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UNE AMIE ANGLAISE

DE

MARIE-ANTOINETTE

GEORGIANA, DUCHESSE DE DEVONSHIRE

Un des premiers jours de novembre 1772, Versailles en rumeur


s'apprêtait à célébrer la Saint-Hubert au son des fanfares de
trompes du marquis de Dampierre. Une chasse se préparait que
devait suivre un bal de la Cour. On vit descendre, d'une élégante
calèche, escortée de piqueurs portant livrée anglaise, Lord et
Lady Spencer et leur gracieuse fille Georgiana, future duchesse de
Devonshire. L'équipage était celui de Lord Stormont, « le bel
Anglais », ambassadeur d'Angleterre.
Le soir venu, c'est dans le salon de Mars éblouissant de lumières
que Marie-Antoinette apparut aux Spencer. Le regard de la jeune
Dauphine se posa sur celui de Georgiana séduite par tant de charme
et de beauté. Début d'une vive et durable amitié, un penchant
soudain attira l'une vers l'autre la jeune Anglaise et la future reine
de France.
Georgiana était née le 7 juin 1757 au Manoir de Wimbledon,
à douze lieues de Londres. Son père, Lord John Spencer, premier
comte de ce nom, membre influent du parti libéral Whig avait
hérité cette seigneurie où Lady Spencer régnait en souveraine.
Dans le somptueux hôtel des Spencer à Londres, proche d'un
Palais Royal de Saint-James, Lady Spencer éleva sa fille avec
une affectueuse sévérité au milieu d'une société que dominait
l'influence française. Femme d'esprit et de cœur, bien qu'elle fût
d'apparence austère, Lady Spencer inspirait depuis de longs mois
un sentiment admiratif et tendre au comte Valentin Esterhazy,
un des plus brillants seigneurs de la Cour de Versailles. Initiée
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par sa mère aux usages de France dont elle possédait là langue à


l'égal de la sienne, Georgiana vécut après sa première rencontre
avec Marie-Antoinette dans la fiévreuse attente d'un retour à
Versailles ; l'occasion lui en fut offerte par la Dauphine elle-même.
L a neige recouvrait d'un épais tapis les allées de Versailles lorsque,
conviée à une course de traîneaux, la blonde fille des Spencer,
enveloppée dans ses fourrures, prit place dans une voiture, le cœur
gonflé de joie. « Le jeu était charmant, a-t-elle écrit, la future reine
se révélait joyeuse d'échapper à la tyrannie de l'étiquette. »
Mme de Lamballe, qui redoutait l'ennui des réceptions de Versailles,
s'associait, avec Georgiana, au plaisir de cette évasion.
L'apparition des Spencer à la Cour leur attira de nombreux
engagements dans la société parisienne. Dans une lettre à Horace
Walpole, Mme du Deffand traduit l'admiration soulevée par la
grâce de Georgiana, fêtée et courtisée chez la comtesse de Boufflers
et la princesse de Beauvau ainsi que chez les Suard que fréquentaient
de nombreux Anglais. Là, vit-elle, sans doute pour la première fois,
le charmant abbé Delille «poète des jardins ». On rencontrait souvent
les Spencer à Chanteloup, où les Choiseul, avec lesquels ils étaient
déjà fort liés, les réunissaient à leurs anciens amis : le comte Ester-
hazy et d'Alembert.
L a santé de Lord Spencer vint contrarier ces vacances pari-
siennes. Informé par d'Alembert, le célèbre médecin-philosophe
Barthez fut consulté à Montpellier ; Georgiana s'éloigna à regret.
On a peu de détails sur le passage des Spencer et de leurs deux
filles, — une petite Harriett était née en 1763 (1), — dans la ville
universitaire du Languedoc que fréquentaient de nombreux Anglais ;
les souvenirs laissés par Georgiana nous apprennent cependant que,
dominant sa fatigue, Lord John voulut célébrer par une fête l'anni-
versaire de la reine d'Angleterre. Les salons du Palais du Gouverneur
résident, le maréchal de Castries, alors absent, (2) furent ouverts
et décorés par les soins de Lady Spencer. Tentures légères, volants
de rubans et de fleurs couvraient les murs. Les soldats du régiment
du Bourbonnais servirent un dîner que suivit un bal ; les belles
invitées ayant quitté leurs robes à panier s'étaient déguisées en
paysannes de cette province ; on dansa jusqu'au matin, danses du
Languedoc et, « danses de mon pays natal », note la petite Anglaise,

(1) Harriett épousera, en 1780, Lord Duncannon.


(2) Le Gouverneur du Languedoc alors L.-Ch. de Iiourbon, comte d'Ku (1755-1775),
était représenté à Montpellier par le maréchal de Castries, Gouverneur résident.
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qui dans cette fête joyeuse, où les rires fusaient avoue : « Je sentis
mon cœur bien français ».
Un bal à l'Opéra de Paris, une réception à Versailles permirent
à Georgiana de rencontrer Marie-Antoinette avant son retour à
Londres, qui eut lieu en mars 1774. Sa présence à Versailles est signa-
lée dans une correspondance du comte Esterhazy venu tout exprès
du Luxembourg, où il résidait alors auprès de l'impératrice Marie-
Thérèse. Le comte Axel de Fersen s'y trouvait. C'est en décrivant
à son père l'éclat de ces soirées que Fersen exprima pour la première
fois son admiration passionnée pour la reine. Fut-il chargé par
celle-ci, encore Dauphine, d'un message pour sa jeune amie anglaise?
On ne peut l'affirmer. Mais, i l est certain que la première rencontre
de Fersen et de Georgiana peut être située à cette date. Deux jours
après la mort de Louis X V , le beau Suédois, quittant Paris pour
Londres, assistait, le 7 juin 1774, avec le duc de Dorset et le comte
de Guines, ambassadeur de France, au mariage de Georgiana Spencer
avec le duc de Devonshire.

