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Les Spectres sont tous frères. Parfois, ils sont plus que ça.

C’est là que les ennuis commencent.

Proverbe populaire à Hell-Point

BAYARDhff
(Bayard Intersystems Flight Facility)

Épisode 1 : Trois frères et demi.

Il fallait que ça pète à un moment. C’était couru d’avance, tout le monde le sentait venir. Ils avaient
dit que c’était pas une bonne idée, qu’ils fassent équipe tous les quatre, que ça allait forcément mal tourner.
Tout le monde le savait.

Sauf Nelle.

Quand ses frères avaient pris ensemble la décision d’embarquer pour Hell-Point, Nelle, naturellement, avait
suivi. Qu’aurait-elle bien pu faire, seule, dans le système de Delph ? Ce n’était pas un endroit pour une
jeune femme seule. Elle ne voulait même pas imaginer à quoi elle aurait été réduite si elle était restée en
arrière. Elle aurait peut-être dû revendre des implants trafiqués, ou se prostituer, ou pire… se marier !

Pour ça, pas trop de risque, Nelle n’était pas le genre de filles qui attirent les gars. Elle n’était d’ailleurs
aucun « genre de fille ». Ayant grandi entourée de frères plus âgés, sans figure maternelle à qui se référer,
elle ne présentait aucun signe extérieur de féminité. Pas un. Zéro. Niveau poitrine, c’était même sub-zéro.
Si bien que la plupart des gens oubliaient que les Downhill n’étaient pas quatre garçons.

Au centre de formation, un type qui criait fort, Badman, répétait sans arrêt que la confiance était essentielle
dans une équipe, vitale. Sur ce plan, Nelle et ses frères partaient avec un léger handicap : aucun d’eux ne
l’avait avertie de leur intention de quitter Néméa, leur quartier natal. Ils avaient prévu de partir en douce,
comme des braves selon eux, comme des lâches selon Nelle.
Quand ils s’étaient aperçu de sa présence, il était trop tard, ils avaient décollé.

En voyant cette petite chose chétive entourée de trois gaillards à la peau mat, tatoués et bâtis comme des
tours communautaires, d’autres passagers s’étaient inquiétés, avait voulu intervenir. Mais ils avaient vite
compris que la volonté du plus menu valait bien les muscles des autres.

La jeune femme avait toisé ses frères, bras croisés, avec tous les reproches de l’univers dans son regard de
jais.

- Mais on t’aurait envoyé nos primes ! avait contesté Nath, de deux ans son ainé.
- Ouais, enfin, quand on en aurait touché une, ce qui est loin d’être gagné, avait ricané Noah qui avait
toujours été son meilleur allié.

Les trois cadets s’étaient longuement disputés dans la navette, puis à la Station, puis en montant dans le
vaisseau pour Hell-Point. Enfin, Nick, leur ainé, était intervenu :

- Mais tu te rends pas compte, Spectre, c’est pas un métier pour une fi-

À cet instant, le pilote de l’appareil fit irruption dans la cabine, tout sourire, coupant la parole de Nick et de
tous les hommes présents. Elle avait de grand yeux verts lumineux et une chevelure d’un bleu électrique.
Nelle se sentit un peu minable avec ses habits récupérés et ses cheveux noirs indomptables.

- On arrivera à Hell-Point dans deux heures… si tout va bien, annonça la jeune femme avant de
disparaitre par un sas.

La volonté de Nelle se raffermit. Oui, si ses frères en étaient capables, elle aussi pourrait être spectre !

Arrivés au centre d’entrainement, c’est tout naturellement que les enfants Downhill avaient formé une
équipe, puis ils avaient tout naturellement capturés leurs premières primes ensembles, et avaient tout
naturellement acheté leur premier vaisseau, le Bayard HFF.

Et, alors que tout le monde les donnait perdants au départ, et que beaucoup les imaginaient ou morts ou
rentrant dépités à Néméa, leur aventure durait depuis maintenant trois ans.

La concurrence entre Spectres était rude et il fallait être fin négociateur et stratège pour obtenir des
contrats. Noah excellait dans ce domaine.
Il fallait aussi être bon pilote et mécano, un spectre sans vaisseau ayant peu de chances de ramener la
moindre prise. Nick s’était ainsi auto-proclamé capitaine de leur équipage et se laissait pousser une
moustache assortie à son titre.
Et, quand il s’agissait d’entrer dans le vif du sujet, au sens propre du terme, une bonne maitrise des armes
et des arts martiaux s’avérait généralement salutaire. Nath et ses deux mètres et cent-trente kilos de
muscles assuraient leur survie à tous.

Nelle, quant à elle, faisait généralement… ce que les autres ne faisaient pas. Elle avait à charge l’entretien
des armes et du vaisseau, le nettoyage du linge et des literies, le ravitaillement et l’alimentation, les petits
soins aux éventuels blessés…

La jeune femme se sentait également garante de l’équilibre du groupe, ses frères étant trois caractères
forts et sanguins, c’était souvent la seule présence de Nelle dans les parages qui les empêchait de se rentrer
sauvagement dans le lard. Elle n’avait qu’à croiser ses bras maigrichons sur son absence de seins, et les trois
mâles aux abois redevenaient doux comme des agneaux.

Nelle ne se plaignait pas. Elle avait tendance à voir le positif en tout. L’obligation de rester en retrait lui
avait donné l’occasion de s’initier au hacking, elle avait même pu emprunter des notes à d’autres cyckers,
et reçu les conseils avisés d’un certain Fx – elle ignorait à quoi il pouvait bien ressembler, mais elle le croisait
souvent sur les réseaux. Elle avait investi dans l’installation d’un implant IR et avait depuis de longues
conversations avec Debby. D’autres auraient pu regretter de suivre l’action par procuration, mais Nelle
n’avait pas embarqué pour la gloire ou l’adrénaline, mais pour ne pas perdre sa famille. Elle était spectre
par accident.
Et jamais Nelle ne regrettait son choix.

Jusqu’à ce soir-là…

Hell-Point, La Cantina. 22h30

Nelle avait passé la station au peigne fin à la recherche de ses frères. Ils n’étaient nulle part et ne
répondaient pas à ses appels. En désespoir de cause, la jeune femme était revenue à la Cantina. Indifférente
à la musique de Néo-Vibe qui faisait vibrer les enceintes, elle fouilla la salle du regard.

