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Plage de Juhu,
Bombay,
Maharashtra,
Inde, 1983,
Mitch Epstein.
Dans l’exposition
« En Inde, 1978-
1989 », à l’abbaye
de Montmajour,
jusqu’au
25 septembre.
Avec l’aimable autorisation de Black River Productions, Ltd./Galerie Thomas Zander/Mitch Epstein
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Au programme CON NAISSEZ-VOUS “EMILY IN PARIS” ? Cette Ce n’est pas loin de la démarche entreprise par la jour-
série diffusée sur Netflix met en scène une jeune naliste de M, Caroline Rousseau, cheffe adjointe de la
Américaine qui s’installe dans la capitale française rubrique mode du magazine, qui allie un appétit certain
pour réaliser son rêve : travailler dans le secteur de la pour la création à une curiosité insatiable pour les
mode. Même sans avoir vu le moindre épisode, per- matières et les techniques. Elle a mené une longue
sonne ne peut ignorer que c’est une plaisante succes- enquête sur la laine, notamment celle du mouton méri-
sion de clichés et d’images de carte postale. Dont il est nos dont l’élevage induit encore trop souvent des pra-
possible de se délecter au premier comme au second tiques d’une grande cruauté. Acheter un pull, qu’il soit
degré. La série de photos de mode qu’ont imaginée la 100 % lambswool ou qu’il contienne de l’angora,
styliste Suzanne Koller et le photographe Glen demande que l’on se pose également la question de
Luchford est aux antipodes de cette vision de Paris l’origine de la matière. Alors que l’on pensait ces ques-
façon boule à neige et air d’accordéon. C’est le vrai tions réservées aux peaux exotiques dont le grand
Paris qu’ils donnent à voir, celui des passages piétons public sait depuis longtemps qu’elles peuvent concer-
et des rues bondées, des encombrants et des façades ner des espèces protégées ou dont l’élevage est sujet à
(un peu) moches. Les adorateurs du mouvement #sac- caution. La douceur d’un cardigan à l’épreuve de la
cageparis trouveront là de quoi exulter… Tout est un vérité de sa fabrication, donc…
peu cracra dans le Paris de Glen Luchford. Mais ceux
qui aiment les images (et l’allure) reconnaîtront la
patte d’un grand nom de l’image qui n’aime rien tant
que le dialogue entre l’artifice et la vérité. Marie-Pierre LANNELONGUE
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Le sommaire
Manon Boquen pour M Le magazine du Monde. Julie Balagué pour M Le magazine du Monde. Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde
LA SEMAINE
34 En coulisses 54 L’histoire se répète 64 À Paris, une bonne dose
Glen Luchford. Série noire chez les de pression pour protéger
oligarques. les travailleurs du sexe.
42 Entre-soi
Les affranchies du bon goût. 56 Zarifa Ghafari, réfugiée, 66 Des filons pour échapper
pas résignée. au pilon.
43 Thierry Vimal, victime
« indocile » du procès 58 Qui est vraiment… 68 C’est peut-être
de l’attentat de Nice. Rafaela Pimenta. un détail pour vous… La couverture La couverture
a été réalisée a été réalisée
Timothée Chalamet par Zoë Ghertner par Glen Luchford
46 Journal d’Olga et Sasha. 60 Les petites moules qui à la Mostra de Venise. pour M Le magazine pour M Le magazine
Semaine 28. bouchent la baie du Monde. du Monde.
du Mont-Saint-Michel. 72 La première fois que Manteau en cuir à Robe en satin
50 Annie Lööf, cible numéro 1 “Le Monde” a écrit double boutonnage, de soie, Gucci.
de l’extrême droite suédoise. 62 Débat de soirée Conseil de défense. Prada.
La dénonciation publique
52 La « bonne amie » russe des propriétaires de jets
de l’OTAN. est-elle utile ?
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Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde. Thérèse Verrat et Vincent Toussaint pour M Le magazine du Monde/Museo Frida Kahlo - Casa Azul Collection
LE MAGAZINE
73 Le bien-être animal enfin 86 Révolution de canetons. La 98 PORTFOLIO
à la mode. Les images crise qui oppose la direction L’élégance blessée de Frida
des pratiques cruelles, du Canard enchaîné à une Kahlo. Le Palais Galliera
exercées notamment en partie de la rédaction, après expose près de 200 objets
Australie sur les moutons le dépôt d’une plainte par personnels ayant appartenu
mérinos, ont choqué. un journaliste pour abus à l’icône mexicaine, dont
L’origine et la traçabilité de de biens sociaux, met au jour de nombreux vêtements,
la laine sont de plus en plus les crispations qui agitent bijoux, mais aussi ses corsets
au cœur des préoccupations l’hebdomadaire satirique. et ses prothèses.
du secteur de l’habillement
et de ses clients. 92 Les insolents photographes
de Kharkiv. À la fin des
80 Orages et désespoir. années 1960, un groupe
Comment les journalistes d’anticonformistes
météo, d’annonciateurs de la ukrainiens créait une œuvre
pluie et du beau temps, sont photographique subversive.
devenus des sentinelles du Boris Mikhaïlov, chef de file
climat face au réchauffement du mouvement, sera exposé
de la planète. cet automne à Paris.
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LE GOÛT COORDONNÉES DE LA SÉRIE
« Sur les pavés, la mode », P. 109.
Emma Picq pour M Le magazine du Monde. Paul Lehr pour M Le magazine du Monde
AC9 : ac9world.com — Amina Muaddi :
aminamuaddi.com — Ann Demeulemeester :
109 Sur les pavés, la mode. 167 Variations 179 À portée de main anndemeulemeester.com — Balenciaga :
Marche à suivre. Le moule à idlis. Balenciaga.com — Bottega Veneta :
Bottegaveneta.com — Burberry : burberry.com
136 Le dahlia bleu. — Celine par Hedi Slimane : celine.com —
Chanel : chanel.com — Charvet : charvet.com
168 Figure de style 180 Bouche à oreille — Church : church-footwear.com — Dior :
dior.com — Gucci : gucci.com — Hermès :
158 Matthieu Blazy, l’homme Au pas de course. Le chou à la crème hermes.com — Jil Sander par Lucie et Luke
Meier : jilsander.com — Loewe : loewe.com —
qui marche. de Mamiche. Louis Vuitton : louisvuitton.com — Marine
170 Sofiane Zermani, de flow Serre : marineserre.com — Melitta
Baumeister : melittabaumeister.com —
164 Maintenant ou jamais et de mots. 182 C’est le bouquet Prada : prada.com — Rockh : rokh.net —
Roksanda : roksanda.com — The Row :
Marteau de Margiela. Cycle court. therow.com — Valentino : Valentino.com —
Saint Laurent par Anthony Vaccarello :
172 La beauté du geste ysl.com
165 Fétiche Alexandra Roussopoulos, 184 Jeux COORDONNÉES DE LA SÉRIE
Haute altitude. équilibriste de la couleur. « Le dahlia bleu », P. 134.
Acne Studios : acnestudios.com — Alexander
186 Dans l’album de… McQueen : alexandermcqueen.com —
Artifact : artifactnewyork.com — Chloé :
166 Making of 176 Une chambre en ville Marie-Agnès Gillot. chloe.com — Eres : eresparis.com — Fendi :
fendi.com — Isabel Marant : isabelmarant.com
La veste Bar, féminin Avignon, grand cru. — Junya Watanabe : junyawatanabe.com —
Louis Vuitton : louisvuitton.com — Maison
masculin. Margiela : maisonmargiela.com — Marc
178 Traitement de saveur Jacobs : marcjacobs.com — Palace :
palaceskateboards.com — Peter Do : peterdo.
Du bonheur en salade. net — Prada : prada.com — Skims : skims.
com — Saint Laurent par Anthony
Vaccarello : .ysl.com
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DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE
DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE
ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Soizic BRIAND, Geneviève CAUX et Pauline
FEUILLÂTRE. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON.
Avec Frédéric GUERNALEC et Rachel TEYSSANDIER.
PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
Hélène BEKMEZIAN, Philippe BROUSSARD, Nicolas CHAPUIS, Emmanuelle CHEVALLEREAU,
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SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO
Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Laetitia CLAVREUL, Michel GUERRIN, Christian MASSOL, Franck NOUCHI (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service)
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ET COMMUNICATION : Brigitte BILLIARD, Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits dérivés : Hervé LAVERGNE / M PUBLICITÉ_Directrice générale adjointe,
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A ce numéro est joint l’encart Sélection hebdo destiné à la vente au numéro Nationale
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 6%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.021kg/tonne de papier.
Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.
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L’Oréal - SA - Au capital de 107 256 121,80 Ð - RCS : Paris 632 012 100 - Siège social : 14 rue Royale 75008 PARIS
E M M A W AT S O N
LE NOUVEAU PARFUM RECHARGEABLE
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5 – AUDE DASSONVILLE, journaliste médias au ser- 7 – ROXANA AZIMI, journaliste, collabore réguliè- 8 – CLÉMENT GHYS est rédacteur en chef adjoint
vice économie du Monde, a quasiment appris à rement au Monde et à M. À l’occasion de la rétros- de M. À l’occasion de l’exposition de la garde-
lire avec Le Canard enchaîné, qui a toujours trôné pective consacrée au photographe ukrainien robe de Frida Kahlo au Palais Galliera, à Paris, il
sur la table de son salon familial (à côté de Boris Mikhaïlov à la Maison européenne de la raconte l’histoire de cette collection d’effets per-
Télérama). « Au printemps, quand j’ai appris photographie, à Paris, elle s’est intéressée à sonnels, longtemps ignorée du grand public et
qu’une cellule syndicale s’y créait, j’ai voulu savoir
l’école photographique de Kharkiv, dont il est révélant une vie tourmentée, marquée par la
pourquoi et raconter l’événement que cela repré- l’un des plus célèbres représentants. « Au tour- douleur physique due à la maladie et à un acci-
sentait en interne. À la rentrée, boum : une plaintenant des années 1970, dans un club de photo ama- dent. « C’est un témoignage sur la vie d’une femme
contre X pour abus de biens sociaux et recel d’abus teur de Kharkiv en Ukraine, un petit groupe d’ar- dédiée à son art, par lequel elle a mis en scène ses
de biens sociaux a jeté une tout autre lumière, plustistes a révolutionné la photographie soviétique. souffrances. » P. 98
crue, sur cette institution de la presse française. »
Un musée pour les célébrer devait ouvrir en sep-
P. 86 tembre. Mais la guerre a chamboulé les plans et 9 – THÉRÈSE VERRAT et VINCENT TOUSSAINT sont
éparpillé les photographes et leurs archives dans artistes et photographes, installés à Paris. Ils ont
6 – ARTUS DE LAVILLÉON est un artiste français né toute l’Europe. » P. 92 photographié les objets de Frida Kahlo exposés
en 1970. Cette semaine, il illustre l’enquête de M au Palais Galliera. « Quelle chance de porter notre
sur Le Canard enchaîné. Il archive sa vie sous regard sur ces reliques à la fois précieuses et trou-
toutes ses formes depuis la fin des années 1980 blantes ! Leur état de conservation exceptionnel
— photographies, peintures, textes, fanzines, laisse à penser que Frida elle-même nous a confié
objets, « papiers importants, divers et variés » et ses trésors la veille. Une intimité que nous avons
dessins, que l’on peut retrouver dans plus de souhaité partager au travers de nos photogra-
300 livres autoédités, dont une partie est dispo- phies. » P. 98
nible en téléchargement libre sur son site
Internet. Il est également l’auteur d’un « mani-
feste de l’art posthume » qui revendique la vie
plus que l’art et l’être plus que le faire. P. 86
Aude Dassonville. Ar tus de Lavilléon. Roxana Azimi. Harcour t. Thérèse Verrat et Vincent Toussaint
Elles et ils ont participé à ce numéro.
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Suzanne Koller/M Le magazine du Monde
EN COULISSES Glen LUCHFORD.
“EXTRAODINARY PEOPLE IN ORDINARY PLACES.” Soit, peu ou prou, « des gens
extraordinaires dans la vie de tous les jours ». C’est le titre de travail que se sont fixé la
styliste Suzanne Koller et le photographe Glen Luchford pour cette série de mode qui
se veut « un road trip visuel dans Paris ». Un road trip d’un genre un peu particulier
puisque toute l’équipe a rejoint la place de la Bastille et s’est mêlée, en cette fin
juin 2022, à la foule de la Marche des fiertés. Telle une star (qu’elle est), la mannequin
Mica Argañaraz (ci-dessus) a d’ailleurs dû s’interrompre à plusieurs reprises pour
prendre des selfies avec les passants. Pour Suzanne Koller et Glen Luchford, cette
déambulation dans le « vrai » Paris marque des retrouvailles professionnelles.
Il faut dire que le Britannique Luchford, désormais installé à Los Angeles, a depuis
quelques années délaissé l’Europe. Même s’il poursuit un véritable compagnonnage
avec Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, maison pour laquelle il
réalise à longueur de saison publicités, vidéos et projets spéciaux. Cette série marque
aussi le retour de ce photographe révélé à la fin des années 1990 à un exercice qui est
sa signature : la photo de rue, où se mêlent l’extrême artifice d’une mannequin dont
on met en scène l’allure et de simples passants qui sont aussi des acteurs de l’image.
C’est la surprise, l’amusement, l’indifférence des gens devant la « créature » qui créent
la tension d’une image. Et son énergie.
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Suzanne Koller/M Le magazine du Monde
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Le M de la semaine.
« DANS UNE MANADE EN CAMARGUE, SUR LA COMMUNE DE VAUVERT (GARD). »
Michel BERTRAND
Michel Ber trand
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LA SCÈNE SE PASSAIT CET ÉTÉ leur bizutage. À une époque où on COMMENT ELLES PARLENT
À CAMBRIDGE, charmante ville univer- débat du sexe des barbecues, EVJF « Si mes potes commandent des pâtis-
sitaire anglaise. Sur un des nombreux (pour enterrement de vie de jeune series avec des bites pour mon EVJF, je
punts qui naviguent sur la rivière pour fille) et EVJG (pour garçon) sont ultra l e s c a n c e l d e m o n m a r i ag e . »
faire découvrir les prestigieuses archi- chromosomés, avec diadèmes de « Manucure, spa, massage, c’est pas
tectures des universités locales, un pochette-surprise pour les filles et plus drôle. » « Autant le faire à
guide listait à ses passagers les noms bières paintball pour les garçons. l’étranger, on connaîtra personne. »
de mathématiciens, scientifiques et Tous les grands acteurs du tourisme se « La robe, tu la comptes dans le bud-
Prix Nobel qui avaient travaillé là sont adaptés : ceux qui compensent get ? » « Y aura vraiment sa mère ? »
quand une barque bruyante a couvert ainsi la clientèle des séminaires d’en- « Mais on fera quoi avec les sifflets en
sa voix. À son bord, des jeunes femmes treprise qui n’est toujours pas reve- forme de bites ? » « Attends, on fait une
ivres mortes sirotant des cocktails à nue ; la SNCF, qui prête son micro aux photo. » « Tu peux faire un effort
l’aide de pailles en forme de pénis, les gages et annonces des bandes de quand même. »
robes barrées d’écharpes de miss. Les copines (les autres passagers les
passagers ont fait mine de ne pas les redoutent désormais plus encore que LEURS GRANDES VÉRITÉS
voir, le guide a tenté de parler plus fort les familles avec enfants) ; et jusqu’à la Si on n’est pas au moins six, ça revien-
pour raconter le passage de Newton à CPAM du Gard qui a monté une cam- dra trop cher par personne.
Cambridge, quand le bateau voisin pagne « Vous organisez un enterre- Il ne faut jamais afficher les notifica-
leur a jeté une poupée gonflable à ment de vie de jeune fille ? Pensez à tions d’un groupe WhatsApp d’EVJF.
l’abordage. commander votre carte européenne Les strip-teaseurs, tout le monde
C’est un effet conjoint de la reprise des d’Assurance-maladie »… n’aime pas.
voyages post-Covid, du rattrapage de
cérémonies post-pandémie et de la À QUOI ON LES RECONNAÎT LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
mondialisation : les enterrements de À O rly ou dans le TGV p our Que mettre comme message sur les
vie de jeune fille ont explosé, de la Amsterdam, elles ont bandé les yeux tee-shirts à imprimer ? Et on le gon-
Costa Brava à Budapest, de Malte à de leur copine pour tenir la destination flera quand ? Ça va coûter au moins
Marrakech, de Prague à Londres. Dans secrète. Dans le Ouigo, elles ont 500 euros, comment je me sors de là ?
toutes les grandes villes européennes, apporté des bouteilles de rosé et des Et après, il faudra aussi participer à la
les touristes ont appris à composer enceintes. Sur leur passage, les enfants cagnotte du mariage ?
avec des bandes de filles vêtues de demandent : « Maman, pourquoi la
tenues mi-princesse Disney, mi- dame elle a des couilles sur son tee- LEUR GRAAL
héroïne de Sex and the City, arpentant shirt ? » Elles portent le même top Imaginer son propre EVJF en partici-
les rues avec des ballons « same penis (« team bride »), parfois les mêmes pant à ceux des autres.
for ever » (autre effet de la mondialisa- lunettes de soleil (en forme de cœurs) ;
tion, comme pour les baby showers et la future mariée est celle qui est dégui- LA FAUTE DE GOÛT
les graduation ceremonies, le mer- sée en licorne, porte un tutu, un peu Il en suffit d’une dans le groupe pour
chandising est souvent en anglais) et de tulle dans les cheveux, une cou- dire « mais, en fait, c’est pas drôle »
se donnant des gages dont même les ronne, des ailes de fée, un serre-tête pour que l’ambiance retombe pour
grandes écoles ne veulent plus dans avec des phallus. tout le monde.
Thierry Vimal,
père d’une victime
de l’attentat
LA SEMAINE
de Nice, le
2 septembre, chez
lui dans le quartier
du vieux Nice.
THIERRY VIMAL, VICTIME “INDOCILE” “NE SOYEZ PAS DES VICTIMES DIGNES”, avait dit une
amie avocate à Thierry Vimal et à la mère de ses enfants au
DU PROCÈS DE L’ATTENTAT DE NICE. lendemain de l’attaque du 14 juillet 2016. « Ne laissez pas les
gens dire que vous êtes formidables, que vous êtes courageux.
L’écrivain, qui a perdu sa fille le 14 juillet 2016, C’est comme ça que la société vous la fait à l’envers. » Parmi
n’espère pas grand-chose de la justice. Il a les 86 personnes mortes sous les roues du poids lourd de
Mohamed Lahouaiej fonçant sur la promenade des Anglais,
choisi de livrer une chronique “blasphématoire déchiquetant les familles rassemblées pour le feu d’artifice,
et révoltée” des audiences sur son blog. il y avait la fille de Thierry Vimal : Amie, 12 ans. Une enfant qui
aimait la danse, chantait Charles Trenet dans la voiture, lisait
jusque si tard qu’il fallait la gronder pour qu’elle éteigne
Texte Sofia FISCHER — Photos Anaïs BARELLI la lumière. Elle voulait devenir avocate ou journaliste. Ce
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LA SEMAINE
il apprend au détour d’un procès-verbal que, Et puis il y a eu la rencontre d’Anne, son ex- pousser un hurlement, pour « rappeler à tout
dans les cendres d’Amie, il manquait treize compagne, sur un tapis d’aïkido. Cure de le monde pourquoi ils étaient là ». Il a sorti un
organes, prélevés par la médecine légale. désintox, déménagement dans l’arrière-pays, anxiolytique et a décidé de se concentrer sur
Depuis, Thierry Vimal remue ciel et terre, en un premier enfant. De ce chamboulement, il le président. Son côté ordonné, carré, pédago,
vain, « pour récupérer l’entièreté de sa fille ». avait fait un livre : 7 millimètres, de la taille de l’apaise. Le soir, dans sa chronique révoltée,
C’est, enfin, l’absence de place dans la société, l’embryon qu’était Amie, publiée aux Éditions il lui accordera un sursaut : « Président/ Ton
pour absorber un tel drame et tous les états de l’Olivier. Quatorze ans plus tard, l’écrivain regard est perçant/ comme celui de frère bal-
d’âme qu’il provoque. « Personne ne veut avoir bâtira un « tombeau littéraire » pour ce même buzard./ Entrer dans tes petits yeux/ étroits/
cette tristesse, ce danger sous le nez. Sans embryon devenu petite fille : 19 tonnes sentir ton goût de rigueur/ annonciateur/
s’en rendre compte, chacun a son petit élan de (Le Cherche Midi), cette fois-ci du poids du d’un bon boulot collectif. »
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LA SEMAINE
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LA SEMAINE
personnes, d’autres vies. machisme, son autoritarisme. Ce calme, vu que mes proches sont DIMANCHE 4 SEPTEMBRE
Après quelques essais, mon inté- pays est aujourd’hui incarné par en quasi-sécurité. Je travaille sans OLGA : Je regarde encore une
rêt a disparu. Je consacre beau- une image de virilité, c’est comme regarder (ou presque) mon télé- série sur un « serial killer »,
coup plus de temps à mes amis. s’il violait un autre pays, l’Ukraine, phone. Je n’ai gardé que les notifi- un enfant y est kidnappé pendant
Ça me rend plus heureuse. qui, elle, est souvent représentée, cations des sirènes à Kyiv. un an puis retrouvé. Je ne peux
Le temps est très frais, et ce dans les médias ou dans la littéra- J’essaye quand même de m’infor- pas m’empêcher de penser aux
matin, en me promenant avec le ture, comme une jeune fille vêtue mer un peu sur la contre-attaque 1 200 000 Ukrainiens déportés
chien, j’ai réalisé que c’était le de la tenue nationale. Dire qu’à des Ukrainiens dans le Sud. Je me en Russie après être passés dans
premier jour de septembre. J’ai vu l’époque soviétique on disait que recueille tous les jours en pensant les camps de filtration de l’Est
les enfants et leurs parents en l’Ukraine et la russie étaient des à ceux qui se battent pour libérer tenus par les rachistes. Parmi
vychyvanka, des bouquets de « républiques sœurs ». l’Ukraine. Aujourd’hui, à la cave, eux, il y a 240 000 enfants. Ce
fleurs à la main, qui couraient vers SASHA : Petit à petit, j’organise une cliente m’a parlé de Zaporijia. sont les chiffres de notre gouver-
l’école. Le quartier était très mes cours de français. Je pense Qui aurait pu croire que nement. Combien de familles
animé. Ça m’a paralysée quand aussi me former comme prof quelqu’un, en France, me parle- séparées ? D’enfants perdus ?
j’ai compris que les élèves por- d’ukrainien. Quand j’aurai rait un jour de cette ville sur le De parents tués ou disparus car
taient deux sacs : l’un pour les définitivement quitté mon travail Dniepr ? Le monde entier sait considérés comme des « nazis » ?
affaires d’école, l’autre avec sans dans l’entreprise française, je maintenant où se trouve la plus Et la folle Mme Royal qui dit sur
doute de l’eau, de quoi manger, n’aurai que ça comme revenus. grande centrale nucléaire BFM qu’il n’y a pas de crimes
des médicaments peut-être, s’ils J’ai déjà pas mal de demandes, ça d’Europe alors qu’il y a six mois, contre l’humanité en Ukraine,
doivent se réfugier dans un abri. me rassure. Je prépare mon c’est à peine si les gens pouvaient que c’est de la propagande…
Je pense à ces parents qui départ dans les Carpates, mon placer l’Ukraine sur une carte. Qu’est-ce que les gens ne feraient
laissent leurs enfants aller à ami D. va habiter chez moi pour SASHA : Pour la première fois pas pour qu’on parle d’eux !
l’école dans un pays en guerre. s’occuper de mon chien. de ma vie, je suis allée chez SASHA : Omelette aux girolles et
Quelle expérience stupéfiante ! Aujourd’hui, je trie encore des le dentiste pour un plombage. tisane aux herbes cueillies par un
Mais Kyiv vit sa belle vie, vrai- vêtements d’hiver pour en donner On m’a toujours dit que c’était ami. Le meilleur des dimanches.
ment. La légèreté avec laquelle aux gens qui ont dû fuir la région incroyable de n’avoir jamais eu J’ai pris un cours de dessin avec
les gens survivent à la guerre est de Mykolaïv. Ma garde-robe s’est de soucis jusque-là ! Durant les M. C’est la première fois depuis
hallucinante et moi, je fais de bien réduite, je m’en fiche mainte- deux heures de l’anesthésie, j’ai l’école que je dessine ! L’après-
même. J’ai des amis dont les nant, je suis contente que mes médité et je me suis même midi, je me promène, il fait si
parents sont à Kharkiv, où la vie habits servent à ceux qui en ont endormie dans le fauteuil. D’un beau que je suis emplie d’émo-
est bien différente. Les bombar- besoin. Ce soir, je sors, comme si seul coup, la sirène a retenti. Le tions douces et positives. Je ne
dements sont incessants, les on vivait dans la paix. Je vois mes dentiste et son assistante n’ont pense ni à la guerre ni à mes défis
bruits d’explosion habituels. Je amis. On a été livrés en tabac et absolument pas réagi. Je me suis personnels, je me réjouis de la
me souviens bien de ces jours de papier à rouler, c’est la fête. demandé si c’était la réalité de vie. Carpe diem.
mars où je n’entendais que ça. Sinon, en six mois, j’ai perdu tout le monde désormais. À quoi
J’en ai la chair de poule. 7 kilos. Pourtant, je fais très pensaient-ils au moment de LUNDI 5 SEPTEMBRE
attention à faire des repas équili- l’alerte signalant que nos vies OLGA : J’apprends que la sœur
VENDREDI 2 SEPTEMBRE brés et à Kyiv, on trouve de tout, étaient en danger ? À mes dents, de ma grand-mère est à l’hôpital
OLGA : Le fait d’avoir repris le mais le stress et les enjeux de la j’en suis sûre. Et à rien d’autre. pour de l’hypertension. Le voyage
travail dès mon retour me fait du vie qu’on mène m’ont rendue… Je me dis qu’après cette guerre, jusqu’à Kyiv a dû l’épuiser. Depuis
bien. J’essaie de ne pas trop lais- plus légère. La catastrophe, c’est on sera tous immunisés pendant mon retour à Paris, l’œdème au
ser la mélancolie m’envahir. Je lis que les prix ont triplé. Je pense des années contre n’importe quel nez que j’ai depuis quelque temps
les articles sur la centrale sérieusement à faire mon pain et drame de la vie. N’est-ce pas ? est revenu. Je pensais que c’était
nucléaire de Zaporijia. Je regarde à installer un potager sur mon J’adore cette citation de l’un l’après-Covid. Mais non, c’est bien
presque uniquement les émis- balcon. Cet automne et cet hiver, de mes poètes préférés, Yuriy la pollution ! L’air pur islandais me
sions des opposants russes, elles il n’y aura pas beaucoup de sor- Izdryk : « Compliquez-vous la vie, manque. Et manque aussi à mes
ne parlent que des tirs entendus ties, le coût de la vie est devenu la vie n’est pas pour les gens cellules, apparemment.
tout au long du parcours des presque celui de Paris. simples. » Depuis des mois, je lis SASHA : Ce matin, je suis allée
membres de l’AIEA. Les rachistes avec passion de la poésie au parc faire du sport. Il faisait
ont même organisé un « fake SAMEDI 3 SEPTEMBRE ukrainienne. Je ne l’avais jamais beau et frais. Je me suis posée en
assaut » de prétendus Ukrainiens. OLGA : Je me rends compte que fait et là, ça résonne énormément terrasse pour prendre mon café et
D’après les médias russes offi- la boule de stress qui me tordait en moi. Je vais choisir un poème soudain des nuages ont envahi le
ciels, les soldats de cette troupe le ventre depuis le 24 février se que j’essaierai de traduire pour ciel. Un épais smog est tombé
d’assaut ont tous été tués. Mais détend peu à peu. Je suis plutôt la semaine prochaine. sur la ville. Depuis des jours, des
aucune preuve n’a été apportée. tourbières sont en feu autour de
Quel affreux spectacle de clowns ! Kyiv. Je ne sais pas pourquoi.