Horace Walpole écrivait au poète Mason : « Le duc de Devon-


shire épouse Georgiana Spencer, elle est une fille ravissante, naturelle
et pleine de grâce, lui le plus brillant parti d'Angleterre »... mais,
très peu après, de sa résidence de Strawberry Hill, s'adressant à la
comtesse Ossory, i l donnait à entendre sur le caractère du duc, dont
la fortune était immense, une note moins flatteuse : « L a future
duchesse de Devonshire n'aura rien d'autre que son thé, et sa tête
ne reposera pas sur un lit de diamants et de rubis »... Ce mariage
était affaire de convenance et non d'inclination. William Cavendish,
duc de Devonshire, Lord Lieutenant d'Irlande, de sept ans plus
âgé que sa fiancée, appartenait à une très ancienne famille d'Angle-
terre qui se prévalait d'une alliance avec la famille royale de France
par le mariage de la petite-fille du premier duc avec Richard de
Courtenay. Ses biens étaient considérables et ses opinions celles des
Whigs ; mais la fille des Spencer dont l'intelligence et la beauté
étaient déjà célèbres, et qui rêvait d'un grand amour ne devait
pas trouver le bonheur dans cette union. Fort bel homme mais
d'esprit médiocre, le duc ne lui offrit pas l'appui et l'affection que
son cœur attendait. Sans doute faut-il attribuer à cette solitude
morale l'inclination qui porta sa nature rêveuse vers la poésie,
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et cette folie mondaine qui, s'emparant d'elle, la fit jouer, s'endetter,


s'étourdir, se jeter dans une véritable croisade politique, entraînant
avec elle dans l'opposition Charles Fox et Edmond Burke (1).
Les Spencer étaient, en effet, revenus d'outre-Manche convaincus de
l'urgence d'une réforme du pouvoir dans l'intérêt même de la monar-
chie qu'ils vénéraient, tant en France qu'en Angleterre. Nul ne son-
geait à un avenir qui mettrait en péril le roi de France. Mais à
Versailles, à Paris, à Chanteloup chez Choiseul en disgrâce, le pays
leur était apparu diminué par un conflit entre le Parlement et les
Ministres, des finances obérées, une Cour frivole livrée au plaisir,
au luxe et aux intrigues galantes et un roi près de sa fin « ayant,
au dire de l'un de ses diplomates, moins d'autorité que le plus
modeste avocat au Châtelet ».
Trois résidences ont servi de cadre à la vie ardente de la duchesse
de Devonshire : Chiswick, sa demeure favorite qu'ombrageaient
des arbres majestueux aux portes de Londres ; Chastworth, magni-
fique palais doré en Derbyshire où elle connut l'ennui et la tristesse ;
et Devonshire House, situé au-delà du Green Park face au Spencer
House qui avait abrité son enfance... Quelque fût le lieu de son
séjour, un souvenir hantait désormais son esprit romanesque,
épris de liberté : celui d'une princesse adorable au gracieux sourire
reine et captive dans son château de Versailles I

Trois années s'écoulèrent durant lesquelles la reine et la duchesse


ne cessèrent d'entretenir des relations par l'entremise d'un mysté-
rieux messager. Aux sujets frivoles : chansons, parures, musique
ou leçons de menuet et lectures romanesques se mêlaient, jaillis d'un
cœur à l'autre des plaintes intimes... c'était, pour toutes deux, un
foyer sans amour, une maternité qui se faisait attendre. Se décou-
vrant une vocation de poète, Georgiana traduisait pour Marie-Antoi-
nette son premier poème sur « VEspêrance ». Le comte Esterhazy,
inlassable correspondant de lady Spencer, semble avoir été un mes-
sager complaisant ; ne quittant la Cour de Versailles que pour la
suivre à Marly, il se montrait tout dévoué à Marje-Antoinette et
avait envers elle des obligations, la reine ayant payé ses dettes.
Doit-on soupçonner Mme de Lamballe et plus tard Mme de Polignac,

(1) Charles F o i , homme d'Etat anglais, chef du parti Whig, 1749-1806. — Edmond
Burke, écrivain et orateur anglais, 1729-1797.
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devenue l'amie préférée de la reine, d'avoir révélé à Georgiana le


penchant secret de Marie-Antoinette pour le comte de Fersen ?
Il semble que la duchesse ait reçu de la reine elle-même ou du
beau Suédois ce troublant aveu.
Fersen fut accueilli à Devonshire House au cours de l'hiver
1774-1775, il y revint en confident et ami au printemps 1778. De
son côté, la reine n'ignorait rien du salon de Londres où l'on suivait
avec enthousiasme les premiers épisodes de la guerre d'Indépendance
américaine. Le marquis de Lafayette y avait précédé Fersen en
1777, annoncé à la duchesse par la marquise de Coigny et appuyé
par Lauzun. Avec quelle ferveur fut accueilli par elle cet officier
de haute noblesse qui voulait courir le hasard des batailles pour
la cause de la liberté ! « On parle beaucoup ici du marquis de
Lafayette, écrivait de Paris l'écrivain mémorialiste Gibbon, il
était en Angleterre, i l y a quelques jours ; c'est un jeune homme
d'environ vingt ans, jouissant de 130 mille livres de rente, neveu
des Noailles ; il a acheté le yacht du duc de Kingston et est allé
joindre les Américains. Sa Cour paraît fort irritée contre
lui. »
Bien qu'elle fût instruite de la méfiance que l'entreprise de
Lafayette inspirait à Versailles, Georgiana avait négocié secrètement
pour lui l'achat du yacht dont la duchesse de Kingston avait
hérité après un long procès. Les événements avaient bientôt dissipé
l'inquiétude de Versailles et donné raison à l'amie de Marie-Antoi-
nette. Lafayette revint à Paris après ses premières victoires.
Acclamé et gratifié d'une épée d'honneur, i l obtenait aussitôt du roi
et de son ministre Vergennes la levée de six mille hommes placés
sous les ordres du lieutenant général de Rochambeau. Fersen,
accourut de Londres, où i l effectuait un bref séjour à l'ambassade
de France, afin de prendre rang dans cette armée et s'embarqua
avec elle pour l'Amérique aux premiers jours de printemps 1780...
Il ne devait revoir la reine de France qu'après la paix de Versailles
en 1783. Ce départ était, d'après le comte de Creuz, ambassadeur
de Suède, qui louait la conduite de Fersen, « pour faire taire les bruits
injurieux et surmonter la séduction qui le pénétrait ». Mais, le jour
des adieux, la reine n'avait pu le quitter du regard ni maîtriser
ses larmes !