- Rah, ils sont pas là non plus ! râla-t-elle.

Aucun bro détecté. Confirma Debby avec une pointe d’ironie tout à fait exaspérante venant d’une
Intelligence Restreinte.

Nelle décida qu’elle serait aussi bien là qu’ailleurs pour attendre ses frères et alla s’asseoir au bar. Elle
n’était pas vraiment une habituée des lieux, en tout cas elle n’y était jamais venue seule. Elle mit dix bonnes
minutes à obtenir l’attention du barman, et dix minutes encore à obtenir sa commande.

Pendant qu’elle buvait son Fuze coke, elle testait distraitement la résistance du pare-feu de l’établissement
via son implant, se disant que ça pourrait être marrant de craquer le système de la Cantina et de mélanger
les menus et les additions. Mais si la protection était rudimentaire, elle dut reculer devant l’avertissement
numérique laissé par le hacker précédent « Don’t mess with my mess ». Non, ça n’en valait pas la
peine.

Revenant à regret à la réalité tangible, Nelle remarqua les regards appuyés d’un groupe de Spectres assis
eux aussi au comptoir. L’un d’entre eux était le beau Daeyaméen que les filles s’arrachaient sur la station.
Cette seule caractéristique avait réussi à en faire l’homme le plus détesté par la gente masculine.

- Et qui c’est, ça ? demanda l’une des spectres en désignant Nelle qui, de fait, avait de plus en plus de
mal à les ignorer.
- Je sais pas, elle fait partie de l’équipage du Bayard.
- Ah, oui, la boniche des Downhill !

La quoi !? s’offusqua mentalement la jeune femme ciblée.

La boniche, répéta Debby, serviable.

Alors, bien sûr, la réaction digne et mature aurait été de simplement ignorer ces crétins condescendants.
Mais Nelle avait été atteinte plus qu’elle ne voulait bien se l’avouer à elle-même. Aussi, elle choisit de fuir
la Cantina, de s’enfermer dans sa cabine et de passer la nuit à bouder, à défaut d’arriver à pleurer sur son
triste sort.

- Boniche ! Qu’est-ce qu’il entend par là?! grognait-elle.

Boniche : substantif féminin. Péjoratif, désigne une femme de ch- l’informa Debby.

Ses frères, une fois revenus de leur escapade secrète, se succédèrent pour tenter de la sortir de son
isolement et de son mutisme, sans succès. Enfin, au bout du deuxième jour, Noah parvint à l’amadouer
avec des cookies brûlés manifestement faits maison. Dans une autre famille, la scène se serait
probablement soldée par une confession et un câlin. Pas chez les Downhill. Quand la petite eut l’air
réconfortée, son frère lui décrocha un bon coup amical sur l’épaule.

- À la prochaine mission, je vous accompagne, lui annonça-t-elle de but-en-blanc.


Noah fronça ses épais sourcils.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée… commença-t-il.


- T’inquiète, vos caleçons seront lavés ! cracha Nelle, amère.
- Non, c’est pas ça… C’est Jagaeg, notre prochain contrat.

La jeune femme resta sans voix. Ce nom, elle le connaissait. Il hantait tous ses souvenirs d’enfance.

- Raison de plus. Je veux la peau de cette enflure.

Jagaeg était un membre éminent d’une corpo très influente sur Delph et dont les activités illégales étaient
nombreuses et florissantes. Allan Downhill, leur père, avait eu le malheur de se trouver en travers de la
route de ce truand. Il avait fait d’eux des orphelins.

Se lancer sur un contrat pour des motifs personnels était contraire à la déontologie. Mais depuis quand les
Spectres respectaient-ils leurs propres règles ?

Épisode 2 : Le Lapin Blanc


Les renseignements obtenus par Yuna ainsi que ceux achetés à des sources préférant garder l’anonymat
étaient un peu datés, aussi fallut-il remonter la piste de Jagaeg dans tout le système Ambrosien. Il avait
astucieusement brouillé les cartes et s’était rendu pratiquement introuvable.

Pratiquement.

Quand l’enquête commença à piétiner et que Noah ne parvint plus à obtenir de nouvelles informations,
Nelle entra en scène. À partir de la dernière adresse connue du mafieux, elle put craquer ses identifiants
réseaux, et de là retrouver ses numéros de comptes bancaires était un jeu d’enfant. Après avoir allégé
quelques portefeuilles dormants au profit d’œuvres de charité, elle rechercha les comptes actifs et… bingo !

- Grosse transaction il y a deux jours. L’adresse est un hangar sur la station de Bohr, dans la ceinture
Benamran, annonça l’apprentie cycker.
- Merde, ça grouille de Corpo dans ce coin-là ! grogna Nick.
- Bon, on fonce, conclut Nath.
- On fonce… prudemment, tempéra Noah.

Pour ne pas se jeter nus dans les gueules d’une hydre vicieuse, ils restèrent en orbite de la station et Nelle
chargea Debby de signaler toute activité spatiale dans les environs. Chaque vaisseau qui quittait Bohr était
ainsi répertorié par l’IR et scanné par Nelle. Pour la première fois, la jeune femme avait une vraie
responsabilité dans leur groupe. Cette pression, loin de la paralyser, lui donnait des ailes.

- Ça y est, le rat s’est envolé, dit-elle quand elle identifia la navette de Jagaeg.
- On le prend en chasse, décida Nick en activant les moteurs auxiliaires pour que la vieille carcasse du
Bayard libère toute sa puissance.

Poursuivre un corpo sûr de lui n’est pas si excitant qu’il y parait. Le truand les promena pendant trois jours
de système en système, ne s’arrêtant que dans des nids de vipères où aucun spectre ayant un minimum
d’instinct de survie ne se serait aventuré. Nath rongeait son frein, ses énormes poings le démangeaient. Les
autres tentaient de rester concentrés pour ne pas laisser leur cible s’échapper.

