Ill E N Q U E T E Ill

LA LEÇON DE PIANO
OUVERTURE A LA MUSIQUE
Douloureux souvenir ou au contraire enchantement de la mémoire,
la première leçon de piano marque toujours de façon décisive l'avenir de tout musicien
amateur ou professionnel. Que d'élèves déçus pour une poignée d'heureux récidivistes !
Catherine Michaud-Pradeilles a parcouru pour nous l'univers des professeurs de piano.
Elle a rencontré un grand professeur, Gabrielle Casadesus,
et des anciens élèves pleins de souvenirs, David Live/y et Emile Naoumoff.
Et un Maître, Pierre Barbizet, nous livre sa profession de foi.

PIANO HORS SERIE N°3 17


LA LEÇON DE PIANO
Que celui qui n'estjamais allé à sa leçon de piano en traînant les
pieds, ou la peur au ventre,jette la pierre au bambin qui pianote
pour faire plaisir à maman. Lourd héritage que la pratique de l'art
musical dans la société occidentale !
Pourquoi s'adonne-t-on au piano? Pas
toujours par plaisir, hélas. Plus du tout par
nécessité, car il y a longtemps qu'une
société désacralisée comme la nôtre n'at-
tend plus de la musique les clés pour
accéder à l'essentiel. Apanage des clas-
ses privilégiées, garante de 1' authenticité
d'un honnête homme, la musique sa-
vante, depuis le siècle dernier, complète
toute bonne éducation selon les critères
établis par la bourgeoisie prônant pour ir-
remplaçable l'apprentissage du piano,
instrument-symbole de son avènement
Quand la culture joue les témoins
Les peintres ne s'y sont pas trompés qui
nous lèguent chacun en leur temps et à
leur manière un patrimoine iconographi-
que signifiant à ce sujet Quoi de plus
conventionnel, en effet, que cette leçon
de musique de Fragonard, qui nous a
peint avec un réalisme cruelle sacrifice
d'unjeune aristocrate en train de se plier
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E N Q U E T E
aux règles de sa classe sociale. Jamais
élève ne fut aussi contrainte. Sa raideur
l'éloigne de l'instrument et ne laisse pas
supposer qu'elle prenne un plaisir quel-
conque à jouer de son instrument. La
scène est galante, soit, et dégage une
sensualité qui ne doit rien à la musique,
mais tout au décolleté de la jeune fille que
le professeur de quitte pas des yeux.
Quant à Renoir, il fait de l'apprentissage
du piano le divertissement par excellence
des jeunes filles de la bourgeoisie. On lui
doit d'avoir immortalisé l'image d'un
instant de bonheur comme beaucoup de
pianistes en vivent encore, heureuse-
ment
La littérature ne laisse pas supposer beau-
coup de noblesse quant aux motivations
des élèves. Si elle confirme l'immense
popularité du piano, elle accuse aussi, en
révélant la série d'images d'Epinal et les
schémas dont sont encore victimes les
familles ; jeune fille en fleur, confiant à
PIANO HORS SERIE W3
son piano ses premiers émois et ses es-
poirs, dans un salon cossu où les hommes
discutent affaires et les femmes chiffons
et mariage, le tout sous le regard attentif
du jeune professeur, amoureux transi; ou
femme adultes' épanchant sur son instru-
ment pour lui confier son mal de vivre,
ses regrets, ses non-dits, à moins que la
leçon de piano ne soit prétexte à retrouver
un amant (Emma Bovary).
Comme l'écrit Marie d'Agoult dans ses
Mémoires: «Les leçons de piano consi-
dérées comme le complément de toute
bonne éducation n'ont aucunement pour
but d'initier une jeune fille au grand art de
la musique, mais seulement de faire
d'elle une machinale, insipide exécu-
tante, capable, en attendant le mariage, de
divertir une heure d'ennui des soirées de
famille, de jouer en mesure ou à peu près,
d'accompagner au besoin quelque vir-
tuose de force ... »
« Ah, si les jeunes filles pouvaient parler
librement... Je dirais tout simplement à
celui qui voudrait rn' épouser: Monsieur,
me voilà ! J'ai vingt ans, je ne sais pas
jouer du piano, mais je ne vous demande
pas de savoir jouer de la flûte. Le mariage
n'est pas un concert: C'est... c'est Je ne
sais pas très bien ce que c'est, mais enfin
on ne se marie pas pour faire de la musi-
que ! Si vous voulez rn' épouser sans pia-
no, voici ma main !» s'écrie une jeune
première, tel que l'imagine Feydeau dans
une pièce intitulée Amour et piano.
