressaient
à elle et la pressaient de se procurer une bicyclette et d'apprendre à la monter.
« Moi sur une bicyclette ! Une vieille femme comme moi ! »

Depuis longtemps elle observait les bicyclettes des coloniaux, courant sur la route, et elle en avait
peur. Elle ne voulait même pas en approcher, « au cas, disait-elle, où la machine ferait
explosion ! » N'empêche que lorsque l'un de ces fonctionnaires, revenu d'un voyage en Angleterre,
lui fit cadeau d'une magnifique bicyclette, dernier modèle, elle fut guérie de son aversion et dut
bientôt monter son nouveau cheval. Sa bicyclette devint pour elle un précieux instrument de
travail.

Ma se mit un jour en route, accompagnée d'Etim, pour un village nommé Ikotobonq, situé à dix
kilomètres d'Itu, dans un délicieux coin de montagnes. Elle ouvrit école et église. Etim devint
maître d'école et se tira si parfaitement d'affaire qu'il eut bientôt une centaine d'élèves sachant lire
presque couramment. Ma fit l'arrangement suivant : le chef du village donnerait à Etim sa
nourriture, et elle, Ma, lui remettrait 6 fr. 50 par mois pour envoyer à sa mère.

Voici comment une jeune négresse, convertie par elle, raconta l'arrivée de Ma dans le pays.
« Lorsqu'elle arriva dans le pays et qu'elle vit les nombreuses idoles que nous adorions tous, elle
eut grand'pitié de nous. Voyant que le peuple était assis dans les ténèbres, elle demanda un
emplacement où établir son domicile. Les chefs lui donnèrent une jolie petite colline au milieu de la
ville. Et dès le premier jour tous les gens s'étonnèrent de sa sagesse, de sa douceur, de son amour
parce qu'ils n'avaient jamais vu une personne blanche qui lui ressemblât. Chacun dans la ville fut
frappé de ce qu'elle lui disait de Dieu ; et leurs coeurs furent remplis de joie parce qu'elle
demeurait parmi eux. Avant son arrivée, les gens se détestaient et ne connaissaient ni l'amour ni la
paix ; mais, lorsqu'elle vint à nous, son influence, son amour nous calma. Bien qu'elle fût déjà
vieille, elle dut travailler comme un homme fort. Les gens d'Ibibio ne cessaient de s'étonner
joyeusement à son sujet, tant elle était pleine d'amour pour chacun et tant elle travaillait jour
après jour pour leur bien.
Alors, à cause de toute sa bonté et de toute sa compassion, on l'appela Adiaka Makara, ce qui
signifie « la fille aînée de tous les Européens », et Ma Akamba, ce qui signifie « Grande Madame ».
Le moment approchait où Dieu allait répondre aux prières de Ma et récompenser sa longue
patience. Il le fit en lui envoyant trois grands sujets de joie. C'était en 1905.

1° L'Eglise d'Écosse, dont dépendait la Société des Missions à laquelle Ma se rattachait, décida de
faire d'Itu une station missionnaire proprement dite, placée sous la direction d'un docteur, d'y
fonder un hôpital qui s'appellerait « Hôpital missionnaire Mary Slessor », puis d'envoyer un petit
vapeur pour faciliter l'oeuvre le long de l'Enyong Creek. « On dirait un conte de fée ! » dit Ma.

2° Un missionnaire, venu pour visiter Arochuku, retourna en Écosse tellement enthousiasmé de


tout ce qu'il avait vu qu'il reprit immédiatement le chemin de l'Afrique et ouvrit lui-même une
station à Arochuku.

3° L'Eglise fit savoir à Ma que deux dames missionnaires allaient venir se charger de la station
d'Akpap, et qu'elle n'avait pas besoin d'y retourner.

Enfin ! Enfin ! le ciel de sa vie s'éclairait... le soleil se levait...


Un après-midi elle reçut la visite d'un fonctionnaire qui lui dit :
- « Ma, qu'allons-nous faire ? »

La question ne l'étonna pas vu qu'on la lui posait sans cesse ; tous, depuis les fonctionnaires
jusqu'aux esclaves fugitifs, venaient lui demander conseil, et nul n'aurait pris une décision ou
formé un projet sans en avoir préalablement causé avec elle.
- Eh bien ! de quoi s'agit-il maintenant ? demanda-t-elle.
- Il nous faut un magistrat pour la région ; quelqu'un de très intelligent, de très entendu, sachant
s'y prendre avec les indigènes et s'assurer que justice est faite à tous.
- Et après ?
- Ne comprenez-vous pas à quoi je veux en venir ?
- Superbe ! répondit Ma les yeux pleins de malice. Vous cherchez un homme très intelligent, très
entendu, etc, etc. Votre but est digne de tout éloge !
- Comme toujours vous avez raison ! Et vous êtes l'homme que nous cherchons, Ma.
- Ta, ta, ta, mon garçon ! Je crois que le thé vous est monté à la tête !
- Je parle sérieusement. Aucun de nous n'est à la hauteur de ce poste, ne fût-ce que parce que
nous ne savons pas la langue du pays. Vous, au contraire, vous la possédez sur le bout du doigt,
vous êtes au courant des coutumes des gens et de leurs ruses ; vous avez sur eux un grand
ascendant et tous vous respectent. Enfin, - ajouta le fonctionnaire, malicieux à son tour, - quelle
belle occasion ce serait pour vous de protéger les femmes et de punir les hommes à votre guise  !
Et puis, pensez aux jumeaux !

Ma réfléchit.
- En effet, finit-elle par dire, cela aiderait à l'oeuvre de Dieu. Ce n'est pas dans mes goûts, mais
j'accepterai le poste pour cette raison.
- Merci. Votre titre officiel sera celui de « vice-présidente du tribunal indigène », mais, dans la
pratique, vous serez présidente, et agirez comme bon vous semblera. Vos appointements seront
de...
- Je ne veux pas d' appointements, interrompit vivement Ma. Je n'accepte le poste que pour
l'amour de Dieu.

Le Gouverneur écrivit bientôt à Ma, la nommant officiellement vice-présidente du tribunal indigène,


et la prévenant que ses appointements seraient payés à la Société des Missions, et qu'elle pourrait
ainsi les utiliser pour son oeuvre. (On était alors en mai 1905 ; Ma avait 56 ans).

De nouveau donc Ma se trouva être la seule femme de l'Empire Britannique remplissant les
fonctions de magistrat. Le tribunal siégeait à Ikotobong, dans une hutte au toit de chaume.
Ma, assise devant une petite table, entourée des chefs, leur enseignait comment agir tout à la fois
avec justice et miséricorde envers les coupables. Souvent elle devait rappeler ces chefs à l'ordre,
tant ils aimaient à bavarder ; s'ils ne se taisaient pas, elle se levait et allait leur tirer les oreilles.

Elle jugeait cause après cause, souvent pendant des journées entières, n'ayant pour toute
nourriture qu'une tasse de thé, un biscuit et ses chers bonbons ! Il lui fallait tout son courage pour
prêter une oreille attentive aux terribles récits de dépravation, de cruauté, de honte, qui lui étaient
faits. Les missionnaires des autres régions disaient : « Comment Miss Slessor peut-elle écouter
toutes ces horreurs ! Ce qui lui en donne la force, c'est évidemment son ardent désir d'arracher des
soeurs noires et leurs petits enfants aux souffrances qu'ils ont à supporter ».
Contrairement aux autres juges du monde entier, Ma n'avait à sa disposition aucun code de
législation ; sa connaissance des lois et des coutumes du pays et son propre bon sens étaient ses
seuls guides. Heureusement elle avait pénétré dans chaque coin et recoin du cerveau indigène  ; et,
bien qu'il se débitât force mensonges dans un tribunal africain, nul n'arrivait jamais à la tromper.
Non qu'on se fît faute d'essayer ! mais c'était toujours en vain : elle découvrait la vérité, et les
menteurs s'esquivaient à la dérobée, suivis par son regard pénétrant.

Des questions très difficiles à résoudre embarrassaient souvent les fonctionnaires anglais,
mais jamais elles n'embarrassaient Ma. Ainsi, il arriva une fois que deux tribus prétendirent qu'un
certain terrain leur appartenait. L'envoyé du gouvernement passa inutilement de longues journées
à essayer de débrouiller l'affaire. En désespoir de cause, il fit prier Ma de venir. Celle-ci arriva, et
tout de suite, selon sa coutume, en appela aux indigènes eux-mêmes.
- N'est-ce pas votre coutume ici, demanda-t-elle, d'offrir des sacrifices au terrain qui vous
appartient ?
- Si parfaitement, Ma.
- Quelle est la tribu qui a sacrifié à ce terrain ? C'est la nôtre, répondit un homme.
- Alors le terrain appartient à ta tribu.
- Bravo, Ma !

Et chacun s'en alla en riant, pleinement satisfait.

Ceux qui étaient « traduits en justice » étaient souvent fort ignorants et stupides ; Ma les traitait
alors comme s'ils eussent été de méchants enfants ; elle leur donnait une tape ou un coup sec sur
la main, les « savonnait » d'importance et les renvoyait chez eux. Il arrivait aussi que, lorsque des
hommes étaient punis d'une amende qu'ils ne pouvaient pas payer, elle les conduisait à la maison
missionnaire, leur donnait à manger, puis les faisait travailler et payait leur travail prix de
l'amende. Puis, le soir, elle leur parlait de Jésus.

Le serment que prêtaient les témoins était un serment indigène appelé mbiam. On. remplissait
d'un liquide mystérieux, sentant horriblement mauvais, un, pot en forme de bouteille ; un des
chefs trempait un bâton dans le liquide et en touchait la langue, la tête, le bras et le pied des
témoins ; ceux-ci croyaient qu'après cela, s'ils disaient un mensonge, le mbiam les tuerait. Ils
tremblaient pendant qu'on le leur administrait. Car il était arrivé qu'un témoin était tombé mort
comme il venait de rendre un faux témoignage, et les gens avaient vu là un jugement des dieux.

Le « juge Slessor » devait avoir l'oeil ouvert sur les agents de la police indigène, bien que ceux-ci
se crussent gens de grande importance. L'un d'eux s'en alla un jour dans un village et somma les
habitants de nettoyer les routes ; puis il entra dans l'école missionnaire pendant que les enfants
chantaient leur cantique du matin, et faisant claquer son fouet, il cria : « Sortez et allez nettoyer
les routes ! » Les instituteurs portèrent plainte et l'agent de police fut jugé par Ma.

« Vous avez besoin d'une bonne punition, lui dit celle-ci, car vous vous croyez si grand que bientôt
votre tête touchera le plafond. » Ces quelques mots plurent infiniment à ceux qui écoutaient, - s'ils
ne furent pas du goût de l'accusé !

La renommée de ce tribunal s'étendait partout les gens savaient qu'on y était toujours traité avec
justice. Ils finirent même par prendre l'habitude de venir voir Ma dès qu'une dispute s'élevait entre
eux on qu'ils étaient dans l'embarras. Ma les écoutait, les obligeait à faire la paix entre eux et leur
évitait ainsi d'avoir recours à la loi. Même lorsqu'elle était malade, les gens venaient la trouver. Ils
s'asseyaient par terre sous sa fenêtre et racontaient leur histoire à Janie qui la transmettait à Ma ;
après quoi Ma élevait la voix, et, par la fenêtre, disait à chacun ce qu'il devait faire  !

Un jeune esclave vint un jour la consulter sur les moyens de recouvrer sa liberté. «  Je regrette
beaucoup, lui dit-elle, que le tribunal ne puisse en rien vous aider ; mais vous avez tout le pays
devant vous... »
Le jeune homme comprit : il prit la clé des champs !

Un chasseur en quête de gibier, voyant quelque chose bouger dans un buisson, cria : « Qui est
là ? » Ne recevant pas de réponse il fit feu ; mais un cri perçant retentit : il avait tiré sur une jeune
fille. Atterré, il transporta celle-ci dans la maison la plus proche, où elle ne tarda pas à mourir.
Conduit devant le tribunal de Ma, le meurtrier involontaire fut acquitté. Mais, comme la loi indigène
disait : « vie pour vie », les gens réclamaient une nouvelle victime. Le chasseur au désespoir
courut chez Ma : se coupant une mèche de cheveux il la lui offrit, ce qui signifiait que tout était en
commun entre eux deux, même sa condamnation à mort ! Mais Ma, qui savait que si cet homme
restait dans le pays il le payerait de sa vie, l'obligea à prendre la fuite.

Notez bien que, pendant tout ce temps, Ma continuait son oeuvre la plus importante : elle prêchait,
enseignait, apprenait aux jeunes à devenir missionnaires autour d'eux, et portait la lumière de
l'Évangile toujours plus avant dans la forêt païenne. Puis, - pour ne pas en perdre l'habitude ! - elle
rêvait !

Se rappelant le projet de M. Thomson de bâtir une maison de vacances pour les missionnaires, elle
se dit : « Ne puis-je pas le faire moi-même ? » Quelqu'un venait justement de lui envoyer un
cadeau de 500 francs, et elle décida de l'employer à la réalisation de son rêve. Elle choisit un
terrain sur la hauteur à un endroit appelé Use, entre Ikotobong et Itu, au centre d'un magnifique
panorama.

