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Présentation de l'auteur, du cas, et du contexte théorique et technique

Donald Woods Winnicott (1896-1971) a effectué entre 1964 et 1966 le traitement


psychanalytique de la petite Piggle, surnom tendre donné par ses parents à Gabrielle, petite fille de
deux ans et quatre mois au début des séances. Ce livre, dont Winnicott a rédigé la préface en 1965
et qui a été publié post mortem, est un verbatim des séances, associé aux commentaires et aux
analyses de l’auteur qui souligne que ce livre est écrit en partie avec les parents : il intègre en effet
largement les échanges avec les parents, en présence, par téléphone et par lettres. Une des
originalités de cet ouvrage consiste à présenter un compte rendu très vivant d’un travail
thérapeutique sous le signe du jeu et du plaisir partagé. Une autre originalité est le fait que les
consultations s’effectuent à la demande de l’enfant et sont espacées : Winnicott effectue seize
consultations avec la petite fille, jusqu’à l’âge de cinq ans.
La maladie, décrite par la mère, débute à la naissance d’une petite sœur, quand la petite
Piggle a vingt et un mois. Elle était un bébé épanoui, nourri au sein jusqu’à neuf mois, témoignant
très tôt de sentiments très passionnés à l’égard de son père et paraissant presque ignorer l’existence
de sa mère. Elle se déprime à la naissance de sa sœur mais sort rapidement de son intense détresse ;
elle devient alors plus affectueuse envers sa mère mais lui manifeste aussi parfois davantage
d’animosité et elle devient très réservée à l’égard de son père. Elle souffre de fortes angoisses, avec
le fantasme d’une maman noire malade qui vit dans son ventre, lui demande la nuit où sont ses
« miams » (ses seins) et peut la jeter dans les toilettes. D’autre part, la maman et le papa noirs sont
souvent ensemble dans le « babacar » (baby carriage, landau ou poussette) et parfois un Piggle noir
apparaît. Elle ne joue presque plus, elle n’est plus elle-même, mais devient soit le bébé, soit plus
souvent la maman. Elle dit que les Piggle sont mauvais et noirs et que Maman pleure à cause du
babacar. Le babacar est lié au noir, à la maman noire, au soi (self) tout noir, aux gens noirs. Sa mère
lui parle du Dr Winnicott et c’est la petite fille qui demande à sa mère de l’emmener chez le Dr
Winnicott.
Ce livre, écrit vers la fin de la vie de Winnicott, condense donc toute la théorie et la
technique de l’auteur mais ouvre aussi avec beaucoup de créativité sur nombre de perspectives
inventives. Il rompt en partie avec le type d’interprétation classique à l’époque de Winnicott pour
les cures d’enfants et ouvre sur de nouvelles modalités techniques.
Histoire du traitement et évolution du processus de la cure
Consultations 1 à 5.
Lors de la première consultation la petite Piggle dit qu’elle est timide, Winnicott ne
s’adresse d’abord ni à la mère présente à cette première séance ni à l’enfant mais à son ours en
peluche dont Winnicott devient l’ami et auquel il montre les jouets : la communication s’établit à
partir de cet ours en peluche. La petite fille sort des jouets de nombreux éléments de train, en disant
chaque fois « En voici un autre » et Winnicott dit « un autre bébé. Le bébé Suz » (nom de sa petite
sœur). La petite fille raconte qu’elle était un bébé dans un berceau avec un biberon quand sa sœur
est arrivée puis elle essaie de faire entrer d’abord un bonhomme dans un petite voiture, puis un
bâton. Winnicott lui parle de l’homme qui met quelque chose dans la femme, pour faire un bébé. A
la fin de la séance, elle range tout dans des boîtes et Winnicott lui dit qu’elle fait des bébés comme
on fait la cuisine, qu’elle met tout ensemble. Puis Winnicott, de façon « peu subtile », écrit-il ! lui
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demande si elle n’est jamais en colère contre sa maman, reliant l’idée de la maman noire à sa
rivalité avec sa mère, au vu de son fort attachement à son père.