Quant aux professeurs, d'une manière
générale, leur portrait va du «vieux maî-
tre en perruque, qui, lorsqu'il est affublé
de culottes courtes et répand autour de lui
une tenace odeur de poudre mêlée à une
de crasse frise quelquefois le ridicule»
comme le terrible maître de Georges
Sand, jusqu'à la «vieille fille de vingt-
cinq ans, professeur de piano dans les
Boardings Schools for young ladies» dé-
crite par Flaubert dans L'éducation senti-
mentale (première version).
La musique et la mère
Ainsi, perdu au milieu de considérations
sociales, l'amour de la musique est d'au-
tant plus fragile que l'apprentissage du
piano n'est pas facile.

Il y a musique, donc un langage, un
instrument, donc une technique, deux
êtres humains, donc un affectif, des struc-
tures, donc des règlements, la famille,
donc des comportements. «La musique
est un langage qu'il faut apprendre à
parler très tôt» affmne David Lively.
Pour lui comme pour beaucoup de musi-
ciens professionnels, le problème nes' est
pas posé, le langage musical étant aussi sa
seconde langue maternelle. Gabrielle
Casadesus a également débuté avec sa
mère. Presque tous les professionnels ont
d'ailleurs appris le piano en même temps
qu'ils apprenaient à lire, au sein de leur
famille et ne se souviennent même plus
du jour où cela a commencé.
Seuls d'ailleurs, les parents donnent la
force d'âme permettant de vivre les vicis-
situdes du parcours initiatique. Tous les
pianistes rencontrés se souviennent du
climat de conftance qui régnait entre eux
et leurs parents. En ce sens, leur compor-
tement fut décisif. Ne pas exercer de
pression sur un enfant, ne pas projeter sur
lui ses ambitions déçues, ne pas lui pro-
mettre de récompense et ne pas non plus
laisser planer 1'ombre du châtiment, telle
est la règle d'or, qui en général porte ses
fruits.
Grands professeurs pour surdoués
Vouloir pratiquer la musique, c'est s'as-
treindre à manipuler les symboles qui en
régissent la théorie. Mais accepter une
théorie, c'est aussi se plier à un arbitraire,
en mémoriser les lois et comprendre leur
application ; une gymnastique intellec-
tuelle qui engage l'intelligence en de-
mandant beaucoup d'attention et un
pouvoir de concentration hors du com-
mun, surtout chez un enfant.
La plupart des grands pédagogues n'ac-
cordent leur enseignement qu'aux élèves
possédant ces aptitudes de façon innée.
C'était le cas de Nadia Boulanger, ainsi
que nous l'a confmné Emile Naoumoff,
intéressée avant tout par le pouvoir de
concentration de ses élèves car il allait de
pair avec leur capacité de travail. Com-
ment expliquer que le petit garçon qu'il
était ait supporté pendant plusieurs an-
nées une relation suivie et un rythme de
ENQUETE
travail aussi intense avec un personnage
si sévère d'aspect ? «J'ai vu le musée
Grévin vivant», déclare-t-il en se souve-
nant de leur première rencontre. Mais
Nadia Boulanger a su voir ce que son
élève avait d'unique, tandis que l'enfant
de son côté a eu l'intuition immédiate de
tout ce que ce personnage extraordinaire
avait à lui apporter. Il fut sous l'emprise
du charisme que chacun s'accordait à
reconnaître à Nadia Boulanger.
De cette séduction des grands profes-
seurs naît souvent la confiance, d'autant
plus grande que le professeur responsabi-
lise très vite ses élèves vis-à-vis de leur
talent. Le danger de cette attitude est de
mettre l'élève dans une situation pé-
rilleuse dont ne sortent vainqueurs que
les plus résistants. Certains professeurs
sont réputés pour leur «sale caractère».
Cela voudrait dire qu'ils ne se gênent pas
pour user et abuser de ce fameux rapport
de séduction qui s'installe entre eux et
leurs élèves. D'autres en usent par instru-
ment interposé. Sachant que le piano leur
confère une aura peu ordinaire par tout ce
qu'il véhicule de symbolique. D'autres
encore veulent tout simplement vivre à
travers un de leur élève l'aventure qu'ils
ont eux-mêmes ratée ou que les circons-
tances leur ont fait interrompre.
