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1L’année 2011 a été pour la Libye, l’année de tous les bouleversements.

À la suite
des révolutions arabes initiées en Tunisie et en Égypte, le régime de Kadhafi,
instauré le 1er septembre 1969, va se trouver confronté à son tour à un vaste
mouvement de contestation. L’ampleur de la révolte, la violence de la répression et
la menace d’un bain de sang à l’encontre des insurgés vont entrainer
l’internationalisation de la crise et l’intervention de la « communauté
internationale ». La guerre en Libye va déboucher sur l’effondrement du régime, la
mort du Guide de la Révolution et l’émergence d’un nouveau pouvoir dont il est
difficile, au début de 2012, d’en dessiner les contours. Après avoir rappelé les
principales étapes de la guerre en Libye, nous reviendrons sur les principaux
enseignements de ce conflit.

Du « Jour de la colère » à l’insurrection


1 . Voir notre chronique politique de l’année 2006.
2 . Les familles des victimes manifestent tous les samedis pour connaître la vérité
sur ce massacre.
2La chute du président Ben Ali, le 14 janvier 2011, va entraîner, dans un premier
temps, une crispation du dirigeant libyen, ce dernier fustigeant dès le lendemain
le changement de régime (jeuneafrique.com, 16/01/2011). Cette solidarité à l’égard
du dirigeant déchu s’est d’ailleurs manifestée au début du mouvement de
protestation, le 17 décembre. Par la suite, l’intensité des échanges
transfrontaliers et la circulation des personnes entre les deux pays vont amener
Kadhafi à modérer ses propos en déclarant, lors d’une interview à la chaîne
tunisienne Nesma TV le 25 janvier 2011, ne pas aller à l’encontre de la volonté du
peuple tunisien tout en soulignant sa crainte de voir la révolution tunisienne
détournée soit par les islamistes d’Ennahda, soit par des intérêts étrangers.
Quelques jours plus tard, le 13 février, les révolutions tunisienne et égyptienne
seront mobilisées dans son adresse aux réfugiés palestiniens auxquels il suggèrera
de s’inspirer des mouvements suscités
(jeuneafrique.com, 14/02/2011). Ce changement intervient alors que l’onde de choc
des « révolutions arabes » atteint la Jamahiriya. En effet, à l’instar de ce qui se
passe dans les pays voisins, des appels à manifester le 17 février circulent,
notamment sur les réseaux sociaux. La date en question est symbolique à plusieurs
titres : le 17 février 1987, sept Libyens ont été pendus à Benghazi, convaincus
d’avoir attenté à la vie de dignitaires de ce pays. Dans la même ville, le 17
février 2006, pour protester contre les caricatures danoises, de violentes
manifestations violemment réprimées par les Comités révolutionnaires ont causé la
mort de 25 personnes et l’incendie du consulat italien de Benghazi1. Pour
commémorer ce dernier événement, un appel à manifester a été lancé sur internet.
Par ailleurs, le régime de Kadhafi s’est toujours méfié de Benghazi, ville d’où
sont originaires un certain nombre des victimes du massacre de la prison d’Abu
Selim à Tripoli (en juin 1996)2 et où a éclaté l’affaire des enfants contaminés par
le VIH et qui allait déboucher sur l’emprisonnement des infirmières bulgares et du
médecin palestinien.

3Afin de désamorcer toute protestation, dès le 11 janvier, les autorités libyennes


décident de supprimer toutes les taxes sur les produits alimentaires. Cela étant,
les appels à la mobilisation ne cessent pas et l’arrestation à Benghazi, le 15
février d’un avocat, Fethi Tarbel, militant des droits de l’Homme et représentant
des familles des victimes des massacres d’Abu Selim déclenche des émeutes. Le
lendemain, les manifestations continuent malgré la libération de l’avocat. Le 17
février, afin de contrer le « Jour de la Colère », des manifestations de soutien au
régime ont lieu dans la capitale. Pour autant, la répression qui s’abat sur les
manifestants ne suffit pas à briser ce mouvement de colère qui s’étend non
seulement dans les régions de l’est, à el Bayda, Ajdabiya ou Derna, mais aussi à
l’ouest du pays, à Zintan, Zawiya ou à Koufra au sud.

3 . Sur la chute de Benghazi, voir Evan Hill, « The day the Katiba fell »,
Aljazeera.com, 1/3/2011, h (...)
4 . D’après International Crisis Group, 8 000 soldats auraient quitté l’armée dite
loyaliste. Cf. ICG (...)
5 . Le second a succédé au premier comme chef de l’armée rebelle, après son
assassinat le 29 juillet (...)
6 . D’autres dignitaires feront défection, sans pour autant rejoindre les rangs de
l’insurrection. Il (...)
4La répression par les forces du régime va radicaliser les manifestants. Durant
cette première semaine, des dizaines de morts sont comptabilisés, 300 selon les
autorités, alors que la Fédération internationale des droits de l’Homme estime que
le nombre de victimes s’élève à plus du double (à Benghazi et Tripoli). La prise de
la Katiba de la ville, c’est-à-dire de la garnison militaire, est le premier fait
d’armes des insurgés3. Ces derniers sont épaulés par des militaires originaires,
pour nombre d’entre eux, de Cyrénaïque. En effet, le refus d’une partie de l’armée
libyenne de réprimer dans le sang les manifestants4, la défection en faveur des
insurgés de personnalités politiques, de diplomates en poste à l’étranger et de
militaires de haut rang relativement proches du pouvoir, transforment ce mouvement
initial en une véritable insurrection. Deux généraux de la tribu des Obeïdi
(Cyrénaïque), Abdel Fatah Younes, ministre de l’Intérieur de Kadhafi jusqu’au 22
février 2011 et Suleiman Mahmud5, commandant de la place de Tobrouk, en sont les
emblèmes. Le secrétaire général du Comité général à la Justice, Mustapha Abdel
Jalil les avait précédés la veille6.