Elle fit déblayer le terrain, puis se mit à bâtir de petites maisonnettes, mi-européennes mi-
indigènes, dans l'espoir de les voir bientôt occupées par des dames missionnaires. Elle fit la plus
grande partie du travail avec l'aide de Janie et de ses compagnes, couchant le soir sur le sol d'une
hutte afin de n'avoir pas à redescendre chez elle.

LES MAISONS DE MA À USE


Au sujet des travaux matériels entrepris par Ma, je voudrais vous raconter quelque chose qui vous
montrera, dans quel esprit elle les accomplissait. Une fois, on lui demanda en Écosse comment il se
faisait qu'elle fût si experte à faire du ciment. « Avez-vous pris des leçons à ce sujet ? » - « Non,
répondit Ma ; je tourne le ciment comme si c'était un potage de farine d'avoine, puis je le verse par
terre et je l'égalise avec un bâton ; mais, tout le temps, je ne cesse de prier en disant :
« Seigneur, voilà le ciment ; si c'est à ta gloire, permet qu'il prenne ». Et mon ciment a toujours
réussi. »

Une dame missionnaire en séjour chez Ma devait partir de grand matin le lendemain, et se
demandait comment elle serait sûre de se réveiller à temps. « Ne vous inquiétez pas, lui dit Ma : je
remonterai le réveil », et elle alla chercher un coq qu'elle attacha au pied du lit. Dès l'aube, ce
réveil nouveau, genre réveilla la dormeuse !
CHAPITRE V
 
Malgré son ardent désir de rester à son poste, Ma dut finir par se rendre à l'évidence; elle comprit
que la volonté de Dieu était qu'elle prît un congé en Europe. L'année 1906 avait été pour elle une
année de souffrance et de grande faiblesse, et le docteur du gouvernement lui déclara qu'il ne
répondait pas de sa vie si elle ne partait pas sans retard. Le départ fut donc fixé à mai 1907.

Une fois la décision prise, Ma se laissa doucement aller à la joie de ce prochain retour à sa terre
natale. « Oh ! revoir mon pays, s'écriait-elle ; contempler un vrai paysage, sentir sur mes joues le
vent froid, voir les ornières remplies de glace, entendre les pas résonner sur le sol gelé, regarder
les brillantes lumières des magasins, la foule des gens pressés, m'asseoir bien en arrière dans une
église et écouter le chant sans ombre de préoccupation, me rendre compte de la manière dont on
prêche, dont on prie chez nous, reposer mon âme dans le calme et la solennité... »

Le soin de toute la petite famille, bébés compris, fat cette fois confié à Janie, et Ma partit
n'emmenant avec elle que Dan, alors âgé de six ans, et qui, disait-elle, lui serait très utile pour
faire ses commissions. Et, en effet, Dan s'acquitta parfaitement de ses fonctions et se tira fort bien
d'affaire. Ce petit homme se mit bientôt à l'anglais ; il se chargeait des messages de Ma, portait
ses paquets, et le croiriez-vous ? - préparait parfois quelque mets africain pour sa maman
d'adoption ! Naturellement, il fut choyé par tout le monde et reçut force cadeaux  : joujoux, livres,
bonbons, etc ; mais Ma, qui n'entendait pas qu'il fût gâté, demandait souvent qu'on permit à Dan
de s'asseoir par terre, « afin de ne pas lui laisser oublier qui il est », disait-elle.

Évidemment Dan avait des yeux observateurs, car une fois, dans un tramway, il pria Ma de lui
donner de quoi payer les places, « parce que, dit-il, les messieurs payent toujours pour les
dames ».
Mais il ne comprenait pas toujours ce qu'il observait, car il était persuadé que le fait d'aiguiser un
couteau à découper faisait partie de la prière avant le repas !

Ses amis trouvèrent Ma bien changée. « Oh ! Marie, lui dit quelqu'un, je ne vous aurais pas
reconnue ». Et elle de répondre : « Quoi d'étonnant ? Regardez un peu ma figure ! » Ses
traits étaient ridés et fanés, son teint bruni ; mais son beau regard était aussi vif, aussi brillant,
aussi gai qu'autrefois.

Elle fut invitée à passer quelques jours chez une femme de pasteur qu'elle ne connaissait que par
correspondance, et trouva là une nombreuse jeunesse, réunie à son intention, et fort excitée par la
perspective de son arrivée. Chacun s'était donné beaucoup de peine pour lui procurer un accueil
digne d'elle. Lorsque la voiture qui amenait Ma et Dan tourna le coin de l'avenue, tous se
précipitèrent vers la grille du jardin. Dan descendit le premier de la voiture et sourit à tous, sûr de
son accueil ; puis ce fut le tour de Ma, frêle et délicate petite femme âgée qui regarda tout le
monde timidement et répondit aux salutations de chacun. Remontant lentement l'allée du jardin,
elle regardait avec admiration les vertes pelouses, les plates-bandes, et semblait en boire à longs
traits la jouissance.

Elle était si faible et malade que ce fut avec un sentiment d'intense lassitude qu'elle se laissa
installer dans le grand fauteuil placé dans le coin le plus ensoleillé de sa chambre. Plusieurs jeunes
filles l'avaient suivie, et, étendant ses mains vers elles, Ma leur dît :
- « O fillettes ! combien d'entre vous sont pour moi ? »

Des circonstances comme celles dans lesquelles elle se trouvait maintenant l'aidaient toujours à
redevenir jeune. Elle se promenait dans la campagne, ou bien allait s'asseoir dans l'église et
écoutait les répétitions de chant, ce qui était pour elle une vraie fête. Au moment de partir, elle
remercia vivement le professeur de chant du plaisir qu'il lui avait procuré, et celui-ci lui offrit son
diapason en souvenir de leur rencontre.

Un soir, à la sortie d'une réunion, Ma, contemplant le ciel étoilé, dit : « Ces mêmes étoiles brillent
sur mes enfants, là-bas ; je me demande comment ils vont ». Et une autre fois, après avoir
entendu chanter un cantique anglais où se trouvent ces mots : « Paix, paix parfaite, alors que nos
bien-aimés sont si loin de nous ».., elle dit : « Je pensais tout le temps à mes enfants de là-bas ».

« Ses enfants », comme elle les appelait, lui manquaient de plus en plus. Un après-midi, pendant
qu'on prenait le thé, elle demanda instamment qu'on lui permît de tenir sur ses genoux un bébé
qui était dans la chambre. « Cela me rappelle la maison, dit-elle. Depuis si longtemps je suis
habituée à avoir de ces petits autour de moi ».

Mais tenir un bébé dans ses bras pendant quelques instants ne lui suffisait pas... Elle prit la
résolution de retourner en Afrique beaucoup plus tôt qu'elle n'avait compté le faire. « Je ne tiens
pas en place, disait-elle. Je suis inquiète au sujet des enfants  ; je suis sûre qu'ils ont besoin de
moi ». On fit de vains efforts pour la retenir. Deux ou trois grandes réunions furent organisées pour
prendre congé d'elle, et la vue de cette femme si petite, si faible, si usée par son long labeur sous
le soleil africain, fit monter des larmes dans bien des yeux. Ces réunions furent pleines d'émotion,
et, pendant que Ma parlait des besoins de l'Afrique, quelqu'un murmura : « Ce n'est pas Mary
Slessor qui parle : c'est Dieu qui s'adresse à nous par elle ».

La veille de son départ on trouva Ma en larmes ; elle répondit aux questions de ses amis que sa
mère et sa soeur lui manquaient, et qu'elle se sentait sans famille. Elle avait faim et soif de se
sentir serrée dans les bras maternels, et d'entendre cette voix qui lui disait : « Adieu, fillette, que
Dieu soit avec toi ».

Dan, lui, n'avait aucune envie de quitter les délices de sa vie en Écosse, et, dans le train qui
l'emmenait à Liverpool, il sanglota comme si son coeur allait se briser ! Jouets mécaniques, livres,
provisions de route : rien ne le consola, et il finit par s'endormir en sanglotant toujours !
Ma dit adieu - un adieu définitif, elle s'en rendait bien compte - aux toits gris ou rouges et aux
vertes collines de son Écosse chérie. C'était en octobre, en sorte qu'elle ne revit pas les paysages
d'hiver et les routes gelées !

Dès son arrivée en Afrique, elle se rendit à Use, qui devint dès lors son home. C'était un coin
solitaire, caché au milieu d'arbres, non loin de la grande route neuve. Qu'elle était belle cette
route ! Bordée de cotonniers gigantesques et de superbes palmiers, elle montait, descendait,
escaladait des collines ; mais jamais elle ne traversait un village ou une ville. Car villages et villes
se dissimulaient de leur mieux dans la forêt, la terreur des marchands d'esclaves étreignant
toujours le coeur des indigènes. Sauf aux jours de marché, un profond silence enveloppait cette
route ; jamais on n'y rencontrait un enfant ; les léopards et les chats sauvages y rôdaient la nuit. À
un certain point, quelques marches grossièrement taillées conduisaient à une terrasse où s'ouvrait
un sentier aboutissant à la demeure de Ma. Étrange demeure ! On eut dit une réunion de chambres
dépareillées entourées d'une véranda, et recouvertes de feuilles de zinc provenant des caisses
venues d'Écosse, et de feuilles de plomb provenant des caisses de thé  !

Ma se remit à l'oeuvre avec plus d'énergie que jamais. Vraiment elle était étonnante. Au tribunal il
lui fallait souvent rester huit heures à écouter d'interminables dépositions, discussions, etc  ; elle
présidait force palabres, faisait de longues courses à pied à travers la forêt et s'aventurait où aucun
blanc n'était encore allé. Le dimanche elle prêchait dans dix ou douze villages. Entre temps elle
travaillait chez elle, faisait du neuf, raccommodait le vieux, reclouait le toit, sciait des planches,
taillait dans la brousse, faisait du ciment. Est-il étonnant que ses mains fussent rugueuses et
souvent en sang ? Son trop court séjour en Écosse ne l'avait pas suffisamment reposée ; elle
continuait à être souffrante et fatiguée ; si fatiguée que souvent elle se couchait sans se
déshabiller, et n'enlevait ses vêtements qu'après s'être reposée pendant quelques heures. Parfois
elle souffrait tant qu'elle était sur le point de se trouver mal.

Heureusement que maintenant elle avait de bons amis à sa portée. Les missionnaires,
les fonctionnaires, les commerçants, les indigènes, tous l'aimaient et désiraient la soulager de leur
mieux. Le Gouverneur et sa femme lui envoyaient des caisses de lait pour les enfants ; les
fonctionnaires mettaient à sa disposition leurs vapeurs, leurs autos, leurs employés, leurs ouvriers.
A Ikotobong il y avait maintenant une jeune missionnaire, Mlle Peacock, gagnée par Ma à la cause
des Missions, et qui, elle aussi, entourait Ma de ses soins toutes les fois qu'il lui, était possible de
se rendre à Use. Puis, deux foyers missionnaires, ceux des familles Wilkie et Macgregor, lui étaient
toujours ouverts au Calabar, et, lorsqu'elle était à bout de forces, elle allait parfois s'y retremper.

Un jour, des fonctionnaires venus lui rendre visite la trouvèrent si malade que, sur le champ, ils la
firent monter dans leur automobile et la transportèrent à Itu. Et là, dans la maison missionnaire
qu'elle-même avait bâtie, Ma trouva quelque chose de très précieux, et de très-rare dans la
contrée, un enfant blanc ! C'était la fillette du médecin-missionnaire. Quel secours fut pour Ma la
présence de cette petite ! Pendant ses longues journées d'intense faiblesse, elle l'eut souvent à ses
côtés ; l'enfant lui caressait la main puis s'éloignait doucement.
Et lorsque Ma reprit un peu de force la petite Mansie fut sa grande joie. La femme âgée et la fillette
passèrent ensemble de longues heures, couchées dans le même hamac sous la véranda, riant,
causant, lisant des histoires captivantes. Quelquefois elles étaient si absorbées qu'elles en
oubliaient l'heure et poussaient une exclamation de surprise et de regret lorsque la cloche les
convoquait à un repas ! Que Ma était encore jeune de coeur et d'esprit !

Elle était de retour à Use lorsqu'une nouvelle église fut inaugurée à Itu, et, craignant de ne pas
pouvoir se rendre à l'inauguration, elle écrivit à Mansie :
« Peut-être ne me sera-t-il pas possible d'assister à la belle cérémonie, ce qui me mettra d'assez
mauvaise humeur, car je m'étais tant réjouie d'avance d'y aller. Si je n'y suis pas, veux-tu être
bien gentille et mettre mon offrande dans la bourse de la collecte ? Je voudrais pouvoir envoyer dix
fois plus.

« J'avais l'intention de demander à ta maman de nous prêter, à toi et à moi, son joli catalogue
illustré, afin d'y choisir à notre goût à toutes deux, un manteau, un chapeau, un tablier en vue de
ton prochain séjour en Écosse. Qui sait ? ce sera peut-être en Angleterre que tu iras ? mais cela
reviendra à peu près au même ! Maintenant il est trop tard pour faire ensemble notre choix. Prie
cette chère maman de t'aider à choisir ces objets et tu les paieras avec l'argent « sordide » que je
t'envoie pour cela. Remarque que c'est la Bible qui dit « sordide » (1 Pierre, 5 : 2.), donc je
n'emploie pas un vilain mot !