CERTAINS PROFESSEURS
USENT ET ABUSENT
DE LEUR POUVOIR
DE SEDUCTION
nes liens sado-masochistes existent réel-
lement quand l'élève accepte la soumis-
sion. David Lively se souvient avoir
acquis pas mal de souplesse de caractère
en renonçant ainsi à s'exprimer. Ce be-
soin de domination n'a rien de dramati-
que quand il ne cache pas les lacunes du
professeur. Dans le cas contraire, mieux
vaut trouver son salut dans la fuite.
Emile Naoumoff dépeint Nadia Boulan-
ger comme le professeur idéal qui don-
nait aux élèves l'occasion de devenir des
musicienscompletsetd'êtreeux-mêmes,
PIANO HORS SERIE N°3
sans imposer ses goûts, qui leur transmet-
tait une «philosophie de la vie, autour de
la musique», leur ouvrait les yeux et fai-
sait d'eux des virtuoses capables de
s'écouter jouer.
Gaby Casadesus qui insiste, elle aussi,
sur l'importance de «donner des timbres»
tout en laissant à chaque élève sa person-
nalité, en s'adaptant à sa morphologie, se
souvient encore de l'atmosphère oppres-
sante qui régnait dans la classe de Cortot,
où elle était auditrice, car tous les élèves
essayaient de jouer comme le maître, sans
en avoir les moyens.
Positive autant que négative, l'attitude
des professeurs, si elle ne réussit pas à
décourager les «fous» qui se veulent à
tout prix pianistes, peut en revanche rebu-
ter ceux pour qui la musique aurait pu
n'être qu'un agréable dérivatif. Trop
d'exigence de la part du professeur, trop
de pression exercée par les parents ... et
c'est la rupture.
L'approche des grands maîtres
Satisfaits ou au contraire déçus, malme-
nés et frustrés, ou à l'inverse ravis par
1'enseignement qu'ils ont reçu, les futurs
professionnels que rien n'arrête contac-
tent toujours un illustre aîné, afm d'es-
sayer de recueillir la vérité sur les secrets
de sa technique, ainsi que quelques con-
seils d'interprétation, quelques repères
d'analyse, quelques remarques et indica-
tions de jeu. Mais la rencontre se révèle le
plus souvent décevante, soit parce que le
maître n'a pas donné de détail sur son jeu,
n'ayant pas fait lui-même de démarche
pédagogique et n'étant pas prêt à trans-
mettre les éléments de sa technique (pas
plus que ses réflexions personnelles
d'ailleurs), soit qu'il ait jugé insuffisant
le talent de son visiteur ou encore qu'il ne
l'ait pas saisi, soit enfin qu'il ait préféré
s'effacer devant une belle personnalité
déjà marquée, soit encore que la manière
de jouer de l'élève l'ait déconcerté, en ne
correspondant pas à ses idées. Dans ce
cas; il choisit le silence. Robert Casade-
sus a confié ainsi un jour à sa femme qu'il
était dans l'impossibilité de prendre un
élève qui jouait pourtant bien du piano.
«Mais il pense ·Mozart tellement diffé-
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remment de moi que je ne peux pas» a-t-
il dit.
DavidLively a reconnu qu'il n'avaitreti-
ré que quelques années plus tard la leçon
à retenir des quelques remarques appa-
remment pédantes que lui avait faites
Nadia Boulanger. Il a subi comme beau-
coup l'épreuve du feu en sonnant à la
porte de quelques grands noms réputés
pour leur sadisme. En revanche, il a trou-
vé en Wilhelm Kempffl' oreille attentive
d'un grand beethovénien enseignant par
l'exemple. En effet, le maître préférait
jouer devant ses élèves plutôt que de se
perdre en considérations trop abstraites.
Artur Rubistein parla de tout avec brio,
sauf du piano et ne donna pas de leçon. Il
semblait n'avoir rien à dire quant aux
œuvres qu'interprétait pour lui le jeune
soliste.
