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Gwen

Wood

Alpha
L’alliance funeste
Tome 3








DU MÊME AUTEUR

Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 1, coll. FantasyLips, juillet 2018
Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 2, coll. FantasyLips, août 2018
Alpha – Le chant mortel – Tome 2, coll. FantasyLips, septembre 2018
Alpha – L’alliance funeste – Tome 3, coll. FantasyLips, octobre 2018

















Ces livres sont également disponibles
au format papier.

Retrouvez notre catalogue sur notre site


www.lipsandcoboutique.com

Ce livre est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des comportements de personnes ou
des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux et événements sont issus
de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé serait
totalement fortuite.

© 2018, Lips & Co. Éditions


Collection Fantasylips
Première édition : octobre 2018

ISBN : 978-2-37764-327-1

Sous la direction de Shirley Veret
Correction et mise en page : Sophie Druelle
Conception graphique de la couverture : Caroline Copy-Denhez
Illustration de couverture et intérieur : © Valentina Razumova
© Blacqbook © Diana Savich © Denim Background


Gwen Wood est originaire d’Occitanie où elle vit encore aujourd’hui dans un
petit village. C’est sa mère qui lui transmet le goût pour les livres dès son plus
jeune âge, développant au fil de ses lectures une préférence pour la fantasy,
mettant en scène vampires et loups-garous.

Durant sa scolarité au lycée, l’envie d’écrire la prend soudainement et devient
vite une véritable passion, si bien que deux mois plus tard, la jeune femme
achève l’écriture de son premier roman.

Suite à la publication de ce dernier sur une plateforme de lecture et d’écriture,
les commentaires des lecteurs nourrissent son envie de progresser et d’aller plus
loin. C’est ainsi qu’elle décide de retravailler son premier texte pour donner
naissance à Alpha : La guerre des loups, premier tome de la saga.

@Gwen Wood - Auteur




Table des matières

1 8
2 24
3 36
4 47
5 62
6 76
7 89
8 106
9 117
10 129
11 141
12 160
13 173
14 188
15 200
16 211
17 231
18 243
19 259
20 272
21 286
22 302
23 317
24 329


À Emma,
merci d’être une amie si formidable.

1
— On devrait se marier.
Le rasoir que je tenais dans les mains, et dont je me servais pour éradiquer les
repousses de poils sur mes jambes, dérapa lorsque l’affirmation de mon
compagnon résonna dans la salle de bain. Les lames écorchèrent légèrement ma
peau.
— Merde, sifflai-je en regardant un filet rouge écarlate descendre le long de
mon mollet.
Posant l’objet de malheur sur le rebord de la baignoire, je pressai ma paume
contre ma peau et me dirigeai en clopinant vers le lavabo. Sous les doubles
vasques en pierre se trouvaient des tiroirs, j’ouvris le premier sur la droite et en
sortis les compresses stériles qui s’y trouvaient ainsi que des pansements.
— Tu parles sérieusement ? lançai-je en essuyant précautionneusement le
liquide rougeâtre qui continuait de couler à flots.
J’avais la fâcheuse tendance à pisser le sang quand je me coupais, surtout
quand je me rasais les guibolles. Généralement, je faisais en sorte de me montrer
prudente et de faire ça avec attention, j’étais déjà assez maladroite comme ça,
pas la peine d’en rajouter ! Mais si Nick se mettait à faire des propositions
incongrues comme celles-ci sans prévenir, je ne donnais pas cher de mon
épiderme.
— Pourquoi pas ? répondit le loup depuis la chambre. Après tout, je t’ai
revendiquée, nous vivons ensemble depuis un certain temps maintenant, la suite
logique serait le mariage. Surtout si cela peut nous permettre de mettre en place
définitivement notre lien d’union.
Je fronçai les sourcils et plaçai le pansement sur la coupure avant de rejoindre
la sortie. Je m’immobilisai sous l’alcôve qui marquait la séparation entre notre
chambre et la pièce attenante, m’appuyant d’une épaule contre celle-ci. Je croisai
mes bras en observant mon compagnon installé sur le lit. Il était assis, dos contre
la tête de lit, ses longues jambes musclées étendues devant lui. Noopie, qui avait
quelque peu grandi depuis que je l’avais récupérée derrière les poubelles du
Teddy’s, ronflait sur ses cuisses. Il lui caressait affectueusement le dos alors
qu’elle roucoulait de plaisir. Pour quelqu’un qui affirmait ne pas aimer les
chiens, il s’en sortait plutôt pas trop mal avec elle. Elle semblait d’ailleurs
l’apprécier beaucoup plus que moi. Ingrate.
— Tu aimerais vraiment te marier ? répliquai-je. Je veux dire, avec moi ?
Nick gronda.
— Avec qui d’autre ? grogna-t-il en me fusillant de son regard brumeux,
comme si j’avais dit la pire des idioties.
Je fis la moue.
— Non, ce que je veux dire, c’est… t’es sûr de vouloir un mariage ? Une
cérémonie, un costume, des invités, un gâteau ?
Le roux haussa une épaule, sa mâchoire se contracta légèrement alors qu’il
esquissait une grimace grognonne.
— Ça ne serait qu’une journée, une longue journée assez difficile à vivre pour
un couple d’asociaux comme nous, mais je suis sûr que je parviendrais à
survivre si tu es avec moi.
Je penchai la tête sur le côté.
— Alors ça, c’est sûrement l’une des choses les plus adorables que j’ai jamais
entendues, affirmai-je en me dirigeant vers lui.
Avec précaution, l’Alpha déplaça la chienne sur le côté. Elle proféra un soupir
mécontent, mais se roula vite en boule sur mon oreiller avant de se remettre à
ronfler. La place étant libre, je me jetai sur le lit et m’installai à califourchon sur
les cuisses du lycan. Immédiatement, ses grandes mains se posèrent sur mes
hanches, il glissa ses paumes sous mon tee-shirt pour que nos peaux se
rencontrent. Ce simple contact suffit à me faire frissonner.
— Je suis sérieux Poppy, j’ai envie que tu deviennes ma femme, insista-t-il,
que tu portes mon nom.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Je n’aime pas les mariages, expliquai-je, notre vie est parfaite telle qu’elle
est, pourquoi tout gâcher avec un mariage ?
L’Écossais fronça les sourcils.
— Tout gâcher ?
— Le mariage peut détruire un couple. Les gens se marient, ont des gosses,
vivent leur petite routine et finissent par se lasser avant même que leurs mioches
sachent marcher ! Le mariage, ça craint. Regarde mes parents, ça ne leur a
certainement pas réussi de se passer la bague au doigt.
— Nous ne sommes pas comme tes parents, Evans, plaida-t-il.
Je soupirai.
— Regarde les tiens, rétorquai-je, tes parents sont-ils heureux ensemble ?
Il grommela.
— Mes parents ne sont pas à prendre en exemple. J’ai besoin que les choses
soient officielles.
Je lui fis les gros yeux.
— J’ai une morsure de la taille de l’Alaska dans mon cou, Red ! Difficile de
faire plus officiel, non ?
— Tu ne veux pas te marier avec moi ?
La pointe de tristesse et de panique que je perçus dans le regard de mon
homme me fit de nouveau pousser un soupir. J’encadrai son visage de mes mains
et caressai tendrement ses joues de mes pouces.
— Ça n’a strictement rien avoir avec toi Nick, c’est juste que, tu vois, pour
moi le mariage rime avec tout un tas de trucs pas cool. Je n’ai pas envie qu’on
finisse comme tous ces couples aigris qui passent leur temps à s’ignorer pour
éviter de s’engueuler. On est bien comme ça, non ? Ensemble. Juste, ensemble.
— Ça ne me suffit plus, déclara-t-il brutalement en plantant ses pupilles dans
les miennes.
— Pourquoi ? m’agaçai-je. Parce que tu as besoin de faire de moi ta
propriété ?
Je laissai retomber mes bras. Nous allions nous engueuler.
— Non, en te laissant revendiquer, tu as accepté de devenir mienne. Tu
m’appartiens déjà. J’ai simplement envie de sentir notre lien se consolider, il
n’est pas encore parfaitement formé, ce qui n’est pas normal en soi. Il devrait
être établi définitivement depuis un long moment maintenant.
— Et tu penses que le mariage pourrait permettre à notre lien de s’établir
pleinement ? objectai-je, sceptique.
— Généralement, les blocages sont les seules et uniques choses qui peuvent
expliquer le retardement de la mise en place d’un lien d’union.
— De quel genre de blocage tu parles au juste ?
Nick serra les lèvres.
— Je pense que tu ne t’ouvres pas pleinement à moi, Poppy. Je crois que tu
maintiens encore des barrières dressées entre toi et moi, des murs qui te servent à
te protéger. C’est probablement ça qui empêche notre lien de se développer.
Pendant un instant, je ne prononçai aucun mot. J’étais énervée, cette
conversation prenait une tournure qui ne me plaisait pas du tout. Aussi, je retirai
ses mains de sous mon tee-shirt avant de me lever. Je me glissai sur la place à sa
droite et tirai les couvertures du lit avant de me coucher.
— Je suis fatiguée. Bonne nuit, tranchai-je sèchement.
Je n’avais aucune envie de poursuivre cette discussion. Si je suivais son
raisonnement, j’étais responsable de la faiblesse de notre lien. Stupides
conneries.
— Tu fuis la confrontation, Evans, lâcha-t-il en croisant ses bras puissants
contre son torse dénudé.
— Non, pas du tout.
— Bien sûr que si, et tu le sais.
Ennuyée, je me redressai soudainement et soutins son regard accusateur.
— Je me suis entièrement ouverte à toi Nick, tu sais tout de moi. Si notre lien
n’est pas parfait, ce n’est pas de ma faute.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je ne t’accuse de rien. Au fond, je me dis que
je ne fais peut-être pas ce qu’il faut pour que tu te sentes…
— Non ! le stoppai-je brutalement. Je t’assure que je me sens parfaitement en
confiance avec toi, et je suis très heureuse ici, à Springdale avec vous tous. Je ne
sais pas pourquoi notre lien refuse de se mettre en place, mais je suis persuadée
que ça ne va pas tarder. Il lui faut peut-être un peu plus de temps, c’est tout.
Pendant un instant, nous gardâmes le silence, aucun de nous ne prononça le
moindre mot alors que nous nous regardions dans le blanc des yeux. Finalement,
je me penchai en avant et l’embrassai tendrement avant de me recoucher.
— Et si on oubliait cette histoire de mariage pour l’instant ? proposai-je en
attrapant sa main. On pourrait en reparler plus tard.
Genre jamais. Le loup grognassa.
— Je ne vais pas en rester là, Evans.
— J’en doute pas une minute, grommelai-je.
Nick tira les couvertures à son tour et se faufila dessous, il éteignit la lumière
avant d’enrouler ses bras autour de ma taille pour m’attirer jusqu’à lui. Alors que
je m’apprêtais à m’endormir, la joue posée contre le torse dessiné à la perfection
de mon mâle et l’esprit occupé à créer des plans pour échapper aux
conversations futures concernant le mariage, le highlander ouvrit la bouche à
nouveau.
— Tu m’as piqué mon rasoir ?

* *

— Donc, tu refuses de te marier avec lui ?


Excédée, je shootai dans un caillou présent sur ma route, ma Converse fit
voler les feuilles mortes qui jonchaient le sol.
— Non, je ne refuse pas de me marier avec lui, je refuse de me marier tout
court, répondis-je en me tournant vers mon acolyte.
Bram Chester me rendit mon regard, visiblement perplexe.
— Je pensais que le rêve de toutes les nanas c’était d’enfiler une robe blanche
et de passer une lune de miel paradisiaque sur une île paumée au milieu des
Caraïbes, renchérit-il.
Je haussai les sourcils. Derrière nous, Walter émit un raclement de gorge.
Visiblement, le Gamma ténébreux était aussi dubitatif que moi sur le sujet.
— Primo, commençai-je, je ne suis pas comme toutes les nanas, secondo, je
déteste les robes, et terzo, je me vois mal passer du temps sur une plage, enfin,
sauf si je veux ressembler à un homard. Ce qui, soit dit en passant, risque fort de
rebuter mon potentiel futur mari lors de notre nuit de noces.
L’homme haussa une épaule.
— La crème solaire, ça existe.
— Les crèmes solaires sont particulièrement inefficaces sur moi.
— C’est quoi le problème avec le mariage ? s’enquit-il, en observant
attentivement la barrière près de laquelle nous marchions.
Bram et Walter étaient à la charge du territoire ce matin. Les deux loups
avaient pour mission de vérifier l’état du grillage qui entourait les terres sur
lesquelles la meute était installée, s’assurer que celui-ci n’avait pas été
endommagé par un quelconque élément extérieur. Durant le petit-déjeuner,
comme je ne travaillais pas au Teddy’s ce matin, j’avais proposé de les
accompagner. Surtout pour éviter de rester à la maison et d’être confrontée à une
nouvelle conversation sur une potentielle union officielle.
— Le problème, c’est que ça craint ! m’exclamai-je en enfonçant mes mains
dans les poches de mon sweat. Les couples se marient, fondent une famille, et
ensuite, entrent dans une routine qui les fait peu à peu sombrer dans l’ennui. Je
n’ai pas envie que ça nous arrive. Et puis, je me vois mal enfiler une robe à
froufrous pour me trimballer au milieu d’une bande d’invités que je connais à
peine, tout ça pour qu’on se passe la bague au doigt et qu’on se promette l’amour
éternel. J’aime Nick, je l’aimerai jusqu’à ce que mon cœur cesse de battre et
sûrement même après, je n’ai pas besoin d’une bague pour en être persuadée. Ni
d’une cérémonie.
— Je doute que vous soyez capables de tomber dans une routine, déclara
Walter en regardant attentivement autour de lui. Quant à la robe, je te vois mal
choisir un modèle à froufrous.
Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, je lui envoyai un regard assassin,
qui, pour être honnête, ne lui fit ni chaud ni froid. Tarzan était à l’épreuve des
balles.
— Je ne te savais pas pro-mariage.
— Je ne le suis pas, concéda-t-il, perdre une journée pour s’habiller comme
un pingouin et manger un gâteau me semble ridicule.
— C’est parce que tu n’as pas encore trouvé la nana qui te fera changer
d’avis, plaida l’ex-premier Gamma de la Meute du Soleil. Tu sais Poppy, pour
les loups, la cérémonie d’union est sacrée, et ce n’est pas à prendre à la légère.
Je soupirai.
— Ce n’est pas ce que je fais, assurai-je, consciente de ce que le mariage
représentait pour les lycans. Je sais que c’est très important pour Nick, mais je ne
me sens pas prête.
Je ne pouvais pas me marier. Je n’avais jamais envisagé de le faire
auparavant, et je n’en avais jamais rêvé gamine. Au contraire. Voir mes parents
s’engueuler, se déchirer et se taper dessus m’avait littéralement dissuadée de le
faire.
Je savais pertinemment que Nick et moi étions différents de mes parents. Le
loup ne me ferait jamais de mal délibérément. Il serait un mari incroyable et un
père formidable pour les enfants que nous pourrions avoir. Mais la question
n’était pas là. Je ne pouvais pas me marier. Je n’en avais pas le droit.
— Vous savez quoi, on devrait parler d’autre chose, proposai-je, comment
t’adaptes-tu à ta nouvelle vie en communauté, Bram ?
— Tu fuis, Poppy, m’accusa le brun dans mon dos.
Je grognai.
— Très bien, répliqua l’ancien mécano en riant. J’ai la chance d’avoir des
camarades de meute, et des Alphas géniaux et très compréhensifs, qui me
laissent tout le temps nécessaire pour me sentir pleinement à l’aise dans mon
nouvel environnement.
Je souris.
— Ce n’est pas vraiment un nouvel environnement, protestai-je.
— Je n’avais jamais vécu à Springdale ! À l’époque, nous vivions au Texas, et
nous n’avions pas Walty.
Je fronçai les sourcils et me tournai vers l’intéressé, celui-ci arqua un sourcil
sombre en me rendant mon regard.
— Tu ne faisais pas partie de la Meute du Soleil quand Bram était premier
Gamma ? lui demandai-je, surprise. Je croyais que la meute avait été formée
intégralement lorsque Nick avait quitté la Meute du Sud, et qu’elle n’avait pas
changé depuis.
— Je n’ai rejoint la meute qu’il y a quatre ans, expliqua le Gamma taciturne.
Je haussai les sourcils, surprise.
— Vraiment ? Où étais-tu avant ?
— En taule, répondit-il.
Je stoppai ma course brusquement, interpellée par cette révélation fracassante.
Ça faisait onze mois que je vivais au sein de cette communauté de loups-
garous, et en onze mois, je n’avais jamais pris le temps de me renseigner sur la
vie passée de mes camarades. Enfin si, je l’avais fait. Parfois, quand la situation
s’y prêtait, je cherchais à en savoir plus sur les lycans qui vivaient ici, mais je
craignais toujours de me montrer trop intrusive. Je n’aimais pas me mêler des
affaires des autres, surtout parce que je n’appréciais pas qu’on se mêle des
miennes, alors je gardais la plupart du temps mes interrogations pour moi. En ce
qui concernait Walter, il était si distant et renfermé, que je n’osais généralement
pas lui poser la moindre question, de peur de raviver chez lui des souvenirs qu’il
aurait préféré garder enfouis. Un homme aussi dur ne pouvait que posséder un
lourd passé, il le portait sur lui. En revanche, je n’aurais jamais cru que lui aussi
avait fait de la prison.
— J’ai rencontré Bram au centre de détention pour métamorphes de La
Nouvelle-Orléans, révéla-t-il en s’arrêtant à son tour. Il entrait dans sa deuxième
année d’enfermement, et moi j’entamais ma dernière. Je n’avais nulle part où
aller, et surtout, je voulais faire la peau à ceux qui m’avaient envoyé là-bas.
— Je savais pertinemment, continua Bram, que s’il allait jusqu’au bout de son
plan vengeur, cet idiot avait de grandes chances de se foutre de nouveau dans la
merde. Comme je ne voulais pas que ça arrive et que je savais que Walter avait
du potentiel pour devenir un bon défenseur, j’ai passé un petit coup de fil à Nick
pour qu’il s’occupe de son cas.
Je croisai les bras sur ma poitrine, et écoutai la suite avec attention, curieuse
d’en apprendre plus.
— À ma sortie de taule, Nick m’attendait sur le parking, reprit le tatoué. Je ne
le connaissais ni d’Ève ni d’Adam, et je n’avais pas spécialement envie de
discuter avec lui. Alors j’ai refusé sa première offre de recrutement et je me suis
tiré pour retrouver les enfoirés qui m’avaient fait plonger.
— Tu leur as fait la peau ? le questionnai-je.
L’homme inspira profondément.
— En partie. J’étais seul face à plusieurs garous, avec toute la bonne volonté
du monde, et même si j’avais la rage, je n’avais pas beaucoup de chances de
m’en sortir vivant. Mais Nick, qui m’avait suivi, m’a prêté main-forte. Une fois
que j’ai eu fini de faire le ménage, j’ai accepté sa main tendue et j’ai rejoint la
Meute du Soleil.
Je hochai la tête. Je comprenais un peu mieux l’aspect abrupt de ce dominant
énigmatique, même si je ne connaissais en rien les raisons qui l’avaient poussé à
finir derrière les barreaux. Je savais que les centres de détention pour surnaturels
étaient bien pires que ceux réservés aux humains. Les conditions de vie y étaient
déplorables et les sévices de la part des gardiens étaient abominables. Il était tout
à fait normal que, sorti de là-bas, le garou se montre méfiant envers ses
semblables.
— Donc vous vous êtes revus pour la première fois à ton retour de
Fredericksburg ? supputai-je.
Bram secoua la tête de gauche à droite.
— Pas vraiment. Tout comme Nick, Walter et les autres m’ont rendu visite
quelques fois au cours de ma vie solitaire, ils ne m’ont jamais vraiment laissé
partir.
— Et je suis bien contente qu’ils ne t’aient pas laissé partir ! affirmai-je en
assenant au loup un petit coup sur l’épaule. Maintenant, l’équipe est au complet.
Les deux mâles hochèrent la tête, nous échangeâmes des regards entendus
avant de reprendre notre course à travers la forêt.

Mon grand-père avait entassé un amas de dossiers impressionnant au fil des
années. Sa vieille ferme, quelque peu en dehors de Rogers, était une véritable
caverne d’Ali Baba pour les chasseurs, et notamment pour moi. Enfant, j’adorais
y passer du temps, je fouinais partout, je passais mes vacances le nez dans les
vieux bouquins, ou à jouer avec les couteaux d’Al, qui ne se privait jamais de me
foutre une bonne claque derrière la tête quand ça arrivait. Cependant, maintenant
que j’avais un peu grandi, passer mon après-midi à classer des dossiers ne
m’enchantait plus autant qu’avant. En fait, c’était même sacrément barbant.
— Pourquoi tu n’as pas fait ça avant que ça ne dégénère ? maugréai-je en
rangeant une pochette en carton dans une boite en plastique.
— Parce que je suis comme toi, Casper, j’adore laisser traîner les choses
jusqu’à ce que je ne puisse plus faire autrement que de les ranger, répondit le
vieil Evans dans sa barbe.
Je levai les yeux au ciel.
Après avoir passé la matinée à crapahuter sur le long du territoire de la Meute
du Soleil et à jouer à la console avec Logan et Sam, je m’étais rendue au Teddy’s
faire un petit coucou à Arlene, ma patronne. Comme d’habitude, elle était
mécontente car mon grand-père ne répondait pas à ses appels. Inquiète, elle
m’avait chargée d’aller vérifier que tout allait pour le mieux. Bien sûr, tout allait
très bien, il avait simplement décidé de faire le ménage dans son bordel. Sitôt
que j’avais mis un pied dans sa baraque, j’avais été recrutée par le proprio des
lieux, qui ne m’avait pas laissée repartir depuis. Génial.
À vue de nez, j’en avais encore pour un bon moment, j’allais probablement
devoir appeler Nick pour le prévenir de mon retard. J’en connaissais un qui allait
encore râler.
— C’est dingue le nombre de dossiers sur lesquels tu as bossé ! Tu gardes une
trace de chacun des cas ? l’interrogeai-je.
— Pas toi ?
Je fis la moue.
— Si bien sûr, enfin, presque.
— Où tu fous tous les dossiers ?
— Nick a aménagé une des pièces de la maison pour moi, c’est une sorte de
bureau. J’y range mes livres et mes dossiers personnels.
— Quelle charmante attention, railla-t-il.
Agacée, je soupirai, posai ce que j’avais dans les mains et me tournai vers
mon associé.
Al était un homme impressionnant. Il n’était pas aussi grand que Nick, ni
aussi baraqué qu’un loup, mais il était de bonne corpulence et avait su garder,
malgré les années, une carrure athlétique et solide. Ses cheveux toujours tirés en
arrière étaient d’un argenté parfait, pureté qui tranchait avec la dureté de son
regard sombre. Al, comme tous les Evans, avait les yeux marron. Un brun de la
couleur du bois ou du tabac. Ses pupilles étaient froides, incisives et tranchantes
comme des lames de rasoir. Quand il fusillait quelqu’un du regard, il le faisait
correctement, tant et si bien que généralement, un coup d’œil suffisait à
dissuader quiconque de lui chercher des noises. Alors oui, mon grand-père était
un homme et un chasseur intimidant. Pourtant, il y avait chez lui quelque chose
qui m’avait toujours rassurée. Il était ma famille, et il s’était montré bien plus
paternel envers moi que mon propre géniteur. C’était d’autant plus flagrant à
l’instant, alors qu’il était installé sur le fauteuil en cuir derrière son bureau en
bois massif, ses vieilles boots en cuir posées sur le dessus de celui-ci. De là, il
m’observait, de son regard si dur et à la fois si doux, les sourcils levés, comme il
le faisait à chaque fois qu’il abordait ma vie avec Teller.
— J’ai entendu le sarcasme dans ta voix Al, articulai-je lentement, qu’est-ce
que tu reproches à Nick exactement ?
L’intéressé renifla.
— C’est un loup voilà ce qu’il y a.
— Il me rend heureuse.
— J’en suis pas si sûr, déclara-t-il en faisant basculer ses jambes sous le
bureau.
Je soufflai.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Soudain, la sonnerie du téléphone de mon grand-père retentit dans la pièce
encombrée, la réponse à ma question allait devoir attendre.
— Quoi ?
Grognonne, je me remis à faire le tri dans les dossiers tout en essayant
d’oublier les remarques d’Al au sujet de mon compagnon. Après tout, j’étais
persuadée que le traqueur n’avait rien contre le garou. Il était simplement
protecteur, c’est tout.
— Qu’est-ce qui se passe ? gronda le propriétaire de la ferme dans mon dos.
Interpellée, je me tournai de nouveau. Mon grand-père avait les iris rivés sur
moi, les traits de son visage semblaient s’être durcis. Ça ne sentait pas bon.
Finalement, j’allais peut-être échapper à la longue soirée d’horreur qui
m’attendait initialement, et aller chasser en duo à la place. Avec un peu de
chance, si Al avait une affaire, il allait peut-être accepter de m’emmener avec
lui.
— Elle est avec moi, on arrive tout de suite, dit-il avant de raccrocher.
— Elle est avec moi ? citai-je. On arrive ? Premièrement, où on va ? Et
deuxièmement, qui nous demande ?
Brusquement, un éclair que je voyais peu souvent traversa le regard
ombrageux de mon acolyte, le sourire que j’affichais s’effaça immédiatement.
— Qu’est-ce qui se passe, Al ?
Mon mentor arborait rarement un air triste, ou désolé. Il maintenait les trois
quarts du temps un visage neutre et sérieux. Quand il se mettait à avoir l’air
attristé, ça ne voulait rien dire de bon. Encore moins quand ce regard abattu
m’était destiné, et qu’il m’appelait par mon deuxième prénom.
— Dean, il faut qu’on parle.



2
Je faisais toujours attention à ne pas me laisser submerger par mes émotions.
Un chasseur se devait de garder la tête froide, afin de s’assurer les meilleures
chances de réussites dans son travail. Cette mauvaise habitude, de sans cesse
garder nos sentiments pour nous, faisait de nous des individus parfois jugés
insensibles, ou trop froids pour faire partie d’une communauté. Évidemment,
tout ça, c’était des conneries. Les chasseurs n’étaient pas plus indifférents au
monde que les autres couillons qui peuplaient cette fichue planète. Nous
arrivions simplement à mieux masquer nos ressentis, c’est tout. Quand nous
étions seuls, à l’abri des regards, il nous arrivait de craquer, de laisser libre cours
à tout ce que nous gardions à l’intérieur, à tout ce que nous refoulions. Quand ça
n’allait pas, je mettais à fond My Heart Will Go On et je chialais un bon coup en
compagnie d’un pot de glace au caramel et d’un bon whisky. Cependant, pleurer
en public ne m’arrivait presque jamais. Je ne le faisais même pas devant Nick.
Malheureusement, aujourd’hui semblait être un jour particulier.
Dane Ross était un homme qui avait énormément compté dans ma vie.
Gamine, alors que mes parents n’avaient pas beaucoup de temps à me consacrer,
il m’avait appris à faire du vélo. Il m’en avait d’ailleurs offert un superbe, rouge
avec un panier noir et de petits rubans qui pendaient des poignées du guidon.
J’adorais ce vélo. Jusqu’à ce que mon père le réduise en bouillie avec son putain
de pick-up un soir qu’il était en rogne et pété comme un trou. J’avais chialé
toutes les larmes de mon corps ce jour-là, et je n’étais pas retourné chez moi
pendant trois jours entiers. Ma mère n’avait rien remarqué. À 16 ans, Dane, qui
n’était autre que le frère de ma très chère génitrice, m’avait offert ma Mustang.
« C’est la suite logique », disait-il. Nous l’avions retapée ensemble, avec l’aide
d’Al. Le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait.
J’adorais mon oncle. C’était un homme bien, et un excellent chasseur. Tout le
monde l’appréciait, que ce soit au Teddy’s, ou dans le monde des traqueurs. Il
avait une bonne réputation, et personne ne lui voulait de mal. Enfin, ça, c’était ce
que je croyais avant de le retrouver assassiné dans le salon de sa maison.
C’était Don qui avait téléphoné à mon grand-père pour lui apprendre la
nouvelle. Mon oncle était supposé aller boire un verre avec Dave et lui, mais il
ne s’était pas pointé au rendez-vous. Pensant qu’il devait encore s’être endormi
devant la télé dans son fauteuil préféré, Don avait choisi d’aller le chercher lui-
même. Mais en entrant, il l’avait trouvé là, bien installé dans son fameux
fauteuil, mais pas endormi. Il avait tout de suite téléphoné à Al.
Je n’avais pas voulu y croire quand celui-ci m’avait expliqué qui demandait
notre venue, et surtout, pourquoi celle-ci était requise. Pourtant, arrivée sur
place, j’avais été dans l’obligation de me rendre à l’évidence : mon oncle était
bien mort. Et surtout, ce n’était pas naturel, mais bel et bien un meurtre.
Dane avait été retrouvé assis sur le fauteuil club que lui avait offert sa femme
plusieurs années auparavant, devant sa télévision. Ses avant-bras reposaient sur
les accoudoirs, ses yeux étaient fermés, sa tête était légèrement inclinée vers
l’arrière et tenait toujours sur son cou par je ne sais quel miracle. Effectivement,
le frère aîné de ma mère avait été égorgé, si profondément égorgé, qu’il en avait
presque été décapité. Pour finir, ses doigts avaient été tranchés et déposés en
ligne sur la table basse du salon. Un match de base-ball passait encore sur une
chaîne sportive.
J’avais très peu de famille. Ma mère était une paumée, mon père un putain
d’alcoolo et de toxico toujours stone, et mes sœurs étaient aussi éloignées de moi
que pouvaient l’être de parfaits inconnus. J’avais grandi dans un environnement
minable, et mes parents n’avaient en aucun cas représenté pour moi des modèles
à suivre. Mon grand-père, Arlene, Dane, Rocky, c’était eux ma famille, et
aujourd’hui, je venais de perdre l’un d’entre eux. Ce qui expliquait que j’étais
recroquevillée à l’arrière du pick-up d’Al, à chialer comme un bébé le visage
collé contre mes genoux. J’étais si dévastée par cette découverte macabre, que je
n’entendis pas la portière s’ouvrir. Je sentis à peine la place à mes côtés
s’affaisser sous le poids d’un nouvel arrivant.
— Eh, murmura une voix chaude et rocailleuse tout près de mon oreille,
Evans.
Une paume calleuse se posa sur ma nuque, je reconnus immédiatement sa
chaleur, mais je refusai de relever la tête. Je ne voulais pas qu’il me voie comme
ça.
— Laisse-moi tranquille, lui intimai-je d’une voix qui ne se voulait pas trop
tremblante.
Difficile quand on était en larmes.
— Pas question, répondit mon compagnon d’une voix ferme, mais douce,
regarde-moi.
J’avais la gorge si serrée qu’il me fut difficile de prononcer de nouveau
quelque chose. Je savais pertinemment que si j’ouvrais la bouche, j’allais éclater
en sanglots, aussi décidai-je de la fermer et de simplement serrer les dents. Je ne
voulais pas qu’on me voie pleurer, je ne voulais pas de pitié.
— Poppy, regarde-moi, répéta le loup.
— S’il te plaît Nick, fiche-moi la paix, l’implorai-je, chevrotante.
— Pas tant que je serais vivant, répliqua-t-il.
Malgré moi, cette affirmation me fit sourire. Il avait prononcé cette phrase
avec un tel sérieux qu’il ne pouvait qu’être honnête. Tant que Nikolas Teller
respirerait, Poppy Evans ne serait pas tranquille.
— Allez, Poppy, viens là.
Triste, et ne pouvant résister à cet appel suppliant, je me mordis la lèvre
inférieure et fis de mon mieux pour ravaler mes larmes avant de relever la tête.
Pourtant, lorsque mon regard larmoyant croisa celui nuageux du garou, je ne pus
contenir ma peine. De petites perles salées roulèrent sur mes joues, perles que
j’étais incapable de retenir malgré toute ma bonne volonté. Aussi, j’inspirai
profondément en me lovant contre le torse massif de l’Alpha, qui referma ses
bras puissants sur moi dans une étreinte solide et protectrice. J’aurais aimé
fermer les yeux et ne plus jamais quitter cette voiture. Rester là, blottie contre
l’homme que j’aimais et qui tentait de m’apaiser à l’aide de mots réconfortants
chuchotés près de mon oreille. Cependant, je savais que j’allais bientôt devoir
sortir de là et retrouver le monde réel, parce que mon oncle avait été assassiné, et
que quelqu’un devait payer pour ça.
— C’est Al qui t’a téléphoné ? le questionnai-je en reniflant.
Le roux secoua la tête de gauche à droite.
— Non, c’est Arlene. La nouvelle de la mort de Dane s’est répandue comme
une traînée de poudre en ville, c’est elle qui m’a téléphoné pour me dire que tu
allais avoir besoin de moi.
Je retroussai le nez en esquissant une grimace qui se voulait être un sourire.
Ma patronne avait eu bien raison, j’avais besoin de Nick, mais en même temps,
j’aurais préféré qu’il ne me surprenne pas à pleurer comme une enfant roulée en
boule dans le coin d’une voiture.
— Elle a eu raison, ajouta-t-il en caressant mes cheveux tendrement. Je suis
désolé pour Ross, c’était un bon gars. Je te promets de tout faire pour retrouver
le meurtrier.
Brusquement, je relevai le visage et plantai mes pupilles dans les siennes. Le
change-peau sembla surpris.
— Non, c’est à moi de le faire, c’est moi qui vais retrouver cet enfoiré et lui
faire la peau, tranchai-je, catégorique. C’est une affaire de chasseurs.
Je séchai mes larmes rapidement du revers de la main, et décidai de remettre
ma crise de larmes à plus tard. Dane n’aurait certainement pas voulu me voir
comme ça, à couiner dans mon coin pendant que les autres se tapaient tout le
boulot. Il aurait trouvé ça ridicule, et m’aurait sans aucun doute foutu une bonne
raclée pour ça. Aussi, j’ouvris la portière située de mon côté et sortis dans la rue.
Dehors, devant la vieille maison craftsman de mon oncle, étaient rassemblés
un grand nombre de véhicules. Je reconnus ceux de la meute, de véritables tanks
devant lesquels attendaient tous les Gammas réunis, y compris Bram. Mais la
plupart d’entre eux appartenaient aux chasseurs de Rogers, qui semblaient avoir
fait le déplacement pour vérifier si les rumeurs étaient vraies. Étrangement, cela
me mit en colère, je trouvais insupportable l’idée que Dane soit devenu une
attraction touristique.
Avant de retourner à l’intérieur de la maison, je me dirigeai vers les lycans
rassemblés autour de leurs 4 x 4, Nick marchait dans mon dos.
— Poppy, comment tu sens ? s’enquit immédiatement Sam, le quatrième
gamma de la Meute du Soleil en faisant un pas en avant.
Sam était initialement le troisième Gamma de la meute. Mais quelques mois
plus tôt, plusieurs semaines après les événements qui nous avaient opposés à
Hector Miller, Nick avait choisi de faire de lui mon protecteur attitré. Étant
donné que le rôle de troisième Gamma lui prenait beaucoup de temps, il avait
décidé de le descendre d’un rang, et d’échanger sa place avec Seth, qui avait
donc été promu à sa place. Ainsi, Sam avait moins de temps à consacrer à la
défense du territoire et à celle des alliés de la meute, et pouvait s’absenter plus
souvent pour m’accompagner chasser. Ce qui rassurait considérablement Nick.
J’aurais cru que cela l’aurait dérangé. Après tout, descendre d’un échelon
aurait pu le blesser, l’agacer, mais au lieu de ça, il s’en était trouvé honoré. Le
fait que son Alpha lui confie la protection de sa propre femelle était une preuve
indéniable de la confiance que son ami, et supérieur, lui portait. Il n’avait donc
pas vu d’objection à descendre d’un étage, si je pouvais dire ça comme ça.
C’était d’ailleurs grâce à cela qu’il avait pu m’accompagner à Fredericksburg. Et
sans lui, cette chasse déjà éprouvante l’aurait été davantage.
Sitôt arrivée près d’eux, je m’immobilisai, et inspirai lentement avant
d’expirer.
— Je vais bien, mentis-je en m’efforçant de sourire. Il faut que j’aille à
l’intérieur, vous, vous devriez rentrer.
Tel le gentleman qu’il était, Alexeï, le Gamma aux dons de guérisseur, sortit
un mouchoir en tissu de sa poche et me le tendit, une mine désolée plaquée sur
son beau visage. Je le remerciai en m’en emparant. Qui possédait encore ce
genre de mouchoirs ?
— On ne va pas te laisser là, Poppy, déclara Daryl en croisant ses bras massifs
contre sa poitrine, pas alors que ton oncle vient de mourir.
— Il n’est pas mort, dis-je en me mouchant bruyamment, il s’est fait buter.
Y’a une différence.
— Quoi qu’il en soit, il est évident que tu ne vas pas bien, ajouta Loki en
m’examinant des pieds à la tête. Tu devrais laisser ton grand-père s’occuper de
cette affaire et rentrer avec nous.
— Leah s’est mise en tête de te préparer tous tes plats préférés en une seule
fois pour te remonter le moral, m’apprit Logan, son compagnon. Elle t’attend à
la maison.
Mes sourcils se froncèrent à cette affirmation. Leah était une fille adorable,
mais je n’aimais pas savoir qu’elle se démenait pour moi, surtout pas depuis
qu’elle nous avait annoncé sa grossesse, quelques mois plus tôt. Porter un enfant
n’était pas évident, mais porter un loup-garou l’était sans aucun doute encore
moins, même si elle en était une également. Je ne voulais pas qu’elle se fasse de
souci pour moi, et encore moins qu’elle se fatigue.
— C’est adorable, mais, rentrez et dites-lui de se reposer, le stress, c’est
mauvais pour la grossesse.
— Mais…, commença Seth avant d’être interrompu par son Alpha.
— Rentrez à la maison, lança celui-ci d’une voix rauque. Loki et Daryl, vous
restez avec moi, mais les autres vous rentrez. Logan, veille à ce que Leah se
repose et qu’elle ne se surmène pas.
L’informaticien eut un petit rire cynique.
— Tu rigoles ? Leah se reposer ? répliqua-t-il. Elle est déjà en mode
surchauffe 99 % du temps, mais depuis qu’elle est enceinte, c’est pire. À ce
rythme, elle est pas couchée avant 2 heures du matin.
Sachant qu’il était à peine 17 heures, la louve avait encore le temps de trouver
le sommeil, et d’inonder la cuisine de plats en tout genre.
— Je n’ai pas envie que tu restes non plus, Nick, lâchai-je en levant les yeux
vers lui. Qu’une chose soit claire, je vous adore tous, mais je n’ai envie que
vous… hum… que vous me voyiez pleurer. Et puis, je crois que cette fois, cette
affaire va se régler entre chasseurs alors…
— Evans, ce n’est pas parce que tu pleures que tu es faible, objecta Aiden,
l’air sérieux, pour une fois. Tu peux pleurer devant nous, on est ta famille.
Cette affirmation, prononcée comme une évidence irréfutable, serra mon cœur
à m’en faire mal, sans que je ne sache véritablement pourquoi. Les larmes
remontèrent aux coins de mes yeux. Je serrai les lèvres pour éviter de craquer de
nouveau, de peur de ne pouvoir m’arrêter cette fois.
Nick, qui semblait avoir remarqué mon malaise, enserra ma taille d’un bras et
réitéra sa demande auprès des siens. Ceux-ci obtempérèrent, tour à tour, les
garous pressèrent affectueusement mon épaule avant de remonter dans leurs
véhicules et de s’en aller. Seuls le Bêta et le premier Gamma restèrent.
J’observai les voitures s’en aller les unes après les autres, sans dire un mot.
— Vous n’êtes pas obligés de rester, répétai-je à voix basse, une fois que je
fus certaine de ne pas fondre en larmes.
— Pas question de faire demi-tour, insista le highlander en déposant un baiser
sur le sommet de mon crâne.
Comprenant qu’il n’allait pas en démordre, je capitulai et hochai la tête avant
de tourner les talons et de retourner à l’intérieur de la maison.
Sitôt la porte d’entrée poussée, mes sens furent agressés par une forte odeur
d’eau de javel. Je n’y avais pas fait attention à mon arrivée, probablement à
cause de l’émotion et de l’agitation qui était la mienne. Cependant, cette fois,
elle ne passa pas inaperçue. Celle-ci était si forte et désagréable, que les trois
loups dans mon dos eurent un mouvement de recul, Daryl gronda en couvrant
ses narines de sa paume.
— Putain de merde, grognassa le Bêta à son tour en esquissant une grimace.
Oui, je devais le reconnaître, même sans sens surdéveloppé, l’odeur était
insupportable. Le parfum âcre du produit désinfectant était prenant, mon nez me
piquait, mes poumons semblaient écrasés par les émanations déplaisantes de
cette solution chimique. Rapidement, une barre se matérialisa au milieu de mon
front, annonçant l’arrivée imminente d’une migraine fulgurante. Je tentai
d’ignorer les effluves irritables qui planaient dans le hall pour me diriger vers le
salon dans lequel se trouvait le cadavre de Dane Ross.
Dans la pièce de taille modeste étaient réunis de nombreux chasseurs que je
connaissais parfaitement. Chacun d’entre eux habitait à Rogers, ils passaient tous
beaucoup de temps au Teddy’s. Les visages se tournèrent vers moi, délaissant le
macchabée des yeux pour me dévisager avec, pour certains, de l’inquiétude. Les
autres lorgnèrent les garous en ma compagnie d’un mauvais œil.
— Qu’est-ce qu’ils foutent là, ceux-là ? cracha Curtis Fisher, un vieux
traqueur, ami de Dane.
Comme la plupart des chasseurs, qu’ils soient de Rogers, ou de n’importe où
aux États-Unis, Curtis n’aimait pas les lycans. En fait, cette méfiance n’était pas
spécifiquement dirigée vers les lycanthropes, elle concernait chaque créature
surnaturelle qui vivait sur cette planète. Après tout, nous avions pour job de les
traquer et de mettre un terme à leurs agissements parfois néfastes pour la
tranquillité des êtres humains, qui ne connaissaient pas l’existence de ces
individus particuliers. De ce fait, nombre d’entre nous étions en conflit avec
certaines espèces, et les tensions qui subsistaient entre chasseurs et créatures
avaient la dent dure. Voilà en grande partie pourquoi j’aurais préféré que Nick et
les autres rentrent à Springdale.
En guise de réponse à l’hostilité de Fisher à leur égard, les dominants
proférèrent des grognements dangereux, seul Nick s’en abstint. Ce qui, le
connaissant, était on ne peut plus étonnant.
— Nick est mon compagnon, le défendis-je alors, Loki et Daryl sont ses bras
droits.
— Ça ne justifie pas leur présence, rétorqua Freddy Flores, fidèle compagnon
de beuverie de mon grand-père. Les garous n’ont rien à faire ici, encore moins le
Lieutenant du Sud et ses toutous.
Les toutous en questions firent un pas en avant, l’Écossais les stoppa d’un
grondement menaçant, ses accompagnateurs reculèrent immédiatement.
— Je suis ici pour soutenir mon âme-sœur, annonça l’Alpha d’une voix calme
et assurée. Je n’empiéterai en aucun cas sur votre enquête et ne m’immiscerai
pas dans vos recherches, je suis seulement là pour Poppy.
— Poppy n’est plus une enfant, elle n’a pas besoin de son nounours pour faire
son travail.
— Poppy n’a pas besoin qu’on parle à sa place, maugréai-je sèchement, et
certainement pas qu’on lui dicte quoi faire, ni comment elle doit le faire. Au lieu
de vous bagarrer et de faire la tronche comme des gamins parce que trois loups
se trouvent ici, vous pourriez peut-être vous concentrer sur le principal. Dane
s’est fait buter, et dans l’immédiat, le plus important est de découvrir par qui et
pourquoi. Alors on pourrait peut-être faire abstraction de tout préjugé pour faire
notre travail : chasser.
Mon intervention fut suivie d’un silence pesant qui s’éternisa sur plusieurs
interminables secondes. Mes confrères toisaient mes acolytes, mes acolytes
toisaient mes confrères. Ce fut Al qui mit un terme à cette mascarade ridicule.
— Les loups possèdent des sens surdéveloppés, déclara celui-ci de sa voix
rocailleuse, ces facultés pourraient nous être utiles. T’as gagné Casper.
Je fronçai les sourcils et avançai vers le corps. Les chasseurs détournèrent
leurs pupilles sombres de leurs opposants pour se concentrer sur la dépouille.
Mon cœur se serra devant cette vision d’horreur, véritable boucherie agressive
et, pour le moment, injustifiée. Mon oncle avait été un homme juste, rigoureux et
efficace. Il était aussi drôle, blagueur et rieur. Une chose était certaine, il ne
méritait pas de finir comme ça, à moitié décapité, mutilé, et mis en scène comme
le protagoniste d’un vulgaire spectacle macabre.
J’allais retrouver le responsable et venger la personne formidable qu’était
Dane Ross. Je ne répondais plus de rien lorsqu’il s’agissait de ma famille, et
celle-ci venait d’être attaquée. Pas de pitié, ça allait saigner.
3
Dane avait été égorgé, quasiment décapité. Ses artères avaient été sectionnées,
de même que ses veines jugulaires ; mon oncle s’était vidé de son sang, ce qui
avait probablement entraîné sa mort. À moins que ce soit le manque d’oxygène
qui l’ait achevé. Les carotides avaient pour mission principale de faire circuler le
sang, donc l’oxygène, du cœur au cerveau. Privé de cette alimentation essentielle
à notre survie, le cerveau s’éteignait, entraînant alors notre mort. Le décès du
chasseur pouvait donc parfaitement être dû à l’asphyxie, ce qui n’était pas une
alternative plus rassurante que la précédente.
En plus de la mise à mort on ne plus barbare, le meurtrier de Ross avait pris
soin de trancher ses doigts et de les déposer face à lui, sur la table basse du
salon. Tout ceci avait été effectué avec une précision chirurgicale, les plaies
étaient nettes, propres, soignées. Il y avait bel et bien eu une volonté de tuer, de
mettre fin à une vie.
— C’est peut-être une vengeance, avança Don en examinant la plaie béante
qui traversait le cou de son ex-partenaire de chasse. Dane n’avait pas que des
amis.
— Sûrement une créature en colère, ajouta Curtis avec un dégoût non
dissimulé.
Le traqueur coula un regard mauvais à mon compagnon et ses accompagnants
rassemblés dans un coin de la pièce, aucun d’eux ne cilla.
— Aucune créature ne se serait risquée à pénétrer dans l’antre d’un chasseur,
encore moins pour lui faire la peau, objectai-je en le fusillant du regard. Ils
savent qu’on n’attaque pas un traqueur sur son propre territoire. Mais je ne suis
pas contre l’idée d’une vengeance.
— Si ce n’est pas une de ces monstruosités, insista-t-il, qu’est-ce que tu veux
que ce soit ?
Je levai les yeux au ciel, Dave, appuyé contre un mur, inspira profondément.
— Les créatures ne sont pas les seuls monstres sur Terre, lança-t-il, ça
pourrait être un dégénéré, c’est tout.
Al émit un grognement.
— Ça, c’est certain, nous avons véritablement affaire à un dégénéré.
— Il a été changé.
Les têtes des chasseurs restés sur place se tournèrent dans ma direction. Je
reculai de quelques pas pour mieux observer le cadavre, toujours installé sur son
fauteuil.
— Quoi ?
— Dane a vraisemblablement été égorgé, sa tête tient à peine sur son socle, si
je peux m’exprimer ainsi. Pourtant, il n’y a pas la moindre trace de sang, que ce
soit sur lui ou sur le sol. La baraque empeste l’eau de javel et ses fringues sont
propres, ça ne ressemble pas un crime isolé. Pourquoi prendre la peine de
changer ses vêtements et de désinfecter la maison ?
— Celui qui a fait ça voulait sans aucun doute nettoyer la scène de crime,
pour effacer ses traces, ses empreintes, proposa Fisher en relevant le menton.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Je ne pense pas.
— À quoi tu penses Casper ? me demanda mon grand-père, intéressé.
Je me mordis la lèvre inférieure, pensive.
— La serrure n’a pas été crochetée, la porte n’a pas été enfoncée, il semble
n’y avoir aucune trace de lutte à l’intérieur de la maison, et à première vue, Dane
n’a pas d’ecchymose. Je n’ai pas l’impression qu’il s’est défendu ni même qu’il
a tenté de le faire. Ross était un des meilleurs chasseurs que j’ai jamais connus, il
ne se serait sans doute pas laissé faire aussi facilement.
— Qu’est-ce que tu insinues exactement ?
Un petit rire sans joie chatouilla ma gorge, je me tournai lentement vers Curtis
et plantai mes pupilles dans les siennes. Il était plus long à la détente que dans
mon souvenir.
— Je pense que Dane n’a pas été surpris par un dégénéré de passage, affirmai-
je en mon âme et conscience. Je crois qu’il le connaissait.