« Et maintenant, chers petits yeux bleus, mon oiseau chéri, est-ce que plus jamais nous ne
jouerons ensemble, jamais plus nous ne nous presserons dans les bras l'une de l'autre ? C'est à
voir ! Mais, en attendant, je n'oublie pas ces journées passées avec toi, tes gentilles manières et
tes douces caresses.
« Sois la bonne petite fille de ta maman et aide-la dans tout ce qu'elle aura à faire le jour de
l'inauguration. Si je peux venir tu t'assiéras à côté de moi ».

Ma ne se contentait pas d'agir ; nous l'avons déjà vu, elle pensait aussi, elle réfléchissait, elle
rêvait... Et voici quel était à ce moment-là son rêve. Mais, pour en bien comprendre la portée, il
faut savoir qu'en Afrique occidentale les femmes et les filles appartenaient toutes à telle ou telle
« maison », et étaient, de par la loi indigène, obligées d'obéir aux chefs de ces « maisons ». Ces
chefs étaient leurs maîtres absolus. Femmes et filles n'avaient d'autre demeure que l'enclos de la
maison. Après leur conversion au Seigneur Jésus, elles devaient encore obéir à leurs maîtres
païens. Si elles recevaient des ordres auxquels, étant chrétiennes, elles ne pouvaient obéir, leur
position devenait d'autant plus difficile que, si elles quittaient l'enclos, elles n'avaient aucun moyen
de subsistance.

C'est à ce problème que Ma avait souvent réfléchi, rêvé, et maintenant elle en tenait la solution  : il
fallait fonder une demeure, - sorte de foyer familial, - où seraient reçues les réfugiées, les femmes
et les filles sans abri, sans protection, et où elles apprendraient quelques métiers faciles qui leur
assureraient un gagne-pain. On leur enseignerait à faire des meubles en bambou, des paniers, des
souliers, à élever de la volaille et des chèvres, voire même des vaches, à cultiver la terre, etc. Et,
par-dessus tout, on leur enseignerait la propreté, l'ordre, la dignité féminine.

Or, les rêves de Ma, nous le savons, se transformaient vite en réalité lorsque leur réalisation ne
dépendait que de ses efforts personnels ! Un beau matin, elle se mit donc en route pour étudier les
environs de Use, et ne tarda pas à découvrir un terrain propice à l'établissement projeté. On
commencerait, pensait-elle, par une installation très modeste : quelques maisonnettes et un jardin,
et on s'agrandirait petit à petit, au fur et à mesure des besoins. Selon sa louable habitude, elle se
mit à l'oeuvre sans retard, planta dans le jardin des végétaux utiles et des arbres fruitiers, et
peupla la cour de chèvres et de poules. On lui fit cadeau d'une vache ; mais c'était une bête
revêche qui lui donna infiniment de fil à retordre : sans cesse l'animal se sauvait et errait dans la
forêt. A défaut de cloche Ma attacha un seau en étain au cou de sa vache ; on savait ainsi où aller
chercher la fugitive !
Il fallait veiller attentivement sur tous les animaux, car, dès la tombée de la nuit, les bêtes
sauvages erraient autour de la cour en quête d'une proie ; des léopards y pénétrèrent une fois.

Deux chambres à Use avaient été réservées pour des hôtes de passage, et des dames
missionnaires arrivèrent une fois à l'improviste avant même que les portes de ces chambres
fussent posées. Or, comme tout récemment un léopard avait emporté dans la forêt le veau de la
fameuse vache, ces dames crurent prudent de barricader de leur mieux l'espace destiné à la porte.
Ma les regarda faire en riant, puis elle dit :
- Vous aurez des rats, des lézards, des mille-pattes, peut-être même un serpent, mais un léopard
n'entrerait pas ici ; et, s'il le faisait, il se contenterait de vous regarder attentivement, puis il se
retirerait.
- Ne lui en donnons pas l'occasion, Ma.
- En tout cas je vous apporterai le chat : il fera peur aux rats et ce sera toujours autant de gagné.

Ce chat, un grand chat jaune, avait été trouvé, dans sa tendre enfance, miaulant piteusement dans
la brousse ; porté à la maison missionnaire, il était tout de suite devenu un des favoris de Ma qu'il
ne quittait jamais. Il voyageait même avec elle, couché dans un cabas, au fond d'une pirogue ou
d'une automobile, ou sur l'épaule de Ma.

LÉOPARD DE L'AFRIQUE OCCIDENTALE


La nuit dont il vient d'être question fut des plus animées ; aucun léopard ne fit son apparition,
mais tout ce qui rampe, tout ce qui saute, tout ce qui vole, vint présenter ses hommages aux
visiteuses et ne leur permit pas de fermer l'oeil.
D'ailleurs, le chat passa lui aussi une nuit blanche, car, jusqu'à l'aurore, il dut faire la chasse aux
rats.
CHAPITRE VI
 
L'automobile du gouvernement arpentait le pays en tout sens et venait parfois à Use. Le chauffeur,
un blanc, avait comme aide indigène un jeune homme bien élevé et instruit, nommé David,
originaire de Lagos.

David eut bientôt fait de se lier d'amitié avec Dan ; mais il ne s'en tint pas à cette très facile
conquête. Il avait d'autres aspirations ; il ne désirait ni plus ni moins que de gagner le coeur de
Mary, une des filles de Ma ! Annie était déjà mariée à un jeune chrétien, et plusieurs autres avaient
demandé, - sans l'obtenir, - la main de Mary. « J'aime mieux rester ici avec toi, avait dit la jeune
fille à Ma ; je n'ai aucune envie de m'en aller ». N'empêche que David réussit où les autres avaient
échoué !

Ma, qui connaissait le jeune homme, donna son consentement au mariage, et bientôt David et
Mary furent mariés civilement par le Gouverneur du district. Mais comme il n'y avait sous la main
personne qui pût célébrer la cérémonie religieuse... après le mariage civil « chacun s'en fut chez
soi », comme le dit notre vieille chanson, jusqu'à une meilleure occasion !..

Heureusement que celle-ci se présenta plus tôt qu'on ne s'y attendait. Un missionnaire arriva à
l'improviste. Vite on se dépêcha de terminer la robe de noces et l'on fit savoir à David qu'il pouvait
arriver en compagnie de son habit noir ! Il ne se le fit pas dire deux fois.

UNE COIFFURE DE GRAND STYLE


Bien entendu la cérémonie fui suivie d'un déjeuner de fête, qui eut lieu sous la véranda. Le matin
de bonne heure, David avait dressé des tables et apporté des sièges. Les dames missionnaires
d'Ikotobong mirent le couvert et décorèrent les tables de fleurs, sans oublier d'y placer une petite
touffe de bruyère venue d'Écosse. La mariée et Janie avaient préparé le repas. À onze heures, on
se mit à table. La place d'honneur était occupée par un vieillard mahométan, ami de la famille de
David. Un grand nombre de ses coreligionnaires étaient venus habiter le pays et assistaient aux
cultes tenus par Ma. Ce vieillard portait un vêtement blanc et un turban. Il avait une grande
admiration pour Ma ; dès leur première rencontre il lui avait dit : « Il n'y a que Dieu qui puisse
t'aider à être ainsi une mère et une aide si précieuse pour tous » ; puis il s'était penché sur la main
de Ma et l'avait baisée, et, les yeux pleins de larmes, avait imploré sur Ma la bénédiction de Dieu.

À côté du vieillard étaient assis la mariée et son mari. Pendant que « les gens importants »
déjeunaient sous la véranda, la brave Janie s'occupait des enfants de l'école et les faisait goûter.

À la fin du repas, le mahométan se leva et fit un petit discours. « J'ai connu la mère de David avant
la naissance de celui-ci, dit-il entre autres choses, et je bénis Dieu de ce qu'Il a envoyé David
chercher ici sa femme ». Puis David s'avança vers Ma : « Maman, dit-il, ne nous laisse pas partir
sans prier avec nous » ; et lui et sa jeune femme s'agenouillèrent devant Ma, qui pria et les remit
entre les mains de Dieu. Chacun accompagna les jeunes époux jusqu'au seuil de la hutte qui leur
avait été préparée; et dans cette hutte le culte domestique fut toujours célébré.

Parmi les « cadeaux de noces », il y eut une machine à coudre donnée par Ma, des gâteaux faits
par les missionnaires d'Ikotobong, une casquette de chauffeur, un mouchoir en soie, des rubans et
une paire de ciseaux.
 CINQUIÈME PARTIE
En Avant - Toujours
1910 - Janvier 1915.

CHAPITRE I
 
Malgré son âge, malgré sa faiblesse, Ma n'était pas au bout de ses voyages d'aventure et de
découverte. Un jour arriva à Use, venant on ne savait d'où, un jeune noir suivi de plusieurs
hommes d'apparence étrange.
- Moekoemoe Ma, dit-il, je te salue. Nous sommes venus te rendre visite. Nous venons d'lkpé. Les
soldats et les gens se sont battus ; les gens ont pris la fuite. Je te connais de réputation et j'ai
parlé de toi aux gens ; ils te prient devenir les aider.
- lkpé ?... lkpé ? répéta Ma. Où est-ce donc ? Je n'en ai jamais entendu parler.
- Tout là-bas, en remontant le Creek, répondit vaguement son interlocuteur. À deux jours de
pirogue. C'est une grande ville.
- Les chaloupes de commerce remontent-elles jusque-là ?
- Non; les hommes du Calabar ne sont pas admis à Ikpé.
- Je comprends ! C'est un marché interdit aux étrangers. Mais que désirent tes gens?
- Devenir des hommes de Dieu et apprendre à lire. Nous sommes déjà quarante qui avons décidé
de servir ton Dieu.

Ma eut encore une longue conversation avec ses visiteurs. Ceux-ci répétaient sans cesse  : « Viens
toi-même, Ma ! Pars avec nous ! »
Évidemment ils savaient qu'elle était toujours prête à aller n'importe où, à bref délai  !
-« Non ; je ne puis pas partir tout de suite, mais je viendrai le plus tôt possible. » Et satisfaits, les
messagers se remirent en route le coeur léger.

Cependant, Ma reculait devant l'idée d'entreprendre encore du nouveau, d'aller dans un pays où
elle ne connaîtrait personne et ne verrait jamais aucun blanc. Et puis, elle était si souffrante  !...
Mais n'importe. L'esprit d'aventure la tourmentait comme de coutume, et, un beau matin, elle
s'assit dans une pirogue et remonta la rivière.

Lorsqu'elle eut laissé en arrière tous les endroits qu'elle connaissait, que de nouveaux spectacles
s'offrirent à sa vue ! Les arbres qui bordaient les deux rives de l'Enyong Creek étaient couverts de
fleurs exquises et de fougères ; les singes gambadaient dans les branches et s'y suspendaient par
la queue ; les papillons et les libellules étincelaient au soleil, pendant que les serpents, glissant le
long de vieux troncs d'arbres, s'éloignaient à la dérobée.

Ça et là, Ma vit la tête hideuse d'un hippopotame se soulever au-dessus des eaux pour observer la
pirogue, et elle remarqua que les rives portaient la lourde empreinte des pas de ces massifs
pachydermes. Après huit heures de navigation, elle et ses rameurs se trouvèrent tout à coup en
face d'un de ces monstres qui, surgissant devant la pirogue, ouvrit son énorme gueule comme pour
l'avaler d'une bouchée. La nuit tombait et la rivière se faisait plus étroite : « Très bien, très bien,
mon vieil hippo ! dit Ma, nous ne te disputerons pas le droit de nous renvoyer ! » La pirogue vira
de bord, atterrit, et Ma passa la nuit dans une affreuse hutte sale, remplie de moustiques.

Mais le manque de confort eut sa très grande compensation : Ma trouva dans ces parages un chef
qui avait entendu parler d'elle, et de Jésus qu'elle annonçait. Bien qu'il ne sût pas lire et que tout le
monde se moquât de lui, il adressait ses prières à Celui qui était encore pour lui « le Dieu
inconnu ». Ma l'encouragea, pria avec lui, et partit le laissant tout heureux.

À la douce lumière de l'aube naissante, la pirogue glissa de nouveau sur les eaux paisibles,
jusqu'au moment où l'Enyong Creek devint trop étroit pour lui livrer passage. Ma descendit à terre
et se fraya, à travers la brousse, un chemin jusqu'à lkpé.
Elle trouva là une ville plus prospère qu'elle ne se l'était imaginé ; quatre races différentes
s'y mélangeaient. Mais quelles horreurs le péché y étalait et combien les ténèbres y étaient
profondes !

Les vieux chefs reçurent Ma sans enthousiasme ni empressement ; mais tout autre fut l'accueil des
jeunes hommes : ils lui souhaitèrent chaudement la bienvenue. Ceux d'entre eux qui désiraient
devenir chrétiens avaient déjà commencé à bâtir une petite église, à l'extrémité de laquelle ils
avaient disposé deux pièces pour son usage personnel. Et l'attitude de ces jeunes hommes
témoignait à elle seule de leur sérieux. Un jour que Ma entra inopinément dans une cour, elle y
trouva deux d'entre eux à genoux, priant « le Dieu des hommes blancs ».
N'est-ce pas à des cas analogues à celui-ci que s'appliquent les paroles de Jésus  : « Plusieurs des
derniers seront les premiers » ; et encore : « Plusieurs viendront d'Orient et d'Occident qui seront
à table dans le royaume des cieux » ?