Dans ses commentaires, Winnicott associe « je suis timide » à la force et à l’organisation de
son moi et à un transfert paternel sur l’analyste et il souligne que le second bébé a obligé Piggle à
un développement du moi prématuré, mais qu’elle n’était pas prête pour l’ambivalence. A partir des
lettres des parents suite à cette première consultation, Winnicott relève la résistance de la petite fille
au transfert, l’importance du souvenir de la mère préambivalente avec des sentiments de haine
contre la mère actuelle et l’apparition d’une capacité d’être méchante reliée à un développement de
son moi. Les parents sont moins angoissés après cette première séance.
Dans la seconde consultation, Winnicott joue un bébé très vorace qui veut tous les jouets,
il lui dit que « le bébé est né du Piggle, aime le Piggle et veut la manger ». La petite fille va trouver
son père que Winnicott invite à rentrer dans le cabinet. La petite fille annonce alors qu’elle est aussi
un bébé, tout en sortant tête la première par terre d’entre les jambes de son père. Winnicott joue
alors à vouloir être le seul bébé, demande au Piggle qui répond par l’affirmative s’il doit être en
colère, le jeu de la colère fait un peu peur mais plaît beaucoup au Piggle qui joue à vouloir aussi
être le bébé et continue à naître d’entre les jambes de son père. Elle demande finalement à
Winnicott de mettre le bébé à la poubelle et il répond que c’est noir la poubelle. Il comprend qu’il
est Gabrielle, la petite sœur, et que le Piggle est les nouveaux bébés. Le jeu se prolonge entre le
bébé Winnicott qui est né du Piggle et veut être le seul bébé et Piggle qui continue à naître de son
père : elle dit à Winnicott qu’il ne sera pas le seul bébé et qu’elle est un lion, puis un bébé lion qui
vient de naître et que ce n’était pas noir dedans. Ainsi, une première amélioration de la phobie du
noir apparaît que Winnicott met en lien avec sa précédente interprétation du lien entre le dedans
noir et la haine pour le nouveau bébé dans le ventre de la mère. La séance se termine pour le Piggle
avec une manière différente de naître, du sommet de la tête de son père.
Winnicott souligne que dans cette séance la grossesse résulte d’une voracité orale, que le
dedans noir renvoie à la haine du contenu du dedans, qu’une résolution apparaît dans le transfert
avec Winnicott qui devient Gabrielle pour que le Piggle puisse être le nouveau bébé : d’autre part,
être conçue renvoie à l’idée d’être née en tant qu’idée dans l’intellect, soit être voulue. Les lettres
des parents montent que Piggle redécouvre sa propre identité et se remet à jouer, Winnicott relève
une excitation érotique avec des fantasmes oedipiens. Une angoisse dépressive se manifeste, ainsi
qu’un fort sentiment de culpabilité lié à la destruction, par exemple à l’idée qu’elle a cassé en
morceaux la maman noire.
Dans les troisième, quatrième et cinquième consultations, de deux ans six mois à deux
ans neuf mois, la situation évolue car le Piggle peut prendre désormais distance face aux angoisses
dont elle parle, alors que Winnicott comprend qu’avant elle était dedans, comme un enfant
psychotique. De même, elle peut jouer la situation au lieu d’être dedans. Le père est souvent dans la
pièce, séparé par le rideau. La petite fille apporte un sac avec du sable et une pierre et demande à
quoi çà sert. Winnicott lui rappelle que la dernière fois elle a demandé la même chose et qu’il a
dit : « D’où venait le bébé ? » Et il demande à propos de la pierre et du sable d’où cela vient et le
Piggle répond « De la mer ». Winnicott note qu’à ce stade, le jeu est une communication et non pas
un plaisir. Elle écrase des chiens et montre de l’angoisse face à son absence de pitié. Winnicott
parle du Piggle en colère, ne voyant pas la maman qui était devenue noire parce qu’elle était en
colère après elle, parce que papa avait donné un bébé à maman : il évoque une résolution partielle
mais un peu intellectualisée. Il relève aussi qu’il était important qu’il ne comprenne pas ce dont elle
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ne lui a pas donné d’indices : elle seule connaît les réponses et elle ferait en sorte qu’il les
comprenne aussi.