Ce jeu aurait pu durer encore longtemps. Mais au matin du quatrième jour, l’équipage du Bayard reçut un
message de détresse d’un vaisseau marchand. Ils étaient sur sa trajectoire, à un cadran autant dire un saut
de puce dans l’espace.

- On doit les aider, décida Nelle.


- Non ! Hors de question ! Mais t’es folle ? s’exclamèrent ses frères.

La jeune femme plaida, en appela à la raison, à la morale. Et, vraiment, ses ainés étaient sensibles à la
situation de détresse du vaisseau en perdition mais…

- On peut pas prendre le risque de perdre Jagaeg, dit Nick.


- On en a trop bavé pour retrouver sa trace, ajouta Nath.

Nelle fut prise d’un doute.

- Depuis quand vous le cherchez ? interrogea-t-elle.

Ils tentèrent de fuir son regard, d’éluder la question. Enfin, Noah, qui avait toujours été le plus honnête,
admit :

- On s’est engagé le jour où on a appris qu’il y avait une prime sur sa tête.

Trois années passées à s’entrainer, à gagner du galon parmi les Spectres pour pouvoir entrer en contact
avec ceux qui comptaient, ceux qui avaient des informations. Trois ans pour peser assez et être crédibles
s’ils se lançaient à la poursuite de ce criminel. Ça n’avait jamais été un projet de vie, c’était une vendetta.

- Vous pouvez le poursuivre si ça vous chante, il va encore nous balader des jours et des jours. Moi, j’ai
envie qu’il me reste quelque chose après avoir vengé la mort de parents que j’ai à peine connus. Je
veux pas trainer toute ma vie l’idée que je suis pas venue en aide à quelqu’un alors que j’en avais la
possibilité.

Deux heures plus tard, après avoir assuré à ses frères que Debby et deux trois amis en ligne ne lâchaient
pas Jagaeg, Nelle et Nath harnachés dans leurs combinaisons s’engageaient dans le sas reliant le Bayard au
vaisseau en perdition, le White Rabbit. Les hologrammes à l’intérieur de son casque informaient Nelle de
la nature du bâtiment, du type de panne qu’il avait subi.

- Ils ont été attaqués, constata Nath.


- Merde ! s’exclama Nelle. On cherche des blessés ou des survivants.
- Ne trainez pas ! fit la voix inquiète de Noah dans leur oreillette.

Ils se répartirent la tâche et se séparèrent, scanner en main à la recherche de signes vitaux. Nath monta
vers la passerelle et les quartiers de l’équipage et Nelle descendit vers les zones de chargement et les
soutes. Elle aurait préféré l’accompagner, et peut-être obtenir des infos de l’ordinateur de bord, mais elle
savait qu’il voulait seulement lui éviter de voir des cadavres. C’était anormalement prévenant de la part de
Nath. Elle en vit, malgré tout. Mais dans leur état, elle ne pouvait rien pour eux. Elle détourna les yeux et
poursuivit.

Les soutes avaient été vidées de leur chargement. Les raisons de l’attaque ne faisaient aucun doute. Quoi
que le White Rabbit ait transporté, ça avait de la valeur.

Un signal lumineux lui indiqua une présence, dans un coin, caché par l’enchevêtrement de tuyauterie qui
constituait les entrailles du vaisseau. Elle s’approcha, blaster en main, prudente. Le pouls et la température
de l’individu étaient extrêmement faibles, aussi les instruments de Nelle avaient-ils du mal à le détecter
plus précisément. La jeune femme releva sa visière. Alors seulement, elle le vit.

- J’ai un blessé, annonça-t-elle dans son micro.


- J’arrive.

La course-poursuite avait repris, Jagaeg continuait de rester dans leur champ de vision, mais hors d’atteinte.

À bord du Bayard, Nelle regardait son patient, perplexe.

Ses frères l’avaient aidée à le transporter jusque dans la petite cabine qui servait d’infirmerie, puis elle avait
dû se servir de son « regard de la mort » pour qu’ils acceptent de la laisser seule avec le blessé. Elle lui avait
ôté ses vêtements poissés de sang, mis de côté ses quelques effets personnels. Rien ne permettait de
connaitre son identité et Debby ne le trouvait pas dans les bases de données auxquelles elle avait accès.
Nelle supposa qu’il était agent de sécurité, chargé de protéger le chargement ou l’équipage du vaisseau.
Elle s’était attendue à devoir suturer, mais elle avait seulement pu désinfecter les plaies qui ressemblaient
à des brulures et les couvrir de baumes.

- Ça vaut bien la peine de porter un gilet pare-balles, soupira-t-elle.

Quand elle fut certaine que ses jours n’étaient plus en danger immédiat, elle s’assit à son chevet, et le
regarda. Vraiment. Pour la première fois.

L’homme était jeune. Il avait un visage ciselé et les yeux bridés, le teint pâle et des cheveux noirs
extrêmement fins. Nelle se demanda quelles pouvaient être ses origines. Daeyaméenne, peut-être ?

Mais ce n’est pas ce qui la rendait perplexe. Non, ce qui la troublait vraiment, ce n’étaient pas les muscles
effilés sous la peau diaphane de son torse et la comparaison inévitable avec les physiques de ses frères, ce
n’était pas non plus cette étrange réflexion qui sonnait comme un constat et comme un glas: « Il est beau ».
Non, ce qui la perturbait, c’étaient les tatouages d’un bleu luisant qui parcouraient le cou, les épaules et
les côtés du jeune homme.

Des tatouages de psionic.

Et dans l’esprit de la jeune femme bercé de légendes urbaines et de vieilles mythologies, les psionic étaient
invincibles.

- Alors pourquoi tu ne t’es pas défendu ? interrogea-t-elle l’homme inconscient.

Un grand fracas dans le couloir la réveilla plusieurs heures plus tard. Elle s’était assoupie contre le lit en
veillant le blessé. Lui ne sembla pas affecté par le bruit.

Ses trois frères entrèrent en trombe, le visage déformé par divers degré de colère ou de panique.

- Nelle, éloigne-toi de lui ! ordonna Nick.