Le basculement vers la guerre


5Le pouvoir libyen va réagir en lançant une contre-offensive médiatique et
militaire. Silencieux dans un premier temps, le Guide va, dans une allocution
télévisée, mobiliser ses partisans afin de défaire les « rats », les « bandes de
criminels », les « alcooliques » et les « drogués ». Ce 22 février, après avoir
rappelé les « avancées » révolutionnaires du régime, il brandit la menace des
agissements d’al Qaïda et celle d’une mainmise américaine sur les richesses
pétrolières. Tout en maintenant la fiction politique selon laquelle il n’a aucun
pouvoir, aucune fonction politique, Kadhafi appelle les familles libyennes à sortir
et à lutter contre les ennemis du peuple « maison par maison, rue par rue ». En
choisissant la manière forte, en promettant aux insurgés la mort, le dirigeant
libyen renoue avec la violence du discours de Zwara du 15 avril 1973 qui avait
appelé en son temps à l’avènement d’une révolution populaire. En proclamant qu’il
se battra « jusqu’à la dernière goutte de [son] sang », le Guide de la Révolution
écarte la voie de la négociation. Cette option répressive avait été, en quelque
sorte, présentée la veille par l’un des fils du dirigeant libyen, Sayf al Islam,
lors d’une intervention télévisée. Rompant avec son image de modernisateur du
système politique libyen, de promoteur des droits humains dans son pays, le fils du
Guide va agiter le spectre de la partition du pays et de la guerre civile (« il y
aura des rivières de sang dans le pays »). Ce faisant, Sayf al Islam abandonne son
image de « modéré » et dénonce un complot ourdi par l’étranger et par la nébuleuse
al Qaïda. En agitant également le risque d’une émigration massive vers les côtes
européennes, celui de l’arrêt des exportations de pétrole et de gaz, il tente de
prévenir toute ingérence étrangère et notamment européenne dans le processus de
répression. La tentative de reprise en main par le pouvoir central se traduit
également sur le terrain. Face à des civils désorganisés, les forces loyalistes
reprennent les villes et villages tombés aux mains des insurgés. Le siège de la
ville de Misrata (190 km à l’est de Tripoli) débute le 25 février et se poursuivra
jusqu’au 15 mai. Le 10 mars, elles sont aux portes de Brega, avant-dernier verrou
avant Benghazi.

7 . Voir à ce propos Saïd Haddad, « Les forces armées libyennes de la proclamation


de la Jamahiriya (...)
8 . D’après Luis Martinez, The Libyan Paradox, Hurst and Company, 2007, p. 94.
9 . Patrick Haimzadeh, « Libye, les conditions de l’unité nationale », Manière de
voir, n°120, Le Mon (...)
6Pour mener à bien la répression contre les insurgés, le pouvoir s’appuie
principalement sur des forces de sécurité dédiées à la protection du régime et
secondairement sur une armée, à l’encontre de laquelle le dirigeant libyen cultive
une certaine méfiance depuis les premières tentatives de renversement dont il a
fait l’objet7. Dédiées au contrôle intérieur et à la répression, les forces
paramilitaires contrebalancent l’appareil militaire traditionnel. Parmi elles, on
trouve la Garde révolutionnaire et la Garde de la Jamahiriya. La première,
instituée au lendemain des bombardements américains sur la Libye en 1986, s’inscrit
dans le processus de militarisation de la société entamé au début de la décennie.
Estimée à près de 40 000 hommes8, la Garde révolutionnaire est chargée de défendre
le régime. Quant à la Garde de la Jamahiriya dont les effectifs s’élèveraient à
près de 3 000 hommes, elle est plus spécifiquement chargée de la protection du
Guide de la Révolution et de sa famille. De son côté, la Légion (panafricaine)
islamique, héritière des expéditions en Afrique subsaharienne des années 1970 et
1980, comprendrait près de 2 500 mercenaires originaires pour la plupart de
l’espace sahélo-saharien. D’autres unités de sécurité, au nombre de 6 ou 7,
bataillons ou brigades, sont dédiées à la protection du régime et de son leader.
Déployées dans les principales villes du pays, chargées de la surveillance des
ports, des aéroports, des frontières et des bases de missiles, elles sont mieux
entraînées, équipées et rétribuées que les forces régulières9. La 32e brigade,
implantée en Tripolitaine et forte de 10 000 hommes est dirigée par l’un des fils
de Kadhafi, Khamis, capitaine de l’armée de terre libyenne. Elle est considérée, à
juste titre, comme une des forces prétoriennes les plus impliquées dans la défense
du système de la Jamahiriya. Deux des autres fils du dirigeant libyen, Mutassim et
Saadi, sont également à la tête de brigades de sécurité.

10 . Anthony H. Cordesman et A. Nerguizian, The North African Military Balance.


Force Developments and (...)
11 . Jonathan Marcus, « Libya : How the opposing sides are armed », BBC News,
10/3/2011, http://www.bb (...)
7Ces troupes paramilitaires et de sécurité sont bien mieux entraînées et équipées
que l’armée régulière libyenne10. Sur le papier, cette dernière est composée de
près de 76 000 hommes, appelés ou volontaires, qui se répartissent comme suit :
45 000 dans l’armée de terre, 8 000 dans la marine, et 23 000 dans l’armée de
l’air. Dans les faits, elle souffre de maux principaux : son équipement est
hétéroclite en raison d’une politique erratique d’achat d’armements et sa
maintenance laisse à désirer rendant une bonne partie du matériel inutilisable. En
dépit de la suspension des sanctions internationales pesant sur le pays en 1999 et
de la levée l’embargo sur les armes en 2004 (afin de permettre à la Libye de lutter
contre l’immigration dite illégale), les différentes composantes de l’armée
libyenne sont considérées comme peu opérationnelles, même si, dans le cadre de
l’insurrection en cours, elles apparaissent mieux équipées et plus efficaces que
les troupes insurgés des chababs (jeunes en arabe), sans expérience combattante11.

L’internationalisation de la crise
8Face à la répression en cours et au risque de bain de sang dans les territoires
reconquis par les forces loyalistes, la « communauté internationale », représentée
par les Nations Unies, va se mobiliser. Réunions du Conseil des droits de l’Homme
de l’ONU et du Conseil de sécurité vont se succéder.

12 . Pour le texte complet de la résolution 1970, cf. http://www.un.org/News/fr-


press/docs/2011/CS1018 (...)
Ainsi, ce dernier prenant note de la résolution du Conseil des droits de l’Homme du
25 février « de charger d’urgence une commission internationale indépendante
d’enquêter sur toutes les violations présumées du droit international des droits de
l’homme commises en Jamahiriya arabe libyenne, d’établir les faits […] et, dans la
mesure du possible, d’en identifier les responsables » va adopter le lendemain la
résolution 197012. « Considérant que les attaques systématiques et généralisées qui
se commettent en Jamahiriya arabe libyenne contre la population civile pourraient
constituer des crimes contre l’humanité », il est ainsi décidé de saisir la Cour
pénale internationale de la situation qui prévaut depuis le 15 février.
13 . L’interdiction de voyager concerne Muammar Kadhafi, ses 5 enfants et la garde
rapprochée du régim (...)
14 . Décision 2011/137/PESC du Conseil du 28 février 2011 concernant des mesures
restrictives en raiso (...)
9La résolution qui décide également de l’imposition d’un embargo sur les armes à
destination de la Libye, dresse une liste de personnes interdites de voyager et
décrète le gel des avoirs libyens à l’étranger13. L’Union européenne (UE) lui
emboitera le pas 2 jours plus tard en adoptant les mêmes mesures tout en
élargissant la liste des personnes visées par le gel des avoirs14.