La soirée s’éternisa jusque tard dans la nuit. Al, Don, Dave, Curtis et moi
étudiâmes la scène de crime avec attention pendant des heures, nous prîmes des
photos et fouillâmes chaque centimètre carré dans l’espoir de trouver un indice,
un cheveu ou quoi ce soit qui aurait pu nous aiguiller sur la piste à suivre.
Malheureusement, le meurtrier semblait avoir correctement fait le ménage. Il n’y
avait aucune trace.
Je rentrai à la meute dépitée, triste, et abattue. Enquêter sur des meurtres et
des affaires sordides était bien plus facile lorsque celles-ci ne concernaient pas
notre famille. Dès lors, les choses devenaient plus compliquées.
— Comment tu te sens ? me demanda mon compagnon en éteignant le moteur
de son véhicule une fois devant notre maison.
Je ne savais pas quoi lui répondre. De toute façon, lui mentir n’était pas utile.
Il le saurait, d’une part, parce que c’était un loup, d’une autre, parce qu’il était
mon âme-sœur.
J’inspirai profondément et me passai une main dans les cheveux.
— J’arrive pas à croire qu’il soit mort, répondis-je. Je lui ai parlé au téléphone
il y a même pas deux jours, il allait bien, on était supposés aller déjeuner
ensemble ce week-end.
Mon cœur se serra, je n’aurais jamais plus la chance de partager un repas avec
lui, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.
— Dans la vie, on est jamais à l’abri d’un accident, affirma le lycan en
attrapant ma main posée sur ma cuisse.
L’homme serra mes doigts tendrement, je me tournai vers lui.
— Mais ce n’était pas un accident, c’était un meurtre. Sauf que je ne vois pas
qui aurait pu lui en vouloir au point de le buter. Je veux dire, les chasseurs ont
des ennemis. Probablement plus que la moyenne. Mais personne ne se risquerait
à attaquer un traqueur.
— Parce que sinon, on se retrouverait avec tous les chasseurs du coin aux
fesses, comprit Nick.
J’acquiesçai.
— Qui pourrait être assez fou pour passer outre ce fait ?
— Beaucoup de créatures en colère auraient pu faire le coup, avança-t-il, les
cinglés sont nombreux dans notre société.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— J’arrive pas à y croire, répétai-je.
Gardant le silence un instant, je tournai mon visage vers la vitre afin que Nick
ne puisse pas voir la larme qui coulait sur ma joue. Je me mordis la lèvre
inférieure et expirai lentement. Les doigts de mon homme serrèrent un peu plus
les miens, son loup couina devant ma souffrance.
— Ne t’inquiète pas, Red, murmurai-je en essuyant ma joue, ça ira mieux
dans quelques jours.
Du moins, je l’espérai.
Redonnant mon attention à mon mâle, je me penchai en avant et pressai mes
lèvres contre les siennes. L’inquiétude qui traversait notre lien venait
exclusivement de lui, il était désolé pour moi et ne savait pas comment faire pour
apaiser ma douleur. L’impuissance était le sentiment le plus difficile à vivre pour
un loup dominant, pour un Alpha. Malheureusement, cette fois, seul le temps
ferait son œuvre.
Me détachant lentement de Nick, je caressai sa joue tendrement, tentant de le
rassurer sur mon état, et défis ma ceinture avant d’ouvrir ma portière.
— On devrait rentrer, je suis fatiguée et j’ai besoin de me débarrasser de
l’odeur atroce de l’eau de javel. J’ai l’impression d’empester.
Le loup acquiesça.
Nous rentrâmes à la villa en silence, j’eus la surprise en ouvrant la porte de
découvrir que Logan n’avait pas menti. Leah s’était effectivement mis en tête de
préparer tous mes plats préférés. La table de la salle à manger était envahie de
plats divers et variés, salés comme sucrés.
— J’espère qu’elle ne s’est pas trop fatiguée, dis-je en m’approchant de la
longue table en bois.
— Leah avait à cœur de te remonter le moral, expliqua l’Alpha en lorgnant un
gâteau au chocolat qui se trouvait là.
— Tant d’agitation, ce n’est pas bon pour sa grossesse.
À l’entente du mot « grossesse », Nick leva les yeux vers moi et planta ses
pupilles dans les miennes.
Depuis que la louve était enceinte, j’avais senti naître chez Nick un sentiment
étrange à l’égard du couple que formait Leah et Logan. De la jalousie. Oui, ma
moitié était jalouse. Il était l’Alpha de la Meute du Soleil, le chef, et ce n’était
pas lui qui allait avoir un enfant en premier. Il le vivait mal, je le savais, et il
enviait énormément Logan.
Nick ne me faisait aucun reproche. Il ne me mettait pas la pression, ne me
rabâchait pas à longueur de temps qu’un jour, moi aussi je devrais avoir des
enfants. Non, mon compagnon était patient, même s’il me lorgnait parfois avec
un air qui en disait long. Il observait mon ventre désespérément plat, ma main
sans bague, et se mettait à envier ce qu’il ne possédait pas encore. Voilà
probablement pourquoi il avait exprimé l’envie de se marier. Parce qu’il ne
supportait plus de vivre ainsi. Sans officialité.
Je ne savais pas si j’étais capable de lui offrir ce qu’il recherchait. Au début
de notre relation, j’avais parfaitement conscience des difficultés qui nous
attendaient par la suite. Je savais qu’un jour, ma nature d’humaine et ma
condition de chasseuse poseraient problème. Mais, égoïste, j’avais tout de même
accepté de franchir le pas et de me laisser aller dans les bras du lycan. Résultat,
alors que le moment était peut-être venu de passer un cap, d’officialiser les
choses, je me demandais si je n’allais pas faire marche arrière. Parce que je ne
pouvais pas me marier. Parce que je ne pouvais pas lui offrir l’enfant qu’il
voulait tant.
— Je vais aller me doucher, m’empressai-je d’ajouter, je pue.
Le roux soutint mon regard un instant, il soupira.
— Tu ne pues jamais, affirma-t-il en se dirigeant vers moi.
L’homme, une fois près de moi, enroula un bras autour de ma taille et déposa
un baiser sur le haut de mon crâne. Je serrai les lèvres et inspirai profondément.
Pour le moment, la question du mariage et de mon avenir avec Nick n’était pas
ma priorité. Je devais retrouver le meurtrier de mon oncle et découvrir les
raisons de ce crime barbare.
Sous la douche, je pris le temps de réfléchir et de mettre mes idées au clair. Le
corps de Dane allait être confié à Carson Davis, un médecin légiste qui travaillait
en collaboration avec des chasseurs. Celui-ci bossait avec nous de temps en
temps. Ancien traqueur, il avait abandonné la chasse pour vivre avec une fée. Il
nous filait désormais des coups de main tout en travaillant au Baptist Health
Medical Center de Little Rock. Grâce à lui, nous allions pouvoir déterminer la
cause exacte du décès de mon oncle, même s’il était on peut plus évident que
celle-ci était l’égorgement. Cependant, avec une expertise médicale, nous allions
également voir s’il y avait des dégâts internes, ou même externes, que nous
n’aurions pas su voir. Sa femme, Édith, qui travaillait avec lui, nous aiderait à
déterminer s’il avait été victime d’un charme, d’un sort, ou de quoi que ce soit
d’autre qui aurait pu réduire ses capacités. Ainsi, nous pourrions peut-être
déterminer si l’agresseur de Dane était une créature, et si oui, de quelle race elle
était issue.
Cette nuit-là, je ne parvins pas à trouver le sommeil. Nick été pourtant resté à
mes côtés, pour une fois. Il m’avait serrée dans ses bras et avait murmuré des
mots réconfortants au creux de mon oreille. Mais rien n’y avait fait, j’avais
cogité jusqu’au lever du jour, réfléchissant à la manière dont j’allais trouver le
responsable de la mort de mon oncle.
Affronter les regards de pitié des membres de la Meute du Soleil le lendemain
matin fut difficile. Au petit-déjeuner, j’avais eu droit à des accolades
chaleureuses et réconfortantes, des œillades attristées et des paroles de
consolation. Je n’aimais pas être le centre de l’attention et je détestais la
commisération. Malheureusement, je vivais avec une meute de loups-garous, des
dominants surprotecteurs qui ne supportaient pas de voir l’un des leurs souffrir.
Échapper à tout ça étant impossible, je m’étais extirpée aussi vite que possible de
l’assemblée formée par les lycans et étais descendue au sous-sol de la villa.
La maison était pourvue d’une piscine souterraine. Placer une piscine étant
difficile au milieu des arbres, Nick avait choisi de la faire construire à l’étage
inférieur. L’immense sous-sol de la bâtisse moderne était vide la plupart du
temps, nous avions peu de temps pour la nage. Ceci dit, quand j’avais besoin de
réfléchir, de me retrouver seule, j’aimais bien descendre et plonger mes pieds
dans l’eau. Le calme et le silence qui régnaient là-bas étaient particulièrement
reposants, tout ce dont j’avais besoin.
— Je savais que tu serais ici, lança une voix dans mon dos.
Jetant un regard par-dessus mon épaule, je découvris Rebecca, la seconde
louve de la meute. La jeune femme avait été l’une des seules à ne pas chercher à
me réconforter, ce qui ne m’avait pas vraiment étonnée. Nous n’étions pas de
grandes amies.
Je fronçai les sourcils en redonnant mon attention à l’eau calme qui s’étendait
devant moi.
— Ah oui ? lançai-je.
— Tu viens toujours ici quand tu as passé une sale journée, affirma-t-elle en
s’asseyant à mes côtés.
— Tu m’as observée.
La blonde haussa une épaule et envoya valser sa crinière dorée par-dessus
celle-ci.
— Tu es prévisible, les humains le sont tous, répondit-elle en relevant le
menton.
Je levai les yeux au ciel.
— Je suis pas d’humeur à me battre avec toi Rebecca, soupirai-je en agitant
mes pieds sous la surface transparente.
— Je ne suis pas là pour me battre.
— Alors pourquoi ? répliquai-je en me tournant vers elle.
Le regard de la femelle croisa le mien, ses lèvres pleines esquissèrent une
moue boudeuse, elle me tendit un paquet de guimauves.
— Je suis capable d’en avaler des paquets entiers quand je vais mal, dit-elle.
Avec méfiance, je m’emparai des confiseries qu’elle me tendait et lui lançai
un regard suspicieux.
— Pourquoi est-ce que j’en doute ? dis-je en la lorgnant de haut en bas.
Rebecca semblait tout droit sortie d’un magazine de mode, je doutais
sérieusement du fait qu’elle noyait son chagrin dans les marshmallows.
La blonde renifla de dédain.
— Garder la ligne n’est pas difficile quand on est un lycanthrope, plaida-t-
elle, ma louve court beaucoup.
Pendant un instant je ne répondis rien, mes doigts se resserrèrent simplement
sur le paquet entre mes mains.
— Je ne cherche pas à te réconforter, s’empressa-t-elle de dire en se levant
prestement, simplement à te rendre grosse.
Un petit sourire étira mes lèvres, la fille se dirigea à grandes enjambées vers
l’ascenseur qui menait à l’étage. Je me tournai vers elle.
— Pourquoi ? la questionnai-je, la faisant se stopper net.
La louve inspira profondément et me répondit sans se retourner.
— Je sais ce que ça fait de perdre un être cher. Personne ne devrait affronter
une telle épreuve seul.
Elle marqua une pause, puis tourna les talons pour me regarder en face.
— Même si ça ne me plaît pas, tu fais partie de la meute maintenant, et quand
bien même je trouve ça absurde, tu es la femelle de Nick, ce qui fait de toi l’une
des nôtres. T’isoler ne te mènera à rien, et ça ne ramènera pas ton oncle. Tu as
une famille maintenant, ne la laisse pas de côté.
Sans me laisser l’occasion de répondre, la blonde appuya sur le bouton
chromé encastré dans le mur et entra dans l’ascenseur lorsque les portes de celui-
ci s’ouvrirent. Elle remonta à l’étage sans m’accorder un regard.
Quand elle fut partie, je baissai les yeux sur les guimauves et me mordis la
lèvre inférieure. Elle avait raison, m’isoler et me morfondre ne mènerait à rien.
Seules mes recherches serviraient à venger Dane. Quant à la meute, je n’avais
pas l’intention de la tenir à l’écart, je ne voulais simplement pas qu’ils aient de la
peine pour moi. Parce que je n’étais pas à plaindre. Je ne voulais pas être
considérée comme une petite chose fragile qu’il fallait préserver, protéger.
Retirant mes pieds de la piscine, je me relevai lentement et pris quelques
inspirations profondes. Rebecca, en parlant de famille, m’avait soudainement fait
prendre conscience d’une chose. Personne n’avait prévenu mes parents de la
mort de Dane, la tâche me revenait. Pour la première fois depuis des mois,
j’allais revoir mes géniteurs. Chose qui ne me réjouissait pas vraiment.
Ça va donner.


4
Je n’avais pas revu ma mère depuis des mois. En fait, je ne m’étais pas
retrouvée en sa compagnie depuis que je lui avais appris mon installation avec
Nick, il y avait de cela un peu moins d’un an. Mes parents n’étaient pas
particulièrement d’accord avec mes choix de vie, mon père surtout. Cet enfoiré
exécrait les créatures surnaturelles, quand il avait appris ma relation avec l’une
d’entre elles, il était entré dans une colère noire et m’avait interdit de remettre les
pieds chez lui. Ordonnant à ma mère de couper les ponts avec moi au passage.
Résultat, je n’avais pas eu de contact avec elle depuis longtemps.
La relation que j’entretenais avec mes parents avait toujours été mauvaise,
chaotique même. Mon paternel était un alcoolique invétéré et un drogué. Il avait
toujours été violent, avec ma mère comme avec mes sœurs et moi. Il lui arrivait
très souvent d’avoir des crises de colère incontrôlables durant lesquelles il
pouvait littéralement perdre le contrôle, détruisant tout ce qui se trouvait sur son
passage. Gamine, j’étais son souffre-douleur, au même titre que ma mère qui
n’avait jamais osé le quitter. Chose que je n’avais jamais comprise, et que je ne
comprenais toujours pas d’ailleurs. Au fond, peut-être qu’elle l’aimait. Sinon,
pourquoi s’obstinait-elle à rester ?
J’avais donné rendez-vous à ma génitrice au Pine Bluff Regional Park, de
Pine Bluff. C’était là-bas que ma mère et mon père vivaient, là-bas que j’étais
née et que j’avais grandi avant de quitter la ville pour Rogers. Je détestais cette
ville, je ne pensais pas y retourner un jour. Pourtant, j’étais là, sur le quai de
pêche en bois qui dominait le Lake Pine Bluff. Il faisait beau aujourd’hui, les
rayons du soleil filtraient entre les nuages immaculés qui flottaient dans le ciel,
caressant mon visage. Le moment aurait presque pu être agréable si le contexte
avait été différent.
— Poppy ?
La voix de Sarah Evans me tira de mes pensées, j’inspirai profondément avant
de me retourner.
Ma mère n’avait pas changé. Ce n’était pas une grande femme, un petit mètre
soixante tout au plus. Menue, elle était absorbée par les vêtements larges et sans
forme qu’elle s’efforçait de porter. Ceux-ci étaient avant tout faits pour cacher
les marques des coups que mon père lui laissait sur la peau. Même en été, elle
était en col roulé. Ses cheveux châtains paraissaient ternes même au soleil, sa
peau était grisâtre et ses yeux verts, que je lui enviais tant quand j’étais enfant,
semblaient éteints. Ma mère avait perdu son éclat, elle n’avait même pas encore
50 ans, mais paraissait pourtant dix de plus. Mon père avait volé sa joie de vivre,
il l’avait dépossédée de son énergie. Je fus persuadée à cet instant qu’elle ne
vivrait plus longtemps si elle persistait à rester à ses côtés.
Je pinçai les lèvres, et enfonçai mes mains dans les poches de mon manteau.
Surtout pour qu’elle ne me voie pas serrer les poings.
— Salut maman, dis-je en plongeant mes pupilles dans les siennes.
Resserrant ses mains autour de la bandoulière de son sac, ma mère esquissa
un sourire sans vie et m’examina des pieds à la tête.
— Tu as l’air en forme, observa-t-elle.
— Je le suis.
La femme s’avança vers moi, la brise qui soufflait dans l’air fit voler mes
cheveux devant mes yeux, elle tendit une main pour écarter la mèche, je reculai
prestement.
— Toi, en revanche, t’as pas l’air dans ton assiette, répliquai-je en lui tournant
le dos pour regarder le lac.
Ma mère resta un instant silencieuse, je l’entendis soupirer avant de me
rejoindre. Ses mains enserrèrent la barre de bois devant elle, nous regardâmes le
lac sans dire un mot pendant plusieurs secondes.
— Je vais bien, affirma-t-elle d’un ton morose qui ne suffit pas à me
convaincre.
Bien au contraire.
Une moue boudeuse tordit mes lèvres, je mordis l’intérieur de ma joue pour
ne pas lui hurler dessus. J’avais tendance à vouloir le faire quand elle niait
l’évidence, quand elle minimisait l’état déplorable dans lequel mon père pouvait
la mettre. Ça me rendait furieuse, je fulminais de l’intérieur.
— John sait que tu es là ? la questionnai-je.
Elle se tourna vers moi.
— Ton père est toujours en colère contre toi, dit-elle, il ne supporte pas l’idée
que sa fille soit avec un loup-garou.
Je fronçai les sourcils.
— Donc, tu ne lui as rien dit, compris-je.
La femme soutint mon regard.
— Il n’aurait pas compris.
— Non, sans doute pas en effet, reconnus-je, pour ça il aurait fallu qu’il soit
sobre et clean. Ce qui n’est sûrement pas le cas.
Elle ne releva pas et préféra changer de sujet, comme toujours.
— Comment vas-tu Poppy ? Tu es heureuse avec ton ami ?
Mon ami ? Ce mot me fit sourire.
— Nick n’est pas mon ami, maman, c’est mon compagnon, rétorquai-je. Et
pour répondre à tes questions, je vais très bien et il me rend très heureuse. Je ne
l’ai jamais été autant qu’avec lui.
— Je suis contente de l’entendre, assura-t-elle le sourire aux lèvres.
Le sourire qui étirait faiblement son visage creusait les rides présentes sur
celui-ci. Sa peau était marquée par de petites ridules, aux coins de ses yeux et de
sa bouche, accentuant la fatigue qui était sans aucun doute la sienne. J’aurais
aimé pouvoir faire disparaître la peine qui suintait de ses pores, qui irradiait de
son corps frêle. J’en étais incapable, je n’étais jamais parvenue à faire quoi que
ce soit pour la libérer de l’emprise de son mari. Pourtant, ce n’était pas faute
d’avoir essayé. J’avais même tenté d’assassiner celui qui était responsable de
tout ça, sans y arriver. J’aurais peut-être dû retenter l’expérience.
Soudain, ma mère plissa les paupières, ses pupilles restèrent bloquées sur mon
cou.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? me demanda-t-elle en fronçant les sourcils à
son tour.
Instinctivement, je portai une main sur la marque de revendication que
m’avait faite ma moitié. La morsure avait tendance à attirer les regards, je n’y
avais jamais prêté attention. Cette marque faisait partie de moi, j’oubliais
souvent que les gens ne savaient pas ce qu’était la Revendication.
— Teller t’a revendiquée ?
J’acquiesçai.
— Je suis son âme-sœur, les loups marquent leurs femelles, c’est naturel.
— Est-ce que ça t’a fait mal ? s’enquit-elle en effleurant la morsure du bout
des doigts.
Je secouai la tête.
— Non, c’est plus agréable qu’il n’y paraît, lançai-je en repensant aux paroles
de mon compagnon.
Ma mère laissa retomber son bras, et examina encore un moment la marque
avant de plonger ses pupilles dans les miennes. Le moment était venu de lui
annoncer la mort de son frère.
— Dane est mort, lâchai-je finalement.
Je m’étais attendue à ce que cette révélation s’abatte comme un coup de
massue sur la tête de ma mère. Je pensais qu’elle allait pleurer, me demander
comment ça avait pu arriver, ce qui s’était passé. Pourtant, elle n’en fit rien. Son
visage reprit une expression sombre, elle se tourna vers le lac pour en observer la
surface tranquille.
— Je suppose que ça devait arriver à un moment ou à un autre.
En définitive, c’est sur moi que s’abattit la massue. Incrédule, je secouai la
tête de gauche à droite.
— Maman, ton frère est mort, répétai-je. Il n’a pas eu de crise cardiaque, il
n’est pas mort dans son sommeil, non, il a été assassiné !
Elle ne se détourna pas de l’eau alors qu’elle me répondait.
— C’est ce qui arrive lorsqu’on chasse, n’est-ce pas ? On fait face à des
dangers qui peuvent nous coûter la vie. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Mon froncement de sourcils s’accentua.
— Tu n’as pas l’air de saisir ce que je te dis, maman. Dane est mort, il s’est
fait égorger au milieu de son salon et toi tu sembles t’en foutre comme de l’an
quarante ! À force de te cogner, John t’aurait-il bousillé le cerveau ?
Ma mère soupira avant de se tourner vers moi.
— Poppy, ton oncle et moi n’étions plus très proches, expliqua-t-elle, ça fait
des années que nous n’avons pas eu de contact. C’était un chasseur, tout comme
je l’étais à une époque, tout comme tu en es une. La mort fait partie de notre vie
quotidienne, ce sont les risques du métier.
Le ton froid et détaché de ma génitrice me donna envie de hurler. J’envisageai
un instant cette possibilité. Je voulais la secouer, lui dire de se réveiller, de faire
quelque chose pour sortir de la léthargie dans laquelle elle était plongée. Mais je
savais que ce serait un combat perdu d’avance. Aussi, décidai-je de ne pas
gâcher mon énergie.
— Très bien, soufflai-je en serrant les dents.
Agacée, scandalisée même par le comportement fataliste de la femme face à
moi, je tournai brusquement les talons et m’éloignai sans un mot. Sa voix
résonna dans mon dos.
— J’ai été heureuse de te voir Poppy, tu m’as manqué.
Dans les poches de mon manteau, je sentis mes doigts se resserrer
douloureusement, mes ongles s’incrustèrent dans la chair de mes paumes. Je ne
répondis rien et continuai ma route, espérant m’en aller d’ici pour ne plus jamais
revenir.
Je ne rentrai pas à Springdale. Pas immédiatement en tout cas. Little Rock ne
se trouvait qu’à une quarantaine de minutes de Pine Bluff, je n’avais pas envie
d’attendre les résultats du rapport d’autopsie, je voulais aller voir de quoi il en
retournait tout de suite.
Je n’avais pas dit à Nick où je comptais aller en quittant la maison. Je lui avais
simplement expliqué que j’avais besoin de prendre l’air, de souffler et de mettre
mes idées au clair, seule. Il avait grondé, mais il faisait des efforts colossaux
pour ne pas laisser sa moitié animale prendre le dessus, évitant ainsi de trop
m’étouffer. Je l’avais donc embrassée et étais partie sans me retourner.
Je n’avais pas voulu lui dire où j’allais en réalité, parce que je savais
pertinemment qu’il aurait voulu m’accompagner. Il connaissait mon histoire
familiale désastreuse, les grandes lignes en tout cas, il aurait refusé de me laisser
partir seule à la rencontre d’un de mes parents. Or, je devais le faire seule.
J’avais menti à mon âme-sœur et je n’aimais pas ça. Je comptais tout lui dire une
fois rentrée, de toute façon il découvrirait le pot aux roses quand il ne me verrait
pas rentrer. Si ce n’était déjà pas le cas, je n’osais pas vérifier mon téléphone
pour voir s’il m’avait laissé un message. Ou plusieurs.
Il y avait quatre heures de route entre Springdale et Pine Bluff. Il était déjà
15 heures, je ne savais pas combien de temps j’allais passer à Little Rock, mais
je ne serais certainement pas rentrée à la maison pour le dîner. J’avais peut-être
intérêt à prévenir mon compagnon de ma position avant qu’il n’ordonne à ses
agents lycans de me retrouver.
Je garai ma Mustang devant le Baptist Health Medical Center de Little Rock
quarante-cinq minutes après mon entrevue avec ma mère. J’éteignis le moteur et
restai un instant silencieuse, immobile.
La rencontre avec ma génitrice m’avait secouée, je devais l’avouer. L’état
déplorable de celle-ci m’avait attristée et chamboulée. Malgré le fait qu’elle
n’avait jamais représenté une figure maternelle à proprement parler pour moi, je
ne pouvais m’empêcher d’éprouver de la pitié pour cette femme qui n’avait
jamais eu le courage de quitter l’homme qui partageait sa vie. Parfois, savoir
qu’une chose était nocive pour nous ne suffisait pas à nous convaincre de nous
en séparer.
Défaisant ma ceinture, j’ouvris ma portière et m’extirpai du véhicule. L’air
chaud qui soufflait encore balaya les mèches de cheveux qui me tombaient
devant les yeux, j’observai quelques secondes mon reflet dans la vitre de ma
portière. Doucement, je plongeai mes doigts dans ma crinière blonde. Peut-être
était-il temps de faire quelque chose pour ça.
J’entrai dans le bâtiment fait de béton et de verre et traversai le hall sans
prendre le temps de m’arrêter à l’accueil. J’étais plusieurs fois venue ici, je
connaissais le chemin par cœur, aussi je m’élançai dans le dédale de couloirs
froids et aseptisés jusqu’au premier ascenseur. Une fois à l’intérieur, j’appuyai
sur l’un des nombreux boutons encastrés et regardai les portes métalliques se
refermer. Celles-ci se rouvrirent lorsque la cabine atteignit le sous-sol de
l’établissement médical, j’inspirai profondément avant de sortir de la cage.
J’atterris dans un long corridor aussi désert que glacial. Les murs et le
revêtement au sol étaient d’un gris morne qui me fila le cafard instantanément.
Je fis la moue avant de m’engager le long de celui-ci, rejoignant ainsi la double
porte immaculée qui se trouvait au bout. Sur le mur était vissé un panneau
indiquant le chemin à suivre pour rejoindre la morgue, mais je n’eus pas besoin
de suivre les flèches. Je poussai simplement la lourde porte en question.
Sitôt entrée dans la salle où étaient rassemblés de nombreux cadavres, une
odeur nauséabonde agressa mes sens. Je fronçai le nez lorsque les effluves des
produits d’entretien employés ici attaquèrent mes narines. Les odeurs du formol
et du Septinol me donnèrent la migraine tant elles étaient présentes, je fronçai les
sourcils.
La morgue était une grande pièce stérilisée dans laquelle on entreposait les
cadavres de l’hôpital, notamment ceux qui arrivaient pour être autopsiés. Sur ma
droite, encastrées dans le mur, se trouvaient les cellules de conservation, dernière
demeure des macchabées avant le cercueil ou le feu. À l’opposée de ceux-ci se
tenaient des lavabos, des placards, et des étagères parfaitement rangées sur
lesquelles reposaient les outils nécessaires au travail du médecin en œuvre ici.
Au centre trônaient plusieurs tables d’autopsie en métal, un homme en blouse
blanche s’affairait à examiner une dépouille étendue sur l’une d’elles.
— Salut Carson, lançai-je en faisant un pas en avant.
L’ancien chasseur, absorbé par son travail et la musique qui tournait dans la
pièce désinfectée, ne prêta pas attention à mon interpellation. Je tournai la tête
sur la gauche et lorgnai le MP3 branché à une enceinte qui diffusait un morceau
de heavy metal. J’arquai un sourcil en me raclant la gorge.
— Carson ! criai-je plus fort, attirant cette fois attention. Salut !
L’ex-traqueur, interrompu dans son examen, retira ses gants en latex bleu et
alla éteindre la musique. Il retira le masque qui lui couvrait le bas du visage.
— Casper, dit-il, je ne savais pas que tu devais venir. J’aurais demandé Édith
de faire des biscuits à la cannelle si j’avais su, tu les adorais quand t’étais
gamine.
Je souris.
— Je les aime toujours.
Carson Davis était un homme d’une cinquantaine d’années. Il devait mesurer
un bon mètre quatre-vingt-dix et arborait une carrure massive. Il ressemblait à un
véritable bûcheron avec ses grandes mains, ses larges épaules et son embonpoint.
Ses cheveux épais accueillaient quelques mèches poivre et sel, tout comme la
barbe épaisse qu’il affichait. Carson avait l’air d’un ours, ce qui était plutôt
comique sachant qu’il effectuait désormais un travail qui nécessitait de faire
appel à de la délicatesse et de la précaution.
— Mais je crois pas que nous aurons besoin de biscuits aujourd’hui, ajoutai-
je.
Le visage du colosse se ferma, il hocha la tête.
— Tu es là pour Dane, supputa-t-il.
J’acquiesçai.
— Je ne pouvais pas attendre les résultats, il fallait que je vienne.
— Tu as fait la route depuis Rogers ? demanda-t-il en se dirigeant vers les
blocs froids encastrés dans le mur.
Je serrai les lèvres.
— Non, j’étais dans le coin.
Ouvrant l’un des coffres, l’homme attrapa la plaque métallique sur laquelle
reposait le corps de mon oncle et la tira dans sa direction. Le cadavre apparut,
recouvert d’une sorte de sac en plastique blanc. Mon cœur se serra dans ma
poitrine, ma bouche se pinça.
— De toute façon, je m’apprêtais à communiquer les résultats de mes
analyses à Al, expliqua-t-il en allant chercher le dossier de Dane.
— Tu as pu l’examiner en détail ?
— Je me suis occupé de lui dès que l’on me l’a amené, m’apprit-il, tu te
doutes bien qu’il était ma priorité.
Je hochai la tête. La famille avant tout.
— Qu’est-ce que tu as pour moi ? m’enquis-je en croisant mes bras sur ma
poitrine.
Il était temps de savoir et d’apporter des éclaircissements aux zones d’ombres
qui enveloppaient cette mort déplorable.
Carson soupira.
— On peut dire que le connard qui s’en est pris à ton oncle n’a pas fait les
choses à moitié, commença-t-il, la plaie au niveau du cou l’a quasiment décapité.
Je fronçai le nez.
— Les doigts ont été sectionnés à partir des phalanges proximales, les lésions
sont nettes et, selon moi, causées par une lame tranchante, très aiguisée.
— Pas un petit couteau de cuisine donc, compris-je.
Il secoua la tête de gauche à droite.
— Non, pas par un couteau de cuisine, les incises sont précises, il savait
comment s’y prendre.
— Je suppose que l’égorgement est la cause du décès, jugeai-je en soulevant
la pochette en plastique.
Le visage livide de mon oncle s’imprima sur ma rétine, renforçant mon état de
malaise. Une barre douloureuse sembla s’incruster au milieu de mon front,
j’allais avoir besoin d’un cacheton. Au moins, la plaie béante qui traversait
autrefois la gorge de Dane avait été recousue par les soins du légiste, je n’avais
pas à affronter sa chair meurtrie.
— Non, déclara soudainement le spécialiste, me faisant relever la tête. La
cause du décès n’est pas l’égorgement, celle-ci est survenue post-mortem.
Surprise, je sentis mes sourcils se froncer un peu plus.
— Comment ça ? répliquai-je.
Carson planta son regard bleu-gris dans le mien, la gravité se lisait sur son
visage dur.
— Dane a été égorgé après sa mort.
— Ça, j’avais compris, mais de quoi est-il mort si ce n’est pas égorgé ?
Il inspira profondément.
— Il a été empoisonné, lâcha-t-il.
J’écarquillai les yeux.
— Par quel type de poison ? lui demandai-je, étonnée.
Les créatures n’utilisaient pas de poison pour tuer. Elles possédaient
suffisamment de ressources pour s’en passer.
— Le plus toxique qui soit, le VX.
Je penchai la tête sur le côté.
— Le VX ? répétai-je, curieuse.
Il acquiesça.
— Le VX est un agent qui attaque le système nerveux et bloque la
transmission des informations nerveuses jusqu’aux organes. Le poison est une
version améliorée et plus mortelle du Sarin. Il est tellement puissant que de
nombreux pays ont interdit son utilisation qui, de base, était prévue à des fins
militaires.
— Comment son agresseur a-t-il fait pour lui faire ingérer du VX ? Dane
aurait lutté s’il avait été piqué par une aiguille, lui fis-je remarquer. Or, il n’y
avait aucune trace de lutte chez lui.
— Le VX se trouve sous forme liquide et est absorbé par inhalation et contact
cutané, mais il peut également se répandre dans l’eau et dans l’air. Dans le cas de
Dane, le poison est entré en contact avec son visage, j’ai retrouvé des traces sur
sa peau et dans ses yeux. La mort survient au bout de quelques minutes après
l’exposition.
Je me mordis la lèvre inférieure, pensive, et examinai les yeux clos de mon
oncle.
— Donc Dane a été empoisonné au VX avant d’être à moitié décapité. Et bien
sûr, avant qu’on lui tranche les doigts.
— Il a également été lavé, affirma le médecin, j’ai retrouvé des traces
d’antibactérien sur sa peau.
— Je sais, dis-je en relevant la tête, il n’y avait aucune trace de sang sur ses
vêtements ni sur le sol. Ce qui ne pouvait signifier qu’une chose, non seulement
il avait été lavé et changé, mais en plus, le meurtrier avait pris le temps de
nettoyer sa baraque de fond en comble. Al cherche à se procurer une lampe à
ultra-violets pour révéler les traces de sang.
— J’en ai une, je peux te la filer.
J’esquissai un sourire, ou du moins, tentai de le faire.
— Merci Carson.
Un léger silence s’installa dans la salle presque vide, je regardai une dernière
fois mon oncle avant de le recouvrir du plastique. L’ancien chasseur pressa sa
lourde main contre mon épaule.
— Je suis sûr que tu vas retrouver celui qui a fait ça Casper, assura-t-il pour
me réconforter. Mais tu dois me promettre une chose.
Intriguée, je plongeai mes pupilles dans les siennes. Son air était grave, ses
yeux luisaient d’une lueur si sérieuse que je déglutis difficilement en
acquiesçant.
— Tu dois me promettre d’être prudente, poursuivit-il. Je ne sais pas qui a fait
une chose pareille, mais je doute qu’il s’agisse d’un meurtre isolé. Il y a bel et
bien une volonté de tuer derrière cet acte odieux, et s’il a fait en sorte d’effacer
ses traces, le tueur risque de se sentir menacé en apprenant qu’on cherche à le
débusquer. Tu deviendras alors une cible potentielle pour lui, et je doute qu’il
hésite à te faire la peau si c’est pour préserver son anonymat. Tu piges ?
Je ne répondis rien, et me contentai de hocher la tête. Je savais ce que ça
voulait dire. J’avais tout intérêt à me montrer prudente et à surveiller mes
arrières si je ne voulais pas finir comme Dane.
Avant de partir, Carson me remit la lampe à ultra-violets et réitéra ses
recommandations, je lui promis de faire attention et quittai l’hôpital sans me
retourner.
5
Lorsque je rentrai à Springdale, la nuit était déjà tombée. J’arrêtai ma
Mustang à l’entrée du territoire en attendant qu’on m’ouvre le portail. En service
à la barrière, Aiden écarquilla de grands yeux en me voyant arriver, il
déverrouilla immédiatement la grille pour me laisser passer.
— Tout le monde t’a cherchée partout Poppy ! s’exclama-t-il, penché à ma
vitre baissée.
Je fronçai les sourcils et soupirai, j’avais préféré ne pas regarder mon
téléphone, évitant ainsi de devoir fournir des explications qui m’auraient
ennuyée.
— Je n’étais pas bien loin, répondis-je en agitant ma main d’un geste las.
— Nick est furieux, m’apprit le Gamma, il a tenté de t’appeler plusieurs fois.
Je soupirai, le loup pencha un peu plus sa tête en avant pour m’observer
attentivement. Il venait de remarquer le petit changement que j’avais effectué
avant de rentrer à la meute.
— Qu’est-ce que…
— J’ai fait un petit tour chez le coiffeur, le coupai-je en serrant mes doigts
autour du volant, je devrais rentrer avant que Nick ne se fâche tout rouge.
L’homme arqua un sourcil.
— Je crains qu’il ne soit trop tard.
L’Alpha de la Meute du Soleil me sauta dessus avant même que je referme la
porte d’entrée. Une main de fer m’enserra l’avant-bras, le roux me tira vers lui et
planta son regard furieux dans le mien.
— Où étais-tu ? gronda-t-il dangereusement.
Levant la tête pour le regarder en face, j’affrontai son air furibond sans
broncher. Sa mâchoire était serrée, une veine pulsait sur son front, au point que
j’eus un instant l’impression qu’elle allait m’exploser au visage. Il était en proie
à une rage si féroce que ses pupilles luisaient d’un éclat argenté qui aurait pu
terrifier n’importe quelle personne non avertie.
Je ne me démontai pas et inspirai profondément.
— Je t’ai dit que j’allais faire un tour, plaidai-je.
— Un petit tour de dix heures ? rétorqua-t-il. Tu te fiches de moi ? J’ai fait le
tour de Springdale et de Rogers pour te retrouver ! J’ai téléphoné à ton grand-
père, je suis passé au bar, je t’ai cherché partout !
Soudain, le froncement de sourcils du loup s’accentua, il se pencha
brusquement en avant et plaqua son nez contre mon cou. Il inspira longuement
avant de pousser un grondement menaçant, tout droit venu du plus profond de
son être. Quand il releva la tête, je sus qu’il était à deux doigts de perdre le
contrôle.
— Je sens une odeur masculine sur toi, cracha-t-il comme une accusation, tu
empestes.
Je serrai les lèvres, agacée, et tentai de me dégager de sa prise, en vain. Il
avait sans aucun doute senti le parfum de Carson sur mes vêtements. L’ancien
chasseur m’avait enlacée avant de me laisser partir. J’oubliais parfois que
l’odorat des lycans était bien différent du nôtre.
Remarquant à son tour ma nouvelle coupe de cheveux, le mâle passa sa main
libre dans ma chevelure blonde, un nouveau grondement remonta le long de sa
gorge.
— Qu’est-ce que tu as fait ? maugréa-t-il en enserrant mes mèches soyeuses.
J’avais toujours eu les cheveux longs. Très longs. Ma crinière pesait lourd et
me gênait plus qu’autre chose au quotidien. Cette après-midi, j’avais ressenti
l’envie de changer de tête, d’alléger le poids qui pesait sur mes épaules. Aussi,
avant de quitter Little Rock, je m’étais arrêtée dans une station-service et avais
investi les toilettes de celle-ci, armée d’un ciseau. J’avais coupé une bonne partie
de ma longueur ; désormais, mes cheveux ne dépassaient pas mes épaules. Je me
sentais nettement plus légère.
— Je suis allé à Little Rock, lui avouai-je finalement, le corps de Dane a été
transféré au Baptist Health Medical Center, au sous-sol duquel travaille Carson
Davis, un ancien chasseur. C’est son odeur que tu sens sur moi. Quant à mes
cheveux, je commençais à m’en lasser, j’avais besoin de changement.
Le loup-garou soutint mon regard un instant sans dire un mot. Sa bouche se
serra, il ne défit pas immédiatement sa prise sur mon bras.
— Pourquoi portes-tu l’odeur d’un autre sur toi ?
Je plissai les paupières.
— Tu crois que j’étais partie te tromper Nick ? Que je suis allée voir ailleurs ?
Et que je me suis envoyée en l’air pendant dix heures avec un autre ? C’est ça ?
Il gronda.
— Je sais que tu ne me tromperais pas, affirma-t-il sèchement, mais je n’aime
pas sentir l’odeur d’un autre sur ta peau. T’a-t-il touchée ?
Je levai les yeux au ciel.
— Carson à 50 ans, espèce de crétin, pestai-je, mécontente de son
interrogatoire. Il me connaît depuis que je suis gosse, et il m’a simplement serrée
dans ses bras au moment de mon départ. Ça faisait longtemps que je n’étais pas
venue en personne lui rendre visite. T’es content ?
Lentement, il desserra l’étau qu’il exerçait sur mon bras, sa paume glissa le
long de celui-ci jusqu’à ce que nos doigts se rencontrent. Il entrelaça les siens
aux miens avant de prendre une grande inspiration, tentant de calmer sa colère.
— Tu m’as fait une peur bleue, Evans, dit-il d’une voix rocailleuse.
Je serrai sa main dans la mienne.
— Je sais, mais tu n’avais pas à t’inquiéter, je sais prendre soin de moi.
Délaissant ma paume pour enrouler ses bras massifs autour de ma taille, le
dominant me souleva à quelques centimètres du sol et m’enferma dans une
étreinte solide. Son corps dégageait une telle chaleur qu’elle enveloppa le mien
sans effort. Les boucles rousses de mon compagnon chatouillèrent ma mâchoire
quand il plongea son visage dans la courbure de mon cou. À plusieurs reprises,
l’homme contre moi inspira pour emplir ses narines de mon parfum, il frotta sa
joue contre mon épaule, geste typiquement lycan. Peut-être cherchait-il à
masquer l’odeur de Carson ?
— Tu sens le désinfectant, m’apprit-il en déposant un baiser sur ma tempe.
— La morgue, murmurai-je d’un ton morne.
Nick soupira en me reposant au sol.
— Tu aurais dû me dire où tu allais, me réprimanda-t-il.
La colère dans sa voix semblait s’être atténuée, les traits de son visage
masculin s’étaient adoucis. Je pouvais malgré tout sentir, à travers notre lien, le
courroux de son loup. Et du sien, au passage. Ceci dit, il faisait de son mieux
pour ne pas me hurler dessus, de peur de me brusquer, sûrement. Il faisait des
efforts pour gérer ses crises de colère, c’était un bon début.
— Je n’avais pas prévu d’y aller, objectai-je en caressant son bras musclé
tendrement, mais je n’étais pas loin, alors…
— Pas loin ? Little Rock est à cinq heures d’ici ! plaida-t-il en fronçant les
sourcils.
Et voilà, il est temps de tout balancer Poppy…
Soupirant longuement, je me détachai de ma moitié et me dirigeai vers le
salon. La maison était vide, ce qui était rare. D’habitude, à cette heure-ci, la
meute était réunie. Nous mangions généralement tous ensemble et discutions
ensuite une fois le repas fini, autour d’un café pour certains et d’un chocolat
chaud pour d’autres. Aujourd’hui, tout le monde semblait être resté chez soi,
probablement pour laisser le temps à leur Alpha de se calmer. Seul.
Retirant difficilement mes chaussures, je me jetai lourdement sur l’un des
trois immenses canapés en cuir et appuyai ma tête contre l’accoudoir avant de
fermer les paupières un instant. Nick allait sans aucun doute péter les plombs
quand il allait apprendre que j’étais allée voir ma mère, je n’avais pas envie de
me disputer. Pas avec le mal de crâne que je me tapais !
— Tu es épuisée, remarqua le lycan dans un grondement bas.
Soulevant de nouveau les cils, je gardais les yeux rivés au plafond. Il avait
raison, j’étais morte de fatigue. Pas étonnant quand on avait passé plus de dix
heures sur la route.
— J’ai vu ma mère, lâchai-je brutalement.
Mieux valait arracher le pansement d’un coup sec.
Comme je m’y étais attendue, le chef de meute manifesta son
mécontentement en proférant un son guttural qui résonna dans la grande salle du
rez-de-chaussée. Je me mordis la lèvre inférieure.
— Il fallait que je lui dise pour Dane, ajoutai-je dans le but d’atténuer son
irritation.
— Al n’aurait pas pu s’en charger ? protesta-t-il méchamment.
— Mon grand-père n’a plus de contact avec mes parents depuis des années,
expliquai-je. Depuis que je suis partie de la maison en fait. Il refusait de leur
adresser la parole, alors je m’en suis chargée.
Et j’aurais mieux fait de m’abstenir.
— Tu savais, en quittant cette maison, que tu allais rejoindre tes parents et tu
ne m’as rien dit, me gronda le loup.
Je me redressai sur mes coudes et plongeai mon regard dans celui de l’homme
qui se tenait debout à l’entrée du salon. Il restait là, immobile, les bras croisés
contre son torse massif. Ses biceps gonflés étiraient le tissu de son tee-shirt, les
muscles sur ses avant-bras étaient saillants. J’aurais aimé me lever et me blottir
contre ce corps qui ne cessait de m’appeler. De me lover contre ce roc
impassible qui me sermonnait de loin, et oublier la journée atroce que je venais
de passer. Malheureusement, Nick n’était pas décidé à jeter l’éponge. Les câlins
allaient devoir attendre.
— Oui, reconnus-je, je le savais et je ne t’ai rien dit parce que je savais que tu
m’aurais empêchée d’y aller si tu avais su.
— Et tu avais raison, tonna-t-il durement, tes parents sont des cinglés, ton
père t’a battue pendant des années !
Le souvenir des années passées sous les coups de mon père me revinrent en
mémoire, je me mordis l’intérieur de la joue et me détournai du regard
inquisiteur que le lycanthrope posait sur moi.
Nick soupira.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te remémorer cette période de ta vie, dit-il
en s’avançant vers moi.
— C’est bon, grognassai-je alors qu’il s’agenouillait sur le sol, juste devant
moi.
Je n’avais pas besoin de pitié, ma vie était ce qu’elle était, et les épreuves que
j’avais traversées m’avaient forgée. Je n’étais pas à plaindre.
— Je n’ai pas vu mon père, ajoutai-je en croisant de nouveau ses pupilles
brumeuses. Ma mère a fait très attention à ce qu’il ne soit pas au courant de sa
destination, alors il ne savait même pas que j’étais en ville. Quand bien même
nous nous serions croisés, il n’aurait pas osé me toucher. Je ne suis plus la petite
fille que j’étais, et d’après les rumeurs, il n’est plus trop en état de faire face à
qui que ce soit.
— Je ne le laisserai plus jamais lever la main sur toi, Poppy, déclara
sauvagement le loup, je tuerai quiconque tente de te faire du mal.
La colère qui faisait bouillonner le sang de ma moitié et qui faisait enrager
son loup grimpa en flèche quand il pensa au fait que quelqu’un puisse s’en
prendre à moi. Il refusait d’envisager la possibilité que je puisse souffrir, ça lui
était insupportable, et dans le fond, c’était de ce refus que résultait sa fureur. Je
n’avais donné aucune nouvelle pendant plus de dix heures d’affilée, il aurait pu
m’arriver malheur, et le simple fait de penser à cette éventualité menaçait de
faire exploser mon homme. Je l’avais inquiété, ça n’avait pas été mon intention.
— Je sais, Red, et rassure-toi, je ne laisserai personne me faire de mal non
plus. Pourquoi crois-tu que j’ai autant d’armes dans ma caisse ? raillai-je.
Ma blague ne sembla pas calmer le lycan, qui esquissa une moue mécontente.
J’oubliai parfois que l’humour n’était pas son fort.
— J’aurais dû te prévenir, soufflai-je en sentant sa peine, mon but n’était pas
de t’inquiéter. J’avais simplement besoin d’être seule, parce que parfois, il y a
des choses que l’on ne peut faire que seul.
Le colosse expira lentement, vaincu.
— Dis-moi au moins que tout s’est bien passé, avec ta mère ?
Je me mordis la lèvre inférieure et attrapai le col de son tee-shirt pour le tirer
vers moi, il ne résista pas et se redressa pour me rejoindre. Il enroula ses bras
autour de ma taille et me souleva pour pouvoir s’installer sur le cuir moelleux à
son tour, me déposant par la suite sur ses cuisses musclées. Le contact de nos
deux corps l’aida à se détendre davantage, même si je me doutais qu’il serait
encore en train de cogiter dans une semaine.
Blottie contre lui, je lui racontai ma rencontre avec ma mère, ne négligeant
aucun détail, de son aspect déplorable à son indifférence totale. Il m’écouta me
plaindre sur ma génitrice sans rien dire, proférant çà et là des sons caverneux
pour manifester sa désapprobation. Il caressa mon dos quand je m’emportai en
pestant sur son apathie. J’étais furax, il le comprit facilement.
— Ma mère est une pauvre idiote, éructai-je, furieuse, une fois que j’eus
terminé mon récit. Je n’arrive pas à comprendre ce qui la pousse à rester !
Nick chatouilla la peau de mon cou à l’aide son nez, il mordilla mon épiderme
affectueusement.
— Parfois, l’amour fait faire de mauvais choix aux gens, répondit-il. Elle a
peut-être du mal à quitter l’homme qu’elle aime, parce que même si elle sait
qu’il n’est pas bon pour elle, le quitter, c’est renoncer à l’amour.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Mon père ne l’aime pas, lançai-je, il ne la frapperait pas si c’était le cas.
Jamais je ne l’ai vu lui offrir ne serait-ce qu’une caresse. John est un enfoiré de
la pire espèce, un raté qui n’aime que lui, et qui détruit les autres pour se sentir
moins misérable.
— Tu ne devrais plus y penser, ça te rend triste, remarqua-t-il.
— Je suis surtout en colère, j’arrive pas à croire que la mort de Dane la laisse
si insensible. Comme si elle s’en fichait royalement. Mais bon, j’aurais dû m’en
douter. Ça fait des années qu’elle ne se soucie plus de rien, elle n’en a plus la
force. Et ça, ça me rend triste.
Au fond de moi, au sein d’une zone très reculée de mon être, j’éprouvais du
chagrin pour celle qui m’avait donné la vie. Pour la désolation qui était la sienne.
J’avais beau préférer concentrer mes efforts sur la haine que j’éprouvais à
l’égard de mes parents, je ne pouvais occulter la peine qu’ils me faisaient
ressentir par leurs actions. Voilà pourquoi je ne parlais jamais d’eux, pourquoi je
tentais le plus souvent de les maintenir éloignés de mon esprit. Revoir ma mère
avait fait remonter tous ces sentiments négatifs que je m’affairais à garder
enfouis. Si j’avais su, je me serais bien gardée de faire toutes ces heures de
route !
— Alors arrête de te torturer avec ça, m’intima le lycan contre moi, tu es
rentrée maintenant, tu ne seras plus jamais obligée d’y retourner.
Serrant ma taille plus fermement, l’Écossais me fit basculer en arrière, mon
dos heurta le canapé alors qu’il prenait place au-dessus de moi. Le highlander
écarta mes cuisses et s’installa entre elles. Son bassin s’aligna parfaitement avec
le mien, il plongea ses pupilles dans les miennes et caressa mon visage d’une
main. Son pouce glissa sur ma joue, il esquissa la forme de mes lèvres avant de
descendre son doigt le long de ma gorge.
— N’y pense plus, Poppy, murmura-t-il, son regard se mettant à luire de désir.
— Alors aide-moi à ne plus y penser, répliquai-je d’une voix rauque.
Un grondement fit vrombir la poitrine taillée dans la pierre de mon
compagnon. Ni une, ni deux, il fondit sur ma bouche et m’embrassa. Durant la
demi-heure qui suivit, Nick prit un malin plaisir à accéder à ma requête, il me fit
oublier la journée atroce que je venais de passer.

