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À la suite
des révolutions arabes initiées en Tunisie et en Égypte, le régime de Kadhafi,
instauré le 1er septembre 1969, va se trouver confronté à son tour à un vaste
mouvement de contestation. L’ampleur de la révolte, la violence de la répression et
la menace d’un bain de sang à l’encontre des insurgés vont entrainer
l’internationalisation de la crise et l’intervention de la « communauté
internationale ». La guerre en Libye va déboucher sur l’effondrement du régime, la
mort du Guide de la Révolution et l’émergence d’un nouveau pouvoir dont il est
difficile, au début de 2012, d’en dessiner les contours. Après avoir rappelé les
principales étapes de la guerre en Libye, nous reviendrons sur les principaux
enseignements de ce conflit.
3 . Sur la chute de Benghazi, voir Evan Hill, « The day the Katiba fell »,
Aljazeera.com, 1/3/2011, h (...)
4 . D’après International Crisis Group, 8 000 soldats auraient quitté l’armée dite
loyaliste. Cf. ICG (...)
5 . Le second a succédé au premier comme chef de l’armée rebelle, après son
assassinat le 29 juillet (...)
6 . D’autres dignitaires feront défection, sans pour autant rejoindre les rangs de
l’insurrection. Il (...)
4La répression par les forces du régime va radicaliser les manifestants. Durant
cette première semaine, des dizaines de morts sont comptabilisés, 300 selon les
autorités, alors que la Fédération internationale des droits de l’Homme estime que
le nombre de victimes s’élève à plus du double (à Benghazi et Tripoli). La prise de
la Katiba de la ville, c’est-à-dire de la garnison militaire, est le premier fait
d’armes des insurgés3. Ces derniers sont épaulés par des militaires originaires,
pour nombre d’entre eux, de Cyrénaïque. En effet, le refus d’une partie de l’armée
libyenne de réprimer dans le sang les manifestants4, la défection en faveur des
insurgés de personnalités politiques, de diplomates en poste à l’étranger et de
militaires de haut rang relativement proches du pouvoir, transforment ce mouvement
initial en une véritable insurrection. Deux généraux de la tribu des Obeïdi
(Cyrénaïque), Abdel Fatah Younes, ministre de l’Intérieur de Kadhafi jusqu’au 22
février 2011 et Suleiman Mahmud5, commandant de la place de Tobrouk, en sont les
emblèmes. Le secrétaire général du Comité général à la Justice, Mustapha Abdel
Jalil les avait précédés la veille6.
L’internationalisation de la crise
8Face à la répression en cours et au risque de bain de sang dans les territoires
reconquis par les forces loyalistes, la « communauté internationale », représentée
par les Nations Unies, va se mobiliser. Réunions du Conseil des droits de l’Homme
de l’ONU et du Conseil de sécurité vont se succéder.
Militarisation du conflit
23 . Selon les termes de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations
Unies adoptée le 17 mar (...)
15Parmi les pays les plus favorables à une reconnaissance internationale du CNT,
ceux du Golfe et notamment les Émirats arabes unis (EAU) et le Qatar. Ce dernier va
plaider non seulement pour l’adoption de résolutions internationales condamnant la
répression menée par le régime de Kadhafi, mais il va être aussi très actif auprès
de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) et auprès de la Ligue des États
arabes (LEA) et de ses membres pour imposer « une zone d’exclusion aérienne contre
l’armée de l’air libyenne et de créer des zones protégées dans les secteurs exposés
aux bombardements à titre de précaution pour assurer la protection du peuple libyen
et des étrangers résidant en Jamahiriya arabe libyenne »23. La résolution, qui
invoque le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, exige l’application
immédiate d’un cessez-le feu, décide l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne
en « [interdisant] tous vols dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne
afin d’aider à protéger les civils ». La résolution renforce l’embargo sur les
armes, l’interdiction de voyager en étendant la liste des personnes interdites de
déplacement hors de Libye, ainsi que le gel des avoirs en y incluant des entités
telles que la Banque centrale de Libye, la Libyan investment authority, la Libyan
foreign bank, la Libyan african investment portfolio et la National oil company.
17Afin, d’une part, de ne pas s’aliéner les opinions publiques des pays arabes (et
d’autres pays) face à ce qui pourrait être considéré comme une nouvelle guerre
impériale menée par l’OTAN et, d’autre part, afin de ne pas perdre le contrôle des
opérations, Paris va plaider pour la création d’une instance de pilotage politique.