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Cinq jours après la victoire de York-Town (1), prélude d'une


paix et d'un retour tant désiré, une grande joie avait rempli le cœur
de Marie-Antoinette, atténuant la douleur que lui causait la mort de
sa mère l'Impératrice-reine Marie-Thérèse ; un premier Dauphin
était né (2) dont la vie, hélas! fut éphémère. Le 21 janvier 1782,
— onze ans avant la mort de Louis X V I , — la reine avait présenté
ce fils au peuple de Paris, suivant un long parcours jusqu'à Notre-
Dame. Georgiana était à la Muette en ces moments heureux. Peu
après parvenaient à Versailles les premiers pamphlets précurseurs
hélas ! du grand drame. Tandis que les chants d'action de grâce
se prolongeaient dans toutes les églises du royaume, Georgiana
revenue à Londres, avait été attristée par la mort de son père,
Lord John Spencer. Ce deuil et l'attente de la naissance de sa fille
aînée, née le 11 juillet 1783, n'avaient pas ralenti sa vie mondaine!
On croisait dans les vastes salons et les somptueuses galeries de
Chastworth décorées par des artistes français, les plus attrayantes
ladies. Rivalisant d'élégance et de grâce autour d'admirables miroirs
d'eau, gravissant les harmonieuses collines jusqu'à la tour de guet où
Marie Stuart captive aimait se reposer, c'étaient les duchesses de
Portland, de Dorset, de Gloucester, pour ne citer que les plus mar-
quantes, auxquelles se joignaient le comte et la comtesse d'Andlau,
le marquis de Conflans, la comtesse de Châlons et sa rivale auprès de
« l'enchanteur » marquis de Vaudreyil : Mme de Polignac. Le beau
Lauzun y entraînait l'exquise princesse polonaise Czatoriska, et le
duc de Guines, amoureux de Lady Craven, y conduisait ses filles.
Le jeune prince de Galles, courtisant la séduisante hôtesse, attirait
tous les regards, tandis que le duc de Chartres se livrait au jeu, et
n'était encore, au dire du comte Esterhazy, « qu'un homme de
plaisir ». Ces deux princes, intimement liés, étaient cependant
l'espoir et les supports des Whigs. Encouragés par la belle duchesse,
Lord North et Charles Fox parvenaient à associer leurs opinions
dans l'amitié.
Horace Walpole a tracé un portrait peu indulgent du futur
« Egalité » dans une lettre du 7 mai 1783, adressée au poète Mason.
« Lady Clermont a donné un grand dîner pour lui... i l est venu pous-
siéreux et dans un habit orné de boutons de métal émaillés de noir,
avec ses chiens de chasse et ses chevaux, mode qui nous ramène
à quarante ans en arrière ; Lady Duncannon (sœur de Georgiana)

(1) 17 octobre 1781.


(2) 22 octobre 1781.
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ayant jeté un regard sur son habit, i l lui a présenté une manche
en lui disant : « Voici la plus jolie. » Mme de Genlis a été la maîtresse
de ce vieil ours et est maintenant la gouvernante des princesses
ses filles. » E t Walpole d'ajouter : « Qu'aurons-nous encore à
apprendre de France ? »... car les nouvelles circulaient entre Londres
et Versailles en un incessant va-et-vient. On devine aisément
avec quel déplaisir Marie-Antoinette, en assez mauvais termes
avec le duc de Chartres, apprenait les assiduités de son cousin
auprès de sa belle amie anglaise. L a paix de Versailles en détourna
ses pensées. Le comte de Fersen revenu d'Amérique associait
sa gloire à celle de Lafayette. Décoré par Washington de l'ordre de
Cincinnatus dont i l portait avec fierté l'emblème à la Cour de
France, il reçut de Louis X V I , sollicité par la reine et le comte de
Vergennes, la propriété du Régiment royal dont il devenait colonel.
En France, cette campagne victorieuse fut célébrée comme une
revanche sur le traité de 1763 que l'Angleterre nous avait imposé.
A Londres, le parti de l'Indépendance, dont Charles Fox avait
plaidé la cause à Versailles, fêta sa victoire chez la duchesse de
Devonshire. Décidé à réaliser son idéal de liberté, le marquis de
Lafayette écrivit à sa bienfaitrice un message remis aussitôt après
la paix de septembre par le comte de Fersen de passage à Londres :

2 août 1783.
Depuis longtemps paré des titres de bon Chevalier, j'ose saisir la circonstance
actuelle pour vous renouveler un hommage en servant la liberté! J'aimais à penser
qu'elle vous est chère et la plus belle cause peut encore être embellie par votre intérêt;
celui qui m'attache à vous, Madame la Duchesse, vous répond de la part que je prends
à tout ce qui vous regarde, car, en vous en offrant l'assurance permettez-moi d'ajouter
que nous connaître est mon plus précieux trésor et que rien n'égale mon empressement
à vous aller rappeler une ancienne promesse ; plein de reconnaissance pour les bontés
que Mme de Coigni m'a témoignées de votre part, je me sens encouragé à vous en
detnander la continuation et j'ose croire inutile d'assurer votre Grâce de l'attachement
du dévouement et du respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, Madame la Duchesse,
votre très humble et obéissant serviteur. — Lafayette (1).

*
Des jours suivirent : faits de silence et d'ombre. Nul n'ignore
à quel point la triste affaire du « collier » fut sur la route de Marie-
Antoinette un acheminement vers la Révolution. Jeune et frivole,
la reine applaudit inconsidérément au Théâtre de Trianon les

(1) Archives du Château de Chastworth. — Nous exprimons ici notre gratitude a


Mr. T. S. Wragg, conservateur de la bibliothèque et des manuscrits de ce château, qui nous
a permis de consulter sur place les lettres inédites écrites ou reçues par la Duchesse de
Devonshire et le Journal d'Elisabeth Foster
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tirades éblouissantes mais périlleuses de Beaumarchais. Des propos