Claudio Arrau lui a laissé en revanche des
souvenirs de moments très intenses. Le
maître méditant sur le sens des notes
d'une partition réussissait à communi-
quer, à partager de telles émotions avec
les quelques élèves auxquels il accordait
son attention que ces deÎniers ne pou-
vaient que lui renvoyer le meilleur de leur
talent, c'est-à-dire au fond, ce qu'il atten-
dait d'eux avec exactitude. A propos
d'une séance de travail concernant un
Nocturne de Chopin, David Lively a pu
dire: «il jouait à travers moi». Magnifi-
que réussite dépassant le cadre de la
pédagogie, pour atteindre les sphères de
la magie. C'est alors que la musique re-
trouve le pouvoir d'évocation direct,
subtil, somatique et mystérieux qui est le
sien. Mais quand elle accorde ce plaisir et
ce luxe où se situent les limites du talent
de l'élève de celui du professeur, de la
disponibilité de l'un et de l'autre.
En définitive, seule une profonde motiva-
tion qui est 1'amour de la musique permet
de résister à tout, du chignon ridicule aux
crises d'autorité relevant de la psychana-
lyse, en passant plus prosaïquement par le
cinquième étage sans ascenseur, les sal-
les de classe-glacières sous les toits ou les
obscurs bureaux désaffectés des mairies
d'arrondissement. Gabrielle Casadesus
etEmileNaoumoff ont parlé de «musica-
20
ENQUETE
lité», David Lively de «sens musical
inné», et tous sont d'accord pour affirmer
que cet amour de la musique se décèle
tout de suite.
Quelques portraits de professeurs
Du privé•••
Hors des structures agréées, il y a de
fortes chances pour que le professeur
reçoive à domicile. Le professeur-type
n'a pas forcément de diplômes à présen-
ter. Il ne connaît souvent pas d'autre
manière d'enseigner que celle qu'il a lui-
même reçue, quant à la position du corps,
la position des mains et la technique en
général. Le plus souvent il ne fait tra-
vailler que le répertoire classique et
romantique, même s'il «pousse» jusqu'à
Bartok. C'est le professeur de notre en-
fance, Monsieur ou Madame un-né-
deux-zé-trois-zé-quatre. Dans le meilleur
des cas, il est rigoureux et formateur pour
les premières années d'apprentissage.
Dans le pire, on ne retient de lui que
l'odeur de son appartement ou ses tics.
Fatigué d'entendre ânonner les Inven-
tions, il n'a souvent plus aucun enthou-
siasme à communiquer. On le quitte sans
regrets, et la musique avec lui .
L'AMOUR DE LA MUSIQUE
PERMET DE RESISTER AUX
CHIGNONS RIDICULES ET
AUX CRISES D'AUTORITE
Au domicile de l'élève, arrive souvent
unjeune étudiant en classe de piano, élève
lui-même du conservatoire le plus pro-
che. Passionné et zélé, il se perd dans ses
idées pédagogiques nouvelles, mais il
vous fait avancer car il n'a pas perdu le
rythme intense des cours. Il casse le
marché, car il a besoin d'argent et d'élè-
ves. Sa passion lui sert de carte de visite,
lui donne de la conscience profession-
nelle (il ou elle dépasse toujours le temps
de la leçon), mais il n'est pas certain qu'il
soit armé pour résoudre les problèmes
psychologiques et physiques que posent
les débutants.
PIANO HORS SERIE N°3
Toujours dans la catégorie des profes-
seurs à diplômes non vérifiables, se trou-
vent les missionnaires, ceux qui ont mis
au point une méthode personnelle et ré-
volutionnaire parce qu'ils ont eux-mê-
mes souffert de 1' enseignement tradition-
nel type conservatoire. Ils persuadent les
élèves enfants et adultes que l'on peut
apprendre vite et surtout en s'amusant.
Ah, le nouveau côté ludique de l'ensei-
gnement ! En général, les élèves arrêtent
quand le plafond de 1'initiation est atteint
et que les choses redeviennent sérieuses.
Toujours dans cette catégorie, il y a aussi
les dévoués qui vont vers les démunis,
ceux qui habitent loin des grandes villes
ou d'un centre musical. Comme ce cou-
ple qui sillonne une région de France en
donnant ses leçons dans un camion. Ils ne
se prennent pas pour des révolutionnaires
de la méthodologie et font faire du sol-
fège traditionnel.
Dans le privé encore, on trouve les pro-
fesseurs travaillant dans les écoles ap-
partenant à certaines marques d' instru-
ments de musique. Eux aussi sont spé-
ciaux, car ils ont été formés à une pédago-
gie qui fonctionne surtout sur l'esprit de
compétition et l'acquisition de mécanis-
mes de virtuosité ou d'improvisation. Ils
sont efficaces, mais victimes consentan-
tes d'un certain conditionnement psycho-
logique et liés à une marque.