* *

Le lendemain, je fus réveillée par un baiser tendre sur ma joue. Je grommelai


et m’étirai comme un chat. Mon premier réflexe fut de tâter la place à mes côtés.
Elle était vide. Grrr.
— Tu pars déjà ? maugréai-je en soulevant les cils et en braquant mon regard
encore embué sur l’homme qui se tenait au-dessus de moi.
Nick était habillé, il sentait le savon et avait l’air, au contraire de moi,
parfaitement réveillé. Il partait pour le travail, je n’avais pas envie de le voir s’en
aller.
— J’ai une entrevue ce matin avec l’Alpha de la Meute Howard et celui de la
Meute Benton, m’apprit-il en caressant le bras que je tendais vers lui. J’en ai
pour toute la matinée.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’enquis-je en me redressant.
Le drap qui masquait mon corps dénudé glissa sur ma peau, dévoilant ainsi
ma poitrine au regard argenté du loup-garou, qui loucha immédiatement dessus.
— Une femelle de la Meute Benton était unie à un loup de la même meute,
mais elle a été séduite par un mâle de la Meute Howard et a cédé à la tentation,
expliqua-t-il sans quitter mes seins des yeux. Depuis, son compagnon veut faire
la peau à son amant, ce qui pose problème puisque tous les camarades de celui-ci
menacent de riposter. Les deux Alphas préfèrent désamorcer le problème dans
l’œuf avant que ça ne dégénère. Je suis le Lieutenant du Sud, alors c’est à moi
d’…
— D’apaiser les choses, terminai-je à sa place, je vois.
Soupirant, je me redressai pesamment et tirai le tissu dans lequel j’étais
enveloppée. Ma nudité fut entièrement exposée aux yeux du lycan, qui
m’observa avec une envie non dissimulée. Je m’extirpai du lit et me hissai sur la
pointe des pieds pour déposer un baiser furtif sur sa mâchoire.
— Pourquoi te lèves-tu ? me questionna-t-il. Il est encore tôt.
Je soupirai en me dirigeant vers la salle de bain. Une main effleura mes
fesses, ce geste ne passa pas inaperçu.
— Je n’arrive plus à dormir quand tu n’es pas là, répondis-je en lui jetant un
regard par-dessus mon épaule avant d’entrer dans la pièce attenante, alors je vais
me laver, manger un bout, et me rendre chez Dane.
Le lycan me suivit, il appuya son épaule contre l’alcôve qui marquait la
séparation entre la chambre et la salle de bain et me suivit du regard quand
j’entrai dans la douche. Je poussai un petit cri lorsque, en tournant les boutons
chromés encastrés dans le mur, une eau glacée jaillit du pommeau au-dessus de
ma tête. Je crachai un juron entre mes dents serrées.
— Tu comptes t’y rendre seule ? demanda le loup.
— Al tente d’en savoir plus sur les relations que mon oncle entretenait, il
cherche à savoir s’il avait des ennemis, notamment chez les créatures
surnaturelles. Don et Dave s’occupent des chasses qu’il avait menées avant sa
mort, et Curtis… Bon sang, je n’ai aucune envie de bosser avec lui. Alors oui, je
compte y aller seule.
— Pour les ultra-violets ? supputa-t-il.
Sous l’eau devenue chaude, au plus grand bonheur de mon corps nu, je hochai
la tête.
— Ouais, pour les ultra-violets.
Le roux grogna, je l’entendis clairement même sous la douche. Il n’avait
toujours pas digéré ma disparition d’hier.
— Tu ne veux pas prendre quelqu’un avec toi ? proposa-t-il en avançant d’un
pas.
L’homme vint se poster près de la douche italienne, tout en maintenant une
distance suffisante pour ne pas être éclaboussé. Je lui coulai un regard en coin et
n’eus aucune surprise en découvrant qu’il me détaillait des pieds à la tête avec
un désir évident. Je compris, lorsque nos yeux se croisèrent, qu’il aurait
largement préféré rester ici plutôt que d’aller calmer les ardeurs d’un lycan cocu.
— Qui ? répliquai-je en coupant l’eau avant d’attraper le gel douche.
— Un Gamma, dit-il, je serais rassuré. Je serais bien venu avec toi, mais…
— Tu as du travail, compris-je, de toute façon, j’aurais refusé que tu viennes.
Je chasse seule, tu le sais très bien.
Il esquissa une moue contrariée.
— Je n’ai pas envie de te laisser travailler seule sur cette enquête, insista-t-il.
L’affaire concerne ta famille, et te touche de près. Elle te mine, et je n’ai pas
l’intention de te laisser traverser seule cette épreuve.
Lui tournant le dos pour lever les yeux au ciel, j’inspirai profondément. Je
devais me rappeler qu’il lui était impossible de ne pas se montrer protecteur, son
comportement était avant tout lié à sa moitié animale. La partie irrationnelle de
son être. Résultat, m’énerver serait inutile. Autant économiser ma salive.
Brusquement, une idée me vint en tête, je me tournai de nouveau vers lui et
lui servis un large sourire. Il cilla en fronçant les sourcils.
— Je crois que tu as raison, je devrais prendre un Gamma avec moi.
6
— J’arrive pas à croire que tu me fasses subir ça, Poppy.
Levant les yeux au ciel, je fermai les rideaux occultant dans le but de nous
plonger dans le noir le plus total. Sam n’était pas friand de l’obscurité, je l’avais
compris au cours des nombreuses chasses que nous avions effectuées ensemble.
— Tu n’étais pas obligé d’accepter, lui fis-je remarquer, je t’avais prévenu
que l’odeur était insupportable.
Et elle l’était. Les effluves de Javel étaient si agressifs que j’avais les canaux
nasaux en feu, ça devait être pire pour le loup qui m’accompagnait. Voilà
pourquoi j’avais hésité à le prendre avec moi, même si je savais que sa présence
allait m’être utile, et même si j’avais promis à Nick de ne pas travailler seule.
Malgré mes réticences, je m’étais tout de même décidée à l’emmener, à mes
risques et périls.
— Je ne pouvais pas te laisser seule, plaida-t-il.
— Pourquoi ça ? lâchai-je en me retournant pour lui faire face. Parce que tu
aurais eu peur que je me tire une balle dans la tête, accablée par la tristesse de la
perte d’un proche ? C’est ça ?
Sam poussa un grognement en croisant ses bras contre sa poitrine, il me lança
un regard courroucé en serrant les lèvres. Cependant, il ne nia pas. Je levai les
yeux au ciel.
— Vous avez tous l’impression que je suis dévastée par la mort de Dane, et
qu’à ce titre vous devez absolument veiller à ce que je ne déprime pas, à ce que
je ne m’isole pas. Toi, Nick, Leah, et même Rebecca. Mais tu sais quoi,
Sammy ? Je vais mal, je suis triste. Et oui, la mort de mon oncle me pèse, mais je
ne vais pas sombrer ni me pendre. Alors vous pouvez vous détendre.
La mâchoire de mon acolyte se contracta, un muscle tressauta vivement sur sa
peau lisse.
— Nous sommes simplement inquiets, se justifia-t-il, nous ne sommes pas
habitués au chagrin humain, vous prenez les choses tellement à cœur. Nous
voulons juste éviter que tu te laisses submerger par tes émotions, et que tu fasses
une connerie.
— Vous en avez discuté ensemble ? Tous ensemble ?
Mon ton était plus sec que prévu, je n’aimais pas l’idée d’être au cœur de
l’attention commune, ça me mettait mal à l’aise. Les membres de la meute
avaient-ils débattu sur mon état émotionnel ? Avaient-ils décidé d’un plan
d’action me concernant ? Ne plus me laisser seule un instant de peur de me voir
craquer et péter les plombs ?
Au vu du visage fermé de mon camarade et du silence qu’il garda, je compris
que c’était effectivement le cas. Une colère profonde grimpa le long de mon
corps, ma température sembla augmenter alors que je sentais mes joues
s’enflammer sous le coup de l’irritation. Je serrai fermement la lampe à ultra-
violets que je tenais dans une main et fis de mon mieux pour ne pas crier. J’avais
tendance à m’emporter quand j’étais agacée.
— Je croyais que vous me pensiez plus solide que ça, soupirai-je en secouant
la tête de gauche à droite. Tu sais quoi ? Tu devrais rentrer. Je n’ai pas besoin
d’être surveillée.
Sam gronda.
— Evans, ne le prends pas mal, me demanda-t-il. Personne ne te juge faible
ou incompétente, nous sommes simplement inquiets pour toi, parce que tu es
importante pour nous. Tu fais partie de la famille !
J’inspirai profondément, touchée malgré tout par ses affirmations.
— Je comprends votre démarche, Sam, assurai-je, mais je commence à en
avoir marre d’être couvée sous prétexte de ma nature humaine. Je sais que
prendre soin des vôtres fait partie de votre nature profonde, que vous êtes
incapables de contrôler votre besoin de protection quand il s’agit de l’un de vos
proches, mais je refuse d’être une source permanente d’angoisse pour vous. Je
suis, certes, une humaine, mais je suis avant tout une chasseuse. La mort fait
partie de mon quotidien depuis que je suis gamine, je sais la gérer.
Le loup fit un pas dans ma direction et posa ses paumes sur mes épaules en
plongeant ses pupilles dans les miennes. Même dans le noir, je perçus l’éclat de
sincérité qui y brillait.
— Poppy, nous t’aimons de tout notre cœur, chacun d’entre nous. Et pas
seulement parce que tu es l’âme-sœur de Nick, mais qu’au fur et à mesure de ta
vie avec nous, tu es devenue l’une des nôtres. Tu es une chasseuse, oui, et nous
savons pertinemment que cela fait de toi une nana plus résistante que les autres
êtres de ton espèce. Mais, tu n’es pas pare-balles et tu as des émotions. En tant
que loups, nous parvenons à les sentir émaner de toi, et donc les interpréter avec
précision. Nous ne voulons pas que tu souffres, alors nous te manifestons notre
attachement à notre manière. Tu ne peux pas nous blâmer pour ça.
Légèrement calmée par les paroles de mon ami, je soutins son regard et tentai
de contrôler les battements de mon cœur, trop rapides à mon goût. Ces derniers
temps, j’avais beaucoup de mal à gérer mes émotions. J’étais furieuse, mais pas
particulièrement à cause des lycans qui m’entouraient. Ils n’étaient qu’une
excuse, c’était plus facile de dire que j’étais en colère après eux pour leur
inquiétude constante que parce que j’avais été incapable de sauver mon oncle, ou
parce que j’étais impuissante face à la souffrance de ma mère.
L’impuissance, voilà ce qui me rendait dingue. Je ne pouvais évidemment pas
blâmer mes amis pour ça, et encore moins mon compagnon.
— Je ne vous en veux pas, affirmai-je, mais si vous pouviez éviter de parler
de mon cas en réunion, quand je ne suis pas là, ce serait vachement sympa.
— Ça te met mal à l’aise ? comprit-il en reculant légèrement pour m’observer
attentivement.
Je gloussai.
— Ouais, pas mal.
Ses sourcils se froncèrent, il pencha la tête sur le côté.
Les loups réglaient tout en communauté. Quand il y avait un problème, qu’il
soit important ou minime, les lycans d’une même meute se réunissaient et
réglaient le problème ensemble. C’était naturel, Sam ne comprenait donc pas
pourquoi cela me gênait.
Ne voulant pas continuer à discuter de tout ça, j’envoyai le sujet valser d’un
geste de la main, et me penchai en avant pour récupérer mon sac posé au sol.
J’en sortis deux paires de lunettes, j’en tendis une au brun.
— Ce sont des lunettes UV, l’informai-je lorsqu’il les observa sous toutes les
coutures, curieux. La lumière noire est dangereuse pour la vision, autant ne pas
prendre de risques, d’autant plus avec toi.
L’homme opina du chef avant d’enfiler sa paire de lunettes, je fis de même.
Plongés dans le noir, il ne me restait plus qu’à appuyer sur le bouton de ma
lampe.
Nous n’avions trouvé aucune trace de sang sur la scène de crime. Ni sur le
cadavre de Dane ni au sol. En revanche, l’odeur qui régnait ici en disait long sur
ce qu’avait fait le tueur pour faire disparaître les traces. La lumière bleue allait
nous permettre de révéler ce que cet enfoiré avait désespérément tenté de
masquer.
Une vive lumière bleutée éclaira la pièce lorsque j’allumai la lampe que
m’avait prêtée Carson Davis. Au sol, des taches fluorescentes se mirent à briller,
le choc fut brutal lorsque je me rendis compte qu’il s’agissait de sang.
Il y en avait partout. Le parquet était souillé de sang, recouvert, inondé. Celui-
ci formait plus particulièrement une immense flaque au centre de la pièce, Dane
avait dû être égorgé et mutilé là, à même le sol.
— Je comprends mieux pourquoi cette baraque empeste le désinfectant,
gronda Sam en allant s’accroupir près de l’amas d’hémoglobines.
Je hochai la tête.
— Il a eu le temps de nettoyer en profondeur les lieux du crime, dis-je en
plissant les paupières.
— Il ne voulait pas laisser d’empreintes, supputa Sam.
Je plissai les paupières.
— À quoi bon ? rétorquai-je. Les créatures se fichent bien de laisser leurs
empreintes sur leur scène de crime.
— Il est peut-être maniaque ?
Maniaque. Le mot résonna dans mon esprit comme un vieux disque rayé sans
que je ne sache pourquoi, mes lèvres se serrèrent.
— Tu ne sens rien hormis la Javel, n’est-ce pas ?
Je me tournai vers le lycanthrope, attendant sa réponse. Il fronça le nez avant
de me jeter un regard par-dessus son épaule.
— Non, rien.
Je fronçai les sourcils. Là résidait peut-être le pourquoi du comment.
— C’est sûrement ce qu’il voulait, murmurai-je alors, en proie à la réflexion.
Si j’ai appris quelque chose en regardant Leah faire le ménage, c’est que la Javel
ne nettoie pas. Elle désinfecte, mais ne nettoie pas. En revanche, son odeur est
puissante et particulièrement insupportable. Ce qui, à forte dose, peut affecter
l’odorat des créatures les plus développées.
— Tu penses que son but était de masquer son empreinte olfactive ? me
questionna-t-il.
Je penchai la tête sur le côté.
— C’est probable.
— Mais ça voudrait dire qu’il savait que des créatures enquêteraient sur lui,
ou en tout cas, des êtres capables de le reconnaître à l’odeur, objecta-t-il.
— Il ne devait pas ignorer que les chasseurs s’occuperaient de cette affaire,
plaidai-je. On n’attaque pas un traqueur sans en payer les conséquences.
Le Gamma acquiesça et se releva sans effort.
— Oui, je te le concède, mais les chasseurs sont humains et ne sont donc pas
capables d’identifier une personne en fonction de son parfum. Ni de dire avec
précision à quelle race elle appartient. Donc j’en déduis qu’il devait savoir que
des créatures viendraient ici.
Mon froncement de sourcils s’accentua, je réfléchis un instant à cette
possibilité.
— Personne n’ignore que tu es la compagne de Nick, ajouta-t-il, le type qui a
fait ça devait savoir que tu fourrerais ton nez dans cette histoire et que Nick
suivrait. Il a arrosé la baraque de Javel pour masquer son odeur et rendre les
facultés des lycans, et des autres créatures susceptibles d’enquêter sur cette
histoire, nulles.
Ça se tenait. Mais ça ne signifiait rien de bon.
— Cela voudrait dire que…
Soudain, un craquement au-dessus de nos têtes nous fit taire, nous levâmes le
nez d’un même geste, à l’affût. La lampe éclairait toujours nos visages qui
brillaient d’une lueur étrange sous la lumière noire. Avec nos lunettes
transparentes, nous avions l’air d’aliens, ou de scientifiques excentriques.
— Qu’est-ce que c’était ? demandai-je à Sam, chuchotant pour plus de
prudence.
— Il y a quelqu’un en haut, déclara-t-il dans un grondement bas en tendant
l’oreille, quelqu’un s’est introduit dans la maison.
Posant la lampe au sol prudemment, je passai une main dans mon dos et
attrapai l’arme que je gardais dans ma ceinture. Je chargeai mon Glock 17 et
avançai dans le salon. Sur notre droite se trouvait l’alcôve qui séparait le hall
d’entrée et la pièce dans laquelle nous étions. En face de la porte se tenait
l’escalier qui menait à l’étage, je braquai mon canon sur les marches. Sam
retroussa sa lèvre supérieure pour découvrir ses canines acérées, les ongles de
ses doigts poussèrent pour devenir des griffes terrifiantes. Il était prêt à l’action,
son loup était en émoi.
— Je ne sens rien avec cette putain d’odeur, grogna-t-il en venant se placer à
mes côtés.
— Allons voir.
Le brun hocha la tête en signe d’assentiment, nous avançâmes vers l’escalier,
mais l’intrus nous devança. Des pas se firent rapidement entendre à l’étage.
Nous nous raidîmes alors qu’une silhouette émergeait dans l’escalier, je levai
mon arme pour la diriger vers le nouvel arrivant.
— Stop ! criai-je sèchement. Qui est là ?
Dans l’obscurité, je ne pus clairement discerner l’individu qui s’était introduit
dans la maison et qui se tenait désormais au milieu des marches en bois.
Cependant, il me semblait que c’était un homme. Je plissai les paupières alors
qu’il descendait encore de quelques marches.
— J’ai dit stop, t’es sourd ?
— Non, Casper, je suis pas sourd, lança alors l’intrus.
Surprise, je fronçai les sourcils et coulai un regard en coin à mon acolyte
avant d’avancer à mon tour. Le visage de l’homme apparut à la lumière bleue,
mais il me fallut un instant pour que je l’identifie. Lorsque mon cerveau le
reconnut, ma bouche s’ouvrit en grand alors que je laissais mes bras retomber le
long de mon corps.
— Nash ? m’écriai-je, étonnée.
Le chasseur leva les mains en l’air et les agita vigoureusement.
— Surprise ! Ne tire pas, ce n’est que moi !
Laissant échapper une exclamation de surprise mélangée à un effarement
certain, je me retournai et allai éteindre la lampe avant d’ouvrir les rideaux. Les
rayons du soleil filtrèrent à travers les carreaux des fenêtres pour venir inonder la
pièce d’une chaleureuse lumière dorée. Mes yeux mirent un instant à s’habituer.
— Qui est-ce, Poppy ? s’enquit le lycan dans mon dos, méfiant.
Retirant mes lunettes, je poussai un soupir et me passai une main dans les
cheveux. S’il y avait bien une personne que je ne m’attendais pas à voir, c’était
lui.
— Nash Fisher, répondit l’intéressé en tendant sa main au loup-garou, un vieil
ami.
Le terme « vieil ami » me hérissa le poil. Je me tournai vers lui et lui lançai un
regard mauvais. Regard qu’il accueillit sans broncher.
Le troisième Gamma de la Meute du Soleil étudia la main que mon confrère
lui tendait, il servit à son homologue masculin un regard suspicieux avant de
serrer sa paume. Ils échangèrent une poignée de main virile avant de se relâcher,
les pupilles émeraude du traqueur se posèrent sur moi.
— Tu as changé tes cheveux, dit-il.
Je serrai les lèvres.
— Qu’est-ce que tu fais là, Nash ?
Le chasseur délaissa le sourire qu’il affichait pour une mine plus dure, les
traits de son visage masculin se fermèrent, il avança dans ma direction.
— Mon père m’a prévenu pour Dane, expliqua-t-il en s’immobilisant face de
moi, je suis tout de suite venu.
Il marqua une pause avant de poursuivre.
— Je suis désolé, Evans, je sais à quel point il t’était cher.
Le blond leva une main et caressa mon visage du bout des doigts. Le loup
gronda, mais il l’ignora.
— Je n’ai jamais compris pourquoi les gens s’excusaient lors d’un décès,
soufflai-je en attrapant son poignet pour éloigner sa main. Si tu n’es pas
responsable, alors tu n’as aucune raison de t’excuser.
Son froncement de sourcils s’accentua.
— Je suppose que c’est de circonstance, répondit-il.
— Je suppose que oui.
J’étais mal à l’aise. Le regard que Nash posait sur moi était significatif, la
manière dont il agissait à mon égard en disait long ; Sam n’était pas bête et
c’était un loup-garou. Leur capacité à décrypter les gestes et les mouvements du
corps était infaillible, le brun allait vite comprendre qu’il s’était passé quelque
chose entre nous.
Bloquée entre la fenêtre et un beau blond aux yeux verts, je me sentis
rapidement étouffée, il me fallait de l’air. Aussi, j’effectuai un mouvement de
hanches et m’extirpai de cette position délicate.
— Je vais bien, Nash, lançai-je précipitamment en réajustant mon tee-shirt,
plus pour occuper mes mains qu’autre chose. Tu peux rentrer chez toi. Tu vis où
déjà ? Dover ?
— Newark, rectifia-t-il, mais je n’ai pas l’intention de retourner dans le
Delaware tout de suite.
Surprise, je haussai les sourcils et ouvris la bouche plusieurs fois avant de
parvenir à dire quelque chose.
— Ah non ?
Il secoua la tête de gauche à droite, ses pupilles se posèrent sur mon cou.
— Non, répéta-t-il en écartant mes cheveux pour mieux étudier la marque de
revendication, j’ai appris que plusieurs chasseurs sont sur le coup, je veux en
être. Dane était un ami.
Il esquissa une moue désapprobatrice, presque dégoûtée, avant de laisser
retomber son bras.
— Et puis, j’ai deux ou trois trucs à régler ici, ajouta-t-il en me regardant droit
dans les yeux.
Soutenant son regard, j’avalai difficilement ma salive. Sam nous observait
toujours, sourcils froncés, mâchoire serrée. Eh merde.
— Il faut que j’y aille, lâchai-je prestement, j’ai… heu… je dois y aller.
Passant devant le nouveau venu, je récupérai mon sac posé au sol et y fourrai
ma paire de lunettes. Le brun serrait la sienne tellement fort dans sa main que ses
phalanges en étaient blanches, je posai une main sur son bras.
— Tu viens, Sammy, on y va.
Le lycanthrope m’ignora dans un premier temps, gardant les yeux rivés sur
l’autre homme présent dans la pièce. Il n’aimait pas du tout le comportement que
le traqueur adoptait. Rien d’étonnant à cela, il était un ami proche de Nick, mon
âme-sœur, ma moitié.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il alors en fixant le blond
méchamment.
Nash se tourna vers lui, je fronçai les sourcils.
— C’est vrai ça, qu’est-ce que tu fais là ? renchéris-je.
Il soupira.
— J’avais l’intention de fouiller la scène de crime, s’expliqua-t-il. Mon père
m’a dit que vous l’aviez fait et qu’il n’y avait rien à trouver, j’ai voulu venir
vérifier par moi-même.
— Et tu es rentré par la fenêtre parce que…
— Parce que je me voyais mal toquer à la porte.
Je penchai la tête sur le côté, il marquait un point.
— Et puis, continua-t-il, j’ai vu ta caisse dans la rue, je voulais te surprendre.
Comme au bon vieux temps.
Notre interlocuteur ponctua sa phrase d’un clin d’œil malicieux qui fit gronder
le loup, un sourire arrogant étira les lèvres du traqueur, je levai les yeux au ciel.
— Allons-y Sam, j’ai des trucs à faire.
Le Gamma acquiesça lentement avant de tourner les talons, j’adressai un
signe de tête à mon collègue de travail.
— J’ai été contente de te revoir, lui dis-je d’un ton neutre.
Mieux valait ne pas lui donner de fausses idées avec un sourire amical ou un
ton qui serait mal interprété.
— Moi aussi, affirma-t-il, je suis sûr qu’on se reverra.
Je me mordis l’intérieur de la joue avant de lui tourner le dos à mon tour pour
rejoindre la porte d’entrée.
— Ouais c’est ça, grommelai-je les dents serrées.
Sam attendit que nous soyons dans la voiture pour desserrer les mâchoires, il
parla lorsque j’attachais ma ceinture.
— C’est qui ce type ? pesta-t-il sèchement en lorgnant la maison d’un œil
mauvais.
J’inspirai profondément et tournai la clé pour démarrer ma Mustang. Le
moteur ronronna, j’abaissai mon frein à main d’un geste brusque.
— Mon ex.