- Qu- Pourquoi ?
- Tu vois pas que c’est une saleté de psycho !? répliqua Nath en l’empoignant par l’épaule pour la
forcer à reculer.
- Mais calmez-vous ! râla Nelle en se débattant. C’est des préjugés et vous le savez !
- Écoute, la pressa Noah qui s’était placé entre elle et le blessé, c’est pas tout. J’ai donné son
signalement et j’ai pu obtenir des infos sur lui… Il travaille pour Jagaeg.

Et Nelle se demanda comment un homme pouvait vous séduire et vous briser le cœur sans même ouvrir
les yeux.

Nath porta le psionic inconscient, avec moins de délicatesse qu’auparavant, et le plaça dans la cellule
sécurisée dont le vaisseau était équipé. Ils établirent un tour de garde. Nelle retourna à sa console et se mit
en quête d’informations plus précises que celles que Noah avait pu obtenir via ses contacts.

Son patient s’appelait Ayao Horo et était, comme elle l’avait supposé, originaire de Daeyaméa où il était
classé Dissident et recherché par le Nocho. Il avait ensuite disparu du système avant de réapparaitre dans
les rangs d’une association qui servait de couverture aux activités illégales de Jagaeg.

Noah avait hérité du shift de nuit et bougonnait en luttant contre le sommeil. Il ne s’étonna qu’à moitié en
voyant sa cadette s’approcher à petits pas hésitants dans la coursive. Il la connaissait, sa petite sœur, il avait
remarqué sa déception quand il lui avait révélé ce qu’il savait. Mais elle ne se laissait pas décourager.

- Tu devrais dormir, dit-il sans reproche dans la voix.


- Je veux le voir, répondit-elle.
- Je sais mais c’est non.
- S’il-te-plait, Noah, on doit lui laisser une chance de s’expliquer.
- Un vaisseau chargé de piles Aethériques est attaqué et le seul survivant est un psycho. Moi, j’trouve
ça louche. Pas besoin de plus ample investigation.

La jeune femme croisa les bras sur son absence de poitrine, déterminée.

- Soyons clairs, tu veux ? Soit il ne sait rien et il mérite d’être innocenté, soit il sait des trucs et il sera
peut-être disposé à nous les révéler pour échapper à la prison. Dans les deux cas, quelqu’un doit lui
parler.

Avec un soupir, son ainé ouvrit la porte. Il lui tendit l’une de ses armes, au cas où.

Derrière la vitre blindée, elle vit le Daeyaméen allongé sur la couchette rudimentaire de la cellule, toujours
torse nu. Nelle grogna contre ses frères qui auraient au moins pu penser à lui donner de quoi se couvrir. La
présomption de culpabilité ne dispense pas de traiter dignement ses prisonniers ! Elle appela Noah et
réclama une chemise pour leur « hôte ». Alors, seulement, elle s’adressa à lui.
- Vous êtes réveillé ? demanda-t-elle.
- Depuis quelques heures, déjà, répondit-il sans se redresser.
- Nous vous avons trouvé, blessé, à bord du White Rabbit. Vous
n’avez rien à craindre de nous, nous sommes des Spectres.
- Rien, à part me retrouver enfermé dans une cellule glaciale.

C’était son ton qui était la froideur même ! La jeune femme réprima
l’envie de s’excuser.

- Nous savons que vous travaillez pour Jagaeg. Nous le


recherchons.

Là, il réagit. Il se releva, lentement, et se tourna pour lui faire face.

- Tu es la fille qui m’a soigné, constata-t-il.


- On se tutoie ? rétorqua Nelle.

Il haussa les épaules et désigna son environnement immédiat. Il avait


raison, pas besoin de cérémonial.

- Tu as persuadé l’autre type de te laisser me parler. Qu’est-ce que


tu veux ? demanda-t-il.
- La vérité.

Il sembla prêt à lui envoyer une nouvelle remarque cinglante, mais se ravisa. Il s’approcha de la vitre et de
son champ magnétique et fixa la jeune femme de ses yeux gris impossibles.

- Je suis innocent.

Nelle sentit une inexplicable vague de soulagement. Elle n’en laissa rien paraitre et réclama des preuves,
des explications. Son interlocuteur opposa une légère résistance, peu disposé à révéler son passé à une
parfaite inconnu sans garanties en échange.

- Pour te faire sortir de là, je vais devoir convaincre mes frères que tu n’es pas à la solde de Jagaeg. Il
faut que tu me parles.

Il prit appui contre la paroi et commença son récit.

Il était né et avait grandi dans la nation daeyaméenne. Comme tous les enfants, il avait été testé très jeune
et détecté psi-positif. Il avait espéré intégrer le Nocho, consécration pour tout psionic qui se respecte. Mais
ses taux d’énergie Aethérique trop fluctuants et ses résultats médiocres dans une partie des branches
imposées de son cursus lui avaient valu d’être recalé. Le Contrôleur lui avait attribué un poste minable
d’archiviste. Ayao était devenu dissident le jour-même et avait quitté la planète moins d’un mois plus tard.
Il avait cherché à se former et à développer son potentiel et ses investigations l’avaient conduit jusqu’à l’un
des sous-fifres de Jagaeg. Il lui avait proposé un boulot positif, valorisant, humaniste : tester le potentiel psi
des enfants dans les systèmes où l’état ne s’en chargeait pas.

Le jeune homme avait donc passé les cinq années suivantes à parcourir le Célesta de long en large à la
recherche de ces accidents qui accompagnaient toujours les enfants à hauts potentiels quand ils n’étaient
pas correctement formés, et il offrait à leurs parents une séance d’évaluation de leurs pouvoirs.

- Je croyais que c’était bénéfique pour tous… Ce n’est qu’après des années que j’ai compris que le but
de mon employeur n’était pas seulement de révéler les talents cachés. Je suis retourné par hasard
sur une station où j’avais effectué une série de tests et les gens ne m’ont pas fait bon accueil. Les
enfants que j’avais déclaré psi-positifs avaient tous disparu dans les mois qui ont suivi mon
intervention.
Depuis lors, il avait cessé de travailler pour cette corpo et s’était juré de retrouver la trace des enfants
enlevés. Il était remonté jusqu’à la tête pensante de tout l’opération : Jagaeg. Mais il n’avait rien trouvé qui
lui permette de le compromettre.