Pour évoquer la situation, le On sent la fumée dans les rues.
patron de la commission de l’AIEA
dit que la centrale a été « violée ».
“Combien de familles séparées ? D’enfants Je pense que mon allergie vient
de là. La ville est devenue
Ça m’interpelle. Je me souviens perdus ? De parents tués ou disparus ? Et la apocalyptique, ça m’a donné l’im-
de cette grande opération de
communication de poutine, avec
folle Mme Royal qui dit sur BFM qu’il n’y a pas pression d’être dans un livre de
science-fiction. J’ai passé toute
la photo où il est sur un cheval, de crimes contre l’humanité en Ukraine, que la journée à la maison, fenêtres
torse nu… Inconsciemment, on
associe tout le pays à la représen-
c’est de la propagande… Qu’est-ce que les gens fermées. Comme si elles pou-
vaient me protéger du smog et
tation de cet homme, à son ne feraient pas pour qu’on parle d’eux !” Olga de la guerre.
48
LA SEMAINE
LE 28 FÉVRIER 1986, LE PREMIER MINISTRE SOCIAL- Cheffe de file des centristes depuis 2011, Annie Lööf
DÉMOCRATE SUÉDOIS, OLOF PALME, ÉTAIT TUÉ de deux balles, à s’est dite « bouleversée ». Mais « la haine ne doit pas gagner »,
la sortie d’un cinéma de Stockholm. Dix-sept ans plus tard, le a-t-elle simplement ajouté, prenant soin de ne pas
11 septembre 2003, la ministre des affaires étrangères, Anna politiser l’affaire, alors que les leaders de tous les partis lui
Lindh, poignardée mortellement, succombait à ses blessures. apportaient leur soutien.
Deux assassinats politiques qui ont secoué le royaume scan- Puis la campagne est repartie, presque comme si de rien
dinave. Et cette question vertigineuse : un troisième a-t-il été n’était. Certains éditorialistes s’en sont étonnés : la violence
évité de justesse cet été ? Pour le moment, la question n’a pas contre les politiques se serait-elle banalisée au point qu’un
de réponse définitive. Mais elle est posée depuis la confession projet d’assassinat contre un leader ne susciterait guère plus
d’un homme, Theodor Engström, 33 ans, soigné pour de de réactions ? Et quid du rôle de l’extrême droite dans la pro-
graves troubles psychologiques et militant au sein du pagation de la haine et des insultes contre celle qui dirige le
Mouvement de résistance nordique (NMR), la principale orga- seul parti de la droite traditionnelle à faire encore barrage à la
nisation néonazie en Suède. Le 6 juillet, en pleine semaine formation nationaliste des Démocrates de Suède (SD) ? Dans
politique, à Visby, sur l’île de Gotland, il a été arrêté alors qu’il un tweet, la sociale-démocrate Ann Linde, ministre des
venait de blesser mortellement à coups de couteau une affaires étrangères, a bien tenté de lancer le débat en affir-
femme de 64 ans, coordinatrice nationale pour les soins psy- mant que « la haine que les SD et d’autres forces d’extrême
chiatriques dans les collectivités locales. droite dirigent contre Annie Lööf a mené à cela ». La plupart
Mais, depuis, le meurtrier présumé, soupçonné de terrorisme, des médias suédois ont aussi pointé du doigt la responsabilité
a affirmé qu’il avait aussi l’intention de tuer Annie Lööf, la lea- des SD. Le leader de l’extrême droite, Jimmie Åkesson, s’est
der du Parti du centre, âgée de 39 ans, qui se trouvait dans un empressé de rejeter les accusations : « Si quelqu’un a haussé
restaurant situé à une cinquantaine de mètres de la place où a le ton dans le débat, c’est Annie Lööf », a-t-il réagi.
eu lieu l’attaque. Elle participait à un séminaire sur la politique Pourtant, le fait est que la cheffe des centristes, élue députée
énergétique de son parti. Quelques instants plus tard, elle à 23 ans, puis nommée ministre de l’industrie à 28, est depuis
devait donner une conférence de presse, finalement annulée. longtemps la cible d’une campagne de haine d’une rare vio-
Les macabres intentions de Theodor Engström ont été dévoi- lence. Selon le député Martin Ådahl, deuxième vice-président
lées par le procureur chargé de l’enquête le 25 août, à un peu du parti, lui-même vilipendé sur les réseaux sociaux, les
moins de trois semaines des législatives du 11 septembre. attaques se sont intensifiées après les dernières élections,
en 2018. Jusque-là, Annie Lööf, originaire de Värnamö, dans
le sud de la Suède, agaçait surtout à gauche. Défenseuse du
monde rural et des PME, elle prône un libéralisme écono-
ANNIE LÖÖF, CIBLE NUMÉRO 1 mique qui donne de l’urticaire aux sociaux-démocrates. Cela
DE L’EXTRÊME DROITE SUÉDOISE. ne l’a pas empêchée de signer un accord avec eux, en jan-
vier 2019, et même d’envisager de former un gouvernement,
À quelques semaines des législatives, la leader du parti d’union après le 11 septembre, en cas de victoire du centre
gauche. Car, contrairement à ses anciens alliés – les conser-
centriste suédois aurait été visée par un détraqué vateurs, les chrétiens-démocrates et les libéraux –, qui sont
néonazi, début juillet. Cette libérale, qui a toujours prêts à gouverner avec le soutien des SD au Parlement, elle
est déterminée à leur faire barrage.
refusé de pactiser avec l’extrême droite, est devenue À droite, ce rapprochement d’Annie Lööf avec la gauche est vu
une figure honnie des milieux nationalistes. comme une trahison. « Tricheurs. Fraudeurs. Traîtres. Nous
n’oublierons jamais », écrit ainsi sur Twitter, en janvier 2019,
Texte Anne-Françoise HIVERT l’eurodéputée chrétienne-démocrate Sara Skyttedal. Depuis,
les attaques continuent. Martin Ådahl explique leur véhémence
par « le miroir que le Parti du centre tend à la droite tradition-
nelle qui lui rappelle ce qu’elle était avant le pacte faustien
qu’elle a conclu avec l’extrême droite ». Au Parlement et sur les
plateaux de télévision, Annie Lööf se retrouve souvent face à
Jimmie Åkesson, dont elle n’a de cesse de dénoncer la poli-
tique « raciste » et les dangers que représente son parti pour les
libertés fondamentales en Suède. De son côté, Riks, la chaîne
de l’extrême droite, diffuse des dizaines de vidéos l’affublant du
surnom « Sharia-Annie » et l’accusant d’être une « une menace
contre la démocratie », en raison notamment de ses positions
en faveur de l’immigration. Sur les forums de discussion
proches de l’extrême droite ou de la mouvance néonazie, des
internautes proposent de la « pendre » ou de la « fusiller ».
Dans les manifestations des néonazis de NMR, son portrait
est brandi parmi ceux des « traîtres à la nation » que les
militants veulent voir jugés et condamnés à mort. Sur le
Henrik Montgomer y/EPA-EFE
52
LA SEMAINE
SEPTEMBRE 2022, JUILLET 2022, MAI 2022, AVRIL 2022, FÉVRIER 2022,
LE SAUT DANS LE VIDE IOURI VORONOV, L’EMPOISONNEMENT VLADISLAV AVAYEV, ALEXANDER TULYAKOV
DE RAVIL MAGANOV UNE BALLE DANS LA TÊTE D’ALEXANDER SUBBOTIN LA MORT EN FAMILLE PENDU DANS SON GARAGE
Le 1 er septembre, le pré- Le lundi 4 juillet, c’est dans Le 8 mai, un ancien direc- Le 18 avril, l’ancien vice- Le 25 février, au lendemain
sident du conseil d’adminis- la piscine de son manoir, teur général de Lukoil, président de Gazprombank, du déclenchement de la
tration et fondateur, en 1991, situé dans la banlieue hup- Alexander Subbotin, meurt la banque du gazier russe, guerre contre l’Ukraine,
du groupe pétrolier Lukoil, pée de Saint-Pétersbourg, dans la cave d’un chaman, meurt dans son apparte- Alexander Tulyakov, 61 ans,
Ravil Maganov, décède à que le corps sans vie de dans la banlieue de Moscou. ment de Moscou, fermé de haut cadre de Gazprom, est
l’Hôpital central de Moscou. Iouri Voronov est découvert. Il a été empoisonné par du l’intérieur. Vladislav Avayev, retrouvé pendu dans le
Les versions concernant sa Il a une balle dans la tête. venin de crapaud. Selon le qui fut un proche de Poutine garage de sa maison, près de
mort se contredisent. Selon L’arme est au fond de l’eau. journal britannique The au Kremlin, est retrouvé Saint-Pétersbourg. Selon
les agences Tass et Interfax, Cet oligarque de 61 ans tra- Independent, l’homme de avec une arme à feu dans la divers témoignages, les poli-
cet homme de 67 ans s’est vaillait avec Gazprom, le 43 ans se serait rendu, sous main. Son épouse, enceinte, ciers dépêchés sur place
suicidé en se défenestrant géant gazier russe, dont l’emprise de l’alcool et de et sa fille gisent à ses côtés, sont priés de quitter les
du sixième étage de l’institu- l’État est actionnaire majori- drogues, chez le chaman tuées par balle. Un différend lieux par les services de
tion où il était soigné. taire. Suicide ou assassinat ? Magua Flores, qui lui aurait familial aurait poussé sécurité de Gazprom. Le
L’entreprise, elle, affirme La commission d’enquête incisé la peau pour y verser Avayev à les tuer avant de se 28 février, Mikhail Watford,
dans un communiqué qu’il locale privilégie la piste d’un le venin. Alexander donner la mort. Le lende- un oligarque russe d’origine
est décédé « des suites d’une « différend avec des parte- Subbotin aurait alors été main, c’est Sergey ukrainienne, est également
grave maladie ». Interrogé, naires commerciaux ». victime d’un malaise Protosenya, ancien respon- découvert pendu dans le
le porte-parole du Kremlin, cardiaque. s a b l e d e N ova t e k , l e garage de sa maison dans le
Dmitri Peskov, s’est refusé à d euxième producteur de comté de Surrey par son jar-
tout commentaire. Lukoil gaz russe, qui est découvert dinier. À 66 ans, il avait fait
était parmi les rares entre- pendu dans le jardin de sa fortune dans le secteur de
prises à s’être prononcées villa, à Lloret de Mar, en l’énergie après la chute de
contre la guerre en Ukraine. Espagne. Les policiers l’Union soviétique.
retrouvent les corps lardés
de coups de couteau de son
épouse et de sa fille.
54
LA SEMAINE
est ma patrie », explique depuis Les critiques, Zarifa Ghafari a Afghan Women, fondée en 2014, cette question est de maintenir
l’Allemagne Zarifa Ghafari, qui sort l’habitude d’en recevoir. Elle les qui propose une aide alimentaire, l’interdiction de voyager
son autobiographie, le 14 sep- avait même anticipées avant de des formations à l’artisanat pour à l’étranger pour leurs leaders.
tembre en France, sous le titre repartir pour l’Afghanistan. « J’ai les femmes, un suivi médical. « Même avec cela, je ne suis pas
Zarifa. Le combat d’une femme été très déprimée en Allemagne. Depuis le retour au pouvoir des optimiste », dit celle qui refuse
dans un monde d’hommes Je prenais beaucoup de talibans, l’accès de l’Afghanistan à pourtant de se résigner.
56
POUR MARION,
ENSEIGNANTE,
RÉUSSIR SA RENTRÉE
N’EST PAS
UN PROBLÈME.
Rafaela
l’une des sociétés fondées par Raiola, Rafaela Pimenta aime la
discrétion autant que son mentor affectionnait l’exubérance.
Polyglotte – elle parle huit langues –, elle s’exprime peu dans
Pimenta.
la presse et n’est pas active sur les réseaux sociaux.
L’encyclopédie en ligne Wikipédia ne lui consacre pour
l’instant pas une ligne.
58
LA SEMAINE
Parmi ces critères, le mollusque doit atteindre la taille de t-il. Mais on ne nous a pas écoutés. » Il blâme notamment
4 centimètres. Faute d’y arriver, 20 % de la production sont l’État, car les concessions des mytiliculteurs sont sur le
dispersés quand, selon la profession, entre 10 000 et domaine public maritime : « Il aurait dû être plus exigeant avec
12 000 tonnes de moules sont commercialisées chaque les professionnels dès le départ. » En attendant, une question
année. Gisantes, les petites moules composent un mets se pose : celle de la taille minimale requise pour la commer
apprécié des milliers de goélands qui vivent là. Mais avec cialisation des moules AOP, alors que le manque d’eau douce
quelles conséquences sur l’environnement ? Le sous-préfet de cette année a ralenti leur croissance, retardant le début
de Saint-Malo, Philippe Brugnot, indique « qu’a priori il n’y a de la saison de quinze jours, repoussé au 12 août. Avec le
pas de risque pour la population ». Sur le plan de la biodiver- changement climatique, les 4 centimètres deviendront peut-
sité, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la être de plus en plus difficiles à atteindre.
60
LA SEMAINE
62
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LA SEMAINE
À PARIS, UNE BONNE DOSE DE PRESSION nous puissions atteindre rapidement une
couverture vaccinale satisfaisante », avance
POUR PROTÉGER LES TRAVAILLEURS DU SEXE. Anne Souyris. L’adjointe à la maire de Paris,
chargée notamment de la santé publique et
Les associations se mobilisent afin d’obtenir l’accélération des relations avec l’APHP, regrette la pro-
de la vaccination de ces professionnels contre la variole du fonde méconnaissance de ce milieu. « Pour
commencer, personne ne peut dire combien
singe. Dans un centre parisien, certains créneaux leur sont ils sont », indique l’élue. En réalité, il existe
spécifiquement dédiés, un effort jugé encore insuffisant. bien une estimation, approximative, faite par
l’Office central pour la répression de la traite
Texte Margaux MENU des êtres humains, qui décompte entre
30 000 et 40 000 professionnels. « Ce chiffre
Préparation d’une
n’est pas approximatif, il est faux, s’emporte
dose de vaccin Thierry Schaffauser, à la tête du Syndicat du
contre la variole travail sexuel, lui-même travailleur du sexe
du singe, au
centre Edison, à
depuis vingt ans. Il est fondé sur le travail de
Paris, le 27 juillet. répression de la police et ne prend en compte
que les personnes qui ont été arrêtées. » Rien
que sur le site où le syndicaliste propose ses
services sexuels tarifés, ils sont 10 000 à en
faire autant. Sur un site d’escort concurrent,
on en compte le triple. « À Paris, en plus des
travailleurs de rue, il doit y avoir 300 salons
de massage, ajoute Thierry Schaffauser. Et
puis il y a aussi toutes les personnes occa-
sionnelles. » Résultat : les files d’attente pour
se faire vacciner n’en finissent plus. L’activiste
a attendu un peu plus de trois semaines pour
recevoir sa première injection. Période
durant laquelle il ne s’est pas risqué à travail-
ler, de peur de contracter le virus. Une perte
financière sèche que tous les professionnels
du sexe ne peuvent se permettre, quitte à
mettre en danger leur santé. Thierry
Schaffauser a annulé ses vacances pour en
aider certains. « Un jeune homme tombé
malade nous a appelés en panique parce qu’il
avait 700 euros de loyer à payer et redoutait
de se faire virer. »
AU REZ-DE-CHAUSSÉE DU CENTRE vendredis après-midi. « Encore trop peu », Pour éviter ce genre de situations dramatiques,
DE SANTÉ EDISON, grand bâtiment à l’allure estime Sabine Mercier, l’une des sept méde- le milieu associatif multiplie les actions de
défraîchie du 13e arrondissement de Paris, une cins employés par la Ville pour l’occasion. prévention sur le terrain et en ligne. Huit orga-
petite mallette bleue ne cesse d’aller et venir Cette praticienne spécialiste de la question de nismes LGBT+ et de lutte contre le sida ont
entre la salle du réfrigérateur et les sept cabi- la transidentité déplore que l’initiative soit décidé de se réunir pour alerter les pouvoirs
nets médicaux. À l’intérieur de la précieuse encore unique en France. « Le maillon associa- publics. Toutes les semaines, ils se rendent au
glacière portative ce mardi 23 août, vingt doses tif est crucial, insiste-t-elle. Il nous permet d’at- ministère de la santé pour faire un point.
du vaccin contre la variole du singe. Cette mala- teindre un public souvent éloigné du milieu « C’est un vrai match de ping-pong, soupire
die infectieuse, aussi appelée « Monkeypox médical, parfois sans papier et ne parlant pas Marc-Antoine Bartoli, coordinateur prévention
virus », qui se propage en France depuis le mois toujours français. » D’autant que la prise de chez Act Up-Paris. Toutes les semaines, on
de mai le plus souvent lors de relations intimes, rendez-vous de la plupart des hôpitaux, des demande l’accélération de la cadence, la
a déjà contaminé près de 3 500 personnes. cinq pharmacies et des 150 centres de santé mobilisation des pharmacies et de certains
Majoritairement des hommes ayant plusieurs pouvant vacciner en France contre la variole médecins généralistes, et on nous rétorque
partenaires sexuels masculins, indique la Haute du singe se fait en ligne. Au centre Edison, ce que le maximum est déjà fait. » Comme ses
Autorité de santé. Évalués à 250 000 par Santé sont les associations qui s’occupent de l’ins- pairs, il craint les conséquences des vacances
publique France, ils sont prioritaires pour cription des travailleurs et travailleuses du d’été, jalonnées de multiples fêtes propices
la vaccination. Tout comme les personnes trans sexe. Le personnel administratif se charge aux contagions. « On l’a observé pendant la
ayant plusieurs partenaires sexuels et tous les ensuite de leur créer un compte Doctolib et de crise due au Covid, renchérit Camille Spire,
travailleurs et travailleuses du sexe. À ce jour, leur réserver un second rendez-vous pour la présidente de l’association Aides. Notre sys-
sur les 103 372 doses de vaccin livrées, 59 384 deuxième dose. « Je recevais ce matin une tème hospitalier ne permet pas de réagir dans
Christophe Petit-Tesson/EPA-EFE
ont été injectées, dont quelques centaines masseuse chinoise, raconte le docteur Mercier. l’urgence à une importante crise de santé
à des professionnels du sexe. Sans l’intermédiaire du Lotus Bus, un pro- publique. Et il y a urgence. » Quant à la mise
Pas assez selon la municipalité parisienne qui, gramme de Médecins du monde, elle n’aurait en place de la deuxième dose, nécessaire
épaulée par sept associations communautaires, jamais su s’inscrire sur Doctolib toute seule. » pour être protégé et qui doit intervenir
a décidé d’accélérer la cadence au centre Depuis son ouverture, le centre a vacciné à partir de vingt-huit jours après la première
Edison, ouvert le 26 juillet. Sur 57 créneaux entre 300 et 350 travailleurs et travailleuses injection, aucun calendrier n’a encore été
journaliers, 35 leur sont réservés les mardis et du sexe. « À ce rythme, il est impossible que fourni par le ministère.