... au public
Face à ce corps d'enseignants que l'on
contacte par relation ou grâce à une petite
anonce, se trouve l'ensemble des profes-
seurs exerçant une structure en général
agréée par 1'Etat ou dépendante de la
mairie. Là encore, il existe plusieurs ni-
veaux de compétence qui vont du profes-
seur d'école municipale recrutée par le
maire et le directeur de 1' école au soliste
de renommée internationale, nommé sur
dossier par le Ministère de la Culture dans
un Conservatoire National Supérieur.
Comme il n'y a pas de niveau technique
minimum imposé pour enseigner dans
une école municipale, les professeurs
diplômés d'Etat y sont rares, avec tout ce

que cela comporte de risques (sauf dans
certains «conservatoires» d'arrondisse-
ment à Paris, où de grands solistes don-
nent parfois des cours). Ce qui rend ce
type de professeur sympathique, c'est
souvent son enthousiasme, le fait qu'il
aime la musique et joue lui-même le plus
souvent possible devant un public de
parents d'élèves, rassurés par sa presta-
tion. Dans les écoles nationales un ins-
pecteur contrôle l'enseignement. On y
rencontre le même type de «profs», sou-
vent jeunes et proches de leurs élèves,
dévoués au point de diriger l'orchestre
d'élèves ou la chorale, mais titulaire d'un
certificat d'aptitude à l'enseignement.
Le professeur de Conservatoire de Ré-
gion est nécessairement titulaire d'un
premier prix de l'un des deux CNSM et
d'un C.A. Plus sûr de lui, plus exigeant, il
a droit à un répétiteur pour s'occuper des
débutants. L'ombre de son autorité plane
d'autant plus sur la classe qu'iljoue par-
fois un rôle culturel dans la ville où se
situe son conservatoire. Il donne des réci-
tais sur place et fait partie des notables. Il
reçoit beaucoup de ses élèves en leçons
particulières, surtout ceux qui ont l' inten-
tion d'intégrer le National Supérieur.
C'est lui qui met en relation élève et futur
maître (en général celui avec lequel il a
lui-même travaillé). Ce genre de profes-
seur est, en général, sérieux, mais comme
la plupart des professionnels dont le ni-
veau pianistique est élevé, ils' occupe peu
des débutants et supporte difficilement
les moins doués. De toute façon la filière
officielle fonctionne comme un filtre, le
système des examens de fm d'année étant
redoutable. Ne rencontrent donc les
grands professeurs des CNSM que les
futurs professionnels.
Solistes de renommée internationale, les
professeurs de l'enseignement supérieur
trouvent le temps de suivre leur classe et
même de donner des cours particuliers.
Sont-ils de bons pédagogues? Les avis
sont partagés. Ils ont en général leurs
fans, les élèves qui ont exprimé le désir
d'entrer dans leur classe. Ils ont à la fois
leurs courtisans, leur public, leur claque
E N Q U E T E
et leurs disciples. L'enseignement de ces
maîtres tient plutôt de l'alchimie ... une
suite complexe d'échanges plus ou
moins concrets liés à leur personnalité,
leur disponibilité, leur expérience. Leur
but: le maximum d'élèves récompensés
au concours fmal. Chacun décide de son
rythme de travail et de son programme
(hors concours bien entendu).
VOUS HESITEZ?
CHANGEZ DE PROF !
S'il est exact qu'un destin musical dé-
pend beaucoup de l'attitude et des quali-
tés artistiques et pédagogiques du profes-
seur, il n'en reste pas moins vrai que
dynamisme et poussière se rencontrent
partout, quel que soit le circuit choisi. Le
secteur public propose des professeurs à
la technique éprouvée, mais des structu-
res difficiles à intégrer (manque des pla-
ces, le plus souvent). On adopte la solu-
tion du privé à ses risques et périls tout en
goûtant au confort des leçons à domicile
ou particulières. Le meilleur existe, le
pire aussi.
Ne sommes-nous pas allés jusqu'à enten-
dre les confidences d'une mère attention-
née, dont le bambin a fmi pars' étonner de
la longueur des coups de fils que passait
son professeur, pourtant réputé, pendant
qu'il montait ses gammes (au tarif de ...