15 . Texte disponible à l’adresse suivante : http://ntclibya.org/arabic/first-


announcement/
16 . Voir Interim National Council, « A Vision of a Democratic Libya », 29/3/2011,
disponible sur http (...)
10La séquence qui s’ouvre au lendemain de la contre-offensive loyaliste est marquée
par l’émergence d’un Conseil national de transition (CNT) chargé de donner un
visage à l’insurrection et par une internationalisation de ce conflit intérieur. Le
CNT, mis en place le 27 février, se proclame unique représentant légitime de la
Libye. Dans sa première déclaration, le 5 mars, il énonce ses principaux
objectifs : libérer le pays (du joug du Guide), superviser le Conseil militaire,
assurer la sécurité nationale et former un gouvernement de transition afin de mener
le pays vers des élections libres. Ce texte stipule également que le CNT est chargé
de mener la politique extérieure et d’établir des relations avec les autres pays et
les organisations internationales15. D’autre déclarations et textes viendront
réaffirmer ces postulats16. Dans une Déclaration constitutionnelle, datée du 3
août, le CNT précisera le processus de transition envisagé (voir infra). Quelques
semaines après l’établissement du CNT, le 23 mars, un Comité exécutif, sorte de
gouvernement transitoire, est créé.

17 . Seulement 11 noms seront divulgués :


http://ntclibya.org/arabic/%d8%a3%d8%b9%d8%b6%d8%a7%d8%a1- (...)
18 . Ali Abdullatif Ahmida, « The Libyan National Transitional Council. Social
Bases, Memberships and (...)
19 . Libya al Youm, 13/12/2011, http://www.libya-alyoum.com/news/index.php?
id=21&textid=8410
20 . La tâche est d’autant plus difficile que les informations sur le site du CNT
sont différentes – q (...)
11À ses débuts, le CNT est composé d’une trentaine de membres17. La liste de ces
derniers est maintenue secrète aux deux tiers pendant le conflit, officiellement
pour protéger les représentants des zones sous contrôle des pro-Kadhafi. La
composition sera élargie et connue au fur et à mesure des événements : après la
chute de Tripoli, les noms de 40 membres seront portés à la connaissance du
public18. En décembre la composition sera élargie à une soixantaine de
personnalités libyennes19. Cette opacité, entretenue pour des raisons de sécurité,
a été à la source de nombreuses interrogations sur les orientations de ce
conseil20. En effet, au manque de transparence s’est ajouté le caractère politique
hétéroclite du CNT. Opposants de longue date ou plus récent au régime de Kadhafi,
les membres du CNT sont issus de tout le spectre politique libyen : anciens
dignitaires du régime (Moustapha Abdul Jalil, président du CNT) ; militants des
droits de l’Homme (Abdel Hafid Ghoga, vice-président et porte-parole ; Fathi
Turbel), membres liés à la famille du roi déchu (Ahmed al Zubeir al Senoussi, le
plus ancien détenu politique libyen), islamistes (al Amin Belhadj, ancien leader
des Frères Musulmans à Tripoli, ancien exilé), etc. Universitaires, hommes
d’affaires, avocats, militaires, diplomates et exilés politiques sont les
principales professions représentées au sein du Conseil. Les membres du Conseil
proviennent essentiellement de l’est du pays : al Bayda, Derna, Tobrouk et surtout
Benghazi sont les villes plus représentées au CNT. Le Comité exécutif est, quant à
lui, présidé par Mahmud Jibril, universitaire enseignant aux États-Unis. Son vice-
président est Ali Al Issawi, ambassadeur en Inde ayant démissionné de son poste
pour rejoindre l’insurrection dès février. Le comité exécutif sera dissout, le 8
aout 2011, à la suite de l’assassinat du général d’Abdel Fatah Younes, mais Mahmud
Jibril officiera en tant que chef du gouvernement jusqu’au 23 octobre 2011, date à
laquelle sera proclamée la « libération » du pays. Responsables des relations
internationales et des affaires étrangères, les président et vice-président du
Comité exécutif auront pour charge de faire reconnaître au plan international le
CNT comme interlocuteur légitime.

21 . Réunion extraordinaire du Conseil européen, Déclaration du 11/3/2011, EUCO


7/11, http://rpfrance. (...)
12Reconnaissance internationale et lutte armée sont les deux faces d’une même
pièce, d’autant plus qu’au mois de mars la situation sur le terrain militaire est
défavorable au CNT. À l’issue d’un périple européen les conduisant à Bruxelles et à
Paris, deux émissaires libyens du CNT (Jibril et Issawi) obtiennent les premières
reconnaissances internationales. Si le parlement européen appelle l’UE à
reconnaître le CNT comme représentant du peuple libyen, la Haute représentante de
l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, Catherine Ashton,
se refuse à le faire. Cela étant, lors d’un Conseil européen extraordinaire
consacré à la situation en Libye, elle déclarera que « le colonel Kadhafi doit
quitter immédiatement le pouvoir, [que son] régime a perdu toute légitimité et
[qu’il] ne constitue plus un interlocuteur pour l’UE »21. Il faudra attendre son
voyage à Benghazi, le 22 mai, pour avoir une confirmation officielle du soutien de
l’UE au CNT. Cette attitude, prudente de l’UE contraste avec celle des ses États
membres, notamment la France. En effet, dès le 10 mars, Paris reconnaît le CNT
comme « seul représentant de la Libye ». Cette reconnaissance sera proclamée, après
quelques tergiversations par Rome, le 4 avril. De son côté, Londres attendra
officiellement le 27 juillet pour reconnaître le CNT. Les autorités britanniques se
feront tout de même remarquer en envoyant le 5 mars, dans des conditions
rocambolesques, une équipe de diplomates à Benghazi.

13En fait, la reconnaissance du CNT passera par plusieurs étapes : l’intervention


internationale, la prise de Tripoli par le CNT et la mort du Guide. Elle sera
tributaire principalement de deux éléments : la tradition diplomatique selon
laquelle seuls les États sont reconnus et non les gouvernements ; la prudence
politique, certains États attendant que le rapport de force devienne favorable au
CNT avant d’envisager une reconnaissance officielle. Certains gouvernements,
inquiets de la déstabilisation d’un pays important de la zone sahélo-saharienne,
refusent de reconnaître le CNT. D’autres États, ceux de l’Alliance bolivarienne et
l’Afrique du Sud, qui ont une proximité idéologique avec le Guide fondée sur la
lutte contre l’impérialisme ne soutiennent pas le CNT (cf. le gros plan d’Hortense
Faivre d’Arcier-Flores dans le présent volume).