malveillants lui attribuèrent, dit le comte de Tilly, les plus chimé-
riques amants. Certes, la malheureuse princesse eut d'autres soucis
que celui de prêter une oreille attentive aux rumeurs confuses lui
venant d'Angleterre. Sa pensée inquiète s'était-elle un instant
fixée sur une amie de Georgiana, nouvelle venue de Londres ?
Amie que, par l'entremise du comte de Vergennes et de M . de Bernis,
la Cour de France accueillait alors avec faveur, amie dont le charme
et l'esprit séduisaient Mme de Polignac en 1784 ?
Elisabeth Foster, deuxième fille de Lord Bristol, évêque de
Derry, divorcée d'un gentilhomme irlandais, John Thomas Foster,
avait trouvé un asile et un accueil assez surprenants à Devonshire
House I Devenue rapidement la maîtresse du duc, elle avait vu ses
dettes, qui étaient lourdes, soldées par son amant et par la duchesse
elle-même, qui lui témoignait la plus vive amitié. L'entente était si
parfaite qu'après avoir donné le jour, au cours de l'été 1785 à une
seconde fille (1), Georgiana serrait un an plus tard dans ses bras
dans un élan de tendresse quasi maternelle, l'enfant qui naissait de
l'union clandestine de son mari avec Elisabeth Foster ! (2) Etranges
mœurs, peu concevables de nos jours, faites d'un mélange de l'esprit
e
galant du x v m siècle et de puritanisme anglais, en un temps de
pensées et d'amours libres, où le lien conjugal comptait peu.
Lady Spencer, réputée austère, fut seule, semble-t-il, à s'en offenser.
Si la jalousie fut absente du cœur de Georgiana, son amour-propre
en fut pourtant blessé. Mme d'Arblay signale, dans ses souvenirs (3),
sa tristesse et ses illusions perdues en publiant un fragment de
poème en français écrit et dédié par la pauvre duchesse à son
amie félonne :
Mortels craintifs, fuyez ses charmes,
Fuyez son pouvoir enchanteur...
La cruelle impose les larmes !

L a puissante figure de Charles Fox couramment baptisé


« l'homme du peuple », s'imposa à l'Angleterre, qui se passionna
pour sa mémorable élection. Jamais solliciteuse plus belle, plus
active, plus brillante que la duchesse de Devonshire n'était apparu
dans les Tavernes de Westminster pour obtenir les suffrages des
électeurs en faveur de son illustre ami. « Nos ladies, écrit Walpole,
sont devenues de si véhémentes politiciennes qu'aucun autre sujet
(1) Harriett Cavendish.
(2) Caroline, née en Italie, le comte de Saint-Jules consentit à lui donner son nom.
(3) Ma vie et mon temps, par le marquis de Bouille.
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n'est admis. » Le fanatisme de Georgiana fut tel qu'elle consentit


un baiser à un boucher de Londres qui promettait en échange
sa voix pour Charles Fox, tandis qu'un ouvrier irlandais prétendait
allumer sa pipe aux feux de son regard. Parée de rubans décorés
des noms de « Fox et liberté », elle innova en signe de ralliement la
parure symbolique, perpétuée dans la suite des temps, d'une fourrure
de renard ornée de sa tête de « fox ». Un renard fut brûlé vif en
guise de « diabolique allégorie ». Sans nous attarder sur cet épisode
bien connu, de la vie de Georgiana, il faut bien évoquer cette journée
triomphale dont les échos firent grand bruit à Versailles ; où
les partisans de la reine étaient favorables au grand homme d'Etat
et louaient le zèle infatigable de la duchesse. Une foule immense,
rassemblée dans les rues de Londres, acclamait Charles Fox ;
les carrosses des duchesses de Portland et de Devonshire fermaient
l'interminable cortège. Une fête brillante fut donnée au Devonshire
House où le prince de Galles était venu recevoir Charles Fox,
héros de ce jour... et où l'absence du duc de Chartres fut remarquée ;
Louis X V I lui avait intimé l'ordre de demeurer étranger aux
manifestations d'un parti « frondeur » et de s'en éloigner.
Un mois après la bruyante élection anglaise, Fersen vint à
Versailles escortant son souverain Gustave III de Suède. A cette
époque, Marie-Antoinette combla de présents son amie Georgiana
que l'on vit apparaître à Londres au bal du comte d'Adhémar,
ambassadeur de France, parée de tous les dons de la reine. Des
dentelles de France ornaient sa robe de gaze rose, une admirable
boucle de perles choisie par la souveraine retenait à sa ceinture
une gerbe d'épis et, d'une coiffure haute, faite de soie fine posée
sur les boucles blondes et chiffonnée avec art par Mlle Bertin,
s'échappaient de larges plumes blanches retombant jusqu'aux
épaules ; elles encadraient le gracieux visage dont Thomas Gainsbo-
rough, Reynolds, Lawrence et le miniaturiste français Jean Guérin
ont immortalisé les traits. Séduit, le prince de Galles fut durant
tout le bal son cavalier empressé. Reine dans le monde, Georgiana ne
l'était plus dans son foyer, Elisabeth Foster y marquant défini-
tivement sa place.
Faut-il voir en cela l'excuse d'une passion pour le jeu qui égara,
durant quelques années, la trop conciliante duchesse ? Le démon
du jeu la possédait qui l'aidait, peut-être, à étourdir sa peine.
L a reine de France ne jouait-elle pas elle aussi des heures durant,
sans désemparer, disait-on ? Voulait-elle détourner de son esprit
LA REVUE N" 6 3
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les funestes présages ?... On jouait à Versailles comme à Brooke's


où les ducs d'Orléans et Fitz-James semblaient être autant chez
eux que Fitz-Patrick ou Fox (1) dont le génie et l'éloquence faisaient
pardonner les débauches. L a duchesse n'osait plus avouer au duc
ses dettes, devenues sa hantise ! Se trouvant aux abois, elle implora
le secours d'un jeune et beau membre du Parlement Lord Charles
Grey, amoureux d'elle et heureux d'abuser d'un privilège... liaison
sans tapage, longtemps ignorée au Devonshire House et discrète-
ment poursuivie à Bath au printemps 1787. Dans cette ville d'eau
aristocratique du Somerset « propre aux intrigues galantes »,
Georgiana séjournait au milieu d'une société brillante. L a comtesse
Diane de Polignac, enjouée et sociable, la duchesse de Guiches,
amusante et spirituelle, douée du plus charmant visage, le duc de
Polignac, le marquis de Vaudreuil introduits auprès d'elle l'entou-
raient et jouaient sans relâche : billard, quinze, macao, whist entraî-
naient les mises. L a bourse de Charles Grey fut bientôt impuissante
à combler les folles dépenses de l'imprudente duchesse, lorsqu'un
nouveau prêtreur survint à Bath en la personne d'un ministre fran-
çais en disgrâce : M . de Calonne.
Poursuivi pour dilapidation du trésor royal, laissant derrière lui,
précise l'abbé Morellet, un déficit de cinquante-six millions, en
but à l'aversion d'une nation ruinée, Calonne, financier malheureux
sensible à la beauté et au charme de la belle Anglaise ne tarda pas
à lui ouvrir un généreux crédit. Le duc de Dorset informé s'en
montra inquiet ; Georgiana savait-elle les griefs de Marie-Antoinette
envers M . de Calonne ? Il prit soin de l'instruire des rumeurs
qui couraient de sa complicité avec les aventuriers L a Motte,
rumeurs dont la reine se montrait offensée. Troublée par les mau-
vaises nouvelles de .France et soucieuse de ne pas trahir son amitié
à l'égard de Marie-Antoinette, Georgiana accourut à Londres pour
être mieux informée. Pensait-elle obtenir du comte d'Adhémar
l'apaisement de ses craintes ? On la vit soucieuse à une réception
chez l'ambassadeur de France puis, le 11 mai 1787, dans sa loge de
l'Opéra ayant à ses côtés Mme de Polignac. Ses souvenirs révèlent
deux faits que ne mentionne pas la correspondance du comte de
Fersen, celui d'une visite que lui fit l'amoureux de Marie-Antoinette
et celui d'un bal qu'elle offrit pour lui et Mme de Polignac en
mai 1787. Le confident de la reine, qui arrivait de Versailles, dut