500F l'heure!).
Oser en parler, s'informer, interroger en-
fants et professeurs, assister à un cours,
prendre un cours à l'essai sont les moin-
dres précautions à prendre.
Mais savoir que l'on a des droits n'exclut
pas de connaître ses devoirs. Il est bon de
ne pas tromper un professeur sur ses in-
tentions et encore moins sur son senti-
ment envers la musique, car telle l'au-
berge espagnole, une leçon de piano ne
nourrit qu'avec ce que l'on apporte de
personnel et d'affectif, cela s'entend.
En revanche, il n'y a aucune raison de sa-
crifier son amour de la musique à la mé-
diocrité d'une relation.
Vous hésitez, changez de prof !
Catherine Michaud-Pradeilles
PIANO HORS SERIE N°3 21

PIERRE BARBIZET · « CE QUE JE CROIS »
Ne pas confondre élémentaire et facile.
Certains professeurs font apprendre des
morceaux acrobatiques à des enfants
incapables de jouer do-ré-mi-fa-sol et
surtout sol-fa-mi-ré-do avec un peu
d'égalité. Ces bourreaux prétendent les
obliger ainsi à faire des progrès. Il est vrai
qu'à force de répétitions ce dressage peut
faire illusion un certain temps. Mais si
l'on gratte- et l'on grattera-cette mé-
thode vaut condamnation à tout reprendre
à zéro. Zéro et l'infini : car ce qu'on
appelle les cinq doigts, à la suite de Czer-
ny, ce sont les armes qui permettent de
vaincre, de Rameau à Beethoven, les
vraies difficultés de tout le répertoire dit
«classique» où chaque note, toute seule,
est chargée d'un style. Voilà le mot lâ-
ché: le style. Le style c'est l'homme, et
l'homme c'est la sonorité. Samson Fran-
çois disait: «Une note c'est long, long,
long ...» Le style disparaît, quel que soit le
compositeur, dès lors qu'on écourte une
valeur. Une blanche doit être belle- un
enfant comprend cela très bien. Il faut lui
parler de la beauté de cette valeur au bout
de son doigt Et d'ailleurs, pourquoi
22
E N Q U E T E
«valeur» ? Il y a aussi les valeurs courtes.
Très courtes. Celles qui s'obtiennent en
retirant les doigts. Alors se produit ce que
Bruno Walter appelait «l'espace» ; car la
valeur musicale s'établit entre les notes,
sa vitalité est en l'air. Ce que l'on entend
est aussi important que ce que l'on n'en-
tend pas. Et le silence? S'iln'estpaschar-
gé de musique, c'est le vide, la musique
vidée de son contenu.
Et le trille ? Il y a de~ enfants, pas néces-
sairement les plus doués, qui ont le trille
facile. D'autres non; à ceux-là il faudra
expliquer que le trille est comme une
vocalise. Qu'il chante. Puis, mettre à leur
disposition toute une série d'exercices,
où les doigts rivalisent d'égalité. Le trille
est le départ de la technique. Muni de ces
connaissances, le jeune pianiste devient
véloce; c'estl'empireducherCarl Czer-
ny qui disait un jour, en présence de Bee-
thoven, à son neveu Karl : «Perlé ! Il faut
que ce soit encore plus perlé !» A quoi
Beethoven, qui avait fini par entendre,
répondit: «Ah ! Il y ad' autres bijoux que
les perles !» Il voulait dire : le legato. Car
PIANO HORS SERIE W3
Beethoven, qui reste le roi de l'élémen-
taire sur le plan digital, n'en est pas moins
l'inventeur du legato. Avec lui, l'art de
toucher devient le sentiment du toucher;
la valeur d'une note ou d'un silence prend
un sens moral. Au reste, il est bon que
l'impératif kantien préside à notre artisa-
nat pianistique. Fin de l'élémentaire ?
Non pas. Alfred Cortot disait : «Il faut
restituer à toute difficulté son caractère
élémentaire» -définition, après Descar-
tes, de l'analyse- digitale celle-ci.