Ma resta quelques jours à lkpé à étudier la situation, et se rendit compte que la ville pourrait
devenir un centre important pour l'évangélisation de la contrée ; puis elle partit, en promettant de
revenir.
En effet, elle revint à plusieurs reprises. Chaque fois on lui demandait  : « Es-tu venue pour
rester ? » - « Pas encore ! » répondait-elle. - « 0 Mal quand viendras-tu pour toujours ? »
Que pouvait-elle répondre ? Comment abandonner son oeuvre à Use ? Elle avait supplié la Mission
d'envoyer à son secours d'autres missionnaires, mais les mois passaient... et personne ne venait.

Bientôt deux églises furent construites à Ikpé et les démarches auprès de Ma se firent de plus en
plus nombreuses, les requêtes plus instantes. Ma se dit : « C'est un appel auquel je ne puis fermer
l'oreille. Je suis vieille et fatiguée, mais je ferai de mon mieux pour tenir tête à l'oeuvre des deux
stations. Plus de paresse pour moi. »

UNE ÉGLISE À IKPÉ


... O Ma ! avait-il jamais été question de paresse pour vous !...

Elle fut donc constamment en route, descendant ou remontant le Creek ; chaque trajet prenait
près de deux jours. D'Ikpé on envoyait une pirogue et dix rameurs l'attendre à une plage près
d'Itu. Que de mouvement et d'agitation dans la maison d'Use avant que tout fût prêt pour le
départ ! Puis il fallait fermer la maison, - non pas à clé, comme nous le faisons - mais en clouant
les fenêtres et en remplissant de bois et d'argile les espaces qui tenaient lieu de portes  !

On se mettait en route dans l'après-midi. Ma, assise sur une chaise au centre de la pirogue, avait à
ses pieds le cabas qui contenait son cher chat jaune ; les enfants (bébés compris) s'installaient tout
autour d'elle. Lorsque venait le soir, on descendait à terre pour passer la nuit dans un village, puis,
dès 4 heures du matin, on remontait en pirogue. Ma n'aimait guère traverser la partie de la rivière
que fréquentaient les hippopotames ! « Et pourtant, disait-elle, jamais encore ils ne m'ont touchée.
Ils se contentent de soulever leur tête hideuse et de me regarder fixement. »

Lorsque la chaleur devenait insupportable, la pirogue s'arrêtait de nouveau et tous descendaient à


terre ; les rameurs faisaient cuire un repas sur un feu de branches, et Ma plaisantait avec tous
pour maintenir la gaieté générale. Vers 4 heures de l'après-midi on atteignait enfin la plage d'lkpé ;
mais il y avait encore un long trajet à faire à pied, et tous arrivaient à destination bien fatigués et
prêts à s'endormir d'un lourd sommeil.

Ces rameurs n'étaient autres que ce que nous aurions appelé les gamins d'Ikpé ; ils avaient le
coeur chaud malgré leur rudesse. Voici ce que Ma écrivait à leur sujet aux enfants d'une école du
dimanche d'Écosse : « Ils ne marchandent pas leur peine. Ils rament toute la journée en chantant
gaiement, comme s'ils ne s'apercevaient pas que le soleil de feu darde sur eux ses plus ardents
rayons.

Lors de notre dernier voyage, nous avions à bord une telle charge de bois de construction que nos
rameurs n'avaient pas de place pour s'asseoir. Un chef qui nous vit passer m'offrit de décharger sur
sa plage une partie du bois, « car jamais, dit-il, ces garçons ne pourront remonter le courant avec
un tel fardeau ». Mais mes braves rameurs lui répondirent vivement : « La pirogue est solide. En
avant ! »

« Ils ramèrent huit heures durant sans même prendre le temps de manger. Vers 7 heures du soir,
avant de nous retirer pour la nuit, nous avons fait le culte à bord et je voudrais que vous eussiez
entendu chanter ces garçons ! Lorsque vers 3 heures du matin la lune se montra à travers la
brume, ils poussèrent la pirogue au large et de nouveau ramèrent pendant huit heures, réveillant
les échos par leurs chants, échos d'affreux endroits où dans la vase et la boue les crocodiles et
autres monstres trouvaient un sûr asile. »

Le voyage de retour - sauf qu'il se faisait en sens inverse - était la répétition du voyage d'aller. En
arrivant à Use on pratiquait une petite ouverture dans l'argile qui fermait les portes, chacun se
glissait par cette ouverture et allait vite se coucher. Souvent tous étaient trempés jusqu'aux os ;
parfois même Ma était si percluse de douleurs qu'il lui fallait encore passer la nuit dans la pirogue.
« Comment donc vous y prenez-vous en pareille circonstance ? » lui demandait-on. Et elle de
répondre gaiement : « Je m'administre un calmant, je m'enveloppe dans une couverture, et je
m'en tire admirablement bien ».

Un jour qu'elle revenait à Use, elle eut la désagréable surprise d'y trouver la maison fortement
avariée par un ouragan. D'urgence elle se mit elle-même aux réparations nécessaires  ; mais ce
travail était maintenant au-dessus de ses forces ; elle tomba malade et dut s'aliter. N'empêche
que, lorsque vint le dimanche elle se leva, se traîna à l'église, s'assit sur une chaise et présida le
culte comme de coutume.

Un jeune médecin missionnaire nommé Hitchcock était depuis peu établi à Itu. Il avait entendu
parler de Ma et savait qu'il était assez dans ses habitudes d'en faire un peu à sa tête  ! Mais, lui non
plus ne péchait pas par un manque de volonté, et lorsqu'il trouva Ma si malade, il la prit en main et
lui dit carrément comment elle devait se soigner. Pauvre Mal elle avait trouvé son maître  ! Mais, au
fond, elle ne demandait pas mieux que d'obéir aux ordres donnés ; sous les soins éclairés et pleins
de tendresse de ce docteur, qui la traitait comme si elle eût été sa mère, et qu'elle-même traitait
comme s'il eût été son fils, son état s'améliora un peu.
« Ma, lui dit le Dr. Hitchcock, plus jamais de bicyclette ! C'est fini pour toujours. » À défaut de
bicyclette, Ma « fit du pousse-pousse » dans la petite voiture que lui envoyèrent ses amis
d'Écosse ! Dans ce nouvel équipage, poussé par ses enfants, elle continua à parcourir la forêt.

Pendant ces jours de grande solitude, une des joies de Ma fut l'affection que lui témoignaient un
grand nombre de jeunes, en Écosse. Elle écrivait à l'un d'eux qu'elle avait toujours un paquet de
lettres à portée de sa main, et qu'elle lisait et relisait ces lettres comme elle aurait lu un livre.
Plusieurs de ces jeunes étaient très jeunes ! En écrivant à Ma ils lui parlaient de leurs études, de
leurs jeux, de leurs vacances, de leurs animaux favoris, de leurs livres, etc. Ma disait en parlant
des lettres d'un certain petit garçon, qu'elles lui faisaient penser à une boîte de sardines tant elles
étaient remplies de nouvelles pressées les unes contre les autres ! À toutes ces lettres Ma
répondait longuement et d'une manière qui intéressait et amusait à la fois.

À une maman qui lui avait écrit qu'elle était bien aimable de se donner tant de peine pour de si
jeunes correspondants, elle répondit : « Ce sont eux qui sont aimables pour moi. Ces chéris
m'écrivent le plus simplement du monde ; ils me racontent leurs histoires ; ils jugent de tout à leur
point de vue, à la lumière de leurs yeux innocents et avec l'intensité de leur vie débordante. Leurs
lettres me sont un puissant tonique ; avec eux je vais en vacances : je cours les champs, je fais
des pique-niques, je vais en bateau... il me semble presque que je respire l'air qu'ils respirent et
que j'entends leurs cris joyeux. N'allez pas croire que, parce que je ressemble à un vieux
parchemin ridé, mon coeur n'est plus aussi jeune qu'autrefois, et que je ne préfère pas mille fois
les enfants aux grandes personnes ! Mais si, mais si ! car des enfants ont été mes seuls
compagnons pendant les vingt-cinq dernières années. Certes, les fillettes chez vous sont
attrayantes avec leur teint frais, leurs jolis cheveux et leurs gentilles manières ; lorsque j'étais en
Écosse, c'était une joie pour moi de les regarder, de causer avec elles ; leur vue me faisait du
bien ; je connais leur charme particulier. Mais ceci ne veut pas dire que je ne préfère pas les petits
noirs aux petits blancs, bien au contraire. »

Une des correspondantes les plus régulières de Ma était une fillette habitant Edimbourg, et qui
avait alors treize ans ; elle s'appelait Christine. Intelligente, s'essayant même à écrire des
historiettes et des poésies, Christine était en même temps gentille, et aimable. Elle aimait de tout
son coeur la vieille dame lasse et solitaire qui, du fond de sa forêt africaine, lui envoyait de si
intéressantes missives. « Vous avez le génie de la correspondance, écrivait-elle à Ma ; vos lettres
sont pleines de nouvelles, et d'affection aussi, de tout ce qui est vous. »

Voici un fragment d'une des lettres de Ma à sa jeune correspondante :


« Quelle délicieuse matinée ! Chez vous il doit faire gris et froid. Ici il est 6 h. 1/2 et je suis assise
sous la petite véranda qui est mon sanctuaire. Nous avons fini de déjeuner, mais je ne me suis pas
encore mise au travail, car il me faut une bonne heure pour remonter ma machine. Je voudrais
bien que tu fusses ici pour jouir de notre brousse, de nos cocotiers et de nos palmiers, enveloppés
en ce moment d'une buée bleue exquise, provenant de la fumée d'un feu de forêt. Oui  : je crois
vraiment que tu jouirais même de l'odeur âcre de la fumée. et que tu déclarerais que peu
d'endroits sont aussi délicieux que le Calabar... Mais dans une heure !... Ce qu'il fera chaud ! »

Puis Ma racontait ce qui suit de la saison des « fumées » qui durait de novembre à février :
« Drôle de saison ; l'air est comme imprégné de quelque chose qui ressemble à du sable fin, et qui
vous empêche d'y voir à dix mètres de distance. On a la gorge et le nez desséchés et douloureux,
comme si on prenait l'influenza. Entre les visites de ces « fumées » qu'on dit venir du Sahara, la
saison chaude vous brûle, vous grille, vous affaiblit, vous alanguit ; et l'on se demande où aller
chercher une bouffée d'air pur et une gorgée d'eau fraîche. Et pendant ce temps les neiges de vos
hauteurs, les vents glacés et les vagues de la mer chantent, dans vos climats froids, leurs chants
de sirène ! »

À cela Christine répondit :


« Comme je voudrais pouvoir vous enlever à votre travail et à votre chaleur africaine et vous
transporter chez nous pour de bonnes et longues vacances. Vous auriez sous les yeux les champs
les plus verts de toute l'Écosse et ses hautes collines ; et le vent frais vous envelopperait. Les
fleurs blanches et roses, les lourdes masses de l'aubépine, les douces senteurs de la giroflée, le
chant des merles, la pelouse veloutée, l'avenue ombragée, les jacinthes sauvages, les petits
oiseaux dans les haies, le radieux soleil du printemps se glissant entre les feuilles, comme tout cela
vous prendrait le coeur ! »

Et, de fait, Ma avait grand besoin de vacances ; elle-même s'en rendait compte. Aussi, sans lui en
rien dire d'avance, une dame écossaise fit tous les arrangements nécessaires pour lui procurer un
congé aux Îles Canaries. Cette aimable dame se chargeait de tous les frais. Tout d'abord Ma
protesta contre ce projet, « beaucoup trop beau », pensait-elle ; il lui semblait égoïste d'accepter
ce « cadeau », alors que bien d'autres qu'elle avaient aussi besoin de repos. Mais les docteurs lui
dirent : « Un congé pris maintenant vous mettra en état de reprendre du service  ; sans congé vous
ne pourrez plus travailler ». - « Dans ce cas, répondit Ma, j'accepte. » Et elle partit emmenant avec
elle sa fidèle Janie, mais bien décidée à payer elle-même son voyage et ses frais de séjour !
CHAPITRE II
 En réalité, ce séjour aux Îles Canaries fut le premier vrai congé de Ma, car elle n'eut rien à faire
qu'à se chauffer au soleil et à se laisser choyer par tout le monde, en particulier par Monsieur et
Madame Edisbury, qui tenaient l'hôtel où elle descendit. Elle n'eut à s'occuper de rien, pas même
de parler à des réunions. Quel heureux temps ce fut pour elle !

LE JUGE SLESSOR ET L'APPAREIL DU SERMENT INDIGÈNE

CROIX DE ST. JEAN DE JÉRUSALEM


« Depuis l'instant de notre arrivée, alors que nous étions un peu émues de nous trouver entourées
d'étrangers, dit-elle, jusqu'au moment où nous sommes reparties, les coeurs pleins à déborder,
notre visite n'a été qu'une délicieuse succession de tout ce qui est beau et aimable.  »

Peu après son arrivée, elle entendit dire que Madame Edisbury avait un petit garçon de neuf ans,
appelé Radcliffe, qui était boiteux et ne marchait qu'avec des béquilles. « Puis-je le voir ? »
demanda-t-elle. Elle trouva Radcliffe installé dans sa nursery ; c'était un enfant vif et intelligent
avec lequel elle eut bientôt fait de s'entendre. Des heures durant, Radcliffe, assis à ses côtés, ses
grands yeux fixés sur les siens, écoutait bouche béante les étonnantes histoires qu'elle lui racontait
de sa vie en Afrique.
Avant le départ de Ma, celle-ci et son petit ami eurent ensemble une longue conversation et
conclurent un arrangement qui devait rester un secret entre eux deux. Il ne s'agissait de rien de
bien grave ! simplement de ceci : Ma promettait à Radcliffe qu'elle demanderait tous les jours à
Dieu de lui rendre l'usage de ses jambes, et Radcliffe promettait à Ma que lui aussi prierait à ce
sujet tous les jours. Ma comprenait que ce serait une joie pour le petit infirme de se dire qu'il y
avait entre eux « un secret, dont même sa maman ne saurait rien » !