Nelle accepta ce témoignage. Et si, au fond d’elle, elle voulait vraiment y croire, elle s’efforça de dissimuler
ce qu’elle ressentait comme un signe de faiblesse. Le visage neutre, elle promit de prendre en compte ce
que le prisonnier lui avait révélé, et quitta la cellule.

- Alors ? demanda Noah.


- J’ai des vérifications à faire.

La jeune hackeuse rejoignit son poste et ses écrans, et recommença son enquête depuis le début, tentant
de démontrer ou de réfuter les informations révélées par Ayao.

- Debby, tu as accès aux registres Daeyaméens ?

Pas légalement.

- Oui, comme d’hab’, quoi !

Nelle passa les heures qui suivirent à errer dans des couloirs numériques, à se faufiler dans des failles
système, à décrypter des fichiers, à corrompre des bot de sécurités et à glaner la moindre micro data, le
moindre pixel qui pourrait compléter le tableau. Se sachant biaisée, elle vérifia et revérifia chaque donnée,
mais à la fin, elle dut capituler et conclure que, de tout ce que le jeune Daeyaméen lui avait raconté, tout,
absolument tout était vrai.

Un homme de paille de Jagaeg avait bel et bien monté une société écran à vocation « caritative » qui
prétendait recenser les enfants psi-positifs. Ils avaient même obtenus de larges fonds publics pour ces
recherches. Mais jamais l’association n’avait fourni la moindre liste de noms aux autorités. Nelle trouva
tout au plus un organigramme interne au bas duquel figurait Ayao, parmi des dizaines d’autres, et quelques
campagnes d’affichages qui permettaient de retracer dans les grandes lignes les itinéraires des différents
examinateurs. Et de faire coïncider ces lieux avec les disparitions d’enfants.

La jeune femme se prépara mentalement au plus difficile : convaincre ses frères.

Elle les réunit dans le poste de pilotage. Noah semblait intrigué, les deux autres arrachés à leur sommeil
étaient renfrognés. Elle activa le projecteur holographique et leur révéla le fruit de ses recherches, les
éléments évidents et les autres, plus flous. Ses frères restèrent sur la défensive malgré son exposé pourtant
clair et concis.

- Comment on sait que le psycho travaille plus pour Jagaeg ? grogna Nath.
- Et qu’il ne va pas simplement se retourner contre nous si on le libère ? demanda Nick.
- On ne peut rien laisser au hasard, tempéra Noah. On a trop à perdre si on loupe ce coup-là.

Nelle finit par sortir sa meilleure carte. Dès que l’image apparut, ses frères écarquillèrent leurs yeux de jais.

- Ok, va le chercher, accorda l’ainé, le regard rivé à l’avis de recherche émanant de la corpo de Jagaeg
et qui promettait une somme scandaleusement élevée pour la capture mort ou vif d’un Ayao plus
jeune aux yeux naïf.

La jeune femme bondit littéralement jusqu’à la cellule. Elle reprit son souffle et ses esprits avant de passer
la porte. Arme au poing, elle désactiva de l’autre main le champ magnétique et l’ouverture de la cage.

- On s’évade ? demanda le jeune psionic sans bouger.


- Non ! rougit-elle.
- Dommage…

Nelle sentait bien qu’il jouait avec elle. Elle savait exactement le genre de vie qu’il avait menée au cours des
dix dernières années. Mais elle n’était pas idiote.
- J’ai pu convaincre mes frères de t’accorder une chance, dit-elle d’une voix ferme.
- Je suis libre, alors ?
- En sursis. J’ai un plan, et on va avoir besoin de toi.

Il hésita et finit par acquiescer. Il attendit qu’elle lui fasse signe pour avancer. Par prudence élémentaire,
elle ne lui tournait jamais le dos. Il s’arrêta sur le pas de la porte et se retourna vers elle. Elle faillit le percuter
et leurs regards se croisèrent. Il avait un petit sourire en coin et elle était incapable de deviner s’il était
sincère ou s’il jouait encore.

- Merci, dit-il. Je voulais te-

Elle ne sut jamais ce qu’il voulait lui faire car il fut interrompu par le déclic d’une arme à proximité de son
visage.

- Tu vas surtout reculer et ôter tes mains de notre sœur, menaça Nick qui tenait le neutraliseur.

Le visage du Daeyaméen se ferma complètement, et il tourna ses yeux gris vers les Downhill dont les trois
carrures massives encombraient la coursive. Encore coincée entre lui et la paroi, Nelle sentit pulser l’énergie
à travers son corps et dans les tatouages qui ornaient sa gorge. Ignorant la menace, Ayao se tourna vers la
jeune femme :

- Tu as ma reconnaissance et ma confiance. Eux, je ne leur dois rien. Dis à ton frère de ranger son arme.

Troublée par le jeune homme et intimidée par la situation, la jeune femme cria à son ainé d’arrêter de faire
l’imbécile avec son pistolet puis tenta un pauvre sourire :

- Vois ça comme un rite de bizutage pour te souhaiter la bienvenue à bord, lança-t-elle sur un ton
enjoué.
- Il a accepté le plan ou bien ? demanda Nath.
- Je vais vous aider, confirma Ayao.
- Alors bienvenue à bord du Bayard ! fit Noah en assénant une bonne claque dans le dos du psionic qui
en resta complètement saisi.
Épisode 3 : Le plan

- J’aime pas cette partie du plan, souffla Ayao tandis que Noah l’équipait des micros et caméras qui
permettraient à l’équipe de suivre ses faits et gestes.
- Tu n’aimes aucune partie du plan, lui rappela Nelle qui s’assurait que son équipement était connecté.
- Moi non plus, je n’aime pas cette partie du plan, répéta Noah en passant un gilet en Téflane ™ par-
dessus la tête du jeune homme qui se laissait faire docilement.
- Vous étiez d’accord, lui rappela sa cadette. C’est le meilleur moyen de l’isoler.

Son grand frère se tourna totalement vers elle. Il avait une expression sérieuse. Il s’inquiétait vraiment pour
elle.

- Mais tu seras isolée aussi, dit-il.