La mère relève après la séance une forte mauvaise humeur de l’enfant et le fait qu’elle
devienne une maman très noire. La petite Piggle casse plusieurs objets, elle en paraît désolée et
craint de perdre ainsi l’amour de sa mère. Apparaissent des défenses organisées rigides et la
maladie s’organise. Puis son état se détériore, dans une seconde lettre, ma mère écrit qu’elle
n’avait pas réalisé jusque-là à quel point sa fille était hantée par la culpabilité de sa destructivité.
Piggle dit à sa mère : « je veux abîmer les choses à toi », la petite fille expulse ce qu’il y a de
mauvais en elle et en ressent une forte angoisse. Elle dit aussi à sa mère que celle-ci a de grands
« miams » et qu’elle les veut. Ces séances sont donc axées autour de la question de la destructivité
et la capacité de survivance de l’objet – les parents et Winnicott dans le transfert- apparaît
fortement dans ce matériel.
A la quatrième consultation sous le signe d’un transfert paternel idyllique, les premiers
signes du thème moi non moi apparaissent et elle reprend inlassablement avec son père le jeu dans
lequel elle est un bébé né entre ses jambes. Le père présent est utilisé comme la mère dans le
transfert et libère Winnicott pour d’autres fonctions. Il devient la maman noire qui veut mettre le
Piggle dans la corbeille à papier : l’analyste devient la mère jalouse. Il lui interprète qu’elle veut
papa à elle toute seule de sorte que maman devienne noire, en colère ; elle veut mettre Gabrielle à la
poubelle. Le second thème qui est la principale interprétation de la séance est que, selon les mots de
Piggle, « maman veut être la petite fille à son papa » et Winnicott reste la maman noire en colère
qui voulait être la petite fille à son papa et était jalouse de Gabrielle. Winnicott note aussi l’érotisme
urétral, l’excitation clitoridienne et la masturbation au fondement d’une certaine formation
fantasmatique. A la suite de cette séance, la mère note que l’enfant apparaît très déprimée par
moments, et aussi destructrice et malpropre. Winnicott souligne que la dépression, va dans le sens
de la reconnaissance de ses propres impulsions agressives et est le signe du self unitaire. L’élément
principal de la cinquième consultation est l’idée que Piggle ait son bébé à elle, fabriqué en
mangeant.
Il est notable que Winnicott écrive à la mère une lettre dans laquelle il souligne que « Le
Piggle est une enfant très intéressante, qu’il croit qu’un grand nombre d’enfants ont ces pensées et
ces tourments mais habituellement pas si bien verbalisés et il ajoute que c’est beaucoup en rapport
avec le fait que « vous êtes tous deux » particulièrement sensibles aux choses de l’enfance.
Consultations 6 à 10
La consultation 6 marque un tournant : Winnicott accueille la patiente qui a désormais
deux ans et dix mois en la nommant Gabrielle et non plus le Piggle. Winnicott centre la séance
autour de l’idée de l’instauration des identités : par exemple Gabrielle relie dans le jeu deux wagons
et il interprète que Gabrielle et Winnicott font, selon l’expression de Gabrielle, « ami-ami », mais
que Gabrielle est Gabrielle et Winnicott est Winnicott. S’instaure une limite entre l’état de fusion et
l’état de séparation. Gabrielle clarifie aussi les identités en rangeant avec soin et en triant les jouets
selon les types. Selon les parents, Gabrielle va beaucoup mieux mais a des difficultés à établir des
relations avec les autres enfants et il reste des « poches d’angoisse et de détresse » ; Winnicott dans
une lettre exprime son sentiment qu’il y a une grande partie d’elle en bonne santé.
La septième consultation est remarquable par sa centration sur la différenciation moi non-
moi et la mise en place d’un « Winnicott réel » et du monde réel. Dans son jeu, elle différencie les
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objets la représentant et ceux représentant Winnicott et instaure de différentes façons une frontière
entre elle et Winnicott, entre moi et non moi. Winnicott souligne qu’elle était parvenue à la
séparation d’avec lui et que cela faisait partie de son instauration d’elle-même. Du coup le transfert
positif est désormais réparti entre un Winnicott réel (c’est-à-dire non thérapeutique et sa pièce (sa
femme). Winnicott avance qu’on peut donc s’attendre à ce que les phénomènes noirs deviennent
des aspects d’objets dans le monde extérieur et séparés d’elle réel. La mère écrit que le thème de la
maman noire réapparaît, que Gabrielle peine à s’endormir et fait preuve de mauvaise conduite.
