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et les

entretiens avec des


Cauchemar de nombreux débutants, négligés des
plus grands, incompris des débrouillards, les doigtés
sont pourtant essentiels dans l’apprentissage du
piano. Bien choisis, ils aident la main à trouver son
expression ; maladroits, ils la mènent sur un chemin
chaotique. Pour ce dossier sur cette question pédagogique
pointue, nous avons demandé à des professeurs, pianistes,
et “doigteurs” de nous livrer le fruit de leurs réflexions.

Au début du 20e

L
E RÔLE DES ÉDITEURS.
siècle, qui savait à quoi une partition
originale de Bach ressemblait réelle-
ment ? Les éditeurs proposaient fré-
quemment, comme gage de qualité,
des versions révisées et doigtées. Durand s’était
adjoint le concours de compositeurs tels que Fauré,
Ravel, Saint-Saëns, Debussy, Dukas… Il était aussi
de bon ton de demander à des pédagogues renom-
més – Lazare Lévy, Armand Ferté ou Isidore Phi-
lipp – de proposer leur vision d’une œuvre. Parmi
les grands noms mythiques, il ne faut pas oublier
celui de Marguerite Long qui a apporté son
concours aux éditions Choudens avec les sonates de
Mozart et l’incontournable association de Salabert
avec Alfred Cortot.
Depuis plusieurs dizaines d’années, les éditeurs sou-
haitent se rapprocher au maximum du manuscrit
(voir plus bas la préface des Préludes de Chopin-
par Désiré N’Kaoua – Lemoine – qui cite in
extenso toutes ses sources). On trouve aussi, dans les
préfaces, des remerciements aux bibliothèques
pour leur “aimable mise à disposition” des manus-
crits (Henle), car, dans un souci d’authenticité, de
fidélité à l’original, on a fait le ménage : la tendance
est à l’Urtext.
Cela n’empêche en rien de nombreux concertistes et
pédagogues de laisser leur marque : Lucette Descaves

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PÉDAGOGIE

doigtés ?
pianistes, professeurs et “doigteurs”
a doigté des œuvres de Schubert (Choudens), Bruno éditions, on se perd parfois dans la complexité des
Rigutto s’est prêté à ce petit jeu pour Beuscher, Sté- termes allemands ou anglais, parfois même français.
phane Blet, Claude Pascal ou Christian Manen pour Exemples : les Sonates de Beethoven, “herausgege-
Lemoine sans oublier Bernard Job, Annick Chartreux ben von Claudio Arrau, Musikwissenschaftliche Revi-
(Van de Velde), Brigitte Bouthinon-Dumas (32 Varia- sion von Lothar Hoffmann-Erbrecht”, parues chez
tions de Beethoven chez Billaudot). A l’étranger, la Peters sont éditées par Claudio Arrau et révisées par
tendance est identique et il n’est pas impensable de Lothar Hoffmann-Erbrecht ; l’indication “Clara
rencontrer les doigtés de Paul Badura-Skoda, au cours Schumann Ausgabe” rencontrée chez Breitkopf
d’une lecture de Schubert ou de Chopin,, de Vladimir n’indique aucun doigté de Clara mais signifie que
Ashkenazy dans les Tableaux d’une exposition de Ravel les œuvres sont issues de la collection de Clara :
ou d’Alfred Brendel dans des pages de Beethoven “nach Handschrifften und persönlicher Überlieferung
(Schott International, Wiener Urtext). Véritable best- herausgegeben von Clara”.
seller des éditions Henle, les deux volumes du Clavier
bien tempéré de Bach doigtés par Hans-Martin Theo-
pold, pianiste et pédagogue des années 1970, sont plus
recherchés que la version sans doigtés. On trouve aussi LEXIQUE.
les indications de Walter Gieseking dans les Impromp-
I - Pour déchiffrer les appellations rencontrées le plus fréquemment, les pianistes
tus et Moments musicaux de Schubert.
pourront se référer au petit lexique suivant :
Le double doigté. Certains éditeurs ajoutent aux
doigtés des auteurs ou de certains grands pianistes Allemand Anglais Français
du passé – imprimés en italique (ceux de Schumann Herausgegeben von Edited by Edité par
par exemple) – d’autres indications de façon dis- Nach dem Autograph und Edited from the autograph Edité d’après l’autographe
tincte dans le souci de ne pas mélanger les sources Erstausgaben herausgegeben von and first editions by et les premières éditions par
(éditions Schott). Dans les Préludes de Chopin aux Fingersatz (vorlschlägen) von Fingering by Doigté par
éditions Lemoine, il est mentionné : « Les doigtés Neuauflage, durchgesehen von New printing, revised by Nouvelle édition, révisée par
Nach den Quellen herausgegeben von Edited from the sources by Edité d’après les sources par
relevés sur les exemplaires de Jane Stirling et de
Fingersätze und Hinweise Fingering and notes on Doigtés et notes sur
Camille Dubois O’Meara apparaissent en caractères
zur Interpretation von interpretation by l’interprétation par
italiques dans cette édition. »
L’Urtext et le doigté ? Les partitions portant la men-
II - Mais, même quand les indications sont en français, elles méritent une traduction…
tion “Urtext” sont établies d’après le manuscrit ori-
ginal. Elles tiennent compte : des notes, des orne- ce qui veut dire…
ments (le “réviseur” peut marquer au-dessus sa
Edition révisée ajout de signes de dynamique (liaisons, nuances…)
version, mais on doit parfaitement voir la différence)
Edition doigtée ajout de quelques doigtés
et du phrasé. Mais attention !, les doigtés de l’au-
Edition révisée et doigtée ajout des deux éléments précédents
teur ne sont pas forcément inclus. Il est donc ima-
Edité par édition réalisée sous la responsabilité
ginable de trouver des partitions Urtext avec des d’une personne qui a effectué des recherches
doigtés qui ne sont pas de l’auteur. Collection dirigée par différents volumes dont les indications et informations
ont été centralisées par un “directeur de collection”
Petit lexique à l’usage des pianistes. Devant la
Pièces choisies et commentées par éditions de travail avec conseils techniques
richesse des indications concernant les sources des