(1) Correspondance de Lord Auckland.


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lui confirmer les chagrins de Marie-Antoinette et les premières


secousses de la Révolution. Peu de jours après, en juin 1787,
la princesse de Lamballe vint à Londres chargée, disait-on, par la
reine d'une mission secrète auprès de M . de Calonne. A qui donc
la Surintendante pouvait-elle s'adresser plus sûrement qu'à la
duchesse amie, dont la mère, Lady Spencer, logeait à ce moment
chez elle à Wimbledon, le ministre déchu et sa fiancée Anne de
Nettine ? Il s'agissait, on le sait, d'empêcher la publication d'un
Mémoire, dont Calonne était l'auteur, où i l mentionnait les sommes
que l'on reprochait à la reine, dans le « Livre rouge », d'avoir été
versées « à l'Empereur d'Autriche par son auguste sœur ». Lorsque
Mme de Lamballe repartit hâtivement pour Versailles en novembre,
impatiente de plaider la cause de son beau-frère, le duc d'Orléans
exilé à Villers-Cotterets, elle dut emporter le fameux Mémoire
que Mme Campan affirme avoir_ vu, entre les mains de Marie-
Antoinette, corrigé de la main même de M. de Calonne.
En ces temps troublés où les courriers de France étaient ache-
minés avec une extrême prudence, Georgiana sollicita vainement,
par l'entremise du duc de Dorset, l'indulgence de la reine pour
l'ancien ministre envers lequel elle avait contracté des dettes de jeu
et de reconnaissance ; mais la porte de Chastworth fut inexorable-
ment fermée aux aventuriers L a Motte, «infâmes auteurs de l'affaire
du collier ». Us durent aller passer la nuit à l'auberge voisine du
bourg de Bakewell.
Dès lors, Georgiana se mit à considérer avec stupeur la marche
des événements. De honteux libelles (1) circulaient à Londres comme
à Paris chargeant la reine de toutes les misères du royaume. Sans
doute avait-elle pris soin d'avertir Charles Fox voyageant en Suisse
des premières atteintes de la folie de Georges III et Fox était-il
revenu en hâte afin de soutenir la régence du prince de Galles. Mais,
tout en restant fidèle à l'amitié, sans amour, qui la liait au grand
hommes d'Etat, elle s'évadait peu à peu de la vie politique. Par
intuition elle entrevoyait mieux que lui, semble-t-il, le danger pour
la France d'une doctrine d'indépendance qui se dissociait de la
monarchie. N'avait-elle pas, en outre, ses propres chagrins ? Elisa-
beth Foster mettait au monde à Rouen un second enfant du duc,
un fils, alors qu'elle n'avait encore que deux filles ! E n dépit de son
chagrin, elle passait des journées aux tables de whist du salon de

(1) La Galerie des dames françaises, par le marquis de Luchet.


)

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Brighton où vivaient le prince de Galles et Lady Fritzherbert et


où la vit Mme de Genlis. L'espoir d'éteindre ses dettes reposait sur
l'intérêt que lui témoignait M . de Galonné, et l'on ne sait s'il faut
s'étonner davantage de la générosité, mauvaise conseillère, du
ministre ou des appels réitérés d'argent que lui adressait sans
pudeur l'incorrigible duchesse ! « Venez à Chastworth, lui écrivait-
elle, consultez avec Crawford la route que vous devez prendre...
je vous ai ouvert mon cœur, et vous voyez que malgré sa gaieté
il est souvent bien tourmenté. » Et, plus tard, après un prêt de
2.000 francs : « Mme de Calonne, et vous, devez savoir que je vous
dois tout ; nous irons à Spa, la salubrité des eaux me donnera
un fils et si je suis grosse, je n'hésiterai pas à tout avouer au duc »...
Les espoirs de maternité n'étaient point le seul motif qui enga-
geait Georgiana au séjour de Spa, elle obéissait au brûlant désir
de se rapprocher de Versailles.
Le 22 juin 1789, le duc de Devonshire, la duchesse et leur
inséparable amie, Elisabeth Foster s'embarquaient pour la France.

Les Etats Généraux siégeaient à Yersailles tandis que les


trois Anglais participaient chez les Polignac à un" repas où se
trouvaient le comte d'Artois et Mme de Polastron. Toutes les cinq
minutes, rapporte Elisabeth Foster dans son journal, un messager
venait rendre compte du déroulement des événements. Seule Geor-
giana eut le privilège d'être reçue par la reine dont l'altération
des traits la bouleversa, et dont le calvaire s'était accru par la mort
récente du premier Dauphin. L a reine confia à son amie ses messages
pour Fersen, et ce fut à mi-chemin de Spa, à l'auberge de Valen-
ciennes, que le 16 juillet ses trois amis fidèles : Esterhazy, Fersen et
Georgiana se trouvèrent réunis (1). Ils apprirent ensemble les émeutes
du 14 juillet et mêlèrent les craintes que leur inspirait le destin
de leur reine. Fersen écrivait à son père : « Tout est à Paris dans la
confusion, le désordre et la consternation ; le comte d'Artois et ses
enfants, les princes de Condé, Conti, Bourbon, le baron de Breteuil se
sont enfuis sous des noms supposés ! »
Aussitôt arrivée à Spa, Georgiana écrivait à Calonne, dont elle
ménageait prudemment l'amitié : « Ne croyez pas que je me laisse