Et la pédale ? «Cache-misère ! », disait
Yves Nat, mon Maître. Il est vrai que tout
le répertoire dont il a été question jus-
qu 'ici peut être joué sans pédale. Beetho-
ven place beaucoup de pédales, d'inter-
minables pédales, dans ses sonates. Il y
tient: c'estce qu'il y ade plus lisible dans
ses manuscrits. Je crois, moi, qu'il faut
tout travailler sans pédale, que rien ne
vaut le legato du doigt. Une fois que les
pianistes japonais auront compris cela, ils
risquent de devenir inégalables. Mais il
n'en sont pas là.
La virtuosité commence avec la double
note. Deux notes jouées simultanément
pèsent plus qu'un seule. Le poids de
l'avant-bras devient nécessaire et pas
seulement utile. A nous, Epicure! Et puis
cette dixième, qui fait entrer le roman-
tisme dans le piano: do-sol-do-mi au lieu
de do-mi-sol-do ! La première Etude
opus 10 de Chopin éclate comme le ton-
nerre dans le ciel bleu des accords par-
faits. C'est le manifeste de Varsovie, con-
temporain du manifeste d'Hernani. Du
coup, il va être question de pédale, une
pédale qu'on retire, une pédale qu'il faut
passer son temps à retirer sur chaque note,
chaque note qui dure un peu plus et sur
tous les petits groupes de notes de même
tonalité, qui ne durent pas... Il y a des
élèves qui ne sauront jamais se servir de
la pédale :je leur dis qu'ils sont sourds. Le
pied joue autant que le doigt, mais c'est
l'oreille qui pressent. Quand elle entend,
c'est trop tard. Car il faut entendre la note
qu'on va jouer. Le pied aussi l'entend ; le
pied peut vibrer sur la pédale forte, pour
dégager la transparence d'un accord,

comme les violonistes. Le pied est ryth-
micien, et même plus que le doigt. La
pédale, en fait, est tout le temps rythmi-
que. On apprend aux doigts la rétraction,
qui n'est pas l'articulation ; mais on n' ap-
prend pas au pied la rétraction, qui est son
mouvement naturel. Il se pose et s'en-
lève, puis ne fait que s'enlever. Le doigt
est vigilant, le pied est discursif. n est
contemporain de la perception.
Le pouce. Les mains aussi possèdent un
doigt doué de perception : c'est le pouce.
C'est lui qui fait les arpèges, c'est le chef
d'équipe. Quand les doigts ont travaillé
sur un chantier, c'est le pouce qui les
replace ailleurs. Claudio Arrau disait à
ma mère au Chili lorsque j'étais tout
enfant : «Seulement des arpèges brisés,
pour faire articuler le pouce ! Plus tard,
arpèges normaux sur trois octaves en trio-
lets, à transposer dans tous les tons, avec
le même doigté. Et : bien marquer les
temps sur le pouce, car tous les chef-
d'œuvres sont pétris d'arpèges où le
pouce marque les temps. Voyez le Con-
certo en la mineur de Schumann, les
4ème et 5ème de Beethoven, celui de
Tchaïkovski !»... On ne m'a jamais dit
cela en France : on rn' a appris au contraire
à ne plus pouvoir le faire naturellement.
Les arpèges de mon enfance. Ce n'est
qu'après ma sortie du Conservatoire
National Supérieur de Paris que j'ai pu
retrouver cette aisance des arpèges de
mon enfance. Celacommenceà se savoir.
On me suit, maintenant là-dessus. On me
suit aussi sur l'importance de faire chan-
ter les doigts dits «faibles». La vérité évi-
dente de cette pédagogie simple
n'échappe pas à mes collègues des con-
servatoires supérieurs français ou à des
professeurs tels que Badura-Skoda, Hau-
ser, Tipo, Yanaskawa... Mais il y a les
récalcitrants, les amers, les envieux, les
fainéants, les négociants de tous poils.
Certains de mes anciens élèves mettent
leur point d'honneur à enseignerle con-
traire de ce qu'ils ont appris dans ma
classe- comme disait Louis XIV, pour
un bienfait, cent mécontents et un ingrat
Il y a aussi les prétentieux, de plus en plus
E N Q U E T E
nombreux. Ceux-là ne font pas du bon
travail. Ce que Margharita Boetsh, Rosita
Rehnardt, Claudio Arrau, André Audoli,
Yves Nat, Armand Ferté, Marguerite
Long, José Iturbi, Alfred Cortot, Manuel
Infante- et George Enesco par-dessus
tout rn' ont expliqué, demeure gravé en
lettres d'or dans ma mémoire, excellente.