A la huitième consultation, Gabrielle manifeste de l’angoisse en lien avec la haine de sa
sœur et Winnicott lui formule son ambivalence : « Tu détestes et tu aimes (ta sœur) tout à la fois ».
Fait notable, Gabrielle laisse pour la première fois le gâchis et le fouillis à Winnicott ce qu’il
interprète comme une confiance en sa capacité de supporter le fouillis, la saleté et la folie. Les
parents dans leur correspondance soulignent que la maman noire s’est calmée, ce que Winnicott
relie à son acceptation de la boue, des fèces, du fouillis mais une petite sœur noire est apparue. La
petite fille indique aussi à sa mère son souhait de mort à son égard et son désir de dormir avec son
père.
La neuvième consultation est marquée par un clivage entre la bonne mère et la mauvaise
mère, et le passage de l’époque préambivalente à la réalisation de l’’ambivalence. Selon Gabrielle,
la maman noire ne prend pas soin de ses petites filles et Winnicott la désigne comme sa maman qui
n’a pas su s’occuper d’elle. Puis il parle à Gabrielle de la maman noire comme d’un rêve. Le noir
devient la négation de la maman lumineuse blanche, idéalisée de l’époque préambivalente.
Gabrielle rêve que la maman noire est morte, tuée d’un coup de fusil ; c’est un nouveau stade vers
la réalisation de l’ambivalence qui remplace le clivage plus primitif entre bonne mère et mère noire,
reliées l’une à l’autre en raison du clivage entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu.
Winnicott relève qu’il y a maintenant le souvenir d’une mère réelle, dévorée dans une expérience
orgiaque et aussi tuée d’un coup de fusil. A la suite de cette séance, les parents notent un très grand
changement chez l’enfant, mais, au fil du temps, la destructivité revient envahir l’enfant.
La dixième séance est d’abord articulée autour de la crainte des représailles de l’objet en
référence au sadisme oral et à l’ambivalence. Apparaissent de l’angoisse et de la culpabilité à avoir
du plaisir chez Winnnicott sans sa petite sœur et aussi une culpabilité liée aux impulsions
destructrices envers le bon objet : durant la séance elle vide le bourrage du ventre d’un chien et fait
beaucoup de saleté.
Consultations 11 à 15
Les dernières consultations de Winnicott sont marquées par des modifications du registre
interprétatif, en lien avec une sensible évolution de l’enfant, âgée de quatre à cinq ans. A la
onzième séance, elle reprend l’animal dont elle a vidé les entrailles et poursuit le vidage du
bourrage, en faisant beaucoup de saleté. Les jeux et associations de Gabrielle amènent Winnicott à
lui interpréter sa colère contre le zizi de l’Homme qui ne devrait pas l’avoir et Gabrielle associe en
disant que « l’homme c’est un voleur, il est horrible ». Winnicott lui dit alors qu’elle parlait de
l’homme qui utilisait son zizi de façon horrible pour faire des bébés avec », à l’appui de son
souvenir de la façon dont Gabrielle avait vidé le petit chien. L’interprétation principale de la
séance, à la fin, est la suivante : « L’homme est un voleur. Il vole les seins à la mère. Il utilise alors
les seins volés comme un truc long (le train par exemple), un zizi, qu’il met dans le trou pour les
bébés de la fille, et là il plante les bébés (les animaux dans le jeu). Ainsi il ne se sent pas si vilain
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d’avoir été un voleur ». Alors que Winnicott note son envie du pénis, la mère dans une lettre écrit
que Gabrielle voudrait être un garçon. Suite à la séance, après une période où elle se sent très bien,
quelque temps plus tard, elle est très malheureuse et se montre à nouveau destructrice. Elle
demande à voir Winnicott qui ne peut pas la recevoir avant deux mois. Elle est en colère contre
Winnicott, se montre très destructrice.