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PÉDAGOGIE

Grands “doigteurs” du passé :


Frédéric Chopin, Alfred Cortot
Les doigtés de Chopin. D’après les manuscrits et écrits Un must, les édi-
laissés par Frédéric Chopin, on sait qu’il attachait une tions de travail de
grande importance à la morphologie de la main. S’il Cortot (Salabert).
faisait travailler la gamme de si majeur à la main droite, Quel pianiste n’a
et celle de ré bémol majeur à la main gauche, c’est eu entre les mains
parce qu’elles lui semblaient les plus simples : les doigts les éditions de tra-
longs sur les touches noires, et les courts sur les touches vail de Cortot ? Il
blanches, soit une position naturelle. Il ne faisait tra- s’est beaucoup pen-
vailler la plus difficile, do majeur, que plus tard. Autre ché sur l’œuvre de
certitude, la gamme chromatique pour laquelle il met- Chopin, mais aussi
tait deux doigtés différents selon la nuance : sur celle de Liszt,
1313123131312 Mendelssohn, Schu-
pour une bonne prise en main consistante ; mann, Schubert et Weber.
Les conseils de travail d’Alfred Cortot – qu’il four-
1313123123412
nit en grand nombre – visent à apprivoiser chaque dif-
pour un effet plus léger, pour plus de vélocité.
ficulté à coup d’exercices ciblés où les doigtés, indi-
qués eux aussi avec une grande profusion, tiennent
Exemples. Les doigtés de Chopin sont précieux pour
une place importante.
imaginer ce que fut son jeu. Ils ne sont pas à mettre
Bien que certains aient tendance à la dénigrer un peu
dans les mains des débutants, qui seraient surpris par
aujourd’hui, cette édition de travail a su guider des
une certaine audace. Mais les professeurs savent que
générations de pianistes comme de nombreux pro-
tout est possible, qu’un doigté simple en apparence ne
fesseurs et continue à être une référence pour le tra-
permet pas toujours la meilleure expression et que ce
vail approfondi des œuvres de Chopin.
qui ne semble pas toujours « pianistiquement correct »
l’est parfois musicalement, comme en témoignent ces
On observe parfois des différences entre les doigtés
quelques exemples qu’on pourrait multiplier à l’infini :
de Chopin et ceux de Cortot, comme dans cette
mesure 218 de la 4e Ballade :
L
Pouces sur les touches
L

noires : 1re Ballade, mes. 45 4e Ballade, mes. 218


doigtée par Chopin
L
L L

L
Passage périlleux du 5e doigt :
L

2e Ballade, mes. 47

L L L

Glissement puis chevauchement


L

des doigts : 3e Ballade, mes. 203 4e Ballade, mes. 218


doigtée par Alfred Cortot
(
(
(
(
(
(

Chevauchement des
L

doigts : 2e Etude op.10

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PÉDAGOGIE

Pianistes et professeurs, qu’en pensez-vous ?


Nous avons invité deux pianistes concertistes ayant une activité de pédagogue –
Mûza Rubackyté et Bruno Rigutto – ainsi qu’une pédagogue, Victoria Melki, à
réfléchir autour du thème des doigtés.

Quelle importance attachez-vous aux doigtés ? dessin analogue nécessiteront des doigtés différents
s’ils se trouvent dans une pièce de musique baroque
Tous reconnaissent la très grande importance des doig-
ou chez Chopin, si le tempo est lent ou rapide. Il
tés. « Ils permettent d’avoir un jeu précis, propre, avec
faut avant tout penser à la couleur. Le pouce alour-
un minimum de tensions musculaires et des sonorités
dit. Dans un trait très piano, il faut éviter de tour-
variées », commente Victoria Melki. « Mais c’est un
ner le pouce trop souvent, par contre, si c’est forte,
ensemble, pas seulement des chiffres » pour Mûza
il le faut. Tout est donc relatif et doit aller dans le
Rubackyté : « Je ne détache pas les doigtés de tout le
sens de la musique. »
mécanisme, de la position, je ne mets pas le même
Les propos de Mûza Rubackyté sont appuyés par
doigté selon que le poignet est haut ou bas, que le mou-
Bruno Rigutto qui résume en une phrase : « Un bon
vement est montant ou descendant… Cela fait partie
doigté sert l’expression, la couleur ; réfléchir à un
de l’intelligence de la lecture. » Pour Bruno Rigutto,
doigté, c’est comme choisir sa palette de couleurs
« du doigté dépend le son qu’on veut produire. Une
pour un peintre. »
phrase n’aura pas le même son selon qu’on commence
par un 2e (pour alléger) ou un pouce (qui alourdit)
Et un “mauvais doigté” ?
comme dans le 1er Nocturne de Chopin où il faut sculp-
ter le son en tirant par exemple ». « Ce serait celui qui crée des tensions dans la main,
qui la rend maladroite, qui étrangle le flux émo-
Comment définir un “bon doigté” ?
tionnel, dit Bruno Rigutto, bien qu’il m’arrive de
« C’est celui qui permet d’aller dans le sens de la changer, après plusieurs années, un doigté qui me
musique, avec le style, le tempo. Une gamme, un semblait répondre à mes attentes. » « C’est celui qui