A bord du navire qui la ramenait au Calabar, Ma écrivit une longue lettre à Radcliffe.
« Tu étais, dit-elle, profondément endormi bien avant l'heure du départ de notre vapeur, en sorte
que ni Janie ni moi n'avons pu te dire adieu. Mais devine un peu ce que ton cher papa a fait  ! Il
est venu avec nous, au beau milieu de la nuit, alors qu'il faisait froid et tout noir ; il s'est chargé de
nos bagages et de nos affaires, et dans l'obscurité il nous a accompagnées jusqu'au grand navire.
Il a même grimpé le long escalier avec nous et nous a amenées à notre cabine d'où je t'écris. Cette
cabine sera notre demeure pendant une dizaine de jours. Et ta chère maman a veillé pour nous
dire adieu ; ta chère tante aussi ; elles nous ont comblées de fruits et de fleurs, et mieux encore de
bons voeux et de souhaits d'un prochain retour. J'étais heureuse et reconnaissante, mais triste
aussi, et je crois bien que j'ai pleuré un petit brin quand ton papa nous a quittées. Comme tes
chers parents et ta tante ont été bons pour nous ! Et comme je suis heureuse d'avoir fait ta
connaissance ! Les heures que nous avons passées ensemble resteront gravées dans ma
mémoire ; et pour Janie c'est un bienfait de te connaître.

« il y a foule à bord ; et aujourd'hui nous avons eu pour le thé un gâteau de jour de naissance,
parce que c'est l'anniversaire d'une des dames. Comme on ne demande jamais à une dame quel
âge elle a, - tu te rappelles notre conversation à ce sujet ? - on avait tracé en sucre le chiffre
« 21 » sur le gâteau ! Mais la dame est une vieille dame. On lui a donné toute espèce de cadeaux :
une petite poupée, un chien en porcelaine qui remue la queue, des perles ; c'était très amusant. Il
y a si peu à faire à bord d'un navire qu'on finit par s'ennuyer, et qu'on a besoin d'un peu de
badinage pour faire passer le temps.

« Et maintenant adieu, cher petit ami. Sois sage, sois brave, et dépêche-toi de faire des économies
pour venir nous voir et pour rester longtemps. Janie t'envoie ses compliments et dit  : « Ne nous
oubliez pas ». J'en dis autant ».

Grande était la joie de Radcliffe lorsqu'arrivaient les lettres de Ma, « tout droit des pays sauvages »
comme disait celle-ci. Dans toutes ses lettres elle faisait allusion au mystérieux secret. « Fiston,
écrivait-elle, j'espère que tu te souviens de notre traité secret ? Moi je m'en souviens et je fais ce
que nous avons convenu. Il y a un téléphone et un télégraphe qui vont d'ici aux Îles Canaries en
passant par le Royaume de Dieu, voire même une télégraphie sans fil qui ne fait jamais défaut. »
On bien encore elle écrivait : « Tu te rappelles notre secret, mon vieux chéri ? J'y pense aussi et
j'ai confiance que tout ira pour le mieux. Persévère. »

Radcliffe aimait que Ma lui racontât ce que faisaient ses enfants, et ce qui se passait dans la forêt.
Il s'intéressait aux insectes, aux papillons, aux mouches, à toutes les bestioles des buissons qui
resplendissaient au soleil. Mais par dessus tout il aimait les histoires de serpents, dans le genre de
celle-ci :
« Un soir, tard, j'entendis des cris dans la cuisine. Janie sautait d'un endroit à l'autre pendant
qu'Annie et elle lançaient des objets vers un être qui, à la lumière du feu, me parut épouvantable.
Janie répondit à mes propres cris par des rires, « C'est un serpent, dit-elle ; ne viens pas. » Et elle
fouettait l'air avec un bâton ; Annie faisait du tapage, mais pas grand'chose de plus. À pas lents je
sortis de la maison ; Janie tint le serpent à une distance respectueuse jusqu'à ce qu'Annie et
Maggie eussent aussi gagné la porte ; mais elle-même resta sur les lieux, et, avec une petite hache
que je lui lançai, elle coupa le serpent en morceaux. Le lendemain matin tous les morceaux avaient
disparu ; quelqu'autre bête les avait avalés et il n'en restait que des traces. Un autre jour, Janie et
ses compagnes poursuivirent une horrible bête qu'on appelle ici Asawuri. (Je ne sais pas son nom
scientifique).

C'est un animal qui demeure dans un trou, dans la brousse ; il pousse un drôle de cri, comme : ou
- 0, ou - o ; il est plus grand qu'un lézard et tacheté comme un serpent ; sa morsure est mortelle :
c'est probablement pour cela que Dieu lui a donné ce cri particulier qui avertit de sa présence et
met les gens sur leurs gardes. Janie l'a tué... Je garde toujours mon secret ; le gardes-tu aussi ?
Ne te relâche pas ! N'en parle à personne ! »
Et, pour encourager le garçonnet, Ma lui écrivait une autre fois :
« Je suppose que tu es maintenant à l'école ? Eh bien ! qu'en dis-tu ? Est-ce que les maîtres
donnent des pensums ? Mais je suis sûre, que tu n'en mériteras jamais parce que tu feras toujours
de ton mieux. Quelquefois tu trouveras difficile de travailler ; quand il fera chaud, par exemple, tu
auras envie de faire tout autre chose ! Veux-tu que je te dise un petit secret ? Moi aussi je suis
stupide au possible quand il s'agit d'arithmétique ! Je n'y comprends absolument rien ! Tant pis : je
me suis assez bien tirée d'affaire tout de même et tu en feras autant. Maintenant je n'ai plus pour
me tracasser que les problèmes que font les garçons de l'école ; mais je ne leur pose que ceux que
je puis facilement faire et expliquer moi-même ! Un de ces jours, tu seras à la tête de ta classe.
Tout de même tu sais : vas-y de toutes tes forces à essayer de rattraper ; les autres ; ta petite
tante et maman t'aideront ; c'est pour cela que les tantes et les mamans sont faites. Mets tes bras
autour du cou de cette petite tante, regarde-la de tes yeux profonds, et tu verras ce qui arrivera  !
Janie non plus ne sait pas compter ; elle n'a jamais pu y arriver, et, à cause de cela, j'ai toujours
eu beaucoup de sympathie pour elle. Et pourtant, que ferais-je sans Janie ? Pour moi et pour les
gens d'ici, elle vaut mieux que des milliers de mathématiciens ».

À son retour des Îles Canaries, Ma passa par Duke Town. Elle y vit des médecins qui lui assurèrent
qu'elle avait bien des années de service devant elle, à condition qu'elle prit soin de sa santé, et lui
donnèrent à ce sujet, par écrit, de minutieuses instructions. « Vaudra-t-il vraiment la peine de
vivre dans ces conditions ! dit-elle. Enfin ! pour l'amour de l'oeuvre que Dieu m'a confiée, j'obéirai
aux médecins. Dieu veut des ouvriers à la hauteur de leur tâche et comment le serions-nous si
nous ne prenions pas soin du corps merveilleux qu'Il nous a donné ? »

Elle revint donc à Use toute réjouie à la perspective de travailler encore pour son Maître bien-
aimé et résolue à suivre les conseils qui lui avaient été donnés. Ce n'étaient ni les éloges ni la
renommée qu'elle désirait ; elle voulait simplement s'employer aux modestes tâches quotidiennes
en aidant chacun de son mieux, en luttant contre le péché et l'ignorance qui empoisonnaient autour
d'elle tant de vies.

Pendant deux années elle s'occupa à la fois d'Use et d'Ikpé et voyagea sans cesse entre les deux
stations, quelquefois en pirogue, mais le plus souvent dans l'automobile du gouvernement dont
David était le chauffeur. Cela lui procurait le plaisir de voir en passant Mary et ses bébés, car la
famille demeurait maintenant à Ikot Ekpene.

Ma prêchait, enseignait, soignait les malades, faisait du ciment, peignait, vernissait  ; - humble et
heureuse femme.
Mais combien elle était seule et isolée, malgré sa vie si remplie ! Il n'y avait pas de courriers dans
ces parages, et elle ne recevait sa correspondance que grâce à l'amabilité des fonctionnaires qui se
chargeaient de la lui faire parvenir. « Voilà sept semaines, écrivait-elle une fois, que je suis sans
nouvelles de qui que ce soit ; pas une lettre, pas un journal ; rien à lire que les vieilles feuilles
d'annonces qui couvrent les planches de l'armoire et le fond des caisses. Si vous désirez des noms
d'hôtels ou de pensions dans quelque coin de l'Europe que ce soit, adressez-vous à moi : je les sais
sur le bout du doigt ». Quelle joie pour elle lorsqu'un visiteur blanc faisait son apparition ! On
prenait ensemble une tasse de thé, on causait ; et,en partant, le visiteur se gardait bien d'oublier
de laisser derrière lui un paquet de journaux dont Ma se délectait pendant longtemps.

En juillet 1913, Ma se rendit dans l'Okoyong pour la première fois depuis qu'elle l'avait quitté huit
ans auparavant. Akpap, jadis si sauvage, était devenu une paisible station missionnaire, si
tranquille que Ma s'y croyait presque en Écosse ! Une nouvelle église y avait été construite et deux
dames missionnaires y travaillaient.

L'arrivée de Ma fut un événement et son séjour une série de réceptions. Tous voulaient la voir ; de
près et de loin les gens accouraient pour « Koem » leur mère, et pour revivre avec elle les
souvenirs d'autrefois. À peine Ma avait-elle le temps de manger ; et aux amies qui l'appelaient
pour un repas elle répondait, désignant du doigt ses visiteurs : « Ceux-ci seront aujourd'hui ma
nourriture ». Les dames missionnaires d'Akpap n'avaient jamais encore vu une telle affection se
manifester entre missionnaire et indigènes. Ma n'avait oublié le nom de personne ni les détails
concernant telle ou telle famille.

Elle revit Emé Eté, Mana, Iyé, la maman de la petite Susie, et Esieu, devenu un des chrétiens
influents de la contrée. Hélas ! Emé Eté n'avait pas été gagnée à l'Évangile : elle était restée
païenne et offrait chaque jour dans sa cour un sacrifice à une idole représentant une femme aux
yeux en coquilles d'oeufs ! Dans cette même cour il y avait une sorte d'autel sur le quel Emé Eté
déposait ses offrandes : du vin de palme, de l'eau-de-vie, des vivres, parfois une poule ou des
oeufs. Les chambres de la pauvre femme étaient remplies de charmes tels que bouquets d'herbes,
plumes, bouteilles. Tout cela fut pour Ma un sujet de profonde tristesse. Emé Eté mourut peu de
temps après la visite de Ma. Au toit de sa maison flotta un immense noeud de satin blanc, signe de
deuil chez les païens ; les portes de sa maison furent fermées et on laissa la maison elle-même
tomber en ruines.

MASQUE EN USAGE DANS LES PIÈCES INDIGÈNES


Lorsque Ma se rendit à la nouvelle église, elle y trouva un auditoire de quatre cents personnes
réuni pour l'entendre : les hommes et les jeunes gens au centre, les femmes sur les côtés, les
enfants assis en rangs par terre. Tout ce monde était proprement vêtu ; et, en se rappelant l'Akpap
d'autrefois, alors que les indigènes tout nus passaient leur temps à boire et à se battre, Ma bénit
Dieu et prit courage.

« Oui, disait plus tard un membre de l'Eglise lorsque Ma est arrivée dans le pays, les léopards eux-
mêmes sont devenus moins dangereux et moins audacieux ».

Toute cachée qu'elle fût dans sa forêt africaine et quelque grande que fût son humilité, beaucoup
de personnes se rendaient compte de la valeur de Ma et de l'oeuvre immense qu'elle avait
accomplie. Ils écrivirent son histoire. Ce récit tomba sous les yeux du Gouverneur général de la
Nigérie, Sir Frédéric Lugard, et celui-ci en fut tellement frappé qu'il l'envoya, en Grande-Bretagne
et demanda que le roi George V en prit connaissance.

Alors, un beau jour, arriva dans la cour de la maison missionnaire à Use un coureur indigène
porteur d'un paquet de lettres ; et, parmi ces lettres, se trouvait une grande enveloppe à l'air
important. « Qu'est-ce que cela peut bien être ? » se demanda Ma. C'était un document émanant
de l'Ordre des Hospitaliers de St-Jean de Jérusalem dont le roi Georges V était le Grand Maître. On
priait Ma de vouloir bien devenir membre honoraire de l'Ordre et d'accepter la croix d'argent,
décernée en récompense d'éminents services et d'oeuvres de bienfaisance.