22 . C’est-à-dire Aberahman Chalgham, ancien ministre des Affaires étrangères de


Kadhafi et ancien rep (...)
14Le tournant constitué par l’adoption de la résolution 1973 du 17 mars qui
autorise à prendre « toutes les mesures nécessaires » à la protection les
populations civiles libyennes (voir infra) contribuera à radicaliser le soutien
apporté par certains pays au colonel Kadhafi. Le refus de ce qui est considéré
comme de l’ingérence étrangère armée contre un État souverain sera à l’origine de
la distance, voire de l’hostilité, exprimée par certains gouvernements à l’égard de
la rébellion. C’est l’articulation de ces différents facteurs qui explique, par
exemple, que si certains États reconnaissent le CNT, les organisations régionales
auxquels ils appartiennent adoptent une position plus réservée ou antagonique : le
cas de l’UE a été évoqué, il en est de même de l’Union africaine (UA) qui ne
reconnaitra le CNT que le 20 septembre, alors que près d’une vingtaine de ses États
membres ont déjà franchi le pas. À l’inverse si la Ligue des États arabes (LEA) le
reconnaît dès le 13 mars et déclare que le pouvoir de Kadhafi est illégitime, Alger
et Damas s’y opposeront farouchement. Le 16 septembre 2011, l’Assemblée générale
des Nations Unies décide à une écrasante majorité que le siège de la Libye sera
occupé par le représentant du CNT22.

Militarisation du conflit
23 . Selon les termes de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations
Unies adoptée le 17 mar (...)
15Parmi les pays les plus favorables à une reconnaissance internationale du CNT,
ceux du Golfe et notamment les Émirats arabes unis (EAU) et le Qatar. Ce dernier va
plaider non seulement pour l’adoption de résolutions internationales condamnant la
répression menée par le régime de Kadhafi, mais il va être aussi très actif auprès
de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) et auprès de la Ligue des États
arabes (LEA) et de ses membres pour imposer « une zone d’exclusion aérienne contre
l’armée de l’air libyenne et de créer des zones protégées dans les secteurs exposés
aux bombardements à titre de précaution pour assurer la protection du peuple libyen
et des étrangers résidant en Jamahiriya arabe libyenne »23. La résolution, qui
invoque le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, exige l’application
immédiate d’un cessez-le feu, décide l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne
en « [interdisant] tous vols dans l’espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne
afin d’aider à protéger les civils ». La résolution renforce l’embargo sur les
armes, l’interdiction de voyager en étendant la liste des personnes interdites de
déplacement hors de Libye, ainsi que le gel des avoirs en y incluant des entités
telles que la Banque centrale de Libye, la Libyan investment authority, la Libyan
foreign bank, la Libyan african investment portfolio et la National oil company.

Dans son article 4, la résolution stipule que le Conseil de sécurité : « autorise


les États membres qui ont adressé au secrétaire général une notification à cet
effet et agissent à titre national ou dans le cadre d’organismes ou d’arrangements
régionaux et en coopération avec le secrétaire général, à prendre toutes mesures
nécessaires […], pour protéger les populations et les zones civiles menacées
d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le
déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et
sur n’importe quelle partie du territoire libyen […] ».
24 . « L’OTAN et la Libye » sur
http://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_71652.htm
25 . Les pays qui ont participé, à divers titre, à l’opération sont : la Belgique,
la Bulgarie, le Can (...)
16Alors que les troupes de Kadhafi bombardent les faubourgs de Benghazi,
l’autorisation d’actions militaires donnée, la France, les États-Unis, la Grande
Bretagne épaulés par l’Italie et le Canada lancent les premiers raids aériens
stoppant ainsi l’avancée des chars et de l’artillerie libyens. L’opération « Aube
de l’Odyssée » va s’étendre en frappant, dès le lendemain, les villes de Tripoli et
de Misrata assiégée en visant les bases aériennes et les centres de communications
stratégiques. À la maîtrise du ciel, va s’ajouter l’embargo maritime. En effet,
afin de renforcer l’embargo sur les armes, les Nations Unies vont faire appel à
l’OTAN, le 22 mars. L’opération Unified Protector, débute le 23 mars et, dès le 31
mars, l’OTAN « prend en charge la totalité du commandement et du contrôle de
l’effort militaire international concernant la Libye ». Cette opération de l’OTAN
qui durera jusqu’au 31 octobre 201124 regroupera des pays membres de l’OTAN, ainsi
que des États non membres tels que les EAU, le Qatar ou la Suède25.

17Afin, d’une part, de ne pas s’aliéner les opinions publiques des pays arabes (et
d’autres pays) face à ce qui pourrait être considéré comme une nouvelle guerre
impériale menée par l’OTAN et, d’autre part, afin de ne pas perdre le contrôle des
opérations, Paris va plaider pour la création d’une instance de pilotage politique.
Cette instance – le Groupe de contact sur la Libye – sera mise sur pied lors de la
Conférence de Londres sur la Libye, le 30 mars. Il est prévu qu’il se réunisse :

26 . Déclaration du ministre britannique des Affaires étrangères, à l’issue de la


Conférence de Londre (...)
« afin d’assurer l’impulsion nécessaire à l’action de soutien à la Libye menée par
la communauté internationale et d’en exercer la direction politique d’ensemble en
coordination étroite avec les Nations Unies, l’Union africaine, la Ligue arabe,
l’Organisation de la Conférence islamique et l’Union européenne, de servir de forum
pour coordonner les réactions de la communauté internationale par rapport à la
Libye et de centraliser les contacts entre la communauté internationale et les
différentes parties libyennes »26.
18Il est décidé que la première réunion se déroulera à Doha, le 13 puis le 27
avril. L’absence de l’UA, de l’Égypte ou de l’Algérie, le niveau de représentation
peu élevé de certaines délégations (celles de quelques pays arabes et de la Ligue
des États arabes), ainsi que le refus – malgré la pression de Paris – de recevoir
publiquement et officiellement le représentant du CNT, Ahmed Jibril, témoignent du
malaise qu’a provoqué l’entrée en scène de l’Alliance atlantique. L’intensification
des frappes dans la semaine qui précède la conférence de Londres, les contre-
offensives de l’armée loyaliste, la lecture extensive de la résolution 1973,
notamment celle faite par la secrétaire d’État américaine sur la question des
livraisons d’armes à la rébellion sont autant de craintes légitimes qui expliquent
en partie les réticences, sinon l’hostilité de certains acteurs africains et
arabes.

Des négociations impossibles ?