Beuscher
QUADRI

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PÉDAGOGIE

donnerait l’impression de rouler avec une roue car- Conseilleriez-vous à un élève une partition
rée, qui empêche la main de se mouvoir à l’aise dans doigtée ?
le clavier… Bien que parfois, faire des choses
Mûza Rubackyté ne le conseille pas : « De même
“excentriques” se révèle plus approprié », répond
qu’il n’y a pas une seule morphologie de main, il n’y
Mûza Rubackyté, confirmant qu’il est difficile de
a pas qu’un doigté possible. Même si un grand musi-
figer les affirmations par une règle absolue.
cien a réfléchi, ça ne peut pas convenir à tout le
Dans quel cas considérez-vous monde. Parfois, aussi, les doigtés indiqués sont trop
un doigté comme “incontournable” ? sophistiqués pour des amateurs, aussi doués soient-
Le doigté incontournable, pour Mûza Rubackyté, se
trouve dans la gamme chromatique, par exemple
« dans les œuvres de Liszt où elles sont souvent ful-
gurantes et crescendo. En montant, à partir de mi, PAROLES D’ÉLÈVES…
je mets : 1 2 3 1 2 3 4 1 2 3 4 5. Les élèves ouvrent
« Les doigtés, ça me gêne. C’est rarement les bons qui
souvent de grands yeux à cause du 5e, mais ça
me tombent sous les doigts et ça me demande un effort
marche à merveille. Après l’avoir essayé, ils se ren-
de me plier à ceux qui sont marqués. » (Emeline, 18 ans)
dent compte que c’est un bon doigté. Par contre,
dans la descente, cela ne marche pas, on n’a pas l’im- « Je n’arrive pas à trouver mes doigtés seule, je dois
pulsion donnée par le pouce. Pour la même gamme attendre que mon professeur les marque, sinon c’est
chromatique chez Beethoven, il vaut mieux utiliser trop difficile, je mets n’importe quoi et, surtout, je change à chaque fois. »
le doigté plus conventionnel parce qu’elle devra être (Clara, 14 ans)
plus articulée, plus solide : le son est plus sculpté et
« Je ne vois pas pourquoi c’est si important. Du moment qu’on arrive à jouer un
le tempo plus modéré. Il est préférable d’utiliser les
morceau, pourquoi on ne pourrait pas “bricoler” son propre doigté ? » (Eliott, 8 ans)
doigts du côté fort de la main ».
Un exemple de doigté incontournable pour Victo- « C’est très important. La preuve : quand je travaille avec un certain doigté et
ria Melki : le finale de la Sonate op. 27 n°2 (Clair de que je me trompe de doigté en jouant, je peux être complètement bloquée. Il
lune) où l’on ne peut pas mettre autre chose qu’un suffit parfois d’un doigt et je ne sais plus où j’en suis. C’est une sorte de condi-
pouce à chaque départ d’arpège pour jouer dans le tionnement. » (Aude, 22 ans)
tempo facilement, et ce, dans toutes les tonalités de
« Je préfère que mon professeur marque les doigtés parce que ça m’aide pour la
ce mouvement.
mémorisation et pour le phrasé. Quand il me faut des heures pour un résultat pas
Dans quel cas un doigté vous paraît-il toujours satisfaisant, le professeur voit tout de suite ce qu’il me faut. Par contre,
“impensable” ? quant à l’usage on se rend compte qu’il faut changer de doigté, c’est l’horreur par-
ce que j’ai perdu mes repères, même si le passage est plus réussi. » (Sophie
« Dans le cas d’une répétition de la même note,
17 ans)
comme dans la Sonate de Scarlatti K141, car le jeu
doit être léger et perlé. Autre exemple, l’Alborada
del gracioso de Ravel : il faut créer une espèce de … ET DE PROFESSEURS
vibration, jouer presque détaché. Mais dans une
même œuvre, il est possible d’utiliser deux doigtés Pour : « Cela m’évite de perdre trop de temps en cours. S’ils ne conviennent
différents. Je pense à la coda où les notes répétées pas à la main de mon élève, je fais une petite modification, c’est tout. »
sont plus “récitantes” et percussives avec des
« Souvent les élèves feuillettent les partitions seuls. Avec les éditions doigtées,
accents. Là, je conseille de garder le même doigt.
ils ont quelques points de repère pour une meilleure lecture. »
Voilà un doigté qui va dans le sens de la couleur.
Dernier exemple, Scarbo. Certains jouent les répé- « Les morceaux ont souvent été doigtés par des gens compétents à qui je fais
titions du début avec des doigts différents. Je n’en confiance. »
mets qu’un et ça marche, c’est le doigté que j’ai
Contre : « Je préfère “perdre” un peu de temps avec mon élève et trouver un
trouvé pour donner l’ambiance que je souhaite »,
doigté sur mesure plutôt que de lui imposer celui de quelqu’un que je ne connais
précise Mûza Rubackyté.
pas. Cela fait partie de la relation prof/élève et j’y tiens. »
Le même Scarbo inspire à Bruno Rigutto une
réflexion : « Je joue les notes répétées du début avec « Si les doigtés sont écrits par le compositeur, pourquoi pas. Mais, en règle gé-
le même doigt, j’ai eu une élève pour qui ce doigté nérale, je préfère que l’élève ait un outil parfaitement original qu’on personnalise
était incontournable… mais impossible de le décla- ensuite. »
rer comme tel pour tous, car il faut y ajouter des
« Pas question de prendre une édition révisée. J’en ai trop souffert durant mes
qualités de toucher qui sont personnelles. »
études lorsque les éditeurs proposaient des versions “revues et doigtées”. Je
D’une manière plus générale, un doigté impensable,
veux que mes élèves découvrent les œuvres telles qu’elles ont été écrites et non
pour Victoria Melki, est « celui qui ne s’adapte pas
à travers l’œil d’un autre. » I
à la morphologie de la main du pianiste ».

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PÉDAGOGIE

ils. » Victoria Melki ne les conseille pas systémati- collection doigtée il y a plusieurs années chez
quement : « Cependant, certaines éditions s’impo- Beuscher.
sent pour moi : Curci avec la révision des œuvres de
« C’est vrai, et j’ai eu du plaisir à le faire. Mais je ne
Beethoven par Schnabel et Salabert pour l’édition
sais pas si je recommencerais aujourd’hui. Cela
de travail de Cortot. Je trouve également le travail
demande un gros travail de recherche et, avec le
des œuvres de Ravel par Nancy Bricard (Alfred
temps, j’ai idée que chacun doit trouver son doigté
Publishers) passionnant. Les doigtés, les indications
seul. C’est peut-être une réaction à ce que j’ai vécu
de pédale et la révision y sont très intelligents. »
durant mes études au Conservatoire de Paris. »
Bruno Rigutto y porte un grand intérêt : « Je suis
impressionné par les partitions doigtées par de Vous a-t-on beaucoup parlé de l’importance
grands noms du piano, je les étudie comme un des doigtés au cours de vos études ?
témoignage de leur art. Je conseille volontiers à mes
Bruno Rigutto se souvient que « dès l’annonce des
élèves des éditions doigtées à titre documentaire. »
morceaux imposés, on se précipitait pour recopier les
Bruno Rigutto, vous avez vous-même créé une doigtés ! On avait donc tous les mêmes et ils ne fai-

