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TOUTES SPÉCIALITÉS
SESSION 2015
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Durée : 4 heures
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Dès que le sujet vous est remis, assurez-vous qu’il est complet.
Le sujet comporte 7 pages, numérotées de 1 à 7.
Selon vous, pouvoir aller partout ou connaître tous les ailleurs abolira-t-il la
part de rêve que chacun porte en soi ?
Dans ce roman dont l’action se déroule au XIXe siècle, le héros, Johann August
Suter, abandonne son existence en Suisse pour se rendre en Amérique. Il commence par
tenir une ferme dans le Missouri.
Un jour, il a une illumination. Tous, tous les voyageurs qui ont défilé chez lui,
les menteurs, les bavards, les vantards, les hâbleurs, et même les plus taciturnes,
tous ont employé un mot immense qui donne toute sa grandeur à leurs récits. Ceux
qui en disent trop comme ceux qui n'en disent pas assez, les fanfarons, les peureux,
5 les chasseurs, les outlaws1, les trafiquants, les colons, les trappeurs, tous, tous, tous,
tous parlent de l'Ouest, ne parlent en somme que de l'Ouest.
L’Ouest.
Mot mystérieux.
Qu'est-ce que l'Ouest ?
10 Voici la notion qu'il en a.
Il y a des récits d'Indiens qui parlent d'un pays enchanté, de villes d'or, de
femmes qui n'ont qu'un sein. Même les trappeurs qui descendent du nord avec leur
chargement de fourrures ont entendu parler sous leur haute latitude, de ces pays
20 merveilleux de l'ouest, où, disent-ils, les fruits sont d'or et d'argent.
La plupart vont à Santa Fe, cette colonie mexicaine avancée dans les
montagnes Rocheuses, mais ce ne sont que de vulgaires marchands que le gain
30 facile attire et qui ne s'occupent jamais de ce qu'il y a plus loin.
…/…
1
Hors-la-loi, brigands (mot anglais).
Et c'est là, chez ces Indiens, qu'il apprend l'existence d'un autre pays,
40 s'étendant encore beaucoup plus loin à l'ouest, bien au-delà des montagnes
Rocheuses, au-delà des vastes déserts de sable.
45 Il est hanté.
Blaise CENDRARS,
L’Or, 1925
1
Se dispersèrent, s’éparpillèrent.
Dans une section de son ouvrage, l’auteur étudie le rêve américain partagé par de
nombreux immigrants européens du XIXe au début du XXe siècle.
L’Amérique, terre de bonheur, une fois de plus. Le mythe est tenace. Cette
fois, ce ne sont ni les mœurs innocentes des Indiens – qu’on va parquer dans des
réserves – ni la nature luxuriante qui attire les regards, mais les possibilités
d’enrichissement offertes par le développement économique d’un immense pays
5 dans le cadre d’une législation ultralibérale. Des dizaines de millions d’Européens se
précipitent vers le nouvel Éden, où ils vont chercher le bonheur […]. L’Amérique,
c’est le bonheur par la liberté. C’est bien le sens que l’on veut donner à la statue de
la Liberté, sur laquelle sont gravés en 1903 ces mots de la poétesse juive Emma
Lazarus (1849-1887) : « Je lève ma torche devant la porte d’or » (« I lift my lamp
10 beside the golden door »). La porte de l’âge d’or, de l’Éden, qui vient de rouvrir en
cette Amérique bénie. Le rêve américain commence, avec ses mythes, ses self-
made men, les Carnegie, les Rockefeller, les Morgan, les Van der Bildt, nouveaux
dieux auto-édifiés, cent après cent, dollar après dollar.
Car ce nouvel âge d’or est en fait l’inverse du premier1, où il n’y avait ni tien ni
15 mien, où l’on méprisait les métaux précieux. Dans l’âge d’or archaïque, on était
heureux parce qu’on ne possédait rien ; dans l’âge d’or américain, on est heureux
parce qu’on est milliardaire et que les autres ne le sont pas. Le bonheur, c’était
autrefois l’égalité ; c’est maintenant la liberté, c’est-à-dire l’inégalité. C’est un
bonheur qui se gagne par un travail acharné et par la libre concurrence. Ce n’est
20 donc pas le bonheur assuré pour tous, c’est le bonheur possible pour tous, en
théorie.
Georges MINOIS,
L’Âge d’or. Histoire de la poursuite du bonheur, éditions Fayard, 2009
1
Allusion au mythe antique de l’Âge d’or.
Michel ONFRAY,
Théorie du voyage, Le Livre de poche, 2006
1
Malgré.
Une autre vie existe, plus belle, plus ardente ! Quel enfant ou adolescent, se
morfondant au sein d'une famille monotone, n'a entendu cet appel avec un frisson de
plaisir ? Nul n'est condamné à ses conditions de naissance, à son milieu social,
parental, conjugal. Le simple fait de pressentir une destinée plus favorable permet
5 souvent de renverser les murs qui nous emprisonnent. C'est le charme des départs,
des ruptures que de nous basculer dans l'inconnu et de creuser au sein de la trame
du temps une déchirure bénéfique. Aux principes de plaisir et de réalité, il faudrait en
rajouter un troisième : le principe d'extériorité, en tant qu'il est le royaume de la
diversité, de l'inépuisable saveur des choses. […] Il faut laisser une porte ouverte sur
10 le « pays du dehors » (Lewis Carroll1), sur le mystère, l'inexploré et cette porte, la
franchir au moins une fois, répondre à l'appel des ailleurs, le désert pour les uns,
l'Orient ou l'Afrique pour d'autres, pour d'autres encore la découverte […] d'une
vocation étouffée. Alors tout est suspendu à l'imminence d'une fuite, d'un saut qui
nous délivrera des puissances asphyxiantes de la routine, de la petitesse. Moment
15 lumineux de l'échappée belle qui nous porte vers de plus beaux rivages.
Pascal BRUCKNER,
L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000
1
Romancier anglais, auteur d’Alice au pays des merveilles.
2 e
« salut dans l’Ancien Régime » : la société française du XVI siècle à la Révolution française est
marquée par les valeurs religieuses. L’homme doit veiller à son attitude terrestre pour obtenir son
salut, c’est-à-dire être sauvé et prétendre au bonheur éternel.