La douzième consultation s’articule autour de la question des identifications sexuelles et
du registre oedipien mais, d’abord, une nouvelle version du noir apparaît, Winnicott pour Gabrielle
est noir quand il est absent ; ainsi le noir correspond ici à une défense, au déni de ne pas voir quand
il est absent, au lieu de se souvenir de Winnicott en son absence. Gabrielle cherche le chien vidé et
Winnicott lui présente le bourrage rassemblé dans une enveloppe. Gabrielle dit que le chien a perdu
son nez et Winnicott fera plusieurs interprétations : « Tu étais effayée à cause de l’idée du nez
coupé au chien parce que c’était me couper mon zizi d’un coup de dents, tu étais en colère après
moi parce que je n’étais pas toujours à toi. Tu as été effrayée à la pensée que quand tu m’aimes, tu
m’arraches tout de mon zizi ! ». Gabrielle acquiesce. Winnicott évoque la clef qu’elle a mise dans
son sac comme un zizi qui est à elle et qui pourrait devenir un bébé. Elle prend alors la clé et gratte
la serrure avec, et Winnicott lui dit que si elle était un homme, elle pousserait son zizi dans le trou.
Winnicott ajoutera ensuite que Gabrielle se sent un peu effrayée d’avoir Winnicott tout à elle.
« Quand tu as moi ou papa pour toi toute seule, tu as le zizi qui rentre dedans et qui fait des bébés,
et alors tu n’as pas besoin de t’y attaquer et de sortir les trucs de dedans, alors tu ne te sens pas si
mal, mais alors tu as le sentiment que (ta sœur) sera jalouse parce que c’est tellement bon ».
Gabrielle reprend alors son jeu avec deux, trois puis quatre jouets. Winnicott interprète qu’elle lui
montre qu’elle pouvait mettre deux personnes ensemble, et qu’elle pouvait se mettre entre papa et
maman pour les unir ou les séparer et que cela ferait trois ». Il évoque aussi l’idée de faire entrer (sa
petie sœur » « mais un quatrième, çà n’allait pas ». Winnicott lui dit pour finir qu’elle l’a comme la
clef dans le sac et Gabrielle s’en va en fermant la porte avec sa clé magique. Cette séance montre à
quel point Winnicott prend en compte ce qui sera appelé plus tard le transfert sur le cadre. Elle est
aussi caractéristique d’une articulation par Winnicott dans ses interprétations du registre archaïque
(angoisses de séparation, fantasmatique orale d’arrachement du pénis…) avec le registre oedipien.
Winnicott envoie aux parents le compte rendu de cette consultation.
La treizième consultation débute par le fait que Gabrielle montre à Winnicott qu’elle peut
« raccommoder toute seule » un train. Winnicott lui répond qu’elle n’a alors plus besoin de lui
comme raccommodeur et qu’il est maintenant Monsieur Winnicott. Dans cette séance, de la
tristesse apparaît à l’idée de la terminaison. Gabrielle se sent assurée quant à sa place dans la vie de
Winnicott, elle exprime qu’elle a été solidement réunifiée, elle est heureuse, à l’aise, satisfaite,
créative et imaginative. Cette fois, Winnicott dit au revoir à la fois au père, à la fois à Gabrielle car
il a le sentiment que Gabrielle a terminé ce qu’elle voulait lui dire.
Les compte-rendus des trois dernières consultations sont plus brefs que les autres. Au début
de la quatorzième consultation, elle se montre en harmonie avec son surmoi et manifeste une
capacité potentielle de plaisir génital. Puis elle instaure un nouveau jeu à partir d’une règle
cylindrique qu’elle fait rouler vers Winnicott à genoux en face d’elle et cela le tue. Il meurt, elle se
cache, il redevient vivant et ne parvient pas à la retrouver. Différentes configurations de ce jeu qui
contient de façon latente de l’angoisse et du chagrin à l’idée de la séparation, de l’impossibilité de
se souvenir de la présence perdue et de la terminaison et, en même temps, il élabore des réactions à
des séparations plus longues et à la terminaison. Puis le jeu évolue vers le thème de la naissance :
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Winnicott doit surgir de dessous les rideaux, puis il devient une maison où Gabrielle se glisse, elle
devient de plus en plus grande jusqu’à ce que Winnicott la pousse dehors en lui disant « je te
déteste ! » Le point culminant consiste à entrer en contact avec le besoin de la mère de se
débarrasser du bébé lorsqu’il est trop gros. Le mot de la fin pour Gabrielle est : « Je suis le vent » et
Winnicott fait alors référence à la respiration, élément essentiel du fait d’être vivant, dont on ne
peut tirer du plaisir avant la naissance.