DOIGTÉS POUR BACH

Victoria Melki, Mûza Rubackyté et Bruno Rigutto doigtent le “pres- 


Mes.27. Victoria Melki utilise 2 (do ) et 3 (mi), demandant une grande
to” du Prélude n°10 du Clavier bien tempéré (1er cahier) de Jean souplesse pour se retrouver dans l’aigu avec la main groupée 3
Sébastien Bach. L’usage veut que ce passage rapide se joue plu- et 5. Bruno Rigutto et Mûza Rubackyté laissent le pouce sur le
tôt forte, ce qui explique le choix de “gros doigts” tels que le mi pour utiliser les 2e et 3e autour de lui, puis les 4e et 5e sur sol
pouce. et la. A noter : Mûza Rubackyté prend appui sur le pouce à
gauche.
Mes.23. Victoria Melki indique deux doigtés possibles pour le départ,
celui du bas (3-5-3-2) offrant à la main un ancrage plus stable
suivi de la succession de 3 et 5.
Bruno Rigutto, en revanche, choisit un doigté plus “naturel” qui
utilise davantage le 4e.

Mes.28. Victoria Melki fait encore appel à la souplesse en mettant le 5e


 
(fa ) suivi du 2e (sol ) alors que Mûza Rubackyté commence
de la même façon, mais met le pouce aussitôt. Bruno Rigutto
fait de même.

Mes.24. Bruno Rigutto choisit cette fois la stabilité des mains avec le
5e doigt suivi du 3e en miroir.

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PÉDAGOGIE

saient pas l’objet d’une recherche personnalisée ». Faites-vous la différence entre un élève
Victoria Melki recueillait les doigtés de ses profes- amateur et un quasi-professionnel ?
seurs – « confidentiels, disaient-ils » – avant de s’aper- « Bien que je ne donne jamais de “sous-leçon” à un
cevoir qu’ils étaient tout simplement tirés de certaines amateur, précise Mûza Rubackyté, je sais qu’ils s’in-
éditions ! vestissent moins qu’un professionnel. Je leur donne les
Mûza Rubackyté a fait ses études au Conservatoire mêmes indications qu’aux futurs professionnels, mais
Tchaïkovski de Moscou : « Durant mon enfance, on ensuite on en discute beaucoup et je suis parfois ame-
m’a beaucoup parlé de doigté. Par la suite, on ne par- née à leur conseiller un doigté plus “rentable“ parce
lait plus de technique, il était acquis qu’on connais- que plus ordinaire et plus
sait toutes les gammes, arpèges et tous ces éléments simple pour le cerveau. Si
sur lesquels certains élèves d’aujourd’hui butent en toutes les combinaisons se DEBUSSY,
cherchant un doigté. On ne parlait plus que d’image, font avec les doigts, c’est bien L’ANTI-DOIGTEUR
de couleur et, si ça ne marchait pas, on nous disait sim- le cerveau qui les mémorise ;
A la lecture des témoi-
plement : “Travaille !” J’ai beaucoup réfléchi seule et, compte tenu du temps que les
gnages des pédagogues
grâce à deux compositeurs, Liszt et Chopin, j’ai cher- amateurs ont à consacrer à
et des compositeurs, on
ché et réalisé l’importance du doigté. Leurs œuvres l’instrument, il faut parfois
s’aperçoit que l’adage
sont de véritables outils. Pour cela, il faut aussi avoir trouver des combinaisons
“On n’est jamais si bien
quelques notions supplémentaires, sur la position de plus simples. Je me souviens
servi que par soi-même”
la main par exemple. Il est évident que pour jouer avoir fait travailler une
trouve un large écho dont
Chopin, il faut savoir que sa main était longue et les œuvre de Liszt à une élève
le plus troublant concerne
doigts allongés. On ne joue pas Scarlatti dans la même amateur très douée avec
Debussy. Dans la préface
position, bien sûr. l’édition que j’utilise person-
de ses Etudes en 1915, il affirmait en effet
nellement dont les doigtés et
Comment faites-vous alors ? Laissez-vous les qu’imposer un doigté était difficile en raison
la répartition des mains me
élèves chercher seuls les doigtés ? des « différentes conformations de la main ».
conviennent tout à fait. Elle
Se référant aux anciens, les clavecinistes, qui
Là encore, plusieurs cas de figure. Mûza Rubackyté avait beaucoup de mal, ne
n’indiquaient jamais les doigtés à utiliser, il
préfère chercher avec ses élèves : « Je préfère ne pas s’en sortait pas. C’était trop
concluait : « On n’est jamais mieux servi que
les laisser chercher seuls, sauf pour les grands élèves sophistiqué pour elle, cela
par soi-même. Cherchons nos doigtés ! »
talentueux. Cela prend du temps, mais c’est indis- élevait la technique à un
Curieusement, le même Debussy était char-
pensable d’essayer ensemble, de trouver la position degré trop élevé de l’art de
gé, pour les éditions Durand, de doigter
la plus confortable pour eux. Il faut aussi leur mon- l’interprétation. Voyant que
nombre de partitions, dont celles de Chopin…
trer le résultat sonore auquel ils doivent arriver, cette cela ne marchait pas, nous
Juste retour des choses, ses œuvres sont au-
fameuse couleur dans le tempo demandé. Ils ne peu- sommes rapidement retour-
jourd’hui doigtées par d’autres, par exemple :
vent le faire seuls. Il faut voir à long terme et je suis nées à des doigtés plus
Michel Béroff (Schott International, Wiener Ur-
là aussi pour leur dire que, dans certains cas, le doigté conventionnels. »
text Edition) ou Annette Töpel (Leichte Kla-
que je conseille et qui peut leur sembler inconfortable
Vous arrive-t-il de vierstücke, Bärenreiter).
tout d’abord se révélera plus approprié lorsque le cer-
conseiller à un élève un
veau aura fait son travail d’assimilation. »
doigté que vous ne
Bruno Rigutto intervient plus tard, lorsque les élèves
mettriez pas vous-même ?
ont déjà fait un premier travail d’approche. « Ils cher-
chent avant tout ce qui est fonctionnel. Je suis là « Bien sûr », répondent en chœur les trois pianistes.
ensuite pour les aider à aller plus loin grâce à mon « Impossible de conseiller la même chose à un gar-
expérience. A 16 ans, on ne se pose pas tant de ques- çon qui mesure 1 mètre 90 et à une jeune fille japo-
tions, c’est avec le temps qu’on devient plus exigeant. naise qui a une petite main. » Victoria Melki
Une chose me frappe cependant et me déroute : approuve et ajoute qu’un doigté ne peut pas être uni-
aujourd’hui, les élèves n’inscrivent que peu de doig- versel. « Prenons le finale de l’Appassionata de Bee-
tés sur leurs partitions et mémorisent tout. Lorsque thoven. Alors que certains grands pianistes choisis-
je faisais mes études, nous marquions tout. » Victoria sent de passer le pouce sur le do (mesure 20), d’autres
Melki laisse les grands élèves chercher seuls, « ils pren- mettent le 4e suivi du 5e. Les uns auraient-ils raison
nent ainsi conscience des difficultés techniques de cer- et les autres tort ? Le doigté est personnel et, dans
tains passages, sont obligés de répéter un passage avant le même esprit, il ne faut pas calquer le doigté d’un
de faire un choix, réfléchissent et finissent par mieux élève pour un autre. »
résoudre un problème. Cependant, je dois les aider à
A quoi votre main ressemble-t-elle ?
changer de doigté si les difficultés persistent (faux
accents, fausses notes, mauvais phrasé, sonorité bru- Mûza Rubackyté : « Elle est normale, ni grande ni
tale…). Pour les petits, il est évident qu’il faut doig- petite, mais ce qui la caractérise, c’est la souplesse
ter chaque note avec soin ». qui lui permet de faire facilement la 10e. Dans cette