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LA SEMAINE
L’HEURE DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE pas trouvé preneur s’agrègent sur un tapis éditions Rue de l’Échiquier . Pour fabriquer
A SONNÉ. Avec elle, 490 nouveaux romans mécanique. Une jeune femme les inspecte un kilo de papier, 500 litres d’eau sont néces-
atterrissent sur les étals des libraires jusqu’en avant de les propulser sous un robot. Leur sort saires, selon l’Office international de l’eau.
octobre. Dans la commune de Lagny-sur- est réglé en quelques secondes, le temps pour Chez Gallimard, seuls les livres de poche sont
Marne (Seine-et-Marne), l’entrepôt de la Sodis, la machine de lire un code-barres indiquant si automatiquement pilonnés quand ils sont
le distributeur du troisième éditeur français, l’ouvrage est propre ou non à la vente. Les uns retournés. « Ça coûterait plus cher de les
est en ébullition : hommes et machines s’ac- retrouvent les stocks, les autres atterrissent stocker que de lancer une nouvelle produc-
tivent pour livrer à temps le cru 2022. Un bal dans des bennes mises à disposition par les tion », argumente Pascal Lenoir. Du côté
de palettes et de cartons qui laisse entrevoir « opérateurs extérieurs » ou autres « recycleurs ». d’Hachette, on estime que 50% de la produc-
des noms d’auteurs méconnus, soudain pro- Selon l’enquête d’octobre 2021 du SNE, 5,4 % tion éditoriale part au pilon suite au tri. Le
pulsés sous les lumières du Paris littéraire. des invendus sont réintégrés dans les stocks monde de l’édition s’est construit sur une
Mais cette filiale de distribution créée par pour du réassort, quand 13,2 % de la produc- logique de surproduction avec deux objectifs :
Gallimard en 1971 gère aussi la face sombre tion éditoriale– soit 26 300 tonnes – sont la visibilité et la réduction du coût de fabrica-
du métier : le retour des invendus, qui finissent envoyés au pilon pour devenir papier recyclé, tion à l’unité. En 2021, 554 millions de livres
parfois déchiquetés par une grosse machine carton d’emballage ou, plus surprenant, papier ont ainsi été fabriqués. Un chiffre en progres-
électromécanique : le pilon. Un sujet que les toilette. Un recyclage pas toujours optimal selon sion. Pour éviter un trop grand nombre de
maisons d’édition n’aiment pas aborder. « Nous l’encre et le papier utilisés, selon Gaëtan retours, les éditeurs mettent leurs commer-
savons qu’il faut é viter de gâcher trop de Ruffault, directeur de la responsabilité sociale et ciaux au défi de trouver le bon tirage. Un « tra-
papier, car cela revient à gâcher de l’énergie, environnementale d’Hachette Livre, le leader vail impressionniste », reconnaît le directeur
alors qu’elle est de plus en plus rare », recon- du secteur : « C’est pour contrer ce phénomène commercial de la branche littérature de
naît Pascal Lenoir, président de la commission qu’on a mis en place des initiatives pour optimi- Gallimard, Jean-Charles Grunstein.
environnement du SNE (Syndicat national de ser la recyclabilité des livres en travaillant sur Pratiquer le pilon avec parcimonie peut aussi
l’édition) et directeur de la production chez leur écoconception. » « Tout est recyclé, certes, s’avérer un bon calcul pour répondre aux suc-
Gallimard. À l’heure de la sobriété énergétique, mais cela représente tout de même une des- cès inattendus. « Réintégrer les retours évite
les quelque 42 229 tonnes de livres retournés truction de valeur. Pour fabriquer un livre, on de réimprimer ! », explique Jean-Charles
chaque année chez le distributeur font tache. coupe des arbres, on utilise énormément Grunstein. Chez Gallimard, le scénario s’est
Dans le bâtiment des retours, les livres qui n’ont d’eau… », relève Thomas Bout, directeur des produit pour le prix Goncourt 2020, signé
Hervé Le Tellier : L’Anomalie avait réalisé un
bon démarrage, mais personne n’imaginait
qu’il franchirait le million d’exemplaires. Pour
faire face à ce « carton littéraire », le distribu-
teur s’est vu contraint de réintégrer en urgence
les retours. Aujourd’hui encore, les prépara-
teurs de commande n’en finissent plus de rem-
plir des cartons de Le Tellier, paru en poche en
juin. « Il est toujours notre meilleure sortie ! »,
s’exclame Valérie Martinuzzi, responsable de
la coordination de la Sodis, en pointant les
palettes assignées à celui qui pourrait détrôner
L’Amant, de Marguerite Duras, Goncourt le
plus vendu avec 1,6 million d’exemplaires.
L’opulence n’est plus la règle : certaines jeunes
maisons optent pour des tirages « raisonnés ».
Pour leur première année d’existence, les
Éditions Panthera se limitent à huit nouveautés
À la Sodis, dans et « prévoient d’imprimer entre 1 500 et
les entrepôts de 2 500 exemplaires par titre », explique la direc-
Lagny-sur-Marne
(Seine-et-Marne),
trice éditoriale, Céline Lefeuvre. Passée notam-
les livres qui ne ment par le service de diffusion de Flammarion,
passent pas au elle souhaitait, dès les prémices du projet, s’at-
pilon sont stockés
avant d’être remis
taquer à l’un des maux les plus puissants de
en vente. l’édition : la surproduction. « On parle autant de
surproduction quantitative que qualitative.
Combien de titres similaires envahissent les
librairies ? » Une démarche analogue à celle
DES FILONS POUR ÉCHAPPER des éditions Rue de l’Échiquier qui, en plus de
limiter leur volume éditorial, s’astreignent à
AU PILON.
récupérer leurs ouvrages « défraîchis » pour en
faire don au réseau Emmaüs. Une approche qui
se développe, même si, selon Isabelle Le
L’abondance de sorties littéraires à la rentrée promet Camus de Lagrevol, déléguée générale de l’As-
sociation pour la diffusion internationale fran-
aussi la mise au pilon de nombreux ouvrages. De cophone de livres, ouvrages et revues, donner
jeunes maisons d’édition tentent de limiter ce gâchis. n’est pas la norme. « Cela implique de sortir de
la chaîne initiale. Pour l’éditeur, il sera toujours
Texte Justine BRIQUET-MORENO – Photo Julie BALAGUÉ plus facile de pilonner », regrette-t-elle.
66
LA SEMAINE
C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.
1- DE CHAIR ET DE BUZZ 2- LAMÉ ÉLECTRIQUE 3- LE SIGNE DU VERSO 4- COU DE PUB 5- ROUGE SUR ROUGE
Friday wear ? En quelque De quoi parlons-nous, Mais, plus encore que la Cette tenue est-elle pro- Enfin, notons que si les
sorte. Le 2 septembre, au juste ? D’abord, d’une matière, c’est évidemment gressiste ou ridicule ? Est- tenues changent le tapis
à l’occasion de l’avant- combinaison dessinée par la coupe de la combinai- elle une manière de bous- rouge, lui, demeure.
première de Bones and le très respecté Haider son qui a fait réagir. En culer les codes délétères C’est ainsi dans la
All, romance cannibale de Ackermann. D’un rouge effet, celle-ci présentait la de la masculinité, ou sim- pièce Agamemnon,
Luca Guadagnino, éclatant et brillant, celle-ci particularité d’être pour- plement le nouveau coup d’Eschyle, datée de
Timothée Chalamet a a été taillée dans un tissu vue d’un col licol directe- de pub d’un acteur dont 458 av. J.-C., qu’il fait sa
écrasé la concurrence et et un tricot lamés, réalisé ment inspiré de la pièce de les tenues à la ville, parfai- première apparition,
fait l’objet de toutes avec des fils métalliques. harnais que l’on place tra- tement ordinaires, ne pro- lorsque l’épouse du roi de
les attentions sur le tapis Fragile et peu adapté aux ditionnellement autour du voquent jamais aucune Mycènes déroule pour
rouge du Festival de vêtements du quotidien, cou des bêtes de somme réaction, mais qui s’est fait celui-ci un tapis rouge afin
Venise. Mitraillé par une le lamé est fréquemment pour les mener. C’est ainsi une spécialité d’animer les de célébrer son retour de
horde de photographes, utilisé pour les vêtements que la combinaison don- tapis rouges par ses choix Troie. Plus tard, dans
transformé en sujet de de soirée ou les costumes nait à voir l’intégralité du vestimentaires ? La tenta- l’Antiquité, l’usage, inspiré
buzz sur les réseaux de théâtre. Conducteur dos nu de l’acteur, de toute tion est grande de des Phéniciens, voudra
sociaux, l’acteur a même d’électricité, il est même évidence ravi de s’exhiber répondre que cette opéra- que l’on couvre le sol,
fini par devenir l’objet employé pour confection- sous toutes les coutures, tion est tout cela à la fois. lors de cérémonies
Laurent Hou/Hans Lucas via AFP
d’une polémique digne de ner les vestes d’escrime, et de faire naître un débat religieuses, d’étoffes
notre époque : un homme permettant de signaler les quasi hystérique. rouges… Rouge comme
peut-il s’habiller ainsi ? touches lors des assauts. la combinaison de
Chalamet ? En quelque
sorte.
68
LA SEMAINE
ENCORE UN ! LE 2 SEPTEMBRE, finances, rapporte le gradé, « s’est montré élus de la nation », s’émeut dans une tribune
Emmanuel Macron a présidé à l’Élysée un très compréhensif ». au Monde, en 1980, le député socialiste
« conseil de défense et de sécurité nationale Une affaire de gros sous et de stratégie Charles Hernu. Une critique maintes fois
sur l’énergie », selon la dénomination officielle. militaire : voilà ce que sera, pendant des entendue, ces dernières années, concernant
Une réunion des principaux ministres concer- décennies, le conseil de défense, tel que rap- Emmanuel Macron. Devenu ministre de la
nés par la gestion énergétique de l’hiver qui porté par Le Monde. Le journaliste Jacques défense de François Mitterrand, en 1981,
vient, sur fond de guerre en Ukraine et de cou- Isnard s’y collera le plus souvent en près de le même Charles Hernu trouvera finalement
pure des livraisons de gaz par la Russie. Si le trente ans de « règne » sur la rubrique défense, ses aises dans la verticalité des institutions
sujet est inédit, ce cénacle ne l’est pas. accompagnant les mutations des armées (et leur opacité).
Depuis la convocation d’un conseil de défense jusqu’au tournant des années 2000. Le vénérable conseil de défense connaît une
écologique, en 2019, le chef de l’État a érigé En septembre 1968, le journaliste raconte évolution majeure en 2008, sous l’impulsion
ce cercle de décision restreint – où les partici- ainsi la passe d’armes (politique) qui oppose de Nicolas Sarkozy, qui fonde le Conseil de
pants sont tenus au secret-défense – en sym- la marine nationale à l’armée de l’air, à la défense et de sécurité nationale (CDSN). « Cet
bole de sa présidence des crises. Il l’a rassem- veille d’un conseil de défense consacré organe va remplacer les conseils de défense
blé au gré des événements et des thèmes, à l’armement thermonucléaire. Le débat actuels en les élargissant à la sécurité, confir-
que ce soit pour lutter contre l’épidémie de vise à déterminer qui aura la charge de la mant ainsi la nouvelle approche stratégique
Covid-19 ou en réaction à des actes terro- dissuasion d’une nation qui se projette en qui tend à ne plus établir de distinguo entre
ristes, transformant cet outil opérationnel puissance d’équilibre de la guerre froide. sécurité extérieure et sécurité intérieure »,
en caisse de résonance de la communication De Gaulle et ses rêves de grandeur logent analyse alors le journaliste Laurent Zecchini.
de l’exécutif. À l’origine, pourtant, les réunions encore à l’Élysée. L’étendue des pouvoirs du CDSN est précisée
du conseil de défense restaient la plupart Très vite, les ambitions percutent la froide dans un décret de 2009. Au-delà de la chose
du temps confidentielles. Il se passait même réalité. L’« Empire français » a disparu avec la militaire, ce dernier est désormais chargé
parfois des mois avant que le grand public décolonisation, reléguant petit à petit de la « planification des réponses aux crises
n’apprenne leur tenue. l’Hexagone au rang de puissance moyenne. majeures, de renseignement, de sécurité
L’expression apparaît pour la première fois Les conseils de défense successifs com- économique et énergétique, de programma-
dans les colonnes du Monde daté du posent avec des ressources financières qui tion de sécurité intérieure concourant à la
19 décembre 1944, sous la plume d’un certain limitent la « capacité d’action extérieure ». sécurité nationale et de lutte contre le terro-
Charles de Gaulle. Dans un dossier de « une » « Le prix d’une corvette, aujourd’hui, est six risme ». Le président François Hollande le
titré « La France et l’URSS ont conclu un traité fois supérieur à celui d’il y a trente ans », note convoquera régulièrement en réponse aux
d’alliance et d’assistance mutuelle », le journal Jacques Isnard, en 1971. L’inflation, déjà. attentats de 2015. Deux ans plus tôt, au
reproduit un courrier de l’homme du 18-Juin Trois ans plus tard, le même évoque « la crise moment d’envoyer des troupes au Mali, le
envoyé, trois ans plus tôt, à l’ambassadeur (…) de l’institution militaire », où les « servi- chef d’État socialiste avait quelque peu dis-
d’URSS au Royaume-Uni, pour le remercier tudes professionnelles » se mêlent aux doutes sipé le mystère de ces réunions, laissant son
du soutien de son pays à la France libre. Le existentiels. Un mal auquel Valéry Giscard entourage en rapporter les coulisses
Général y évoque un « conseil de défense de d’Estaing, porté à l’Élysée quelques à la presse. « L’Élysée a fourni clés en main
l’Empire français », placé sous son autorité, semaines plus tôt, s’attaquera lors d’un… aux médias des photos de la réunion du
pour traiter les « questions relatives à la colla- conseil de défense. conseil de défense », racontait alors Le Monde.
boration avec les territoires d’outre-mer ». Le terme de « conseil » s’est imposé officielle- Même attitude, en février, lorsque la prési-
Ce n’est qu’après la fin de la seconde guerre ment aux réunions placées sous l’égide du dence de la République diffusa sur les
mondiale que l’organe approche de sa forme président de la République, les comités de réseaux sociaux une vidéo tournée par ses
actuelle. En 1946, le contre-amiral Pierre défense nationale étant, eux, dirigés par le soins du conseil de défense convoqué par
Barjot, « secrétaire du conseil de défense premier ministre. Ces derniers s’éteindront Emmanuel Macron en réaction à l’invasion
nationale », annonce que l’heure est venue bien vite : la Ve République ne consacre qu’un russe en Ukraine. À chaque fois, le même
de travailler à la « décompression » de l’armée seul chef des armées, même si Matignon objectif transpire : apparaître en chef
française, avec la démobilisation d’une partie concentre de nombreux pouvoirs en matière de guerre. Du bon usage politique d’une
de ses 750 000 soldats. Sans trop réduire de défense. « Le chef de l’État (…) décide seul vieille institution.
la voilure néanmoins, les braises de la guerre en conseil de défense de l’avenir de notre
sont encore chaudes. Le ministre des sécurité, sans prendre l’avis des représentants Texte Olivier FAYE
CONSEIL
LE 19 DÉCEMBRE 1944, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
72
DE DÉFENSE
LE MAGAZINE
kangourou, n’avez-vous pas une pensée pour le kangourou ?” » La Or, en Europe, la réglementation vous permet de remonter à la
question posée sans agressivité avait laissé le créateur sans voix. source de la viande que vous consommez ; en revanche, concernant
« Pour moi, depuis toujours, la fourrure, les peaux exotiques, les cuirs les peaux, on perd la traçabilité en amont de l’abattoir. » Idem
précieux étaient synonymes de luxe, d’artisanat et de rareté. De pour les fibres a nimales : les groupes et marques de mode
beauté, donc. Là, tout à coup, l’animal repassait au premier plan. n’achètent pas les matières premières comme la laine ou le
J’ai souvent repensé à ce garçon et au kangourou. » cachemire en direct, ils passent au mieux par des négociants qui
Gucci a depuis supprimé l’usage de la fourrure dans ses collections, les fournissent (ou par des filateurs, tisseurs, tricoteurs qui ont
comme l’ensemble des marques du groupe de luxe Kering, auquel déjà transformé ces matières premières), car leur travail dans la
la griffe italienne appartient. Cette année, Dolce & Gabbana et chaîne de production consiste à assembler, monter, fabriquer et
Giorgio Armani ont pour leur part renoncé à utiliser de l’angora. mettre sur le marché des vêtements.
Qui savait vraiment, aux premiers rangs des défilés ou dans les Depuis 2015, 22 tonnes de cachemire responsable (qui respecte les
boutiques des artères chics, que, si la chèvre angora donne le chèvres et leurs éleveurs) ont intégré les collections de Bottega
mohair, l’angora provient du lapin ? Très joli lapin angora (encore Veneta, de Gucci et d’Alexander McQueen, se réjouit-on dans un
issu d’une mutation génétique) aux poils longs et à la peau fine… rapport du groupe Kering. Mais, à l’échelle de la consommation
Dans des élevages indignes (la France ne fait pas exception), on mondiale de cachemire, c’est une broutille. Sans parler du fait que,
l’épile parfois si violemment que la peau part avec, l’animal étant pendant la crise due au Covid-19 et ses divers confinements, les
ensuite laissé à nu et à vif, grelottant de froid et saignant dans des audits qui donnent lieu ou pas aux certifications garantissant le
clapiers sordides. Dès 2013, une campagne vidéo retentissante bon traitement des animaux ont été ralentis, pour ne pas dire
de PETA tournée en Chine avait alerté sur ces pratiques. annulés. « On apporte notre pierre à l’édifice, mais on ne peut pas
Il n’est évidemment pas question de confondre fourrure, peaux changer le monde tout seul, rappelle Marie-Claire Daveu. Les asso-
exotiques, cuir et fibres animales. Les deux premières impliquent ciations de défense des animaux alertent l’opinion, les ONG ont un
que des animaux, le plus souvent sauvages, soient tués dans le seul rôle d’aiguillon, les politiques publiques aussi, la Fédération natio-
but de prélever leur pelage, peau, plumage ou écailles précieuses. nale des syndicats d’exploitants agricoles peut intervenir sur l’agri-
Le cuir, lui, dans la majorité des cas, provient d’animaux domes- culture régénératrice… On engage la conversation avec toutes les
tiques (vaches, chèvres, etc.) élevés et abattus d’abord pour leur parties prenantes, mais ce n’est pas pour cela qu’on est tous d’ac-
viande et leur lait. Quant aux fibres animales – alpaga, laine, cord ! Je crois au progrès, mais ça ne se fera pas en un jour. »
mohair, angora –, leur collecte (par tonte, brossage…) n’est pas cen- Même si les avancées peuvent sembler lentes et la chaîne d’ap-
sée induire la mort ou la souffrance. En cela, bannir la fourrure ou provisionnement complexe, personne ne peut plus fermer les
le crocodile semble une décision relativement aisée à prendre. Et yeux. Hélène Valade, directrice développement environnement
populaire, car une grande partie des consommateurs n’est pas du chez LVMH, résume la situation ainsi : « On était dernièrement
tout concernée par l’achat de sacs à main en python ou de bottes dans une période anthropocène et on entre dans une civilisation
fourrées en vison. Mais que faire quand des produits du quotidien, de l’écologie, où l’on réalise que la nature, le vivant sont aussi
pull, écharpe ou manteau en laine, que l’on pensait clean ou du importants que le génie humain. Qui peut encore ignorer qu’on est
moins décorrélés d’une quelconque souffrance animale, sont à leur en train de changer d’époque ? Inutile d’être trop naïfs, mais, si
tour éclaboussés par des pratiques sanglantes ? nous empruntons à la nature, il faut être en capacité de le faire le
« On reste humble face à ces sujets, explique Freja Day, directrice plus proprement et correctement possible. » Les entreprises enga-
générale de la jolie marque française Soeur, qui a pris la voie du gées dans le processus sont soumises à des obligations légales,
mulesing free pour ses vêtements en laine. « Cela nécessite de se bien sûr, ce qui les pousse à investir, à créer des postes et à
plonger dans une littérature scientifique et technique et de passer publier des chartes de bonne conduite. Elles ont aussi trouvé
beaucoup de temps à rassembler les certifications de nos fournis- dans ces nouveaux enjeux des avantages inattendus.
seurs… On s’adapte en fonction de l’information dont on dispose. Si Quand, fin 2021, Kering, qui a recruté dès mai 2019 un « spécialiste
un jour on découvre que le mulesing est la meilleure option pour du bien-être animal », a annoncé arrêter l’utilisation de la fourrure
l’animal, il faudra changer. Honnêtement, plus on se penche sur ces pour l’ensemble des marques du groupe à compter des collections
questions, plus on en soulève d’autres. » En dehors d’un artisan de l’automne 2022 (celles qui sont en boutique actuellement), les
kenyan qu’elle ne connaît pas personnellement, Domitille Brion, réactions ont été unanimes, et pas seulement du côté des consom-
présidente et directrice artistique de Soeur, rend visite à ses fabri- mateurs. « Je n’ai jamais reçu autant de messages en interne, se sou-
cants et dialogue avec ses filateurs depuis des années. « Mais on vient Marie-Claire Daveu. Dans les couloirs de notre siège, les gens
perd en expertise et en données dès lors qu’on parle de la prove- m’arrêtaient pour en parler. » Chez Soeur, même constat : « Nos
nance de la matière première, des éleveurs, des tondeurs, des négo- équipes sont jeunes, remarque Freja Day. Le respect de l’environne-
ciants en laine… » C’est une autre filière, un autre métier. ment, le bien-être animal, c’est une façon de penser très naturelle pour
« Il n’est plus envisageable qu’un luxe moderne utilise les animaux toute une génération. Et un véritable moteur de cohésion interne. »
uniquement pour leur fourrure : ce n’est pas notre éthique et cela Pour en revenir aux moutons, la question spécifique de la laine est
va à l’encontre des attentes de la grande majorité des clients, passionnante à plus d’un titre, car elle mêle des enjeux aussi divers
synthétise Marie-Claire Daveu, directrice du développement que la création textile, le développement durable, la relocalisation
durable chez Kering. La traçabilité est essentielle sur ces aspects. de certaines usines, le juste prix d’une matière (suite page 78)
75
LE M AG A ZINE
À la Bergerie
nationale
de Rambouillet.
Page
de droite,
un concours de tonte
au Salon de
l’agriculture,
à Paris,
en 1965.
76
Gamma-Keystone via Getty Images
LE M AG A ZINE
(suite de la page 75) naturelle de qualité au potentiel énorme mais sans dérivés pétroliers et ces gilets façon « polaire », mais en
et, bien sûr, le bien-être animal. Elle embrasse l’époque à sa laine 100 % mérinos, imaginés avec le groupe Prada. « Quand on
façon. Thimoléon Resneau ne dit pas autre chose. Il est parti en parle de tee-shirts en polyester, on n’est quand même pas loin des
estive la première fois avec ses parents éleveurs de moutons alors sacs en plastique. Sacs qui n’ont plus vraiment la cote aujourd’hui… »,
qu’il n’avait que 8 jours. À 47 ans aujourd’hui, il gère avec son souligne Damien Pommeret qui, chez The Woolmark Company, il
épouse plus de 400 moutons et brebis à Pomy (Ariège), non loin y a quelques années, avait fait du prince Charles l’ambassadeur de
de Limoux, sur les contreforts des Pyrénées. Le mulesing sans sa campagne « Campaign for Wool ». Son Altesse royale a enterré
anesthésie, mais aussi les vidéos de PETA qui montrent des deux pulls dans le jardin de Buckingham. L’un en 100 % laine méri-
séances de tonte en Australie où des moutons sont frappés à nos et l’autre en 100 % polyester. « Au bout de six mois, on les a
coups de pied et des brebis tailladées puis recousues avec des exhumés, raconte Damien Pommeret. Celui en laine s’était décom-
aiguilles émoussées, leur sang couvrant le sol absorbé par la laine posé. Celui en polyester, on pouvait le laver et le remettre. Même le
tout juste rasée… Tous ces excès, il ne les comprend pas. « Ce n’est polyester recyclé est une supercherie. Personne ne devrait parler du
pas une réalité française, dit-il. N’importe quel éleveur qui voit un polyester comme d’une matière écoresponsable. Le synthétique ne se
tondeur taper un animal le proscrit à jamais… » décompose jamais vraiment. »
Tondeur lui-même, il rappelle que, si l’on tond les moutons, c’est Pour Pascal Gautrand, délégué général du collectif Tricolor, asso-
pour leur bien, leur santé. Sans cela, ils étoufferaient sous le ciation qui accompagne, de la création à l’élevage, les profession-
poids et la chaleur d’un duvet que l’homme a rendu perpétuel et nels dans la valorisation des filières lainières en France, l’ex-
qui ne tombe plus tout seul… « Au bout de quatre ans, la laine cellent travail de Woolmark écrase toute initiative locale… « On
commence à feutrer en surface et le mouton se retrouve continuel- se sent petit, mais on compte 98 millions de moutons en Europe et
lement prisonnier d’un climat humide, comme dans une étuve. Il 97 millions en Australie et en Nouvelle-Zélande. C’est relativement
développe alors des maladies pulmonaires dont il peut mourir », comparable, même si nous avons des races, et donc des laines, très
explique Thimoléon Resneau, qui inclut donc la tonte dans le variées. Mais, en France et en Europe, les élevages de moutons sont
cadre du bien-être animal. Et, là aussi, les hommes ont réussi à réservés à la viande et au lait. Pas à la laine. Chez nous, on a perdu
faire quelques progrès. « Huit heures de tonte, c’est comme un la volonté de faire les choses nous-mêmes : on conçoit et d’autres
marathon à 4 000 mètres d’altitude en termes de dépense d’éner- fabriquent. » Or la pandémie nous a contraints à regarder en face
gie ! », compare l’éleveur-tondeur, qui assure des formations les choses qu’on utilise, leur provenance et la façon dont on les
depuis plus de dix ans. Avec le temps, on a compris que le fait de produit : la question des masques a été cruciale pour la prise de
travailler sur du vivant requérait une manipulation et des gestes conscience des effets de la mondialisation et de la délocalisation
précis. « C’est comme un art martial, il faut se servir de la force de des savoir-faire. La pénurie de matières premières et la crise
l’animal au lieu de forcer sur lui. Un tiers des tondeurs sont des énergétique viennent s’ajouter à cette réflexion.
femmes, je me souviens aussi d’un champion néo-zélandais qui Les consommateurs sont désormais plus avides de comprendre
pesait 45 kilos. Ce qui compte, c’est de maîtriser une technique, pas comment on fabrique ce que l’on porte, ce qu’induisent nos
d’exprimer une quelconque puissance physique. » Dans les pratiques, nos modes de consommation, et de lever l’opacité
années 1970, on « tondait » aux ciseaux, on attachait les pattes, pour limiter les dérives. « L’habillement, ce n’est pas juste dessi-
cela durait un certain temps… Aujourd’hui, on sait mieux faire : ner un vêtement ! Mais ni les États, ni les marques, ni les éleveurs
« Les pattes de l’animal restent libres, ce qui diminue son stress, on ne peuvent faire cette remise à plat des pratiques tout seuls. C’est
libère les voies respiratoires et on ne l’assoit pas sur son coccyx. Il le travail d’une filière entière au bénéfice de tous », veut
faut à la fois être efficace et faire attention aux plis et aux zones convaincre Pascal Gautrand, qui répète sans relâche que la laine
sensibles, puis le relâcher le plus vite possible. » n’est ni une matière ni un sujet comme les autres. « Qu’on parle
UNE
avec LVMH, avec Kering, avec la marque Saint James ou avec des
fois récoltée, la laine est tassée dans éleveurs, il est toujours surprenant, au-delà de la méfiance ini-
des sacs pour être lavée. Depuis tiale, de voir à quel point il existe un langage commun. Moi, la
plus de dix ans, il n’existe plus laine me touche. Elle incarne le lien social entre la part la plus
d’usines de lavage en France. C’est rurale et la part la plus urbaine de notre société. C’est unique. Le
en Chine que ça se passe. Or, un an polyester ne provoque pas de cohésion sociale… »
avant la pandémie de Covid-19, une
grosse usine de lavage chinoise a
fermé avec des stocks datant de 2018-2019. Dans la foulée, la Chine
a promulgué une loi limitant l’importation de déchets, puis fermé
ses frontières pour cause de pandémie. À travers le monde, les
bâtiments des négociants sont restés remplis de laine de 2020-
2021. Les éleveurs font eux aussi comme ils peuvent avec leurs
propres stocks. Pour les écouler, « il faudrait se structurer en amont,
il y a une réflexion à mener sur toute une filière, pourquoi pas en
développant un marché de laine prétriée, suggère Thimoléon
Resneau. On pourrait valoriser nos laines françaises. En les récol-
“En France et en Europe, les
Marine Billet pour M Le magazine du Monde
78
Les fibres longues
et douces
de la laine mérinos sont
particulièrement
adaptées à l’habillement
(ici, à la Bergerie
nationale de
Rambouillet).
