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Chapitre 2 « 

Varius multiplex multiformis »,


Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, 1951

L’INCINÉRATION DE TRAJAN
Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles

triomphales qui seraient célébrées à Rome. Presque personne n’assista à la cérémonie très

simple, qui eut lieu à l’aube, et ne fut qu’un dernier épisode des longs soins domestiques

rendus par les femmes à la personne de Trajan. Matidie pleurait à chaudes larmes ; la

vibration de l’air autour du bûcher brouillait les traits de Plotine. Calme, distante, un peu

creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable. Attianus et

Criton veillaient à ce que tout fût convenablement consumé. La petite fumée se dissipa dans

l’air pâle du matin sans ombres. Aucun de mes amis ne revint sur les incidents des quelques

jours qui avaient précédé la mort de l’empereur. Leur mot d’ordre était évidemment de se

taire ; le mien fut de ne pas poser de dangereuses questions.

Le jour même, l’impératrice veuve et ses familiers se rembarquèrent pour Rome. Je

rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un

calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un

cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout

mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me

préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes.


Chapitre 4 « Saeculum aureum », Mémoires d’Hadrien de
Marguerite Yourcenar, 1951

L'ASCENSION DU MONT ETNA

Ce fut l'une des cimes de ma vie. Rien n'y manqua, ni la frange dorée d'un
nuage, ni les aigles, ni l'échanson d'immortalité.
Saisons alcyoniennes, solstice de mes jours… Loin de surfaire mon bonheur à
distance, je dois lutter pour n’en pas affadir l’image ; son souvenir même est
maintenant trop fort pour moi. Plus sincère que la plupart des hommes, j’avoue sans
ambages les causes secrètes de cette félicité : ce calme si propice aux travaux et aux
disciplines de l’esprit me semble l’un des plus beaux effets de l’amour. Et je
m’étonne que ces joies si précaires, si rarement parfaites au cours d’une vie humaine,
sous quelque aspect d’ailleurs que nous les ayons cherchées ou reçues, soient
considérées avec tant de méfiance par de prétendus sages, qu’ils en redoutent
l’accoutumance et l’excès au lieu d’en redouter le manque et la perte, qu’ils passent à
tyranniser leurs sens un temps mieux employé à régler ou à embellir leur âme. À cette
époque, je mettais à affermir mon bonheur, à le goûter, à le juger aussi, cette
attention constante que j’avais toujours donnée aux moindres détails de mes actes ; et
qu’est la volupté elle même, sinon un moment d’attention passionnée du corps ? Tout
bonheur est un chef-d'oeuvre : la moindre erreur la fausse, la moindre hésitation
l'altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l'abêtit. Le mien n'est
responsable en rien de celles de mes imprudences qui plus tard l'ont brisé : tant que
j'ai agi dans son sens, j'ai été sage. Je crois encore qu'il eût été possible à un homme
plus sage que moi d'être heureux jusqu'à sa mort.
Chapitre 5 « Disciplina augusta », Mémoires d’Hadrien de
Marguerite Yourcenar, 1951

L'ÎLOT DE PAIX
J’avais même donné à un coin particulièrement sombre du parc le nom de
Styx, à une prairie semée d’anémones celui de Champs Élysées, me préparant ainsi à
cet autre monde dont les tourments ressemblent à ceux du nôtre, mais dont les joies
nébuleuses ne valent pas nos joies. Mais surtout, je m’étais fait construire au cœur de
cette retraite un asile plus retiré encore, un îlot de marbre au centre d’un bassin
entouré de colonnades, une chambre secrète qu’un pont tournant, si léger que je peux
d’une main le faire glisser dans ses rainures, relie à la rive, ou plutôt sépare d’elle. Je
fis transporter dans ce pavillon deux ou trois statues aimées, et ce petit buste
d’Auguste enfant qu’aux temps de notre amitié m’avait donné Suétone ; je m’y
rendais à l’heure de la sieste pour dormir, pour rêver, pour lire. Mon chien couché en
travers du seuil allongeait devant lui ses pattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ;
Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joue au flanc lisse d’une vasque. Je pensais à
mon successeur.

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