A la quinzième consultation, Gabrielle a presque cinq ans. Ils jouent à nouveau au jeu de
faire rouler la règle où chacun tue l’autre, avec un moment de cache-cache. Winnicott interprète à
Gabrielle qu’elle lui fait savoir qu’elle l’oublie et qu’il l’oublie quand ils sont séparés mais qu’en
réalité ils savent qu’ils peuvent se trouver. Gabrielle supporte la séparation et sait qu’une réunion
est possible. Elle exerce la séduction féminine puis raconte un rêve sur Winnicott. Il est dans le
bassin de son jardin, elle plonge, son père la voit serrer fort et embrasser Winnicott et il plonge
aussi. Puis toute la famille plonge puis tous sortent : en somme, elle fait le résumé du travail de
l’analyse et Winnicott lui dit que le bassin est dans cette pièce où tout s’est passé et où en
imagination tout peut arriver. Elle a réorganisé sa vie en fonction de l’expérience d’une relation
positive à l’analyste. Dans ce contexte, Gabrielle peut maltraiter la figurine d’un personnage
paternel pendant que Winnicott crie « aïe ! » et elle lui dit qu’elle le jette, que tout le monde le
déteste. Winnicott souligne qu’ainsi la haine peut être ressentie et mise en pratique en toute sécurité
car elle ne détruirait pas la bonne expérience vécue au sein de l’analyse.
La seizième et dernière consultation, à cinq ans deux mois ne s’est pas déroulée comme
les séances précédentes mais ressemblait plus à une visite d’un ami à un ami. Dans la première
phase, la plus importante, elle joue à nouveau avec Winnicott avec la règle cylindrique, le « rouleau
à vapeur », tantôt Winnicicott meurt, redevient vivant, le cherche et la trouve, tantôt c’est Gabrielle.
Dans la seconde phase, elle a joué seule en présence de Winnicott avec les animaux et les jouets, en
se souvenant, comme lui dit Winnicott, de ce que signifiaient les jouets pour elle quand elle était un
petit Piggle au lieu d’une grande Gabrielle. Dans le dernier temps de la séance, elle a feuilleté avec
Winnicott des livres d’images. A son départ, Winnicott a l’impression d’une fille de cinq ans
réellement naturelle et normale sur le plan psychiatrique.
Les questions techniques portées par l'auteur et les éléments « en héritage » pour
la psychanalyse de l'enfant aujourd'hui et la métapsychologie
Dans la petite Piggle, Winnicott rompt avec la technique analytique classique en
psychanalyse d’enfants, et introduit de nouvelles modalités techniques, originales encore
aujourd’hui.
La première nouveauté technique relative au cadre thérapeutique est la pratique d’une
« psychanalyse à la demande » de l’enfant. Selon Winnicott, les séances à la demande ne
changent rien au fait que l’enfant est en analyse, il recommande de porter l’attention sur le transfert
et non pas sur l’organisation formelle ni la fréquence des séances analytiques. La question pour lui
est celle de la formation psychanalytique du thérapeute.
La seconde nouveauté technique concernant le cadre est l’introduction non pas d’une
thérapie familiale mais d’une « psychanalyse partagée ». Les parents participent à la cure,
parfois en présence à la demande de l’enfant, notamment le père qui joue un rôle important, et aussi
par des échanges de lettre avec Winnicott, reproduites après chaque séance, ainsi que par des
échanges téléphoniques évoqués dans ces lettres. Ces lettres évoquent les réactions et modifications
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de l’enfant dans la vie familiale après les séances : la technique analytique avec une jeune enfant
intègre en quelque sorte la réalité quotidienne de l’enfant dans la famille.
Winnicott écrit aux parents (C11)1 qu’«il faut que les enfants élaborent leurs problèmes à la maison ».