LE M AG A ZINE
La journaliste Évelyne
Dhéliat devant le fond
vert pour l’incrustation
des cartes météo, dans
les studios de TF1 à
Boulogne-Billancourt,
le 22 août.
80
DANS SON BUREAU TAPISSÉ DE CARTES 1958, quand le bulletin météo devient quotidien
DE FRANCE ET DU MON DE, dans la tour TF1, à à la télévision française. Les mêmes qui évoquent
Boulogne-Billancourt, Évelyne Dhéliat, trente les « anticyclones » et les « baisses des précipita-
ans de présentation de la météo sur la chaîne, a tions »sans être pour autant scientifiques. À la
sous la main quelques fiches. « Tenez, c’est différence des Anglo-Saxons, la plupart sont, en
impressionnant ! Samedi 1er janvier 2022, déjà la effet, depuis les années 1970, des journalistes,
première fournée de records : 16,8 °C à Deauville, parfois formés en quelques jours seulement. Des
19,6 °C à Aurillac », déplore-t-elle en lisant un membres de la rédaction presque comme les
bulletin d’information de Météo France indi- autres qui, aujourd’hui, évoquent, chaque jour ou
quant des températures inédites dans dix-neuf presque, le réchauffement climatique. Un boule-
villes, dont Limoges, Biarritz, Bordeaux, Caen, et versement pour tous. « La météo passe après le JT
se concluant par un inquiétant « etc. etc. etc. ». [journal télévisé], qui est rarement le journal des
Nouveau bulletin, le 3 juillet : « Le trimestre avril- bonnes nouvelles, sourit Laurent Romejko, pré-
mai-juin a été le plus chaud en moyenne observé sentateur d’un magazine météo sur France 3 et
en France depuis 1900. » La cheffe du service animateur des « Chiffres et des lettres » sur la
météo souffle : « C’est que ça, que ça, que ça… » même chaîne. Le bulletin était une sorte de respi-
Elle cite aussi de mémoire d’autres exemples ration, apportait une certaine fraîcheur. Bon, c’est
marquants de ces dernières années. « Bientôt, ce moins le cas aujourd’hui. Le ton a véritablement
sera facile de se rappeler des records de tempéra- changé. » Le métier s’est réinventé. Au point que
ture. Ce seront ceux de la semaine d’avant, si ce certains aiment désormais à se qualifier de « sen-
n’est de la veille », plaisante-t-elle à moitié. Cet tinelles du climat ».
été, Évelyne Dhéliat a présenté un bulletin Ce lundi 22 août, au siège de France Télévisions,
météo aux allures parfois apocalyptiques. En sur l’autre rive de la Seine par rapport à la tour
juin, elle avait annoncé les vagues de chaleur TF1, Chloé Nabédian enregistre les bulletins
extrêmes. S’y sont ajoutés les feux dévastant la météo d’avant et d’après le journal télévisé de
Gironde, une sécheresse conduisant à des cou- 13 heures de France 2. Coiffée et maquillée, vêtue
pures d’eau dans certaines régions et des orages d’une robe noire et perchée sur des talons
provoquant la mort de cinq personnes en Corse. aiguilles roses, entourée de fonds verts, elle
Dans les médias, ces épisodes météorologiques déroule son discours avec un débit parfait et sans
ont relégué au second rang l’épidémie de Covid- notes. Un bulletin « plutôt tranquille », confie-t-
19 ou la guerre en Ukraine. elle, comparé à d’autres ces derniers jours.
Plus que jamais, le suffocant été 2022 aura mis Formée à La Chaîne météo, passée par i-Télé puis
en avant les présentatrices et présentateurs arrivée sur le service public il y a six ans, la jeune
météo. Ceux qui, longtemps, ont été les femmes femme de 36 ans est aux premières loges du dérè-
élégantes ou les gendres idéaux que les télé glement climatique. Comme tous ses consœurs et
spectateurs regardaient pour savoir si un pull confrères plongés chaque jour dans les cartes
léger suffirait le lendemain. Les mêmes qui météorologiques et constamment en discussion
introduisent et concluent la messe du avec les prévisionnistes, elle a vu les vigilances
« 20 heures » depuis des décennies – depuis émises par Météo France augmenter
ORAGES ET DÉSESPOIR.
Ils parlaient de la pluie et du beau temps. Aujourd’hui, Évelyne
Dhéliat, Marie-Pierre Planchon ou Laurent Romejko décrivent
quotidiennement des catastrophes naturelles. En quelques
années, les présentatrices et présentateurs météo sont devenus
des observateurs inquiets du réchauffement de la planète
dont ils tentent de faire comprendre l’ampleur au grand public.
Texte Robin RICHARDOT — Photos Paul ARNAUD
LE M AG A ZINE
d’années en années. « On en avait cinquante prochains jours”, je pense que ça ne marche plus. Il
par an, puis soixante-dix puis quatre-vingt-quinze. faut que les gens comprennent que clairement,
Sur vingt ans, on voit clairement que ça s’accélère, cette semaine, la France va cramer. » Un coup de
surtout ces cinq dernières années. Les prévision- gueule à la Don’t Look Up, cette comédie avec
nistes n’ont jamais déclenché autant de vigilance Leonardo DiCaprio et Cate Blanchett, produite
rouge, ce qui démontre aussi le caractère extrême par Netflix, sur la cécité climatique des gouver-
de ce qui se passe », analyse-t-elle.
Les journalistes météo ont parfois du mal à cacher
nants et des médias. « La prise de conscience, si
elle ne passe pas par les politiques, elle passe par
EN 2014, L’ORGANISATION
leur écoanxiété. « On en a un peu marre d’annon- nous [les journalistes météo] », avait précisé pour MÉTÉOROLOGIQUE MONDIALE
cer des chaleurs extrêmes et de voir à côté la négli-
gence humaine sur ces enjeux climatiques. Je com-
Télé-Loisirs le présentateur, qui n’a pas souhaité
revenir sur cet épisode. Son confrère Laurent
DEMANDE AUX PRÉSENTATEURS
prends l’agacement de certains », ajoute Christine Romejko se questionne sur l’efficacité du discours D’ENREGISTRER UN BULLETIN
Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde
AU
grand dam des scientifiques, les véri- temps, j’affirmais que les températures allaient « C’est bon pour la planète ! » (titre du livre qu’elle
tables spécialistes ? Au contraire. Les augmenter d’un ou deux degrés en un siècle. publiera en 2007 chez Calmann-Lévy).
climatologues et les météorologistes C’était compliqué à visualiser. » Marie-Pierre Il faut attendre la COP21, à Paris, en 2015, pour
ont tendu la main aux présentateurs météo. Planchon a longtemps animé une chronique que les enjeux soient pris au sérieux. « Jusque-là,
« Notre communauté n’a pas été assez écoutée ces pour l’émission « Et pourtant, elle tourne », sur on entendait beaucoup les climatosceptiques et on
dernières années, regrette Jean Jouzel, ancien vice- France Inter, où elle relatait chaque soir un fait les écoutait, rappelle Évelyne Dhéliat. Aujourd’hui,
président du Groupe d’experts intergouverne- météorologique avec une incidence sociétale. ils se font plus discrets. » Certains présentateurs
mental sur l’évolution du climat (GIEC). C’est très « Je voyais les phénomènes extrêmes se rapprocher météo eux-mêmes mettaient en doute le dis-
important d’avoir des figures qui s’impliquent, des et s’intensifier, à tel point que le réalisateur m’ap- cours des scientifiques. En avril 2008, Laurent
passeurs médiatiques. Scientifiques et journalistes pelait Miss Catastrophe, raconte la reporter. C’est Cabrol, présentateur météo à Europe 1 de 1986 à
météo, il faut qu’on travaille main dans la main. » là que je me suis rendu compte à quel point on 2021, publie Climat : et si la Terre s’en sortait toute
« Ils ont la connaissance et nous un sens de la com- était dans le déni. Je bouillonnais. » seule ? (Le Cherche Midi). Dans son ouvrage, il
munication et de la vulgarisation », définit Laurent Dans l’opinion publique, les tempêtes de 1999, remet en cause le rôle de l’homme dans le
Romejko. Les climatologues ne sont pas dupes : dévastant notamment les jardins de Versailles, et réchauffement climatique, expliquant que le cli-
ils savent bien qu’ils ne peuvent pas rivaliser en la canicule de 2003, qui a fait près de mat a toujours connu des variations depuis
termes d’aura médiatique.
« Évelyne Dhéliat a été une des premières à venir
vers nous, dès les années 1990 », précise Jean
Jouzel. Mais la présentatrice de TF1, dont l’un des
premiers bulletins a été marqué par des crues et
des morts à Vaison-la-Romaine, le 22 septembre
1992, est l’une des seules. « C’est vrai qu’on ne
parlait pas du tout du bouleversement climatique,
confie-t-elle. Les forums internationaux de la
météo et du climat ont permis de lancer le sujet
entre nous. » Imaginées en 1994 par Jean Jouzel
et le communicant Christian Vannier, ces mani-
festations prennent place chaque année au prin-
temps pendant quelques jours sur le parvis de
l’Hôtel de ville de Paris. Elles s’adressent au
grand public, avec des expositions et des débats
participatifs, et comportent également un col-
loque international et un atelier média des pré-
sentateurs météo internationaux.
En plus de ces réunions annuelles, Évelyne Dhéliat
se souvient de rencontres organisées à Chamonix
où un glaciologue avait expliqué la fonte de la mer
de Glace, en Haute-Savoie. « Dès le début, j’ai pro-
posé aux scientifiques d’être ce maillon entre eux et
les téléspectateurs », resitue la présentatrice. Il y a
quelques mois, elle a tenu une visioconférence à
l’occasion de la COP26 de Glasgow sur le rôle des
présentateurs météo face au réchauffement cli-
matique. Un événement organisé par l’ONU
Climat, la convention-cadre sur les changements
climatiques entrée en vigueur en 1994. L’épisode
le plus marquant de cette collaboration avec
l’ONU reste la présentation du bulletin du futur.
En 2014, en prévision de la COP21 à Paris, l’Orga-
Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde
83
LE M AG A ZINE
avoir deux minutes d’antenne comme vingt face à d’autres sujets. La crédibilité des présen-
secondes. » « Il faut être percutante, observe tatrices a été ébranlée à l’époque des Miss Météo
Marie-Pierre Planchon. Parfois, juste une phrase de Canal+. « La présentation a souffert de cette
peut amener l’auditeur à se questionner sur les image, s’attriste Christine Peña. Voilà, c’est léger,
enjeux climatiques. Bon, parfois, je prends aussi pas très sérieux. Ce n’est que de la pluie et du
beau temps. Une petite formation de trois jours et
hop on peut présenter la météo. » Chloé Nabédian
déplore même que « les gens n’ont pas fait la
différence entre des comédiennes qui utilisaient
la météo comme un prétexte pour un sketch et le
vrai travail journalistique de celles qui présen-
taient la météo sérieusement ».
Ce manque de considération et de programmes
de fond a généré beaucoup de frustration chez
Fanny Agostini. « On mettrait tous les bouchées
doubles, des téléspectateurs aux politiques en
passant par les entreprises, si on comprenait
vraiment ce qui se joue », alerte la journaliste qui
a présenté la météo sur BFM-TV de 2011 à 2017,
avant de succéder à Georges Pernoud à
« Thalassa », sur France 3. Elle rejoint
aujourd’hui Ushuaïa TV pour son programme
sur la protection de l’environnement, « En Terre
ferme ». « Aller vers d’autres émissions répondait
à mon envie d’élargir mon champ d’expression »,
confie-t-elle. Évelyne Dhéliat, elle, est restée
fidèle à son bulletin météo, mais a ouvert, en
juin, un compte Twitter qu’elle considère
comme un prolongement de son programme
sur TF1. « Je ne peux pas donner toutes ces infor-
mations que j’ai dans un bulletin de deux
minutes, dit-elle en reprenant les fiches traînant
sur son bureau. C’est très frustrant. Twitter me
permet de partager tout cela et je sens que les
gens en ont besoin. »
Puisque son bulletin de 2050 surgit régulière-
ment sur les réseaux sociaux, à chaque nouvelle
canicule, par exemple, Évelyne Dhéliat a voulu
savoir si les scientifiques de Météo France tra-
Paul Arnaud pour M Le magazine du Monde
84
REBECCA MANZONI
9H30-10H
TOTEMIC.
Photo : © Christophe Abramowitz / RF
LE M AG A ZINE
Révolution
de
canetons.
FIN AOÛT, LA PLAINTE D’UN JOURNALISTE DU “CANARD ENCHAÎNÉ” POUR SUSPICION
D’EMPLOI FICTIF AU SEIN DE LA RÉDACTION A FAIT L’EFFET D’UNE BOMBE DANS
CETTE INSTITUTION FRANÇAISE CÉLÉBRÉE POUR SES ENQUÊTES POLITICO-
FINANCIÈRES. AU-DELÀ DE LA MAUVAISE PUBLICITÉ, CETTE AFFAIRE A SURTOUT
RÉVÉLÉ LE CONFLIT DE GÉNÉRATIONS ENTRE UNE VIEILLE GARDE DIRIGEANTE
RÉTIVE AU CHANGEM ENT ET PEU ENCLINE À PASSER LA MAIN ET LES PARTISANS
DE LA MODERNISATION D’UN VOLATILE CENTENAIRE.
“RIEN N’EST INSURMONTABLE.” Nous sommes le 26 août, de guerre, 130 millions d’euros au dernier comptage, qui assure au
et Érik Emptaz, rédacteur en chef et administrateur au Canard Volatile sa place au paradis des médias indépendants. Dans n’im-
enchaîné, nous a donné rendez-vous au germanopratin Café de porte quelle entreprise, des discussions auraient lieu en comité
Flore, à Paris. Très smart dans sa surchemise bleu marine social et économique, et une partie au moins de ces plantureuses
s agement boutonnée, ses cheveux poivre et sel crantés au réserves serait investie dans des projets susceptibles de les
peigne, le septuagénaire (72 ans) peu disert est en train d’oublier accroître encore. Mais pas au Canard. « Dépenser de l’argent, c’est
D’après une photo de Romain Cour temanche pour M Le magazine du monde
son thé vert. Dans quelques heures, Le Monde va révéler ce très facile. En gagner, c’est beaucoup plus dur », a coutume de dire
qu’il sait déjà : le journaliste maison Christophe Nobili a déposé, Nicolas Brimo, qui tient les cordons de la bourse.
le 10 mai, une plainte contre X pour abus de biens sociaux et De quoi provoquer des crispations. « C’est l’histoire d’une direction
recel d’abus de biens sociaux potentiellement commis au Canard. qui ne veut pas partir. C’est l’histoire d’une boîte où il y a beaucoup
Une bombe dégoupillée au cœur de cette institution française, d’argent et pas assez de contre-pouvoirs. C’est l’histoire d’une boîte
de 107 ans d’âge, qui a fait des affaires politico-financières en où tout est vissé, où on ne peut pas ouvrir sa gueule et où on n’évo-
tout genre son miel, son crédit et sa fierté. lue jamais. » Attablée non loin du journal un jour ensoleillé, cette
Pour l’heure, la conversation porte sur le tumulte interne à la plume énervée mais prudente (la plupart des personnes que nous
rédaction. Cela fait plusieurs mois que Le Canard enchaîné traverse avons rencontrées ont réclamé l’anonymat) ne sait pas très bien
une crise et, Érik Emptaz a raison, elle n’a, a priori, rien d’insur- par où commencer le récit de ces derniers mois. Le plus simple
montable. Une partie de l’équipe réclame des embauches, des consiste sans doute à revenir sur les événements qui ont conduit
développements numériques, bref, des bonnes intentions pour à la première extravagance pour une maison aussi ancienne et
paver l’avenir du journal. L’autre partie, principalement incarnée familiale : la constitution, en décembre, d’une force d’opposition
par Michel Gaillard, le président des Éditions Maréchal-Le Canard en bonne et due forme, avec la création d’une cellule syndicale
enchaîné, et son ami Nicolas Brimo, directeur général délégué et (SNJ-CGT) par Christophe Nobili.
directeur de publication, y voit une représentation toute person- Le journaliste, enquêteur depuis une quinzaine d’années, ne sup-
nelle de l’enfer, fait de dépenses susceptibles d’entamer le trésor porte plus l’ambiance astringente qui règne au 173, rue
87
Saint-Honoré. Fin décembre, il s’est interposé entre Nicolas Canard en 1972. Six ans après Michel Gaillard, 78 ans, son ami et
Brimo et Hervé Liffran, parce que le premier menaçait le second alter ego, avec lequel il forme un duo insoluble. Quand « Michel »
de lui casser la figure (« trois fois de suite ! », assure un témoin a été élu président, en 2017, « Nicolas » est devenu directeur de
de la scène). Lors d’une conférence de rédaction un peu animée, la publication. De leurs bureaux qui se font face, ils décident de
Liffran avait, sur le ton de la blague, comparé Brimo à Éric la destinée économique du journal comme de son contenu édito-
Zemmour, le candidat de Reconquête ! à la présidentielle, ce qu’il rial. Au Canard, propriété des salariés et de quelques anciens, ils
n’avait pas du tout apprécié. La semaine précédente, une jeune sont chez eux. « Parfois, de la pièce d’à côté, on entend le cliquetis
journaliste était sortie en larmes d’un échange avec Nicolas de leur coupe-ongles », décrit un journaliste.
Brimo, après avoir essuyé une salve de récriminations salées.
ALORS
Quelques jours plus tard, une autre consœur quittait la même quand les deux hommes ont vu
pièce passablement secouée. Une troisième fera savoir par la surgir le syndicat, synonyme de
bande qu’elle n’acceptera plus le ton sur lequel il s’adresse par- contre-pouvoir, ils l’ont très mal
fois à elle. L’hebdomadaire ne compte que six femmes journa- vécu. Un syndicat, un comité
listes parmi les 23 en CDI, sur un total de 50 salariés. « Quand on d’entreprise… et puis quoi
imagine à quoi devaient ressembler les rédactions dans les années encore ? « Je ne nous vois pas avec un DRH », soupire Érik Emptaz,
1950-1960, eh bien, c’est ça, c’est Le Canard », résume l’une des membre du conseil d’administration depuis 1991, tellement
personnes qui a pris sa carte syndicale. Comprendre : les collè- accablé qu’il en omet d’élever la voix. « Le Canard, c’est un endroit
gues y sont individuellement charmants et accueillants, mais différent des autres, justifie un ex-collaborateur. Les patrons sont
l’ambiance peut se révéler âpre, pour ne pas dire virile. éminemment respectables, ils sont profondément gentils, bons,
Pour affronter quelqu’un comme Brimo, mieux vaut effectivement l’ambiance est très familiale… C’est petit, Le Canard. Est-ce que ça
être à jour de ses séances de cardio tant il dégage d’énergie. Ce vaut la peine de devenir quelque chose de plus… dans la norme ? »
1er juillet surchauffé, ce grand bonhomme bourru mais charmeur En tout cas, dans les jolis bureaux parquetés du 1er arrondisse-
a accepté de prendre un thé glacé au Café Verlet. Situé au pied de ment décorés des dessins d’illustres anciens, où l’on est histori-
la rédac, l’endroit fait couramment office d’annexe : c’est là qu’ont quement rétif à toute forme d’organisation formelle, c’est une
lieu « les séances de calinothérapie » avec ceux qui ont des doléances sorte de révolution qui est alors déclenchée.
à exprimer, un litige à régler. Cette fois, il s’agit plutôt de s’appri- Avant mars 2020 et le premier confinement, il n’en aurait sans
voiser. Répondre à notre curiosité n’est pas chose aisée pour qui doute jamais été question. À l’époque, les jours de bouclage, on se
cultive la discrétion, pour soi-même comme pour ses sources. partageait des victuailles entre copains. Quand les pages étaient
Nicolas Brimo, qui aura 72 ans le mois prochain, est entré au en place et que l’édition partait à l’imprimerie, le mardi entre 15 et
16 heures, on déjeunait et on trinquait, avant de se retrouver à la
conférence de rédaction du mercredi après-midi. Pour quelques-
uns, cependant, le rituel commençait à ressembler à un passage
obligé. L’accumulation de griefs non exprimés empêchait la spon-
tanéité. « On ne se marre pas tant que ça, au Canard », confesse un
« caneton ». L’habitude, en tout cas, n’est pas revenue avec le
retour à la vie normale. Bon prince, Nicolas Brimo l’admet : « Ce
n’est pas que le Covid. Le mardi, Michel Gaillard et moi, on se lève
à 6 heures du matin, on est là à 7 heures, on finit à 15 h 30, on
n’arrête pas. On est cuits. On n’a plus 50 ans non plus. »
L’âge des capitaines, le voilà, le grand sujet. Ils ont beau évoquer
régulièrement leur prochain départ, ni l’un ni l’autre ne semblent
devoir mettre leur projet à exécution. À la dernière assemblée
générale des actionnaires, le 22 juin, seul André Escaro, 94 ans,
a rendu son tablier au profit d’Hervé Liffran, 66 ans, et d’Odile
Benyahia-Kouider, 56 ans. Michel Gaillard, qui avait laissé
entendre qu’il allait passer la main « incessamment sous peu »,
a été reconduit pour un an. La limite d’âge pour être PDG, fixée
à 72 ans, a subrepticement disparu des statuts de l’entreprise
en 2014-2015, quand elle est passée de société anonyme à société
par actions simplifiée. « Au Canard, on n’est pas fans de la retraite
“Au ‘Canard’, on n’est pas fans de la retraite à 60 ans », euphémise Érik Emptaz dans un nouveau murmure.