Émue, la jeune femme se rapprocha. Noah lui posa son énorme main sur l’épaule et la gratifia d’une petite
tape amicale. Il se dirigea ensuite vers l’armurerie, laissant sa sœur seule avec le Daeyaméen qui ricanait.

- Quoi ? grogna-t-elle.
- Y sont pas tactiles, hein, tes frères ?

La jeune femme prit sa pose la plus menaçante pour bien lui signifier qu’on ne s’en prenait pas impunément
à sa famille.

- Et alors ? ça te pose un problème ?


- Non, c’est juste que… J’avais une sœur, avant d’être un paria et d’être renié par mes parents. Tu
faisais la même tête qu’elle quand elle voulait un câlin.
- Ouais, ben les Downhill font pas ce genre de trucs, répliqua la jeune femme sur la défensive.
- Les Horo non plus. Mais on peut faire des exceptions.

Nelle décréta qu’elle ne chercherait plus le sens caché des paroles du jeune homme. C’était trop dangereux.

Le point de rendez-vous fixé était un astéroïde désert de la ceinture Benamran, pas trop éloigné des stations
pour que leur cible s’y sente en confiance, mais suffisamment à l’écart pour pouvoir mener leur opération
sans être interrompus.

Debby scanna la zone et confirma que le champ était libre, la seule présence détectée étant celle de Jagaeg
et de ses deux gardes du corps revêtus de longs manteaux.

Harnachée dans une combinaison, Nelle guida son otage menotté vers la passerelle. Ils rejoignirent le chef
de corpo au milieu d’un champ de gravas. La gravité permettait de se déplacer normalement sur le sol, sans
recours à des générateurs. L’atmosphère, par contre, était à peine respirable.

Jagaeg les regarda avancer. Il était corpulent, chauve, et plus petit que ce qu’elle avait imaginé. Quand ils
furent à moins de dix mètres de lui, il ôta son masque pour parler, révélant une hideuse moustache qui
dessinait les contours de son rictus mauvais.

- Tu me coûte cher, gamin !


- Oh, toutes mes excuses, ironisa Ayao.

Nelle lui flanqua un grand coup dans les côtes, en rétribution, pour faire crédible.

- Où sont mes crédits ? réclama-t-elle.


Jagaeg désigna une valise posée à ses pieds. La jeune femme, arme en main, s’approcha pour se saisir de la
poignée. Elle comprit son erreur quand le corpo et ses gardes du corps pointèrent leurs propres armes vers
elle. Ayao eut un geste qui faillit les trahir mais se retint d’intervenir.

- Je pourrais aussi t’abattre, petite Spectre, pour avoir craqué mes systèmes IR et avoir distribué mon
pognon.
- Que sont quelques millions de crédits quand on possède un empire comme le vôtre ? S’il m’arrive
quoi que ce soit, le reste de votre belle fortune disparaitra aussi.

Le corpo se ravisa et étira son visage en un sourire affable.

- Ton vaisseau me suit depuis des semaines, et maintenant tu espères me faire croire que tu veux
travailler pour moi.
- On espérait vous attraper vous, pour la prime, avoua Nelle, pis comme vous donnez le double pour
sa tête à lui, béh on n’a pas hésité longtemps.
- Content de constater qu’il est toujours aussi facile de corrompre les spectres…

Il partit d’un grand rire crispant. Il laissa Nelle s’éloigner avec la valise et s’empara d’Ayao qu’il toisa.

- Pauvre garçon, tu as juré d’avoir ma peau et voilà où ça te conduit. Tu aurais dû rester à ta place.

Le jeune homme resta très digne.

- Que sont devenus les enfants ? demanda-t-il.

Jagaeg ricanna :

- J’ai des clients très privilégiés qui ont des demandes très particulières. Mais ne t’en fais pas, la plupart
de tes protégés n’ont pas subi ce sort sordide. Ils sont tout simplement morts, vidés de leur énergie
Aethérique, pour le compte de mes amis Atlantes.

En comprenant ce à quoi il avait contribué, Ayao oublia complètement le plan initial et se jeta sur le truand
sans réfléchir. Il fut repoussé par une boule d’énergie bleue émanant de l’un des gardes du corps et s’écrasa
douloureusement sur le sol. Les deux silhouettes se débarrassèrent de leurs longs manteaux, et révélèrent
quatre visages juvéniles. Ils bondirent pour se tenir tous sur leurs jambes et levèrent les poings. Leurs quatre
corps à peine pubères étaient parcourus d’étincelles Aethériques. Tous étaient équipés de divers implants
visibles, visant sans doute à les renforcer… ou à les manipuler.

- Oh merde, des mini-psychos, s’exclama Nath dans son oreillette.

Nelle leva son arme, prête à se défendre. L’ignorant complètement, les enfants se jetèrent sur Ayao,. Ils
attaquèrent l’homme à terre sans ciller, le regard complètement vide. Sans réfléchir, la jeune femme
s’élança pour le protéger. Elle aurait pu partir avec les crédits et le laisser là. Elle venait de se compromettre
mais elle avait la conscience tranquille.

Les enfants – non, les gardes, se corrigea-t-elle mentalement, sachant qu’elle ne pourrait pas les affronter
si elle les voyait comme des mômes innocents, les gardes eurent un instant d’hésitation mais, quand Jagaeg
leur ordonna d’attaquer, ils obéirent. Nelle tira sans vraiment viser. Elle toucha quelqu’un et faillit en lâcher
son arme. Le garde- qui n’était qu’un gosse, bon sang ! – s’effondra. La jeune femme sentit ses bras se
ramollir. Puis d’autres bras qui n’étaient pas les siens la forcèrent à relever son neutraliseur vers les
ennemis.

- Garde la tête froide, gronda Ayao qui était collé contre son dos. On aura tout le temps de se vomir si
on survit. Dis-toi qu’au moins, toi, tu ne connais pas leurs prénoms.

Sur ce, il tâta la cuisse de la jeune femme jusqu’à attraper l’arme qui était dans le holster et tira.

- Chope Jagaeg, je m’occupe des gardes.


Nelle hocha la tête et fonça. Jagaeg courait pour rejoindre sa propre navette. Comme il s’en approchait, de
nouveaux gardes sortirent du véhicule. Ceux-là étaient des adultes, plutôt balèzes, mais ils semblaient bien
moins menaçants aux yeux de Nelle que ceux qu’Ayao affrontait.