7
Nash Fisher avait été le premier grand amour de ma vie. Je le connaissais
depuis toujours. Lui et son frère vivaient à deux pas de chez moi quand j’étais
gosse, je passais tous mes après-midi avec Billy et lui. Nash était plus vieux que
moi de trois ans, alors forcément, quand on était jeunes, il me protégeait comme
si j’étais sa petite sœur. Chose qui avait le don de m’agacer, sachant que j’en
pinçais pour lui.
En grandissant, les sentiments que j’éprouvais pour lui n’avaient fait que se
décupler, mon voisin avait fini par ne plus se voiler la face. Au fil des années que
nous avions passées ensemble, des liens très forts s’étaient tissés entre nous, tant
et si bien que notre relation est rapidement devenue sérieuse malgré notre jeune
âge. C’était à Nash que j’avais offert ma première fois. À une époque, c’était
avec lui que j’imaginais ma vie future. Pour être honnêtes, les choses auraient pu
être bien différentes s’il n’avait pas décidé de se tirer quelques semaines avant
ma rencontre avec Nick.
J’avais partagé la vie de Nash pendant trois ans. De mes 15 à mes 18 ans. Et
demi. Tout était parfait : on chassait, on s’éclatait sous la couette et on passait de
bons moments ensemble. J’étais jeune et naïve, je pensais que l’état d’euphorie
dans lequel je me trouvais à cette époque durerait pour toujours. J’avais tort,
puisque quelques jours avant mon anniversaire, il m’a plaqué pour se tirer dans
le Delaware, emportant avec lui les miettes de mon cœur brisé. Il ne m’avait
donné aucune explication, si ce n’était qu’il devait s’en aller, parce qu’il n’était
soi-disant « pas bon pour moi » et qu’il ne pourrait jamais m’offrir la vie que je
méritais d’avoir.
J’avais beaucoup pleuré, après ça. J’en avais consommé des pots de glace, ah
ça oui ! J’en avais dépensé du fric pour m’acheter ma dose de crème glacée !
Cette dépression m’avait ruinée ! Mais si cette rupture avait eu un point positif,
hormis de faire augmenter le chiffre d’affaires de la petite épicerie de mon
quartier, ça avait été de me permettre de fréquenter Nick librement.
Effectivement, trois semaines après le départ de mon petit-ami, le loup-garou
avait poussé les portes du Teddy’s, marquant ainsi le retour de ma libido. Au
contact du lycan, mon cœur s’était petit à petit reconsolidé. J’avais fini par
tomber sous son charme, puis tomber amoureuse de lui tout court.
Malgré ça, il avait fallu que j’attende presque quatre ans pour que l’Alpha
fasse un pas vers moi, et en quatre ans, il s’en était passé des choses. Nash et moi
nous étions revus quelques fois, jamais rien de très sérieux, ceci dit. J’avais
définitivement arrêté de le voir un an avant de me mettre en couple avec Nick, ça
avait été la meilleure décision de ma vie. Mais…
Mais cet idiot était revenu. Oui, il était de nouveau à Rogers et apparemment,
il n’était pas décidé à retourner d’où il venait. Que faire ? Si Nick apprenait que
mon ex se baladait en ville, à vingt minutes de chez nous, il deviendrait dingue.
Il n’ignorait pas que j’avais eu des aventures avant lui, mais tout comme je ne
voulais pas entendre parler des siennes, il refusait de discuter des miennes. Il
était si possessif et exclusif qu’il ne supporterait pas de savoir qu’un de mes ex
déambulait dans le coin. Il fallait que je fasse quelque chose, que je le persuade
de rentrer chez lui.
— Oh, Casper, tu m’écoutes ?
Battant des cils, surprise de cette interpellation soudaine, je posai mon regard
sur l’homme responsable de cette apostrophe. Al, le regard insistant et les
sourcils haussés, m’observait. Je m’humectai les lèvres et me raclai la gorge
avant de parler.
— Ouais, carrément.
— Alors qu’est-ce que j’étais en train de te raconter ? demanda-t-il, perplexe.
Je levai les yeux au ciel et croisai les bras sur ma poitrine.
— La confiance règne à ce que je vois ! m’exclamai-je.
— Evans, gronda mon grand-père.
Je fis la moue. Qu’est-ce qu’il disait déjà ?
— Tu… heu… tu disais que Dane, que Dane…
— Tu n’écoutais pas, maugréa-t-il.
Je soupirai.
— Ouais, non, je t’écoutais pas, reconnus-je.
Le vieil homme souffla et secoua la tête de gauche à droite.
— Quel est l’abruti qui m’a filé une petite-fille aussi étourdie, grommela-t-il.
— John, ton fils, répliquai-je en attrapant une des barres chocolatées qui se
trouvaient sur le bureau en bois autour duquel nous étions assis.
Je déchirai l’emballage de mon Bounty et mordis dans le chocolat. Al plissa
les paupières.
— J’espère que c’est pas le retour de ce petit con qui te met dans cet état, dit-
il.
— Nash ? lançai-je. Non, non, bien sûr que non.
Al se redressa lourdement sur son siège en grognant.
— Tant mieux, j’ai pas envie de devoir calmer un loup-garou parce que sa
nana fricote avec son idiot d’ex-petit ami.
Je lui fis les gros yeux et pointai ma barre à la noix de coco vers lui d’un air
accusateur.
— Premièrement, je ne fricote pas avec Nash, deuxièmement, je suis très
heureuse avec Nick, et troisièmement…
Je marquai une pause et mordis dans ma friandise.
— Tu n’auras pas besoin de le calmer, terminai-je, j’ai bien l’intention de
faire dégager Nash d’ici avant que Nick apprenne sa présence dans les environs.
Le chasseur émit un rire cynique.
— Il n’a pas l’air de vouloir dégager, et d’après Curtis, son gosse t’a pas tout
à fait oublié.
Je fronçai les sourcils.
— Je me fiche de ce qu’il veut, ou de savoir s’il est passé à autre chose ou
non, affirmai-je. Je n’ai pas envie qu’il vienne tout gâcher entre Nick et moi. Je
suis heureuse avec lui.
— T’es sûre de ça ?
— Qu’est-ce que tu insinues ?
L’homme haussa les épaules.
— Rien, je ne fais que constater ce que j’ai sous les yeux. Tu as des cernes de
la taille du Texas et tu es sans cesse dans la lune.
— Dane est mort, ça me travaille, rien à voir avec Nick, objectai-je.
— Rien à voir avec le fait qu’il t’ait demandé en mariage ? lâcha-t-il en
plantant ses pupilles dans les miennes.
Mon froncement de sourcils s’accentua, mes lèvres se pincèrent.
— C’est Arlene qui a balancé ? supputai-je, agacée.
— Qui d’autre ?
Je grognai. Cette pipelette allait m’entendre !
— Je n’ai pas l’intention de l’épouser si c’est ce qui t’inquiète, marmonnai-je.
Al releva le menton et m’étudia un instant, en silence.
— Pourquoi ?
— Tu sais pourquoi.
Il soupira.
— Futur Alpha du Nord, c’est ça ?
Je sentis les traits de mon visage se durcir.
— Ouais, c’est ça. Maintenant que tu es rassuré, on peut reprendre où on en
était ? proposai-je. Qu’est-ce que tu me disais ?
Le traqueur esquissa une moue boudeuse avant de reprendre.
— Je te disais, commença-t-il, que Dane n’avait apparemment pas que des
amis. Il y a trois semaines, il a été vu en compagnie d’un type louche à Searcy.
D’après le témoin, il semblait s’engueuler avec ce gars.
J’inspirai profondément.
— Searcy ?
Al acquiesça. Cette ville était un trou paumé, je ne voyais pas ce qu’il avait
bien pu faire là-bas.
— Qui est le témoin ? m’enquis-je. Il est fiable au moins ?
— La directrice du motel dans lequel il s’était arrêté, répondit-il. Elle est
clean, et elle ne puait pas la gnôle, alors j’aurais tendance à croire qu’elle est
fiable. Et puis, elle m’a détaillé Dane avec précision.
— Et le type avec lui ?
Le chasseur serra la mâchoire, il attrapa le verre d’eau posé à côté de lui et le
porta à ses lèvres.
— Il pleuvait ce jour-là, le gars avait un sweat à capuche et il lui tournait le
dos. Elle n’a pas vu son visage. Malgré tout, d’après ses estimations il devait
mesurer entre 1 m 75 et 1 m 80, et il portait des fringues sombres.
Je levai les mains en l’air, paume vers le ciel avant de les laisser retomber sur
mes cuisses.
— La plupart des mecs mesurent entre 1 m 75 et 1 m 80, et ils portent tous
des fringues sombres, plaidai-je, mécontente. Elle n’a rien vu d’autre ?
— Non, déplora mon grand-père, Dane et lui étaient sur le parking, ils
semblaient se prendre le bec et quand ça s’est terminé, le type est reparti à pied
sans se retourner.
— Putain, sifflai-je.
Énervée, je croisai les bras sur ma poitrine et appuyai mon dos contre le
dossier de ma chaise en bois. Il fallait que je réfléchisse à la marche à suivre.
— Ton Gamma n’a rien flairé ? me questionna mon mentor en arquant un
sourcil.
Je secouai la tête de gauche à droite dans un signe négatif.
— Malheureusement non, avouai-je, l’odeur de désinfectant était trop
puissante. C’est d’ailleurs pour cela que nous pensons que le tueur avait préparé
son coup depuis un moment. Il savait qu’on serait dans la capacité de le
reconnaître à son odeur, alors il l’a effacée en utilisant la Javel.
— Ça se tient, mais pourquoi avoir changé le corps ? Pourquoi lui avoir retiré
ses vêtements pour lui en mettre de nouveaux ?
Je me passai une main dans les cheveux.
— J’en sais rien. Tu sais, les tueurs ont parfois de drôles de délires, assurai-je.
On n’a pas retrouvé les fringues sales, n’est-ce pas ?
— Non.
Je gardai le silence une seconde, pensive.
— Il arrive que les meurtriers gardent des trophées de leurs crimes, son truc
c’est peut-être les fringues ? lui fis-je remarquer.
Il haussa les épaules, sa poitrine se souleva quand il inspira profondément.
— Donc, si on fait le point, dit-il, qu’est-ce qu’on a ?
— Dane a été empoisonné, commençai-je en m’emparant du dossier posé sur
le bureau, à l’aide de VX, un poison utilisé à des fins militaires, interdits dans la
plupart des pays. Puis il a été égorgé, au beau milieu du salon si l’on en croit
l’immense tache de sang incrustée sur son parquet. Ses doigts ont été tranchés, il
a été changé. Le tueur savait qu’il fallait dissimuler son odeur, et plus important
encore, il savait où trouver Dane.
— En quoi est-ce un point important ?
Un petit sourire étira mes lèvres.
— T’es fatigué Al ou tu as oublié les fondamentaux ? raillai-je, moqueuse.
Mon grand-père grognassa en me fusillant du regard, je levai les mains en
signe de paix.
— Dane était un chasseur, énonçai-je, qui vivait parmi des chasseurs,
personne à part nous ne savait où il vivait. C’est la règle, on peut donner notre
numéro à nos clients, mais on ne communique jamais notre adresse ou la ville où
on peut nous trouver.
— Son agresseur a pu demander son chemin, répliqua-t-il.
Je fronçai les sourcils.
— T’en connais beaucoup dans le coin qui auraient filé l’adresse de Dane à
un inconnu ? Louche de surcroît ?
Al hocha la tête, un air grave sur le visage.
— Tu marques un point, Casper.
— Et ça ne peut signifier qu’une chose, ajoutai-je en me penchant en avant.
— Dane connaissait son agresseur, termina mon compère.
J’acquiesçai.
— Ouais, il le connaissait, et je peux même te dire mieux, je crois qu’on le
connaît aussi.

Plus tard dans la soirée, après avoir confié nos suspicions à Dave et Don, je
quittai la ferme de mon grand-père et m’apprêtais à rentrer à la maison lorsque
mon téléphone vibra. J’avais deux nouveaux messages, l’un de Nick qui
m’indiquait qu’il rentrerait plus tard que prévu, et un autre de Nash qui me
demandait si je voulais dîner avec lui.
Un grognement s’échappa de ma gorge, on aurait dit que ces deux-là s’étaient
passé le mot ! Que faire ? Je voulais que Nash déguerpisse, mais il ne le ferait
pas si je ne l’y forçais pas. Or, je ne pouvais pas le contraindre à le faire à
distance, il fallait que je le voie. Nick n’était pas là, c’était peut-être l’occasion.
Avant de démarrer ma voiture, j’envoyai un message à Leah pour l’informer
que je ne mangerai pas à la meute ce soir, un autre à mon compagnon pour lui
dire que c’était OK, et enfin, un à l’intention de mon ex, pour lui dire que
j’arrivais sous peu. Cette soirée ne me disait rien qui vaille.
J’arrivai devant le Franny’s Diner de Rogers quelques minutes après mon
départ de chez Al. Je n’étais pas retournée chez moi, je ne m’étais pas changée,
je portais encore les vêtements dans lesquels j’avais passé ma journée. Mes
cheveux étaient en pétard, mon teint terne, et mon charmant grand-père avait
raison : j’avais bel et bien des cernes de la taille du Texas sous les yeux.
Chouette. Peut-être que mon apparence allait suffire à repousser Nash.
Ledit chasseur était appuyé contre la façade du resto, comme d’habitude, il
avait l’air un look d’enfer.
Nash Fisher était particulièrement beau. Et sexy, très sexy. Du haut de son
mètre quatre-vingt-cinq, il affichait fièrement une carrure bien dessinée. Les
traits de son visage étaient masculins ; sa mâchoire carrée et ses lèvres,
délicieusement aguicheuses, esquissaient la plupart du temps un sourire
charmeur capable de faire chavirer le cœur de n’importe quelle fille. Son nez
était parfaitement droit, ses yeux possédaient une teinte magnifique, un vert
sapin ravissant qui donnait envie de vagabonder dans les bois. Avec ses cheveux
blonds et son style rétro, il ressemblait un peu à James Dean. Ce soir, avec son
blouson en cuir et ses bottes vintage, c’était d’autant plus le cas.
Je ne pus cacher ma surprise quand il se décolla du mur contre lequel il était
appuyé et qu’il me servit un sourire radieux. J’avais oublié à quel point il était
beau.
— Te réjouis pas trop vite, Fisher, lançai-je en approchant, ce n’est pas un
rencard.
L’homme haussa une épaule, les mains dans les poches de sa veste.
— Ça y ressemble bien pourtant, prétexta-t-il, c’est pas ici qu’on a eu notre
premier rendez-vous ?
Je levai les yeux au ciel.
— On allait au Franny’s quasiment tous les jours de la semaine ! plaidai-je.
— Le moment de la journée que je préférais, dit-il en s’immobilisant à
quelques centimètres de moi.
— Les glaces d’ici sont sûrement les meilleures qui soient, j’en sais quelque
chose, affirmai-je avec un arrière-goût d’amertume.
Le chasseur soutint mon regard.
— Ce n’était pas pour les glaces que je venais ici, répliqua-t-il.
Durant un instant, le silence s’installa. Une certaine forme de gêne naquit au
creux de ma poitrine alors que je prenais conscience que Nash ne me regardait
pas comme une simple amie de longue date. J’avais un compagnon et je
l’aimais, je devais régler cette situation au plus vite avant que ça ne dégénère.
Reculant d’un pas pour établir une certaine distance entre nous, je me raclai la
gorge et fis un signe de tête vers la porte du restaurant.
— On entre ? proposai-je. Je commence à mourir de faim.
Le Franny’s était un dîner typiquement américain au style des années 1950.
L’atmosphère y était chaleureuse, agréable, de la musique rétro résonnait dans la
salle aux couleurs vives depuis des enceintes accrochées au mur. Des gens
bavardaient joyeusement, installés sur des banquettes en cuir rouge, un milk-
shake ou des burgers posés devant eux. Les serveuses faisaient des allers et
retours entre la cuisine et la salle, affublées d’uniformes vintage légèrement trop
courts. J’adorais cet endroit, j’y avais de bons souvenirs. Pourquoi n’étais-je
jamais venu avec Nick ? Ah oui, il détestait les restos.
Nash s’installa sur l’une des banquettes à côté de la fenêtre, je pris place en
face de lui. Pendant une seconde, j’eus l’impression de revenir quelques années
plus tôt, de redevenir une adolescente. Une ado insouciante qui n’avait d’autre
souci que de plaire à un garçon dont elle était éprise. Sauf que je n’étais plus une
gamine, que je n’avais aucune envie de plaire à Nash, et que j’avais des soucis
plein la tête. Trop pour le laisser en ajouter davantage par sa simple présence.
Une jeune femme vint prendre notre commande.
— Bonsoir, que puis-je vous servir ?
Levant le nez vers elle, je pris conscience qu’elle ne s’adressait pas à moi, en
tout cas, elle ne me regardait pas. C’était souvent le cas. Je devenais invisible
quand j’étais en présence des hommes qui faisaient partie de mon entourage.
Ryan, Sam, Nick, et même Nash. Je me savais pâle, mais pas transparente.
— Bonsoir, répondit mon accompagnant avant de se tourner vers moi, tu
aimes toujours les burgers ? Ou tu préfères le poulet frit ?
Je me mordis la lèvre inférieure et réfléchis un instant, je connaissais la carte
du Franny’s par cœur.
— Je vais prendre un Jolly’s burger, déclarai-je finalement, avec des frites et
un max de ketchup.
La serveuse haussa les sourcils en notant ma demande et me lorgna du coin de
l’œil pour la première fois.
— Nous avons aussi des salades, m’apprit-elle.
Son regard inquisiteur me fit froncer les sourcils, je croisai les bras contre ma
poitrine et m’appuyai contre mon siège.
— Non merci, et vous rajouterez une méga glace en dessert avec la chantilly
et toute la merde bien sucrée qui va avec, rétorquai-je avec un sourire mielleux,
s’il vous plaît.
Nash émit un gloussement amusé, il commanda la même chose que moi, mais
avec de la mayonnaise, pour lui. La jeune femme s’en alla en marmonnant.
— J’ai l’air d’avoir besoin de bouffer de la salade ? grommelai-je en
redonnant mon attention à mon confrère.
Il sourit.
— Tu es parfaite, les femmes peuvent se montrer désagréables avec celles
qu’elles considèrent comme des rivales. Ce n’est pas nouveau.
J’arquai un sourcil et observai la serveuse, penchée au-dessus du passe-plat
entre la cuisine et la salle. C’était une jolie fille, élancée. Je n’étais pas certaine
qu’une nana comme elle puisse me considérer comme une rivale. Mais bon, la
race humaine pouvait parfois se montrer étrange et incompréhensible, même
pour moi.
Je balayai cette affaire d’un haussement d’épaules.
— Alors, qu’est-ce que tu fais là ? le questionnai-je en plantant mon regard
dans le sien.
Nash ne cilla pas.
— Je te l’ai déjà dit, je suis là pour t’aider à retrouver le meurtrier de Dane.
— Je n’ai pas besoin de ton aide, plaidai-je, je sais me débrouiller toute seule,
et je ne chasse pas en équipe.
— Ah non ? Alors pourquoi est-ce que je t’ai trouvé en compagnie d’un loup-
garou chez ton oncle ? Qu’est-ce que tu fabriques avec Al, Dave et Don ?
Je fis la moue.
— Sam fait partie de la meute de mon compagnon, et c’est un ami très proche.
Quant à Al, c’est mon grand-père, et ce sont Dave et Don qui ont trouvé le corps
de Dane.
— Donc tu acceptes de bosser avec un loup, mais pas avec moi ? objecta-t-il
d’un ton accusateur.
La serveuse revint avec nos plats respectifs, interrompant notre discussion le
temps d’un instant. L’odeur de mon Jolly’s burger me mit l’eau à la bouche.
— J’ai bossé plusieurs fois avec lui, repris-je quand la jeune femme fut partie,
je lui fais entièrement confiance. Quand bien même je préférerais travailler avec
lui plutôt qu’avec toi, ça ne te regarderait pas, tu ne fais plus partie de ma vie.
Ma remarque sembla agacer le blond, qui serra les dents. J’attrapai une frite et
l’enfournai dans ma bouche sans le quitter des yeux.
— Alors c’est vrai, tu sors avec un lycan ? gronda-t-il. Avec Nick Teller ?
Apparemment, il ne voyait pas cette relation d’un très bon œil.
— Je ne sors pas avec Nick, répondis-je, c’est mon âme-sœur. Il est plus
qu’un simple petit-ami pour moi.
— Âme-sœur ? répéta-t-il. Comment peux-tu en être sûre ?
— Je le sens, c’est difficile à expliquer, tu sais, mais Nick et moi sommes liés.
Et je l’aime.
Il n’était nullement nécessaire de remuer le couteau dans la plaie, mais si je
voulais que Nash s’en aille, il fallait lui faire comprendre qu’il n’avait plus
aucune chance avec moi, que tout était fini.
Le traqueur renifla de dédain et attrapa une frite à son tour.
— Tu sais que Nick Teller est le futur Alpha du Nord, n’est-ce pas ?
Je fronçai les sourcils, un peu que je le savais !
— Je ne l’ignore pas, tranchai-je plus sèchement que je ne l’aurais voulu.
Il tiqua, je savais pertinemment où il voulait en venir.
— Nick m’aime aussi, ajoutai-je alors.
— Et tu crois qu’il fera de toi sa femelle Alpha quand il accédera au trône ?
Qu’il assumera votre relation devant la société lycane tout entière ?
Mes traits se durcirent.
— Il m’a demandée en mariage, dis-je comme pour défendre mon homme.
Nash serra les lèvres, et me fusilla du regard.
— Et tu as accepté ? pesta-t-il.
J’inspirai profondément.
— En quoi ça te regarde ? Je veux dire, tu n’es là que pour retrouver le
meurtrier de Dane, non ?
Le chasseur soupira et se pencha légèrement en avant.
— J’ai fait une erreur en partant, Poppy. Je n’aurais jamais dû te laisser
derrière moi.
— Et tu es là pour réparer ton erreur ? raillai-je. C’est un peu tard pour ça,
Nash. Je suis heureuse avec Nick, et j’aimerais en profiter autant que possible
avant que…
Je marquai une pause et me passai une main sur le visage. Je ne voulais pas
avoir cette conversation.
— Tu devrais t’en aller, Nash, poursuivis-je après un moment de silence. Peu
importe ce que tu crois ressentir pour moi, c’est des conneries.
— Non, c’est tout sauf des conneries, trancha-t-il, et j’ai bien l’intention de te
le prouver. Tu me manques, Poppy, et si je dois me battre pour te récupérer, je le
ferais.
Je pouffai.
— Te battre ne servirait strictement à rien, affirmai-je. De un, tu te ferais
zigouiller avant même d’avoir eu le temps de dire ouf, et de deux, ça ne servirait
strictement à rien. Je suis amoureuse de Nick, rien ni personne ne pourra changer
ça.
— À une époque, tu m’aimais, moi aussi.
Le ton triste du traqueur résonna douloureusement dans mon esprit, il
semblait réellement souffrir de la distance qui nous séparait aujourd’hui. Mais
c’était trop tard. Il devait réussir à le comprendre.
Tendant une main dans sa direction, j’enserrai ses doigts fermement entre les
miens et plongeai mes pupilles dans les siennes.
— Nash, tu comptes énormément pour moi, et je t’ai aimé, vraiment aimé,
mais…
— Tiens tiens, mais qui vois-je ?
À l’entente de cet accent écossais prononcé, les poils sur ma nuque se
dressèrent, mon cœur se serra dans ma poitrine. Merde, merde, merde !
— Moi qui cherchais seulement à manger un bout avant de rentrer chez moi,
j’étais loin de me douter que je trouverais ma femelle en compagnie d’un autre
homme que moi.
Lâchant lentement la main du traqueur, je suivis le regard de celui-ci et
découvris l’Alpha de la meute du Soleil, dressé de tout son haut derrière moi,
accompagné de son Bêta et de quelques-uns de ses Gammas. Parmi eux, Sam. Je
compris que Nick n’était pas là par hasard.
— Bonsoir chérie, lança le lycan d’un ton mauvais lorsque nos yeux se
croisèrent.
Ouaip, une chose était sûre, j’allais passer un sale quart d’heure.
8
J’étais écrasée contre la fenêtre, coincée entre le mur et le corps massif de
mon compagnon qui bouillonnait de rage intérieurement. Aucune chance de
m’enfuir, aucune échappatoire possible. J’avais connu des situations plus
agréables, je devais le reconnaître. Les choses auraient sûrement été plus faciles
si Nick n’était pas arrivé au moment précis où j’affirmais avoir aimé Nash, au
moment où je serrais fermement sa main dans la mienne. Il était furieux. Le
lycan avait énormément de difficulté à contenir son aura étouffante qui planait
désormais dans le petit resto vintage. La plupart des clients avaient déserté les
lieux, les humains étaient incapables de percevoir clairement les énergies
produites par un individu, mais quand la puissance de celles-ci était trop élevée,
ils pouvaient vite ressentir des sentiments de malaise ou d’oppression. Le mâle à
mes côtés était sans aucun doute le lycanthrope le plus puissant de sa génération,
j’étais persuadée qu’on pouvait sentir sa colère à des kilomètres à la ronde tant il
était hors de lui.
Bien sûr, cette colère irrationnelle n’échappait pas à Nash, qui malgré ça, ne
se démontait pas. Le chasseur en avait vu d’autres. J’avais l’impression
d’assister à un combat de coqs, les deux hommes s’affrontaient du regard sans
m’accorder la moindre attention. J’étais redevenue transparente.
— Betty ! Tu as augmenté le chauffage de la salle ou quoi ? lança une
serveuse à l’attention d’une de ses collègues en passant devant notre table. On
étouffe ici !
Tu m’étonnes qu’on étouffe ! Qu’est-ce que je devais dire moi, avec un loup
brûlant qui m’écrasait contre une vitre ? La banquette était nettement trop petite
pour nous deux, difficile de caser correctement un bûcheron de presque 2 mètres
doté d’une carrure musculeuse qui devait peser 110 kilos au bas mot !
— Alors comme ça, tu es venu aider ma femelle à retrouver l’assassin de son
oncle, c’est bien ça ? se décida à demander Nick, son regard argenté rivé sur
celui qu’il considérait comme un adversaire.
— Ça entre autres, répondit le chasseur en arquant un sourcil.
— Je me trompe, ou tu es venu dans l’optique de séduire ma compagne ? le
questionna le roux d’un ton faussement calme.
Le loup de Nick proféra un grognement, je vis plusieurs serveuses se tourner
dans notre direction à l’entente de ce son animal qui écrasa la voix d’Elvis
Presley. Je levai les yeux vers le dominant et lorgnai sa mine fermée. Une lueur
sauvage brillait dans son regard, il n’allait pas tarder à renverser la table pour
sauter sur son opposant, je le sentais bien. Aussi, tentant de l’apaiser, je posai
une main sur sa cuisse. L’Écossais ne se tourna pas vers moi, mais attrapa tout de
même mes doigts, pas pour les serrer entre les siens, non, mais pour retirer ma
main de sa cuisse. Il me faisait la tronche. Génial.
Esquissant un sourire arrogant, Nash attrapa une frite dans son assiette et la
trempa dans la mayonnaise avant de la porter à sa bouche. S’il continuait à se
montrer si méprisant, Nick allait l’égorger sans attendre de sortir du Franny’s,
qu’est-ce que je pouvais faire ?
— Si Poppy le veut, répondit-il finalement en m’adressant un clin d’œil.
Le rouquin émit un nouveau grondement en se penchant dans la direction du
blond. Dans mon dos, sur la banquette collée à la nôtre, les accompagnants de
ma moitié jetèrent des regards mauvais par-dessus leurs épaules. Il fallait qu’on
sorte d’ici avant que ça ne dégénère et que ça ne se termine en bagarre inutile.
Qu’est-ce que les hommes pouvaient être cons parfois !
— Poppy est ma compagne, cracha le lycan, furibond, et personne ne me la
prendra. J’espère que c’est bien clair. Quant à savoir si elle a besoin de ton aide,
tu peux rentrer chez toi, elle n’en veut pas.
— Il me semble que c’est à elle de décider, non ? renchérit le blond. Je
croyais que les loups ne considéraient pas leurs compagnes comme des objets ?
En tout cas, c’est ce que vous ne cessez de clamer haut et fort, or, il semblerait
que appréciiez beaucoup prendre les décisions à leur place ou parler en leur nom.
Nick plissa les paupières, se redressa et appuya son dos contre la banquette en
cuir avant de se tourner vers moi. C’était la première fois qu’il daignait
m’accorder un regard depuis qu’il avait posé ses fesses à mes côtés. Cependant,
son regard froid aux couleurs argentées ne laissait transparaître aucune émotion à
mon égard, je ne parvenais à ressentir que sa colère profonde.
— Poppy, as-tu besoin de son aide ? me demanda-t-il d’un ton si dénué
d’intérêt que mes dents se mirent à grincer.
Jamais il ne m’avait parlé avec si peu d’affection dans la voix. Son accent,
d’habitude chantant et sexy, était ici si glacial que je me sentis agressée. Comme
si je n’étais qu’une vulgaire inconnue, un individu sans la moindre valeur.
Je me braquai instantanément et adoptai une position de défense.
— Premièrement, qu’une chose soit bien claire pour vous deux, crachai-je en
les dévisageant chacun leur tour. Je décide pour moi-même, et j’ai déjà répété à
plusieurs reprises que je chasse seule, ou alors que je choisis mes partenaires.
Deuxièmement, je ne supporte pas qu’on parle de moi comme si je n’étais pas là,
ou comme si mon avis ne comptait pas. Et troisièmement, je vous emmerde.
Furieuse, et n’ayant pas d’autre moyen pour fuir ma situation, je repoussai
mon assiette et montai sur la table avant de sauter sur mes pieds. Je soufflai un
bon coup lorsque mes baskets rencontrèrent le carrelage noir et blanc, mes joues
étaient en feu tant j’étais en rogne. Je réajustai mes vêtements avant de me
tourner vers les deux hommes. Ceux-ci me regardaient, ahuris, ils n’avaient pas
bougé d’un pouce.
— Bon, poursuivis-je, vu que vous êtes décidés à vous livrer à un concours de
pisse ridicule, je vous laisse profiter de votre petite soirée en tête à tête. Faites-
vous plaisir et continuez à déblatérer vos conneries, vous avez toute la soirée.
Éclatez-vous bien, bande de cons !
Je ponctuai ma phrase d’un doigt d’honneur adressé à chacun et tournai les
talons pour regagner la sortie, sous les regards étonnés des serveuses et des
hommes rassemblés dans le restaurant. Fulminant de l’intérieur, je poussai la
porte rageusement et sortis sur le parking. La fraîcheur de la soirée me frappa de
plein fouet, je n’avais ni manteau ni veste. Je frissonnai en ramenant mes bras
contre ma poitrine.
Pressant le pas pour atteindre ma voiture, j’entendis la porte du resto s’ouvrir
à la volée, des bruits de pas crissèrent sur le gravier. Je tentai d’accélérer, mais
une main enserra mon bras. Je fus retournée sans ménagement, deux yeux d’un
gris hivernal se plantèrent brutalement dans les miens. Je fis face sans me défiler.
— Il faut qu’on parle, gronda sauvagement le lycan devant moi.
Me dégageant d’un geste sec de sa prise, je reculai d’un pas, puis d’un autre,
mettant ainsi autant de distance que possible entre nous.
— Oui, je crois aussi, éructai-je sèchement, c’était quoi ça ?
Nick haussa les sourcils, la colère déformait les traits de son visage
habituellement si impassible.
— C’est exactement la question que j’allais te poser ! C’était quoi ça ? Je suis
en réunion à une demi-heure d’ici, et tu profites du fait que je ne sois pas là pour
t’offrir un rencard avec ton ex ?
Outrée par cette accusation calomnieuse, je poussai une exclamation et serrai
les poings. Pour qui me prenait-il, au juste ?
— Tu penses que j’ai volontairement attendu ton départ dans le but d’aller
fricoter avec un autre ? tonnai-je. C’est bien ça ?
— Je ne pense rien, répliqua-t-il sur le même ton, je ne fais que constater ce
que j’ai devant les yeux ! En l’occurrence, toi en compagnie d’un autre homme,
dans un restaurant, ta main dans la sienne !
Indignée par le peu de confiance qu’il manifestait à mon égard, je secouai la
tête de gauche à droite et laissai mes bras retomber le long de mon corps.
Apparemment, il n’avait pas conscience du mal que me faisaient ses paroles.
— Très bien, soufflai-je, je suis ravie de constater que tu as confiance en moi.
Ça me fait chaud au cœur.
Fourrant ma main dans la poche de mon jean, j’en sortis difficilement les clés
de ma Mustang et, bien décidée à m’éloigner de cet idiot avant de lui mettre un
coup de poing, je me tournai vers ma portière et enfonçai la clé dans la serrure.
Le roux grogna et m’attrapa par les épaules pour me tourner vers lui.
— Ne joue pas à ça, Poppy ! pesta-t-il en retroussant sa lèvre supérieure pour
découvrir ses canines acérées et me grogner dessus. Ne fuis pas la conversation
en me faisant passer pour le grand méchant loup qui pique une crise pour rien !
— Non, Nick, tu n’es pas le grand méchant loup qui pique une crise pour rien,
dis-je en affrontant son regard, tu es un abruti fini qui pique une crise ridicule
sans le moindre fondement ! Nuance ! Comment peux-tu croire que j’irais
chercher la compagnie d’un autre que toi ? Que je profiterais de ton absence
pour aller coucher avec autre ? C’est ça l’image que tu as de moi ? Une fille
volage qui irait se jeter dans les bras de son ex une fois le dos de son compagnon
tourné ? Bravo Nick ! C’est du joli !
Alors que je me débattais pour me libérer de son étreinte solide, il resserra ses
doigts autour de mes bras et m’attira à lui. Il était si grand et imposant que sa
carrure massive dominait la mienne. Son aura, sa chaleur et sa prestance
m’enveloppaient toute entière, l’énergie qu’il dégageait était si intense et
électrique, que j’en avais la tête qui tournait. Mais pas question de défaillir
maintenant ! Il n’allait pas s’en tirer si facilement.
— Je pensais que tu avais un peu plus confiance en moi ! ajoutai-je.
Son froncement de sourcils se prononça.
— Qu’est-ce que je suis supposé croire quand on m’appelle en pleine réunion
pour me dire que ma compagne dîne avec son ancien petit-ami, un chasseur de
surcroît, revenu en ville pour la reconquérir ? Que je trouve ma femelle main
dans la main avec un autre et qu’elle lui affirme l’avoir aimé ?
— Tu aurais dû te montrer plus mature ! répondis-je. Attendre que je termine
mon entrevue, et me poser des questions après sans me grogner dessus ni te
montrer désagréable !
— Eh bien je t’en pose maintenant des questions ! Qu’est-ce que tu faisais
avec lui ? protesta-t-il.
— Lâche-moi, lui intimai-je furieusement.
Le rouquin s’exécuta, il me libéra de ses paumes, me permettant de reculer de
nouveau. Je lui tournai le dos un instant et me passai une main dans les cheveux
avant de souffler un bon coup. J’avais mal au crâne.
— Je n’ai en aucun cas l’obligation de te fournir des explications ou des
justifications sur mes actions, mes déplacements ou mes fréquentations, dis-je
finalement en me retournant pour lui faire face. Je suis une adulte, capable de
prendre ses propres décisions, et tu n’as pas le droit de m’imposer ou d’exiger
quoi que ce soit de moi. Est-ce que c’est clair, Nick ?
Le highlander serra les dents.
— Tu es mienne.
— Et tu es mien, grognai-je, mais ça ne signifie pas que tu as tous les droits
sur moi. Parce que ce n’est pas le cas. Je te l’ai déjà dit, si tu voulais une
soumise, il fallait t’en choisir une autre que moi.
Il fit un pas menaçant dans ma direction, ses pupilles furent remplacées par
celles de son loup, qui montra les crocs en me réprimandant d’un grondement.
— Je n’en désire aucune autre que toi, fulmina-t-il.
— Parfait, parce que moi non plus. Je n’en désire aucun autre que toi. Alors je
t’interdis de penser que je pourrais un jour te tromper, parce que je ne suis pas ce
genre de fille.
— Je sais, Poppy, je sais, dit-il.
— Alors si tu le sais, ne t’avise plus jamais de me faire ce genre de crise de
nerfs stupide !
— Alors ne t’avise plus de dîner avec ton ex sans m’en parler, m’ordonna-t-il
froidement. Apparemment, tu ne comprends pas qu’il m’est impossible de te
voir avec un autre. Que ça me rend malade.
Je soupirai.
— Bien sûr que je le sais, et c’est pour ça que j’étais ici ce soir. Pour dire à
Nash de prendre ses cliques et ses claques et de dégager avant que tu ne le
trouves ici. Je n’avais pas envie que tu te fasses des idées et que tu pètes un
plomb. De toute évidence, c’est raté !
— Oui, ça on peut le dire ! reconnut-il. Tu aurais dû me dire qu’il était en
ville, et avant tout que tu avais un ex !
Je levai les yeux au ciel.
— Parce que toi, tu n’en as aucune ! criai-je, révoltée.
— Je n’ai jamais aimé personne d’autre comme je t’aime toi, Evans. Je n’ai
jamais rien vécu de sérieux.
— Et Taylor, elle ne comptait pas ? lançai-je pour lui remémorer son premier
amour qui, des années après leur relation sentimentale, avait contribué à
l’enlèvement de sa petite-sœur.
En se rappelant la jeune femme, Nick proféra un grognement sourd qui
résonna dans le parking désert, il releva le menton.
— C’était différent, affirma-t-il.
Je haussai les sourcils, et ouvris la bouche.
— Vraiment ? En quoi est-ce différent ? Elle a énormément compté pour toi,
aussi tarée pouvait-elle être. Et c’était ton ex !
— Mais je ne vais pas manger un morceau avec elle en tête à tête ! s’exclama-
t-il.
— C’est normal, elle est morte !
La porte du restaurant claqua à cet instant, Nick et moi nous retournâmes
simultanément pour voir les derniers clients qui n’avaient pas pris la suite sortir
de l’établissement. Ils s’immobilisèrent en entendant le mot « morte ». Ils eurent
un moment de flottement avant de prendre leurs jambes à leur cou et de foncer
dans leurs voitures respectives. Ils désertèrent le Franny’s sans demander leur
reste. Quelque chose me disait qu’ils n’étaient pas près de revenir…
— Tu sais quoi ? lâchai-je après un instant de silence. Je crois que toute cette
discussion est ridicule et qu’elle ne mène strictement à rien. Je suis fatiguée, j’ai
eu une longue journée, je vais aller me coucher.
Nick soupira et enfonça ses doigts dans sa crinière cuivrée.
— Très bien, rentrons, nous n’aurons qu’à parler de tout ça à la maison,
proposa-t-il.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Non, tranchai-je, je ne rentre pas à la maison. Pas ce soir.
Le Lieutenant du Sud serra les lèvres. Il cilla, et pendant une fraction de
seconde, il ne sut quoi répondre.
— Bien sûr que si, contesta-t-il en faisant un pas en avant.
— Non, insistai-je alors que les autres membres de la meute sortaient du
restaurant vintage, je ne rentre pas. Ainsi, ça te permettra de réfléchir aux
accusations que tu portes, et au mal que celles-ci peuvent causer.
— Il n’est pas question que tu découches, Poppy, pesta-t-il en posant une
main sur ma portière pour m’empêcher de l’ouvrir.
— Si tu crois pouvoir m’en empêcher, c’est que tu me connais mal, Teller.
Maintenant, retire ta fichue main de là, et laisse-moi m’en aller, grommelai-je.
Du coin de l’œil, je vis Nash sortir à son tour, les mains dans les poches. Ses
pupilles croisèrent les miennes, ses sourcils étaient froncés, ses lèvres pincées.
Tous les hommes réunis dans le parking éclairé par les lampadaires avaient les
yeux braqués sur moi, je me sentis rapidement étouffer. Il fallait que je me tire
d’ici.
Ouvrant ma portière malgré l’interdiction de mon compagnon, je m’installai
derrière le volant. Le loup se pencha pour me parler.
— Poppy, ne me fais pas ça.
Impassible malgré la douleur que je sentais émaner de lui, je lui jetai un
regard imperturbable et enfonçai ma clé dans le contact.
— J’ai des choses à faire, je reviendrai quand j’en aurai terminé. Jusque-là,
tente de réfléchir aux conneries que tu sors. On reparlera de tout ça à mon retour.
La mâchoire du roux se contracta violemment, il m’implora de ses yeux
argentés de ne pas partir, de rester avec lui. Sa terreur traversa notre lien pour
venir me frapper de plein fouet. Mais je l’ignorai, et refermai ma portière avant
de démarrer. Sur les visages des Gammas, tout comme sur celui de leur Alpha, je
perçus une stupéfaction certaine mêlée à de la peur. Je me détournai et abaissai
mon frein à main avant d’entamer ma marche arrière et de m’en aller.
Cette soirée avait été un fiasco. Dans tous les sens du terme. Je voulais que
Nash s’en aille et il était parti pour rester. Je ne voulais pas alarmer Nick et il
était plus paniqué que jamais. Et moi, j’allais devoir trouver un endroit pour
dormir. J’avais connu des jours meilleurs, ça, c’était sûr. Quoi que finalement,
c’était peut-être mieux ainsi. Après tout, Nick devait se préparer, se faire à
l’éloignement, s’y habituer. Parce qu’il y avait de fortes chances pour que nous
soyons séparés avant la fin du mois. Mais ça, il ne le savait pas encore.