L’éditorialiste de la page 1 n’y pense pas non plus pour lui-même :
Ar tus de Lavilléon pour M Le magazine du Monde
à 60 ans. L’usage veut que l’on ne reste « L’usage veut que l’on ne reste pas rédacteur en chef au-delà de
pas rédacteur en chef au-delà de 75 ans. 75 ans. Si on prend cette date butoir, j’ai encore deux à trois
ans devant moi », pose-t-il calmement. Pourquoi se contrain-
Si on prend cette date butoir, j’ai encore drait-il à devancer l’appel ? « Je me sens en forme et on ne m’a pas
deux à trois ans devant moi. Je me sens encore signalé que je suis gâteux. »
« Il faut bien comprendre que personne ne demande à prendre la place
en forme, et on ne m’a pas encore signalé des directeurs. Ce qu’on leur reproche, c’est de ne pas préparer la
que je suis gâteux.” suite », assurent plusieurs « canetons » de la cellule syndicale, sans
convaincre tout à fait le reste de la rédaction. Porteur de ce désir de
Érik Emptaz, rédacteur en chef renouveau, Christophe Nobili a été élu délégué syndical, à une très
LE M AG A ZINE
large majorité, le 11 mai. La veille, sans en avertir personne (seuls gauche à droite. Cette figure de l’investigation a beau faire partie
ses très proches connaissaient son intention), il a déposé plainte de ceux qui ne décrocheront jamais (ses papiers sur la défense et
contre X en son nom propre. Ce fouineur hors pair de 51 ans n’en l’armée française figurent toujours en page 3), il est solidaire des
dormait plus depuis plusieurs semaines après avoir découvert, protestataires. Certes, il aurait préféré que Christophe Nobili ne
niché dans les comptes du journal, le nom d’une collaboratrice porte pas plainte et que l’affaire se règle en famille – malgré les
qu’il ne connaissait pas. Il a bien tenté de tirer l’affaire au clair 3 millions d’euros qui pourraient s’être volatilisés des comptes de
auprès de Nicolas Brimo et les avocats se sont parlé. Mais les éclair- la société, correspondant à l’enveloppe totale des salaires (charges
cissements avancés ne l’auraient pas convaincu. « Quand on sort comprises) qui auraient été versés à Édith. Mais lui qui travaille
l’affaire Fillon et qu’on découvre la même chose dans sa propre aussi avec son épouse, Stéphanie Mesnier (ils ont écrit plusieurs
rédaction, on a honte, justifie une voix en interne. Il a estimé qu’il livres ensemble), a signé le communiqué sans hésiter, regrettant
n’avait pas le choix. » Si la justice décide de poursuivre ses investi- que Brimo et Gaillard n’aient pas publiquement admis leur
gations et donne corps à ses doutes, le journaliste restera comme « faute », comme ils l’avaient fait en interne. « Même si, sur le coup,
celui qui aura plombé la direction du Volatile. « Celui aussi qui a il est difficile de faire son autocritique, celui qui la fait se grandit »,
pris le risque de faire entrer la police au Canard », gronde l’un de chuchote Angeli, les sourcils froncés. Claude Angeli, c’est celui qui
ceux, ils sont quelques-uns qui ne lui pardonneront pas son geste, révéla l’affaire dite « des diamants de Bokassa », offerts par l’an-
qualifié de « dangereux » et « déloyal ». À leurs yeux, le parallèle cien dirigeant centrafricain au président de la République de
avec l’affaire Fillon n’a d’ailleurs pas lieu d’être : il n’y a aucun l’époque, Valéry Giscard d’Estaing. C’était lui, déjà, qui avait pris
enrichissement personnel à reprocher aux dirigeants. le relais d’Escaro quand, un soir de 1973, le dessinateur avait
« La réalité dépasse le fictif », s’est récrié le comité d’administra- dérangé des faux plombiers, en fait des agents de la DST, en train
tion en « une » de son édition du 31 août. Dans une tentative de de poser des micros au journal : il avait retrouvé les commandi-
justification des faits un poil alambiquée, la direction assure taires et avait dévoilé leur nom. Entre deux silences éloquents, on
qu’André Escaro, dessinateur des vignettes qui illustrent la page 2 mesure à quel point Angeli regrette la publicité accordée à l’af-
(La mare aux canards) et administrateur jusqu’en juin, a été aidé faire de l’emploi fictif, les accusations faciles et les conclusions
par sa femme, Édith, contre rémunération, depuis son départ hâtives. Les déchirements internes, les risées externes. Et, surtout,
officiel en retraite, en 1996. Quelques heures plus tard, quatorze l’atteinte à l’honneur du journal – pour la deuxième fois cette
collaborateurs (rédacteurs, dessinateurs, correctrices, etc.), peu année, après que L’Obs a révélé la présence à la rédaction, de 1957
convaincus par ces explications, ont rétorqué du tac au tac, dans à 1969, d’un journaliste espion à la solde du pouvoir
un communiqué, que tout cela ne tenait pas debout. Cet été, rue tchécoslovaque.
Saint-Honoré, et plus encore depuis que l’affaire a été éventée, Le Canard, pourtant, n’est plus tout à fait l’institution puissante
l’atmosphère est devenue irrespirable. et crainte qu’il a été. De l’avis général, le journal aurait bien
« Tout cela est désolant. » Faut-il que l’heure soit grave pour que besoin d’un nouveau scoop de l’ampleur de celui de 2017, quand
le doyen Claude Angeli (91 ans), ancien rédacteur en chef, accepte les révélations d’Isabelle Barré, Hervé Liffran et Christophe
lui aussi de nous rencontrer, ce 31 août. Paré de bleu, du fond des Nobili sur l’emploi fictif de Penelope Fillon auprès de son mari,
yeux jusqu’aux veines des mains, le journaliste secoue la tête de alors dans la course pour l’Élysée, avaient bouleversé
89
LE M AG A ZINE
SIGNE
que rien n’est immuable : l’impen-
sable s’est produit en 2020, quand
les comptes, fièrement publiés
chaque année, ont plongé dans le
rouge. Non que le Volatile se soit mis
à battre de l’aile : il s’en est écoulé 184 693 exemplaires en kiosques
en 2021, en baisse de 4 %, auxquels il faut ajouter 88 600 abonne-
ments papier et 13 380 abonnements numériques. Mais la crise de
Presstalis, la société coopérative qui distribuait les journaux avant
France Messagerie, a coûté 3,9 millions d’euros sur deux ans au
journal. Une chose en entraînant une autre, les salariés ont été
privés d’intéressement et de participation (rétablis cette année),
ce qui n’a réjoui personne. Il a fallu augmenter le prix (passé de
1,20 à 1,50 euro) de ces deux feuilles pliées formant les huit pages
qui comptent tant dans le paysage politico-médiatique français, ce
qui n’était pas arrivé depuis vingt-six ans.
« Le Canard, c’est artisanal à un point qui n’a plus de sens, pointe arler des collaborateurs occasionnels), laisserait à désirer. « Vous
p
l’une des personnes mobilisées. Si on ne crève pas, nous, d’épuise- savez qu’on n’a même pas accès librement aux stylos Bic ? »,
ment, c’est le journal qui y passera. On ne peut pas continuer comme s’étrangle un journaliste, qui trouve la ceinture un peu serrée. Une
ça. » La nécessité d’embaucher de nouveaux talents fait quasiment réunion sur l’avenir numérique du journal, obtenue de haute lutte
l’unanimité chez les personnes que nous avons contactées. Le fin juin, s’était conclue sur l’urgence de se doter d’un community
1er juillet, Fanny Ruz-Guindos, 24 ans, a décroché un CDI après une manager. À Hervé Liffran qui lui répercutait cette requête, Nicolas
année de présence dans l’équipe. Venu du quotidien Sud-Ouest et Brimo a répondu : « Tu as une idée du prix que ça coûte ? » Ce n’est
collaborateur depuis des années, Bruno Dive, 61 ans, devrait bientôt que contraint et forcé par la pandémie que Le Canard a franchi ce
prendre les manettes de la page 2, la fameuse Mare aux canards, qui, aux yeux de ses dirigeants nés sous la IVe République, s’appa-
qui compile les indiscrétions politiques. Voilà pour le sang neuf. rente à une sorte de Rubicon et trempé une palme dans le numé-
L’excuse selon laquelle l’hebdomadaire satirique impressionnerait rique. Le journal peut désormais se lire en ligne (en payant), et
tant que les confrères n’oseraient pas y postuler ne convainc plus fait coin-coin chaque mardi après-midi sur le réseau social à
personne. « La vérité, c’est que la direction a peur. Peur de faire l’oiseau bleu. Mais sitôt les principaux titres de l’édition parus,
entrer des gens qui ne leur obéissent pas, peur d’être larguée, peur sitôt disparus dans le flot des tweets et des buzz qui, lui, ne s’in-
que le pouvoir lui échappe », canarde un encarté. terrompt jamais. Trois cent cinquante mille euros ont cependant
Il faut bien reconnaître que l’hebdomadaire semble préférer soi- été provisionnés pour l’année qui vient, au nom du développe-
gner ses « vieux » plutôt que s’ouvrir aux jeunes. Entre six et ment numérique. Reste à définir une stratégie.
huit hommes atteints par la limite d’âge continuent d’envoyer des Même abasourdie, même scandalisée, toute la mare continue de
articles très régulièrement. « Je viens seulement de comprendre savoir gré à ses patrons omnipotents d’avoir gardé Le Canard
qu’en nous mettant à la retraite tout en nous versant une petite « financièrement indépendant », de l’avoir « doté d’un confortable
pige, Le Canard met à contribution la Sécu pour alléger les charges matelas » et de permettre à ses journalistes d’« écrire en toute
salariales de l’entreprise. C’est légal mais moralement tout à fait liberté, comme nulle part ailleurs ». « Les salaires annuels – qui
Ar tus de Lavilléon pour M Le magazine du Monde
discutable ! », persifle l’un de ces jeunes anciens, écartelé entre le intègrent 15 mois, plus les gratifications et primes annuelles – sont
confort de la situation et la gêne d’en profiter. En 2008, un sys- supérieurs de 20 % à 30 % à ceux versés dans les autres hebdoma-
tème de retraite chapeau, qui valait aux intéressés un complé- daires, quotidiens nationaux ou sites d’information », avait rappelé
ment de rémunération et à l’entreprise des exonérations de la direction du journal dans un courrier en date du 9 février. Alors,
cotisations sociales, est venu améliorer des conditions déjà quoi qu’il arrive dans les prochaines semaines (mises en examen,
enviables. Mais depuis une réforme de 2019 et l’interdiction de changements d’organigramme, nouvelles embauches, réflexions
cette pratique, Nicolas Brimo cherche comment permettre aux éditoriales… ou rien de tout cela), l’essentiel, rue Saint-Honoré,
exclus du dispositif de bénéficier d’un avantage équivalent. La sera de continuer à enquêter et à ironiser comme avant. Comme
solution tardant à venir, l’impatience a commencé à monter. Le si de rien n’était. La conférence de rédaction, le 31 août après-
ressentiment aussi. Car alors que le confort des seniors est bien midi, s’est d’ailleurs déroulée sans un mot sur l’affaire en cours.
assuré, celui des « juniors », c’est-à-dire les non-retraités (sans Parce que rien, jamais, n’est insurmontable ?
91
Boris Mikhaïlov
(penché en avant)
et Evgeniy Pavlov
(à droite), tous
deux piliers de
l’école de Kharkiv,
en 1983, au premier
jour d’une
exposition à
la Maison des
scientifiques de
Kharkiv. Le soir
même, elle était
fermée par
la direction,
qui craignait
les autorités
soviétiques.
LE M AG A ZINE
LES INSOLENTS
PHOTOGRAPHES
DE KHARKIV.
À la fin des années 1960, un groupe d’anticonformistes ukrainiens
créait une œuvre photographique subversive, à rebours
des dogmes soviétiques officiels de l’époque. Témoin de l’histoire
mouvementée de cette nation, l’école de Kharkiv a joué un rôle
majeur dans l’art du pays, notamment sous l’égide de Boris Mikhaïlov,
exposé cet automne à la Maison européenne de la photographie
et à la Bourse de commerce de Paris. La guerre actuelle
a tragiquement remis ce mouvement dans la lumière.
Texte Roxana AZIMI
pilonnée sans répit depuis six mois. tique, ses faux-semblants, ses ves- dans les arts de sa nation, l’école de
« Les pleurs de l’Ukraine nous accom- tiges persistants. Mais aussi les photographie de Kharkiv. Un cou-
pagnent », murmure-t-il. Sa voix barricades de Maïdan, lorsque, rant animé par des anticonformistes
s’éraille : « Comprenez, ce qui se passe en 2014, ses compatriotes ont défié, qui, voilà cinquante ans, ont produit
est très grave, ça envahit la vie et ça sur la grande place centrale de Kiev, une œuvre grinçante et subversive à
écrase tout. » Son épouse, Vita, prend le président, prorusse, Viktor rebours de l’art officiel soviétique.
le relais quand l’émotion le sub- Ianoukovitch, au nom de la démo- Une aventure humaine qui a
merge : « C’est une sorte d’effroi qui cratie. Sa riche carrière fait aujour rassemblé une petite vingtaine
paralyse, qui bloque, qui choque et qui d’hui l’objet d’une rétrospective à la d’hommes, longtemps éclipsés par
met en colère. » Autour d’eux, un gros Maison européenne de la photogra- leurs pairs russes, relégués dans
chat couleur miel va et vient, indif phie (MEP), à Paris. En octobre, la l’angle mort de l’empire soviétique.
férent à leurs tourments. Leurs fille et Bourse de commerce, musée pari- La guerre, toutefois, leur donne une
petite-fille l’ont embarqué en fuyant sien de François Pinault, célébrera à cruelle actualité, alors que le pays
le pays pour les rejoindre. « On le son tour cet observateur féroce du attaqué cherche avec force à valo
caresse tout le temps pour nous genre humain, en accrochant sa riser son histoire nationale. « L’école
calmer », souffle Boris Mikhaïlov, série « At Dusk » (« au crépuscule ») : de Kharkiv, ce n’est pas du passé,
l ’œ i l t o u j o u r s r iv é s u r l e s une centaine d’images, prises c’est une façon unique de
93
LE M AG A ZINE
Yuri Rupin/Collection Musée de la photographie de Kharkiv (Moksop), Ukraine. Vladyslav Krasnoshchok/Galerie Alexandra
À l’époque, le simple fait de détenir
MONDE, DE PENSER un appareil photo peut entraîner
l’accusation d’espionnage. « Le mot
PAR SOI-MÊME, “groupe” était mal vu de la part des
AVEC DES VALEURS autorités soviétiques », rappelle
Evgeniy Pavlov. Le KGB, qui envoyait
TOTALEMENT ses agents de l’ombre dans les uni
DÉMOCRATIQUES.” versités, avait aussi infiltré le club de
photo de Kharkiv. Oleg Malevany,
SERGIY LEBEDYNSK Y Y
de Viveiros. Boris Mikhaïlov, Adagp, Paris, 2022, cour tesy Dominique Lév y Galler y
l’un des membres de Vremya, est
pris en filature. « Personne n’a été
emprisonné, comme ce fut le cas dans
les années 1930, mais on sentait tou-
jours une présence invisible, c’était
très troublant », confie Boris
Mikhaïlov. Lui-même est renvoyé de
l’usine d’équipements spatiaux où
il travaillait comme ingénieur quand
les services secrets découvrent dans
son labo professionnel des images
de sa femme dénudée. Dans
l’Ukraine soviétique, où les interdits
sont nombreux, la nudité est quali
fiée de pornographique. « C’était
paradoxal parce qu’on commençait à
recevoir des magazines tchèques
dans lesquels on voyait des photos de
nu, raconte Boris Mikhaïlov. On
94
croyait que c’était possible. Mais on Dans ce climat de méfiance généra- ânerie d’attardé : enjoliver le beau à Sans titre, de
se faisait rappeler à l’ordre : on avait lisée, les membres de Vremya l’aide d’une technique démodée. » Boris Mikhaïlov,
série Yesterday’s
le droit de regarder, mais pas de apprennent à déjouer les contraintes Avec la perestroïka, de 1985 à 1991, Sandwich
faire. » C’est dans ce contexte en cryptant les images. Un jour, le régime soviétique desserre son (1966-1968).
qu’Evgeniy Pavlov réalise l’une de Boris Mikhaïlov jette par mégarde étau idéologique. Boris Mikhaïlov Page de gauche,
ses séries les plus emblématiques, un tas de diapositives sur son lit. documente alors l’effondrement de en haut, à gauche,
Le Violon, qui montre de jeunes Deux d’entre elles se collent l’une à la classe moyenne. La misère court Tania, la petite amie
les rues, envahies par une armée de du poète Vasily
hommes nus dans la nature, archet l’autre. L’accident lui plaît. « Une Mishchan,
à la main. « Figurer sur ces photos femme nue reste un corps nu, un bâti- morts-vivants alcoolisés. Au même de Yuri Rupin,
pouvait être dangereux, relate le ment en construction n’est rien moment, une deuxième vague de série Act (1977).
À droite, Sans titre,
photographe. Tous ceux que j’ai d’autre qu’un bâtiment, explique-t-il. photographes de Kharkiv s’engouffre de Vladyslav
photographiés étaient mes copains, Mais si l’on superpose des images dans la brèche ouverte par Mikhaïl Krasnoshchok,
ils me faisaient confiance. » Quand innocentes, comme les couches d’un Gorbatchev. Roman Pyatkovka pho- série Guerre (2022).
En bas, un tirage
il dévoile ces photos en noir et sandwich, on peut raconter quelque tographie dans son appartement des
Boris Mikhaïlov/Galerie Suzanne Tarasieve. Adagp, Paris, 2022
argentique teinté
blanc aux membres du club, l’agent chose de subversif. » Ces techniques femmes nues, rieuses et sautillantes. de Boris Mikhaïlov,
infiltré du KGB ne réagit pas. Mais de brouillage se répandent chez les Sergiy Solonsky réalise des autopor- série At Dusk
(1993).
Evgeniy Pavlov est convoqué par membres de Vremya, tout comme la traits fragmentés et une série de
les services secrets lorsque la série, colorisation à l’ancienne des images. photomontages irrévér encieux
dont il avait envoyé discrètement Les pellicules couleur, arrivées tardi- d’inspiration phallique. L’ébullition
des copies à l’étranger, est publiée vement en Ukraine, sont alors réser- reste toutefois clandestine. Montrées
dans le magazine polonais vées aux photographes officiels. dans le secret des appartements, les
Fotografia, en 1973. Ni laquais ni « Tandis qu’à l’Ouest la photographie images nourrissent les échanges
dissident, ce dernier refuse couleur était déjà monnaie courante, entre photographes.
aujourd’hui toute étiquette. « Je nous devions nous contenter de pho- Comme toute aventure humaine,
cherchais l’art pur, assure-t-il. Je ne tos noir et blanc retouchées à la main, l’histoire du groupe de Kharkiv est
faisais pas du nu pour contester un raconte Boris Mikhaïlov, dans le tissée d’amitiés et de tensions. « Ils
carcan social mais pour attirer l’œil catalogue de son exposition à la comparaient tout le temps leurs
du spectateur. » MEP. C’était une fantaisie de l’Est, une p hotos, échangeaient et
LE M AG A ZINE
défendaient leurs méthodes, aux Ukrainiens leur propre regard inspiration sont restés à Kharkiv. Six Page de gauche,
observe Oleksandra Osadcha, sur l’histoire de leur pays. « Mais on mois ont passé, une éternité. Encore Sans titre, de
Boris Mikhaïlov,
conservatrice au Moksop. Ils se hésitait, se souvient Oleksandra aujourd’hui, il sursaute quand reten- série Sots Art
sont tous influencés les uns les Osadcha. Peut-on sauver les œuvres tit à Paris la sirène rituelle du pre- (1985).
autres, même inconsciemment. » Les sans sauver les hommes ? » Aux pre- mier mercredi du mois. « Ça me rap-
Ci-dessous, Boris
débats sont certes animés, mais miers bombardements, elle-même a pelle l’Ukraine et le signal des Mikhaïlov (à dr.) et
sans animosité. « Il n’y avait pas de quitté Kharkiv pour Ivano-Frankivsk, bombardements », glisse-t-il. Viktor Kochetov sur
concurrence, pas d’argent en jeu », dans l’ouest du pays, avant de Quelques heures par jour, le temps une photo prise par
Sergiy Kochetov.
se souvient Boris Mikhaïlov, qui n’a rejoindre Rome, où elle se trouve d’une promenade dans les rues pari-
pas vendu une seule image actuellement en résidence. siennes, armé de son appareil
jusqu’en 1990. Ses liens avec ses Canon, il s’efforce de redevenir ce
DÉBUT
anciens camarades de Kharkiv se qu’il est, un photographe. « C’est
distendent lorsqu’il s’installe en dur, reconnaît-il. Je ne comprends
Allemagne et commence à être pas comment Boris Mikhaïlov a pu
repéré par les collectionneurs s’adapter à l’Allemagne, ce pays si
importants. Après une lente ascen- policé, alors que lui aime tout ce qui
sion, sa carrière décolle en Occident mars, un plan d’action est dégainé. est brutal. » Il a prévu de se rendre
au milieu des années 2000. « J’ai De jeunes volontaires de l’ONG Art au vernissage de l’exposition de son
parfois des nouvelles de Mikhaïlov Dot prêtent main-forte aux photo- ancien camarade à la Maison euro-
par la bande », botte en touche graphes restés sur place, comme péenne de la photographie.
Evgeniy Pavlov. Son succès mon- Vladyslav Krasnoshchok, pour tenter L’occasion de renouer le lien et de
dial attise les rancœurs de ceux res- de récupérer les archives person- partager de vieux souvenirs, ceux du
tés sur place. « Certains des plus nelles des photographes dans leurs Kharkiv d’avant la guerre, quand,
anciens estimaient que la renommée appartements désertés. Un jeune dans un club de photographes
de Mikhaïlov n’était pas méritée, homme de 25 ans, qui dirige un labo- a mateurs, de jeunes hommes
rapporte Roman Pyatkovka. Ils ne ratoire de photo, se charge de les imaginaient de nouvelles manières
le considéraient pas comme un emballer selon les règles. Profitant de créer.
héros ou comme le leader du d’un convoi humanitaire qui partait
Boris Mikhaïlov/Galerie Suzanne Tarasieve. Adagp, Paris, 2022. Viktor Kochetov, Sergiy Kochetov/Collection Musée de la photographie de Kharkiv (Moksop), Ukraine
a aidé à la faire connaître ». ont été stockées un temps dans “AT DUSK”, DE BORIS MIKHAÏLOV,
À LA BOURSE DE COMMERCE,
Sergiy Lebedynskyy est du même l’agence d’architecture A44 – celle 2, RUE DE VIARMES, PARIS 1 er.
avis : « On a de bonnes relations avec qui a aménagé l’espace du DU 14 OCTOBRE AU 3 JANVIER.
tout le monde, mais c’est Mikhaïlov Moksop – avant d’être redirigées vers
qui nous a le plus influencés. Il est l’Allemagne et l’Autriche.
comme notre grand-père. Il nous a La majorité des archives sont
toujours aidés. » Avec Vladyslav aujourd’hui conservées dans la cave
Krasnoshchok, ils ont formé, en 2010, de Sergiy Lebedynskyy, à Wolfsburg,
le groupe Shilo. De leurs aînés, ils ont en Allemagne. En Autriche, Evgeniy
hérité un sens de l’autodérision face Pavlov a pu récupérer celles qu’il
à l’adversité, mais aussi quelques n’avait pas pu emporter. Il est à la
techniques. Ainsi vieillissent-ils les fois soulagé et rongé par la culpabi-
images avec des teintes sépia, lité. « Je réside à Graz, dans un lieu
comme pour superposer un passé paradisiaque, pendant que mon
détraqué au présent incertain. peuple souffre », se désole-t-il.
Depuis douze ans, Sergiy Comment se frotter à la nature pai-
Lebedynskyy, 40 ans et grand admi- sible, au silence, à la beauté, quand
rateur de ses aînés, couvait le projet son pays s’est transformé en champ
de réunir leurs œuvres dans un de bataille ? La plupart des exilés de
musée, pour enseigner au public Kharkiv, qui ont tout abandonné, ne
ukrainien la lecture des images. savent comment se projeter dans
« L’Union soviétique a laissé une l’avenir. « De nombreux photo-
marque indélébile dans notre société graphes actuellement en Europe se
et nos cerveaux, se désole-t-il. Il n’y demandent comment subvenir à
a pas d’éducation à la démocratie, leurs besoins, ils sont dans une situa-
d’éducation du regard. On peut tion de survie », soupire Roman
aujourd’hui tout montrer, mais les Pyatkovka. La galeriste parisienne
gens ne sont pas prêts à tout voir. » Alexandra de Viveiros, qui repré-
Une semaine avant le déclenche- sente sept photographes de l’école
ment de l’invasion russe, le photo- de Kharkiv, s’active à vendre leurs
graphe se posait déjà la question de clichés. Elle les présentera en
placer ces collections et archives à novembre au Salon Paris Photo.
l’abri. Patrimoine aujourd’hui coté, Sergiy Solonsky, qui a atterri à Paris
ces photos témoignent surtout d’un en mars, tente de ne pas perdre la
passé unique, contribuant à rendre main. Mais son esprit, son cœur, son
97
Portrait de Frida Kahlo pris
par son père, Guillermo Kahlo,
entre 1926 et 1929.