(1) Les Mémoires d'Esterhazy, la correspondance de Fersen et le Journal d'Elisabeth


Foster s'accordent sur ce fait.
U N E AMIE ANGLAISE DE MARIE-ANTOINETTE 229

aller à une frayeur puérile, mais je vous en conjure ne quittez pas


l'Angleterre ; que je vous retrouve à Londres... c'est un conseil
intéressé à la vérité, mais bon ; Crawford est du même avis... » (1)
Puis, dans une seconde missive écrite sur le chemin du retour
de Lille : « Les nouvelles de France sont toujours bien inquiétantes ;
j'ai bien rempli vos intentions en parlant de vous surtout avec
Mme de Polignac, le comte d'Artois vous regarde comme le seul
homme capable en volonté et talent de pouvoir sauver le roi, mais
c'est trop tard; je vous en conjure ne venez pas dans ce pays...
Adieu. Je ne vous parle de moi ! » (2) Elle trouva la capitale anglaise
submergée par la première émigration. Le roi George s'étant rétabli,
Charles Fox s'effaçait. Les ouvrages de Burke et de Calonne faisaient
les frais de tous les entretiens. Le désir d'un retour à Paris l'obsédait ;
se trouvant enceinte, elle obtint de la princesse de Lamballe, qui
s'était fixée au Pavillon de Flore, la location de son château de
Passy. « Vous allez être bien surpris, mon ami, écrit-elle à Calonne
le 10 mai 1790, je m'en vais faire mes couches à Paris comme étant
l'endroit le plus sûr ! Il m'en coûte bien ; je vous écrirai sous le
nom de M . Olivier et sous enveloppe au Chevalier Heines. Je vous
prie de ne pas écrire que par les occasions sûres que je vous don-
nerai... tout se terminera bien. » Ainsi naquit sous le ciel de France
l'enfant désiré, l'héritier des Ducs de Devonshire. L a princesse
d'Arenberg, amie des Spencer, présente au moment de cette naissance
écrivait à Mme de Custines : « Marie-Antoinette fit amener la mère
et l'enfant à Versailles, baisa les petites mains fragiles et serra
longuement l'heureuse duchesse dans ses bras. » Le charmant
Hôtel de Passy fut durant quelques heures un îlot de paix et de
bonheur ! Le duc exaucé dans ses vœux, attentif aux aveux de
Georgiana, consentit à régler ses dettes, et, autour de ce berceau
les amis de la reine se trouvèrent encore réunis : Fersen étant
fixé auprès de Louis X V I par ordre du roi de Suède se rendait
journellement à Passy, et le comte Esterhazy a noté dans ses sou-
venirs : « De ma maison d'Auteuil... juin 1790... : L a duchesse de
Devonshire est à Passy pour ses couches ayant avec elle sa mère,
Lady Spencer, mon amie depuis bien des années ! »

D'après une correspondance secrète, Walter Sichel rapporte


dans sa Vie du poète Richard Sheridan, que la duchesse de Devonshire

(1) Spa, août 1789.


(2) Lille, décembre 1789
230 UNE AMIE A N G L A I S E D E M A R I E - A N T O I N E T T E

rut informée par des agents inconnus du sort de la reine de France ;


il cite des documents datés des 2 juin et 12 avril 1791... Parmi
les noms cités, celui du comte Esterhazy est seul à retenir. A peine
les Spencer sont-ils rentrés à Londres dès le mois d'août 1790 que
voici l'ami de Lady Spencer auprès d'eux en septembre ; i l corres-
pond avec la Cour de France et le comte de Fersen par messages
chiffrés ; par lui Georgiana savait combien Louis X V I et Marie-
Antoinette s'alarmaient de l'accord survenu entre les émigrés et
les puissances étrangères et s'inquiétaient de la jonction du comte
d'Artois et du prince de Condé ; elle connut la conduite équivoque
de L a Fayette et l'ambition de Mirabeau. Revenue à Paris dans
les derniers jours de décembre chez la princesse de Lamballe,
elle voulut savoir par elle-même, connaître sûrement les pensées
de la reine. Aussitôt instruite elle écrivit à Calonne cette clair-
voyante lettre qui démontre les efforts qu'elle tenta pour le dissuader
de se joindre au comte d'Artois à Turin et de marquer ainsi des dis-
positions hostiles aux volontés du roi.

Paris, 16 décembre 1790.

Il est impossible, mon cher ami, de vous exprimer toute l'inquiétude que m'a
causée votre lettre. Je vois bien clair dans vos projets, vous allez joindre le
comte d'Artois; je vous conjure d'abandonner ce projet. Vous pouvez bien me croire
moi qui sais combien vos compatriotes sont injustes; vous êtes à présent l'objet de
leur haine; si le comte d'Artois a quelque projet aidez-le de vos conseils mais je vous
en conjure à genoux, ne quittez pas l'Angleterre. On vous a blâmé en France pour
le petit voyage que vous avez fait auprès de lui à Namur, cher ami, on n'ose pas comme
l'on sait que je vous aime parler ouvertement devant moi, mais comme je suis très
inquiète de tout ce qui vous regarde j'ai des moyens de savoir l'opinion publique...
vos conseils, d'où vous êtes lui feront du bien, cette présence, o ù il est lui ferait du tort.
Revenez à vous ; je sais que l'on vous guette, que même sur mer il y a des pirates, que
dans tous tes ports il y a des espions. Mr. le comte d'Artois est bon, aimable, ne manque
pas d'un certain^sprit, mais il n'a pas le caractère, le courage, le nerf qui est ce qu'il
faut à un chef de parti. Il est comme tous les Bourbons d'aujourd'hui sans assez de suite
pour conduire une grande entreprise ; vous serez la victime si vous le joignez. Qu'avez-
vous à gagner à présent ? El que n'avez-vous pas à perdre ? Vous n'êtes pas militaire,
vous n'avez qu'à rester où vous êtes jusqu'au moment d'une révolution qui sûrement ne
lardera pas ; alors vous retournerez en France, vous jouerez un grand rôle si vous
le voulez... mais, sans avoir été à Paris je n'aurais pu deviner... le peuple est à présent,
le plus fort, il a le glaive en main, il a forcé toute une nation à se coucher sous le joug.
Que fait votre poignée de nobles et de gens sensés en France ? ils ne font que gémir
et se soumettre, et vous, mon cher ami, sans avoir fondé ou d'utilité ou de succès vous allez
exposer votre vie ! Au reste si rien, si mes prières, si mon chagrin, mon inquiétude
ne vous fait rien, dites-vous que j'arrange ma dette avant votre départ; je n'ai pas
le courage de vous parler d'autre chose; si je vous ai offensé, prenez-vous-en à mon
amitié.