9
— Alors tu vas le larguer ?
Secouant la tête de gauche à droite, je levai les yeux vers mon hôte pour le
fusiller du regard.
— Non Rocky, je vais pas le larguer.
Enfin, pas tout de suite…
— Alors pourquoi t’es là ? me demanda le chasseur en lançant la balle en
mousse qu’il tenait dans les mains.
L’objet vola en l’air avant de retomber dans les paumes de son propriétaire ?
Je suivis sa trajectoire avec attention, et fronçai les sourcils en roulant sur le dos.
Je rivai mes yeux au plafond, pensive.
— Je suis là parce que Nick est un gros con et qu’il a besoin de réfléchir à son
comportement.
— Oh je vois, tu es ici pour le punir c’est ça ? supputa mon ami.
J’acquiesçai.
— Ouaip, tout juste.
— C’est cruel, plaida l’informaticien, tu sais que les loups sont très attachés à
leurs femelles, encore plus à leurs âmes-sœurs. Il va devenir dingue.
Je reniflai de dédain.
— Rien à faire.
Faux. L’imaginer souffrir de cet éloignement me faisait énormément de mal.
Mon cœur était si serré dans ma poitrine que c’en était douloureux, je n’avais
qu’une envie : retourner auprès de lui. Cependant, je savais que ce besoin était
avant tout alimenté par le lien qui nous unissait. Une séparation, ne serait-ce que
physique, était particulièrement difficile à gérer. J’allais tenir bon. J’étais en
colère, il devait le comprendre. Sa possessivité ne pouvait justifier qu’il se
montre aussi dur envers moi, aussi désagréable. Je n’étais pas son objet ni sa
propriété, j’étais sa compagne, point final.
— Comment aurais-tu réagi si tu l’avais trouvé avec une autre femme en
pleine soirée, alors que tu étais partie chasser ? répliqua Rocky en tournant sur sa
chaise de bureau.
Couchée sur le dos, sur le canapé moelleux qui trônait au milieu du salon, je
sentis mes poings se serrer. Ma mâchoire se contracta, une colère noire monta en
moi à une vitesse qui m’étonna moi-même. La simple idée d’imaginer ma moitié
avec une autre me donnait des bouffées de chaleur, je croisai les bras contre ma
poitrine.
— J’aurais fait la tronche, répondis-je, sincère, mais j’aurais cherché à savoir
ce qu’il faisait avec elle avant de l’accuser d’adultère.
Agacée, je me redressai sur mes coudes et me tournai vers le jeune homme,
installé à son poste de contrôle.
— T’es de mon côté ou du sien ? m’écriai-je, mécontente.

Rocky haussa les épaules.
— Je suis de ton côté, évidemment, affirma-t-il. J’essaye simplement de lui
trouver des circonstances atténuantes.
— Pourquoi ça ?
— Parce que contrairement à la plupart des chasseurs qui connaissent votre
situation, je trouve que vous formez un couple harmonieux. Je ne déteste pas
Teller.
Je levai les yeux au ciel et m’installai en tailleur.
— Moi non plus, je ne le déteste pas, je ne le détesterai jamais. Mais il doit
réussir à gérer sa colère, c’est tout ce que je lui demande. Et aussi de parvenir à
encrer dans son cerveau que je suis une nana libre de ses mouvements et de ses
actions. Que je n’ai pas besoin de me justifier sans arrêt parce que je rentre en
retard ou parce que je vais dîner avec un ami.
Rocky haussa un sourcil.
— Mais Nash n’est pas un ami, dit-il.
Je soutins son regard.
— Non, tu as raison, aujourd’hui ce n’est plus rien. J’aime mon dégénéré de
compagnon, et une fois ma leçon terminée, aussi dure et injuste puisse-t-elle
être, je rentrerai à la maison et nous aurons une discussion. Mais pour le
moment, je n’ai plus envie d’en parler.
Toute cette situation me donnait mal au crâne, je devais penser à autre chose
et éviter d’imaginer la tête de chien battu que devait avoir mon rouquin à l’heure
où nous parlions. Après tout, j’avais le droit d’être en rogne sans culpabiliser
merde !
— Bon, souffla le jeune homme, qu’est-ce qu’on fait ?
Je me mordis la lèvre inférieure et me tournai vers l’immense horloge
accrochée au mur. Celle-ci était si grande qu’il n’était pas nécessaire de plisser
les paupières pour lire l’heure qu’il était. Je fronçai les sourcils.
— Il est presque 23 heures, lançai-je en me tournant vers lui.
— Je ne suis pas fatigué, objecta-t-il.
— Moi non plus.
L’homme posa sa balle en mousse sur son bureau et se tourna vers moi pour
m’interroger du regard.
— Des suggestions ?
Il nous fallut près de trois heures et quarante minutes pour arriver à Searcy,
Arkansas. Rocky et moi avions pris la route tard, nous avions roulé de nuit. Il
s’était mis à pleuvoir vers 1 heure du matin. Nous arrivâmes sous la pluie dans la
petite ville dans laquelle Dane avait été vu en compagnie d’un homme étrange.
L’endroit dans lequel mon oncle s’était arrêté s’appelait le Norma’s Motel. Ce
n’était pas un lieu très chaleureux ou particulièrement avenant, d’autant plus
sous la flotte, mais nous devions savoir ce que la propriétaire avait vu
exactement. Le seul moyen d’obtenir des détails était de les lui demander de vive
voix. De toute façon, nous n’avions rien de mieux à faire.
Je garai ma voiture devant la façade longiligne de l’établissement, Rocky fit la
moue en observant les lieux.
— Les gens viennent ici pour baiser, dit-il avec dégoût, je n’ose pas imaginer
la gueule des draps.
J’arquai un sourcil.
— Tente de ne pas y penser, rétorquai-je en ouvrant ma portière.
Rocky et moi sortîmes de la Mustang, et nous réfugiâmes sous le porche.
Cependant, la petite traversée sous la pluie avait suffi à nous tremper de la tête
aux pieds. Le froid s’insinua par chacun de mes pores, mes dents se mirent à
claquer plus vite que ce à quoi je m’étais attendue.
— L’accueil est ouvert, déclara mon acolyte en me montrant du doigt une
petite cabine éclairée.
Je hochai la tête.
— Il y a toujours quelqu’un la nuit pour accueillir les clients de dernière
minute, affirmai-je en avançant vers l’accueil.
Je poussai la porte en bois de la réception et pénétrai à l’intérieur de la petite
pièce partiellement éclairée. Derrière un comptoir en iroko se tenait un homme,
une asperge malingre aux épaules voûtées et au regard endormi. La petite
clochette au-dessus de la porte tinta lorsque nous entrâmes, il lui fallut quelques
secondes pour se rendre compte que nous étions là.
— Heu… bonsoir, marmonna-t-il en se tournant vers nous.
Rocky et moi échangeâmes un regard en coin, le réceptionniste avait vraiment
l’air à l’ouest.
— Bonsoir, dis-je en venant me placer en face de lui, nous aimerions avoir
une chambre si possible.
Le jeune homme, qui ne devait pas être beaucoup plus vieux que moi, secoua
sa tête sur le côté pour éloigner la grande mèche qui lui tombait devant les yeux.
L’effort fut vain.
— Heu… ouais, ouais, une chambre double ou deux chambres séparées ?
— Une chambre double, répondit Rocky en observant l’intérieur de la pièce,
une moue répugnée sur son visage.
De toute évidence, le chasseur n’avait pas envie de se retrouver seul dans une
chambre à l’hygiène douteuse. Rocky détestait les motels.
— Des lits jumeaux ou…
— Jumeaux, jumeaux se sera parfait, déclarai-je avec empressement.
Le jeune homme acquiesça, puis se tourna vers une petite boite en bois
accrochée au mur. Il l’ouvrit, récupéra une clé et me la tendit.
— Chambre numéro 6, m’apprit-il. Les numéros sont inscrits sur les portes.
Je hochai la tête lentement et esquissai un sourire avant d’attraper le bras de
mon ami et de le pousser vers la sortie.
— Merci.
Sitôt la porte de la chambre refermée, le traqueur poussa un profond soupir. Il
alluma la lumière et serra les lèvres, l’air inquiet.
— J’aurais dû penser à prendre des draps.
Amusée par sa réaction démesurée, je levai les yeux au ciel et retirai mes
chaussures avant de me jeter sur l’un des deux lits.
— Arrête de râler, Garcia, et viens te coucher, il est tard. Demain, nous avons
du boulot.
Il me lança un regard horrifié.
— Tu comptes vraiment dormir là-dedans ? Ici, dans cette piaule ?
— Tu devrais chasser plus souvent Rocky.
— À ton avis, pourquoi je préfère me terrer dans mon entrepôt plutôt que
d’aller traquer les monstres comme vous le faites tous ? grommela-t-il en
décidant finalement d’approcher.
Le tatoué posa son sac à dos sur le lit vide et s’installa dessus, je gloussai en
sautant sur mes pieds pour me diriger vers la petite salle d’eau attenante. J’avais
oublié à quel point il détestait la chasse.
— Tu sais à qui tu me fais penser à agir comme ça ? lâchai-je en poussant la
porte de la salle de bain.
— Un gamin de 5 ans ? tenta-t-il.
Je souris.
— Non, à Billy Fisher, répondis-je en pensant au fils cadet de Curtis.
Rocky émit une exclamation outrée depuis la chambre, je secouai la tête de
gauche à droite en fermant la porte. Je devais prendre une douche et essayer de
dénouer mes muscles tendus par cette journée éprouvante.
— Ne me compare pas à Fisher s’il te plaît, Billy est taré.
Je fronçai les sourcils en retirant mon tee-shirt.
— Billy n’est pas taré, plaidai-je en augmentant le volume de ma voix pour
qu’il puisse m’entendre de là où il était, il est maniaque, mais pas taré.
Le petit frère de Nash avait des tocs. Il adorait la propreté, et exécrait la
saleté. De ce fait, il se comportait parfois bizarrement avec les autres, il n’aimait
pas être touché, par exemple. Si par malheur quelqu’un posait sa main sur lui
sans son consentement, ou par surprise, il se crispait et serrait si fort sa mâchoire
et ses poings qu’il en devenait rouge. Les moqueries fusaient quand la discussion
tournait autour de lui, notamment en partie parce qu’il n’était pas un bon
chasseur. Malgré tout ça, Billy était un gentil garçon, et je l’aimais bien. Et il
m’aimait bien aussi, si j’en croyais les conversations que nous avions parfois au
Teddy’s, quand il osait y venir.
Je restais une bonne demi-heure sous la douche. Contrairement à ce que
j’aurais espéré, l’eau chaude ne m’aida pas à me détendre ni à atténuer les
différents sentiments qui se bousculaient à l’intérieur de moi. Mon corps et ma
tête étaient en ébullition, ma migraine ne passait pas. J’étais en colère, blessée et
en même temps je ne pouvais m’empêcher de me dire que Nick n’avait pas
d’autre choix de se montrer si brut de décoffrage. Il possédait une moitié
sauvage qui ne jouait pas selon les mêmes règles que nous, qui n’obéissait à
aucune logique si ce n’était celle de sa nature profonde et animale.
J’étais déchirée en deux. Une partie de moi voulait se révolter face au
comportement absurde et insultant de mon compagnon, et une autre voulait
l’excuser et retourner auprès de lui pour me blottir contre lui. Malgré tout, je
savais que pardonner facilement ne l’aiderait pas à améliorer son attitude d’ours
mal léché. Il devait comprendre, alors de mon côté, je devais prendre sur moi et
me concentrer sur mon travail. C’était un mal pour un bien, dans le fond.

* *
Je n’avais pas dormi de la nuit. Ce qui expliquait sûrement que j’avais une
tête de déterrée abominable et que mon humeur était plus massacrante que
jamais. Même le chocolat chaud que j’avais commandé dans le petit restaurant
dans lequel nous nous étions arrêtés pour déjeuner n’était pas parvenu à me
détendre. Le motel n’offrait pas la formule du petit-déjeuner, nous avions dû
trouver un endroit où nous poser pour planifier notre journée.
Il fallait dans un premier temps que nous obtenions des détails sur la fameuse
dispute qu’avait observée Norma. Peut-être qu’elle avait omis de transmettre un
détail à mon grand-père, détail dont elle pourrait se souvenir si elle faisait un
effort. Ensuite, nous aviserions.
— Tu as une mine épouvantable, me lança le chasseur alors que nous
approchions de l’accueil après être revenus à l’hôtel.
Je grognai.
— Ouais, je sais ouais.
Tu m’étonnes que je le sais…
— Rien à voir avec mes ronflements, j’espère ?
Je secouai la tête de gauche à droite, un léger sourire étira mes lèvres.
— Non, rien à voir avec tes ronflements, le rassurai-je.
Nous entrâmes dans la petite cabine rattachée au motel l’un après l’autre, le
réceptionniste de la veille avait laissé sa place à une femme d’une cinquantaine
d’années. Une femme qui devait être Norma.
— Bonjour.
— Oh, bonjour, répondit-elle en levant la tête. Je suppose que vous êtes les
clients arrivés dans la nuit, c’est bien ça ?
Rocky acquiesça.
— Tout juste, un problème ?
La propriétaire des lieux esquissa un large sourire.
— Non, bien sûr que non, c’est juste que Lucas à oublié de vous faire signer
le registre.
Registre.
Le mot rebondit dans mon esprit comme une balle de ping-pong. Je fronçai
les sourcils et me redressai lentement.
— Registre ? répétai-je.
— Oui, dit-elle, tous les hôtels en ont un, enfin, dans la région en tout cas. On
ne fonctionne pas avec l’électronique ici.
Je souris.
— Oui, bien sûr. Hum, je peux signer ?
— Évidemment.
Je m’approchai du comptoir et me hissai sur la pointe des pieds pour atteindre
le livre poussiéreux qu’elle me tendait. J’attrapai le stylo qui y était attaché et
inscrivit un de mes noms d’emprunt sur le papier, tout en survolant les pages des
yeux. Un registre. Si mon oncle était descendu dans ce motel, un de ses noms
d’emprunt devait y être inscrit. Mieux encore, si son interlocuteur avait pris une
chambre ici, au même moment que lui, alors son nom devait également s’y
trouver. Il me fallait ce cahier.
— Et voilà, annonçai-je en lui rendant le livre. Heu, dites-moi, on risque de
s’absenter dans la journée pour faire un tour dans les environs…
— Un tour dans le coin ? pouffa-t-elle. Voyons les jeunes, il n’y a rien à faire
par ici.
Je me raclai la gorge.
— Une amie a emménagé dans le coin, mentis-je, on est venu pour lui rendre
visite.
— C’est vrai ? demanda-t-elle. Je ne savais pas qu’une nouvelle famille avait
emménagé ici, je connais tout le monde, vous savez.
Je haussai les sourcils. N’allait-elle jamais arrêter de poser des questions ?
— Comment s’appelle-t-elle ? reprit-elle. Je l’ai peut-être déjà vue ?
— J’en doute, tranchai-je d’un ton catégorique. Bien, quoi qu’il en soit,
j’aimerais savoir si je peux laisser mon matériel de photographie dans la
chambre, sans risquer qu’il ne soit volé ?
Rocky, à mes côtés, fronça les sourcils en se tournant vers moi.
— Vous voyez, j’y tiens beaucoup, ajoutai-je.
La quinquagénaire me dévisagea un moment, la bouche grande ouverte. Elle
cilla un instant avant de me répondre.
— Vous pouvez laisser votre matériel dans la chambre, bien sûr ! s’exclama-t-
elle, presque offusquée par ma demande. Le motel est équipé d’un système de
vidéo surveillance très performant, et Thomas fait des rondes toutes les heures
pour s’assurer qu’il n’y a pas de problème avec les clients.
— Un système de vidéo surveillance ? répétai-je.
Parfait.
— C’est super, c’était tout ce qu’il me fallait.
Lentement, je me tournai vers mon confrère et lui jetai un regard conquérant.
Il comprit soudainement où je voulais en venir, ses yeux s’agrandirent, un
sourire étira ses lèvres.
S’il y avait des caméras de surveillance, il devait y avoir des vidéos. Et s’il y
avait des vidéos, cela voulait dire qu’il y avait de fortes chances pour que
l’opposant de Dane ait été capturé par l’objectif. Si c’était le cas, alors nous
tenions peut-être notre premier suspect.
10
Nous regagnâmes notre chambre au pas de course, ou presque, mais fûmes
stoppés dans notre progression par le réceptionniste de la veille, qui nous barra la
route avant que nous puissions atteindre la porte. Il avait l’air aussi endormi que
quelques heures plus tôt, si ce n’était plus. Apparemment, lui non plus n’avait
pas beaucoup dormi.
— Eh, nous interpella-t-il en nous barrant le passage, j’ai oublié de vous faire
signer le registre hier soir à votre arrivée, ma patronne…
— On sait, l’interrompis-je rapidement, pressée de laisser mon acolyte se
servir de ses talents informatiques, nous avons croisé Norma.
Le jeune homme renversa sa tête en arrière, il riva son regard sur le plafond
du porche, la bouche entrouverte. Durant un long moment, il ne prononça pas le
moindre mot. Rocky et moi l’observâmes le temps de sa réflexion. Finalement,
le garçon acquiesça lentement.
— OK, dit-il simplement.
Plissant les paupières, j’observai l’employé, agacée. Toute cette attente pour
un simple « OK » ? Quelle perte de temps !
— Très bien, lançai-je alors en le contournant pour me diriger vers la porte de
notre chambre.
Alors que je posais la main sur la poignée de la porte sur laquelle était inscrit
le numéro 6, le jeune se tourna vers nous, il pointa un doigt dans notre direction.
— Vous êtes pas là pour les disparitions quand même ? demanda-t-il d’une
voix vaseuse.
Interloquée, je me tournai vers lui, les sourcils froncés.
— Disparitions ? répétai-je.
— Ouais, il y a pas mal de curieux qui viennent ici pour voir ce qui se passe
dans les environs, vous faites partie de ces tarés ?
Curieuse, je lâchai la poignée dorée et lui offris toute mon attention.
— De quelles disparitions vous parlez ? m’enquis-je.
Je n’avais entendu parler d’aucune disparition dans la région. Pas ces derniers
temps en tout cas.
Le réceptionniste enfonça ses mains dans ses poches et dansa d’un pied sur
l’autre. Ses yeux fatigués étaient rouges et injectés de sang. C’était peut-être dû
au manque de sommeil ou à la drogue. L’odeur de cannabis qu’il dégageait me
faisait pencher pour la drogue. Était-il fiable à 100 % ? Pouvions-nous nous fier
à ce qu’il nous racontait ?
L’écouter ne coûtait rien, aussi décidai-je d’attendre qu’il rassemble ses idées.
Après quelques secondes d’hésitation, durant lesquelles il chercha ses mots, il se
mit à parler.
— Des nanas, déclara-t-il alors, vous n’en avez pas entendu parler ? Vous
vivez dans une grotte ou quoi ?
Sa question le fit rire. Notre interlocuteur se mit à rire comme un idiot,
visiblement amusé par sa blague. Je haussai les sourcils et coulai un regard en
coin à Rocky, qui me le rendit.
— Des filles ont disparu en ville ? l’interrogea mon confrère en lui redonnant
son attention.
— Ouais, un paquet, affirma-t-il, des gamines surtout.
— De quel âge ?
Le salarié haussa une épaule désinvolte.
— Des petites filles de 10 à 12 ans, il me semble.
Cette affaire piqua ma curiosité. Peut-être était-ce ce qu’était venu faire Dane
ici ? Retrouver ces gamines ?
Baissant les yeux sur mon sac à bandoulière, je l’ouvris et fouillai dedans à la
recherche de mon porte-monnaie. J’y avais une photo de Dane avant de partir,
histoire de pouvoir rappeler le visage de mon oncle à Norma si cela s’était avéré
nécessaire. Finalement, c’était peut-être Lucas, l’employé perdu au regard vide,
qui allait pouvoir nous aider.
— Vous avez déjà vu cet homme ? lui demandai-je en lui mettant sous le nez
la photo de Dane.
J’adorais cette photo. C’était une des seules que j’avais de lui. Les chasseurs
n’aimaient pas les photographies en terme général. Mais cette après-midi, le jour
où nous avions pris ce cliché, nous passions tous un bon moment au Beaver
Lake, un lac de barrage situé entre Rogers et Eureka Springs. Arlene, Al, Don,
Dave, Dane et moi avions décidé de nous octroyer une journée de congé, même
si mon grand-père s’y était fermement opposé. Ce bougre était tout de même
venu, convaincu par mon oncle qui lui avait promis de faire ses fameux hot dogs
pour la route. Il n’avait pu résister, Dane était le meilleur pour les hot dogs. Ça
avait été une excellente après-midi. Nous nous étions tous prêtés au jeu de
l’objectif, et avions pris la pause devant l’eau paisible qui scintillait sous le soleil
éclatant qu’il faisait ce jour-là. C’était un super souvenir.
En repensant à cette journée, mon cœur ne put s’empêcher de se serrer dans
ma poitrine, comme pour me rappeler que Dane n’était plus parmi nous et qu’il
nous serait désormais impossible de passer de tels moments. Jamais plus. Pas
avec lui en tout cas.
Lucas fit mine de réfléchir, la bouche grande ouverte, et se pencha en avant
pour mieux observer la photographie, les paupières plissées.
— Heu… ouais, c’était un de nos clients. Un flic du FBI qui venait enquêter
sur l’affaire, ne me demandez pas son nom, je ne m’en rappelle plus.
Tu m’étonnes ! Stone comme il l’était, ce type ne devait même pas se souvenir
de ce qu’il avait mangé au petit-déjeuner ! Cependant, le fait qu’il se souvienne
de lui comme un agent du FBI me fit comprendre qu’il s’agissait bien de Dane.
Parfait.
— L’avez vous déjà vu en compagnie d’un autre homme ? ajoutai-je.
Le jeune homme se gratta le front, pensif.
— Ouais, une fois.
— Vous vous souvenez de quoi cet homme avait l’air ?
— Il portait un sweat, il est venu plusieurs fois parler à ce flic pendant son
séjour ici, nous apprit-il.
— Toujours le même homme ? intervint l’informaticien.
Lucas hocha la tête.
— À mon avis, c’était son indic.
— Son indic ? insistai-je.
— Ben ouais quoi, ce mec faisait partie du FBI, il devait forcément avoir un
indic, un type qui lui filait des renseignements quoi.
— Je sais ce qu’est un indic, assurai-je en levant les yeux au ciel. Avez-vous
remarqué chez lui des signes particuliers ? Hormis le fait qu’il portait un sweat-
shirt ?
L’employé du Norma’s Motel plissa soudainement les yeux et se redressa
lentement. Il fit basculer son poids sur ses talons un instant avant de revenir sur
ses pieds. Il nous observa tour à tour, et après une seconde d’inaction, se pencha
légèrement en avant. Sa voix avait baissé d’un ton quand il s’adressa à nous de
nouveau.
— Vous seriez pas de la police, vous aussi ? chuchota-t-il.
Me tournant vers Rocky une seconde, j’échangeai avec lui un regard amusé,
et me penchai par la suite en avant.
— C’est confidentiel, murmurai-je à mon tour.
Lucas ouvrit de grands yeux, et se redressa progressivement.
— Oh, souffla-t-il, ben ça alors…
— Lucas, écoutez…
— Vous connaissez mon nom ? Vous m’avez espionné ?
Dans mon dos, mon camarade ne put s’empêcher de pouffer, il fit passer son
rire étouffé pour une vilaine toux. Nous n’avions espionné personne, c’était sa
patronne qui nous avait dit son nom, mais ça, il ne le savait pas. J’avais la
certitude absolue que nous pouvions lui faire avaler n’importe quoi.
— Écoutez, repris-je en ignorant sa question pour faire planer le doute dans
son esprit, il faut que vous nous disiez ce que vous savez sur l’homme que vous
pensiez être un indicateur. Il se pourrait qu’il soit impliqué dans l’affaire des
disparitions. Nous avons besoin de tout ce que vous pourrez nous dire sur lui.
Je n’avais aucune idée de qui était cette personne ni si elle était véritablement
impliquée dans l’affaire des petites-filles disparues. Mais si Dane était entré en
contact avec lui quelques semaines avant sa mort, peut-être savait-il quelque
chose d’important ? Peut-être avait-il un rapport avec son meurtre ? Aucune
piste n’était à écarter. Et si cet homme connaissait Dane, il était bon d’en savoir
plus sur lui.
Le brun qui nous faisait face chercha un moment dans sa mémoire à la
recherche de souvenirs. L’opération sembla lui coûter, il devint rapidement tout
rouge. Je crus un instant qu’il allait tomber dans les vapes. Heureusement, ce ne
fut pas le cas. Le jeune homme sembla avoir une illumination, il claqua des
doigts brusquement.
— Ouais, y’a un truc qui me revient ! s’exclama-t-il.
— Chut, se moqua Rocky en posant un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
Lucas se recroquevilla sur lui-même, et baissa d’une octave.
— Désolé, s’excusa-t-il avant de poursuivre plus calmement, le mec avait un
tatouage.
— Un tatouage ? Comment avez-vous pu voir un tatouage alors qu’il portait
un sweat ? rétorqua mon ami, suspicieux.
L’homme secoua la tête.
— Parce qu’il n’était pas sur son torse ou sur ses bras, mais sur son visage.
Je fronçai les sourcils, cette révélation rebondit dans mon esprit comme une
balle de ping-pong. Ce nouvel élément s’ajouta à ceux que je possédais déjà au
sujet de cet individu mystérieux. Norma avait confié à Al que le type était
suspect, « louche » avait-elle dit. Le gars mesurait selon elle entre 1 m75 et
1 m 80.
Soudain, je pris conscience avec horreur que je connaissais un homme de
cette taille, à l’allure particulière, qui portait souvent des sweats amples, et qui
arborait un tatouage au-dessus de l’arcade de son sourcil droit.
Ce n’était pas possible. Ce n’était pas lui. Il ne vivait pas ici.
— Quel genre de tatouage ? articulai-je difficilement en tentant de calmer les
battements de mon cœur devenus trop rapides à mon goût.
Respire Poppy, respire. Ce n’est pas lui. Ça ne peut pas être lui.
— Une croix, une croix comme celle du Christ, répondit-il.
Cette révélation eut l’effet d’un coup violent porté en plein milieu de ma
poitrine et me coupa le souffle. Cette fois, ce fut à mon tour de croire que j’allais
défaillir. Sous le choc, je reculai d’un pas et remerciai le réceptionniste en
marmonnant, avant d’ouvrir précipitamment la porte de notre chambre et de
m’engouffrer à l’intérieur, Rocky sur les talons. Quand la porte fut refermée
derrière nous, mon confrère s’adossa contre celle-ci, aussi surpris et ahuri que je
l’étais. J’avais chaud, très chaud, mes mains étaient soudainement devenues
moites, j’avais des bouffées de chaleur, j’avais besoin d’air.
Dans le but de me rafraîchir, je retirai ma veste prestement et la jetai sur le lit.
Ce n’était pas possible, j’étais en plein cauchemar.
— C’est pas possible, lança Rocky en secouant la tête de gauche à droite.
Je hochai vivement la tête.
— C’était exactement ce que j’étais en train de penser, ce n’est pas possible,
Dane ne lui parlait plus depuis des années, et cet enfoiré vit à une heure et demie
d’ici ! Il ne se serait jamais déplacé pour parler à mon oncle ! Et puis, pourquoi
l’aurait-il fait ?
C’était insensé !
— Pourtant, reprit-il, nous connaissons bien une personne qui réunit toutes les
caractéristiques du mystérieux inconnu, du sweat-shirt au tatouage, je ne vois
qu’une seule personne possible, ça ne peut pas être une coïncidence ! Ça ne peut
être que John !
John. Ce nom fit monter en moi un sentiment de dégoût si violent qu’il me fit
tourner la tête. Je m’installai au coin de mon lit et me passai une main dans les
cheveux. Je devais voir la vérité en face, Rocky avait raison, il n’y avait qu’une
seule personne qui réunissait ces fameuses spécificités et c’était bien John
Evans. Mon père.
Je soupirai.
— Il faut visionner les vidéos des caméras de surveillance avant de se
précipiter, dis-je pour gagner du temps.
Je n’avais pas envie d’envisager la possibilité de devoir aller voir mon père
pour lui demander des explications. Je priai intérieurement pour qu’il s’agisse
d’un autre homme, et pas de mon géniteur.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, si c’est lui je veux dire ? me demanda mon
acolyte.
Je fronçai les sourcils. « Fuir, et ne jamais revenir », aurais-je voulu lui
répondre.
— J’irais le voir et je lui demanderais des explications.
Si c’était bien lui qui rendait visite à Dane à Searcy, alors il allait devoir se
justifier. Si c’était le cas, j’étais la seule à pouvoir le questionner. Plus personne
ne lui adressait la parole. Il n’avait quasiment que des ennemis parmi les
chasseurs, la faute à son incompétence et à son caractère de merde. C’était un
sale con, tout le monde le savait. Résultat, mon père et ma mère vivaient comme
des reclus dans leur baraque défraîchie, loin de la vie sociale. Personne n’allait
vouloir s’aventurer chez eux pour se confronter à mon père. C’était moi qui
allais devoir le faire. Si bien sûr, il s’agissait vraiment de lui. Ce que je
n’espérais pas.
— Tu t’en sens capable ? s’enquit Rocky, l’air inquiet.
Mon ami savait qui était mon père, quel genre de cinglé il était. Nous avions
grandi ensemble, après tout. Je ne comptais plus le nombre de fois que Rocky
m’avait vu revenir avec des bleus. Il savait très bien ce qui s’était passé derrière
les murs de ma maison, ce qui s’y passait toujours, tout le monde le savait.
— Il va bien falloir.
Rocky ne mit pas plus de cinq minutes pour pirater le système informatique
du motel. Il parvint à accéder aux caméras de surveillance en un éclair, si bien
que je ne compris même pas comment il s’y était pris. Il bidouillait toutes ces
machines avec une dextérité impressionnante, alors que moi, j’avais du mal à
commander un tee-shirt sur le net !
Alors que j’étais une quiche en matière d’informatique, Rocky, lui, était le
meilleur. Nous pûmes de ce fait facilement visionner les vidéos prises les jours
précédant notre arrivée, et surtout, les semaines qui s’étaient écoulées avant
celle-ci.
— On a de la chance que les enregistrements soient encore là, lança mon
partenaire de chasse en fixant l’écran qui lui faisait face.
— Il aurait pu en être autrement ? le questionnai-je.
Il acquiesça.
— Si Norma avait eu l’idée de supprimer le contenu du dispositif de stockage
pour gagner de la place, alors oui, il aurait pu en être autrement.
— Une chance qu’elle n’en ait pas eu l’idée alors, rétorquai-je.
Mon associé et moi lorgnâmes l’écran du Mac qui nous faisait face, installés
sur l’un des deux lits de la chambre. Les rideaux étaient tirés, nous avions beau
être en plein jour, aucune once de lumière ne filtrait dans la pièce, nous étions
plongés dans la pénombre. Nos visages respectifs étaient simplement éclairés par
l’écran du PC portable posé sur les genoux de l’informaticien. Nous avions l’air
blafards sous cette lumière artificielle, nos corps disparaissaient dans le noir
alors que nos visages ressortaient mystérieusement dans cette obscurité. Nous
avions l’air de fantômes ou de zombis scotchés à un ordinateur. Quiconque serait
entré dans la pièce à cet instant aurait sûrement pris la fuite de peur de se faire
attaquer par les créatures curieuses dont nous avions l’air l’un et l’autre.
— OK, alors Dane était ici il y a trois semaines, c’est ça ?
Je hochai la tête.
— C’est ça, d’après les informations qu’Al m’a envoyé ce matin, il s’est
trouvé ici pendant quatre jours à compter du 4 octobre.
— Très bien, alors on va remonter jusqu’à cette date, dit-il, et visionner les
vidéos jusqu’à ce que Dane arrive, et surtout, jusqu’à ce que sa route croise celle
du tatoué. Et à ce moment-là, nous découvrirons s’il s’agit de John ou de
quelqu’un d’autre.
Lentement, je hochai la tête. Priant malgré tout pour qu’il ne s’agisse pas de
lui. Parce que si c’était le cas, je n’étais pas certaine d’être capable de me
confronter à lui.
La Jeep de Dane se gara sur le parking du motel à 14 h 30, le 4 octobre
dernier. Nous le vîmes descendre de son véhicule, récupérer un sac de sport et se
rendre à la réception. Mon oncle portait le blouson en cuir de style aviateur qu’il
arborait tout le temps. Tout comme son fauteuil, c’était sa femme qui le lui avait
offert quelques années plus tôt. Il ne s’en séparait jamais, sa femme était morte
plusieurs années avant lui, il n’avait jamais voulu se séparer des objets qu’elle
lui avait laissés. Peut-être étaient-ils réunis désormais ? Je l’espérais en tout cas.
Le chasseur, après avoir récupéré les clés de sa chambre, resta enfermé dans
celle-ci une bonne quinzaine de minutes avant de ressortir, de se mettre au volant
de son véhicule, et s’en aller pour le reste de la journée. L’homme ne revint que
le soir, alors que la nuit était tombée, un sac de fast-food à la main. S’il enquêtait
sur les disparitions des gamines à ce moment-là, il avait sûrement dû passer la
journée à travailler. Il regagna sa chambre et s’y cloîtra de nouveau.
Rocky et moi crûmes d’abord qu’il allait nous falloir éplucher les journées qui
avaient suivi celle-ci pour découvrir qui était vraiment l’inconnu au tatouage,
mais nous avions tort. Vers 1 heure du matin, un vieux 4 x 4 américain se gara
sur le parking désert du Norma’s Motel. Je reconnus immédiatement le modèle,
ma mâchoire se crispa alors que l’homme au volant éteignait le moteur et
s’extirpait de son véhicule. À ma droite, je sentis Rocky se raidir et se tourner
vers moi.
Gardant les yeux rivés sur l’écran, j’observai le nouvel arrivant réajuster son
sweat ample à l’aide de gestes nerveux. C’était un homme. Un homme d’une
quarantaine d’années, qui arborait un tatouage en forme de croix au-dessus de
son sourcil droit. Je n’eus plus aucun doute sur son identité lorsqu’il leva les
yeux vers la caméra installée au sommet d’un des poteaux du porche. Son regard
injecté de sang sembla alors croiser le mien, ce fut comme si, à ce moment-là, à
travers l’objectif de l’appareil, il me voyait, moi.
Un long frisson glacé remonta le long de ma colonne vertébrale. J’avalai
difficilement ma salive alors que John Evans se mettait à couvert sous le porche.
Il alla ensuite frapper à la porte de la chambre de mon oncle.