D’autre part Winnicott envoie aux parents le compte rendu de la consultation 12 : la mère le remercie
infiniment de sa générosité et lui dit à quel point lui écrire régulièrement l’a aidée à dépasser ses
angoisses à propos de Gabrielle et à retrouver une bonne relation avec elle. Elle dit alors à Winnicott
que ses angoisses étaient très intenses au moment de la naissance de la petite sœur et les met en lien
avec le fait qu’elle avait très mal pris la naissance de son frère, au même âge que Gabrielle quand
Suzanne est née. Autrement dit, la cure de Gabrielle avec participation des parents a aussi un effet
thérapeutique important sur la mère, et, par rebond, évidemment sur son lien avec son enfant. On peut
induire le rôle essentiel joué par les angoisses de la mère à la naissance de sa seconde fille Suzanne :
Piggle allait très bien jusque-là et sa maladie se déclenche à ce moment.
Le père au début de la cure est souvent dans la pièce mais peut être séparé par un rideau en cours de
séance mais il est notable qu’il participe très activement à la cure de Piggle dans les premières
séances, notamment à se prêtant inlassablement au jeu fatigant pour lui, dans lequel elle est un bébé
qui sort d’entre ses jambes. Sur le plan technique, Winnicott relève que le père présent, utilisé comme
la mère dans le transfert, le libère pour d’autres fonctions.

Les apports techniques novateurs dans la conduite de cette cure d’enfant et dans
l’interprétation sont nombreux.
Interprétation avec et par le jeu.
Le plaisir manifeste que prend Winnicott à jouer avec la petite fille contribue à rendre la
thérapie très vivante et attractive pour le lecteur. Winnicott souligne (C13) qu’il n’est pas possible
qu’un enfant de l’âge de Gabrielle saisisse la signification d’un jeu si tout d’abord le jeu n’est pas
joué avec plaisir. Par principe, l’analyste permet toujours au plaisir de s’instaurer avant que le
contenu du jeu ne soit utilisé pour l’interprétation.
Le jeu partagé entre l’enfant et l’analyste permet donc d’explorer avec plaisir des expériences
traumatiques non intégrées dans la subjectivité, et c’est le jeu qui va permettre une appropriation
subjective de ces expériences. Le jeu sert à apprivoiser les situations vécues comme angoissantes
ou énigmatiques, en leur faisant subir une suite de transformations dont l’objectif central consiste à
les symboliser ; dans le cadre de la séance, c’est un partage de plaisir entre l’enfant et l’analyste qui
facilite leur intégration dans la subjectivité.
Winnicott note que le jeu est d’abord une communication c’est-à-dire l’expérience d’être compris, avant
de devenir un plaisir (C3). Puis le champ d’expérience du jeu se développe pour Piggle avec les
identifications croisées : « Du temps de sa mise en scène compulsive, il y avait une série d’actes où
elle devenait la mère, le père, le bébé etc. de sorte qu’il n’était pas question de s’amuser en jouant.
Désormais le plaisir était entré dans le jeu. » (C4). L’évolution du jeu de la communication au plaisir est
fondamentale et permet « la libération du fantasme » avec une possible exploration des idées
mauvaises, noires et destructrices.

Interprétation centrée sur des problématiques archaïques plutôt que sur l’Oedipe
La différence de technique avec les modalités d’interprétation classiques centrées sur la
problématique oedipienne apparaît de façon centrale : Winnicott insiste notamment sur le processus
de différenciation entre moi et non moi, corrélative de l’instauration d’un écart entre le fantasme et
la réalité. Ce qui caractérise l’évolution du travail thérapeutique est d’abord la mise en place de
l’instauration des identités, corrélative de cette différenciation entre moi et non moi. Se séparer de
Winnicott dans le transfert permet à la petite fille de naître à elle-même, en d’autres termes lui

1
C 11 = consultation 11.
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permet un processus d’appropriation subjective. L’ouvrage « la petite Piggle » met en évidence le
travail de l’archaïque, centré sur cette différenciation entre moi et non moi et sur l’intégration d’un
self unitaire, préalables à des niveaux d’interprétation oedipiens Les interprétations dans le registre
archaïque et dans le registre oedipien peuvent coexister (par exemple dans la C3), mais surtout dans
dernières séances (notamment à partir de C10) où apparaît une centration de plus en plus
importante au fil des séances sur les interprétations oedipiennes. Le registre interprétatif apparaît
donc très différent de celui de Mélanie Klein ; toutefois, certaines interprétations, par exemple dans
les consultations 11 et 12, paraissent proches du style interprétatif de M. Klein, d’ailleurs citée en
C11.