Ma jeta un regard amusé sur sa robe défraîchie, sur ses pieds nus, sur ses mains durcies par le
travail, puis elle contempla sa pauvre petite hutte et se mit à rire « Une médaille royale pour
moi ! dit-elle ; mais à propos de quoi ? Je ne mérite rien pour n'avoir accompli que mon devoir ; et
même cela je ne l'aurais pas fait sans le continuel secours de Dieu. À Lui soit toute la gloire. Tout
de même, ajouta-t-elle, cette décoration aura ceci de bon : elle prouvera que le roi s'intéresse à ce
qui se passe ici ».

Elle répondit qu'elle acceptait l'honneur qui lui était offert. Mais qu'elle se doutait peu de ce à quoi
elle s'engageait !.. Pour recevoir cette croix, elle dut descendre à Duke Town et y paraître en
public, voire même y parler en public... ce qui allait tellement à l'encontre de ses goûts ! - Il fallut
cependant s'y résigner. Laissant la station à des mains amies, elle descendit à Duke Town dans la
chaloupe du gouvernement, mise à sa disposition.

À Duke Town chacun fut plein d'égards pour elle ; elle fut traitée en princesse. Pendant la réunion
publique, alors qu'on faisait son éloge, racontant l'oeuvre qu'elle avait accomplie, l'influence qu'elle
avait exercée, son talent à se faire des amis, elle cachait sa figure dans ses mains. Puis il lui fallut
prendre la parole à son tour. Se tournant vers les garçons de l'Institut missionnaire et les filles de
l'École industrielle, elle s'adressa à eux en efik, et leur recommanda la loyauté envers le
gouvernement, - « chrétien au fond, dit-elle, puisque le don de cette croix d'argent était une
preuve qu'il s'intéressait aux Missions ». Pas un instant elle ne se mit en scène ; bien au contraire,
elle s'y prit de façon à donner l'impression que le don de cette décoration était un honneur fait à la
Mission, et que la croix aurait pu tout aussi bien être remise à n'importe quel autre missionnaire.
Ayant recouvré un peu d'assurance, elle prononça alors quelques mots en anglais. « Si dans ma vie
j'ai fait quoi que ce soit qui vaille, c'est parce que mon Maître marchait devant moi  », dit-elle en
terminant.

Dès le lendemain elle retourna à Use, emportant avec elle un bouquet de roses qui lui avait été
remis à la séance de la veille. Arrivée chez elle, elle détacha une branche du bouquet et la planta à
côté de la porte de la maison ; à son intense joie le rameau prit racine... Une bouture de ce même
rosier a été plantée sur sa tombe.
Il va sans dire que Ma dut raconter tout ce qui venait de se passer à son ami Radcliffe. «  On porte
cette décoration dans les grandes occasions, lui écrivit-elle ; c'est comme si on avait reçu un prix a
l'école. Tu te demandes en quel honneur j'ai reçu un prix ? Je me pose la même question sans
arriver à la résoudre ! »

Afin de montrer à ses enfants comment se portait cette décoration, Ma l'épingla sur sa robe : la
croix d'argent se porte à gauche, retenue par un ruban de moire noire.
Répondant jadis à une amie d'Écosse qui lui avait écrit que sa récompense dans le ciel serait une
couronne d'étoiles, Ma s'était exprimée ainsi :
Qu'est-ce que je ferais donc de couronnes d'étoiles, sinon de les jeter aux pieds du Seigneur ! » Et
après avoir reçu la décoration elle écrivit : « N'allez pas vous imaginer qu'il y a le moindre
changement dans mes titres ! Maintenant comme avant je m'appelle Mary Slessor tout court ; je
suis la servante indigène et inutile du Roi des rois ; mais une servante ardemment désireuse de le
servir. Puisse l'honneur que je viens de recevoir m'être un encouragement à faire toujours
mieux ! »

À l'époque dont nous parlons, Mary et Annie étaient mariées ; Alice et Maggie faisaient leur
apprentissage à Duke Town, et Dan était à l'école également à Duke Town. Ma écrivit à Radcliffe :
« Dan et son maître ont remonté la rivière pour aller dans une contrée ou l'on vient de découvrir
du charbon et de l'étain, et où nos entreprenants compatriotes vont construire un chemin de fer.
Des terres nouvelles, de nouveaux peuples, de nouveaux trésors, vont ajouter à la richesse et à
l'étendue de notre empire. Tu ne peux pas t'imaginer quelle différence cela va faire dans le pays
d'avoir ici du charbon ! On dirait un conte de fée. Pense un peu : si nous avons du charbon, nous
pourrons employer sur place les matières premières qui abondent ici, et nous pourrons envoyer
aux quatre coins du monde le bois de nos immenses forêts. Et puis, que de gens vont trouver du
travail dans les mines ou à la construction du chemin de fer ! Vraiment ce vieux monde est
merveilleux n'est-ce pas ? Et on nous répète qu'il n'est plus bon à rien ! »
CHAPITRE III
 
À quelque distance d'Ikpé se trouve une haute colline, appelée Odoro lkpé, sur laquelle le
Gouvernement britannique avait fait construire un sanatorium. Un certain samedi soir Ma grimpa
sur cette colline.
« Quelle vue ! s'écria-t-elle. Jamais je n'ai été si haut ! » La plaine se déroulait à ses pieds ; elle
respirait avec délices le vent frais qui lui arrivait de si loin.

Pourtant, ses yeux se remplirent bientôt de tristesse : cette verte contrée était encore en plein
paganisme ; ses chefs ne voulaient rien avoir à faire avec Jésus et refusaient l'entrée du pays aux
instituteurs et aux missionnaires. Elle-même s'était adressée à eux bien des fois, mais sans réussir
à les fléchir. Si Ma venait chez eux, pensaient-ils avec raison, c'en était fait de leurs vieilles
coutumes païennes !

Mais Ma n'était pas femme à perdre courage et à lâcher pied. assise maintenant sur le sommet de
la colline, elle voyait, par la foi, le jour où la région tout entière aurait accepté Jésus pour son Roi  ;
- le jour où le peuple, comme le démoniaque d'autrefois, viendrait à la maison de Dieu « vêtu et
dans son bon sens ».
« O Dieu ! dit-elle, bien que je sois vieille, faible et indigne de te servir, aide-moi à gagner ces
chefs. »

Puis, se tournant vers Janie : « Nous resterons ici jusqu'à ce que nous ayons obtenu la victoire »,
dit-elle.

Janie regarda autour d'elle et fit entendre une sorte de grognement ; le prétendu sanatorium
n'avait que des trous en guise de fenêtres ; pas de porte, pas de chaise, pas de table, un sol en
boue durcie, et le reste - mais que restait-il ! - à l'avenant. Ma, qui se contentait à bon marché,
aurait volontiers couché à la belle étoile. Et de fait, c'est ce qu'elle fit ; elle s'étendit le soir sur la
véranda, car l'air de la petite maison n'était rien moins que pur !
Ma eut de nombreux palabres avec les chefs. Ceux-ci finirent par dire : « Nous voulons bien des
écoles où nos enfants apprendront à lire et à écrire ; mais nous ne voulons pas qu'on se mêle de
nos coutumes. Si nous bâtissions des maisons de Dieu nous serions bientôt morts, et nous
mourrons déjà bien assez vite. »
- Jamais je ne vous donnerai des instituteurs sans vous donner aussi l'Évangile, répondit Ma avec
énergie. Il faut accepter l'un et l'autre. Je vais bâtir un hangar sur le bord de la route et j'y tiendrai
des services toutes les fois que je le pourrai.
- Très bien, Ma, dirent les chefs. Alors viens toi-même ; mais ne nous envoie pas des garçons pour
faire l'école.
Un grand pas était fait.

Puis recommença pour Ma une lutte sans trêve ni repos au sujet des jumeaux. À maintes reprises,
elle dut envoyer ses filles chercher des bébés et les ramener à la maison de repos. Que de nuits
sans sommeil elle passa, tenant un bébé dans ses bras, tandis qu'autour de la maison rôdaient des
hommes qui guettaient un moment propice pour se saisir du petit être et le mettre à mort  !

Un jour, elle crut avoir persuadé les parents d'un bébé jumeau (l'autre était mort) de reprendre
leur enfant et de s'occuper de lui. Mais quatre jours plus tard les parents envoyèrent chercher Janie
et celle-ci revint en portant dans ses bras un petit mourant qui ne tarda pas à rendre le dernier
soupir. Ses parents n'avaient pas osé prendre soin de lui ! Là, comme dans l'Okoyong, la terrible
coutume ne fut abandonnée que peu à peu.

D'autre part, la question des provisions de ménage se faisait là plus compliquée encore que partout
ailleurs. Souvent on se trouvait à court de thé, ce qui était pour Ma une très grande privation  ! Une
fois, elle dut même se contenter, plusieurs jours durant, d'une infusion de feuilles ayant déjà
servi... Elle se demandait combien de temps il allait falloir user de ce système, lorsque tout à coup,
un dimanche soir, des cris retentirent : une pirogue arrivait d'Use chargée d'une caisse. Janie
devina d'emblée de quoi il s'agissait ; se saisissant d'un marteau et d'un ciseau, elle eut bientôt fait
d'ouvrir la caisse. C'était une provision de thé qui avait été adressée à Use. Ma réunit autour d'elle
sa bande de jeunesse et remercia Dieu, le Maître du Sabbat, de s'être ainsi souvenu de ses
enfants. Jamais tasse de thé ne lui parut plus exquise que celle qu'elle but ce dimanche soir  !

Les prosélytes d'Ikpé avaient surveillé ce qui se passait à Odoro Ikpé avec plus ou moins de
satisfaction. Ils se décidèrent enfin à venir en personne en discuter avec Ma. «  Nous sommes
heureux, lui dirent-ils, que les chefs d'Odoro Ikpé vous aient permis de vous établir dans le pays  ;
mais allez-vous pour cela nous abandonner ? »

Émue jusqu'au fond du coeur, Ma décida qu'elle n'avait qu'une chose à faire : s'occuper à la fois
des trois stations : Use, lkpé, Odoro lkpé, et y séjourner à tour de rôle. Mais quel ne fut pas son
étonnement, un dimanche qu'elle prêchait à lkpé, de voir entrer dans l'église trente jeunes gens
d'Odoro Ikpé ! Ils avaient fait huit kilomètres pour venir l'écouter. Aussitôt les gens d'Ikpé offrirent
leurs sièges aux nouveaux venus et s'assirent eux-mêmes par terre.

Une autre surprise attendait Ma. Lorsqu'elle retourna à Odoro lkpé, les chefs vinrent lui rendre
visite et la prièrent de vouloir bien parcourir la contrée afin d'y choisir un emplacement pour une
station missionnaire.

Oh ! comme alors son coeur battit de joie ! « Je ne comprends pas pourquoi Dieu m'honore ainsi,
dit-elle à ses amis. Quelle oeuvre Il me confie ! » Or, à ce moment-là, elle n'était guère qu'une
épave humaine ; elle souffrait de partout, elle devenait sourde et aveugle... Voici quelques extraits
du journal qu'elle tenait à cette époque, - journal qu'elle écrivait chaque soir, parfois même au
milieu de la nuit :
« Partis le soir pour lkpé. Navigué au clair de lune ; arrivés à Ikpé le jour suivant, à 4 heures
de l'après-midi ; jetés contre un arbre ; rameurs à l'eau. « Les gens de l'Egbo, toute la nuit, criant,
tambourinant comme des fous jusqu'au matin. Tous ivres.
« Première nuit dans la nouvelle maison. Triste de quitter la petite hutte où j'avais joui de tant de
confort et reçu tant de bénédictions.
« Reçu des malades depuis l'aurore ; un homme mordu par un rat ; un autre par un serpent. -
École commencée ; près de cent élèves.
« Premier enterrement chrétien à lkpé.
« Chefs venus dès l'aurore pour des palabres.
« Magnifique auditoire. Le peuple fait des progrès.
« Terrible orage. Garçons de l'école trempés. Allumé un grand feu autour duquel tous se sont assis,
et je leur ai donné une leçon de lecture.
« Joyeuse réception à Use ; Dieu soit béni pour mes filles et pour la maison ! Dieu soit béni de me
donner du sommeil !
« Toute la journée sur le toit ; tête et cou font mal, mains saignent.
« Porté du sable ; déblayé champ de blé ; frotté les murs de terre glaise.
« Cueilli mes deux premières roses au fameux rosier, - exquises, vrai don de Dieu.
« Après nuit sans sommeil, trouvé dans les tiroirs des millions de fourmis blanches.
« Fait une grande lessive.
« Terrible tempête ; pas d'école.
« Très faible ; à peine pu me tenir debout à l'église.
« Affreuse nuit à cause d'un enfant grognon.
« Délicieuses lettres de ceux que j'aime. Dieu est très bon pour moi.
« Tous les garçons de l'école vêtus aujourd'hui pour la première fois.
« Tas de bébés malades.
« Travaillé jusque très tard le soir. Éreintée.
« Deux femmes assommées en allant au marché ; leurs têtes emportées par les meurtriers.
« Fièvre ; essayé de fabriquer un garde-manger.
« Nuit blanche ; bébé a jeté les hauts cris à tout instant.
« Splendide sommeil enfiévré et plein de rêves. Dieu soit béni de m'aider dans ma tâche
quotidienne, quelque faible que je sois. Dieu soit béni pour mes filles, qui se sont levées et m'ont
préparé du thé sans faire d'embarras.
« Atteint le sanatorium à la tombée de la nuit. Nuit de misère en raison de la saleté et des
moustiques. Levée aux premiers rayons de l'aurore et jamais plus heureuse de quitter un endroit.
Bébé a hurlé toute la nuit.
« Rien fait ; fièvre lente, mais très heureuse journée.
« Fièvre ; sommeil stupéfiant. Perdu la notion des jours.
« Bonne à rien, après nuit absolument sans sommeil. Fait de si beaux sermons et les ai récités
toute la nuit ».