11
Je n’étais pas revenue chez mes parents depuis mes quatorze ans. C’était à cet
âge-là que j’avais quitté la maison et que je m’étais installée chez mon grand-
père. Il m’avait recueillie après une énième dispute avec mon père qui, cette fois,
avait bien failli très mal tourner.
J’avais grandi avec mes deux grandes sœurs, ma mère et mon père. Mes
sœurs, plus âgées et jumelles de surcroît, ne m’avaient jamais vraiment
considérée comme l’une des leurs. J’étais la petite dernière, celle qui restait dans
son coin et qui passait tout son temps le nez plongé dans des bouquins occultes.
Très tôt, j’ai su que je voulais être une chasseuse. Mon père était un chasseur,
ma mère, mon grand-père et les trois quarts des membres de ma famille l’étaient
aussi. Je voulais être comme eux, faire comme eux, traquer des monstres et
sauver des gens. Alors dès que j’en avais l’occasion, je piquais chez mon grand-
père ses vieux bouquins poussiéreux et je les lisais, cachée dans le placard de ma
chambre, éclairant les pages jaunies à l’aide de ma lampe torche. Résultat des
courses, mes sœurs, qui ne voulaient strictement pas être chasseuses, ne
partageaient pas grand-chose avec l’enfant que j’étais à l’époque. Nous n’étions
donc pas très proches. Je ne pouvais pas compter sur leur soutien face à mon
père.
John Evans était un tyran. Un alcoolique, un drogué et un cinglé qui prenait
un malin plaisir à cogner dès que ça le chantait. Ma mère et moi étions ses
souffre-douleur, mais j’avais tendance à penser qu’il appréciait s’acharner sur
moi. Bizarrement, il ne s’en était jamais pris à mes frangines, elles n’avaient
jamais reçu la moindre gifle. Sûrement était-ce parce qu’elles étaient ses
premières filles, ses premières mioches. Moi j’étais la déception. Après deux
filles, mon père rêvait d’avoir un garçon, malheureusement pour lui, pas de pénis
à l’arrivée. Ma mère n’est jamais parvenue à mener une grossesse à terme après
moi. Ce qui, à mon sens, était en grande partie dû au fait que son enfoiré de mari
ne cessait de lui taper dessus.
John ne m’avait jamais témoigné le moindre intérêt. Je l’ennuyais et, d’après
lui, je ne servais pas à grand-chose, si ce n’était lui coûter du pognon, ce qu’il
n’avait pas. Voilà ce que j’étais à ses yeux : un gouffre à fric qui lui coûtait un
blé monstre à nourrir, à habiller et à loger. Du coup, quand il était en colère ou
trop bourré, ou alors les deux à la fois, ce qui était très souvent le cas, c’était
Poppy qui trinquait ! Il lui était facile de rejeter toutes ses fautes, ses déceptions,
sa frustration et sa rage sur une gamine non désirée.
La vérité, c’était que John n’était jamais parvenu à atteindre la gloire de son
père, Al, qui avait toujours été considéré comme le meilleur chasseur de son
temps. John voulait être comme lui, mais il était bien moins bon traqueur.
Nettement moins bon. Il foirait la plupart des chasses qu’il entreprenait, et ça
depuis toujours, ne parvenant jamais à atteindre la notoriété de celui qu’il
idolâtrait. Très jeune, il était tombé dans la drogue, puis ce fut l’alcool. C’était
son moyen à lui d’oublier sa propre médiocrité. Les choses ne s’étaient pas
arrangées avec le temps.
À 21 ans, mon père se mariait avec ma mère, un an plus tard, ils avaient les
jumelles. Quatre ans après, c’était mon tour.
Durant toute mon enfance, j’avais tenté d’échapper à mon père et à ses coups.
J’avais passé le plus de temps possible en dehors de la maison, et je faisais en
sorte, lorsque j’y étais, de ne prononcer aucun mot de peur d’agacer mon
paternel. En grandissant, alors que je commençais à me perfectionner dans le
domaine de la chasse, cette situation était devenue de plus en plus difficile à
vivre. À l’adolescence, un besoin de révolte est monté en moi, supporter mon
père est rapidement devenu compliqué, voire impossible.
Un jour, le soir de mes 14 ans pour être plus précise, ma mère m’avait préparé
un gâteau pour l’occasion. Elle voulait fêter mon anniversaire pour me faire
plaisir et pour me féliciter d’une chasse que j’avais menée à bien en compagnie
de mon grand-père. John, qui était rentré bourré comme pratiquement tous les
soirs de l’année, avait hurlé sur ma mère pour avoir organisé ce qu’il appelait
une fête, et qui ne se résumait en fait qu’à un gâteau au chocolat posé sur la table
de la cuisine et à quelques confettis. Les coups étaient rapidement partis, un pour
commencer puis plusieurs.
Je me souvenais de mes sœurs, montant à l’étage en courant pour échapper à
ce déferlement de violence qui les avait instinctivement fait hurler de peur. Je me
rappelais aussi avoir récupéré le flingue tout neuf que m’avait offert Al. Je
l’avais chargé puis braqué sur le crâne de mon père, occupé à rouer ma mère de
coups de poing.
Je lui avais ordonné de la laisser tranquille, d’une voix qui, encore
aujourd’hui, ne m’avait pas semblé être la mienne. John s’était lentement
redressé et s’était retourné pour me faire face. J’avais alors retiré la sécurité de
45 millimètres et l’avais menacé de lui faire exploser la cervelle si jamais il osait
retoucher ma mère. Celle-ci était encore couchée par terre à ce moment-là, sur le
carrelage de la cuisine, le visage en sang. Malgré tout, ça ne l’avait pas empêché
de me supplier d’arrêter, de ne pas faire de mal à son époux. John avait profité
d’un instant d’inattention de ma part pour riposter, il avait envoyé l’arme
valdinguer et m’avait sauté dessus. Nous nous étions battus, longtemps. Ça
m’avait semblé durer des heures alors qu’il ne s’était sans doute écoulé que
quelques minutes avant qu’il ne prenne le dessus. Mon père avait alors entouré
mon cou de ses doigts, et avait serré si fermement que ma respiration s’était
immédiatement coupée.
Malgré mes tentatives pour me libérer, rien n’y avait fait. John était entré dans
une colère si noire qu’il m’aurait tuée s’il n’avait pas été arrêté par l’arrivée de
Curtis Fisher, notre voisin. Alerté par les bruits, il avait eu la bonne idée de se
pointer avec son fusil de chasse. Il avait sommé mon père de me relâcher, sous
peine de lui exploser la tête. John m’avait alors relâchée. La suite, je ne m’en
rappelais plus très bien.
J’avais fini à l’hôpital, une fois de plus. Je me souvenais de m’être réveillée
dans une chambre aseptisée, Al à mon chevet. Il m’avait dit que je n’avais plus à
retourner chez mes parents, et qu’à partir de ce jour, je vivrais chez lui. Je n’étais
jamais plus rentrée chez moi, et avais quitté la maison sans même faire mes
affaires. Le jour de ma sortie de l’hôpital, mon grand-père m’avait amenée faire
les magasins pour m’acheter de nouvelles fringues et tout le nécessaire d’une
gamine de 14 ans. Mes sœurs avaient quitté Pine Bluff un an après cette histoire,
je n’avais plus beaucoup de nouvelles d’elles depuis.
Ma mère avait fait en sorte de m’appeler une fois par semaine. Au début. En
grandissant, les appels s’étaient espacés, pour finalement ne plus exister.
Je l’avais revue pour la première fois depuis longtemps quelques jours plus
tôt, afin de lui annoncer la mort de Dane. Qu’elle avait accueillie avec
indifférence, d’ailleurs. Je m’étais juré de ne jamais revenir ici, à Pine Bluff.
Pourtant, c’était bien devant leur maison que j’étais à présent. Celle dans
laquelle j’avais grandi.
La bâtisse n’avait pas changé d’un pouce. La maison était toujours la même
que dans mon souvenir, avec son bois peint abîmé, ses mauvaises herbes qui
poussaient en touffes dans le jardin et le rocking-chair ancien sur le perron. Mon
cœur se serra à cette vision, je n’arrivais pas à bouger, comme si j’étais pétrifiée.
Après notre découverte au Norma’s Motel, Rocky et moi avions rendu la clé
de notre chambre, réglé la note, et nous étions remis en route. Il m’avait
accompagné jusqu’ici, m’avait même proposé d’aller parler à mon père à ma
place, mais j’avais refusé. J’avais garé ma voiture à quelques rues de chez mes
parents et étais remontée à pied jusqu’à la maison. Seule. Maintenant que j’y
étais, je ne savais pas quoi faire.
J’aurais aimé que Nick soit là. Pour la première fois depuis notre dispute, sa
présence me manquait vraiment. J’aurais voulu qu’il soit à mes côtés. Lui aurait
su comment me calmer, comment faire pour apaiser les battements de mon cœur,
beaucoup trop rapides à cet instant. Il me manquait et je n’avais qu’une envie,
me blottir dans les bras de mon loup et m’éloigner autant que possible de cette
baraque défraîchie. Mais John savait peut-être des choses sur la mort de Dane,
peut-être même avait-il quelque chose à voir là-dedans. Ce qui expliquerait la
réaction étrange de ma mère.
Je ne devais écarter aucune piste exploitable. John devait fournir des
explications, et j’étais la seule à pouvoir les lui soutirer.
Inspirant profondément, je me forçais à faire un pas en avant. Ce fut la boule
au ventre que je traversai le jardin mal entretenu de la maison familiale, et que je
montai les marches bancales du perron. Je levai mon poing refermé, et
m’apprêtais à frapper lorsque les bruits d’un match de base-ball me parvinrent
aux oreilles. Mes sourcils se froncèrent, le son de la télévision était si fort qu’il
filtrait même à travers les murs. Ça ne sentait pas bon. Gamine, mon père
montait toujours le son de la télé avant de cogner.
La paralysie laissant sa place à l’inquiétude, j’entrechoquai mes doigts contre
la porte brutalement et reculai d’un pas en attendant que l’on vienne m’ouvrir.
J’avais frappé suffisamment fort pour couvrir le bruit du match. Si la porte ne
s’ouvrait pas d’ici une minute, j’allais la défoncer et l’ouvrir de force, c’était
certain.
Heureusement, alors que je m’apprêtais à frapper une nouvelle fois, j’entendis
la clé tourner dans la serrure. La porte s’entrebâilla, ma mère se risqua à lancer
un regard par-delà l’embrasure de celle-ci. Elle n’avait pas retiré la chaîne.
Quand ma génitrice me reconnut, ses yeux s’écarquillèrent, ses doigts se
serrèrent contre le bois de la porte.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? me demanda-t-elle dans un murmure.
De là où je me trouvais, je ne voyais que ses yeux ; elle me lançait un regard
inquiet à travers l’entrebâillement de la porte d’entrée. Elle cachait son visage,
mon père lui avait encore tapé dessus, j’en étais persuadée.
— Laisse-moi entrer, lui intimai-je alors d’une voix sévère.
Ma mère secoua vivement la tête.
— Il faut que tu t’en ailles maintenant, s’il te plaît Po…
— Qui c’est, bordel ?
La voix grasse de John Evans se fraya un chemin jusqu’à mes tympans. Une
vague de dégoût intense remonta le long de mon corps, faisant se dresser les
poils sur ma nuque, j’en eus presque la nausée. Mes poings se crispèrent, ma
mâchoire également, j’avalai difficilement ma salive en relevant le menton.
— Ouvre-moi cette porte, maman, répétai-je en accentuant mon froncement
de sourcils.
Soudain, ma mère fut tirée en arrière, elle poussa une sorte de jappement alors
que la porte se refermait brusquement. J’entendis la chaîne qui retenait celle-ci
maintenue à son encadrement coulisser. Elle se rouvrit directement, sauf que
cette fois, c’était mon père qui se présenta à moi.
Le revoir me fit l’effet d’un coup brutal porté en plein visage. Son regard
sombre couleur ébène transperça le mien, je reconnus son air mauvais, sa
silhouette sèche, ainsi que le petit rictus vicieux qu’il arborait à chaque fois qu’il
me regardait. Je détestais son regard, je détestais le voir me dévisager comme
s’il avait de grands projets pour moi, des projets qui concernaient ses poings
projetés contre mon visage.
— Tiens donc, dit-il d’une voix faussement mielleuse, mais regardez qui
voilà, Poppy. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Ma mère se posta dans le dos de mon père, elle se risqua à me jeter un regard
par-dessus son épaule. Je n’eus aucun mal à percevoir sa mine déconfite et
surtout, sa lèvre inférieure fendue sur le côté droit. L’une de ses narines était
encerclée de rouge, comme si le sang n’allait pas tarder à se mettre à couler, ou
alors que ça avait déjà été le cas et qu’elle l’avait essuyé précipitamment. Mes
lèvres se pincèrent, je redonnai mon attention à mon géniteur.
— Il faut qu’on parle, John, déclarai-je sèchement.
L’homme arqua un sourcil.
— Vraiment ? Alors tu devrais sûrement entrer, pour qu’on puisse discuter.
Ma mère s’agrippa soudainement à son bras, elle planta son regard dans le
mien en émergeant aux côtés de son mari.
— Poppy, tu devrais t’en aller, dit-elle, ton père est fatigué et…
— La ferme Sarah, gronda le chasseur, la faisant immédiatement taire, Poppy
ne vient pas nous voir souvent, il faut en profiter. Entre, je t’en prie.
Je n’aimais pas le ton de John. Tout chez lui transpirait l’hypocrisie quand il
s’adressait à moi. Son air était mauvais, désagréable, les muscles sous le
débardeur qu’il portait étaient tendus, crispés. Ses joues et son nez étaient
légèrement rougis, signe qu’il devait avoir pas mal picolé. Il était saoul, je
l’avais vu plusieurs fois dans cet état pour en être persuadée. S’il voulait que
j’entre, ce n’était sans doute pas pour une discussion père-fille. Je le savais très
bien, mais pour autant, je ne pouvais plus faire machine arrière. Si je voulais des
réponses, je devais entrer.
Quand le traqueur s’écarta pour me laisser passer, je pris mon courage à deux
mains et entrai dans la maison. Je fis de mon mieux pour avancer d’un pas
assuré, sans laisser quoi que ce soit transparaître de mon malaise intérieur. J’étais
sur mes gardes. Pourtant, quand la porte se referma derrière moi, qu’un bras
m’enserra le cou et que mon dos fut plaqué contre un torse, je ne pus
m’empêcher de proférer une exclamation de surprise. Mon père serra son avant-
bras contre ma gorge alors que ma génitrice poussait un cri étouffé.
— John, je t’en prie ! hurla-t-elle.
Le bras écrasé contre ma trachée me coupa instantanément le souffle. J’ouvris
la bouche à la recherche d’air, alors que mes yeux cherchaient un point où se
fixer. Dans la périphérie de mon champ de vision, il n’y avait que le couloir de
l’entrée et l’escalier menant à l’étage au bout de celui-ci, je serrai d’une main le
bras contre mon cou, et relevai le menton.
— Comment oses-tu te pointer ici après toutes ces années, espèce de petite
salope ? éructa mon assaillant près de mon oreille. T’as pas honte de revenir
après t’être tirée comme une chienne ?
Instinctivement, j’envoyai mon coude en arrière et le plantai dans le ventre de
mon opposant. Il poussa un râle rauque alors que je lui en envoyai un deuxième,
le forçant à me libérer de son étreinte solide. Un sifflement traversa mes lèvres
lorsqu’il me délivra, je me retournai d’un bond et plaquai mes mains sur ses
épaules pour le repousser en arrière. Son dos heurta violemment la porte
d’entrée, ma mère recula prestement, une main sur la bouche. Elle tremblait de
ton son corps, comme ça arrivait quand mon père et moi nous disputions et
qu’elle ne savait pas de quel côté se placer. Évidemment, elle finissait toujours
par lui donner raison, à lui, et moi, je me retrouvais toujours dehors, abandonnée
et seule.
Par chance, j’étais parvenue à me blinder au fil des années, ce genre de chose
ne me touchait plus et malheureusement pour mon père, je n’avais plus peur de
lui. J’étais furieuse. Peut-être avais-je aujourd’hui l’occasion de laisser sortir la
rage que je m’efforçais de contenir depuis toutes ces années.
— Ne me touche pas espèce d’enfoiré ! criai-je à mon tour, hors de moi.
John Evans se mit à ricaner, il se redressa en riant grassement. Sa lèvre
supérieure se retroussa en une grimace sadique, découvrant ainsi ses dents
jaunies par la cigarette et une mauvaise hygiène buccale.
— Tu viens chez moi, dans ma maison, après tout ce temps, et tout ça pour
quoi ? Pour me donner des ordres ? beugla-t-il.
— Dane est mort, rétorquai-je alors, et je sais que tu es allé le voir quelques
semaines avant qu’il ne le soit. À Searcy. Tu te rappelles de Searcy, John ?
Les traits du visage de mon père se déformèrent, il serra les dents en se
décollant du bois de la porte d’entrée.
— Ton oncle était un connard, pesta-t-il, il a mérité ce qui lui est arrivé,
maintenant, casse-toi de chez moi !
Soudain, John me sauta dessus, ma mère explosa en sanglots alors que je
laissais tomber mon sac au sol, et que j’entreprenais de me défendre.
Ce n’était pas la première fois que je me battais contre John. Je connaissais
chacun de ses mouvements, chacun de ses coups. Mon père était prévisible, sa
technique de combat n’avait pas changé.
D’abord, il replia son poing droit et le jeta dans ma direction ; je reculai
rapidement, esquivai le coup et attrapai au vol son poignet lorsque sa main passa
près de moi. Je serrai sa peau entre mes doigts, abaissai son bras et lui envoyai
mon poing libre en plein visage. Mes phalanges fermement serrées s’écrasèrent
contre son nez, le sang jaillit. Ma mère tomba à genoux en poussant un cri
déchirant. Ses paupières étaient closes, elle maintenait ses paumes contre ses
oreilles, comme pour ne pas voir ce qui se passait sous ses yeux. Elle ne voulait
pas le voir, elle ne voulait pas assister à cette bagarre.
John poussa une protestation de douleur lorsque son nez craqua. Sa tête fut
entraînée vers l’arrière alors que le sang se mettait à couler à flots sur ses lèvres
et sur son menton. Folle de rage, je tordis son bras dans son dos, le forçant ainsi
à se retourner, et appuyai mon pied contre le creux de son genou, le faisant plier.
Sa jambe céda, il posa un genou à terre en grondant. Je remontai son bras entre
ses omoplates et me penchai en avant. Ma poitrine se colla contre son dos.
— Dane était un homme formidable, lui hurlai-je, enragée, tu ne lui arrivais
même pas à la cheville, que ce soit en tant qu’homme, ou en tant que chasseur !
Maintenant, dis-moi ce que tu faisais à Searcy le soir de son arrivée là-bas !
Qu’est-ce que tu es allé y faire ? Je t’ai vu sur les caméras de vidéo surveillance
du motel !
John pencha brusquement sa tête en avant de l’entraîner vers l’arrière. Son
crâne heurta mon menton douloureusement, je reculai par instinct en titubant
légèrement. Le choc fut brut, dur. Des étoiles se mirent à danser devant mes
yeux, le goût du sang emplit rapidement ma bouche.
Alors que je tentais de reprendre mes esprits, un coup me heurta en plein
ventre. Je me pliai en deux et ne me laissai plus le temps de la réflexion, il fallait
réagir, il n’était pas question de laisser mon père gagner une nouvelle fois.
Secouant la tête de gauche à droite, j’ignorai la douleur qui me vrillait
l’abdomen et me redressai tant bien que mal. Mon père essaya de m’assener un
nouveau coup de poing, sur le visage cette fois, mais je bloquai son assaut en
attrapant ses phalanges au vol. De ma main libre, je serrai mes doigts entre eux
et lui rendit le coup qu’il m’avait porté, avant de relever le poing de nouveau et
de le projeter contre son visage. Mon père vacilla sur ses pieds, sonné, mais je ne
m’arrêtai pas et continuai de frapper.
Je n’étais plus moi-même. La rage l’avait emporté sur ma raison. J’étais
aveuglée par ma colère, je ne pouvais plus m’arrêter de le cogner, j’étais dans un
état second, tant et si bien que je ne parvenais pas à réfléchir. Ma seule intention
était de faire du mal, de briser, de détruire. Je voulais faire payer John pour ces
années de maltraitance, je voulais le faire payer pour celles qu’il faisait encore
vivre à ma mère. Cet homme m’avait volé mon enfance, mon adolescence, il
avait fait de moi la fille renfermée que j’étais aujourd’hui, celle qui refusait
d’être heureuse. Il m’avait détruite, je voulais faire de même avec lui.
Enragée, je me jetai au sol lorsque John s’effondra sous la violence de mes
coups. J’ignorai les cris de ma mère pour m’installer à califourchon sur ses
cuisses, et continuer à le rouer de coups sauvages. Mes poings s’écrasaient
contre son visage. Mes doigts étaient en sang, mélange de celui de mon géniteur
et du mien. Cependant, je ne ressentais pas de douleur au niveau de mes
phalanges, celle-ci était occultée par ma fureur.
— Poppy, je t’en supplie arrête ! hurla ma mère d’une voix déchirante,
désespérée.
J’entendais ses supplications. Non, je les percevais seulement. Les cris de ma
mère me parvenaient aux tympans, je les percevais, certes, mais je n’en pris pas
compte et continuai de frapper, encore et encore, sans m’arrêter. Enfin, jusqu’à
ce qu’une main s’empare de mon poignet au vol et m’empêche d’aller plus loin.
Je me stoppai instinctivement, le souffle court. Ma poitrine se soulevait de
manière frénétique, ma respiration était rapide, trop rapide. Je haletais en
reprenant peu à peu mes esprits. Le visage ensanglanté de mon père s’imprégna
sur ma rétine, mes yeux s’écarquillèrent et ma bouche s’ouvrit en grand lorsque
je réalisai qu’il était inconscient. Son visage était méconnaissable, tâché d’un
liquide visqueux qui coulait sur le sol.
Choquée par ma propre violence, je secouai la tête de gauche à droite. La
main qui enserrait mon poignet caressa ma peau, une paume chaude se glissa
dans la mienne.
— Evans, murmura une voix rocailleuse, regarde-moi ma belle, c’est terminé
maintenant, je suis là.
Lentement, je me tournai vers la voix masculine à l’accent écossais et
découvris non sans une certaine surprise le visage de mon compagnon. Celui-ci
était accroupi près de nous. Ses yeux gris plongèrent dans les miens, mon corps
sembla être frappé d’une vague réconfortante qui anesthésia ma colère noire, je
revins entièrement à moi, la rage fit rapidement place à l’effroi.
— Nick, je… je…
— Chut, ça va aller, me coupa-t-il en tirant sur ma main pour m’attirer à lui,
tout va bien.
Le loup me força à quitter ma position, il entoura ma taille de son bras libre et
se releva. Mes jambes étaient en compote, mes membres me paraissaient lourds.
Nick dut m’aider à tenir debout. Il enroula ses bras puissants autour de moi, me
plaqua contre son torse massif et me serra contre lui dans une étreinte
protectrice. Je m’agrippai à ses épaules de manière désespérée et enfouis mon
visage dans le creux de son cou alors qu’il faisait de même. Une personne passa
près de nous, je ne levai pas les yeux pour voir de qui il s’agissait. J’étais
sonnée, complètement choquée. Nick était mon seul point d’ancrage, la seule et
unique chose qui ne me faisait pas perdre la tête. Je n’avais aucune idée de la
manière dont il était arrivé ici, ni même de comment il avait su où je me
trouvais, mais ça n’avait aucune importance. Il était là, avec moi.
Inspirant profondément, je tentai d’emplir mes narines de son odeur afin de
faire disparaître de mon nez le parfum métallique et désagréable du sang. Dans
mon dos, un homme toussa. J’entendis également ma mère pleurer.
— Il est en vie, déclara une voix que je reconnus immédiatement comme celle
d’Alexeï.
Interloquée, je me détachai à contrecœur de ma moitié avant de me tourner
vers mon père. Le Gamma était installé à son chevet, il avait dû utiliser ses dons
pour porter secours à mon géniteur, puisque celui-ci revint rapidement à lui. Son
visage était toujours rougi par le sang, mais il ne semblait plus avoir aucune
blessure, tout était revenu à sa place.
John toussa, longtemps. Il roula sur le ventre et cracha un filet de liquide
poisseux sur le parquet de l’entrée. Alexeï se releva, il jeta au chasseur un regard
méprisant avant de venir se placer à la gauche de son Alpha. Il m’adressa un
coup d’œil affectueux en pressant mon épaule dans un geste qui se voulait
réconfortant.
— Debout, cracha sèchement le Lieutenant du Sud à l’attention de mon père.
John Evans, groggy, mit un moment à revenir à lui. Il s’essuya
maladroitement la bouche avant de tenter de se redresser sur ses coudes. Il fit
plusieurs tentatives avant d’y parvenir.
— Putain, qu’est-ce qui s’est passé ? grognassa l’homme en levant les yeux
vers nous.
Son regard vide se posa sur moi, il sembla se souvenir de tout en une fraction
de seconde ; sa bouche s’ouvrit et il recula d’un bond. Ce fut la première fois
que je perçus de la peur dans son regard lorsqu’il me regardait.
— Ne m’approche pas ! cria-t-il en plaçant un bras devant son visage.
Nick poussa un grondement menaçant en plantant méchamment ses iris
argentés dans ceux du mari de ma mère. Il caressa ma joue d’une main et se
tourna de nouveau vers moi le temps d’une seconde. Le lycan déposa un baiser
contre mon front. Il se retourna ensuite et me confia à la charge de Bram, qui se
tenait également dans l’entrée en compagnie de Sam et de Rocky, assis près de
ma mère en pleurs.
L’ancien Gamma m’accueillit entre ses bras aux muscles saillants. Je me
laissai faire sans broncher alors que Nick avançait tel un prédateur vers John,
recroquevillé au sol.
— Ne me touche pas, sale monstre !
— La ferme, ordonna brutalement le chef de meute en s’accroupissant face à
lui. Ma compagne t’a posé une question il me semble, et je n’ai pas l’intention
de partir d’ici avant qu’elle n’ait obtenu une réponse. Qu’est-ce que tu faisais à
Searcy ?
— Je n’ai rien à vous di…
Le traqueur n’eut pas le temps de finir sa phrase, l’Écossais enserra
fermement sa gorge dans sa grande main calleuse et approcha son visage du sien
en retroussant sa lèvre supérieure pour montrer les crocs.
— Tu as tout intérêt à répondre à sa question, fulmina-t-il, surtout si tu ne
veux pas que je t’égorge. Tu n’es en vie que parce que tu peux nous être utile. Si
tu refuses d’obtempérer, je te ferai la peau sans hésiter.
— Dis-leur John, le supplia ma mère en éclatant en sanglots.
Rocky, accroupi à ses côtés, la serra dans ses bras pour tenter de la calmer, ma
tête tournait. Tout ce bruit, ces pleurs et ces cris me mettaient la tête à l’envers.
Je baissai les yeux sur mes mains couvertes de sang, une soudaine envie de
vomir remonta le long de ma gorge. Je fis en sorte de la ravaler avant de me
tourner vers mon père. Je devais entendre ses explications, je ne voulais pas
avoir fait tout ça pour rien. Il devait parler.
— Je voulais qu’il me file du fric ! avoua alors le chasseur, la voix sifflante à
cause de la prise sur sa gorge. Il était dans le coin, on est fauchés, il me fallait du
pognon. Mais cet enfoiré a refusé de m’en filer.
Nick grogna. Il savait que Dane avait été particulièrement important pour moi,
il refusait que quiconque lui manque de respect en ma présence. De ce fait, il
resserra son étreinte sur sa trachée.
— Qu’est-ce que Dane fichait à Searcy ? le questionna le dominant.
— Il… il venait enquêter sur une affaire de disparition, je crois, répondit
difficilement le tatoué en serrant ses mains autour du poignet du garou. Des
gamines enlevées ! Il a refusé de me filer du blé, alors…
— Alors tu l’as tué parce qu’il refusait de t’entretenir ? hurlai-je, parvenant à
retrouver ma voix.
— Non ! se défendit mon père. Je l’ai traité d’enculé et je me suis tiré ! Je le
jure !
John releva le col, paupières plissées. Son visage, en plus du sang qui le
maculait, était rougi par le manque d’oxygène ; sa voix semblait plus rauque que
jamais.
— Vous devriez chercher chez ce vampire-là ! affirma-t-il alors.
Curieux, le roux desserra sa prise, sans pour autant le relâcher. Son opposant
inspira en un sifflement aigu, sifflant entre ses dents serrées.
— Quel vampire ? l’interrogeai-je en même temps que mon âme-sœur.
— Les gamines de Searcy sont enlevées par un vampire, expliqua l’homme,
un mec qui organise des trafics d’êtres humains. Il s’appelle Baxton, Henry
Baxton.
— Quel rapport avait-il avec Dane ? répliqua Nick d’une voix tranchante.
Son accent écossais, si significatif, pouvait être doux, chaleureux et torride, et
à la fois, cassant, brutal, sec. J’en étais la première étonnée.
— Dane chassait ce type, il enquêtait sur la disparition des gamines. Henry a
peut-être cherché à se débarrasser de ce vieux con !
Un nouveau grondement de la part du rouquin le fit sursauter, mon géniteur
serra les dents lorsque sa respiration se coupa de nouveau.
Sentant mes muscles devenir de plus en plus solides, je me glissai hors de
l’étreinte protectrice de Bram et le remerciai d’une pression contre son biceps
avant de me diriger d’un pas mal assuré vers mon père. Nick me jeta un regard
inquiet par-dessus son épaule. J’essayai de lui renvoyer un air solide, et me
positionnai à genoux près de lui. Mes yeux rencontrèrent ceux de mon géniteur,
je me raclai la gorge avant d’ouvrir la bouche.
— Comment est-ce que tu connais l’identité du gars qui s’en prend aux
gamines de Searcy ? lui demandai-je. Et comment peux-tu savoir qu’il s’agit
d’un vampire ?
John garda un instant le silence, moment durant lequel il me dévisagea
méchamment. Il céda lorsque Nick enserra sa gorge plus fermement.
— Henry a déjà enlevé des gamines dans le coin, c’est aussi un dealer, c’est
lui qui me file ma dose, dit-il. C’est lui qui m’a confié ce qu’il faisait en dehors
de la vente.
Outrée et révulsée par les explications de la raclure qui nous faisait face,
j’esquissai une moue dégoûtée avant de me relever lentement. Je posai une main
sur l’épaule de mon homme, lui signifiant ainsi qu’il pouvait relâcher son otage.
Ce qu’il fit, avant de se redresser à son tour.
John avala goulûment de l’air afin d’en emplir ses poumons abîmés par la
cigarette. Il toussa à plusieurs reprises avant de retrouver son calme. J’attendis
qu’il soit disposé à m’écouter avant de parler de nouveau. Mes poings étaient si
serrés que mes ongles entraient dans la chair tendre de mes paumes. J’avais
besoin de cette douleur pour garder les idées claires, pour ne pas me jeter sur lui,
même si ce n’était pas l’envie qui m’en manquait.
Quand mon père parvint à se redresser, je plongeai mon regard dans le sien et
relevai mon menton avant d’inspirer profondément.
— Maintenant écoute-moi bien espèce d’enfoiré, éructai-je en le regardant
droit dans les yeux, tu vas nous dire tout ce que tu sais sur cet Henry Baxton, et
sans faire d’histoire. Et à l’avenir, si je te reprends à lever la main sur maman, je
te tuerai.

12
— Comment est-ce que tu m’as trouvée, demandai-je finalement après
plusieurs longues minutes de silence.
Nick, au volant de son SUV gigantesque, serra la mâchoire si fermement
qu’un muscle roula sous sa peau. Il garda les yeux rivés droit devant lui, mais
me répondit malgré tout.
— C’est Rocky qui m’a prévenu.
Surprise, je fronçai les sourcils et me tournai vers lui.
— Rocky ? répétai-je, étonnée.
Le loup hocha la tête.
— Il m’a prévenu quand vous êtes partis de chez lui pour aller à Searcy,
expliqua-t-il. Il devait tenir quelqu’un informé de votre départ, c’est à moi qu’il
a envoyé un message.
— Depuis quand Rocky possède-t-il ton numéro ? le questionnai-je.
— Depuis qu’il nous a aidés lors de la disparition de Judy, répliqua-t-il en me
jetant un coup d’œil en coin. Il ne voulait pas partir sans prévenir quelqu’un.
Après tout, tu sais mieux que moi que c’est la procédure des chasseurs lors d’un
départ. Toujours…
— Tenir quelqu’un informé de notre position au cas où, terminai-je à sa place,
je sais. J’ai juste du mal à comprendre pourquoi Rocky serait venu te parler à toi.
Il aurait pu appeler Arlene, Don ou Dave. J’avais passé un coup de fil à Al, en
plus de ça.
Le chauffeur gronda.
— Tu es ma compagne, Evans, c’était à moi de connaître ta position. J’ai
emmené Bram, Sam et Alex avec moi, et nous t’avons suivie à Searcy, puis à
Pine Bluff. J’ai tout de suite compris que tu y allais pour te confronter à ton père,
il n’était pas question que je te laisse seule.
Mes lèvres se serrèrent, Nick ne m’avait donc pas quittée, pas un seul instant.
Et dans le fond, même si l’idée ne me plaisait pas des masses, j’étais heureuse
qu’il l’ait fait. Il avait été là quand j’avais eu le plus besoin de lui et m’avait
empêchée de faire une bêtise, bêtise qui aurait entraîné la chute de ma mère, qui
ne se serait sans doute pas relevée après la mort de mon père.
— Merci, soufflai-je en me tournant vers la vitre.
Dehors, le soleil était en train de prendre congé. Une lumière orangée éclairait
le paysage qui défilait sous nos yeux, la nuit n’allait pas tarder à tomber. Sans un
mot, j’observais les alentours environnants. Le calme avait regagné ma poitrine,
je me sentais vidée, comme si toute énergie avait quitté mon corps. Je ne sentais
plus mes mains. Par chance, celles-ci n’étaient plus maculées de sang. Nick
m’avait aidé à me débarrasser du liquide collant sur mes mains à l’aide d’une
bouteille d’eau, il avait frotté délicatement mes doigts entre les siens en prenant
soin de ne pas me faire de mal. J’étais soulagée de ne plus voir de rouge sur mes
phalanges abîmées, même si j’en sentais toujours la présence.
Je me rendis compte que je frottais frénétiquement mes doigts lorsqu’une
main chaude se posa sur eux. Je relevai la tête et me tournai vers ma moitié, qui
appuyait sur la pédale de frein sans me regarder. Nick activa son clignotant, il se
gara sur le côté et enclencha son frein à main avant de m’accorder un regard. Ses
yeux gris rencontrèrent les miens, il attrapa ma paume dans la sienne et la serra
doucement. Le contact physique m’aida à me détendre, j’inspirai un grand coup
avant d’expirer profondément.
— Poppy, dit-il alors d’une voix grave, tout va bien. Tu n’auras plus à
retourner chez ton père.
Je soupirai.
— Je sais.
— Je ne t’ai pas empêché d’aller plus loin pour lui sauver la vie, affirma-t-il
en parlant de mon géniteur. Je l’ai fait pour que tu n’aies pas à porter ce poids
sur ta conscience. Je te connais, je savais que tu t’en serais voulu à un moment
donné, je ne voulais pas que tu souffres.
J’esquissai un sourire.
— Je sais, Nick, et je t’en remercie, lui assurai-je. Je n’aurais sans doute pas
supporté de voir ma mère s’effondrer. Pas par ma faute.
Le loup proféra un grognement de désapprobation, il serra plus fermement ma
main dans la sienne.
— Ton père mériterait de mourir, pesta-t-il rageusement. Je me chargerais
moi-même de son cas si je n’avais pas peur que cela te fasse du mal.
— Mon père aura un jour ce qu’il mérite, répliquai-je, j’en suis sûre. En
attendant, j’espère que ma mère parviendra à se rendre compte que cet homme
finira par avoir sa peau. Si ce n’est pas le cas, je doute qu’elle tienne encore
longtemps.
J’étais inquiète pour elle, parce que même si elle n’avait jamais été à la
hauteur de cette appellation, elle restait celle qui m’avait donné la vie. Ma mère
souffrait, elle vivait une vie monotone et triste, bercée par les coups et les
insultes de son époux alcoolique. Je ne voulais pas qu’elle termine son existence
entre les mains de John Evans, un raté incapable de changer. Il suffisait de voir
ce qu’il était prêt à faire pour obtenir sa dose, à savoir fréquenter un vampire qui
enlevait des enfants pour les vendre au marché noir vampirique. Quel enfoiré !
— Au moins, repris-je après quelques secondes de silence, ce qu’il nous aura
appris sur ce Henry Baxton s’avérera peut-être utile.
Du moins, il fallait l’espérer.
Soudain, le roux releva la tête, ses yeux nuageux furent traversés par un éclair
de culpabilité, que je ressentis également à travers notre lien d’âmes-sœurs. Mon
froncement de sourcils s’accentua.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’enquis-je, intriguée.
Nick serra les dents, sa main quitta lentement la mienne.
— Je suis désolé, Evans, je n’aurais jamais dû douter de toi, s’excusa-t-il. Si
je ne l’avais pas fait, tu n’aurais pas eu à affronter ton père seule, tu n’aurais pas
eu à aller là-bas.
Mes lèvres se pincèrent alors que je me rappelais la dispute que nous avions
eue sur le parking du Franny’s. Je soupirai de nouveau. Avec les récents
événements, celle-ci m’était presque sortie de la tête.
— Je te comprends, Red, répondis-je, sincère. Je sais que me trouver en
compagnie de Nash n’a pas dû être évident et j’aurais sûrement dû te parler de
lui plus tôt. Mais avec tout ce qui nous est arrivé, l’existence même de Nash
m’est complètement sortie de la tête. Quand il est revenu, j’ai compris qu’il ne
voulait pas seulement être mon ami, et me soutenir dans cette histoire, alors j’ai
essayé de le faire s’en aller.
Je marquai une pause avant de reprendre.
— Je sais que tu es un loup-garou, un Alpha, et que gérer ta possessivité peut
être compliqué par moment, mais je t’aime Teller, je n’ai pas envie d’être avec
un autre homme que toi. Il va falloir que tu arrives à comprendre que je suis
comme un chewing-gum collé à tes basques. Tu ne pourrais pas te débarrasser de
moi, même si tu en avais envie.
Nick releva la tête et planta son regard hivernal dans le mien. Il serra ses
lèvres séduisantes en me fixant intensément.
— Tu l’as aimé ? me demanda-t-il alors, son loup proférant à la suite de cette
question un grondement caverneux qui fit vrombir sa poitrine. Est-ce que tu as
aimé Nash ?
Je sentis une vague d’inquiétude me frapper de plein fouet, rapidement
emportée dans un tourbillon d’émotions multiples qui se mit à envahir mon
corps. Toutes venaient de Nick et celles-ci étaient un mélange de colère, de
jalousie, d’appréhension et surtout, de tristesse.
J’esquissai une moue mécontente et défis lentement ma ceinture.
— Recule ton siège, lançai-je en me tournant de nouveau vers lui.
L’Écossais se redressa légèrement, interloqué. Il fronça les sourcils en
accédant à ma demande. Il passa une main sous son siège et fit en sorte de
reculer. Je hochai la tête en signe d’assentiment avant de déboutonner mon jean
et de le retirer sans le quitter des yeux. Le highlander ne se détourna pas, il
m’observa attentivement en appuyant son dos contre le cuir de son siège.
Je ne pris pas la peine d’enlever mes baskets, je glissai mes jambes hors de
mon pantalon avant de me positionner à califourchon sur les cuisses musclées de
mon mâle. Il grogna de satisfaction en agrippant instantanément mes hanches, il
pressa ma peau entre ses doigts, le regard luisant désormais d’un désir qui
sembla monter en flèche. Je posai mes paumes sur ses épaules et plongeai mon
regard dans le sien.
— Red, commençai-je en faisant glisser ma main sur ses pectoraux taillés
dans la pierre, j’ai ressenti des sentiments très forts pour Nash.
Sitôt mon discours commencé, Nick me fusilla du regard. Évoquer mes
sentiments passés pour le chasseur ne lui plaisait pas. Ni à son animal d’ailleurs.
— Je l’ai aimé, poursuivis-je en ignorant son air mauvais, du moins, c’est ce
dont j’étais persuadée avant de te rencontrer. Mais tu as changé ma vision des
choses, Teller.
Progressivement, je fis courir mes doigts le long de son torse musclé. Sous
mes caresses, je sentais son corps ferme se contracter, ses muscles roulaient sous
le tee-shirt qu’il portait, mon ventre se contracta au même moment que ses
abdominaux saillants.
— Tu me demandes aujourd’hui si j’ai aimé Nash, continuai-je, je te réponds
non. Parce que l’amour, c’est ce que je ressens pour toi, et je n’ai jamais ressenti
pour lui ce que je ressens pour toi.
Atteignant la braguette de son jean, je déboutonnai son pantalon et abaissai sa
fermeture éclair. Nick gronda en relevant le menton, je soutins son regard en
saisissant son jean, et en me soulevant quelque peu pour le faire glisser sur ses
cuisses. Une érection massive se profilait dans son boxer, distendant l’élastique
de celui-ci. Je ne pus retenir un sourire en coin.
— Je t’aime, Nick, et je n’ai aucune envie de te tromper ou de fuir avec un
autre. Et si tu ne me crois pas, laisse-moi te le prouver.
Un bruit sourd tout droit venu du plus profond de son être traversa les lèvres
closes du garou. Il pressa ses doigts contre mes hanches alors que je baissais son
sous-vêtement pour faire émerger son membre gonflé. Dressée au garde-à-vous,
l’érection du lycan tressauta vivement en venant se presser contre mon bas-
ventre, je m’arquai alors. L’homme agrippa ma culotte d’une main et l’arracha
sans effort. Sous la pression de sa prise ferme, le tissu céda, il en envoya les
lambeaux sur la banquette arrière avant d’empoigner ma taille. D’une main,
j’enserrai son sexe tendu et soulevai les hanches pour le placer à l’entrée de mon
intimité impatiente. Je descendis progressivement pour l’enfoncer en moi sans le
quitter des yeux.
Sitôt que Nick me pénétra, j’eus la sensation d’être de nouveau à ma place.
Nous étions dans une voiture, arrêtés sur le bas-côté d’une route passante, sous
le soleil qui se couchait au fil des minutes. Ce n’était pas un lieu
particulièrement intime, des véhicules passaient près du nôtre, mais je me sentais
à ma place. Nick était avec moi, contre moi, en moi, j’étais là où je devais être.
Nous étions ensemble, c’était tout ce qui importait.
Accrochée aux larges épaules de mon mâle, j’attendis que mon sexe s’habitue
à la présence du sien, et lorsque ce fut le cas, j’entamai une série de va-et-vient
lents et lascifs. Les iris brumeux du Lieutenant ne quittaient pas les miennes
alors que je soulevais et abaissais mes hanches dans une danse langoureuse. Je
remontai mes paumes contre ses joues et encadrai son visage sans arrêter mes
mouvements sensuels.
— Tu le sens, Nick ? soufflai-je alors. Ce lien qui unit nos deux corps, nos
deux âmes ? Moi je le sens, et j’aime ça. J’aime me sentir parfaitement à ma
place quand tu es près de moi, quand tes mains sont sur ma peau. Je
n’échangerais cette sensation pour rien au monde, sois-en certain.
Le dominant me serra plus fermement contre lui, il se souleva sans difficulté
et me gratifia d’un grand coup de reins. Je poussai un gémissement en attrapant
son tee-shirt entre mes doigts.
— Je le ressens, Poppy, répliqua-t-il en se décollant de son siège pour
approcher son visage du mien. Je l’ai ressenti dès que mon regard s’est posé sur
toi. Et je ne renoncerai jamais au plaisir que tu m’offres, au bonheur qui
m’envahit quand tu poses ton regard sur moi. Tu m’appartiens, Evans, que tu le
veuilles ou non.
— Et tu m’appartiens, acquiesçai-je en accélérant le rythme de mes
ondulations.
Le dos bloqué contre le volant du SUV, j’allais et venais de haut en bas de
manière langoureuse. Mes mouvements n’étaient pas particulièrement rapides,
ils étaient cependant profonds et aguicheurs. Mon partenaire fit glisser ses doigts
le long de mon buste, il attrapa le bas de mon tee-shirt et le fit remonter au-
dessus de ma poitrine. Il réserva le même sort à mon soutien-gorge, libérant mes
seins de son étreinte serrée.
Se penchant en avant, le rouquin me mordit un téton entre ses canines,
j’esquissai un sourire en attrapant ma lèvre inférieure entre mes dents. Le mâle
gronda, enserra mes fesses qui butaient contre ses cuisses d’acier et embrassa ma
poitrine. Ses baisers remontèrent le long de mon cou. Je renversai la tête en
arrière pour lui permettre d’accéder correctement à ma gorge, qu’il racla de ses
dents acérées. J’accélérai la cadence de mes va-et-vient et glissai plus
rapidement sur le membre du change-peau, qui grogna de plaisir en
accompagnant mes ondoiements de ses propres mouvements du bassin.
L’homme embrassa ma mâchoire, je baissai le visage afin de lui permettre
d’atteindre ma bouche. Il attrapa instinctivement ma lèvre du bas entre ses dents
et tira dessus dans un geste possessif.
— Tu es si étroite, susurra-t-il en plaquant ses lèvres contre les miennes.
Fondant sur ma bouche, le loup-garou dévora mes lèvres rageusement. C’était
le premier baiser que nous échangions depuis longtemps, depuis le jour de notre
dispute.
Savourant la sensation d’être pleinement liée à l’homme que j’aimais,
j’oscillai plus vite sur l’érection de celui-ci, tout en poussant des geignements de
satisfaction profonde. La langue de Nick passa la barrière de mes dents et
rencontra la mienne, notre étreinte devint soudainement plus chaude.
En proie à un plaisir indescriptible, je sentis un feu ardent monter en moi alors
que je ne cessais de manœuvrer pour atteindre l’orgasme. Mon corps semblait
enflammé, tout comme celui de mon compagnon qui bouillonnait contre le mien.
De la buée recouvrait les vitres teintées tant la température de la voiture avait
augmenté, nous étouffions dans le petit habitacle dans lequel nous étions
enfermés. Mais ça n’avait aucune importance, seul atteindre la jouissance en
avait.
Ondulant à une allure presque insoutenable, je m’agrippai au col du tee-shirt
du chef de meute, et me détachai de ses lèvres pour coller mon front contre le
sien. Nos souffles se mélangeaient, je soulevai les paupières et plantai mon
regard dans celui du lycan, qui luisait d’une lueur dangereuse. Ses iris avaient
pris une teinte argentée qui ne semblait plus humaine, je ne pus retenir un
gémissement face au regard torride qu’il me lançait.
— Je t’aime, Nick, soufflai-je contre sa bouche. N’ose jamais plus en douter.
En guise de réponse, l’homme proféra un grondement sourd qui me fit
frissonner. Je plongeai en avant et plaquai de nouveau mes lèvres contre les
siennes brutalement. Ma poitrine dénudée se colla contre le torse du dominant, je
regrettai un instant de ne pas avoir eu l’idée de retirer son haut qui m’empêchait
désormais d’accéder à sa peau. Mais ce sentiment fut vite occulté par la nuée de
papillons qui s’agita dans mon bas-ventre. Le plaisir devenait trop grand, je
serrai plus fermement mes phalanges autour du tissu qui me barrait l’accès à son
épiderme brûlant.
Sentant l’orgasme arriver, je me détachai de la bouche du loup et enfouis mon
visage dans le creux de son cou. Mon abdomen se contracta violemment, je
poussai un cri alors que les muscles de mon intimité se refermaient autour du
membre gonflé du lycanthrope, qui gronda sans pour autant jouir. Il continua à
m’assener quelques coups de hanches rudes avant de venir à son tour. Quand
l’orgasme l’emporta, lui aussi, il jouit à l’intérieur de moi et poussa un
grognement bestial qui fit vrombir sa poitrine. Je retombai mollement contre
l’épaule de ma moitié, haletante, mais pleinement satisfaite. Des étoiles
dansaient devant mes yeux tant la puissance de l’explosion de notre plaisir avait
été fulgurante, mon corps tremblait de manière incontrôlée contre celui de Nick,
qui referma ses bras d’acier autour de moi.
Il nous fallut quelques secondes pour reprendre nos esprits et parvenir à
prononcer un mot.
— Je déteste quand on se dispute, lança alors le mâle en déposant un baiser
sur mon épaule.
Je souris.
— Ah bon ? répliquai-je d’une voix saccadée. Moi j’adore ça !
Nick gronda de nouveau, je me redressai et plongeai mes pupilles dans les
siennes avant de caresser son visage de ma paume.
— J’espère que tu as compris, Teller, murmurai-je doucement, je n’en désire
aucun autre que toi. N’en doute plus jamais.
— Plus jamais, promit-il. Mais comprends-moi, Nash est un chasseur, tout
comme toi, j’ai cru que peut-être, tu doutais de ta place à mes côtés. Que tu avais
envie d’être avec un homme capable de dormir une nuit entière avec toi, sans
disparaître au petit matin pour aller travailler, que…
Je secouai la tête de gauche à droite et posai mes doigts sur ses lèvres
parfaitement dessinées.
— Arrête, lui intimai-je, je ne me suis jamais sentie aussi bien qu’avec toi.
Ça, dis-je en attrapant sa main droite pour la plaquer au centre de ma poitrine
nue, ce lien qui nous relie, c’est plus fort que tout ce que j’ai jamais ressenti. Et
je ne me sens à ma place que lorsque nous sommes ensemble. Que tu ne sois pas
un chasseur, je m’en contrefous, que tu sois absent le matin à mon réveil, ça me
fait terriblement chier, mais je comprends et j’admire ton dévouement pour la
société lycane. Ce sont toutes tes caractéristiques qui font que je suis
irrémédiablement amoureuse de toi, alors arrête de douter et d’avoir peur. Je suis
là, et je n’irai nulle part.
— Alors épouse-moi, rétorqua soudainement le loup en se redressant. Épouse-
moi et accepte de devenir pleinement mienne.
Le membre du highlander, toujours enfoui en moi, sembla durcir de nouveau.
Je serrai les lèvres et fronçai les sourcils. Il était peut-être temps de lui exposer
mes doutes quant à ce mariage. De lui expliquer pourquoi je ne pouvais accéder
à sa demande.
Alors que je m’apprêtais à répondre, mon portable sonna dans la poche de
mon jean, abandonné au pied de mon siège.
Interrompue dans mon élan, je tournai la tête vers mon pantalon et replaçai
correctement mon soutien-gorge et mon tee-shirt avant de me relever doucement,
sans geste brusque. Nick gronda lorsque mon sexe libéra son érection de
nouveau pointée vers le ciel. Je quittai ses cuisses et revins à ma place.
Me penchant en avant, je récupérai mon jean et fourrai ma main dans l’une
des poches avant. Mon portable ne cessait de sonner, je regardai l’écran avant de
répondre.
— Al ? lâchai-je en décrochant.
— J’ai cru que tu ne répondrais jamais, Casper ! Qu’est-ce que tu foutais,
bordel ? cracha le chasseur à l’autre bout du fil.
Coulant un regard en coin au roux qui remontait son boxer et son jean, je me
mordis la lèvre inférieure.
— Rien, mentis-je, je ne faisais rien.
Nick grommela dans sa barbe, il entendait évidemment la conversation. Il se
tourna vers moi après avoir reboutonné son pantalon.
— Ramène-toi à Pine Bluff, tout de suite, reprit-il.
Le loup-garou à mes côtés, formellement opposé à l’idée, montra les crocs en
signe de désaccord. Al pesta au téléphone.
— Inutile de grogner, Teller, maugréa mon grand-père qui l’avait entendu.
Ramenez-vous tous les deux si ça vous chante, mais grouillez-vous.
— Pourquoi ça ? m’agaçai-je, pas du tout emballée à l’idée de rebrousser
chemin pour retourner à Pine Bluff, là où je m’étais juré de ne jamais revenir.
Le traqueur poussa un profond soupir. Ce qu’il m’annonça me laissa sans voix
et fit remonter le long de mon corps un frisson glacé qui se répandit comme une
traînée de poudre.
— Curtis s’est fait buter.