Ce sage plaidoyer ne parvint pas à fléchir l'imprévoyant ministre


que Marie-Antoinette considérait comme son pire ennemi. Calonne
e r
partit pour Turin le 1 janvier 1791.


U N E AMIE ANGLAISE D E MARIE-ANTOINETTB 231

Le baptême du sixième duc de Devonshire fut suivi de nom-


breuses réjouissances ; ce mois de mai en fleurs s'associait aux
fêtes de Chiswick ; Georgiana oublia un moment les tristesses des
Tuileries ; rien ne se passait cependant dont elle ne fût instruite
et que l'on ne trouve mentionné dans le journal d'Elisabeth Foster.
Les premières ententes secrètes du complot de Varennes y sont
notées : « MM. d'Esterhazy et Fersen se sont mis d'accord sur le
projet », écrit-elle, tandis que de son côté M . de Breteuil adressait
à Fersen dans son charmant hôtel de l'avenue Matignon cette
lettre encourageante : « Le seul moyen d'empêcher le mal de la
démarche des princes est de la prévenir en partant promptement. »
Le colonel Crawford et Mme Sullivan son épouse, envoyaient de
Clichy à Londres sous des plis secrets les nouvelles de Paris. On sait
ce qu'il advint de ce malheureux «projet» qui fit de la reine la pri-
sonnière des Tuileries et du comte de Fersen un proscrit. Complice,
Esterhazy, qui s'était embarqué sur le paquebot Prince d'Orange,
attendant à Bruxelles les souverains échappés de France, apprenait,
par l'Archiduchesse Marie-Christine — sœur de Marie-Antoi-
nette, — en larmes, la fin de cette malheureuse entreprise.
Le chagrin de Georgiana fut profond ; la liberté, la vie même de
Marie-Antoinette étaient en cause. Elle dépêcha sans délai Elisabeth
Foster auprès de son ami d'enfance Robert Sheridan, afin de s'assu-
rer l'appui de l'homme d'Etat-poète. Elle obtint l'intervention de
Charles Fox auprès de Barnave et de Lafayette en faveur de l'élar-
gissement de la reine. Elle s'opposa courageusement à Calonne por-
teur d'un message du comte d'Artois pour Georges III (1). Tantelle
avait confiance dans le succès de ses démarches ! Elle s'indigna enfin
avec Walpole de l'apparente indifférence des émigrés que la détresse
du roi et de la reine n'empêchait nullement de s'associer aux fêtes de
Richmond. « L a comtesse Emilie de Boufflers, disait Walpole, jouait
de la harpe à Queensbury-House, la princesse Castelcigala dansait au
bruit des castagnettes, Mme duBarryse joignant à elles», tandis que
le désespoir était au fond du cœur de tous ces fugitifs ! Hélas, toute
démarche fut vaine, la porte de la petite cellule des Feuillants s'était
fermée sur la pauvre reine, et le dernier acte du grand drame était
commencé.
Par quelles voies détournées les lettres écrites par Marie-
Antoinette en langage chiffré sont-elles parvenues au comte Ester-

ci) Voir l'article de M. R. Lacour-Gayet, dans la Revue des Deux Mondes du l"-9-1961.
232 U N E AMIE A N G L A I S E D E M A R I E - A N T O I N E T T E

hazy ?... Sont-elles passées par Londres ? On peut le soupçonner


puisque Fersen, pour qui elles étaient écrites, les reçut à Vienne,
le 20 août, des mains de l'ami de Lady Spencer. Deux d'entre
elles ont été citées par Esterhazy dans ses Mémoires; elles sont
datées des 11 août et 5 septembre 1791. « Si vous lui écrivez, y
disait la reine, dites-lui bien que bien des lieues et bien des pays
ne peuvent jamais séparer les coeurs, je sens cette vérité tous les
jours davantage »... et encore : « Je suis charmée de trouver l'occasion
de vous envoyer ce petit anneau. Celui qui est entouré de papier
est pour L U I ; faites-le lui tenir pour moi, il est juste à sa mesure,
je l'ai porté deux jours avant de l'emballer, mandez-lui que c'est
de ma part, je ne sais où il est... c'est un supplice affreux de n'avoir
aucune nouvelle. »

Cette année assombrie par l'échec de Varènnes fut, pour Geor-


giana, celle du déclin de ses forces morales. L a folie du jeu l'étreignit
à nouveau ; elle renoua sa liaison avec Charles Grey et dut avouer
qu'elle était enceinte (1). Le duc, cette fois, fut sans pitié. Exilée
pour sa faute, elle parcourut la France, la Suisse, l'Italie avec sa
mère et Lady Bessborough, s'adonnant à la poésie et à son penchant
pour l'Histoire. On doit à ces deux années d'exil son Histoire de
France, (2) l'achèvement de son poème autobiographique Sylphide et
un charmant ouvrage : Le Passage du Saint- Gothard. Ce poème
descriptif illustré par Elisabeth Foster fut orné par Georgiana d'un
gracieux hommage en vers français adressé au poète des Jardins,
l'abbé Delille, que la rigueur des événements avait contraint à
s'exiler en Angleterre.
E n décembre 1793, un navire hollandais ramenait en Angleterre
la duchesse enfin pardonnée ! Il fallut éviter la France où régnait
la Terreur. Le bonheur de retrouver ses enfants atténuait la douleur
et la répulsion que le tragique dénouement de la vie de la reine
lui avait causées. Peu de jours auparavant, Fersen avait écrit à
son père : « Le jugement de la reine, prononcé la veille, a été exécuté
le matin ; cette certitude m'accabla, je ne pus rien sentir. Je sortis
pour parler de ce malheur avec mes amis, Mme de Fitz-James
et le baron de Breteuil, je pleurai avec eux ; c'est le 16 [octobre] à
onze heures et demie que ce crime exécrable a été commis... ! »

(1) L'enfant de Georgiana et de Charles Grey qui naquit en Provence reçut le nom
d'Elisa Courtenay ou Courtney et n'eut jamais accès au Devonshire-House.
(2) Réserve de la Bibliothèque Nationale.
UNE AMIE ANGLAISE D E M A R I E - A N T O I N E T T E 233

Le colonel Crawford accueillit Georgiana à son arrivée à Londres.