Cette instance – le Groupe de contact sur la Libye – sera mise sur pied lors de la
Conférence de Londres sur la Libye, le 30 mars. Il est prévu qu’il se réunisse :
30 . Sur les violations des droits de l’Homme commises par les parties durant le
conflit, voir Amnesty (...)
20Le départ du colonel Kadhafi est la principale pierre d’achoppement de toutes les
négociations, les parties campant sur leurs positions respectives. Si pour les
partisans de Kadhafi, la personne du Guide est la « ligne rouge » à ne pas
franchir, pour le CNT l’éventualité d’un maintien de Kadhafi au pouvoir est
simplement inconcevable. À ce stade du conflit et en raison des rapports de force,
il semble peu probable que Kadhafi quitte le pouvoir et son pays. Par ailleurs,
convaincue que les autorités libyennes ont commis des crimes contre l’humanité30 et
des violations contre le droit humanitaire international, la Cour pénale
internationale (CPI) annonce la délivrance d’un mandat contre le Guide de la
Révolution, son fils Sayf al Islam et contre le chef des services de
renseignements, Abdallah Senoussi, beau-frère de l’épouse du Guide. Ce mandat
d’arrêt rend ainsi plus difficile la perspective d’un exil négocié.
31 . http://www.rfi.fr/afrique/20110421-moscou-deplore-envoi-conseillers-
occidentaux-libye.
32 . P. Gelie, « La France a parachuté des armes aux rebelles libyens »,
lefigaro.fr, 28/6/2011, http: (...)
33 . http://www.7sur7.be/7s7/fr/1502/Belgique/article/detail/1406281/2012/03/09/Le-
Qatar-a-livre-des-a (...)
34 . Il semblerait que des Forces spéciales d’autres pays (France et Grande-
Bretagne) aient été égalem (...)
21La militarisation de la crise prend une nouvelle ampleur avec la décision de
Londres, Paris et Rome d’envoyer des instructeurs militaires au sol, à Benghazi
afin de rendre plus opérationnels les combattants libyens. Si les trois
gouvernements affirment que cette décision ne va pas à l’encontre de la résolution
1973 qui interdit l’envoi de troupes au sol, un nouveau pas est franchi31 dans
l’implication internationale de la coalition. La livraison d’armes légères (fusils
mitrailleurs, lance-roquettes, mitrailleuses) par la France aux rebelles du Djebel
Nefoussa32 s’appuie sur l’ambiguïté de la résolution 1973 et de son article 4. Le
Qatar aurait été impliqué également dans la livraison d’armes (belges) à
l’insurrection33. Ce pays, qui participe militairement à l’opération Unified
Protector en mettant à disposition de l’Alliance 8 Mirages – sur les 12 qu’il
possède –, a admis la présence de centaines de ses soldats des Forces spéciales au
sol34 – au mépris de la résolution 1973. Ces dernières conçues comme « le lien
entre les rebelles et les forces de l’OTAN », pour reprendre une formulation du
chef d’état-major du Qatar, auraient eu un rôle crucial dans la chute de Tripoli,
le 23 août.
35 . http://edition.cnn.com/2011/WORLD/africa/07/15/libya.us.recognition/
index.html?hpt=hp_t2
36 . La Russie reconnaît officiellement le CNT le 1er septembre. Lors du sommet du
G8 à Deauville, les (...)
23En reconnaissant le CNT comme autorité gouvernementale légitime, le 15 juillet
2011, le Groupe de contact ouvre la voie à l’accès – encore partiel – aux avoirs
libyens. Le même jour, Washington fait de même35. Une nouvelle séquence s’ouvre
ainsi pour le CNT, les États étant de plus en nombreux à le reconnaître36. Après la
chute de Tripoli, la Conférence de Paris du 1er septembre – réunissant 63
délégations – poursuivra cette politique, l’UE annonçant le lendemain le dégel des
avoirs de 28 entités libyennes.