13
Curtis Fisher s’était bel et bien fait buter. Le chasseur s’était fait assassiner, à
deux pas de chez mes parents.
Après l’appel d’Al, Nick et moi avions directement fait demi-tour pour
repartir à Pine Bluff. La nuit était tombée lorsque nous arrivâmes devant la
maison de Curtis, le père de Nash et Billy Fisher. Celle-ci se trouvait à quelques
mètres seulement de chez mes parents. À même pas une minute à pied, tant et si
bien que du perron des Fisher, on apercevait celui des Evans.
Je connaissais Curtis depuis toujours. C’était un dur, un homme casse-pieds
aux idées tranchées, notamment au sujet des créatures surnaturelles. Si j’avais
parfois du mal à faire mon travail et à condamner un être non humain, le
traqueur, lui, n’avait jamais eu aucun souci avec ça. Il exécrait les surnaturels,
voilà pourquoi nous n’avions jamais été très proches. Quand il venait au
Teddy’s, ce qui arrivait très souvent, presque tous les soirs pour être précise, il
nous arrivait de nous confronter l’un à l’autre, notamment en débattant sur le
sujet des non-humains. Curtis faisait partie des chasseurs qui s’étaient montrés
réticents voir ouvertement opposés à mon union avec Nick. Il s’était d’ailleurs
comporté de manière désagréable avec lui lorsque les deux hommes s’étaient
croisés chez Dane, le soir de la découverte de son cadavre.
Je n’étais pas particulièrement attachée à Curtis. Enfin, c’était ce que je
pensais avant de le retrouver mort. Après tout, il m’avait sauvé la vie le soir où il
avait empêché mon père de m’étrangler. Gamine, je passais beaucoup de temps
chez lui et sa femme Gladys, à jouer avec Billy et Nash. Je me cachais souvent
chez eux quand ça n’allait pas avec John. Et même si le père de mon ex-petit-
ami râlait souvent à cause de ma présence, il ne m’avait jamais fichue dehors.
Je fus horrifiée de découvrir la scène de crime. Tellement, d’ailleurs, que j’en
eus presque envie de vomir.
Curtis fut retrouvé par Gladys, sa femme depuis presque vingt ans. L’homme,
comme je le découvris à mon tour par la suite, fut découvert dans sa chambre à
coucher, alors que son épouse rentrait de sa journée de travail. La femme bossait
dans un restaurant, elle venait tout juste d’achever ses heures de boulot. La
pauvre était désormais en état de choc, recroquevillée sur le canapé du salon.
Lorsque Nick et moi étions arrivés au domicile du couple Fisher, nous avions
retrouvé Al, Dave, ainsi que Carson Davis, l’ancien traqueur devenu médecin
légiste. Les trois hommes nous avaient conduits jusqu’à la scène de crime. Nous
étions désormais tous les cinq réunis autour du lit sur lequel reposait le corps
tailladé du chasseur. Une boule douloureuse tordait mon ventre. Je fronçai le
nez, me retenant ainsi de porter une main à ma bouche. Une puissante odeur de
parfum pour homme régnait dans la chambre, c’était insupportable, j’en avais
des hauts le cœur.
Curtis était allongé sur le dos. Ses mains et ses pieds étaient retenus au lit à
l’aide de cordes, sa tête avait été tranchée et reposait désormais à quelques
centimètres de son cou, posé sur le coussin. Il avait été scalpé, une ligne
rougeâtre encerclait son front, il lui manquait une partie de son crâne. Son corps,
lui, avait été atrocement mutilé. Pourtant, il n’y avait encore une fois aucune
trace de sang, que ce soit sur les draps immaculés ou sur le sol. Curtis était nu, sa
peau, malgré les lésions qui la déchiraient, était propre. Le sang avait dû cesser
de couler depuis un moment.
— Il n’a plus son cerveau, nous apprit soudainement Carson, qui avait déjà
procédé à quelques observations en attendant notre arrivée.
— Ouais, je vois ça, répondis-je en lorgnant le trou béant qui remplaçait le
sommet de son crâne.
— Le tueur l’a sûrement emporté avec lui, supputa Dave en fronçant les
sourcils.
— Pour quoi faire ? rétorqua Nick en examinant l’abdomen ouvert du
cadavre.
— Les tueurs emportent parfois des souvenirs de leurs crimes, répondit Al. Il
garde sûrement sa cervelle en souvenir.
Beurk.
— Peut-être qu’il l’a mangée ? proposa Dave en se tournant vers nous.
Double beurk.
— Ce serait donc un cannibale ?
— Il ne manquait rien à Dane, plaidai-je.
— Ses doigts avaient été tranchés, répliqua mon grand-père.
— Oui, mais ils étaient tous là, étendus sur la table basse, objectai-je. Là, il
manque une partie sa tête, et son cerveau. Son cerveau !
Mon exclamation fut suivie d’un silence pesant qui dura quelques secondes.
Al souffla.
— Bon, d’après ce qu’on sait, c’est Gladys qui l’a découvert en rentrant du
boulot.
Ouais, merci Al.
— C’est elle qui t’a appelé ? demanda Nick en croisant ses bras massifs
contre sa poitrine.
L’homme acquiesça.
— Elle en a trouvé la force.
— Il n’a pas été tué ici, déclara le médecin légiste, il n’y a aucune trace de
sang que ce soit sur le sol ou sur le lit. Et le matelas à l’air impeccable. Or, il a
été éventré, sa tête à été coupée et scalpée, il y aurait dû y avoir du sang partout,
sans parler des diverses mutilations qui parsèment son épiderme.
— Tu crois qu’il aurait pu être attaqué au VX ? le questionnai-je, me
rappelant des causes du décès de Dane.
— Le VX ? répéta mon compagnon. Ce poison n’est généralement utilisé que
dans un cadre militaire, et encore, son utilisation est interdite dans plusieurs
pays. Ici aussi, il me semble.
Nous hochâmes tous la tête, Nick avait raison. Mais nous savions qu’il était
possible de dénicher tout un tas de trucs aujourd’hui grâce à internet, et au web
clandestin.
— C’est possible, répondit le médecin en s’approchant du corps sans vie, il va
falloir que je fasse emporter la dépouille au labo pour procéder à des analyses. Je
vais faire les premières constatations ici, et appeler une ambulance ensuite pour
qu’on l’amène à Little Rock.
Nous acquiesçâmes.
— Au fait, comment avez-vous fait pour arriver ici aussi vite ? s’enquit mon
grand-père en se tournant vers moi.
Je me mordis la lèvre inférieure, et soupirai un bon coup.
— On rentrait de Searcy, et vous ?
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais Al n’était pas obligé de savoir que j’avais
rendu visite à John. Quand on abordait l’existence de son fils, il avait tendance à
se mettre en rogne. Je savais qu’il n’hésiterait pas à traverser la rue pour se
confronter à lui s’il savait que nous nous étions battus.
— J’étais à Little Rock, expliqua-t-il. Dave et moi allions récupérer le corps
de Dane pour ses obsèques.
Je hochai la tête. La cérémonie funéraire allait bientôt avoir lieu, je l’avais
presque oubliée. Je n’avais pas envie de dire au revoir à Dane, de lui dire adieu
pour toujours.
Sentant ma tristesse intérieure, Nick se rapprocha de moi, son bras frôla le
mien, je fis en sorte d’oublier mon oncle pour me concentrer sur le cas auquel
nous étions confrontés.
— Nash et Billy sont au courant ? lançai-je.
— Nash ? grommela le roux en me jetant un coup d’œil en coin.
Je hochai la tête.
— Curtis était son père, affirmai-je, il me semble que Nash est encore à
Rogers, tout comme Billy d’ailleurs. Ils ont été prévenus ?
— Oui, je les ai appelés dès qu’on est arrivés ici, assura Dave, ils devraient
être là dans trois heures grand maximum.
— Quelqu’un a interrogé Gladys ?
— Elle n’a pas prononcé un mot depuis le coup de téléphone, me répondit le
patriarche Evans. Impossible de lui soutirer la moindre info.
Je pinçai les lèvres.
— Je vais essayer, dis-je en reniflant. Bon sang, c’est quoi cette odeur ?
Mes narines me piquaient, je manquais d’éternuer à chaque seconde tant le
parfum était fort. Une chose était sûre, ce n’était certainement pas celui de
Curtis, qui n’en portait jamais.
— Sûrement l’œuvre du tueur, annonça l’Alpha qui devait avoir le nez en feu.
La première fois, il avait utilisé du détergent pour masquer son empreinte
olfactive, mais comme ici il n’y avait rien à nettoyer, il a utilisé du parfum pour
camoufler son odeur.
Je gardai le silence un instant. Ça se tenait parfaitement. Ce mec avait encore
une fois pensé à tout. Putain d’enfoiré.
— Très bien, repris-je, Carson, tu n’as qu’à procéder aux premières expertises
médicales. Je vais tenter d’interroger Gladys afin de savoir si elle n’a pas vu
quelque chose de suspect ces derniers jours. Curtis enquêtait sur la mort de
Dane, il se pourrait que ce soit pour ça qu’il se soit fait dézinguer.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? insista Dave en fronçant les sourcils.
J’inspirai profondément avant de répondre.
— Il ne serait pas impossible que le meurtrier cherche à se débarrasser de tous
ceux qui sont à ses trousses, supposai-je. Fisher était chez Dane le soir où on l’a
retrouvé, tout comme Don, toi Dave, grand-père, et moi. Nous sommes des
chasseurs, il doit probablement savoir que nous allons finir par le coincer d’une
manière ou d’une autre. Il se pourrait qu’il ait peur et qu’il cherche à nous
évincer de la partie avant qu’il ne soit retrouvé.
Un silence de plomb s’abattit sur la chambre, le médecin légiste releva la tête
et m’observa attentivement. Aucun de nous ne parlait, mais nous savions tous ce
que cela signifiait : nous étions en danger. Si mon hypothèse était bonne, nous
n’étions pas à l’abri d’être les prochaines victimes de sa folie meurtrière. Il
fallait faire vite, et retrouver ce cinglé avant qu’il ne nous trouve.
— Je vais essayer d’appeler Don, lâcha alors le meilleur ami de celui-ci en
sortant son téléphone portable, voir si tout est OK de son côté.
J’acquiesçai et attrapai le bras de mon compagnon, qui restait immobile,
pensif. Le loup était loin d’être stupide, lui aussi devait avoir compris qu’il y
avait des risques pour que nous soyons les prochaines cibles du tueur. Son taux
d’inquiétude monta en flèche et explosa son thermomètre interne, je glissai ma
main dans la sienne et le tirai vers la sortie. Il me suivit.
Dans le couloir à l’étage, Nick attendit que la porte soit refermée derrière
nous pour se tourner vers moi, il m’enserra l’avant-bras fermement en plantant
son regard dans le mien.
— Poppy, dit-il alors d’un ton tranchant, je ne veux plus que tu déambules
seule dans les rues de Rogers, ou de nulle part ailleurs, pas tant que nous
n’aurons pas retrouvé le taré qui a tué ton oncle et Fisher, c’est clair ?
Ressentant très clairement l’état d’alerte qui était le sien, je fis de mon mieux
pour me montrer aussi rassurante que possible, même si je savais qu’il avait de
bonnes raisons d’être inquiet.
— Red, on va le trouver, lui promis-je, mais je n’ai pas l’intention d’être
suivie par un chaperon tout au long de cette histoire.
— Nos Gammas sont discrets, tu ne le remarqueras même pas si l’un d’eux te
suit.
Je pinçai les lèvres.
— Je sais me défendre, Teller, lui assurai-je, je ne veux pas de bouclier sur
pattes. Les Gammas ont mieux à faire que de me coller aux basques pour assurer
ma sécurité, qui n’est peut-être pas menacée. Ma déclaration était hypothétique,
nous ne sommes sûrs de rien.
Le lycan grogna.
— Justement, maugréa-t-il, c’est toi qui dis toujours que nous ne devons
écarter aucune piste, pas tant qu’elle est exploitable. Tant que nous ne
connaissons pas les réelles intentions de ce malade, je ne veux pas te voir seule,
pas une seule seconde.
J’étais une solitaire. Avec le temps, tout le monde avait fini par le
comprendre. Je pouvais rapidement me sentir étouffée si on me forçait à
supporter la compagnie de quelqu’un, d’autant plus lorsque cette personne était
là pour veiller à ma sécurité. Chose que je pouvais parfaitement faire seule. Je
pouvais me débrouiller face à un ennemi, je savais me défendre, j’avais toujours
su le faire. Je n’avais pas envie d’être considérée comme une demoiselle en
détresse qu’il fallait couver comme un œuf de poule fragile. Les précautions
inutiles, lorsqu’elles me concernaient, avaient tendance à me rendre dingue. Je
n’étais pas en sucre et je savais sans doute mieux que personne me servir d’un
flingue. Je ne risquais rien. Surtout pas à Rogers. Mais Nick n’était pas de cet
avis.
L’homme et le loup étaient terrifiés à l’idée qu’il ne m’arrive quoi que ce soit,
comme ça avait souvent été le cas depuis notre rencontre. Il fallait dire que
j’avais tendance à me mettre dans le pétrin, contre ma volonté évidemment. Je
savais qu’il n’en démordrait pas, et que quoi je puisse dire, il allait tout de même
me faire suivre par l’un des siens. Que je le veuille ou non. Aussi, je poussai un
profond soupir et relevai les yeux pour les plonger dans les siens.
— Il y intérêt à ce que je ne me rende pas compte de leur présence,
grommelai-je.
Soulagé, le loup tira sur mon bras pour m’attirer à lui, et se pencha en avant
pour presser ses lèvres contre les miennes. Il encadra mon visage de ses grandes
paumes calleuses et m’offrit un baiser tendre qui s’éternisa sur plusieurs
secondes. Je me hissai sur la pointe des pieds et savourai ce bref instant de repos.
La nuit qui nous attendait allait être longue, il fallait que je profite du moment.
Je poussai une plainte discrète lorsqu’il me relâcha.
— Allons interroger Gladys, soupirai-je.
La femme de Curtis Fisher était recroquevillée sur le canapé du salon, dans un
coin. Ses genoux étaient ramenés contre sa poitrine, ses bras enroulés autour
d’eux. À la voir comme ça, elle avait presque l’air d’une enfant. Ses yeux étaient
rivés sur l’horizon, elle regardait par la fenêtre, sans même cligner des paupières.
Des traces de larmes marquaient ses joues, mais plus aucune ne coulait
désormais. Elle restait là, statique, sans faire le moindre geste.
Je m’approchai de la mère de Nash lentement et prudemment, puis m’installai
à ses côtés. Je ne voulais pas la brusquer. Le choc avait été rude, je ne voulais
pas la faire revenir à la réalité trop durement. Les conséquences pouvaient être
terribles.
— Gladys, murmurai-je doucement, c’est Poppy.
Délicatement, je posai une main sur son épaule, elle ne m’accorda aucun
regard, mais parla malgré tout.
— Curtis était vivant hier encore, dit-elle d’une voix rauque.
Je hochai la tête.
— Je sais, c’est terrible, répondis-je, mais j’ai besoin de toi si je veux avoir
une chance de trouver son meurtrier.
À l’entente du mot « meurtrier », Gladys se tourna progressivement vers moi.
Mon regard croisa le sien, qui se mit soudainement à briller d’une rage telle que
je n’en avais jamais vu dans ses yeux. Elle avait beau ne pas être une chasseuse,
elle avait vécu avec l’un d’eux pendant trente-cinq ans, ça l’avait endurcie. Je
compris à cet instant qu’elle allait s’en sortir et surmonter la mort de son mari. Et
surtout, qu’elle était prête à nous aider, coûte que coûte.
— Promets-moi, Poppy, que tu vas retrouver cet enfoiré, lança-t-elle d’un ton
ferme, promets-le-moi.
Pendant un instant, je gardai le silence, puis acquiesçai vivement.
— Je te le promets, Gladys, je vais le trouver et je vais lui faire la peau, lui
assurai-je.
La femme hocha la tête sans se détourner. Elle s’installa plus confortablement
sur le canapé, s’essuya les joues et inspira un grand coup. Ses mains tremblaient
sur ses cuisses, mais elle allait parler.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? me demanda-t-elle.
— Quand est-ce que tu as vu Curtis pour la dernière fois ? commençai-je.
Dans mon dos, l’Alpha, resté à l’écart, enregistrait notre conversation sur son
Iphone, afin de ne manquer aucun élément. Élément que nous pourrions par la
suite ajouter à notre dossier.
— Hier après-midi, vers 17 heures, répondit-elle, certaine.
— Où allait-il ?
— Chasser, expliqua-t-elle, il disait qu’il avait une piste pour le tueur de
Dane.
Je fronçai les sourcils.
— Il t’en a parlé ? la questionnai-je.
Elle secoua la tête de gauche à droite.
— Non, il ne parlait que rarement de ses traques. À ce niveau-là, vous êtes
tous pareils, vous les chasseurs. Muets comme des tombes.
Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire.
Elle avait raison, nous étions tous comme ça. Interroger un chasseur sur ses
affaires était peine perdue, Nick en faisait souvent les frais. Il fallait qu’il me tire
les vers du nez pour que je lui raconte mes journées, ce qui avait tendance à
l’agacer royalement. Mais nous étions tous comme ça, discrets, secrets.
Probablement parce que nous effectuions des traques difficiles, et que lorsque
nous rentions chez nous, nous voulions simplement oublier et passer à autre
chose.
— Cependant, continua-t-elle, il s’était montré très agité après la découverte
du corps de Dane.
Cette phrase piqua ma curiosité, je serrai les lèvres.
— Comment ça ?
Gladys réfléchit quelques secondes avant de répondre.
— Ça faisait un moment qu’il agissait bizarrement, affirma-t-elle. Un peu
avant la mort de Dane, deux semaines je dirais, il s’enfermait dans son bureau
plus fréquemment, et passait moins de temps avec moi.
— Curtis était quelqu’un de renfermé, tentai-je.
Mon interlocutrice releva le menton dans un geste défensif.
— Il l’était, oui, mais depuis le départ de Nash et Billy, nous passions plus de
temps ensemble. Curtis ne chassait plus aussi souvent qu’avant, quatre ou cinq
chasses par mois seulement.
Je hochai de nouveau la tête.
— Et donc, tu dis qu’il se montrait étrange depuis quelque temps, c’est ça ?
En quoi son comportement te paraissait-il anormal ?
— Au début du mois, poursuivit-elle, il a travaillé sur une affaire. Il ne m’a
pas dit de quoi il s’agissait, seulement qu’il était question d’un meurtre plutôt
sanglant. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, pas à ce moment-là en tout cas,
Curtis avait l’air assez secoué, il a…
Gladys marqua une pause et ferma les paupières un instant avant de
reprendre :
— Il avait tendance à se fermer quand sa traque était difficile.
Il lui fallut un moment pour continuer son récit, évoquer son mari devait être
compliqué sachant que son cadavre se trouvait à l’étage, dépecé, décapité et sans
cervelle.
— On peut sortir si tu veux, dis-je alors, tu m’as l’air d’avoir besoin d’air.
Gladys refusa.
— Non ça va aller, j’aimerais en finir au plus vite.
J’acquiesçai, elle soupira.
— Les deux semaines qui ont suivi cette affaire ont été étranges, reprit-elle.
Curtis a commencé à se déplacer plus souvent, il ne rentrait pas à la maison
pendant parfois des jours entiers, et quand il revenait, il s’enfermait à l’étage,
dans son bureau. Il n’en sortait pas avant des heures. Puis il y a eu la mort de
Dane, ces deux derniers jours ont été catastrophiques.
— À quel niveau ? l’encourageai-je.
— Il était stressé, très stressé. Il était sur les nerfs, semblait méfiant, et ne
cessait de marmonner dans sa barbe des choses incohérentes, incompréhensibles.
Il disait qu’il savait qui avait fait ça, qu’il en était persuadé, mais qu’il devait se
tromper, que ce n’était pas possible, ce genre de choses tu vois ?
J’effectuai un signe affirmatif, elle serra ses mains nerveusement sur ses
cuisses.
— Il n’était plus lui-même, dit-elle d’une voix basse. J’ai bien essayé de lui
poser des questions, j’ai tenté de savoir ce qui le perturbait, ce qui n’allait pas.
Mais il restait muet, et m’affirmait que tout allait s’arranger, que je ne devais pas
m’inquiéter. Que je n’avais rien à craindre. Oh Poppy, tu l’aurais vu, il avait l’air
fou.
Je fronçai les sourcils, je voulais bien la croire. Le tout était de découvrir ce
qui le mettait dans cet état, et savoir qui il soupçonnait d’être le meurtrier. Cela
pouvait expliquer qu’il se soit fait assassiner, s’il avait fourré son nez dans les
affaires du tueur. Celui-ci avait dû se sentir menacé et donc avait sûrement
cherché à étouffer le problème dans l’œuf.
— Que s’est-il passé le soir du départ de Curtis ? lui demandai-je alors.
La femme aux cheveux châtains inspira profondément avant d’expirer
lentement. Essayant sans doute ainsi de se remémorer les événements.
— Je prenais mon service de nuit hier soir, m’informa-t-elle. Curtis était à la
maison, il se préparait à partir. Je lui ai demandé ce qu’il faisait, et surtout, où il
allait ! Il m’a répondu qu’il devait vérifier quelque chose avant d’agir et de
prendre décision. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire par-là, il ne m’a pas
laissé le temps de poser plus de questions, il m’a embrassé, et il est parti.
Un sanglot étranglé traversa les lèvres de Gladys, qui se mit à pleurer à
chaudes larmes. Celles-ci roulèrent en cascade sur ses joues. Elle plaça ses
paumes sur ses yeux, submergée par la peine qui était la sienne.
Mal à l’aise, je ne savais pas comment faire pour atténuer sa douleur. Je
n’étais pas douée avec les sentiments, encore moins ceux des autres. Comment
faire ?
Gênée, je pressai ma main contre son épaule et frottai son bras
énergiquement. J’eus un mouvement de recul lorsque la femme se jeta dans mes
bras. Il me fallut un instant pour comprendre qu’elle attendait de moi une
étreinte réconfortante. Aussi, de manière maladroite, je refermai mes bras autour
d’elle et la laissais pleurer contre ma poitrine. Le corps aux formes généreuses
de Gladys était secoué de tremblements désespérés, je la serrai un peu plus fort
contre moi.
— Comment je… je vais faire main… maintenant ? sanglota-t-elle
difficilement. Sans lui ?
Mon froncement de sourcils s’accentua. Elle était dévastée, mais elle était
forte, je savais qu’elle s’en sortirait. En attendant, je ne pouvais rien faire pour
l’aider à se sentir mieux. Qu’est-ce que je pouvais détester l’impuissance !
— Je te promets que je vais le retrouver, Gladys, je te le jure. Et une fois que
ce sera fait, je le tuerai de mes mains.