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PÉDAGOGIE

souplesse, il y a sans doute une part de naturel, mais JOUEZ AVEC DOIGTÉ… DEUX MAINS…
aussi beaucoup de travail du piano. » DIX DOIGTS… MAIS TELLEMENT PLUS
Bruno Rigutto : « Des doigts plutôt solides, une main
large, beaucoup de chair au bout des doigts qui me
donne un son rond, mais surtout des articulations très Traité sur les doigtés
souples. » « Ce à quoi ressemble ma main ne
concerne que moi et la prendre comme référence de Jean Martin
serait un faux calcul, répond Victora Melki, je me
ON A BEAU CHERCHER, on trouve peu d’ouvrages qui trai-
penche plutôt sur celle de mes élèves. »
tent exclusivement du doigté. En général, seules quelques
La morphologie de la main et la souplesse pages, par ailleurs très intéressantes, réservent des ré-
semblent donc presque plus importantes flexions sur le problème parmi d’autres considérations tech-
Victoria Melki que la taille de la main ? niques, mais rien de véritablement approfondi. Pour com-
Après avoir étudié avec bler cette lacune, Jean Martin s’est penché sur la question
Cortot, mais aussi Mme
Mûza Rubackyté : « C’est évident. La taille des
dans un essai fort bien documenté : Jouez avec doigté…
Bascouret, Mme de Brunhoff doigts, leur forme, la quantité de chair au bout
Deux mains… Dix doigts… Mais tellement plus.
et Geza Anda, Victoria Melki des doigts, la forme de la paume… Cependant,
s’est entièrement consacrée Disciple d’Yves Nat, il fait une carrière de concertiste, a en-
on peut mettre les qualités d’une petite main
à la pédagogie. Professeur à seigné dans plusieurs CNR, a formé de nombreux élèves
l’Ecole normale de musique en avant dans des œuvres où il faut jouer des
titulaires de prix internationaux, dirige des master-classes
gammes, des tierces, des trilles, des chroma-
de Paris depuis 1971, elle fut
et participe souvent aux jurys de différents concours inter-
aussi longtemps assistante tismes. Elle sera à l’aise dans des œuvres
de Georges Pludermacher au nationaux. Constatant le peu d’importance accordé au doig-
comme la Leggierezza ou la Ronde des lutins de
CNSM et professeur titulaire té dans la littérature théorique – contrairement au phrasé,
au Conservatoire du 5e arrdt Liszt, l’Etude en tierces de Chopin ou des œuvres
aux nuances ou aux dynamiques – il a voulu, par cet ou-
de Paris. de Mozart. En revanche, elle aura plus de dif-
vrage, combler une lacune.
ficultés dans Brahms, Scriabine, Rachmaninov,
Les prochains concerts de Au fil des pages, l’accent est mis sur la spécificité de chaque
ou Mazeppa de Liszt, car, même si elle arrive à
Muza Rubackyté et de Bruno doigt dont voici, esquissé, un aperçu :
Rigutto sont annoncés dans être suffisamment extensible, il lui manquera
Le pouce contribue au legato dans les octaves, donne du
le supplément “La saison des la puissance. De grandes pianistes ont une
pianistes”. moelleux sur les touches noires, rend l’attaque expressive,
petite main : Alicia de Larrocha ou Maria João
donne un équilibre rythmique sur des passages parallèles et
Pires. Elles jouent magnifiquement, mais leur
stabilise les passages en triolets si on les joue sur les temps.
répertoire n’est pas universel. » Bruno Rigutto
Les 2e et 3e doigts permettent le mieux de chanter et de mo-
approuve : « Les œuvres de Mozart conviennent aussi
deler une phrase. Le 4e est le “parent pauvre de la main”, pour
aux petites mains, comme le morceau imposé au
l’éviter, on passe souvent du 3 au 5. Quant au 5e doigt, il
CNSM cette année, les Variations sur “Ah vous dirais-
gagne en force si on sait s’en servir avec les doigts rappro-
je maman ?” avec ses traits fluides et groupés. »
chés. D’autre part, sa surface ne permet pas de le jouer ai-
Les qualités d’une grande main ? sément avec une belle sonorité si on s’en sert sur la pointe.
On trouve aussi dans ce précieux petit livre des conseils pour
Alors que Bruno Rigutto reconnaît aux grandes mains
apprendre à doigter, des citations des pianistes Marguerite
l’énergie, la puissance qui rendent les œuvres de
Long, Martha Arguerich, Friedrich Gulda… et de pédagogues,
Rachmaninov ou Saint-Saëns accessibles, Mûza
des réflexions sur les arrangements, la pédale, et les nom-
Rubackyté pense qu’ « en principe, une grande main
breux effets sonores dus au doigté… avec 150 exemples ti-
peut tout faire ». Pour Victoria Melki, « l’avantage
rés d’œuvres du répertoire, de Bach, Chopin, Brahms.
d’une grande main est évident : on peut jouer sans
(Edition Aléas).
problème physique les œuvres de son choix. Cepen-
dant un pianiste très artiste avec une petite main
souple jouera très bien une grande partie du réper- bien personnelle, Ravel ne tombe pas toujours bien
toire si sa technique et son écoute musicale sont très sous la main », estime Bruno Rigutto.
poussées. Alicia de Larrocha en est l’exemple le plus Mûza Rubackyté revient à Chopin : « Certains pas-
parfait. Il n’est par ailleurs pas interdit de faire sages tombent difficilement sous la main et c’est
quelques arrangements bien adaptés à la musicalité ». voulu. Prenons le 1er thème de la Sonate “funèbre” à
la main gauche. C’est très inconfortable, sans doute
Certains compositeurs
voulu par le compositeur parce que c’est une
ne seraient donc pas “pianistiques” ?
musique de souffrance morale et physique. Le finale
« Oui, ceux qui n’étaient pas pianistes » est la réponse de cette sonate aussi est très difficile à doigter, à cause
commune des pianistes interrogés. « Chacun pré- de la symétrie. J’ai beaucoup cherché et, après de
sentera des difficultés techniques différentes : trou- nombreux essais, je pense avoir trouvé mon doigté,
ver un bon doigté dans Schumann est difficile à cause celui qui me permet de glisser avec un mouvement
du contrepoint, Brahms a une technique d’accords lisse. Mais Chopin fait partie de ces compositeurs pia-