27 . En marge d’un sommet extraordinaire sur les conflits en Afrique, le 26 mai, le
Comité ad hoc a au (...)
28 . Une délégation de l’UA (menée par le président de la Commission de l’UA)
n’avait pu se rendre en (...)
29 . http://www.maliweb.net/news/international/2011/06/25/article,25157.html
19À l’heure où les adversaires avancent et reculent au gré des offensives des
forces en présence et des bombardements aériens, où les insurgés espèrent des
livraisons d’armes qui leur permettraient d’établir un certain équilibre et où la
ville de Misrata est soumise à un siège meurtrier, l’armée loyaliste ne semble pas
avoir atteint ce que d’aucuns appellent le point de rupture qui verrait son
effondrement. En effet, les forces armées libyennes loyalistes résistent, passent à
l’offensive et s’adaptent à l’intrusion de la coalition dans le conflit interne.
Tirant des leçons de leur odyssée tchadienne des années 1980, ces forces exploitent
également la désorganisation et l’absence d’expérience militaire d’insurgés
pauvrement armés. C’est dans ce contexte que l’UA dépêche une délégation, un comité
ad hoc, à Tripoli puis à Benghazi, les 10 et 11 avril. Composée des présidents
malien, sud-africain, ougandais, mauritanien et congolais, la délégation présente
une feuille de route dont les différents points se rapportent à l’instauration d’un
cessez-le-feu, d’un dialogue entre les parties, à la protection des civils et à
l’acheminement de l’aide humanitaire. Si le Guide libyen l’accepte, le CNT le
rejette. Pour ce dernier, tout accord ne mentionnant pas le départ du pouvoir de
Kadhafi et de ses fils est inacceptable. Une nouvelle tentative de médiation, le 30
mai 2011, se soldera par un nouvel échec27. L’affaire libyenne est révélatrice des
difficultés de la mise en place d’un mécanisme de prévention et de règlement des
conflits en Afrique par les États africains, alors qu’un Conseil de paix et de
sécurité de l’UA, instauré en 2002, existe. Ce dernier avait d’ailleurs rejeté, le
10 mars, toute idée d’intervention extérieure. Marginalisée, se sentant humiliée
par l’OTAN28, l’organisation panafricaine est également soumise à des
contradictions internes : trois de ses États membres (dont l’Afrique du Sud) ont
voté la résolution 1973 et la réserve commune exprimée à l’égard du CNT commence à
se fissurer : les 22 avril et 28 mai, la Gambie et le Sénégal reconnaissent le CNT,
alors que le 6 juin, le président mauritanien, membre du Comité ad hoc déclare à
l’AFP que Kadhafi ne peut plus diriger la Libye29.

30 . Sur les violations des droits de l’Homme commises par les parties durant le
conflit, voir Amnesty (...)
20Le départ du colonel Kadhafi est la principale pierre d’achoppement de toutes les
négociations, les parties campant sur leurs positions respectives. Si pour les
partisans de Kadhafi, la personne du Guide est la « ligne rouge » à ne pas
franchir, pour le CNT l’éventualité d’un maintien de Kadhafi au pouvoir est
simplement inconcevable. À ce stade du conflit et en raison des rapports de force,
il semble peu probable que Kadhafi quitte le pouvoir et son pays. Par ailleurs,
convaincue que les autorités libyennes ont commis des crimes contre l’humanité30 et
des violations contre le droit humanitaire international, la Cour pénale
internationale (CPI) annonce la délivrance d’un mandat contre le Guide de la
Révolution, son fils Sayf al Islam et contre le chef des services de
renseignements, Abdallah Senoussi, beau-frère de l’épouse du Guide. Ce mandat
d’arrêt rend ainsi plus difficile la perspective d’un exil négocié.

31 . http://www.rfi.fr/afrique/20110421-moscou-deplore-envoi-conseillers-
occidentaux-libye.
32 . P. Gelie, « La France a parachuté des armes aux rebelles libyens »,
lefigaro.fr, 28/6/2011, http: (...)
33 . http://www.7sur7.be/7s7/fr/1502/Belgique/article/detail/1406281/2012/03/09/Le-
Qatar-a-livre-des-a (...)
34 . Il semblerait que des Forces spéciales d’autres pays (France et Grande-
Bretagne) aient été égalem (...)
21La militarisation de la crise prend une nouvelle ampleur avec la décision de
Londres, Paris et Rome d’envoyer des instructeurs militaires au sol, à Benghazi
afin de rendre plus opérationnels les combattants libyens. Si les trois
gouvernements affirment que cette décision ne va pas à l’encontre de la résolution
1973 qui interdit l’envoi de troupes au sol, un nouveau pas est franchi31 dans
l’implication internationale de la coalition. La livraison d’armes légères (fusils
mitrailleurs, lance-roquettes, mitrailleuses) par la France aux rebelles du Djebel
Nefoussa32 s’appuie sur l’ambiguïté de la résolution 1973 et de son article 4. Le
Qatar aurait été impliqué également dans la livraison d’armes (belges) à
l’insurrection33. Ce pays, qui participe militairement à l’opération Unified
Protector en mettant à disposition de l’Alliance 8 Mirages – sur les 12 qu’il
possède –, a admis la présence de centaines de ses soldats des Forces spéciales au
sol34 – au mépris de la résolution 1973. Ces dernières conçues comme « le lien
entre les rebelles et les forces de l’OTAN », pour reprendre une formulation du
chef d’état-major du Qatar, auraient eu un rôle crucial dans la chute de Tripoli,
le 23 août.

La chute de la Jamahiriya et la fin de Kadhafi


22Parallèlement à ces aspects militaires, la question du financement de la
rébellion est également au centre des discussions. Ainsi, après la réunion du
Groupe de contact à Doha, le 27 avril, qui a vu l’Émirat du Qatar débloquer au
profit du CNT 400 millions de dollars, celle de Rome débouche le 5 mai sur
l’adoption du principe de la création d’un « Mécanisme financier temporaire »,
permettant de transférer des fonds au CNT. Ledit principe sera consacré lors de la
réunion de ce même Groupe, le 9 juin à Abu Dhabi. La question du financement du CNT
et, par conséquent, l’accès aux avoirs gelés par les résolutions 1970 et 1973 est
au centre des préoccupations du pouvoir de Benghazi. Quelques mois auparavant, à
l’issue de la conférence de Londres, il avait été décidé que Doha se chargerait de
la vente du pétrole libyen sous contrôle des insurgés.