L’élégance blessée
98
de Frida Kahlo.
Photos Thérèse VERRAT
et Vincent TOUSSAINT
Texte Clément GHYS
LE PORTFOLIO
EN EXPOSANT LA GARDE-ROBE
LONGTEM PS RESTÉE SECRÈTE DE
LA CÉLÈBRE PEINTRE M EXICAINE,
C’EST TOUTE UNE VIE FAITE DE
DIGNITÉ, DE FLAM BOYANCE ET DE
SOUFFRANCE QUE DONNE À VOIR
LE PALAIS GALLIERA. UN MÉLANGE
SINGULIER OÙ DE CHATOYANTES
TENUES TRADITIONNELLES
ET DE MAGNIFIQUES BIJOUX
PRÉCOLOM BIENS CÔTOIENT
DES CORSETS ORTHOPÉDIQUES
ET DES PROTHÈSES DE JAM BE.
LES
LE PORTFOLIO
elle a vécu la majeure partie de sa vie, notamment États-Unis quand, au cours d’un voyage de trois
avec son mari, le peintre Diego Rivera, dont elle ans avec Diego Rivera, elle constatera l’étran-
divorça avant de l’épouser à nouveau – un épisode geté de la vie nord-américaine, où se côtoient
parmi d’autres d’une vie personnelle agitée, qui la l’exubérance des milliardaires et la misère des
fit multiplier les maîtresses et les amants (dont naufragés de la crise de 1929. Ces mêmes tenues
Léon Trotski, en exil au Mexique). C’est là que impressionneront les surréalistes français lors
quelques mois avant sa disparition, à 47 ans, ali- de son voyage à Paris, en 1939, ville qu’elle
tée, elle écrit à un ancien compagnon, un républi- détestera autant que le chef de file du mouve-
cain espagnol réfugié à Mexico : « Diego est en ment, André Breton. D’Europe, elle rapportera
train de mettre dans une pièce secrète, cachée de des blouses épurées qu’elle mêlera à celles des
tout le monde, tout un tas de merdes qui seront Tehuanas. « Elle ne portait pas ces tenues pour
découvertes plus tard par des archéologues afin que épater la galerie ni même simplement pour leur
le monde sache de quoi était faite notre vie ! » sens politique, souligne Circe Henestrosa. Il y
Diego Rivera, mari infidèle et jaloux, a ainsi avait un rapport très direct avec son handicap. »
expositions de mode ont coutume de célébrer entreposé les effets de son épouse, exigeant par Et de citer la « construction de sa silhouette » :
une élégance idéale, de donner à voir des tenues testament que la pièce, en l’occurrence une salle « En haut du corps, elle multipliait les couleurs et
portées autrefois par des mondaines ou des de bains, ne soit ouverte que quinze ans après les motifs, et son visage brillait, entouré de
actrices, de faire admirer les reliquats d’un passé sa mort à lui. Une manière de garder sous sa bijoux. Le bas, handicapé, était le plus souvent
supposé harmonieux. Celle qui s’ouvre ce 15 sep- coupe celle qui fut la grande aventure de sa vie : caché par une jupe ample afin de masquer sa
tembre au Palais Galliera, à Paris, célèbre une le peintre, l’un des plus célèbres de son temps, démarche claudiquante. Tout était fait pour
tout autre élégance, torturée, bouleversante et devinait peut-être que la notoriété de son qu’on ne regarde que son port et son buste de
d’une force rare. Au Musée de la mode de la Ville épouse dépasserait un jour la sienne. Une artiste reine. »
de Paris est présentée « Frida Kahlo : au-delà des qui était si écrasée par la notoriété de son com- C’est dans ses œuvres que Frida Kahlo affichait
apparences », une sélection de 200 objets per- pagnon qu’elle était souvent appelée « Madame ouvertement sa douleur, dans ses corsets peints
sonnels de la peintre mexicaine (1907-1954), Rivera ». C’est bien plus tard, après sa mort, que ou brodés et dans ses autoportraits, dont la
dont de nombreux vêtements, bijoux et autres ses toiles connaîtront le succès. De son vivant, fameuse Colonne brisée, où elle se montre nue
accessoires. Bien sûr, il y aura de quoi ravir l’œil : Frida Kahlo était néanmoins connue des cercles et sanglée, éventrée et dévoilant des vertèbres
des tenues traditionnelles mexicaines multico- artistiques avant-gardistes qui avaient trouvé au disloquées. « Tout est évidemment très conscient
lores portées par l’artiste au quotidien et repré- Mexique un refuge au totalitarisme se répan- dans son apparence », résume Miren Arzalluz,
sentées dans ses autoportraits, des colliers préco- dant en Europe dans les années 1930 et 1940. qui cite une encyclopédie de la mode retrouvée
lombiens qu’elle collectionnait… Mais cette En arrivant, tous avaient été frappés par l’éton- dans ses affaires et évoque un rapport « très pra-
garde-robe ne se limite pas à cet ensemble cha- nant mélange de modernité et de mythologies tique à cet univers, loin de celui de la haute cou-
toyant. On y trouve aussi des corsets orthopé- d’une nation où la mort est partout présente et ture parisienne ». Ainsi de cette bouteille de
diques et des prothèses de jambe. Autant de se mêle à la joie. Un pays surréaliste, admiré par Chanel No 5, qu’elle avait transformée, une fois
traces du martyre que fut son existence ponctuée les artistes du mouvement du même nom, dont vidée, en un contenant pour du dissolvant.
de drames : une poliomyélite contractée à l’âge la peintre n’a jamais fait partie, même si les his- Dans « Frida Kahlo : au-delà des apparences »
de 6 ans qui atrophie sa jambe droite et la rend toriens l’en rapprochent. seront également exposées les tenues qu’elle a ins-
boiteuse à vie ; un accident à l’âge de 18 ans où, Avant sa mort, en 1957, Diego Rivera confie les pirées. « Il y a eu des choses très littérales, des
percutée par un tramway, elle est transpercée par rênes de la Casa Azul à une proche, Dolores hommages directs, comme des collections en son
une barre de métal au niveau de l’abdomen et du Olmedo, qui outrepassera la volonté du veuf et honneur de Riccardo Tisci, pour Givenchy, ou Jean
bassin ; une opération, en août 1953, lors de imposera que tout reste secret jusqu’à sa propre Paul Gaultier, et des références plus subtiles, à
laquelle elle est amputée de cette jambe gangre- mort. Elle est décédée en 2002. Pour les histo- l’image d’Alexander McQueen ou de Comme des
née qui l’aura tant fait souffrir. riens de l’art moderne, l’ouverture tant attendue garçons, fascinés par ce corps presque mutant »,
C’est la garde-robe d’une vie qu’expose le Palais de la pièce est à la hauteur de la découverte du précise Miren Arzalluz. Et c’est bien cette attitude
Galliera. « Toutes ces tenues sont un témoignage mausolée de Toutânkhamon. Car c’est bien une qui frappe encore aujourd’hui, cette silhouette
vivant, bouleversant d’une vie cassée, mais aussi du plongée dans une vie, romanesque mais réelle, à architecturale, ce regard dur et concentré devant
pouvoir qu’a l’art d’exorciser les drames », estime laquelle se sont livrés les spécialistes, dont Circe les appareils photo, le même que dans ses images
Miren Arzalluz, directrice du musée parisien et Henestrosa, historienne, cocommissaire de d’enfance, quand son père photographe tirait son
cocommissaire de l’exposition, citant les nom- l’exposition au Palais Galliera, déjà organisatrice portrait. Ce rapport à sa propre apparence conti-
breux autoportraits dans lesquels la peintre s’est d’une exposition à la Casa Azul, puis d’une autre nue d’impressionner. « Toutes les fois où Frida doit
représentée avec ces prothèses médicales. au Victoria and Albert Museum, à Londres. pénétrer dans une salle d’opération, Cristina, sa
Gérard de Cortanze, auteur d’une biographie, Viva À chaque étape du parcours de Frida Kahlo, la sœur, lui peigne soigneusement les cheveux, lui
Frida, à paraître le 14 septembre, décrit ainsi le mode est là : les chaussettes portées les unes sur poudre le visage », explique le biographe Gérard
rapport que l’artiste entretenait avec sa propre les autres sur le pied de sa jambe la plus courte, de Cortanze. Une relation obsessionnelle à son
allure : « Elle devra toujours en faire plus pour se afin d’équilibrer sa démarche ; les costumes image tout sauf futile. Les deux commissaires de
faire accepter, se faire aimer. En rajouter dans la d’homme, portés dès l’adolescence, pour mar- l’exposition au Palais Galliera ont décidé de ne
tendresse, la vulgarité, le sexe, l’engagement quer sa liberté ; les éclatantes tenues tradition- montrer que des tenues et des objets avec lesquels
p olitique. Cette provocation s’exprime dans nelles mexicaines portées par les Tehuanas, elle avait posé ou qu’elle avait représentés dans ses
l’attitude, la façon d’être, de s’habiller, de paraître. venus du Tehuantepec, dans l’État d’Oaxaca, où œuvres. Pour respecter ainsi la mémoire de celle
Pour ne pas mourir, elle qui est en permanence mise elle ne se rendit jamais mais dont elle admirait qui aura, en se dévoilant et se cachant, su exprimer
à nu, avancera masquée, maquillée, couverte de les sociétés matriarcales. L’artiste commence à avec dignité le tragique de son existence.
bijoux, parfumée. » les porter par patriotisme, marquée par la révo-
Tous ces effets personnels exposés à Galliera lution mexicaine (1910-1917) qui poussait les « FRIDA KAHLO : AU-DELÀ DES APPARENCES »,
viennent du même endroit, de la Casa Azul, citoyens à affirmer leur « mexicanité » pour faire DU 15 SEPTEMBRE AU 5 MARS. PALAIS GALLIERA.
10, AVENUE PIERRE-I er-DE-SERBIE, PARIS 16 e.
la « Maison bleue » du quartier de Coyoacán, à oublier l’autoritaire héritage européen. Elle VIVA FRIDA, GÉRARD DE CORTANZE, JC LATTÈS,
Mexico, où elle est née, où elle est morte et où adoptera définitivement cet uniforme aux 512 PAGES, 22,90 €.
100
Thérèse Verrat et Vincent Toussaint pour M Le magazine du Monde. Museo Frida Kahlo-Casa Azul collection
Orthèse dorsale
de Taylor (1946).
Thérèse Verrat et Vincent Toussaint pour M Le magazine du Monde. Museo Frida Kahlo-Casa Azul collection
LE PORTFOLIO
Page de gauche,
tuniques huipil
provenant de l’isthme
de Tehuantepec,
dans la province
d’Oaxaca, Mexique.
Ci-contre, peignes
à cheveux.
103
Prothèse de jambe
avec botte en cuir
et soie brodée de
motifs chinois.
Page de droite,
flacon Chanel N° 5,
dont elle se servait
comme contenant
à dissolvant.
Thérèse Verrat et Vincent Toussaint pour M Le magazine du Monde. Museo Frida Kahlo-Casa Azul collection
LE PORTFOLIO
105
106
LE PORTFOLIO
Thérèse Verrat et Vincent Toussaint pour M Le magazine du Monde. Museo Frida Kahlo-Casa Azul collection
Page de gauche,
coiffe
(années 1940).
Ci-contre, jupe
(début des
années 1900).
LE GOÛT
109
Manteau ceinturé en
laine brossée et col
à long ruban en coton,
ANN DEMEULEMEESTER.
Veste en laine à sangles
en cuir, chemise
en coton et ceinture
en cuir, ROKH.
Top en fil de coton,
porté sur deux
chemises superposées
en popeline
de coton et jupe
en laine, THE ROW.
Chaussettes en fil
d’Écosse, CHARVET.
Mocassins en cuir,
CHURCH’S.
Page de gauche,
robe Ballon, en jersey
crêpe de viscose,
avec ballons en résine,
LOEWE.
Ci-contre, veste
de tailleur Boxy,
en sergé de laine,
et cuissardes en cuir,
BALENCIAGA. Chemise
en popeline de coton,
CHARVET.
Robe Venus Circle,
en Nylon matelassé,
MELITTA BAUMEISTER.
Manteau en mohair,
mérinos et soie,
JIL SANDER PAR LUCIE
ET LUKE MEIER.
Ci-dessus, chemise
en popeline de coton
à plastron orné
de cristaux, BURBERRY.
Robe à franges
de cristaux,
portée sur une
mini-robe à col
roulé en maille
de laine, AC9.
Cuissardes
en cuir,
BALENCIAGA.
Page de droite,
robe à col
cheminée en cuir
et lunettes en
acétate,
CELINE PAR
HEDI SLIMANE.
Béret en laine
mélangée,
THE ROW.
Collants résille
en polyamide,
AMINA MUADDI
× WOLFORD.
Escarpins à
brides en cuir
verni, CHANEL.
Page de gauche, robe-
bustier en cuir verni
Stretch, SPORTMAX.
Bottes Flamenco,
en cuir, LOEWE.
Ci-dessus, manteau
en Nylon, ROKSANDA
× FILA. Pull en coton
et combinaison en cuir,
DIOR. Cuissardes en
cuir, BALENCIAGA.
Robe en tulle
de coton brodée de
sequins et escarpins en
cuir verni, CHANEL.
Gants en cuir, GUCCI.
Collants résille en
polyamide, AMINA
MUADDI × WOLFORD.
Ruban adhésif,
BALENCIAGA.
Robe en cuir et
ceinture-chaîne
en métal, pull à col
volanté, en soie,
HERMÈS.
Collants en polyamide
recyclé,
MARINE SERRE.
Escarpins à brides
en cuir verni, CHANEL.
Pull en laine shetland,
chemise en coton et jupe
en laine, PRADA.
Chaussettes en fil
d’Écosse, CHARVET.
Escarpins en cuir verni,
SAINT LAURENT PAR
ANTHONY VACCARELLO.
ANTHONY VACCARELLO .
Anneaux d’oreilles personnels
en polyamide et élasthanne, ERES .
LE DAHLIA BLEU.
DANS UN NEW YORK DE SCIENCE-FICTION, À LA FOIS FROID ET RÊVEUR, LE BLEU EST UNE
TOUCHE DE NATURE ARTIFICIELLE PRESQUE POÉTIQUE. MAIS IL ÉVOQUE AUSSI LA LUM IÈRE
DES ÉCRANS DE L’ÈRE NUMÉRIQUE. MANTEAUX ARM URES, RANGERS À PLATE-FORM E ET VOILE Stylisme Camilla NICKERSON
137
DE COTON DESSINENT UNE ALLURE PROTECTRICE ET SENSUELLE. Photos Zoë GHERTNER
Page de gauche,
robe en patchwork
de cuir portée en cape,
et bottines en cuir,
JUNYA WATANABE.
Soutien-gorge vintage
en Nylon, DKNY.
Pantalon en
polyuréthane,
PETER DO.
Ci-contre, manteau
en cuir à double
boutonnage, PRADA.
Page de gauche,
tee-shirt en coton,
VINTAGE PALACE.
Pantalon en cuir,
CHLOÉ.
Ci-contre, veste
et pantalon en cuir,
LOUIS VUITTON.
Top en soie vintage,
HELMUT LANG
CHEZ ARTIFACT NYC.
Top en soie vintage,
HELMUT LANG
CHEZ ARTIFACT NYC.
Combinaison en cuir,
ISABEL MARANT.
Page de droite,
pantalon en cuir,
LOUIS VUITTON.
Bustier ceinturé en cuir,
FENDI. Jeans en cuir,
LOUIS VUITTON.
Bustier
en lin et coton,
jupe spirale en cuir
et chaussures
à plate-forme,
MARC JACOBS.
Page de droite,
manteau croisé en cuir,
SAINT LAURENT
PAR ANTHONY
VACCARELLO.
Page de gauche, robe
en patchwork de cuir,
JUNYA WATANABE.
Page de droite,
chaussures
à plate-forme,
MARC JACOBS.
Robe en polyuréthane,
PETER DO.
Bottines en cuir,
JUNYA WATANABE.
Page de droite,
manteau en cuir,
ANN EMEULEMEESTER.
Bandeau en coton
et élasthanne, SKIMS.
Pantalon en cuir,
CHLOÉ.
Bottines en cuir,
JUNYA WATANABE.
Top et jupe en cuir,
ALEXANDER McQUEEN.
Débardeur en
cachemire et laine,
chemise (autour de
la taille) et pantalon
en cuir, CHLOÉ.
Bottines en cuir,
JUNYA WATANABE.
Mannequin : Selena Forrest @NEXT MODELS MANAGEMENT – Assistants de la styliste : Joséphine Dorval, Imaan Sayed et Shant Alvandyan – Assistants
de la photographe : Milan Aguirre, Zack Forsyth et Daniel Johnson – Coiffure : Felicia Burrows – Scénographie : Mila Taylor Young, assistée de Caz Slattery,
Kate Atkinson et Lauryn Holmquist – Production : AP Studio – Post-production : Studio RM.
LE GOÛT
Le directeur
artistique Matthieu
Blazy, dans les
locaux de Bottega
Veneta, à Milan,
en août.
158
C ’ E S T L’ U N D E S D É F I L É S L E S P LU S sorte de vestiaire contemporain efficace et idéal,
ATTEN DUS de la prochaine fashion week de pour homme et femme, bon chic, bon glam, pour
Milan. Matthieu Blazy présentera, samedi 24 sep- les bourgeoises comme pour les excentriques, du
tembre à 20 heures, sa deuxième collection en jour au soir. La puissance esthétique et commer-
tant que directeur artistique de la griffe italienne ciale de cet opus se ressentait dans la salle à
Bottega Veneta. En février, pour son premier l’excitation palpable de certains acheteurs…
show, il avait laissé son public sous le charme Moins emballé, le journaliste italien de
d’une proposition pointue, respectueuse du The Business of Fashion, Angelo Flaccavento,
passé et bourrée de vêtements et d’accessoires reconnaissait tout de même que « l’élégance et le
d’une beauté faussement classique. En une col- raffinement étaient tangibles et prometteurs, et
lection, il était parvenu à renouveler l’expression [que] ce [n’était] qu’un début ».
du cuir tressé signature de la maison, l’Intreccio, Il faut dire que, à 38 ans, Matthieu Blazy a déjà
sous forme de petits sacs gonflés à bloc ou de roulé sa bosse. Pas n’importe où ni auprès de n’im-
cuissardes spectaculaires. Et à faire de subtiles et porte qui. Le créateur franco-belge est passé par
généreuses allusions au travail de ces prédéces- Maison Martin Margiela. On est fin 2011 et, à
seurs : Tomas Maier, qui a tenu les rênes créatives l’époque, il vient s’occuper de la collection
de la marque de 2001 à 2018, mais aussi Daniel Artisanal, sorte de ligne expérimentale (qui défi-
Lee. Ce dernier a quitté brusquement la griffe en lera dans le calendrier haute couture printemps-
novembre 2021, après l’avoir remise pendant été 2013), où le recyclage et le détournement font
trois ans sur les rails de la modernité en sortant loi, tandis que Demna Gvasalia (devenu depuis le
des chaussures et des sacs champions des ventes DA star de Balenciaga) s’occupe de la ligne princi-
et des parutions dans la presse, en popularisant pale. Après le dernier show de Demna, en sep-
un vert pomme incontournable et mille fois tembre 2012, fort du soutien du couturier Raf
copié et en assumant une communication origi- Simons et de la critique de mode britannique Suzy
nale, qui a notamment consisté à retirer Bottega Menkes, Blazy chapeautera les deux collections. À
Veneta des réseaux sociaux. cette époque, il est déjà ce garçon charmant, qui
Ce 26 février, Matthieu Blazy avait aussi su maî- s’exprime simplement et intelligemment. Des qua-
triser la dramaturgie d’un show qui s’ouvrait sur lités qui, très tôt, ont agrégé autour de lui un noyau
une silhouette d’apparence basique (un débar- d’amis fidèles dans le métier.
deur blanc posé sur un pantalon en cuir bleu Alors qu’il est encore étudiant à La Cambre, école
ayant subi une finition très spéciale pour ressem- de mode belge dont il sortira diplômé en 2007, il
bler à un jeans) et qui montait en puissance et en est remarqué par le très respecté Raf Simons et
sophistication au fil des passages, déclinant une par l’influent Renzo Rosso (patron du
Matthieu BLAZY,
l’homme qui marche. LE DIRECTEUR ARTISTIQUE DE BOTTEGA VENETA PRÉSENTERA
LE 24 SEPTEMBRE SA DEUXIÈME COLLECTION POUR LA GRIFFE
ITALIENNE. UNE NOUVELLE ÉTAPE DANS LA CARRIÈRE BIEN REM PLIE
Texte Caroline ROUSSEAU DE CE CRÉATEUR CURIEUX ET DÉTERM INÉ QUI A DÉJÀ TRAVAILLÉ
Photos Bea DE GIACOMO CHEZ RAF SIMONS, MAISON MARTIN MARGIELA, CÉLINE OU CALVIN KLEIN.
groupe Only The Brave, propriétaire
aujourd’hui de Diesel, Marni, Maison Margiela
ou encore Jil Sander). Il ira d’ailleurs travailler
dès la fin de ses études pour la marque de mode
homme de Raf Simons, où il rencontrera son
compagnon, Pieter Mulier. Les trois designers
ne se quitteront plus et incarnent aujourd’hui
une forme de réussite incontestable, occupant
le poste convoité de directeur de la création au
sein de trois maisons parmi les plus excitantes
de l’industrie du luxe : Blazy chez Bottega
Veneta (Kering), Mulier chez Alaïa (Richemont)
et leur mentor, Simons, chez Prada, au côté de
Miuccia elle-même.
UNE
sorte d’élite de la mode
intello ? Le qualificatif le
fait tiquer. « On est tous très
curieux. On s’intéresse au
design, à l’architecture et à l’art, bien sûr », dit Ci-contre, les
Matthieu Blazy, qui vient d’acheter avec Pieter bottines Canalazzo,
Mulier la maison-atelier de Valentine Schlegel, en cuir Intreccio
et en cuir ajouré,
dans le 14e arrondissement de Paris. Il connaît et le sac Kalimero,
bien l’endroit, car sa famille habitait à côté de en cuir, foulard
l’artiste céramiste quand il était enfant. « Mais Intreccio,
Bottega Veneta.
on aime aussi se promener, cuisiner et parler de
nos chiens. Pour ma part, même s’il y a un certain Page de droite,
dans les locaux de
type de mode que j’aime, que certains peuvent Bottega Veneta, la
qualifier de “cérébrale”, je n’établis pas de hié- mannequin Paola
rarchie. Toutes les infos sont bonnes à prendre. Manes porte le
pantalon en cuir
Elles permettent de créer. Si je n’aime pas com- imprimé trompe
ment les gens s’habillent mais qu’ils se font plai- l’œil, un débardeur
sir, ça me va. Moi, j’observe, et, si parfois je en coton côtelé
et les bottines
trouve que c’est vulgaire ou raté, c’est mon pro- Canalazzo de la
blème. Ce qui compte, c’est l’élan. Concernant marque.