- Debby, combien de types on peut planquer dans une navette pareille ?

Capacité de chargement d’une navette U-Boeing chassis 240-7 : 3 tonnes. Nombre de places assises dans
l’habitacle : 12.

- Super, se dit Nelle. Ça fait entre 7 et 40 types de plus à affronter !

La jeune femme tira la première, toucha un garde à la jambe, puis un autre au ventre. Elle fit une roulade
sur le côté pour éviter une salve. Depuis le sol, elle visa encore les corps massif des agents de Jagaeg qui
couraient vers elle. Ils tirèrent. Les impacts firent voler des gavas tout autour d’elle et la jeune femme se
recroquevilla.

- Resta à terre, Nelle, ordonna la voix de Nick dans son casque.

Un missile fila, laissant une trainée de fumée blanches, et percuta de plein fouet le vaisseau de Jagaeg qui
explosa. Le corpo se retourna, rouge de rage.

- Appelez des renforts, et vite ! ordonna-t-il.


- Il faut qu’on dégage avant que d’autres arrivent ! cria Noah.

Les Downhill au complet se lancèrent dans la mêlée. Nick les couvrait efficacement, désarmant les
premières lignes. Nath affrontait à mains nues les types qui passaient à sa portée, sa force brute faisant
reculer même le plus téméraire. Noah détournait efficacement l’attention des tireurs et les neutralisait.
Nelle assurait la liaison et abattait les hommes qui tentaient de prendre ses frères à revers.

Le nombre de gardes décrut rapidement, mais ceux qui restaient étaient coriaces.

Nelle lança un chargeur à Nick qui en manquait. Quand il les réceptionna, son visage se déforma de peur.
La jeune femme comprit qu’elle était en danger avant même de sentir la grosse main cybernétique d’un
garde enserrer sa gorge. Comment avait-elle pu ne pas le voir ?

- Bouge pas, gamin, tu voudrais pas finir avec une balle dans la tête.

Elle se figea. Son assaillant la traina jusqu’à Jagaeg qui se planqua derrière eux. Ses frères avaient bien fait
le ménage et il ne restait plus un homme debout.

- Laissez-nous passer ou je bute votre copain ! beugla le cyborg.

Nelle ferma les yeux, effrayée. C’était ça, d’être sur le terrain, dans l’action : c’était être en danger, et mettre
les autres en danger. Depuis le vaisseau, elle aurait pu être utile, elle aurait pu couper les communications
de Jagaeg avec ses renforts, elle aurait pu créer une diversion, elle aurait pu craquer les pare-feu de
l’androïde et désactiver ses connections neuronales… C’était possible, en théorie…

- C’est pas notre copain, tonna Nick.


- C’est notre sœur !
- Pauvre tache ! ajouta Nath.

Interloqué, le cyborg relâcha la pression sur la gorge de la jeune femme un quart de seconde. Juste assez
longtemps pour qu’elle le sente et en profite pour se laisser glisser entre ses énormes pattes. Il voulut la
rattraper mais fut criblé de balles avant d’avoir pu faire un geste. Jagaeg se retrouva seul. Il tendit son arme
vers Nelle qui était toujours accroupie à terre. Elle lança sa jambe vers les chevilles de l’homme et il
s’effondra. D’un autre coup, elle le priva de son arme et le mit en joue.

Il siffla.

Deux enfants psionics accoururent comme des chiens dressés, et l’un d’eux lança une décharge Aethérique
vers la jeune femme. Elle la reçut dans le flanc et fut projetée à plusieurs mètres. Elle ne dut qu’à la fatigue
du môme et à son armure de survivre à une telle attaque et savait qu’elle ne pourrait pas en encaisser une
deuxième, si faible soit-elle. Pourtant, l’enfant, le visage impassible malgré ses nombreuses blessures, levait
déjà un poing chargé d’éclairs bleus. Il allait la tuer, et elle avait pitié de lui. Il projeta son attaque en hurlant
de douleur.

Et s’effondra quand l’attaque lui revint.

Ayao se dressait entre Nelle et l’enfant, poings levés, une aura bleutée émanant de ses membres déliés. Le
dernier enfant, apparemment épuisé lui aussi, fonça vers lui, tête baissée, sans stratégie. Le jeune homme
para son attaque maladroite, plongea vers lui et lui asséna une légère décharge à la tête. L’enfant tomba,
évanoui.

- Cool ! dit Nath. On peut le garder, dis ?


- Va plutôt capturer Jagaeg au lieu de dire des conneries, lui répondit Nick en s’essuyant le front.

Le cadet obtempéra. Noah se penchait vers les hommes de Jagaeg, prenait leur pouls, grimaçait quand il
n’en trouvait aucun et détruisait leurs communicateurs. Nick faisait déjà chauffer les propulseurs du Bayard.
Ayao tendit une main à Nelle pour l’aider à se relever.

- Ça va ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

- Toi ?
- Physiquement, ça ira.

Dans le feu de l’action, il avait été obligé d’abattre ses ennemis. Mais il n’en tirait aucun soulagement. Il
posa les yeux sur les corps des enfants.

- Est-ce qu’on peut… ne pas les laisser là ? demanda-t-il.


- On va les ramener chez eux, assura Nelle.
Épilogue
Quelques semaines plus tard.

« Le Juge d’instruction Claus Santos, qui réunit les témoignages des victimes de Jagaeg, assure
que la Justice du Célesta sera intraitable envers ce criminel et ses associés. Rappelons que l’homme était, il
y a quelques mois encore, considéré comme un membre éminents du Gotha Eridanien et un important chef
de corporations dont les activités déclarées s’élevaient à plusieurs milliards de crédits de chiffre d’affaire
annuel. Ce sont ses activités de contrebande de drogues et d’artefacts Atlantes qui ont mis les enquêteurs
sur sa piste. Les confessions d’un ancien employé ont permis de révéler également un important trafic
d’enfants psionics… »

Nick coupa le projecteur, interrompant la jolie présentatrice des Holonews. La prime récoltée pour la
capture de Jagaeg était une maigre récompense comparée à la notoriété que l’équipage du Bayard avait
acquise. Mais le savoir ruiné et derrière les barreaux n’avait pas complètement apaisé leur désir de
vengeance.