35 . http://edition.cnn.com/2011/WORLD/africa/07/15/libya.us.recognition/
index.html?hpt=hp_t2
36 . La Russie reconnaît officiellement le CNT le 1er septembre. Lors du sommet du
G8 à Deauville, les (...)
23En reconnaissant le CNT comme autorité gouvernementale légitime, le 15 juillet
2011, le Groupe de contact ouvre la voie à l’accès – encore partiel – aux avoirs
libyens. Le même jour, Washington fait de même35. Une nouvelle séquence s’ouvre
ainsi pour le CNT, les États étant de plus en nombreux à le reconnaître36. Après la
chute de Tripoli, la Conférence de Paris du 1er septembre – réunissant 63
délégations – poursuivra cette politique, l’UE annonçant le lendemain le dégel des
avoirs de 28 entités libyennes.

24Alors que la rébellion lance une nouvelle offensive contre les forces pro-
Kadhafi, le général Abdel Fatah Younes, qui avait rejoint l’insurrection et qui est
chargé des opérations militaires, est assassiné le 29 juillet, dans des conditions
et pour des motifs non encore élucidés, mais qui vont entraîner la suspension du
comité exécutif (voir supra). La chute de Tripoli a lieu le 23 août 2011, le
quartier général du Guide (Bab al Aziziya) est pris par les rebelles, tandis que la
famille et les fidèles de Kadhafi se dispersent : vers Sebha, Syrte et Bani Walid
toujours fidèles au Guide (Kadhafi, Sayf al Islam, Mutasim, Sénoussi), vers
l’Algérie (l’épouse de Kadhafi, sa fille Aïcha et deux de ses fils), vers le Niger
(Saadi) ou vers la Tunisie (Baghdadi, dernier Premier ministre de Kadhafi). Le 13
septembre, le président du CNT fera son premier discours à Tripoli sur l’ancienne
Place verte, rebaptisée Place des Martyrs. Deux jours plus tard, il accueillera, à
Benghazi, le président français et le Premier ministre britannique pour célébrer la
fin du régime. La chute de Sebha, le 21 septembre, précède de près d’un mois celle
de Bani Walid (le 17 octobre) et celle de la ville natale de Kadhafi, Syrte, le 20
octobre. Capturé le même jour, le colonel Kadhafi, tout comme son fils Mutassim,
est exécuté dans des conditions troubles.

25Le 23 octobre, à Benghazi, Mustapha Abdeljalil proclame la « libération ». Le 19


novembre, Sayf al Islam, « héritier » présumé de Kadhafi est appréhendé à Zintan
par une brigade révolutionnaire de cette ville.

Premiers défis de l’après Kadhafi


37 .Amnesty International, op. cit., p. 57.
38 . Disponible à l’adresse suivante :
http://static.lexpress.fr/imgstat/pdf/constitution_libye.pdf
26D’après les déclarations contradictoires du CNT, le conflit aurait causé la mort
de 20 000 à 50 000 personnes, tandis que le nombre de disparus s’élèverait à plus
de 12 000 dans la seule ville de Tripoli37. Confronté au défi de la reconstruction,
le nouveau pouvoir se doit de mettre un terme à 42 ans d’arbitraire et de non
respect des droits humains à l’encontre de ses citoyens et des étrangers – pour
l’essentiel subsahariens – présents sur son sol. Légitimé et reconnu
internationalement, le CNT doit également s’atteler à appliquer les engagements
exprimés dans ses différents documents, notamment dans la Déclaration
constitutionnelle du 3 août38. Celle-ci réaffirme les principes démocratiques mis
en avant dès le début de l’insurrection. Elle dispose, dans son article 1er que :

« La Libye est un État démocratique indépendant où tous les pouvoirs dépendent du
peuple. Tripoli est la capitale, l’Islam est la religion, la Chariaa islamique est
la source principale de la législation. L’État garantit aux non musulmans la
liberté de pratiquer leur religion. L’arabe est la langue officielle et les droits
linguistiques et culturels des Amazighs, des Toubous, des Touaregs et des
composantes de la société libyenne sont garanties ».
Vers le pluralisme
27Le pluralisme politique et le système des partis doivent garantir « l’alternance
pacifique démocratique pour le pouvoir » (article 4). Le texte prévoit également
qu’un projet de constitution doit être soumis à référendum, dans un délai de 2 mois
après l’élection d’un congrès général national (assemblée constituante) qui doit
avoir lieu 8 mois après la proclamation de la « libération » du pays. Ainsi que le
prévoit le texte, un gouvernement est nommé dans le mois qui suit la proclamation
de la « Libération ». Il est prévu, par ailleurs que les élections se déroulent le
19 juin 2012.

39 . Liste du gouvernement transitoire disponible sur


http://www.rfi.fr/afrique/20111122-libye-tripoli (...)
28Le 22 novembre, un gouvernement est nommé. Il est dirigé par Abderrahim Kib, un
scientifique, originaire de Tripoli, formé aux États-Unis et ayant vécu dans les
Émirats Arabes Unis. Contrairement à la composition initiale du CNT, ce
gouvernement fait une large place aux personnalités de l’Ouest et attribue deux
ministères régaliens à des thouars (révolutionnaires)  : le ministère de la Défense
revient à Oussama al Jouili, ancien militaire et membre des brigades de Zintan (qui
ont contribué à la chute de Tripoli et ont arrêté Sayf al-Islam), tandis que le
ministère de l’Intérieur est attribué à Fawzi Abdelali, originaire de Misrata39. En
termes d’équilibres régionaux, le CNT a voulu échapper, semble-t-il, à l’accusation
de favoriser l’est du pays. Ce faisant, la composition du gouvernement mécontente
Benghazi (peu représentée), qui s’estime à nouveau délaissé par le pouvoir de
Tripoli. La question du découpage électoral et du poids de chaque région dans la
nouvelle assemblée constituante sera porteuse de lourdes tensions qui se
manifesteront lors de l’élaboration de la nouvelle loi électorale dans les premiers
mois de l’année 2012. L’autre source de mécontentements concerne l’absence du
gouvernement de représentants des Toubous (800 000), des Touaregs (600 000) et des
Amazighs (500 000). Ces derniers avaient, par ailleurs, tout en soulignant les
avancées démocratiques, protesté contre la non officialisation de la langue
amazighe dans la Déclaration constitutionnelle.

40 . Depuis le 4 janvier 2012, il n’est plus interdit de créer un parti politique.