Mon enseignement est fait des trésors que
ces Maîtres m'ont donnés. J'oubliais
Jacques Février qui rn 'a appris le «non
legato», et Jo Benvenuti qui m'a fait
comprendre l'esprit de Chabrier. La der-
nière parole d'Enesco mourant fut: «Le
mouvement d'une œuvre est celui où les
petites valeurs restent expressives». Je
les cite tous, quitte à me répéter indéfini-
ment Oui, mes cours sont bourrés de ci-
tations.
Pas de talent sans l'artisanat. Une classe
de piano, ou un cours, cela prend beau-
coup de temps. Il faut convaincre, il faut
être cru. Il faut partager ce que l'on sait. n
faut donc être capable de tout jouer. Pas
de professeur qui ne soit exécutant Plus
on joue, mieux on enseigne. Avec le
trac... Je dois à mes meilleurs élèves
d'avoir progressé avec eux. Josette Mo-
ratta, Anne-Marie Ghirardelli, Bernard
d'Ascoli, Jean-Yves Thibaudet, Hélène
Grimaud, Takashi Ironaka, Jonko Aoya-
gui... Et le benjamin 89 ; Michael Dian.
Quelle meilleure raison de vivre ? Et les
découvertes, au gré des jurys ! Tokio 87,
révélation d'un chilien : Alfredo Perl, qui
prendra, je rn 'y engage, la succession de
Claudio Arrau. Etre d'un jury, c'est rete-
nir le meilleur de chacun. Quelle décep-
tion à la première défaillance, alors que
c'était bien parti ! Mais quelle joie quand
il y a tout ! Je déteste les jurés qui ne sont
là que pour sanctionner. Les concours
font partie du métier de Directeur. Pour
l'enfant, le concours est le meilleur ap-
prentissage du métier. Dès les premiers
acquis de l'exécution instrumentale,
l'élève doit être considéré comme profes-
sionnel. Très vite, il va prendre la menta-
lité d'un disciple. Cela implique la sélec-
tion à la base, et ne peut être séparé de la
notion d'élitisme. Les élèves qui résistent
ou ne comprennent rien restent à la porte,
PIANO HORS SERIE N°3
ou bien s'en vont à la fin de l'année
scolaire. Ceux qui restent tiennent à leur
réputation. William James disait: «On ne
sait pas si l'enfant réussit ce qui l'inté-
resse, ou s'il s'intéresse à ce qu'il réus-
sit» C'est au concours que le Directeur
de Conservatoire décèle les futurs talents.
Il est entouré d'un jury éminemment pro-
fessionnel, et si possible de profession-
nels en cours de carrière. Les amateurs et
les retraités : à éviter -ce sont des gens
qui tranchent. Difficulté de réunir un bon
jury ! Ce souci mis à part, le Directeur est
un homme heureux. Il vit avec des en-
fants, doués et colûiants pour la plupart,
qu'il préfère à la longue aux adultes.
«Il n'y a pas de bon professeur, il y a de
bons élèves.» Cette boutade du prodi-
gieux professeur que fut Lazare Levy rn' a
longtemps séduit Cela est vrai au niveau
supérieur, au top-niveau, comme disent
les jeunes loups du piano. nest vrai que la
Sonate de Liszt n'est pas très difficile à
faire travailler au mouton à cinq pattes
qui prépare le Concours Busoni. De
même Scarbo, suggestion diabolique, ou
encore Islamey, voire le Second concerto
de Bart6k. Mais allez donc somnoler de-
vant l'Opus 31 n°2 de Beetoven, ou la
Fantaisie K475 de Mozart... Ne parlons
pas de Waldstein, ou de l'Opus 111. Mais
prenez l'Isle Joyeuse, et tout Debussy.
Prenez Thème et variations de Fauré -là
où le style est Roi. Là où la polyphonie
règne, sans qu'on la voie. Là où la trans-
parence est de rigueur, où les sonorités se
souviennent du madrigal et se réfèrent au
quatuor... C'estici que le musicien opère.
Dans ma classe, on chante des fugues de
Bach.
On déterre Pérotin à propos du rôle du
ténor chez Beethoven !
On vit à quatre voix : cinquième et pouce
de la main gauche, pouce et cinquième de
la main droite.
La musique s'infiltre là-dedans.
A défaut d'apprendre la piano, on peut
toujours enseigner la musique.
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Pierre Barbizet
Texte recueilli par Yves Riesel
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