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PÉDAGOGIE

nistes comme Liszt, Prokofiev, Bartók, Debussy, qui JOUER SANS DOIGTÉ…
sont “pianistiquement parlant” confortables. »
L’engouement récent – depuis environ trente ans – pour
Avez-vous un “truc” bien personnel ? l’authenticité de l’interprétation a fait surgir sur le marché
Mûza Rubackyté : « Ma méthode est la suivante : j’uti- de l’édition musicale des partitions anciennes vierges de
lise beaucoup la partition et, plutôt que de répéter cin- tout travail éditorial (excepté, bien entendu, en post- ou
préface), vierges notamment de tout doigté. Pour le bon-
quante fois un passage, je sollicite mon cerveau, je
heur de certains pianistes déjà expérimentés ou téméraires
cherche le sens du texte et par là je trouve un doigté. (ou les deux).
Pourtant, parfois, j’utilise des doigtés qui vont à l’en-
contre du naturel : à la fin de l’Etude op. 52 n° 1 de La musique sans sentier… Ainsi, grâce au mouvement dit “ba-
Saint-Saëns, je joue la montée de doubles croches en roque” et à ses exigences légèrement illusoires de “pureté” des
tierces majeures aux deux mains avec 2-4 à droite et sources – laquelle va bien souvent jusqu’au fac-similé du ma-
4-2 à gauche. Ça marche très bien. » Celui que Bruno nuscrit s’il existe –, un pianiste peut se procurer les œuvres de
Rigutto nous révèle se trouve dans Mephisto Valse de Bach, Scarlatti, Mozart et peut-être même (ou bientôt) Beetho-
Liszt : « Environ deux pages avant la fin, je joue la des- ven telles qu’en leur temps elles furent proposées aux musiciens:
cente fulgurante (mi-do, ré-si…) en triples croches à rien que des notes (de musique), quelques nuances et phrasés,
deux mains en alternant les 3es doigts de la main gauche et c’est tout… Evaporés, les conseils imprimés des profession-
et de la main droite. Mais je ne le conseillerai pas, c’est nels du clavier, les tempos optionnels, les dynamiques et ac-
un doigté typiquement personnel. » centuations de seconde main, enfuies les traditions d’interpré-
Des conseils pour un élève et à un professeur ? tation toujours en passe de devenir obsolètes à la prochaine édi-
tion : enfuis, enfin, les doigtés. Seule la musique demeure, of-
Au risque de paraître provocateur, Bruno Rigutto
ferte à l’explorateur comme une jungle sans sentier, une pro-
évoque l’idée qu’ « en définitive, peu importe le doigté.
menade sans GR. Ici, pas de traces d’anciens marcheurs, pas
Seul compte le résultat, si cela sonne émouvant et
de guide pour révéler d’avance le secret de ces vieilles pierres
souple ». Résumant la réponse des trois pianistes, on
musicales : ceux qui sont déjà largement pourvus de savoir,
peut conclure en disant qu’il est impossible d’aborder
mais aussi ceux qui, chacun à son niveau, sont impatients de
une pièce avec un doigté figé. On ne peut trouver qu’en
les décrypter intuitivement, ne peuvent que goûter cette subite
cherchant, en montrant. Il faut jouer. I
ressemblance des partitions d’hier avec les fac-similés des com-
positeurs d’aujourd’hui.