41 . Moncef Djaziri, « Clivages partisans et partis politiques en Libye », REMMM,
n° 111-112, 2006, p. (...)
42 . François Burgat, L’islamisme au Maghreb, Payot, 1995.
43 . Yahia Zoubir, « Contestation islamiste et lutte antiterroriste en Libye (1990-
2007) », L’Année du (...)
29Interdits depuis 1972, pourchassés durant l’ère Kadhafi à l’intérieur comme à
l’extérieur du pays, les partis politiques ont, semble-t-il, participé à la
« révolution du 17 février »40. Il est difficile, au lendemain de la chute de la
Jamahiriya, de savoir si ces partis sont représentatifs et s’ils sont véritablement
ancrés dans la société libyenne. Jusqu’à la veille de l’insurrection, l’opposition
s’est structurée autour de trois grand pôles, exilés à l’étranger ou agissant très
discrètement dans le pays : un pôle composé d’anciens dignitaires ayant rompu avec
Kadhafi, celui des monarchistes et enfin celui constitué par la mouvance
islamiste41. Parmi ces partis, citons le Front national pour le salut de la Libye
(FNSL), fondé en 1981 par un ancien président de la Cour des comptes et ancien
ambassadeur en Inde (Mohamed Youssef al Megarief) ayant rompu avec le régime. Ce
mouvement, basé dans la capitale britannique, a revendiqué la tentative de coup
d’État en mai 1984. Séculariste et d’inspiration libérale sur le plan économique,
il prône l’existence d’un secteur public pétrochimique. Le Mouvement national
libyen (MNL) fondé en 1984 par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Mansour
Kikhia, disparu au Caire en 1993, est un parti à l’orientation nationaliste.
Méfiant à l’égard des Occidentaux, il a œuvré pour la convergence des courants de
l’opposition. Les monarchistes, quant à eux, sont réunis autour de la figure du
prince héritier, petit-neveu d’Idriss 1er, Mohamed Hassan Ridha al-Senoussi avec
comme programme le rétablissement de la monarchie de 1951. L’Union
constitutionnelle libyenne (UCL) est le principal parti monarchiste qui prône
également le retour à la constitution de 1951 (après élections). Longtemps
contenue, l’éclosion du mouvement islamiste a eu lieu durant la deuxième décennie
du régime, dans les années 198042. Ainsi, aux côtés de la « confrérie » des Frères
musulmans que l’on pourrait qualifier de quiétiste ou tout au moins ayant opté pour
une islamisation pacifique de la société, ont émergé le Parti de la libération
islamique, le Groupe islamique de Libye, le Mouvement des Martyrs de la Libye et le
Groupe islamique combattant. Ces organisations – et plus particulièrement les deux
dernières – se sont engagées dans une véritable lutte armée contre le régime entre
1995 et 1998. Elles ont été violemment combattues par le régime qui a également su
profiter de « la guerre contre le terrorisme » pour se réinsérer dans le concert
des nations43.

44 . http://www.akhbar.tn/revue-de-presse-internationale/premier-congres-des-
freres-musulmans-en-libye (...)
30Au lendemain de la chute du régime, le paysage islamiste libyen est constitué de
trois courants principaux. Le premier est celui des Frères musulmans : la
« confrérie » a tenu un important meeting public à Benghazi, le 17 novembre44 et
dispose d’une base sociale solide (classe moyenne éduquée, réseaux d’affaire). Issu
de ses rangs, mais se prétendant indépendant, le Parti de la réforme et du
développement a été créé le 9 janvier 2012, avec à sa tête un ancien membre des
Frères musulmans. Autour de la « confrérie » gravitent des personnalités telles que
Sheikh al Sadiq al Gharyani, ancien responsable du Conseil suprême des fatwas sous
Kadhafi et Ali Salabi, embastillé plusieurs fois et exilé depuis les années 1990
dans les pays du Golfe, notamment au Qatar d’où il a œuvré comme médiateur entre
Kadhafi et le GICL. le Mouvement islamique pour le changement (qui n’est pas un
parti politique) est, quant à lui, issu du GICL et anciennement affilié à al-Qaïda.
Les responsables de ce mouvement (qui ont renoncé en 2009, alors qu’ils étaient
incarcérés, au terrorisme et aux actions contre les civils) ont participé à la
lutte armée contre le régime Kadhafi. Parmi eux, Abdel Hakim Belhaj, l’un des
fondateurs du GICL, est devenu le gouverneur militaire de Tripoli, au lendemain de
la prise de la capitale. Enfin, dans cette mouvance, peuvent être inclus les
conservateurs, tels que Abdel Jalil, responsable du CNT. Si ses déclarations
réitérées en faveur de l’instauration de la charia (le 13 septembre et le 23
octobre) sont l’expression de ses convictions (l’islam comme norme sociale), elles
sont aussi le fruit d’un positionnement politique à l’heure où la Libye est
libérée, où s’instaure une compétition politique et où un certain nombre
d’islamistes, emprisonnés et exilés sous le précédent régime et ayant participé aux
combats, voient d’un mauvais œil un CNT considéré comme un repère d’anciens
kadhafistes.

Le poids des milices


45 . D’après ICG, op. cit.
46 . La nomination par le CNT à la tête des forces armées, le 3 janvier 2012, d’un
ancien colonel à la (...)
47 . « Libye : 50 000 ex-rebelles seront intégrés dans les forces de sécurité »,
Lemonde.fr,  1er déce (...)
31Estimées à plus de 100, les milices armées se sont imposées comme des acteurs
incontournables dans la Libye post-Kadhafi avec près de 125 000 hommes armés45.
Dans cette phase délicate de transition, la défiance des milices armées envers le
CNT, qu’ils reconnaissent toutefois comme pouvoir transitoire légitime, illustre
non seulement les conflits autour de la définition de la légitimité révolutionnaire
et de la compétition pour le pouvoir, mais également la persistance du localisme.
Le bras de fer à propos de la refondation d’une armée nationale libyenne témoigne
de l’importance des milices qui estiment avoir un droit de regard sur les affaires
du pays. Ainsi, lorsque des officiers de l’armée libyenne ont tenté d’imposer, le
17 novembre 2011, le général Belkacem Haftar à la tête des forces armées, les
milices se sont opposés (ainsi que le CNT) avec succès à la nomination d’un
militaire dont le long exil de 20 ans aux États-Unis, après la guerre du Tchad,
rendait suspect de pro-américanisme. Des milices armées de l’est ont tenté
également d’imposer, en vain, l’un de leurs membres de la tribu des Obeïdi, Salah
Salem el-Obeïdi46. Déstabilisatrice pour le pouvoir central, la réinsertion des
anciens miliciens est une question centrale. Un plan d’intégration de près de
50 000 thouars au sein de la nouvelle armée nationale et des forces du ministère de
l’Intérieur et un programme de réinsertion dans la vie civile de 200 000
combattants ont été annoncés. Un comité doté de 8 milliards de dollars est chargé
de mener à bien cette réinsertion des miliciens dans la vie civile47.

48 . John Davis, Le Système libyen. Les tribus et la révolution, Paris, PUF, 1990
p. 255.
32Si le dépassement de la fragmentation sécuritaire du pays est une des conditions
de la stabilité de la Libye nouvelle, les forces politiques en présence ne pourront
pas faire l’économie d’une réflexion autour de l’articulation et de la coexistence
du localisme et du pouvoir central, tant semble forte la culture politique an-
étatique ou, pour être plus précis, tant semble être enracinée « l’image d’une
société sans État et une identité de personnes libres »48.