L'année 1914 avait commencé. Les amis de Ma en Écosse se rendaient compte, par ses lettres, à
quel point elle était fatiguée et malade. Ils essayèrent de la décider à venir se reposer en Europe,
en emmenant Alice avec elle.

Ma répondit à une amie qui l'invitait à descendre chez elle : « Si je venais, ce ne serait
certainement pas pour une courte visite, mais pour un long séjour. N'empêche que ce beau projet
est trop tentant ; ce qui y fait obstacle c'est un devoir que mon Roi m'a donné à remplir  ». Et elle
raconte qu'il lui est impossible de s'absenter avant d'avoir vu achevée la construction de la maison
missionnaire qui s'élevait à Odoro Ikpé. Quand la maison serait finie, alors on verrait s'il y avait
moyen de s'absenter, etc., etc...

Sur quoi Ma consacra le meilleur de son temps à donner des ordres aux ouvriers et à s'assurer que
ces ordres étaient exécutés. La construction de cette maison - la dernière élevée sous sa direction
fut de beaucoup la tâche la plus ardue qu'elle eût jamais entreprise. Les cinquante hommes qui y
travaillaient étaient une bande de fainéants qu'il lui fallait surveiller des heures durant.
« L'Africain travaille bien, disait-elle, si vous êtes toujours à côté de lui pour le stimuler et
l'encourager ; mais, éloignez-vous, et il s'installera par terre à causer et à dormir jusqu'à votre
retour. »

Souvent ces ouvriers lambinaient tellement sur une besogne insignifiante qu'elle perdait patience
et leur tirait les oreilles ; mais cela ne les troublait guère : ils en riaient comme d'une bonne
plaisanterie !
À ce sujet Ma écrivait à l'un de ses jeunes correspondants : « Vous auriez pu croire que votre amie
missionnaire avait le coeur bien dur ; mais ici on est obligé de dire des choses dures et de se
conduire durement en apparence, quand bien même, au fond de son coeur, on désire faire et dire
des choses aimables. » Et à quelqu'un d'autre elle faisait cette remarque : « Tout cela fait partie du
caractère païen. Comme le disait ma vieille amie, maman Anderson, à son mari : Mais, papa, s'ils
étaient tous des chrétiens qu'aurais-tu. à faire ici ? ». Janie ne prenait pas les choses si
philosophiquement ; elle disait aux gens : « Ne laisserez-vous pas à Ma le temps de manger ?
Voulez-vous la tuer ? »
LA DERNIÈRE MAISON BÂTIE PAR MA
Vers la fin de juillet (1914) la maison missionnaire était presque terminée ; à l'aide d'une échelle
du genre de celles dont se servent les poules, Ma put grimper au premier étage, Elle y passa la nuit
à soigner un bébé qu'on venait de lui confier.
Car elle les aimait de plus en plus, ces enfants noirs, petits et grands ! Écrivant à un petit garçon
écossais, elle disait à leur sujet : « Ils sont aussi gentils et gais que s'ils étaient blancs. La couleur
de la peau ne signifie rien du tout ; nous sommes tous pareils à l'intérieur de nos têtes et de nos
coeurs. Les petits nègres qui connaissent le Seigneur Jésus essayent de toutes leurs forces de le
servir, tout comme vous le faites, vous petits blancs. »

Et c'était des garçons qu'elle attendait le plus. Dès que ceux-ci se trouvaient dans une difficulté
quelconque, vite ils se rendaient auprès d'elle, lui racontaient tout en détail, et écoutaient les
conseils qu'elle leur donnait avec tant d'affection et de sagesse : une tendre mère n'aurait pas
autrement traité ses fils. À ceux que leur instruction ou leur apprentissage appelait à quitter le
pays elle disait : « Rappelez-vous bien que vous serez les guides de votre génération ; et que c'est
vers le progrès que vous devez la conduire. Mais vous ne pouvez amener les autres à Jésus que si
vous êtes près de lui vous-mêmes. »
C'est aussi ce qu'elle répétait sans cesse à ses enfants : « Restez près de Jésus ».

Un soir, au culte de famille, après avoir lu l'histoire du bon Berger, elle rappela à son petit auditoire
que l'apôtre Pierre avait renié son Maître parce qu'il ne l'avait suivi que «  de loin ». Et elle ajouta :
« L'enfant qui s'assied tout près de sa maman a sa part des bonnes choses  ; mais celui qui boude
et se tient à distance ne sait pas de quoi il se prive ! Restez près de Jésus le bon Berger, tout le
temps ».

Le Gouvernement désigna quelques-uns des jeunes gens d'lkpé pour aller travailler à la
construction du chemin de fer; mais ceux qui furent choisis vinrent en grande hâte trouver Ma et
lui dirent qu'ils redoutaient d'aller si loin. « Dieu ira avec vous et il vous protégera, dit-elle. Tâchez
de vous mettre en rapport avec quelqu'un qui prêche l'Évangile et restez près de lui. » Sur la
première page d'une Bible qu'elle remit à l'un de ces jeunes gens elle écrivit :

À Udö Ekpenyon Edikpo.


Dans la confiance que, lorsqu'il sera au milieu d'étrangers, exposé à la tentation, il gardera
précieusement les vérités de ce saint Livre. En le lisant n'oublie jamais de prier.

Ton amie, MARY SLESSOR.

« Ce Livre, dit-elle à Udö, sera pour toi une lampe. Il t'éclairera. »
Lorsque ces jeunes gens revinrent au pays, Ma vit avec joie que leur vie spirituelle n'avait pas
souffert de leur exil.

À Ikpé, les jeunes gens qui voulaient se bien conduire avaient pour cela autrement à lutter que
ceux d'Europe. En voici un exemple : ils étaient tenus d'assister à un Mbre, sorte de pièce
théâtrale, appelée ekang, et de payer une somme de 250 francs ; ceux qui refusaient de se
soumettre à ces exigences étaient punis d'une amende qui consistait en dix barres de cuivre, du
poisson, certaines feuilles nommées akan et deux jarres de vin de palme ; de plus ils devaient
parader dans la rue, danser à reculons au son du tambour ; après quoi ils étaient flagellés et
renvoyés chez eux, accompagnés des quolibets de la foule.
Ma réussit à faire abolir cette coutume.

Les chefs d'Ikpé donnèrent un jour à tous les hommes l'ordre d'aller chasser dans la brousse, puis
de sacrifier et de manger les animaux qu'on aurait pris, en l'honneur des Ndems de la ville. Les
jeunes gens de l'Eglise refusèrent d'obéir à cet ordre. « Alors vous serez exilés, » leur dit-on. Ma
était alors à Use ; on lui fit savoir ce qui se passait et elle se rendit promptement à Ikpé. Sans y
aller par quatre chemins, elle déclara aux chefs que personne ne devait être contraint d'agir contre
sa conscience. Et, à partir de ce jour jusqu'à aujourd'hui, il n'y eut plus jamais ni chasse ni
sacrifice !

Ces Ndems, hautes pierres plantées en terre et sculptées grossièrement, jouaient un grand rôle
dans le pays : les gens se figuraient que leurs ignames croîtraient mieux si on les honorait. Ma
expliqua que cette bénédiction venait de Dieu et que les membres de l'Eglise ne pouvaient rien
avoir à faire avec les Ndems. Ce fut la conséquence de son intervention.

Depuis longtemps Ma n'avait pas reçu de visites, lorsqu'à sa grande joie arriva inopinément M.
Bowes, l'imprimeur de Duke Town. Elle fit avec lui, à pied, le trajet d'Ikpé à Odoro Ikpé. Chemin
faisant, elle aida une femme à poser sur sa tête une lourde charge de noix de coco, puis elle alla
voir un vieux chef malade. À l'entrée de l'enclos du chef il y avait trois poulets sans tête. « C'est un
sacrifice, dit Ma à M. Bowes. Quelle pitié ! » À la montée d'une colline, M. Bowes voulut se charger
du sac qu'elle portait en bandoulière - « Non, non, mon garçon ! dit-elle ; c'est mon chat qui est là-
dedans ; le sac m'aide à garder mon équilibre. »

UN NDEM
Vers cette même époque Ma écrivit à Radcliffe : « Je viens d'être sans argent pendant presque tout
un mois ! Que dis-tu de cela ? Nous avons même eu faim quelquefois, mais pas très souvent, parce
que je n'avais pas de quoi envoyer au marché faire les provisions. Ce sont les ouvriers qui font un
tel trou à ma bourse. Il est très difficile de faire venir de l'argent du Calabar ; et d'ailleurs les gens
d'ici n'acceptent pas l'argent anglais. Leur monnaie, c'est du fil de cuivre que nous nous procurons
à la station voisine. Nous menons une drôle de vie, dis ! C'est une vraie vie de bohémiens ;
seulement nous ne sommes pas des voleurs. »

Elle écrivit aussi à la nièce de ses vieux amis missionnaires, M. et Mme Goldie, qui allaient
s'embarquer pour l'Amérique :
« Ma chère fille, vous ne me connaissez pas, mais tous ceux qui vous appartiennent me sont très
chers ; je vous ai aimée dès votre naissance et ma pensée vous a souvent suivie dans la vie. Et
maintenant donc, Dieu vous appelle à voler de vos propres ailes et à Lui rendre témoignage dans
un pays étranger ? Vous aurez certainement quelquefois de petits accès de mal du pays ; vous
voudrez avoir à vos côtés ceux qui jusqu'à présent ont été tout pour vous... Et pour votre mari, il
en sera absolument de même ; car, lorsque le mariage est ce qu'il doit être, il ne détruit pas les
vieilles affections. Je sais par expérience ce qu'il en coûte de quitter la maison, et je puis vous
assurer que, lorsque le moment de le faire sonnera pour vous, votre Sauveur sera là, tout près de
Nous. En toutes choses, en tout temps, il sera pour vous tout ce dont vous aurez besoin.

« Savez-vous une chose ? Nous nous trouvons très bien ici, en pays étranger, d'avoir pris
l'habitude de chanter le Psaume Il tous les samedis soirs. Dites à votre mari d'en essayer. Chantez
ce psaume à votre culte du samedi soir, même si votre gorge se serre : il vous fera l'effet d'un
tonique.
« Vous en avez fini avec les emballages et vos achats sont terminés ; mais au dernier moment, on
s'aperçoit toujours qu'on a oublié quelque chose. C'est pour ce quelque chose que je vous envoie
les quelques shillings ci-inclus.
« Je me rappelle qu'une fois votre tante avait oublié ses gants et ses épingles de sûreté, et que
nous avons dû vite revenir les chercher, alors que nous étions déjà en route pour le paquebot.

« Que toute bénédiction vous accompagne, et puisse votre vie à deux être longue, utile et
heureuse. Celui qui vous a conduit jusqu'ici vous environnera encore de toute part.

« Votre affectionnée, MARY SLESSOR. »


Ma aimait à être tenue au courant de ce que les jeunes filles écossaises faisaient pour le Seigneur.
Elle s'intéressait à toutes les innovations : associations, cercles d'études, sociétés diverses.
« L'Eglise a raison d'attirer à elle les jeunes filles, disait-elle ; ces mères de l'avenir sont destinées
à former les nations de demain ; ce qu'elles font aujourd'hui les aidera à être des mères capables
et des membres de l'Eglise entendues. »

Toutes les lettres qu'elle recevait Ma les gardait, avec ses autres trésors, dans le tiroir d'une vieille
commode qui avait appartenu à sa mère. Lorsque sa bande d'enfants avait été spécialement sage,
elle la réunissait autour d'elle, une fois la lampe allumée, et exhibait un à un ses trésors. Puis elle
lisait et relisait les lettres à haute voix. Les enfants savaient donc que Dorothée avait reçu une
poupée qui parlait et fermait les yeux, que Jacquot possédait enfin son cheval à bascule, qu'un
nouveau petit frère avait fait son apparition dans la famille de Mary, etc. Ma montrait aussi des
photographies ; toutes étaient longuement admirées. Venaient ensuite les petits cadeaux envoyés
à Ma ; choses de peu de valeur, mais appréciées parce que les donateurs les avaient faites eux-
mêmes.
« Quelle peine ils se sont donnée ! » disait-elle.