Pour le plaisir du travail. Bien entendu, la pâleur des partitions


sans doigté accroît le travail d’approche. Or, on dit du temps
qu’il est précieux : tout ce qui éloigne du résultat est donc du
précieux (temps) perdu… Est-ce si sûr ? Vaut-il mieux “rédui-
re” deux sonates de Mozart dans le temps d’une, en faisant
l’économie de la recherche des doigtés ? Sauf rentabilité de pro-
fessionnel – c’est-à-dire précisément de celui qui n’a pas be-
soin des doigtés des autres –, rien n’est moins certain que “deux
sonates valent mieux qu’une”…

Main idéale, main réelle. Sauf situation indémêlable (où l’expé-


rience des pianistes de métier peut s’avérer nécessaire), un doig-
té ne peut être que personnel : celui qui est adapté à la mor-
phologie de sa main, mais aussi à son agilité spécifique, à sa
souplesse ainsi qu’à ses faiblesses. Existe-t-il une main idéale
que tous posséderaient en puissance, une main parfaite mais
momentanément masquée, engluée dans les mains réelles ? La
virginité d’une partition non doigtée – comme un livre sans notes
en bas de page, un roman sans préface, un tableau sans ca-
talogue de l’exposition – sera la seule pleinement adaptée à cet-
te main réelle, maladroite comme experte. Sans vouloir nier
l’atout d’une édition bien doigtée, ces partitions “pures” renou-
vellent puissamment l’approche des œuvres, ne serait-ce que
parce qu’elle donnent aux pianistes le plaisir – qui pourra être
sueur, laquelle n’est pas sans jouissance – de les “taguer” de
leurs propres, uniques et impubliables graffitis.

Vincent Rouillon

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PÉDAGOGIE

Claude Pascal,
compositeur et “doigteur” professionnel

Claude Pascal est compositeur. Premier Faut-il réfléchir ou se fier à la première


approche de l’œuvre ?
grand prix de Rome, il est aussi professeur
Les deux cas se présentent. On peut très bien, par
honoraire au CNSMDP. On lui doit les doig- exemple, considérer qu’un doigté n’est pas complè-
tés de plusieurs partitions chez Combre. A tement satisfaisant et s’apercevoir, à l’usage, qu’il n’y
ce titre, il nous livre quelques principes de en a pas de meilleur. Ou, au contraire, trouver tout
de suite un excellent doigté.
base et réflexions sur l’art de doigter.
Qu’est-ce qu’un bon doigté, un mauvais ?
Le doigté sert à rendre un passage plus facile
Il y a une infinité de mauvais doigtés alors qu’il y en
à jouer. Mais est-ce sa seule fonction ?
a peu de bons. Quelques-uns des mauvais : passer le
Sa seule fonction peut-être pas, mais la principale en pouce sur une touche noire (élémentaire !) ; jouer une
tout cas. Un doigté logique sera aussi facile à mémo- succession d’octaves conjointes sans utiliser le 4e sur
riser du simple point de vue musculaire. les touches noires ; ne pas tenir compte du fait que
2 et 4 voient passer en leur milieu l’axe de symétrie
Quels sont vos critères pour un doigté ?
de la main (à ce titre, on peut utiliser ces deux doigts
La taille de la main et l’âge de l’élève, bien sûr. Mais
aussi la position de la main est importante. N’oublions
pas que la position la plus naturelle est celle qui voit PRINCIPES ET CONSEILS POUR DOIGTER
les cinq doigts reposer sur les notes mi, fa , sol , la ,
Quelques principes de base
do. Tout doit découler de cette approche. Dans les
• Dans les passages en notes conjointes, déterminer avant tout l’emplacement
passages à plusieurs parties avec des valeurs longues,
du pouce.
le principe de la substitution des doigts constitue une
solution très satisfaisante. Certains sujets y sont • Dans les traits formés de notes disjointes, quand une tierce se présente dans
réceptifs, d’autres ont du mal à l’assimiler – surtout le grave d’un arpège (mg) ou dans l’aigu (md), il faut décider quel doigt suc-
les plus jeunes. cédera au 5e : le 4e ou le 3e ?

Y a-t-il des morceaux plus difficiles à doigter • Dans certains accords, penser à la possibilité de voir le pouce couvrir deux
que d’autres ? touches blanches (mi-fa ou si-do).

L’écriture fuguée en générale, comme les fugues du • Modeler les doigtés en tenant toujours compte de la position naturelle de la
Clavier bien tempéré de Bach. La superposition de main vis-à-vis des touches noires (ex. : un double trille sur les quartes la-ré
trois ou quatre lignes mélodiques ayant chacune leur et sol-do  demande impérativement 1-5 et 2-4 pour le bon équilibre de la
vie propre mais se fondant en un ensemble harmo- main), favorisé par le chevauchement du 2 par-dessus le pouce.
nieux impose une gymnastique des doigts périlleuse.
Conseils. D’abord, il faut bien comprendre qu’établir un doigté relève à la fois de
Difficiles aussi les traits formés d’intervalles disjoints
l’expérience et de l’instinct. L’instinct ne s’apprend pas et l’expérience creuse son
quand ceux-ci ne sont pas issus de l’arpège tradi-
sillon au fil des années. Pour ces deux conseils :
tionnel (on trouve ce genre de difficultés chez
Brahms, par exemple). • D’abord il convient de bien connaître la main pour laquelle on doigte : quel
intervalle entre le 1er et le 5e ? Cela peut aller de la 6e à la 10e. Et quel écart
Peut-on apprendre à doigter et comment ? possible entre deux doigts pris deux à deux ? Important aussi : tenir compte
Après combien d’années de piano ? de la souplesse de ces dix acteurs.

Chaque cas est particulier. J’ai le souvenir qu’au • Ensuite, il faut tenir compte de la main vis-à-vis de l’étendue du clavier.
Conservatoire de Paris, les élèves des classes d’ins- Lorsque la main droite joue dans le médium-grave, la gauche dans le mé-
truments à cordes qui se préparaient au concours dium-aigu, les problèmes diffèrent par rapport à une position centrale. C’est
(avec, on le conçoit, de longues années d’études der- pour pallier cette gymnastique parfois difficile qu’un inventeur avait imaginé
rière eux) se précipitaient chez leur professeur pour un piano incurvé ! L’orgue, lui, peut offrir 4 ou 5 claviers moins larges que
“prendre” les doigtés des morceaux imposés, surtout celui du piano qui s’étagent en hauteur, dans l’axe du corps.
quand ils étaient inédits. Pour le piano, le problème • Enfin, faire des gammes et des arpèges de toutes catégories est un accès
est moins aigu, mais il existe cependant. L’expérience recommandé au monde des doigtés.
nécessaire se chiffre en années.