La relance de l’économie
49 . World Bank, Libya. Country Brief, septembre 2010.
50 . http://www.transparency.org/country#LBY
51 . Voir à ce propos, « Libya to treat African investments on purely economic
basis », The Africa Rep (...)
52 . D’après la chambre de commerce franco-libyenne. D’autres sources estiment ce
montant plus élevé, (...)
33La réinsertion dans la vie active des anciens combattants est donc l’un des
enjeux de la Libye nouvelle. Son succès est tributaire de la relance de l’économie
du pays. À la veille du conflit, la Libye était une économie pétrolière et gazière
attractive pour les investisseurs étrangers. Troisième producteur de pétrole en
Afrique, la Libye se place respectivement en 1re et en 4e position pour les
réserves en pétrole et en gaz. D’après la National oil company, les découvertes
faites en 2009 et 2010 devraient permettre d’augmenter la production pétrolière à 3
millions de barils/jours en 2015 contre 1,7 en 2009. En 2010, la croissance du PIB
était estimée à près de 10 % avec une inflation de 4,5 % et un PIB/habitant de
10 000 dollars environ. Cependant, les nouveaux dirigeants sont confrontés aux maux
qui préexistaient à l’insurrection : une économie dépendante des hydrocarbures, un
secteur public pléthorique, une administration tatillonne, un secteur privé qui a
du mal à émerger, un taux de chômage de 30 %49 et une corruption endémique qui
classe le pays au 168e rang mondial d’après le Rapport mondial sur la corruption
2012 de l’organisation Transparency International50. Le niveau de production
pétrolière d’avant-guerre devrait être atteint à la mi-2012, la plupart des
contrats avec les entreprises étrangères ayant été reconduits. Les autorités
disposent sur le papier de réserves financières estimées à près de 170 milliards de
dollars dont une partie (autour de 65 milliards de dollars) était gérée par la
Libyan investment authority (LIA). La complexité des montages financiers, le flou
entourant le gel des avoirs libyens sur le continent rendent difficile la
comptabilisation de ces avoirs, même si le nouveau pouvoir a fait part, à de
nombreuses reprises, de son intention de « rationnaliser » la gestion de ses
avoirs, d’y voir plus clair et surtout de les affecter à la reconstruction du
pays51 dont le coût est estimé à près de 200 milliards de dollars52.

Déplacements des populations et poursuite de l’utilitarisme migratoire


53 . http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d595.html. Les chiffes fournis par l’UNHCR
sont plus élevés que (...)
54 . Human Right Watch, « Le CNT doit mettre fin aux arrestations arbitraires et
aux mauvais traitemen (...)
55 . L’article 19 du traité de coopération qui porte sur la lutte contre
l’immigration clandestine, le (...)
34D’après l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés « plus de 900 000 personnes
ont quitté le pays. Beaucoup étaient des ressortissants étrangers, mais plus de
660 000 Libyens ont également pris la fuite. De surcroît, on estime à environ
200 000 le nombre des déplacés internes »53. Les pays frontaliers de la Libye ont
été les principales destinations de la population, étrangère et libyenne fuyant les
combats. Les exactions auxquelles ont été soumises les populations africaines
durant le conflit, les partisans du CNT les accusant d’être des mercenaires au
service de Kadhafi, sont au centre des préoccupations des organismes de défense des
droits humains.54 Le retour de ces populations démunies vers les zones pauvres du
Sahel est, pour les pays d’accueil, déstabilisateur. D’autant plus qu’à l’afflux de
cette population, s’ajoutent le ralentissement de l’activité économique entre la
Libye et ces pays et l’arrêt des transferts de fonds des migrants de Libye. La
question migratoire demeure structurante dans les relations qu’entretiendra la
Libye nouvelle avec ses voisins. Elle sera tributaire, à l’instar de la période
précédente, des relations entre Tripoli et les pays européens : en témoigne la
conclusion, en plein conflit, le 17 juin 2011 d’un mémorandum d’accord avec
l’Italie portant sur la gestion commune des migrations et de la lutte contre
l’immigration illégale, ainsi que le déplacement en Libye, le 12 novembre, de la
Haute représentante de l’UE, Catherine Ashton, afin de relancer l’accord de
coopération conclu entre Tripoli et Bruxelles en octobre 2010. Ce dernier portait
justement sur la mise en place d’un système de surveillance des frontières et d’un
dialogue sur les réfugiés financé par la Commission européenne à hauteur de 50
millions d’euros. L’interception de près de 400 migrants vers l’Europe par les
nouvelles autorités libyennes (lemonde.fr, 5/12/11), ainsi que la reconduction, le
15 décembre 2011, à Rome du traité de coopération entre l’Italie et la Libye55
illustrent cette continuité.

Implications sahéliennes
56 . Rapport d’évaluation de la mission des incidences de la crise libyenne sur la
région du Sahel, op (...)
35Au lendemain de la chute de Kadhafi, les défis internes sont nombreux pour la
Libye nouvelle. Réinstaurer une nouvelle culture politique, mettre fin à
l’arbitraire et au règne naissant des milices ne seront pas choses aisées. Par
ailleurs, la chute de la Jamahiriya a également des implications régionales non-
négligeables. Au-delà de la question migratoire évoquée, celle de la prolifération
des armes dans la sous-région, ainsi que celle de la redéfinition des liens avec
les pays voisins, sera à l’agenda des nouvelles autorités. En effet, les
déclarations alarmistes de l’OUA ou de l’ONU sur le transport d’armes vers les pays
voisins (lemonde.fr,21/10/2010), celles du président du Comité militaire de l’OTAN
sur la disparition de près de 10 000 missiles sol-air (lemonde.fr, 2/10/2011), sans
oublier le pillage des arsenaux libyens au début de la révolution et les
distributions d’armes aux partisans de Kadhafi, témoignent de la gravité de la
menace. La recrudescence des combats au nord du Mali depuis le 17 janvier 2012
entre les mouvements touaregs et les troupes gouvernementales sont une des
répliques du conflit libyen et de la phase d’instabilité que connaît la Libye
depuis la fin du régime de Kadhafi. Certains groupes terroristes, à l’instar du
mouvement djihadiste Ansar Eddine dirigé par Iyad Ag Hali, ancien chef de la
rébellion touareg de 1991 ou du groupe nigerian Boko Haram dont la présence dans la
région est plausible, pourraient très bien tirer un grand profit de l’instabilité
régionale engendrée par le chute du régime de Kadhafi56.

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