- Je continue de penser qu’on aurait dû l’abattre comme un chien, grogna Nath.


- Laisse la Justice faire son travail, dit Noah. Si on l’avait tué, ils n’auraient jamais poursuivi l’enquête
et ils n’auraient pas retrouvé les autres enfants.
- Les pauvres gosses, musa Nelle. Ils auront beau être pris en charge par les meilleurs médecins, ils ne
se remettront jamais d’un tel traumatisme.

Ayao se leva et quitta le salon pour disparaitre dans la coursive.

Depuis l’arrestation de Jagaeg, il était resté avec les Downhill à bord du Bayard. Les Spectres étaient ainsi
officiellement devenus équipe de protection de témoin. Ils avaient également participé aux recherches des
enfants enlevés, avec des résultats plus heureux et d’autres, vraiment pénibles pour leur moral à tous, mais
pour celui d’Ayao en particulier.

- Ay’ ! l’appela la jeune femme lancée à sa suite dans la coursive. Pars pas comme ça !

Elle vit ses épaules s’affaisser dans un long soupir, mais il se retourna quand même. Elle avança jusqu’à sa
hauteur, et ils se firent face dans l’étroit couloir.

- J’ai besoin d’être un peu seul pour réfléchir, dit-il.


- Ouais, t’as été seul pendant dix ans et on peut pas dire que ça t’ait réussi, répliqua Nelle.

Il lui lança un regard noir. Ils avaient déjà eu cette conversation vingt fois depuis qu’ils avaient livré Jagaeg
à la justice. Le jeune homme s’enfermait des heures durant et ressassait sa culpabilité. Il se reprochait sa
naïveté, sa passivité. Il aurait pu se dédouaner en se rappelant qu’il ne s’était pas douté des intentions
malveillantes de son employeur, à l’époque, et qu’il s’était rebellé dès qu’il avait su de quoi il retournait,
mais il ne parvenait pas à prendre le recul nécessaire.

Pour chaque enfant dont la mort était confirmée, il se marquait d’une entaille au bras. Plus d’une fois il
avait coupé trop profond et Nelle avait dû suturer, ce qui était plus facile à dire qu’à faire quand le patient
ne tient pas à être recousu.

- Tu es cruelle, dit-il.
- Je suis obligée. Ma compassion ne t’atteint pas.

Il détourna les yeux.

- J’en ai marre d’être un fardeau pour vous. J’en ai marre d’attendre que des juges grassouillets
statuent sur mon sort. J’ai juste envie de me trouver une petite station tranquille et méditer sur ce
que je vais faire du reste de ma vie.

Nelle ouvrit la bouche, stupéfaite.


- Tu… tu ne veux pas rester avec nous ? bégaya-t-elle sans tenter de cacher sa déception.
- Un psionic bas-de-gamme, tu parles d’une addition à votre équipe !
- Tu pourrais apprendre, dit Nelle qui avait elle-même tout appris sur le tas. Tu pourrais faire partie de
la famille.

Il posa son regard sur elle. Elle lisait de la reconnaissance, et même de l’affection dans ses yeux gris. Mais
peut-être qu’elle y lisait bien trop de choses que le psionic ne ressentait pas.

- Je ne suis pas certain d’avoir envie d’être un frère de plus...


- Ne dis pas ce genre de choses, chuchota-t-elle.
- Tu m’as demandé la vérité, rappela-t-il.

Rougissant, elle hocha la tête.

- Mais… ajouta-t-il, si tu me le demandais, je resterais.

Le cœur de la jeune femme fit un bond. Elle espérait qu’il était sincère, qu’il était conscient de tout ce
qu’elle percevait d’implicite dans ses déclarations, qu’elle ne se mettait pas en danger en s’attachant à cet
homme…

- J’ai besoin d’une exception, là, tout de suite, murmura-t-elle.

Il obtempéra en écartant ses longs bras et elle vint s’y loger. Cette forme d’affection, c’était nouveau, c’était
familier, c’était parfait.

- Hé, bas les pattes ! gronda Nick en les forçant à se séparer.


- Ouais, tu fais partie de l’équipage mais tu gardes bien tes mains dans tes poches ! prévint Nath.
- Personne ne touche à notre petite sœur, menaça Noah.

Et plutôt que de protester, la jeune femme décréta que ses frères étaient simplement jaloux et voulaient
un gros câlin, eux aussi. Elle coinça leurs trois cous entre ses bras et serra bien fort. Ils se débattirent sans
conviction et finirent par lui rendre maladroitement son étreinte. Quand elle les relâcha, ils étaient tous les
trois gênés et rougissants.

- Refais plus ça ! râla Nath.

Noah rit en lui assénant un coup à l’épaule, ce qui rétablit l’ordre naturel et viril des choses pour les
Downhill. L’ainé lissa sa légendaire moustache et révéla ce qui les amenait :

- On a des nouvelles.

Nelle et Ayao comprirent de suite que ce devait être important.

- On vient de recevoir les nouveaux avis de recherche, expliqua Noah. Le juge Santos a publié une liste.
- Une quinzaine d’associés direct de Jagaeg y figurent, et chacun vaut un Bayard et demi, précisa Nick.
- Et moi, j’ai bien envie d’aller casser du corpo ! dit Nath avec un geste éloquent.

Ayao sourit :

- Je suis avec vous, si vous avez besoin d’un mauvais psionic.


- J’en connais pas de mauvais, répondit Nath qui ne maitrisait pas toujours le second degré.

Nelle s’était lancée dans cette aventure pour suivre ses frères, par accident, mais elle le sentait à présent.
Elle était faite pour cette vie ! Elle sentait en elle l’excitation de la chasse, cette pulsion qui pousse les
spectres à s’élancer au-devant du danger. Ils démantèleraient l’empire de Jagaeg, ils vengeraient leurs
parents.

Ensemble. Les Downhill +1.


- Par contre, les gars, on va établir une tournante pour les lessives, hein ! Y a pas marqué boniche, ici !

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