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PÉDAGOGIE

au maximum). De la même façon, 1 et 5 sont un fac- ce merveilleux pianiste comme professeur vers l’âge de
teur de stabilité. Ces doigts-là peuvent rendre de 15/16 ans). J’ai longtemps gardé comme un trésor cette
grands services dans les doubles notes, ce qu’on perd partition enrichie de ces doigtés tracés d’une main
souvent de vue. ferme s’appuyant sur un crayon large et gras. Le temps
passant, j’ai jugé qu’il était opportun de transmettre
Un doigté est-il définitif ?
ce précieux document à des mains pieuses et averties :
Il peut s’avérer définitif d’emblée, mais il peut aussi j’ai choisi celles de ce superbe artiste que j’ai connu
avoir besoin d’une période d’incubation. L’exemple enfant : François-René Duchâble.
frappant d’un doigté définitif (mais l’a-t-il été d’em-
Le doigté le plus facile à trouver est-il le
blée?) est celui du passage fugué de la Toccata de Schu-
meilleur ?
mann doigtée par Yves Nat (j’ai eu le bonheur d’avoir
Les deux cas peuvent se présenter. Il est parfois utile
de pouvoir rebondir sur un mauvais doigté pour en
QUELQUES “BONS” ET “MOINS BONS” DOIGTÉS trouver un bon. En fait, on peut aussi bien sauter d’em-
blée sur un bon doigté que tâtonner plusieurs jours.
Claude Pascal propose ici, sur des extraits de Bach, Chopin et de son
Le professeur doit-il tendre à imposer son
propre Carnet de notes (Tango), quelques exemples de doigtés comparés.
doigté ou chercher ce qui est le mieux adapté
Ceux indiqués au-dessus de la portée (en noir) sont ceux qu’il considèrent
à la main ?
comme les meilleurs.
Imposer un doigté n’est certainement pas la meilleure
Bach. La double fugue de L’Art de la fugue. idée. Bien souvent, celui qui doigte hésite entre deux
solutions. Proposer à l’élève de choisir, c’est clairement
l’impliquer dans l’acceptation du choix. Il arrive aussi
que le professeur juge mieux de la pertinence d’un
doigté quand il le voit – en spectateur – se réaliser. Il
Le doigté du haut est plus facile à mémoriser du fait de la convergence entre les y a là une distanciation qui peut être bénéfique. Il est
doigts 1, 2, 3 et le comptage (1, 2, 3) des notes identiques. aussi évident que l’âge de l’élève et la taille de sa main
déterminent en partie le choix du doigté.
Bach. Prélude n°VIII du Clavier bien tempéré (vol. II).
Y a-t-il des règles pour trouver un bon doigté ?
Se fier à son expérience et à son instinct. On peut dire
aussi qu’il faut tenir compte de la position de la main
par rapport à l’aigu, au médium et au grave du clavier.
Par exemple : pour jouer do, ré, mi, fa, sol à la main
La répétition d’un même doigté est souvent souhaitable. Mais ici, dans le doigté du droite dans le centre du clavier, on utilisera les doigts
bas (2, 4, 1, 3), on se heurte à l’inconvénient d’un pouce sur une touche noire. 1 2 3 4 5. Les mêmes notes dans le grave, toujours
pour la main droite, seront plus faciles à jouer avec
Chopin. Valse en la bémol majeur op.3. 2 1 2 3 4.
Certains affirment qu’un bon pianiste doit
savoir utiliser tous ses doigts avec autant de
commodité.
C’est le but à atteindre. On sait que les 4e et 5e sont
les plus faibles. Mais quand un pianiste arrive à jouer
l’Etude n°2 op.10 de Chopin, avec sa marche diabo-
lique en crabe, alors on en conclut que la faiblesse
de ces deux doigts a été vaincue et maîtrisée. Mais
que d’années de travail !
Claude Pascal. Le Tango du Carnet de notes (vol. VI).
Peut-on changer les doigtés d’un auteur ?
Il n’y a pas tellement d’auteurs qui doigtent leurs
œuvres. On a des doigtés de Chopin, mais rares sont
ceux qui défient toute tentative de remise en cause.
Un cas particulier : les études. Conçues dans un but
particulier, leur doigté demande à être scrupuleuse-
ment respecté.
Le doigté du haut, bien adapté à la morphologie de la main, doit être préféré à la Dossier réalisé par Sylvia Avrand-Margot
facilité apparente de mémorisation que représente l’unique emploi du pouce dans
le doigté du bas.

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PÉDAGOGIE

l’Impromptu doigté
par Lucette Descaves et Paul Badura-Skoda

Les questions de doigtés peuvent paraître connu, cela paraît couler de source. Mais il
par trop théoriques, superfétatoires ou ne faut pas s’y tromper : que l’on choisisse
ardues… Pourtant, pour jouer, il faut bien le doigté de Lucette Descaves (présenté
poser les doigts, et, au piano, ces doigts d’abord) ou celui de Paul Badura-Skoda (en
qu’on pose ont des noms – ou plutôt un bas), ce n’est pas la même sensation, le
chiffre. Donc, voici un petit exemple sur même plaisir…, ce n’est donc pas le même
lequel tout pianiste aura essayé un jour de poids, le même “glissé”… En somme, ce
poser ses chiffres. C’est bien simple, bien n’est pas tout à fait le même Schubert.

IMPROMPTU OP. 90 N°1 DE SCHUBERT

Version doigtée par Lucette Descaves

Extrait reproduit
avec l’aimable
autorisation des
Edition Choudens

Version doigtée par Paul Badura-Skoda

Extrait reproduit
avec l’aimable
autorisation de
Wiener Urtext
Edition

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