L’intégration de la haine et l’accès à l’ambivalence
La petite Piggle ne parvient pas à intégrer sa haine pour sa mère et sa petite soeur, la projection
de la haine se focalise sur la mère noire qui la persécute en retour. Le travail de Winnicott consiste
à exprimer lui-même l’agressivité que Piggle ne peut pas exprimer, par exemple avec les poupées,
les bébés, il va accompagner et même provoquer chez la petite fille l’expression de cette haine qui
va se focaliser sur la mère puis, dans le transfert, sur l’analyste lui-même.
Dans la consultation 9, l’analyse permet à la petite fille d’accéder « à un nouveau stade, vers la
réalisation de l’ambivalence », sans être accablée par la culpabilité. Gabrielle dit : « Qui a tiré sur
maman ? Teddy (son ours) avait un fusil et il est cassé ; la maman noire est ma mauvaise maman.
J’aimais la maman noire ». Winnicott précise que c’est un rêve rapporté sous la forme d’un jeu.
Autrement dit, la petite fille n’est plus persécutée, elle peut rêver de la haine, en jouer et accéder à
l’ambivalence. Dans les séances suivantes, elle pourra jouer à tuer Winnicott.
Survivre à la destructivité
On constate, même si cela n’est pas dit explicitement, que la mise en place de la réalité pour
la petite Piggle coïncide avec la résistance de Winnicott à la destructivité de l’enfant : la petite
Piggle peut différencier son fantasme destructeur de la réalité de Winnicott qui reste vivant, joueur
et bienveillant. La séparation devient possible avec la survivance de l’objet.
A la consultation 15, où Gabrielle joue à tuer Winnicott, à le maltraiter sous forme de figurine, à lui dire
qu’elle le jette et que tout le monde le déteste, Winnicott souligne que la haine peut ainsi être ressentie
et mise en pratique en toute sécurité car elle ne détruirait pas la bonne expérience vécue au sein de
l’analyse.

Le travail de la constellation transférentielle et contre-transférentielle


L’ensemble de la dynamique thérapeutique est axée autour de la prise en compte par Winnicott
de la dynamique transféro-contre-transférentielle. Il utilise beaucoup ce qu’on appellera plus tard le
transfert sur le cadre et la diffraction transférentielle, entre le père et lui (séance où le père
représente la mère et le libère pour d’autres fonctions) et entre les différents rôles qu’il tient et
commente au cours de la consultation. Il aborde aussi dans ses commentaires son vécu contre-
transférentiel comme un outil d’analyse, par exemple dans la séance 9 où se dessine une « zone de
pot au noir » commune à l’enfant et à lui-même, somnolent, qui « a pris sa projection » ou attrapé
son humeur : Winnicott introduit là non pas le transfert par déplacement mais l’idée d’une
identification projective à l’œuvre dans le transfert, ce que R. Roussillon nommera plus trad le
transfert par retournement. Il souligne dans les dernières séances comment l’analyste peut
apparaître désormais à Gabrielle dans sa réalité, par exemple quand elle n’a alors besoin de lui
comme raccomodeur et qu’il est maintenant Monsieur Winnicott (C13). Dans les dernières séances,
il laisse avec beaucoup de tact et de sensibilité Gabrielle exprimer dans le transfert ses sentiments
oedipiens, par exemple lorsque cette petite fille vient à l’effleurer dans ses jeux.
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Cet ouvrage apparaît d’une richesse inépuisable, tant pour une pratique inventive d’analyse
d’enfants que pour le renouvellement des paradigmes de la psychopathologie et de la
métapsychologie. C’est aussi un livre particulièrement émouvant par l’engagement personnel de
Winnicott dans cette cure d’enfants, et par cette rencontre entre une petite fille à l’aube de la vie et
un analyste très expérimenté qui réinvente la théorie grâce à leur créativité partagée en séance mais
qui en même temps s’achemine vers la fin de sa vie : Winnicott ajoute cette notation personnelle,
lorsqu’il joue à la naissance avec la petite fille (C14) : « Associé à cela, il y a la tristesse de devenir
de plus en plus grand et de plus en plus vieux, et de trouver de plus en plus difficile de jouer ce jeu
d’être à l’intérieur de la mère et de naître. »

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