Margiela, tout le monde pensait aussi que c’était
intello, conceptuel, mais, à vrai dire, j’ai trouvé
l’expérience très instinctive, spontanée. L’héritage
de la maison, c’était le contraire de l’intellectua- La Cambre. Il garde en tête « quelqu’un d’assez assez utile. Quand, chez Margiela, pour un défilé
lisation : une juxtaposition un peu loufoque, une fougueux, de très enthousiaste. Il avait une envie Artisanal, il se retrouve avec zéro budget pour les
vraie liberté créative avec un seul objectif. Si ça de faire les choses et une façon de communiquer cheveux et le maquillage, il choisit de couvrir
marche dans l’allure, ça suffit. » sa passion bien à lui. Tu sentais déjà quelqu’un en (dans la plus pure tradition margielesque) le
Quand il rejoint Margiela, après son passage chez train d’installer une signature. Il faisait des choix visage des mannequins de masques qu’il brode
Raf Simons, c’est qu’il ressent l’envie impérieuse forts, précis, pointus. Pour son défilé de fin de strass. Kanye West en fera l’accessoire mode
de faire de la mode femme. Tout son parcours d’études, il avait choisi la spationaute Claudie phare de sa tournée Yeezus, en 2014…
vise à accumuler des expériences, à se frotter à Haigneré comme inspiration ! Elle incarnait pour Toujours motivé par cette soif d’apprendre auprès
des tâches complémentaires pour avoir une lui une figure féminine forte dans un métier qui de stylistes qu’il admire, il quitte Maison Martin
vision précise du métier dans ses divers aspects donne toute la place aux hommes. Et puis l’espace Margiela pour rejoindre le Céline de Phoebe Bea De Giacomo pour M Le magazine du Monde
et à tester plusieurs méthodes de travail. « Martin avait forcément ce côté futuriste qu’il aimait tant Philo, où il se retrouve à dessiner les précollec-
[Margiela] était déjà parti, on m’avait dit : “C’est dans le travail de Nicolas Ghesquière chez tions, celles qui donnent un avant-goût plus
une maison sans designer, un collectif étrange”, Balenciaga. » Mais ce n’est pas parce qu’on réflé- « commercial » de ce qui sera montré sur le
mais, moi, ça m’a plu, justement. J’y ai vu une chit qu’on fait une mode intello. « Matthieu aime podium. Pendant deux ans et demi, dans l’atelier
chance d’avoir quelque chose à dire et une cer- se poser des questions : comment on peut faire parisien, il fait des chemises, des manteaux. Il ne
taine liberté… Ça a été le cas, d’ailleurs. » Il y reste avec peu, comment on gère et comment on travaille pas sur des looks mais sur des pièces.
trois ans et demi. accueille un accident ? Il sent ce qu’il fait et il est Puis il s’envole comme un gamin qui réalise un
Thierry Rondenet, aujourd’hui codirecteur avec capable de l’expliquer de manière convaincante : rêve, vers New York avec Pieter Mulier, pour
Hervé Yvrenogeau du Bachelor of Arts in Fashion l’émotion qu’il procure repose sur une technique et suivre Raf Simons chez Calvin Klein.
Design à l’Institut français de la mode, à Paris, a une intention qu’il sait analyser. C’est une grande À l’été 2015, ils sont tous les trois installés là-bas.
été son professeur en quatrième année à force. » Savoir faire avec peu lui a d’ailleurs été Il avait vu New York avec sa famille – son père, qui
LE GOÛT
travaille dans les arts premiers, voyageait beau- Chinatown d’abord, puis dans West Village. On était
coup, sa mère, ethnologue, également. Il était comme les héros d’un film, on allait au dogpark, on
aussi revenu à New York pour ses recherches dans s’échappait dans les Catskills, on faisait des ren-
le cadre des collections Artisanal de Margiela. contres improbables. Rentrer m’a déstabilisé. J’ai
Il veut habiter cette ville. Il fantasme Calvin Klein. pensé à switcher complètement : faire de la cura-
Les campagnes des années 1990 sont gravées dans tion ? Reprendre des études ? »
sa tête. David Sims, Richard Avedon, Kate Moss. Mais il repart pour Los Angeles aider l’artiste
Cette mode radicale et sensuelle, tout l’attire. Sterling Ruby, grand ami de Raf Simons que ce
D’ailleurs, impossible de ne pas voir le lien avec le dernier avait fait travailler sur des imprimés
premier look pantalon en cuir bleu délavé et pendant sa période Dior. L’Américain, né en
débardeur blanc de son défilé chez Bottega Allemagne, s’apprête à lancer une marque de
Veneta. « Calvin Klein était devenu pour moi un vêtements, S.R. Studio LA. CA., dans le cadre de
mot générique, je cassais les pieds de tout le monde l’édition de juin 2019 du grand rendez-vous de
avec ça… Je suis entré dans une autre dimension. mode masculine, Pitti Uomo, à Florence. « En
J’avais accès aux archives et j’ai pu revoir les Californie, je suis rentré dans son monde d’ar-
images que j’adorais tant, se souvient-il. En 2016, tiste, ce n’était pas le mien, explique Blazy.
l’élection de Trump a quand même teinté notre L’exercice était fascinant. Après l’énorme
aventure américaine… mais, bon, quand le visa a machine CK, je changeais d’échelle. Un plan de
expiré et qu’il a fallu quitter le pays, ça m’a mis un collection ? Il n’y en avait pas. Sterling faisait ce
coup. On avait une maison, un chien et même un sol qu’il aimait et, moi, je désapprenais ce que je
signé de l’artiste Jim Lambie ! On a été heureux à savais faire. Ça m’a libéré. »
161
LE GOÛT
Le défilé à Florence fait sensation, mais il meeting, il préfère faire le tour du pâté de mai- sensuel comme une bouche glossy, donne vrai-
faut rentrer à Anvers. Matthieu Blazy résume la sons. Il dit que les idées viennent plus facilement ment envie tout en demeurant un modèle de
suite ainsi : « Le vide, le Covid, les entretiens pour en marchant qu’assis autour d’une table. Côté maîtrise artisanale de la part d’ateliers capables
des postes dans des maisons… Je ne m’y retrouvais inspirations, il cite Carolyn Bessette, Pat de sortir des sacs dont la structure et le traite-
pas. » Daniel Lee, qu’il a rencontré chez Céline, Cleveland ou Gianni Agnelli, mais le petit person- ment des cuirs font qu’ils se tiennent bien tout en
lui propose alors de rejoindre le studio de nage italien de Calimero ou l’Américain s’affaissant légèrement quand on les porte ou les
Bottega Veneta. « J’ai toujours voulu travailler Huckleberry Finn ont toute leur place dans son pose. Chez Bottega, on appelle le pli qui se des-
chez Kering. Et j’aime BV, cette maison de mode storytelling, justement parce qu’ils ont une façon sine alors, le « sourire du sac »… Blazy a trouvé
et de luxe intimiste m’inspire. J’aime que cette bien à eux de tenir leur baluchon et d’y aller. On dans sa première collection une sorte d’équilibre
marque ait pour slogan “Quand vos initiales suf- ne sait pas trop où, mais, de toute évidence, ils qui découle évidemment de toutes ses expé-
fisent”. Ou qu’il existe des campagnes de pub pour ne vont pas rester. D’ailleurs, l’un des sacs de la riences passées : de belles pièces bien faites, suf-
les sacs BV avec des mannequins habillés en dernière collection s’appelle le Kalimero : un fisamment classiques pour traverser les saisons,
Halston, car la marque ne faisait alors pas de modèle d’un luxe ultime qu’on peut lancer sur mais suffisamment identifiables pour qu’on
vêtements ! Pour les trois premiers looks de mon son épaule avant de tourner les talons. « Devoir sache qu’elles sortent d’un esprit créatif.
dernier show, j’ai repris cette idée qu’on est définir ce qu’est le cool, ce n’est pas trop mon truc.
CELA
Bottega Veneta, quoi qu’on porte avec son sac. Il Moi, je travaille sur une allure instinctive, celle des peut sembler subtil,
n’y a, dans cette maison, pas de codes à respecter gens qui marchent ; d’où ce porter baluchon pour mais il existe une
comme dans le prêt-à-porter Dior ou Chanel. On le Kalimero. C’est une forme assez primitive que énorme différence
peut faire du vestiaire Bottega ce qu’on veut. » celle du seau, mais le travail artisanal, si spontané entre faire de beaux
Très vite, il revient aux fondamentaux : à l’ori- qu’il semble, ne l’est pas du tout ! C’est génial, car vêtements et dépasser cela pour atteindre
gine, Bottega Veneta est une maison de sacs. très peu de gens sauront le refaire et ceux qui le ce petit frisson que peut procurer la mode.
Il faut donc des silhouettes dynamiques, en mou- feront ne le referont pas deux fois pareil. C’est « C’est très clair dans sa première collection pour
vement, pas une mode de salon. Cela lui va bien : comme une céramique, il n’y a pas de moule. » Bottega Veneta, ajoute Thierry Rondenet. On
Matthieu Blazy aime prendre l’air. Plutôt qu’un Le produit final, fait de tresses de cuir dodues, peut se repasser en boucle les passages avec les
cabans. On sent qu’il s’est dit : “Je vais rester
sur la notion de gros caban, mais comment en
faire une pièce mode ?” Et il y parvient. » Cela
Matthieu Blazy, tient à la forme même (un dos dans lequel
dans son bureau,
à Milan.
le vent semble s’engouffrer), à la silhouette
aérodynamique qui en découle quand on s’at-
tarde sur le profil, au fait qu’il l’associe à un pan-
talon pour en faire un uniforme monochrome
bleu marine, aux poches poitrine, etc.
Certains trouveront la proposition un poil trop
sage. Qu’elle manque de hoodies et de baskets.
« Tout le monde fait du streetwear, pour moi, la
question était pliée. Porter un jeans à New York,
c’est du streetwear, or, en Italie, c’est porter un
costume qui est du streetwear. D’où l’importance
du tailoring dans ma collection, réagit Matthieu
Blazy. Et puis, je ne parle pas à une génération.
Quelqu’un de 80 ans peut aimer un double cache-
mire, quelqu’un de 25 ans se tournera peut-être
plus vers un sac. C’est une mode sans âge, mais
cela reste de la mode. » D’ailleurs, défiler à Milan
a une saveur particulière pour lui. « Cette maison
est italienne, elle est née dans un contexte précis,
près de Venise, ce pays est si riche. On peut parler
des heures des architectes et réalisateurs italiens
sans être ni nationaliste ni passéiste. Et, surtout,
j’adore l’idée de faire un show non loin de Gucci
et de Prada. » La mode a tendance à glorifier cer- Bea De Giacomo pour M Le magazine du Monde
162
ullajohnson.com
LE GOÛT
MAINTENANT OU JAMAIS
Marteau de
MARGIELA. O B S E S S I O N N E LS ET S E N T I M E N TAU X, les
c ollectionneurs de mode sont souvent créateurs,
journalistes, commerçants, stylistes… Mais pas elle.
Longtemps kinésithérapeute à Angers, aujourd’hui
retraitée, Christine (qui ne souhaite pas communi-
quer son nom de famille) sollicite un jour l’experte
du vintage Pénélope Blanckaert. Cette dernière se
souvient : « J’ai pris le train pour Angers, je me suis
rendue dans son appartement d’esthète, et j’ai décou-
vert, soigneusement rangée dans des cartons, sa
garde-robe signée Martin Margiela. » Soit pas moins
de 350 pièces dont la septuagénaire se sépare
aujourd’hui en les exposant, puis en les dispersant
aux enchères chez Millon. Christine s’est constitué
cette collection au fil des années dans une boutique
pointue d’Angers où elle se rendait le mercredi après-
midi, pendant les activités extrascolaires des enfants.
Sans s’en vanter auprès de son mari, totalement her-
métique au goût de sa femme pour l’humour concep-
tuel du designer belge… Pull chaussette, manches
gants, nuisette portée sur l’envers, robe de l’au-
tomne-hiver 1997 qui laisse un côté du buste décou-
vert, ou célèbre manteau couette de l’automne-hiver
1999 voisinent avec des débardeurs, pantalons ou
pull-overs sobres, et plus aisés à enfiler au quotidien
pour exercer son métier. Valentin PÉREZ
« MARTIN MARGIELA – L’ANGE D’UNE ANGEVINE », EXPOSITION
LES 10 ET 12 SEPTEMBRE, DE 11 HEURES À 18 HEURES, PUIS
VENTE AUX ENCHÈRES LE 13 SEPTEMBRE. CHEZ MILLON,
5, AVENUE D’EYLAU, PARIS 16 e. ESTIMATIONS PAR LOT : 30 €
À 2 500 €. MILLON.COM
nale à l’origine du nom. Le principe d’y la date passée en noir et le dessin des
graver le nom de la marque en toutes compteurs. Pour le reste, le design n’a
lettres, affirmation parmi d’autres dont pas pris une ride. David CHOKRON
les collections de la maison sont coutu- LOUIS VUITTON TAMBOUR TWENTY, BOÎTE EN ACIER
mières, est aussi quasiment unique. DE 41,5 MM SUR BRACELET EN CUIR D’ALLIGATOR
Les aiguilles jaune vif, allusion à un fil MARRON, MOUVEMENT MÉCANIQUE À REMONTAGE
AUTOMATIQUE, HEURES, MINUTES, SECONDES,
de malletier, n’ont rien d’un détail tant le DATE, CHRONOGRAPHE. PRIX SUR DEMANDE.
contraste avec le reste de la pièce est LOUISVUITTON.COM
164
Sac Hobo en cuir et Nylon,
2 Moncler 1952 Woman, 650 €.
moncler.com
FÉTICHE Haute ALTITUDE. Empruntant son nom à la ville de Monestier-de-Clermont en Isère, la maison Moncler
débute en 1952 avec des tentes de camping et des duvets. Le Nylon vient d’être inventé et offre résistance et légèreté aux équipements de
randonnée. Mais les deux fondateurs ne s’arrêtent pas là et se lancent dans l’habillement pour alpinistes. Dix ans après la naissance de la
marque, la première doudoune est créée, puis portée par les plus grands sportifs, et finit par devenir un classique. Il faudra attendre les
années 1980 pour que des collections urbaines soient développées. La maison ne cesse d’enrichir son pendant mode avec des collaborations
– Balenciaga, Fendi, Giambattista Valli ou JW Anderson – et le déploiement de la ligne 2 Moncler 1952, aux commandes de laquelle se trouve,
depuis 2018, la directrice artistique Veronica Leoni. Ses collections féminines et raffinées restent fidèles à l’esprit de la maison, comme en
témoigne ce sac en cuir et Nylon. Texte et réalisation Fiona KHALIFA — Photo Valentin ABAD – Scénographie Juliette ZAKOWETZ
LE GOÛT
MAKING OF
La veste BAR,
féminin masculin.
KIM JONES, DIRECTEUR ARTISTIQUE DE DIOR M EN,
REVISITE UNE PIÈCE PHARE DE LA FÉM INITÉ D’APRÈS-
GUERRE EN LA TRANSPOSANT DANS LE VESTIAIRE
MASCULIN. DOUBLÉ, PLISSÉ, PINCÉ, LE TISSU A ÉTÉ
TRAVAILLÉ SELON UN SAVOIR-FAIRE HISTORIQUE.
TAILLE ÉTROITE, HAN CHES GALBÉES, patronage qui servira ensuite à monter et à
PETITES ÉPAULES : on reconnaît en un clin d’œil reproduire le vêtement dans des tissus spéci-
la veste Bar, pièce emblématique du New Look. fiques. Ici, le prince-de-galles ou le pied-de-
Pour la première fois depuis sa création en 1947 poule, par exemple, ont demandé un travail
par « Monsieur Dior », comme on appelle toujours méticuleux : « Il a fallu les manipuler avec soin
le fondateur avenue Montaigne, elle éclôt au afin que les motifs soient parfaitement alignés,
rayon hommes. Une idée impulsée par Kim notamment sur le rabat des poches. » Sans parler
Jones, le directeur artistique de la ligne mascu- des boutons qui, traditionnellement sur la veste
line. Cet Anglais mordu de voyages et de livres Bar, sont eux aussi savamment recouverts de
anciens ne cesse, depuis son arrivée en 2018 dans tissu pour se fondre dans le tissage.
la maison française, d’injecter dans le prêt-à-por- Pour garantir la fameuse forme de « tulipe inver-
ter masculin des techniques d’ordinaire dévolues sée », la veste a été dotée sur l’intérieur d’un rem-
à la haute couture – de broderies de sequins bourrage renforcé par une doublure en crin.
sophistiquées en jeux de drapés et motifs floraux Surtout, Kim Jones a tenu à apposer sa patte :
ou pastoraux. Un ennoblissement cohérent avec plutôt que de fortement cintrer la taille, comme
l’esprit originel de Christian Dior qui, d’une voix dans la version féminine, il a choisi de ramener
sûre de son fait, glissait aux auditeurs de la RTF, le lainage plus près du corps à l’aide de deux plis,
en janvier 1951 : « N’oubliez pas qu’avant tout, pincés latéralement sur l’avant. Et cela sans cher-
Sophie Carre x3. Yannis Vlamos/Dior Men
La veste Bar de
s’habiller c’est s’embellir ! » cher à dissimuler la ruse qui laisse deviner l’entoi- Dior Men en
laine mélangée
Mais comment, en 2022, adapter à un corps lage – il a même souhaité souligner ces plis de grise, prince-de-
d’homme cette pièce phare de la féminité surpiqûres blanches faites main. « Ce savoir-faire galles chiné,
d’après-guerre ? « Nous sommes partis d’une veste provient de techniques de travail qui perdurent pinces avec toile
apparente, ici
d’homme classique pour la transformer en veste depuis le XIXe siècle, rappelle Myriem Peyret. lors de sa
Bar », explique Myriem Peyret, première d’ate- Plutôt que de les dissimuler, Kim tenait à ce que la confection et
lier. Au départ, il y a toujours une toile de coton dimension historique et manuelle soit rendue lors du défilé
automne-hiver
blanche au toucher rigide idoine pour travailler visible. » Valentin PÉREZ 2022-2023.
des courbes en relief, puis le dessin d’un VESTE BAR, DIOR MEN, 3 500 €. DIOR.COM
166
De gauche à droite,
mocassin Margaret, en cuir verni
avec chaîne Triomphe, Celine par
Hedi Slimane, 790 €. celine.com
Mocassin en veau velours, Hermès,
900 €. hermes.com
Mocassin Dior Code, en cuir brossé
et intérieur fourré, Dior, 1 050 €.
dior.com
Mocassin Kate, en cuir, Tod’s, 850 €.
tods.com
VARIATIONS Marche à SUIVRE. Dans la grande famille des souliers, le mocassin traverse les époques sans jamais se
démoder. Porté au départ par les hommes, il a fini par devenir une pièce classique du vestiaire féminin. Dans son style d’origine, il a
une semelle plate, à la fois souple et mince, ornée de picots antidérapants, et présente l’avantage de s’enfiler facilement sans aucun
système d’attache. Au fil du temps, il s’est décliné dans différentes versions, comme le penny loafer et sa bande de cuir sur le dessus,
le mocassin à glands, orné de pompons décoratifs, ou celui à mors en métal, inspiré du fameux modèle de Gucci. Cette saison, de Celine
à Dior en passant par Hermès et Tod’s, les semelles se font épaisses et crantées. Plus robustes, plus stables, ces souliers sont parfaits
pour arpenter les sols glissants de l’automne. Le dessus de la chaussure, lui, est décoré (plaque, boucle ou logo) afin que le confort ne
prenne pas le pas sur l’élégance. Texte et réalisation Fiona KHALIFA — Photo Valentin ABAD – Scénographie Juliette ZAKOWETZ
Au pas
FIGURE DE STYLE
de COURSE.
À CHACUN SA FAÇON DE FERM ER
UNE VESTE OU DE NOUER UN
FOULARD : AUTANT DE TICS
ET DE MODES QUI SIGNENT
UNE SILHOUETTE ET FONT SON
ORIGINALITÉ. CETTE SEMAINE,
LES “RUNNINGS”, EM BLÉMATIQUES
1
DE NOTRE RAPPORT AU TEM PS.
CELA RESSEMBLE À UN RUNNING GAG : encore dix ans, font aujourd’hui partie intégrante Texte Margaux MENU
courir après le temps pour espérer en gagner. de la panoplie du citadin. Tant et si bien qu’il est Photos Antoni CIUFO
Notre existence ne saurait subir la moindre de moins en moins nécessaire de les troquer Stylisme Laëtitia LEPORCQ
paresse, la moindre halte, sans quoi elle serait contre des escarpins, comme le faisait Melanie
gâchée. Et le temps, perdu. Aux pieds de cette Griffith dans Working Girl (1988), de Mike Nichols,
masse fourmillante que nous finissons par en arrivant au boulot. Plus besoin d’enfiler de
former, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, « vraies » chaussures pour aller dîner ou danser,
en costume, tailleur, jogging ou en jupe à des modèles de Balenciaga ou de Gucci ouvrent
sequins : des runnings. désormais plus de portes que des souliers cirés.
Fini le temps des sneakers, du nom de sneaks, ces Dans Time Out (2011), le film dystopique
voleurs américains du siècle dernier qui devaient d’Andrew Niccol, le temps est devenu l’unité
rapidement se faufiler (sneak off en anglais) pour monétaire mondiale et il se porte au poignet. Les
échapper aux policiers. On court plus prosaïque- privilégiés sont ceux qui, possédant des cen-
ment après le bus, pour déposer les enfants à taines d’années au compteur, n’ont pas à se sou-
l’école ou arriver à l’heure au travail. cier d’en gagner. Dans la vraie vie, on se contente
Baskets, tennis, runnings, sneakers… Quelle que étrangement de porter aux pieds le symbole de
soit leur appellation, les chaussures de sport, notre course perpétuelle contre la montre.
jugées hideuses ou réservées au jogging il y a Attention quand même à la marche.
LE GOÛT
169
Fianso en août
à Paris.
LE GOÛT
Sofiane ZERMANI,
de flow et de mots.
À 36 ANS, LE RAPPEUR CONNU SOUS LE NOM DE FIANSO MULTIPLIE
LES RÔLES AU THÉÂTRE ET AU CINÉMA. APRÈS AVOIR JOUÉ
SHAKESPEARE AU FESTIVAL D’AVIGNON CET ÉTÉ, ON LE RETROUVE,
Texte Stéphanie BINET EN CETTE RENTRÉE, DANS UNE SÉRIE POLICIÈRE SUR FRANCE 3
Photo Emma PICQ ET DANS UN FILM SUR NETFLIX, “SOUS EM PRISE”.