Et la bruyère, donc ! Ma l'aimait tant ! La vue de ces rameaux desséchés lui faisait toujours monter
les larmes aux yeux, et reportait ses pensées « tout là-bas », en Écosse. Il lui semblait contempler
la lande fleurie inondée de soleil et y observer l'ombre d'un nuage... Elle respirait l'odeur de la
bruyère, celle de la brise salée venant du large...
« Ceci c'est de la bruyère de Bonkle, disait-elle ; celle-ci vient de Blairgowrie. Tous les ans on m'en
envoie quelques brins ; c'est comme si je recevais une visite de là-bas. »

Il y avait enfin un certain paquet que Ma ouvrit avec émotion : il contenait les jouets et les livres
qui avaient appartenu à un petit garçon parti pour le ciel ; ils lui étaient envoyés par la pauvre
maman.
Dans un coin de la chambre, une armoire contenait une foule d'objets en faïence et en verre, fort
communs en eux-mêmes mais d'une grande valeur aux yeux de Ma : c'étaient des cadeaux que
des enfants avaient achetés pour elle soit au marché, soit dans une fabrique, et qu'ils lui
avaient offerts bien timidement ! Souvent Ma les grondait, ces enfants, d'avoir « gaspillé leurs
sous » ; mais au fond elle était fière de ces preuves de leur affection.

La famille faisait ensuite le culte du soir, sous l'impression de tous ces souvenirs. Accroupis par
terre, les enfants lisaient à tour de rôle les versets, Ma leur parlait des choses saintes, tantôt en
anglais, tantôt en efik ; on chantait un psaume ou un cantique. Personne n'avait de livre pour
suivre et malheur à celui - même si c'était un visiteur - qui ne savait pas par coeur « ce qui venait
après » ! Mais Ma aimait aussi qu'on apprît de nouveaux cantiques, qu'on fredonnait ensuite en
travaillant ou en marchant.
CHAPITRE IV
 
On était maintenant en août 1914... Vous vous rappelez ?... D'étranges rumeurs commençaient à
circuler dans le coin de l'Afrique qu'habitait Ma. On parlait d'une grande guerre « là-bas », dans le
monde des blancs, au-delà des mers. Ma, qui savait comme les nouvelles circulent vite en terre
africaine, était inquiète, mais n'en laissait rien voir et s'efforçait d'accomplir sa tâche quotidienne.
Mais elle dut bientôt reconnaître qu'il se passait quelque chose... les indigènes étaient agités,
excités ; les denrées se faisaient chères ; déjà l'huile à brûler manquait.

Les gens ne tardèrent pas à venir trouver Ma ; la panique les avait saisis : « l'Europe est en
guerre ! » disaient-ils. Ma les calma de son mieux ; elle-même, cependant, était dévorée
d'inquiétude. Le 13 août elle reçut un courrier qui lui apprit que la guerre était déclarée. En un
instant elle comprit tout ce que cette guerre allait entraîner de souffrances, de détresses et de
périls pour le Calabar, car le Cameroun était tout près, et elle connaissait assez les Allemands pour
se méfier de ce qu'ils feraient. « Oh ! que ne donnerais-je pas pour recevoir un télégramme !
disait-elle ; pour entendre crier le titre d'un journal dans la rue ! »

Enfin arriva un autre courrier qui la mit au courant de la situation ; elle apprit l'invasion de la
Belgique, la décision de la Grande-Bretagne d'entrer, elle aussi, dans la lutte en se rangeant du
côté de ceux qui défendaient le droit, la justice et la liberté ! « Dieu soit béni ! dit-elle, nous ne
sommes pas les agresseurs. » Mais le choc qu'elle venait de recevoir avait été tel qu'il lui fut
impossible de se lever de la chaise où elle était assise. Ses filles la portèrent dans la maison et
l'étendirent sur un lit de camp. Elle y resta quinze jours, en proie à une fièvre ardente. Lorsque la
fièvre tomba, la faiblesse de Ma était si grande qu'il lui sembla entrer «  dans la vallée de l'ombre
de la mort ». Cette perspective n'était pas pour l'effrayer ; oh non ! Mais elle était troublée par le
fait qu'elle était seule dans la brousse avec ses enfants : elle craignait que les indigènes ne
s'emparassent de son crâne pour en faire un fétiche.

Bientôt elle perdit la notion de ce qui se passait autour d'elle. Ses filles l'entouraient en pleurant  ;
les jeunes gens de l'Eglise se tenaient là, debout, saisis d'une crainte respectueuse. La scène
rappelait à bien des égards la mort de Livingstone. Que pouvaient-ils faire ces enfants, seuls avec
leur bien-aimée Ma, qui approchait si rapidement de sa fin ? Ils prirent la décision qu'elle-même
aurait préférée entre toutes : celle de la transporter à Use. Ils la soulevèrent dans son lit de camp
et se rendirent d'abord à Ikpé, à 8 kilomètres de distance, faisant tous leurs efforts pour secouer le
moins possible la malade lorsqu'il fallait traverser un ruisseau ou dévaler une colline.

Le lendemain matin, ils placèrent le lit sur une pirogue et descendirent la rivière. Ils abordèrent à
un endroit appelé Okopedi, et déposèrent leur précieux fardeau sur la plage. Ma respirait à peine.
On fit alors chercher le docteur missionnaire d'Itu, le Dr. Wood. Il accompagna Ma jusqu'à Use et
passa la nuit suivante auprès d'elle, craignant que la fin ne fût toute proche. Ma semblait ne penser
qu'à la guerre et aux soldats dans les tranchées.

La malade était un peu mieux le lendemain matin ; elle ne voulut pas entendre parler de se laisser
transporter à Itu. Use était devenu son chez elle ; là, ses enfants pouvaient s'occuper d'elle ; c'est
là qu'elle désirait rester. Pourtant, comme elle se rendait bien compte de son manque de forces,
elle fit prier Mlle Peacock, d'Ikotobong, de venir la voir. « Il faut que Ma soit bien malade pour
envoyer chercher quelqu'un » pensa son amie ; et elle monta immédiatement sur sa bicyclette
pour se rendre à Use. « Oh ! lui dit Ma, si seulement la guerre était terminée, et si j'avais l'esprit
tranquille au sujet de tous mes enfants, avec quelle joie je partirais ! »

Grâce à sa merveilleuse énergie elle reprit quelques forces, et ses enfants se laissèrent bercer par
l'espoir de la garder auprès d'eux. Chacun reprit sa tâche habituelle : Janie alla au marché, Alice et
Blanchette tinrent la maison en ordre, Maggie prit soin du bébé.

La guerre oppressait Ma de plus en plus. « Oh ! si j'étais un homme et si j'avais trente ans de
moins ! » disait-elle. Lorsqu'arrivèrent de meilleures nouvelles du front, ses forces physiques se
ressentirent de la joie qu'elle en éprouva. Plusieurs dimanches consécutifs, cette femme
extraordinaire, presque mourante, trouva moyen de se traîner à l'église et d'y diriger les services ;
mais elle dut parler assise et en s'appuyant contre la table de communion.

Quelques mois se passèrent. La tragédie qui se déroulait en Europe continuait à occuper toutes ses
pensées, mais elle apprenait de nouvelles leçons de foi et de confiance. « Pourquoi se préoccuper
ainsi ? disait-elle, Dieu n'est-il pas capable de prendre soin de son univers et d'atteindre le but qu'il
s'est proposé ? Puisque nous ne sommes pas coupables d'agression, puisque nous ne sommes pas
en quête de nouveaux territoires, nous pouvons compter qu'il nous donnera la victoire. Ni chef
militaire ni empereur ne l'empêchera d'accomplir son dessein. » Et elle répétait sans cesse :
« L'Éternel règne ».

Noël arriva. Ma se chargea encore ce jour-là du service divin, et annonça publiquement qu'elle
recevrait des dons en réponse à l'appel du Prince de Galles en faveur des victimes de la guerre. Elle
n'aimait pas faire mention de cette guerre entre nations chrétiennes devant les indigènes  ; mais
tous cependant savaient ce qui en était.

Le 1er janvier 1915, les dames missionnaires d'Ikotobong envoyèrent à Ma, comme de coutume,
un plum-pudding fait par elles, et se firent annoncer pour le thé. Lorsqu'elles arrivèrent, la table
était mise ; le plum-pudding y occupait la place d'honneur, décoré d'une rose cueillie au rosier de
Ma, et Ma informa gaiement ses visiteuses qu'elle avait eu toutes les peines du monde à ne pas
entamer le gâteau avant leur arrivée !

Mais le 8 janvier elle était de nouveau bien malade ; c'était un vendredi. Le dimanche elle se leva,
se rendit péniblement à l'église et y prêcha pour la dernière fois. Le lendemain elle dut s'aliter pour
ne plus se relever. Ses filles inquiètes firent chercher Mlle Peacock et celle-ci appela le docteur
Wood. Quelques jours, quelques nuits se passèrent. On entendit Ma murmurer : « 0 Abasi, sana mi
yok », c'est-à-dire : « 0 Dieu ! délivre-moi » ; et pendant la nuit du 12 au 13 janvier, Ma Akamba,
« la Grande Mère », entra en la présence de son Roi.
Lorsque ses filles se rendirent compte de la réalité, grande fut leur désolation. «  Notre maman est
mortel Notre maman est mortelle » répétaient-elles en sanglotant ! La maison se remplit bientôt
d'indigènes ; tous pleuraient.

Le corps de Ma fut transporté à Duke Town et enseveli sur la colline. Sur tout le trajet de la maison
missionnaire au cimetière, les gens s'étaient assemblés en foule ; jeunes et vieux voulaient une
dernière fois témoigner de leur respect et de leur affection pour celle qui avait été Eka kpukpru
owo, « la Mère de tout le monde ».

Une femme de la Jamaïque était assise auprès de la tombe ; c'était « Maman Fuller », vieille
servante de la Mission, et qui avait aimé Ma dès le jour de son arrivée au Calabar, trente-neuf ans
auparavant.
« Ne pleurez pas ! » répétait-elle aux femmes qui poussaient des cris, selon la coutume indigène,
« louez Dieu, la source de toutes les bénédictions. »

Et lorsque la triste cérémonie fut terminée, la vieille négresse disait à une des dames
missionnaires : « Je ne sais pas si je n’ai jamais été aussi heureuse qu'aujourd'hui. Je me sentais
tout le temps près du ciel ».

« Mary Slessor était tout à la fois un ouragan un tremblement de terre, un feu, et un son doux et
subtil », disait d'elle un ami qui l'avait connue de longue date. En effet, elle réunissait les qualités
les plus diverses, et mettait au service de son Dieu Sauveur les multiples aptitudes que lui-même
lui avait confiées.
Et l'une de ces aptitudes, c'était ce besoin de toujours faire mieux, de toujours aller de l'avant, de
ne jamais se laisser vaincre par les difficultés de la route ; en un mot de s'avancer sans faiblesse
vers l'idéal qu'elle s'était donné. Car, ses « rêves » qu'étaient-ils donc, sinon ce désir constant de
faire de sa consécration à Dieu le but suprême de sa vie ?

Combien d'entre vous, les jeunes, se contentent de rêver, mais sans se mettre à l'oeuvre pour
transformer leurs rêves en réalité ? À quoi donc servent-ils ces rêves qui s'évanouissent en
fumée !... Quelle influence peuvent-ils avoir sur votre vie et sur les vies avec lesquelles vous vous
trouverez en contact ?

Non, non ! que vos rêves pour l'avenir soient tout autres. Accompagnez-les de prière et de
persévérant labeur. Rêvez ! Priez ! Agissez ! L'avenir du monde est entre vos mains. Vous serez les
ouvriers de demain. Le Seigneur compte sur vous : lui ferez-vous défaut ?

Est-ce à dire que vous êtes tous appelés à devenir missionnaires en pays païen ? Je ne le pense
pas. Mais cependant, combien Dieu en convie à ce glorieux service qui ferment leur coeur à sa
voix ? De quel privilège ils se privent volontairement ! De quelle lourde responsabilité ils se
chargent ! Dans nos champs missionnaires français en particulier « la moisson est grande et il y a
peu d'ouvriers... »

Dieu montrera à chacun sa voie.


Jeunes gens, jeunes filles, dirigez votre vie vers un but précis. Ne gaspillez pas ce don magnifique
de Dieu.

Dans la plénitude de vos forces, dans la plénitude de votre volonté, dans la plénitude de votre
liberté, dites : « Seigneur, me voici. Je suis à toi ; fais de ma vie ce qu'il te semblera bon ».

LE POT DU MBIAM

Quelques dates importantes de la vie de Mary Slessor


 
1848. Naissance à Aberdeen.
 
1859. Entrée en fabrique.
 
1876: Départ pour le Calabar.
 
1879. Premier congé en Écosse.
 
1880. À la tête de l'œuvre à Old Town.
 
1883. Second congé. (Janie l'accompagne).
 
1885. À Creek Town.
 
1888. Voyage d'exploration dans l'Okoyong.
 
1891. Nouveau congé. (Avec Janie).
 
1892. Nommée représentant du Gouvernement britannique.
 
1898. Congé. (Avec Janie, Alice, Maggie et Mary).
 
1902. Pris pied dans nouveau terrain d'action.
 
1903. Commencé l'oeuvre à Itu. Atteint Arochuku.
 
1904. Établie à Itu.
 
1905. Établie à Ikotobong. Nommée vice-présidente du tribunal indigène.
 
1907. Dernière visite en Écosse. (Accompagnée de Dan). Établie à Use.
 
1908. Fondation d'un asile pour les femmes et les jeunes filles.
 
1910. Commencé l'œuvre à lkpé.
 
1912. Congé aux Îles Canaries.
 
1913. Visite à l'Okoyong. Reçu la médaille royale. Commencé l'oeuvre à Odoro lkpé.
 
1915. Mort à Use, le 13 janvier.

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