24Alors que la rébellion lance une nouvelle offensive contre les forces pro-
Kadhafi, le général Abdel Fatah Younes, qui avait rejoint l’insurrection et qui est
chargé des opérations militaires, est assassiné le 29 juillet, dans des conditions
et pour des motifs non encore élucidés, mais qui vont entraîner la suspension du
comité exécutif (voir supra). La chute de Tripoli a lieu le 23 août 2011, le
quartier général du Guide (Bab al Aziziya) est pris par les rebelles, tandis que la
famille et les fidèles de Kadhafi se dispersent : vers Sebha, Syrte et Bani Walid
toujours fidèles au Guide (Kadhafi, Sayf al Islam, Mutasim, Sénoussi), vers
l’Algérie (l’épouse de Kadhafi, sa fille Aïcha et deux de ses fils), vers le Niger
(Saadi) ou vers la Tunisie (Baghdadi, dernier Premier ministre de Kadhafi). Le 13
septembre, le président du CNT fera son premier discours à Tripoli sur l’ancienne
Place verte, rebaptisée Place des Martyrs. Deux jours plus tard, il accueillera, à
Benghazi, le président français et le Premier ministre britannique pour célébrer la
fin du régime. La chute de Sebha, le 21 septembre, précède de près d’un mois celle
de Bani Walid (le 17 octobre) et celle de la ville natale de Kadhafi, Syrte, le 20
octobre. Capturé le même jour, le colonel Kadhafi, tout comme son fils Mutassim,
est exécuté dans des conditions troubles.
« La Libye est un État démocratique indépendant où tous les pouvoirs dépendent du
peuple. Tripoli est la capitale, l’Islam est la religion, la Chariaa islamique est
la source principale de la législation. L’État garantit aux non musulmans la
liberté de pratiquer leur religion. L’arabe est la langue officielle et les droits
linguistiques et culturels des Amazighs, des Toubous, des Touaregs et des
composantes de la société libyenne sont garanties ».
Vers le pluralisme
27Le pluralisme politique et le système des partis doivent garantir « l’alternance
pacifique démocratique pour le pouvoir » (article 4). Le texte prévoit également
qu’un projet de constitution doit être soumis à référendum, dans un délai de 2 mois
après l’élection d’un congrès général national (assemblée constituante) qui doit
avoir lieu 8 mois après la proclamation de la « libération » du pays. Ainsi que le
prévoit le texte, un gouvernement est nommé dans le mois qui suit la proclamation
de la « Libération ». Il est prévu, par ailleurs que les élections se déroulent le
19 juin 2012.
44 . http://www.akhbar.tn/revue-de-presse-internationale/premier-congres-des-
freres-musulmans-en-libye (...)
30Au lendemain de la chute du régime, le paysage islamiste libyen est constitué de
trois courants principaux. Le premier est celui des Frères musulmans : la
« confrérie » a tenu un important meeting public à Benghazi, le 17 novembre44 et
dispose d’une base sociale solide (classe moyenne éduquée, réseaux d’affaire). Issu
de ses rangs, mais se prétendant indépendant, le Parti de la réforme et du
développement a été créé le 9 janvier 2012, avec à sa tête un ancien membre des
Frères musulmans. Autour de la « confrérie » gravitent des personnalités telles que
Sheikh al Sadiq al Gharyani, ancien responsable du Conseil suprême des fatwas sous
Kadhafi et Ali Salabi, embastillé plusieurs fois et exilé depuis les années 1990
dans les pays du Golfe, notamment au Qatar d’où il a œuvré comme médiateur entre
Kadhafi et le GICL. le Mouvement islamique pour le changement (qui n’est pas un
parti politique) est, quant à lui, issu du GICL et anciennement affilié à al-Qaïda.
Les responsables de ce mouvement (qui ont renoncé en 2009, alors qu’ils étaient
incarcérés, au terrorisme et aux actions contre les civils) ont participé à la
lutte armée contre le régime Kadhafi. Parmi eux, Abdel Hakim Belhaj, l’un des
fondateurs du GICL, est devenu le gouverneur militaire de Tripoli, au lendemain de
la prise de la capitale. Enfin, dans cette mouvance, peuvent être inclus les
conservateurs, tels que Abdel Jalil, responsable du CNT. Si ses déclarations
réitérées en faveur de l’instauration de la charia (le 13 septembre et le 23
octobre) sont l’expression de ses convictions (l’islam comme norme sociale), elles
sont aussi le fruit d’un positionnement politique à l’heure où la Libye est
libérée, où s’instaure une compétition politique et où un certain nombre
d’islamistes, emprisonnés et exilés sous le précédent régime et ayant participé aux
combats, voient d’un mauvais œil un CNT considéré comme un repère d’anciens
kadhafistes.
48 . John Davis, Le Système libyen. Les tribus et la révolution, Paris, PUF, 1990
p. 255.