DAN S LE MON DE DU RAP, Pour ce film, Sofiane Zermani a Bobigny, en Seine-Saint-Denis, le plus sincères possible, on ne le per-
il est connu sous le nom de Fianso. gardé la ligne qu’il avait obtenue lorsqu’il empêche des jeunes de se çoit pas tout de suite. Mais, de fait, on
Dans celui du cinéma, des séries télé pour son rôle dans la série de confronter à la police lors d’une commence à jouer. Aujourd’hui, je le
ou sur les planches d’Avignon, il est Canal+ Les Sauvages (2019), de manifestation pour dénoncer les vio- vois avec le théâtre : amener un flow
Sofiane Zermani. Rappeur connu et Rebecca Zlotowski, adapté de lences subies par un adolescent à un personnage, c’est plus facile pour
jeune premier qui monte, le trente- la série de romans de Sabri Louatah. d’Aulnay-sous-Bois, Théo. Son aura moi, c’est plus fluide, c’est plus natu-
naire est à la fois père de famille res- Parce qu’il voulait que son person- sur le Web lui permet déjà d’être rel. » Depuis son premier rôle dans
ponsable et grande gueule de Seine- nage de terroriste manipulateur soit audible, d’avoir l’autorité naturelle le film de David Oelhoffen Frères
Saint-Denis, acteur talentueux et osseux, l’acteur avait perdu 15 kilos, pour éviter l’affrontement avec une Ennemis (2018), avec Reda Kateb,
businessman aguerri. Il s’est construit qu’il n’a jamais repris. « Je me fais du rangée de CRS. Lui refuse le qualifi- Fianso le rappeur est devenu un véri-
une carrière sans équivalent dans le mal, reconnaît-il. Je fais beaucoup de catif d’« autoritaire », mais se dit plu- table acteur. « Restons modestes,
paysage français, et ce depuis ses sport, j’ai une discipline d’enfer. » Il a tôt directif, une qualité acquise plus reprend-il. En quatre ans, j’ai appris
débuts, au tournant des années 2010. été impressionné par les apnéistes jeune dans son quartier du Blanc- à aimer jouer. Ce métier, en tout cas,
Il s’était fait connaître en postant sur qu’il a rencontrés pour préparer le Mesnil et entretenue au fil de sa car- me prend au sérieux. On me propose
YouTube, à partir de 2016, ses vidéos film. « Ce sont des mecs très affûtés. rière. « Il doit forcément y avoir un des rôles qui n’ont strictement rien à
#JesuispasséchezSo tournées dans Palmer en profondeur, ça te rend truc avec l’endroit où j’ai grandi, voir avec Fianso. Des fois, je reçois des
les cités les plus sensibles de France, musculeux au niveau des cuisses. J’ai reconnaît-il. Il faut un minimum de scénarios, je me dis : “Mais comment
allant jusqu’à bloquer l’autoroute A3, voulu coller à ça. En plus, la dicta- poigne pour se faire entendre, même ont-ils pensé à moi pour ce truc ?” On
en 2017, pour les besoins d’un clip. ture de la combinaison fait que, si tu pas pour se faire respecter, mais pour me prend comme un jeune comédien
Auréolé de plusieurs disques de as un pet de gras, t’es mort. » ne pas avoir plus de galères que ça. plein d’envie. Ça me flatte, vous ne
platine et condamné à quatre mois Pour se fondre dans ce rôle inspiré Pour tenir en face des gens, il faut un pouvez pas savoir à quel point. »
de prison avec sursis pour cette de l’apnéiste cubain Francisco certain caractère. » Il a d’autres sujets de fierté. Des
démonstration dangereuse, il est très « Pipin » Ferreras, Sofiane Zermani Ses parents, d’origine algérienne grandes écoles l’invitent pour des
vite devenu le patron du label a dû surmonter sa peur de l’eau : « Je – une mère secrétaire chez France master class sur son leadership
Affranchis Music, où il a fait émerger n’aime pas la mer, je n’aime pas Loisirs et un père vendeur de prêt-à- – l’Essec, Sciences Po Paris, où un
notamment Soolking et Heuss l’En- l’océan, je ne nageais même pas cor- porter sur les marchés –, l’élèvent candidat à la direction lui a ainsi pro-
foiré, dénichés tous deux dans son rectement avant. » Afin de se passer au Clos Saint-Lazare, à Stains, puis posé d’enseigner –, lui qui a arrêté les
émission sur le Web « Rentre dans le de doublure, il a suivi les conseils de au Blanc-Mesnil. Sa passion pour études en seconde. S’il s’est promis
cercle » et aujourd’hui célèbres dans Stéphane Mifsud, recordman d’ap- le théâtre lui vient de cette époque. de ne plus enregistrer d’album rap
le rap français. Mais il est aussi un née statique : onze minutes trente- L’ado lit Molière et Shakespeare après 40 ans, le prochain est prévu
passionné de théâtre. Il était à cinq sous l’eau sans respirer. Le rap- comme d’autres des mangas : « Pour en 2023. Sofiane Zermani a d’autres
Avignon cet été avec Variations peur a aussi révisé ses classiques, ma génération, la télé, les ordinateurs, ambitions malgré un planning bien
Shakespeare, une création mêlant Le Grand Bleu, de Luc Besson, et en c’était beaucoup moins accessible chargé : « Il y a deux ou trois petits
des sonnets et des extraits de la pièce est sorti convaincu. « Il était hors de qu’un bouquin. J’étais un enfant bien trucs qui me manquent, j’ai envie de
Les Deux Gentilshommes de Vérone, question que je sois un apnéiste de éduqué, qui était chez lui à des heures les rattraper. Et puis, c’est bien mar-
après avoir joué dans La Mort cinéma, résume-t-il. Sur ce tournage, correctes, mais je tournais en rond à rant d’être une star, de passer à la télé
d’Achille, de Wajdi Mouawad, c’était la première fois de ma vie que la maison. Je passais devant tous ces et de faire de l’argent, mais à mes fils,
en 2021, et dans une adaptation de je mettais des palmes. Je n’avais livres tous les jours et, à un moment, je leur raconte quoi ? Aux petits jeunes
Gatsby le Magnifique, de Francis jamais sauté d’un bateau avant. j’en ai ouvert un, deux, dix et puis qui me suivent, je renvoie quoi comme
Scott Fitzgerald, en 2019. En cette Les mecs m’ont expliqué dès le début : après c’était fini. J’ai plongé dedans. message ? J’ai bien envie de valider
rentrée, on le verra aussi sur “Il y a un truc avec l’apnée, c’est que J’adorais lire le vieux français… » des acquis et de pouvoir intégrer un
les écrans. Il interprète l’inspecteur tu laisses tout à la surface.” » Il a Fianso n’est alors qu’un lecteur de cursus universitaire qui me plaît. »
Pull Hermès, collier personnel
de police Lyes Bouaouni, dans la aimé cette sensation d’être dans un théâtre, jouer ne lui vient pas à Et le revoilà plongé ailleurs.
série policière Hors saison, diffusée autre monde. « J’ai atteint 35 mètres l’esprit. Le rap prend vite beaucoup
depuis le 1er septembre sur France 3, en apnée, parce que les mecs m’ont de place. Avec son pote Kala, « un
et l’apnéiste retors et tourmenté donné envie, parce que c’est une dis- autre petit coq », il monte un groupe,
Pascal Gauthier dans le long-métrage cipline de fou. Je n’attends que de Les Affranchis. Se mettre en scène SOUS EMPRISE, DE DAVID ROSENTHAL,
SUR NETFLIX, DEPUIS LE 9 SEPTEMBRE.
Sous emprise, disponible à partir de replonger. Je veux y retourner. » devient une seconde nature : HORS SAISON, DIFFUSION EN COURS
vendredi 9 sur Netflix. Il fait tout à fond. Comme en 2017 à « Comme on veut que nos textes soient SUR FRANCE 3.
171
Alexandra Roussopoulos travaille
à une toile dans son atelier parisien,
le 7 août. Elle teste au préalable
des associations de couleurs à l’aide
de nuanciers qu’elle confectionne
sur de grandes feuilles cartonnées
(ci-dessous).
LA BEAUTÉ DU GESTE
Alexandra ROUSSOPOULOS,
équilibriste de la couleur.
LA DISCRÈTE PEINTRE EXPOSÉE RÉGULIÈREM ENT À LONDRES,
PARIS OU EN CHINE AIM E À EXPLORER TOUTES SORTES DE
SUPPORTS, DEPUIS LA TOILE JUSQU’À DES OBJETS DU QUOTIDIEN.
DES VASES, DES PARAVENTS OU DES TASSES QU’ELLE ABORDE
AVEC LE MÊM E ÉLAN ET LA MÊM E SENSIBILITÉ.
“J E N ’ É TA B L I S PA S D E H I É R A R C H I E
ENTRE PEINDRE UN TABLEAU OU UNE ASSIETTE.”
Alexandra Roussopoulos s’inscrit dans ce mou-
vement de créateurs curieux d’explorer d’autres
arts, comme la fabrication d’objets du quoti-
dien. « Dans mon travail et dans ma vie, tout est
lié, une tasse est aussi importante qu’une sculp-
ture. Je suis de plus en plus sensible aux détails
qui m’entourent. » D’origine suisse et grecque,
l’artiste s’est formée il y a trente ans au
Camberwell College of Art, à Londres, où se
conjuguaient liberté d’expression et apprentis-
sage rigoureux de toutes les techniques pictu-
rales. À 18 ans, elle découvre la peinture et
l’usage de la couleur. « J’ai su que j’avais trouvé
là une forme d’autonomie, un monde à moi. »
Exposée régulièrement à Londres, à Paris, en
Chine ou en Suisse, cette peintre discrète et exi-
geante trouve sa place auprès de stars de l’art
contemporain, comme Kiki Smith, Valérie Belin
ou Tatiana Trouvé, dans le livre Les Authentiques.
Dans les ateliers d’artistes du XXIe siècle, de la
photographe Catherine Panchout et du philo-
sophe Yves Michaud (Flammarion, 2020).
Celui-ci écrit : « Alexandra Roussopoulos est une
plaque sensible qui capte en continu moments de
vision, sensations mais aussi émotions, affects,
amitiés… » Sa peinture s’échappe souvent des
toiles vierges, « sans histoire », pour s’aventurer
sur toutes sortes de supports. Textiles, céra- œuvres de l’artiste, réalisée en collaboration
mique, murs, bois, verre… avec une jeune ébéniste, Déborah Marzona.
L’artiste s’implique avec le même élan dans la « Un paravent, c’est une peinture qui tient debout
création d’une peinture sur un escalier extérieur dans l’espace et aujourd’hui, on a envie de plus
en Grèce, d’une série de paysages sur verre ou d’intimité dans les open spaces. Le choix du bois
l’animation d’un atelier pour des personnes en était important : de l’okoumé, un bois tropical
situation de handicap. Sa pratique se nourrit de dont les veinures forment comme un premier des-
ces conversations, à l’image de la double chaise sin sur le support. J’ai peint en diluant la peinture
accueillant le visiteur dès son entrée dans l’ate- avec beaucoup d’eau. Cela a teinté la surface tout
lier : une pièce en bois massif, signée Gaudí, où en révélant sa structure. »
deux personnes peuvent prendre place et Déployé sur le parquet recouvert d’une bâche, un
échanger confortablement côte à côte. nouveau paravent composé de trois pans attend
Son appartement-atelier près du Trocadéro est d’être transformé. « C’est un objet que j’ai chiné. Ses
un vaste espace blanc des années 1930 bordé de bords arrondis me faisaient penser à une icône. C’est
baies géantes, où le plafond culmine à 5 mètres. ce côté bricolé et sacré à la fois qui m’a plu. » Elle a
Le long du mur gauche, dans des rayonnages, désentoilé le châssis pour mieux l’étudier avant de
sont rangés tableaux, châssis, matériel. Les se le réapproprier. « L’enjeu est de trouver ma place
meubles se résument à une longue table pour là-dedans avec la peinture, de prendre le dessus,
les repas entourée de chaises toutes différentes, tout en respectant la mémoire de l’objet. »
une méridienne bleu-gris, un paravent comme À partir d’un nuancier qu’elle réalise sur
un paysage déployé. C’est l’une des dernières de grandes feuilles cartonnées, l’artiste
173
De gauche à droite, dans l’atelier prépare ses couleurs dans des petits pots, 2019, Alexandra Roussopoulos signe régulière-
d’Alexandra Roussopoulos, le paravent en quantité suffisante pour ne pas se retrouver à ment des tapis pour Pinton, la célèbre manufac-
réalisé en collaboration avec l’ébéniste
Déborah Marzona et quelques-uns court de matière. Puis elle s’installe à genoux sur ture de tapis et tapisseries située à Felletin, dans la
de ses vases et toiles. le sol et commence à appliquer un premier rose Creuse. « Là-bas, je peins avec les fils. Je les choisis,
Page de droite, l’artiste travaille à l’aide
avec une large brosse à poils doux. Cette tech- les associe, jusqu’à m’approcher au plus près des
de ruban adhésif sur un projet de tapis. nique des à-plats exige de déposer la couleur de nuances que je recherche, de leur lumière, de leur
façon parfaitement uniforme, sans trace de geste. matité ou de leur brillance. Avec les artisans et le
Une fois que cette première teinte a séché, elle studio artistique, nous avons testé beaucoup de
dispose deux bandes de ruban adhésif blanc par- différentes qualités de fils – Tencel, laine, soie, jer-
faitement rectilignes pour délimiter des bandes, sey, alpaga… – tissés à la main ou tuftés main,
dans lesquelles elle vient appliquer un vert, tou- noués ou bouclés. » Ylika, sa cinquième pièce
jours en à-plat. « L’usage de rubans adhésifs me signée pour Pinton, est une œuvre unique, à la
permet d’obtenir des lignes affûtées, de dessiner les fois tuftée et tissée, synthèse de tous les savoir-
formes avec une grande précision. J’aime cette ten- faire de la maison creusoise.
sion, la limite parfaite qui se crée entre deux cou- « Régulièrement, j’ai besoin d’éprouver une nou-
leurs. » Puis, selon le même procédé, une nou- velle matière », confie-t-elle. Après la mort de sa
velle teinte est appliquée, et ainsi de suite. mère – Carole Roussopoulos, réalisatrice fémi-
“Comment une couleur L’artiste ne prédessine jamais une structure,
celle-ci naît au fur et à mesure. « Comment une
niste, pionnière de la vidéo engagée –, en 2009,
elle s’initie à la céramique. « Le monde n’était plus
vit à côté d’une autre, la couleur vit à côté d’une autre, la modifie, crée un le même. J’avais besoin de me mettre au chaud,
Paul Lehr pour M Le magazine du Monde
174
LE GOÛT
Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gabori, Nyinyilki – Main Base, 2009. Collection privée, Adélaïde, Australie.
© The Estate of Sally Gabori / Adagp, Paris, 2022. Photo © Simon Strong.
LE GOÛT
177
LE GOÛT
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À PORTÉE DE MAIN
Le moule à IDLIS.
SON HISTOIRE ébullition. Accrochés à ses
Présent dans le sud du sous- bords, une série de plateaux
continent indien depuis l’Anti- (jusqu’à trois au total) perforés
quité, le peuple tamoul a déve- et creusés permettent de
loppé, en même temps qu’une recevoir la pâte qui, en cuisant
langue et une culture, une cui- à l’étouffée, prend l’apparence
sine essentiellement végéta- d’une boule blanche en forme
rienne aux saveurs à part. de soucoupe volante. Les idlis
Dans la diaspora – qui s’étend ont une texture épaisse et
de l’État indien du Tamil Nadu légèrement gluante : ils sont à
au Sri Lanka, en passant par consommer immédiatement
l’île Maurice, l’Europe ou ou, au plus tard, dans la
encore le Canada – les journée.
recettes du tiffin figurent parmi
les plats les plus populaires. SON USAGE
« On désigne par “tiffin” un Ce midi, dans la petite cuisine
repas léger qui peut se de son appartement, à Rosny-
prendre au petit déjeuner sous-Bois, Jody Danasse fait
comme au dîner, explique Jody un peu de place pour installer
Danasse, consultante culinaire tout le matériel nécessaire à la
issue d’une famille originaire préparation des idlis, selon sa
du Tamil Nadu et autrice d’À la recette familiale. Sur le plan de
table d’une famille tamoule travail : un mixeur typique à
(éditions Alternatives). Il peut plusieurs lames, dit « butter-
s’agir de préparations à la fly », ainsi qu’une boîte à épices
vapeur aussi bien que frites. » renfermant du curcuma, du
Plat phare du tiffin, les idlis cumin, des graines de mou-
sont des petites galettes cuites tarde et quelques feuilles de
à la vapeur faites à base de curry. Tous deux servent à
lentilles fermentées, de riz confectionner le rasam, cette ans. Une fois que l’eau bout, la bouche, la pâte est dense et
blanc et de graines de fenu- sauce à base de tamarin, légè- cuisinière s’empare d’une spongieuse ; l’acidité de la
grec. Connues pour être très rement acidulée, embléma- louche et vient progressive- sauce pique les papilles et lie
digestes et nourrissantes, elles tique du sud de l’Inde, que l’on ment verser son appareil à l’ensemble. Une bouchée
constituent – avec les dosas, sert en accompagnement idlis, préparé la veille, dans diffuse et pleine de saveurs
les chapatis et les pooris – – parfois avec du yaourt chacun des six réceptacles – comme la culture des
l’une des bases du régime des blanc – pour napper ou imbi- prévus à cet effet. Quinze Tamouls.
Tamouls. Pour les confection- ber les galettes vapeur. Sur le minutes plus tard, une déli- IDLI STEAMER, EN ACIER OU
ner, on utilise des moules à feu de la gazinière, Jody rem- cieuse odeur de lentilles fer- EN LAITON, À PARTIR DE 17,95 €
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idlis, sorte de cuit-vapeur en plit aux deux tiers d’eau son mentées embaume la cuisine.
acier ou en laiton. Dans la par- vieux moule à idlis. Ce dernier, Du bout des doigts, Jody
tie inférieure, un fait-tout sert en tôle cabossée, a été acheté démoule ses trésors avant de
de récipient pour porter par sa mère sur un marché, en les dresser, avec du rasam, au Texte Léo BOURDIN
un grand volume d’eau à Inde, il y a plus de vingt-cinq centre d’une assiette bleue. En Illustration Patrick PLEUTIN
DE BOUCHE À OREILLE
O N N E PO U S S E R A PAS L E S N O B I S M E parce que les fondatrices confient pour le tremper dans le café. Car on
jusqu’à dire qu’on apprécie la longue file d’at- avoir toujours voulu privilégier la allait oublier une info capitale : le
tente à l’entrée des deux adresses de Mamiche, simplicité. Au rayon pâtisserie, pas chou vanille coûte 1 euro, c’est-à-
rue Condorcet et rue du Château-d’Eau, dans les de framboisier, de forêt-noire ou de dire 90 centimes de moins qu’un
9e et 10e arrondissements parisiens. Mais on millefeuille. Desserts excellents, ticket de métro, mais surtout
acceptera volontiers ce petit moment quand, une certes, mais à l’inverse du chou. quelques euros de moins qu’un
fois entré dans la boutique, l’œil cherche une Lui, c’est un plaisir solitaire, qui peut éclair ou qu’une religieuse dans
vitrine précise. Il scanne les parois vitrées, passe être furtif ou délicat, dégusté ou n’importe quelle pâtisserie. Et il res-
devant les sandwichs salés, ignore les beignets, dévoré. Il ne se partage pas. Il a la tera bon marché. L’inflation actuelle
les clafoutis ou les tartes aux fruits de saison – en bonne taille, suffisante pour un goû- a fait, comme partout ailleurs,
ce moment, clafoutis aux mirabelles et crostata ter ou un dessert. Chez Mamiche, augmenter les tarifs des produits
aux figues. Il y reviendra plus tard. Pour l’heure, on confie qu’on a tout vu. Des gens Mamiche. Sauf celui du chou et de
la question est de savoir si on n’a pas fait la queue qui en commandaient des dizaines la baguette tradition. On ne touche
pour rien au cas où les quelques personnes pour un anniversaire, d’autres qui pas aux essentiels.
devant nous rafleraient les derniers choux vanille. avaient oublié qu’ils avaient promis CHOU VANILLE, 1 € PIÈCE.
Car c’est bien pour cela qu’on a attendu, pour ce d’apporter le dessert et en prenaient MAMICHE, 45, RUE CONDORCET, PARIS 9 e,
ET 32, RUE DU CHÂTEAU-D’EAU, PARIS 10 e,
dessert simple et décadent, des petits choux sau- pour toute la tablée. Et même des OUVERT DU MARDI AU SAMEDI,
poudrés de cristaux de sucre et fourrés d’une audacieux qui le coupent en deux DE 8 HEURES À 20 HEURES. MAMICHE.FR
crème Chantilly au mascarpone, parfumée à la
vanille. Un équilibre, osons le mot, parfait. La
pâte n’est ni trop sèche ni trop absorbante, la
crème ni trop liquide ni trop épaisse. L’épure sous
le baroque. Et ce ne peut être que le résultat de
beaucoup de travail. Car le chou est une made-
leine, il rappelle l’enfance. Avant même de cro-
quer, on sait ce qu’on va trouver. De la crème,
donc, qui s’engouffre dans la bouche. Rassurante,
comme les dessins animés de l’enfance.
Chez Mamiche, fondée en 2017 par Victoria
Effantin et Cécile Khayat, il y a plusieurs spécia-
lités. Le pain, d’abord, sous plusieurs formes,
notamment des miches aux fruits confits ou
secs, et des pâtisseries. C’est ici que les Parisiens
Clément Ghys
180
MAC VAL
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération — Vitry-sur-Seine macval.fr Nina Childress, 1048 – Bush, bottes rouges, 2020. Acrylique phosphorescente, huile sur toile,
250 × 180 cm. Collection MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. Acquis
avec la participation du FRAM Île-de-France. © Adagp, Paris 2022. Photo © Aurélien Mole.
Esther Ferrer, Mains féministes #2, 1977-2012. Tirage photographique, 52,5 × 73 cm.
© Adagp, Paris 2022. Photo © Aurélien Mole.
C’EST LE BOUQUET
CYCLE court.
CERTAINES PLANTES ADORENT SE FAIRE
ATTENDRE. Pour être surs de disposer de quelques
fleurs bien ouvertes de Magnolia grandiflora lors
de mariages, les fleuristes expliquent qu’ils sont
obligés de s’en procurer toute une brassée. Car
l’arbre du magnolia à grandes fleurs, ou laurier-
tulipier, fleurit de façon erratique d’avril à
novembre, selon les endroits où il pousse, et pos-
sède cette particularité : le moment, magique, où
le bouton s’ouvre et où la fleur éclate dans toute
sa splendeur est terriblement bref. On peut s’in-
terroger, certes, sur le bien-fondé de ce choix
pour un mariage… Le fait même d’accéder à cette
variété de fleurs est extraordinaire – en général,
elles sont dissimulées dans les hauteurs de
l’arbre, cachées sous les longues feuilles lustrées
vert foncé, et s’offrent au ciel plutôt qu’à notre
regard. Quand on les cueille, elles se tiennent
étroitement serrées, comme intimidées, les
pétales d’un blanc crémeux s’entrouvrant à
peine. Tout peut ensuite aller très vite jusqu’à ce
que le cœur, beau comme un bijou, s’expose. Les
pétales extérieurs tombent ensuite un à un très
rapidement. Mais certaines fleurs sont si belles
qu’on les vénère et qu’on célèbre leur floraison.
Un moment d’exception. Comme un mariage.
182
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En les mélangeant à de l’eau,
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papier. Nettoyée, étalée puis séchée,
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La pâte à pa lles lu s
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à fabriquer
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d’œufs ou de ites
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bitations.
JEUX
Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 573 Sudoku
Yan GEORGET
N O 573 - EXPERT
SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE
II
III
Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII
VIII
IX
Bridge N O 573
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
HORIZONTALEMENT I Empêchent d’aller vous faire voir et faire des affaires ailleurs. II Rapprochait
les extrémités. Prévint du danger. III Hercule y tua un lion. Fondateur de l’Oratoire. Gras, il ne
fera pas de vieux os. IV Travaille à l’usine. Sortie libre. Accepte. V Dangereusement nourris.
Comme des bases au labo. Une grecque dans nos calculs. VI Quart de tour. Dangereusement
enrichi. Pressé pour donner. VII Gardât secret. Droit sur la planche. Chez votre libraire, il y en
a pour tous les goûts. VIII Personnel. Ensembles de règles et de préceptes. Grave chez les dames.
IX Retour mélancolique du passé. Suiveur hérétique. X Ouvre des possibilités. Mirent les déchets
à l’abri pour un temps. XI Travailleras sur le répertoire. Grande page d’histoire. Possessif. XII
Évitez de tomber dessus. Au primaire. Fut capitale pour les Arméniens. Bâtisseur de pyramides.
XIII Satisfait le demandeur d’emploi. Droiture, franchise ou autre qualité. XIV Introduites. Trois
points. Préposition. XV A laissé un Éloge de la folie. Sans perte de temps.
VERTICALEMENT 1 Petit à très petit, elle réalise de grandes choses. 2 Débordements disgra-
cieux. Entends. Dans le genre. 3 Propre pour chacun. Reprends une nouvelle fois. Contrôle les
ondes. 4 Dans le Var. Élévations. 5 Supprimée. Note. Amateur de son. Fouille notre intérieur. 6
Propos puéril. Traverse les Alpes-Maritimes. Son pas fait une gaffe. Fin de matinée. 7 Lumineuse
invention de deux frères. 8 Amérindien. N’ont pas encore circulé. Se lança. 9 Épouse du radja.
Zone de libres échanges. Morceau d’un lustre. 10 Rigidités et sévérités. Traînent le Père Noël.
11 Bout de ciel. Afin de ne rien oublier. Extrêmement légers. 12 Risquent de ne plus alimenter
les glaciers. De l’argile et du calcaire. Personnel. 13 Escarpement en bordure de combe. Perd
ses couleurs. Patron en région. 14 Grecque. Mesure variable de liquides. Si elle ne fait pas la
pluie, elle peut l’annoncer. 15 Se restauraient sur le pouce.
184
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CHANEL
Il y a près d’un siècle, Gabrielle MAISON POIRAY
Chanel bouleverse le vestiaire fémi-
nin en imaginant des créations en Pour les 35 ans de sa montre iconique « Ma Première », la
tweed : source infinie d’inventivité MAISON POIRAY lance « Ma
et de liberté. Pour cette collection Première Cadran Tressé ». La
Les 4 ombres tweed, les harmonies collection « Ma Première » est
et intensités de teintes d’ombres à l’emblème du savoir-faire horloger
paupières retranscrivent la richesse de la Maison Poiray depuis 1987.
créative du tissu. A cette occasion, Par le mariage d’un motif de
la Maison Lesage, qui fait partie tresse engravé au fond du cadran
des Métiers d’art de CHANEL de deux boîtiers et trois bracelets
depuis 2002, a brodé des pochettes assortis, « Ma Première Cadran
ultra désirables en tweed. Tressé » de Poiray rend hommage
www.chanel.com/fr/maquillage/p/151018/les-4-ombres- aux 35 ans de « Ma Première ».
tweed-ombres-a-paupieres-effets-multiples/ www.poiray.com/fr/horlogerie/
toutes-les-montres/ma-pre-
miere.html
CAMILLE FOURNET
Cette saison, MAISON DE HAUTE-MAROQUINERIE DE LUXE
propose un ensemble de pièces qui se marie aux activités de la vie quoti-
dienne. Le holster ou « porte-revolver » est un emblématique de l’équipe-
ment militaire ou policier. Avec sa contenance de pochette et grâce à son
aspect plat, le holster peut se porter discrètement sous une veste ou par-
dessus un manteau. Fabriqué à la main en France par les artisans de la
manufacture de Tergnier en Picardie.
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OLAPLEX HÄSTENS fête cette année ses 170 ans et ouvre son plus grand
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