Avait-il un dernier message de la reine à lui transmettre ? Nous
savons qu'elle évoqua devant lui, avec une vive émotion, l'ultime
rencontre qu'elle eut, aux premiers jours de son exil, en novembre
1 791 avec Marie-Antoinette et Mme de Lamballe ; et aussi que la mort
subite de Mme de Polignac, survenue peu après son retour, lui causa
un vif chagrin.

Il ne restait plus que dix années à vivre à cette femme char-


mante si jeune encore, à demi-française dans ses intimes pensées.
Les déceptions, le chagrin, l'exil avaient rendu son jugement
plus sûr. Moins frivole, on ne la vit plus associer son jeu à celui
du prince de Galles, à sa table de whist ou dans les salons de Chis-
wick. « Non ! je ne blâme pas Princy, disait-elle, mais i l n'est pas
un grand homme, un homme qui brille, sans intelligences supérieures,
est dans la nuit pour saisir les chances du destin. » Après la mort
de l'infortunée reine de France, elle fut fidèle à la cause royale.
On trouve, dans les archives du British Muséum, des lettres (1)
qu'elle adressait en faveur des royalistes de France au ministre
de la Guerre anglais Wyndham. Sans doute, l'armée coalisée
conduite par Dumouriez avait-elle été battue à Mons en avril,
mais i l y avait encore la Vendée, l'insurrection de Nantes. Elle
s'accrochait à ce suprême espoir, à un possible retour des Bourbons.
Esterhazy rallié au comte d'Artois après la mort de Louis X V I
la conseillait à distance et, de concert avec Crawford elle obtint
du Gouvernement anglais des subsides accordés aux princes.
Charles Fox, que les drames sanglants de la Révolution avaient
écœuré, n'avait pas été heureux dans ses interventions en faveur de
Louis X V I et dans ses efforts pour éviter une rupture avec la
France et empêcher la guerre ; sa popularité s'en trouvait atteinte.
L a duchesse plaida sa cause... « L a postérité, écrivait-elle au publi-
ciste Francis, se souviendra-t-elle que les vœux de Charles Fox
s'opposaient à la condamnation de Louis X V I ? et combien de fois
si on l'eût écouté on eût pu freiner ce destin sauvage !... » Son
nom figurait en tête des comités de secours aux émigrés français ;
en vérité, les bontés de George III, sa sollicitude envers les victimes

(1) Archives Birtish Muséum A. d. d. M. S. 37916.


234 U N E AMIE A N G L A I S E D E M A R I E - A N T O I N E T T E

de la Révolution française avaient ramené la Duchesse au vieux roi.


N'avait-il pas donné généreusement asile aux quatre mille prêtres
non assermentés déportés dans son royaume (1), et secouru ceux
des émigrés qui, la plupart travaillaient pour vivre ? On notait
sa gracieuse présence dans le cercle d'érudits qui se réunissaient
chez Malouët et Chateaubriand, dont le génie était encor obscur,
auxquels s'était joint, chassé par sa femme acariâtre, l'aimable
abbé Delille ! Cléry, valet de chambre de Louis X V I , y lisait ses
Mémoires... » Il lisait doucement, sa voix était grave, les visages
douloureux. » (2)
Dans les annales de l'année 1798, le fameux déjeuner d'émigrés
offert par la Duchesse à Chiswick, suivi de celui de Lady Bessbo-
rough fut un des faits les plus marquants ; le temps était à souhait,
le déjeuner remarquable par l'abondance des fruits et des glaces
réunissait dans cette délicieuse campagne autour de la duchesse de
Devonshire les plus beaux noms de France ; grands seigneurs,
princes, ducs, évêques, relate le duc de Bourbon..., deux heures de
danses et d'éloges prodigués aux aimables Françaises, deux heures
de gaieté et d'oubli ! »
Mme Récamier vint à Londres après la paix d'Amiens ; la
beauté de Georgiana, chez qui elle résida, était encore parfaite,
et toujours séduisante. « Elle était encore à la mode et belle, — écrit
Chateaubriand, dans les Mémoires aVOutre-Tombe, — quoique privée
d'un œil qu'elle couvrait d'une boucle de cheveux. Mme Récamier
parut en public à l'Opéra de Londres avec elle, dans sa loge où se
trouvaient le prince de Galles, le duc d'Orléans et ses frères, le duc
de Montpensier et le comte de Beaujolais... les lorgnettes et les
regards se tournèrent vers la loge de la duchesse, la foule se préci-
pitait sur les pas de l'étrangère... »
A son tour, la France reconnaissante l'accueillit ; un grand bal
chez Mme Récamier, un dîner chez Cambacérès, réunirent autour
d'elle les hôtes les plus illustres. « Récent traité de paix et d'amitié,
souligne Goldsmith dans Y Argus, entre le beau monde de Paris et
celui de Londres. » On parla d'un quadrille avec Mme Récamier,
Lady Georgiana, le prince Esterhazy et le prince Dolgorouky, de
danses espagnoles et de castagnettes alternées avec des danses
campagnardes anglaises, de soupers et mets recherchés rue Grange-

(1) Mémoires de l'abbé de Prodi.


(2) Lettre de Georgiana à Mme de Custine.
UNE AMIE ANGLAISE DE MARIE-ANTOINETTE 235

Batelière... mais rien notait Georgiana « ne pouvait effacer de ma


mémoire les souvenirs de Versailles ».
Sa mort, survenue à Londres le 30 mars 1806, épargna à cette
femme d'élite, citée parmi « les plus distinguées de sa patrie et
même d'Europe », l'émotion que lui eût causé la fin tragique du
comte de Fersen et celle, survenue six mois après la sienne, du grand
homme d'Etat Charles Fox dont elle avait été l'Egérie.
Georgiana expira dans les bras d'Elisabeth Foster, et si étrange
que cela paraisse, bien qu'elle eut à souffrir de sa trahison latente,
autorisée, puis consentie, il est certain qu'elle aima, pour ses
incomparables dons d'artiste, son charme et son dévouement,
cette inséparable amie qui allait devenir trois ans plus tard, en
épousant le duc, la seconde duchesse de Devonshire.

G. CASTEL-ÇAGARRIGA.

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