32Si le dépassement de la fragmentation sécuritaire du pays est une des conditions
de la stabilité de la Libye nouvelle, les forces politiques en présence ne pourront
pas faire l’économie d’une réflexion autour de l’articulation et de la coexistence
du localisme et du pouvoir central, tant semble forte la culture politique an-
étatique ou, pour être plus précis, tant semble être enracinée « l’image d’une
société sans État et une identité de personnes libres »48.
La relance de l’économie
49 . World Bank, Libya. Country Brief, septembre 2010.
50 . http://www.transparency.org/country#LBY
51 . Voir à ce propos, « Libya to treat African investments on purely economic
basis », The Africa Rep (...)
52 . D’après la chambre de commerce franco-libyenne. D’autres sources estiment ce
montant plus élevé, (...)
33La réinsertion dans la vie active des anciens combattants est donc l’un des
enjeux de la Libye nouvelle. Son succès est tributaire de la relance de l’économie
du pays. À la veille du conflit, la Libye était une économie pétrolière et gazière
attractive pour les investisseurs étrangers. Troisième producteur de pétrole en
Afrique, la Libye se place respectivement en 1re et en 4e position pour les
réserves en pétrole et en gaz. D’après la National oil company, les découvertes
faites en 2009 et 2010 devraient permettre d’augmenter la production pétrolière à 3
millions de barils/jours en 2015 contre 1,7 en 2009. En 2010, la croissance du PIB
était estimée à près de 10 % avec une inflation de 4,5 % et un PIB/habitant de
10 000 dollars environ. Cependant, les nouveaux dirigeants sont confrontés aux maux
qui préexistaient à l’insurrection : une économie dépendante des hydrocarbures, un
secteur public pléthorique, une administration tatillonne, un secteur privé qui a
du mal à émerger, un taux de chômage de 30 %49 et une corruption endémique qui
classe le pays au 168e rang mondial d’après le Rapport mondial sur la corruption
2012 de l’organisation Transparency International50. Le niveau de production
pétrolière d’avant-guerre devrait être atteint à la mi-2012, la plupart des
contrats avec les entreprises étrangères ayant été reconduits. Les autorités
disposent sur le papier de réserves financières estimées à près de 170 milliards de
dollars dont une partie (autour de 65 milliards de dollars) était gérée par la
Libyan investment authority (LIA). La complexité des montages financiers, le flou
entourant le gel des avoirs libyens sur le continent rendent difficile la
comptabilisation de ces avoirs, même si le nouveau pouvoir a fait part, à de
nombreuses reprises, de son intention de « rationnaliser » la gestion de ses
avoirs, d’y voir plus clair et surtout de les affecter à la reconstruction du
pays51 dont le coût est estimé à près de 200 milliards de dollars52.
Implications sahéliennes
56 . Rapport d’évaluation de la mission des incidences de la crise libyenne sur la
région du Sahel, op (...)
35Au lendemain de la chute de Kadhafi, les défis internes sont nombreux pour la
Libye nouvelle. Réinstaurer une nouvelle culture politique, mettre fin à
l’arbitraire et au règne naissant des milices ne seront pas choses aisées. Par
ailleurs, la chute de la Jamahiriya a également des implications régionales non-
négligeables. Au-delà de la question migratoire évoquée, celle de la prolifération
des armes dans la sous-région, ainsi que celle de la redéfinition des liens avec
les pays voisins, sera à l’agenda des nouvelles autorités. En effet, les
déclarations alarmistes de l’OUA ou de l’ONU sur le transport d’armes vers les pays
voisins (lemonde.fr,21/10/2010), celles du président du Comité militaire de l’OTAN
sur la disparition de près de 10 000 missiles sol-air (lemonde.fr, 2/10/2011), sans
oublier le pillage des arsenaux libyens au début de la révolution et les
distributions d’armes aux partisans de Kadhafi, témoignent de la gravité de la
menace. La recrudescence des combats au nord du Mali depuis le 17 janvier 2012
entre les mouvements touaregs et les troupes gouvernementales sont une des
répliques du conflit libyen et de la phase d’instabilité que connaît la Libye
depuis la fin du régime de Kadhafi. Certains groupes terroristes, à l’instar du
mouvement djihadiste Ansar Eddine dirigé par Iyad Ag Hali, ancien chef de la
rébellion touareg de 1991 ou du groupe nigerian Boko Haram dont la présence dans la
région est plausible, pourraient très bien tirer un grand profit de l’instabilité
régionale engendrée par le chute du régime de Kadhafi56.