14
Le bureau de Curtis Fisher était un véritable champ de bataille. Bien plus
désordonné que celui de mon grand-père, ce qui était difficile à croire ! Pourtant,
c’était bien le cas.
Des dossiers et des feuilles volantes jonchaient le sol, il était impossible de
voir le parquet sous nos pieds tant il y en avait. Les livres des étagères étaient
retournés, étalés à terre. Les sièges en face du bureau en bois étaient renversés,
les rideaux étaient arrachés de leur tringle, on aurait dit qu’il y avait eu une
bagarre ici.
— Il a sûrement tout pété lui-même, déclara Dave en avançant dans la pièce
précautionneusement.
Je levai les sourcils.
— Il devait être sacrément en pétard alors.
Nick et moi entrâmes à notre tour dans le bureau plongé dans la pénombre, le
lycan eut la bonne idée d’appuyer sur l’interrupteur afin de faire jaillir la
lumière. Les dégâts me semblèrent pires lorsque la pièce fut éclairée. Ouais,
Curtis devait vraiment être en rogne pour avoir saccagé les lieux comme ça. À
moins que…
— Ce n’est peut-être pas Fisher qui a fait ça, lançai-je en approchant du
bureau qui occupait une partie de l’espace.
— Tu penses qu’il pourrait s’agir du tueur ? demanda mon compagnon en
observant les lieux.
Je haussai une épaule.
— C’est possible. Si Curtis enquêtait sur le meurtrier de Dane, ce qui était
apparemment le cas, et qu’il avait une piste solide, il se pourrait que le gars en
question l’ait appris, et qu’il ait cherché à se débarrasser des dossiers le
concernant.
— Comment aurait-il pu savoir que Fisher avait une piste sérieuse ? répliqua
mon confrère.
Je fronçai les sourcils.
— J’en sais rien, avouai-je.
Bon, ce n’était pas tout à fait vrai. J’avais bien une théorie là-dessus. Mais
pour le moment, je préférais la garder pour moi, il n’était pas nécessaire
d’alarmer un peu plus mon lycan. Déjà qu’il était sur les nerfs, il n’était pas
nécessaire d’en rajouter. J’allais devoir vérifier certaines choses en rentrant à la
meute. Pour le moment, je devais me concentrer sur ce que j’avais sous les yeux.
— D’après Gladys, repris-je, Curtis enquêtait sur une affaire de meurtre qui
l’a rendu méfiant. Peut-être que ce meurtre avait quelque chose à voir avec celui
de Dane ? Si c’est le cas, alors nous devons retrouver le dossier sur lequel il
travaillait. Avec un peu de chance, il se trouve dans ce bordel.
Et mieux encore, si jamais Fisher avait une piste sérieuse, peut-être l’avait-il
notée quelque part ? Dans ce cas, nous aurions peut-être une piste solide à
exploiter.
— Très bien, souffla Dave, alors déblayons ce bazar !
Il nous fallut près de quarante minutes pour ramasser toutes les feuilles étalées
au sol et arranger un peu la pièce. Lorsque ce fut fait, Nick, Dave, Al, qui nous
avait rejoints, et moi, nous étions posés chacun dans un coin, dossiers en mains.
Ceux-ci n’étaient pas dans l’ordre, il nous fallait les éplucher un par un, nous en
avions pour un moment.
Assise en tailleur sur le parquet du bureau depuis au moins une heure et
demie, je soupirai, agacée. J’avais examiné des dizaines de papiers sans résultat.
Tous concernaient des chasses passées, qui n’avaient strictement rien à voir avec
une quelconque affaire qui aurait eu lieu au début du mois d’octobre. Je relevai
la tête et lorgnai les trois hommes réunis autour de moi.
— Vous avez quelque chose ? les questionnai-je.
Al gronda en guise de réponse sans relever la tête, je pris ça pour un non.
Dave me lança un regard désolé, non encore une fois. Nick, lui, serra les dents si
fort que je fus étonnée qu’il ne s’en explose aucune. Encore non.
Mécontente, je me levai et m’étirai lourdement. J’avais les membres
engourdis, des fourmis semblaient ramper sous la peau de mes jambes, je devais
me dégourdir les pattes.
— Je vais prendre l’air une seconde, dis-je.
Nick, appuyé contre la fenêtre, releva instinctivement le visage, il me fusilla
du regard. Je levai les mains en signe de paix.
— Tout doux, Teller, lâchai-je, je reste devant la maison.
Al secoua la tête, Dave esquissa un sourire amusé.
— S’il y a quoi que ce soit…
— Je hurlerai à la mort pour vous avertir, le coupai-je, moqueuse.
Le loup grogna, je levai les yeux au ciel et sortis de la pièce. Évidemment, s’il
venait à m’arriver le moindre problème à l’extérieur de la maison, j’attraperais le
Glock que j’avais glissé dans la ceinture de mon jean, et m’en servirais pour
exploser la tronche du premier qui tenterait de me jeter quelque chose de suspect
au visage. J’avais vraiment une tête à appeler à l’aide ?
Dévalant les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée, je jetai un coup d’œil
dans le salon vide en traversant le couloir de l’entrée. Plus tôt dans la soirée,
Carson et Gladys avaient emporté le corps de Curtis dans le 4 x 4 du médecin
afin de l’amener à Little Rock pour procéder à des analyses plus poussées. Mon
grand-père avait pris des photos du cadavre quand il se trouvait encore dans la
chambre à coucher. Carson ne voulait pas avancer de théorie sur la mort de
Fisher tant qu’il n’avait pas fait d’examen. Mais une chose était sûre, il avait
bien été éventré, scalpé, mutilé à plusieurs endroits, son cerveau avait été retiré
de son crâne, et il avait été émasculé.
Nous ne savions pas lequel de ces sévices avait eu raison de lui, mais nous
n’allions pas tarder à le découvrir. Davis se chargerait immédiatement du corps
une fois arrivé au Baptist Health Medical Center.
Désirant quitter au plus vite l’habitation des Fisher, j’ouvris prestement la
porte d’entrée et sortis sur le perron. Il faisait nuit noire dehors, aucune étoile ne
décorait le ciel au-dessus de ma tête. Néanmoins, les lampadaires disposés à
distance égale le long du trottoir éclairaient la rue. Elle était vide, pas un chat à
l’horizon. Un silence de plomb régnait dans l’allée. Je m’assis sur les marches
du perron et me passai mes mains dans les cheveux avant de souffler un grand
coup. L’air frais qui entra dans mes poumons me permit de retrouver une
respiration normale, ma poitrine sembla se libérer du poids qui retenait mon
souffle.
Seule, à l’air frais, je pus enfin mettre de l’ordre dans mes idées.
J’avais une théorie.
Selon Gladys, Curtis était étrange depuis deux semaines. Ou plus précisément,
depuis qu’il avait accepté de se charger d’une affaire étrange. D’après elle, les
choses n’avaient fait que se dégrader à la suite de cette histoire. Et puis ça s’était
empiré avec la découverte de Dane chez lui. À mon avis, tout ceci devait être lié.
Peut-être que l’histoire de Fisher, celle qui l’avait rendu dingue, était la clé de
tout ça. Qu’elle était reliée d’une manière ou d’une autre au meurtre de mon
oncle. Peut-être que Curtis le savait, et que c’était pour cette raison qu’il s’était
fait buter.
Dave m’avait demandé comment le meurtrier avait été capable de savoir que
Curtis tenait une piste solide. Comment il avait été capable de déterminer qu’il
était une menace pour lui. J’avais menti en affirmant n’en avoir aucune idée.
Cependant, j’avais bien une hypothèse.
Et si le meurtrier nous suivait ? C’était possible. Et s’il nous observait ? S’il
nous avait vus chez Dane et qu’il s’était mis en tête de nous exterminer pour
avoir la paix, pour ne pas être démasqué ? Il avait peut-être mis nos lignes
téléphoniques sur écoute ?
Nous ne savions pas de qui il s’agissait, et surtout, de quoi il s’agissait, mais
celui qui faisait tout ça était, selon moi, quelqu’un d’organisé. Ses crimes étaient
prémédités, préparés, soignés. La preuve : il avait tout nettoyé chez Dane et avait
assassiné Curtis ailleurs avant de mettre en scène son cadavre chez lui, dans sa
propre maison. Il était précis, les plaies sur les corps des deux chasseurs étaient
minutieuses et les mutilations propres. Il savait ce qu’il faisait. S’il avait tout
prévu, alors il n’était pas impossible qu’il nous piste, afin de s’assurer que nous
ne trouvions rien de concret. Si c’était le cas, alors il était fort probable qu’il
m’observe à cet instant, caché dans la pénombre de la rue, dans un coin reculé à
l’abri de la lumière.
Des frissons glacés remontèrent le long de mon dos, je croisai les bras contre
ma poitrine et inspirai profondément. J’avais un mauvais pressentiment. Comme
si cette affaire cachait quelque chose de plus sombre qu’il n’y paraissait au
premier abord. Je ne savais pas de quoi il en retournait vraiment, mais j’allais le
découvrir, et en finir avant qu’il n’y ait d’autre victime.
Soudain, une voiture déboula dans le quartier tous phares allumés. Perdue
dans mes pensées, je sursautai bêtement et me redressai d’un bond afin de voir
de quoi il s’agissait. Une immense Jeep Renegade blanche débarqua dans la rue,
celle-ci s’arrêta à grand coup de frein devant la maison, je reconnus le 4 x 4 de
Nash, celui-ci sortit de son véhicule en trombe, suivi par son cadet, Billy.
— Où est mon père ? lança mon ex-petit-ami en s’avançant vers moi à grands
pas.
La première chose qui me frappa en voyant Nash fut son air sombre. Les traits
de son visage étaient fermés, tirés, il avait l’air éprouvé. Ses cheveux blonds
généralement impeccablement coiffés étaient en bataille. Des cernes encerclaient
ses yeux verts et tout son corps semblait tendu, crispé. Je descendis les marches
du perron, et tendis une main dans sa direction avant de la placer sur son épaule
pour le stopper dans sa course.
— Nash, soufflai-je doucement, calme-toi, assieds-toi une seconde.
Le traqueur fronça les sourcils, il attrapa mes épaules fermement.
— Me calmer ? Evans, où est mon père ? hurla-t-il en me secouant.
— Nash, calme-toi, lui intima son frère en venant se placer dans son dos.
Le blond serra ses doigts contre mes épaules à m’en faire mal. Je gardai
cependant mon calme, et plongeai mon regard dans le sien. Il devait être en état
de choc, après tout, il venait d’apprendre le décès de son père.
La porte d’entrée s’ouvrit à la volée. L’aura de Nick s’écrasa dans mon dos, je
l’entendis gronder gravement. La voix d’Al s’éleva au-dessus du grognement.
— Du calme, Teller.
Sans me détourner du visage de Nash, j’enserrai ses poignets doucement. Il
me relâcha et recula d’un pas avant de se passer une main tremblante sur le
visage.
— Excuse-moi, Poppy, je suis…
— Ne t’excuse pas, l’interrompis-je, il y a des moments où gérer ses émotions
est plus compliqué que d’autres.
Le chasseur releva la tête. Ses yeux brillaient, emplis de larmes qu’il peinait à
retenir. Mon cœur se serra à cette vision, il était si rare de le voir ému.
— Dis-moi que ce n’est pas vrai, me supplia-t-il, qu’il n’est pas… qu’il n’est
pas mort.
Mes lèvres se serrèrent, je secouai la tête de gauche à droite.
— Je suis désolée, Nash.
Billy, resté en retrait, laissa couler ses larmes. Je les vis descendre le long de
ses joues, mais il se détourna rapidement et les essuya du revers de la main, les
épaules tremblotantes. Nash, quant à lui, serra les mâchoires fermement pour
tenter de se contrôler, ceci dit, lorsqu’il parla, sa voix était étranglée.
— Je croyais que tu ne comprenais pas les gens qui s’excusaient lors d’un
décès ? me fit-il remarquer. Si tu n’es pas responsable, alors tu n’as aucune
raison d’être désolée.
J’esquissai un demi-sourire et haussai une épaule.
— Je suppose que c’est de circonstance, répondis-je, reprenant les mots qu’il
m’avait dits quelques jours plus tôt.
L’homme hocha la tête, avala difficilement sa salive et avança d’un pas dans
ma direction. Ses grands bras musclés s’enroulèrent autour de mes épaules, il me
serra contre lui, ou plutôt, se serra contre moi. Je répondis à son étreinte en
passant mes bras autour de sa taille.
Je savais que Nick nous observait. Je sentais son regard dans mon dos, je
sentais sa puissance flotter autour de nous. Les émanations de son aura étaient
telles qu’elles alourdissaient l’air, rendant l’atmosphère pesante. Malgré tout, il
ne faisait rien. Il ne laissa pas sa colère exploser, il n’ordonna pas à Nash de me
relâcher, il ne me fit pas de scène. Pourtant, je sentais bien sa rage à travers notre
lien. Il avait compris la leçon.
Relâchant le chasseur lentement, je lui pressai doucement les épaules, et fis de
mon mieux pour lui adresser une mine réconfortante.
— Il faut qu’on parle.
Nous expliquâmes à Billy et Nash tout ce qui s’était passé depuis le début de
la soirée, de la découverte du cadavre par leur mère à l’embarquement du corps
de leur père pour Little Rock. Nous leur expliquâmes, Al, Dave et moi, que nous
allions tenter, avec l’aide de Carson, de déterminer la cause du décès de Curtis.
Billy pleura lorsque nous leur fîmes part de l’état de leur père. Nash, lui, serra
ses poings si fort contre ses cuisses que ses phalanges restèrent blanches pendant
une longue partie de notre discussion. Tout comme celles de Nick, qui ne
desserra pas la mâchoire pendant tout le long de l’entretien. Il n’aimait pas Nash,
ça n’avait pas changé, et ça n’allait certainement pas s’améliorer parce que le
traqueur avait perdu son père.
— Vous n’avez aucune idée de qui ça peut-être ? demanda alors Billy,
sanglotant.
Relevant la tête, je me tournai vers le jeune homme effondré. Il était plus petit
que Nash, et bien plus fébrile. Il devait mesurer 1 m 75 environ et avait l’allure
d’un adolescent. Il avait mon âge pourtant. Nous étions nés à deux mois
d’intervalle lui et moi, j’étais la plus âgée. Il possédait les mêmes cheveux
châtains que sa mère, ceux-ci étaient généralement en pagaille, comme c’était le
cas aujourd’hui. Ses traits n’étaient pas tout à fait ceux d’un homme, j’avais
toujours l’impression d’avoir un enfant en face de moi. C’était d’autant plus vrai
à l’instant même, alors que ses grands yeux verts étaient remplis de larmes.
Je connaissais Billy depuis toujours. Gamine, je le considérais comme mon
propre frère, passant plus de temps avec lui et son frère qu’avec quiconque. Il me
semblait déjà à l’époque si fragile, avec ses TOC{1} et ses manies. Ce n’était pas
un grand aventurier, il n’était pas très doué dans sa discipline. La chasse n’était
pas son truc, mais même si tout le monde le considérait comme un raté, pour
moi, il était un garçon sensible qui tentait de faire de son mieux. Il me paraissait
plus jeune que jamais. Il devait être préservé.
— Pour le moment, nous n’avons aucune piste, annonçai-je. Mais ça va
changer. Il se pourrait que Curtis ait découvert de qui il s’agissait, et ce serait
peut-être pour cette raison qu’il se serait fait assassiner. D’après Gladys, il
enquêtait depuis quelque temps sur une affaire qui le perturbait, une affaire qui
avait peut-être un lien avec toute cette histoire. Si c’est bien le cas, et que Curtis
avait trouvé le responsable, alors il se pourrait qu’il ait noté quelque part le nom
de ce type.
Je marquai une pause et inspirai profondément. J’avais mal à la tête, ça
m’arrivait souvent quand je réfléchissais trop. J’avais l’impression de ne pas
avoir dormi depuis des jours, voire des semaines.
— Nous gardons tous des traces de ce que nous faisons, Al, Dave, Don, moi,
vous, repris-je. Tous les chasseurs gardent des traces de ce qu’ils font. Ça nous
permet de ne pas perdre pied, de n’égarer aucun indice, de mettre de l’ordre dans
chacune de nos idées. Curtis a forcément dû nous laisser quelque chose. Un mot,
une trace, n’importe quoi. Une chose capable de nous orienter sur la piste à
suivre.
— Il gardait un carnet, lâcha alors Nash, un carnet qu’il gardait toujours sur
lui. Il ne le lâchait jamais.
— Fisher était à poil quand on l’a retrouvé, objecta Al, pas d’affaires. Il n’y
avait rien dans la chambre. Seulement les vêtements dans sa commode, rien qui
n’ait été porté. Pas de sac, pas de carnet.
— Il l’emportait avec lui partout où il allait, assura l’aîné Fisher, peut-être
qu’il est dans sa voiture ?
— Le seul problème, c’est qu’on n’a pas sa voiture, déplora Dave.
Nous fronçâmes les sourcils d’un même chef, un léger silence s’installa dans
le salon dans lequel nous étions réunis. Je me mordis la lèvre inférieure, nous
savions tous ce que cela voulait dire.
— C’est sûrement cet enfoiré qui a la caisse, grommela Al dans sa barbe.
— Et donc c’est sûrement lui qui a les documents qui le concerne, rajoutai-je
agacée.
Que faire ?
— Il faudrait qu’on parvienne à retrouver ces notes, ou en tout cas, qu’on
arrive à découvrir sur quelle affaire travaillait Curtis, dis-je.
— Comment on fait ça ? demanda Nash.
— Il faut interroger toutes les personnes qui ont pu croiser Curtis ces deux
derniers jours, répondis-je, ainsi que ses amis proches. Il n’en avait pas tant que
ça, tous traînent au Teddy’s. Peut-être s’était-il confié à l’un d’eux sur ses
déplacements ou même sur le suspect qu’il avait en tête. Apparemment, ça
l’avait profondément perturbé.
— Et alors ? me questionna mon grand-père en se tournant vers moi.
Pourquoi est-ce que ça a l’air de te préoccuper ? Les chasseurs peuvent parfois
être secoués quand ils font face à des traques difficiles et éprouvantes
psychologiquement.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Curtis n’était pas un homme qui pouvait facilement être ébranlé, plaidai-je,
c’est ça qui me tracasse. Gladys a énormément insisté sur son état, elle a
souligné le fait que cette affaire était en train de le ronger. Il suffit de voir l’état
de son bureau pour se rendre compte qu’elle avait raison. J’ai vu Curtis chasser
des milliers de fois, il n’a jamais été touché plus qu’outre mesure par une
enquête, aussi sordide pouvait-elle être.
— C’est quoi ton hypothèse ? me demanda Billy.
Je fis la moue.
— Je pense que ce qui le travaillait, c’était l’identité du tueur. Je crois qu’il
savait de qui il s’agissait et que ça le perturbait profondément. Parce qu’à mon
avis, il ne lui était pas inconnu.
Al grogna.
— Qu’est-ce que tu insinues, bon sang ?
— Ce n’est pas compliqué. Je crois que Fisher connaissait le meurtrier.


15
J’étais persuadée que Dane et Curtis connaissaient leur assassin. Je m’étais
fait cette réflexion chez mon oncle, notamment parce qu’il avait été agressé chez
lui, dans sa maison et qu’il n’y avait aucune trace d’effraction nulle part. Ce qui
ne pouvait signifier qu’une chose : Dane lui avait ouvert la porte de son plein
gré. Aucun voisin n’aurait renseigné un inconnu sur l’habitation du chasseur,
parce qu’ils étaient tous des traqueurs et qu’on ne faisait pas confiance aux
étrangers.
Puis il y avait Fisher. Ou plutôt son comportement. Si la découverte de
l’identité du meurtrier l’avait à ce point ébranlé, alors il y avait de fortes chances
pour que ce soit quelqu’un qu’il connaissait. Quelqu’un de proche. Qu’il
estimait. Sinon, pourquoi devenir dingue en apprenant de qui il s’agissait ?
Al avait avancé le fait que l’attitude étrange de Curtis vis-à-vis de ses
recherches pouvait être expliquée par la peur. Il m’avait dit, alors que nous
étions encore tous réunis dans le salon des Fisher, qu’il se pouvait bien qu’il
connaisse son agresseur. Ça, c’était un fait. Peut-être que ce n’était pas
quelqu’un de proche, mais plutôt quelqu’un de puissant ou de connu au sein de
la société surnaturelle. Je n’étais pas persuadée par cette explication. Parce que si
c’était le cas, alors pourquoi n’avait-il rien dit ?
Curtis savait quelque chose, c’était un fait indéniable. Ça l’avait rendu tendu,
agité, ça l’avait déstabilisé. S’il ne s’était agi que d’une personne influente au
sein de la société surnaturelle, d’un dirigeant ou autre, alors Curtis nous aurait
fait part de ses découvertes. Même si c’était un chasseur individualiste et
personnel, il nous aurait confié l’identité de son suspect. Mais il n’en avait rien
fait. Rien du tout. Fisher avait tout gardé pour lui, et à mes yeux, ça ne pouvait
signifier qu’une seule chose : il cherchait à protéger quelqu’un. À le protéger,
lui. Qui ou quoi que ça puisse être, Curtis essayait de le protéger en cachant son
identité. Donc c’était un proche. J’en étais sûre. Enfin, presque sûre. Tant que je
n’avais pas de preuve concrète, je préférais ne rien affirmer.
Nick et moi n’étions pas rentrés à Springdale. Lorsque nous quittâmes la
maison des Fisher, la nuit était bien avancée. Nous décidâmes de prendre une
chambre d’hôtel à Pine Bluff et de nous y installer pour la nuit. Al partit en
direction de Little Rock pour rejoindre Carson et Gladys en compagnie de Nash.
Dave retourna à Rogers pour tenter d’en apprendre plus sur les fréquentations de
Curtis ces deux derniers jours. Billy, lui, nous suivit à l’hôtel.
Je ne dormis presque pas de la nuit. Mon cerveau en ébullition ne me laissa
pas tranquille un seul instant. Nick grommela plus d’une fois en m’ordonnant de
dormir, mais je n’y parvins pas. Aussi, je restai une bonne partie de la nuit les
yeux rivés au plafond, couchée sur le dos, le bras massif de mon compagnon
enroulé autour de ma taille.
Lorsque le soleil se leva, je me tournai vers Nick, endormi sur le ventre, et le
secouai légèrement pour le réveiller. Il gronda, mais n’ouvrit pas les yeux, je le
secouai plus fort.
— Teller ! l’appelai-je.
Le loup maugréa de plus belle, la tête dans l’oreiller. Ses boucles cuivrées
étaient étalées sur le tissu immaculé du coussin. J’avais une terrible envie de tirer
dessus, ou de plonger mon nez dedans pour renifler son odeur délicieuse.
Malheureusement, nous n’avions pas le temps de nous amuser, il fallait
travailler !
— Evans, marmonna-t-il, inutile de me secouer comme un prunier, je suis
réveillé.
— Alors debout ! lui ordonnai-je. On a du pain sur la planche.
Repoussant les couvertures, je tentai de faire basculer mes jambes hors du lit,
mais le lycan m’en empêcha. Il m’attrapa par la taille et me tira contre lui. Je
gloussai lorsqu’il mordilla ma mâchoire. L’homme me plaqua contre son torse
musclé.
— Nick, il faut qu’on trouve le meurtrier de Dane et Curtis, plaidai-je en
relevant la tête pour le regarder dans les yeux.
L’Écossais esquissa une moue boudeuse, ses iris argentés croisèrent les miens
un instant avant qu’il ne referme les paupières.
— Le club pour vampires n’ouvre que ce soir, Poppy, inutile de se presser, je
n’ai pas dormi depuis deux jours.
Je fronçai les sourcils et me tortillai contre lui pour l’obliger à se coucher sur
le dos. Il s’exécuta en grognant, je me couchai contre son flanc, et posai mon
menton contre son épaule.
— Tu n’as pas dormi parce que je n’étais pas là ? le questionnai-je.
Il montra les crocs.
— Je dors mal quand tu n’es pas avec moi, expliqua-t-il d’un ton râleur, et
puis j’avais peur que tu ne reviennes pas.
— Je ne serais pas partie sans Noopie, raillai-je, moqueuse.
Le lycan ouvrit de nouveau les yeux, il me fusilla d’un regard assassin, les
lèvres serrées. Sa mine désapprobatrice me fit éclater de rire, je me redressai et
m’appuyai sur le torse musclé de mon compagnon.
— Je plaisante, lui assurai-je, j’étais en colère, mais je n’avais pas l’intention
de m’en aller pour de bon. Ce genre de chose ne se décide pas comme ça !
Son froncement de sourcils s’accentua, le roux se releva et appuya son dos
contre la tête de lit, avant de me serrer plus fermement contre lui.
— Ce genre de chose ne se décide pas tout court, trancha-t-il. Jamais je ne te
laisserai t’en aller. Je suis trop égoïste pour ça.
— Et ça me va parfaitement. Alors tu vois, pas de quoi faire des nuits
blanches !
Il acquiesça, et se pencha en avant pour déposer un baiser sur mon front.
— La prochaine fois qu’on se dispute, commença-t-il en attrapant mon
menton délicatement pour relever mon visage, ne t’en va pas. Oblige-moi
simplement à dormir sur le canapé.
J’arquai un sourcil.
— Teller, on sait toi et moi que tu ne résisterais pas à me rejoindre au pieu.
Le lycan fit mine de réfléchir et tordit sa bouche aguicheuse sur le côté.
— Tu n’as pas tort, reconnut-il.
Soudain, alors que l’Alpha se penchait en avant pour m’embrasser, son
téléphone, posé sur la table de chevet, sonna. Je haussai les sourcils alors qu’il
poussait un grognement sourd.
— Pas de repos pour les braves, dis-je.
Nick gronda, il se tourna vers son smartphone et tendit le bras pour s’en
emparer. Il fit glisser son pouce sur l’écran tactile et porta l’appareil à son
oreille.
— Allô ?
Curieuse, je tendis l’oreille, et me collai un peu plus contre le torse du loup,
qui me glissa un coup d’œil en coin. Je perçus une voix grave à l’autre bout du
fil.
— Je suis à Pine Bluff, ça ne va pas être possible, lâcha mon compagnon à
l’attention de son interlocuteur.
Scrutant attentivement les muscles saillants du torse du roux, je fis courir mes
doigts sur ses pectoraux taillés dans la roche, puis sur ses abdominaux apparents.
Je passai mon pouce sur les cicatrices qui marquaient çà et là sa peau lisse, et
esquissai un sourire lorsqu’il frissonna. Il saisit ma main au vol pour
m’empêcher de continuer. Mes caresses l’excitaient, et d’après sa mine fermée,
ce n’était pas trop le moment.
Interloquée par son air agacé, je m’emparai de son portable d’un geste vif et
ignorai l’exclamation de protestation du dominant avant de mettre le haut-
parleur. La voix de Loki fusa dans la chambre d’hôtel.
— Et il ne veut pas repartir avant de t’avoir vu, donc…
— Salut James, le coupai-je, comment ça va ?
Il y eut un silence sur l’autre ligne, le Bêta mit un instant à reprendre son
discours.
— Poppy ? Qu’est-ce que…
— J’ai subtilisé le téléphone de Teller, parce que vu la tête qu’il fait, il n’a pas
l’air particulièrement emballé par ce que tu lui dis. J’étais curieuse d’apprendre
de quoi il s’agissait. Il y a un problème à la meute.
L’Écossais soupira, il tendit le bras vers moi.
— Non, répondit mon compagnon en récupérant son portable, tout va bien à
Springdale. En revanche, il y a un problème à Los Angeles.
Je me redressai lentement et m’installai en tailleur sur le lit, surprise.
— Los Angeles ? répétai-je, pas certaine de comprendre.
En quoi ce qui pouvait se passer à Los Angeles nous concernait ?
Le lycanthrope acquiesça.
— Marcel Jay White, le Lieutenant de l’Ouest, à un problème de rébellion
chez lui qu’il n’arrive pas à gérer seul, expliqua-t-il. Il exige une entrevue avec
moi, afin de discuter de la marche à suivre concernant la révolte des loups qui ne
cesse de dégénérer au fil des jours.
— Pourquoi ne va-t-il pas se plaindre auprès de Vincent ? répliquai-je. Il
aurait plus de chance d’obtenir de l’aide en allant la chercher à la source, auprès
de l’Alpha du Nord !
Les traits du visage du mâle se durcirent, ses lèvres se serrèrent en une ligne
mécontente.
— Parce que Nick est le futur Alpha du Nord, déclara Loki à la place de son
chef, et que son règne est sur le point de débuter. Il veut que des mesures soient
prises rapidement pour gérer la crise qui se déroule en ce moment sur son
territoire, il est donc en route pour Little Rock. Son avion est parti ce matin, il
sera là-bas dans deux heures, grand maximum. Il ne partira pas sans avoir vu
Nick.
Mon froncement de sourcils s’accentua, je hochai la tête.
— Tu n’as qu’à y aller, Red, dis-je en levant les yeux pour le regarder. De
toute façon, ce type ne te laissera pas tranquille tant que tu ne l’auras pas écouté.
Alors autant y aller.
L’homme secoua la tête de gauche à droite.
— Non, dit-il d’un ton catégorique, une réunion avec Marcel durera sûrement
des heures, pendant lesquelles tu serais seule ici. Je ne peux pas me permettre de
te laisser ici sans protection extérieure.
Et voilà qu’il revient à la charge avec sa garde rapprochée stupide…
— Je ne suis pas seule, affirmai-je sans m’énerver, Billy est avec moi. Il faut
que nous tentions de retracer la dernière journée de Curtis, afin d’essayer de
comprendre son comportement étrange, et peut-être ainsi parvenir à retrouver
son meurtrier. Ça va nous prendre la journée, nous serons sans cesse en
mouvement, donc, il y aura peu de chance que le tueur essaye de nous trucider
en route. Tu peux me laisser ici, je ne risque strictement rien.
— Non, réitéra le loup. Nous ne sommes jamais à l’abri de rien. Et entre nous,
le chasseur qui t’accompagne ne me semble pas particulièrement performant. En
cas d’attaque, ce serait plutôt toi qui le protégerais que le contraire. Lui serait
plutôt du genre à éclater en sanglots face à un assaillant, et à le supplier de le
laisser vivre… Aïe ! s’exclama-t-il lorsque je lui donnai un coup sur le bras.
Bien sûr, mon agression ne lui fit pas le moindre mal. Mais pour la forme, le
dominant se massa le bras. Je lui jetai un regard courroucé en croisant les bras
contre ma poitrine.
— Teller, je te signale que tu es en train de juger un garçon qui a perdu son
père hier et qui fait de son mieux pour surmonter cette épreuve. Il n’y a rien de
mal à laisser libre cours à ses émotions de temps en temps.
Il esquissa une moue sceptique.
— Si tu le dis, reprit-il, quoi qu’il en soit, je ne lui confierais pas ta sécurité
les yeux fermés.
— Tu n’as qu’à l’emmener avec toi, proposa Loki, toujours en ligne. Ainsi,
elle serait protégée.
Je levai les yeux au ciel.
Dans une situation comme celle-là, j’avais un net désavantage. Les hommes
de la Meute du Soleil étaient tous des protecteurs invétérés, et en plus de ça, ils
étaient tous soudés les uns aux autres. Loki marchait évidemment dans le sens de
son Alpha, et ne plaiderait donc pas en ma faveur. J’espérai sincèrement que la
future compagne du Bêta ne soit pas aussi indépendante que moi, sinon, je lui
souhaitais bien du courage !
— Ce serait une bonne alternative, répondit ma moitié, pensif.
— Les femelles n’ont pas le droit d’assister aux réunions entre mâles,
répliquai-je en quittant le lit.
Sautant sur mes pieds, je me dirigeai vers le sac à dos que j’avais emporté
avec moi à Searcy et en sortis les derniers vêtements de rechange que j’avais
fourrés dedans. J’allais bientôt devoir retourner à Springdale, parce que je n’irais
pas loin sans fringues propres.
— En principe, lâcha alors le loup-garou, mais tu n’es pas n’importe quelle
femelle, tu es la mienne. Ça change tout.
Malgré l’absurdité de sa déclaration, je ne pus m’empêcher d’esquisser un
sourire. Je tentai de l’effacer avant de me retourner pour lui faire face. Je fis
demi-tour sur mes talons et plantai mes pupilles dans celles de mon âme-sœur,
resté sur le lit.
Assis sur les draps, le torse nu et les cheveux en pétard, il était terriblement
sexy. C’était si rare de le voir au réveil dans le plus simple appareil, lui qui
partait généralement avant que je ne sois levée. C’était bien dommage que mon
emploi du temps soit si chargé, parce que si ça n’avait pas été le cas, je l’aurais
sans doute obligé à rester couché et je me serais frottée à lui toute la journée.
Tout en le couvrant de baisers, évidemment.
— Nick, commençai-je calmement, en plus d’être une femme, je suis une
humaine. Je doute que Marcel Jay White accepte de me voir traîner dans les
environs pendant qu’il te supplie d’arranger la situation de son territoire.
Nick gronda.
— Si tu savais comme je me contrefous de ce que pense White, pesta-t-il,
c’est décidé, tu viens avec moi. De toute façon, nous ne sommes restés à Pine
Bluff que pour pouvoir interroger le dealer de ton père. Et aux dernières
nouvelles, le club dans lequel il passe ses soirées n’ouvre qu’à la nuit tombée,
d’après ton géniteur déglingué en tout cas. Tu n’auras qu’à passer la journée
avec moi, et ensuite nous pourrons aller interroger ton vampire.
Je fis la moue.
— Et qui va retracer le dernier itinéraire de Curtis, hein ?
— Tu n’auras qu’à laisser les Fisher s’en occuper.
Le highlander repoussa les couvertures et se leva à son tour. Il se dressa sur
ses longues jambes musclées et fit rouler ses larges épaules. Tous ses muscles
dansèrent sous sa peau, je m’autorisai à lorgner ses fesses en béton du coin de
l’œil.
— Dans combien de temps tu penses pouvoir être là ? demanda Nick à Loki.
— Trois heures, si je me dépêche, assura-t-il.
— Parfait, amène Bram avec toi, à tout à l’heure.
L’homme raccrocha, il jeta son smartphone sur les draps avant de se tourner
vers moi. Je soupirai.
— Tu sais, Teller, parfois tu peux être extrêmement agaçant.
Il haussa une épaule et se dirigea dans ma direction lentement.
— J’en ai conscience, dit-il en s’arrêtant près de moi, mais je t’aime beaucoup
trop pour te laisser risquer le moindre danger.
— Je suis…
— Une grande fille capable de se défendre seule, termina-t-il à ma place, je
sais. Mais cette fois, un taré s’en prend aux gens qui te sont proches, et ce même
cinglé pourrait possiblement vouloir te réduire au silence pour t’empêcher de le
retrouver. Alors pour une fois, laisse-moi prendre soin de toi. Viens avec moi
voir Marcel, ça te permettra aussi de te familiariser avec les réunions lycanes.
Pesant le pour et le contre un instant, je gardai le silence, en me mordillant
l’intérieur de la joue. Je devais l’avouer, Nick avait de bons arguments. Il n’avait
pas tort, il était fort possible qu’un fou soit à nos trousses en ce moment même,
nous devions tous nous serrer les coudes, et surtout, nous montrer prudents.
J’avais beau être solitaire, autonome et opposée à la moindre aide extérieure, je
n’étais pas stupide pour autant. Il fallait parfois accepter de coopérer pour le bien
d’une mission commune.
De plus, mon compagnon avait réussi à piquer ma curiosité. Je n’avais jamais
assisté à proprement parler d’une réunion entre lycans, hormis celles qui se
jouaient chez nous, entre les membres de la Meute du Soleil. J’avais peut-être
envie d’en découvrir plus sur le sujet, même si je savais que ma présence allait
sans doute en agacer certains…
— Ton ami Lieutenant ne va pas être content, soufflai-je alors.
Le rouquin m’attrapa par les hanches et me tira vers lui afin de presser ses
lèvres contre mon front. Il s’avança par la suite vers la salle de bain.
— Marcel Jay White n’est pas mon ami, mais ça, tu vas bientôt le découvrir.


16
Je n’aimais pas déléguer mes tâches aux autres, ça me faisait horreur. Un
chasseur effectuait toujours le travail qu’on lui confiait, sans discuter, se
chargeant lui-même d’enquêter, de faire son boulot en somme. Dans cette
affaire, celle qui concernait le meurtre de Dane et de Curtis, nous fonctionnions
en équipe. Al et Nash d’un côté, Dave et Don de l’autre, et pour finir, Rocky et
moi. Nick s’était ajouté à l’équation, tout comme Billy Fisher, qui refusait d’être
écarté de l’enquête sur l’assassinat de son père. Il estimait devoir nous aider et
n’acceptait pas de rester sur la touche pendant que nous nous occupions de
l’enquête. Il me l’avait très clairement fait comprendre ce matin, alors que
l’Alpha de la Meute du Soleil et moi quittions l’hôtel pour nous rendre à Little
Rock.
J’avais accepté de me rendre avec Nick à l’entrevue prévue avec le Lieutenant
de l’Ouest, à la capitale de l’Arkansas. Aussi, après nous être rapidement
douchés, l’Écossais et moi avions rassemblé nos affaires avant de quitter l’hôtel
dans lequel nous avions pris une chambre. Billy, qui se trouvait également sur les
lieux, nous rejoignit à l’accueil au moment de notre départ, et me proposa son
aide.
Sur le coup, j’ai été tentée de refuser. Billy Fisher était trop fragile, ce n’était
pas un bon chasseur, et ses troubles du comportement, ses TOC comme on les
appelait, pouvaient parfois ruiner une affaire. C’était déjà arrivé dans le passé.
Une fois, il avait cherché à nettoyer une scène de crime parce qu’il lui était
impossible d’imaginer rester dans une pièce qu’il qualifiait de « souillée ». Il
avait foutu en l’air des preuves plusieurs fois, ce qui lui avait notamment valu sa
mauvaise réputation au sein du monde des traqueurs. Mais qui étais-je pour lui
interdire de retrouver le tueur de son père ? Avais-je le droit de l’empêcher de se
venger ? De venger son père ?
Je n’avais pas envie qu’il foute tout en l’air à cause de son manque de
compétence. Aussi, comme je ne pouvais pas l’empêcher de faire quoi que ce
soit, je lui avais dit de retrouver Nash et Al, afin de chasser en leur compagnie.
Sous la garde d’un chaperon, Billy ne pourrait pas tout faire foirer. Son frère l’en
empêcherait, tout comme Al, qui était assez aguerri pour gérer ses crises de
nerfs.
Mon grand-père et mon ex-petit ami se trouvaient toujours à Little Rock. Les
deux hommes attendaient les résultats des analyses effectuées sur le cadavre de
Curtis. Dave et Don s’occupaient des fréquentations de Fisher et tentaient de
savoir si le chasseur s’était confié à quelqu’un avant de mourir. C’était ça le plus
difficile. Savoir que tout le monde se démenait pour retrouver le meurtrier de
Dane et Curtis, et moi, je restais sur la touche parce que mon homme avait peur
de me voir passer l’arme à gauche. Mais bon, il fallait que je voie le côté positif
là-dedans : j’allais enfin pouvoir assister à une réunion entre lycanthropes.
Sur la route de Little Rock, Nick me fit un topo sur l’Alpha que nous allions
rencontrer. Et une chose était sûre, d’après le portrait qu’il me dépeignait de lui,
ce n’était effectivement pas son ami.
Marcel Jay White était le Lieutenant de l’Ouest depuis près de vingt-cinq ans.
C’était un Alpha puissant, à la tête d’une meute importante, aussi bien en
matière d’effectif que de popularité. Cependant, malgré le respect qu’il inspirait
chez certains de ses congénères, beaucoup ne lui vouaient pas la même
admiration.
En effet, d’après le roux, son homologue lycan trempait dans des affaires pas
très nettes, qui lui avait de nombreuses fois coûté des avertissements de la part
du conseil garou. Ceci dit, ses années d’ancienneté lui avaient toujours sauvé la
mise. Nick voulait y remédier, il était persuadé que Marcel alimentait la colère
des lycanthropes en prônant la suprématie lycane auprès des siens. Il avait pour
intention de mettre un terme à son contrat une fois qu’il serait l’Alpha du Nord,
ce qui n’allait sûrement pas tarder à arriver. L’Alpha de la Meute du Soleil avait
de nombreuses fois eu des différends lors de réunions au sommet avec White.
Les deux loups ne s’entendaient pas. Il m’avait donc confié qu’il trouvait ça
curieux qu’il fasse appel à lui. Même s’il serait bientôt le dirigeant suprême des
loups-garous.
Nous nous arrêtâmes dans un petit café, une fois arrivés à Little Rock, pour
prendre notre petit-déjeuner, mais aussi pour attendre l’arrivée de Loki et Bram.
Nous leur avions envoyé notre position par SMS, Nick ne pouvait pas se
présenter sans son second. Nous devions donc les attendre pour rejoindre l’hôtel
dans lequel le Lieutenant nous avait donné rendez-vous. Lorsque Nick s’éclipsa
pour se rendre aux toilettes, j’en profitai pour attraper mon téléphone et
composer le numéro de mon grand-père. Celui-ci répondit à la deuxième
sonnerie.
— Du nouveau ? me demanda-t-il directement, sans s’encombrer de
courtoisies inutiles.
Je serrai les lèvres.
— Pas pour le moment, lançai-je, je venais aux nouvelles. Carson est parvenu
à identifier la cause du décès ?
Al grogna sur l’autre ligne.
— Il s’est vidé de son sang suite à son émasculation, déclara-t-il gravement,
son pénis a été sectionné, c’est ça qui a causé sa mort. Le tueur l’a laissé se vider
de son sang.
Révulsée par cette idée, je fronçai les sourcils et fermai les paupières un
instant. Je me pinçai l’arrête du nez entre mon pouce et mon index, pensive.
— Pas de VX ? le questionnai-je.
— Non, cette fois, le meurtrier voulait qu’il souffre.
Relevant le visage, je jetai un œil par-delà la fenêtre contre laquelle j’étais
assise. Dehors, la vie suivait son cours.
Nous étions en plein centre-ville, les rues étaient agitées. Les gens
déambulaient entre les boutiques de fringues et les restaurants, sur les terrasses
desquelles ils buvaient un verre en bavassant de choses et d’autres. J’étais
toujours impressionnée et quelque peu envieuse de l’insouciance avec laquelle
les autres êtres humains vivaient. Aucun d’entre eux ne semblait se douter de ce
qui se passait sous leur nez. Aucun de ceux qui se tournaient vers le café dans
lequel j’étais assise ne se doutait qu’à l’intérieur de celui-ci se trouvaient un
loup-garou et une chasseuse qui devaient faire face à des meurtres atroces.
Quelle chance !
— Il a été scalpé post-mortem, alors ? supputai-je, presque soulagée qu’il
n’ait pas eu à subir cette douleur supplémentaire.
— C’est exact. D’après moi, et selon l’expertise de Carson, le meurtrier
cherchait à l’humilier. Il s’est attaqué à ses parties intimes, c’était pour le
réduire, le rabaisser.
Je m’adossai contre ma chaise et inspirai un grand coup.
— C’est du profilage ça, on s’éloigne de la traque classique, lui fis-je
remarquer.
— Arrête, Dean, répliqua-t-il en baissant d’une octave, on sait toi et moi que
ce n’est pas une traque classique.
Je me mordis la lèvre inférieure, il avait raison. Je le savais, tout le monde en
avait conscience.
— Je sais, répondis-je simplement.
Le chasseur émit un bruit de gorge grave, comme une sorte de raclement
gêné. Il baissa encore d’un ton lorsqu’il poursuivit son discours.
— Tu sais, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une créature, Casper. Les méthodes
employées pour donner la mort ne sont pas celles des créatures que nous avons
l’habitude de traquer. Ici, c’est de la haine à l’état pur.
— Tu as une théorie ? l’encourageai-je.
Il grommela.
— Je ne préfère rien affirmer pour le moment, tant qu’on n’a pas plus
d’éléments, dit-il, mais je reste sur mes gardes, et tu ferais mieux de faire de
même.
Je hochai la tête.
— Compte sur moi. Nash est avec toi ?
— Oui, répondit l’homme, il a eu besoin d’une minute pour souffler après les
révélations de Carson. Il fait des allers et retours dans le parking depuis une
demi-heure.
Mon froncement de sourcils s’accentua, je tordis mes lèvres sur le côté. La
situation ne devait pas être évidente psychologiquement pour lui. Son père avait
été sauvagement assassiné et nous n’avions aucune piste solide à exploiter pour
le moment. La frustration devait sûrement le ronger, je ne pouvais que compatir
à sa douleur. Malheureusement, je n’avais aucun moyen pour l’aider à surmonter
cette épreuve, tout ce que je pouvais faire, c’était retrouver l’enfoiré qui l’avait
privé de son géniteur.
— Veille à ce qu’il ne pète pas trop les plombs, lançai-je, soucieuse pour celui
qui avait un jour partagé ma vie. Personne ne devrait avoir à vivre ce genre
d’épreuve seul.
— Ne t’en fais pas pour lui, il est solide, me rassura mon grand-père. Nous
allons retourner chez Curtis pour tenter de savoir si les voisins n’ont rien vu de
suspect.
Ma gorge se noua brusquement.
— Tu comptes aller chez John ?
Les battements de mon cœur se firent plus rapides en repensant à l’altercation
que j’avais eue avec mon père. Je ne voulais pas qu’il soit au courant.
— Ton père est tellement bourré que ça m’étonnerait qu’il ait vu quelque
chose, rétorqua-t-il, mais ta mère en revanche peut-être. Il faut tenter le coup.
— On sait quand le cadavre a été déposé chez les Fisher ? rebondis-je,
changeant ainsi de sujet.
— Il n’y a aucun moyen de le déterminer, mais d’après Davis, Curtis était
bien mort depuis au moins dix heures quand on l’a retrouvé, m’apprit-il.
— Donc, il a dû être tué avant-hier, peu de temps après son départ de chez lui.
Le tueur a eu le temps de le laisser se vider de son sang, de procéder à ses
mutilations et de le ramener chez lui. À mon avis, il a dû mettre en scène le
corps hier après-midi, peu de temps avant que Gladys ne rentre chez elle.
Ce qui signifiait que ça s’était peut-être produit au moment où je me battais
avec mon père. Et donc, que le meurtrier m’était sans doute passé sous le nez
sans même que je ne m’en aperçoive. Bordel de merde !
— C’est probable. Mais ce qui me semble étrange, avança-t-il, c’est qu’il ait
pu déambuler dans la rue avec un cadavre sur son épaule sans que personne ne le
remarque.
— Al, commençai-je, le quartier des Fisher est essentiellement composé de
chasseurs, la plupart d’entre eux ne sont jamais chez eux.
— Quand bien même, Curtis n’était pas un petit homme, monter les marches
de son perron avec sa carcasse sur le dos n’a pas dû être évident. Ça m’étonne
que personne n’ait rien vu.
— Renseigne-toi auprès des voisins qui étaient chez eux, et vois s’ils peuvent
t’apprendre quoi que ce soit. Si le meurtrier connaissait l’adresse de Fisher, c’est
qu’il avait peut-être effectué des repérages avant de s’en prendre à Curtis.
— Si c’est le cas, alors quelqu’un aura peut-être remarqué une voiture étrange
tourner dans le quartier ou un individu suspect traîner devant la maison, comprit-
il, bien vu, Casper.
Du coin de l’œil, je vis la porte des toilettes s’ouvrir, Nick en ressortit. Il
glissa son portable dans la poche de son jean et se dirigea vers notre table.
Apparemment, je n’étais pas la seule à avoir passé un coup de fil.
Lorsque ses yeux gris se posèrent sur l’appareil collé contre mon oreille, le
loup fronça les sourcils, ses enjambées se firent plus rapides.
— Billy devrait bientôt vous rejoindre à Little Rock, s’il n’est pas déjà arrivé,
lâchai-je. Il veut vous aider à retrouver le responsable de tout ça, j’ai pensé qu’il
était plus judicieux de l’envoyer vers vous plutôt que de le laisser travailler seul.
Al gronda.
— Génial, maugréa-t-il, visiblement agacé. Poppy, la dernière chose dont j’ai
besoin en ce moment, c’est d’un boulet.
Je soupirai, mon compagnon s’installa sur la chaise en face de la mienne et
tendit l’oreille.
— Je sais Al, c’est pour ça que je l’ai orienté dans votre direction. La dernière
chose dont on a besoin, c’est qu’il fasse tout foirer à cause de ses troubles
comportementaux. Sous votre commandement, il ne pourra rien faire pour
gâcher l’enquête. Gardez-le à l’œil, et surtout, ne sois pas trop brutal avec lui. Il
ne contrôle pas ses TOC et il vient de perdre son père, ce qui pourrait le rendre
deux fois plus sensible.
— Je vais essayer, promit-il en grognassant.
— Super, je te rappelle plus tard.
— C’est ça.
Sur ce, Al raccrocha. Je soufflai en reposant mon portable sur la table avant
d’attraper ma tasse fumante de chocolat chaud.
— Du nouveau ? me demanda le lycan en détaillant les traits de mon visage
avec attention.
— Pas vraiment.
Je racontai à mon loup ce que m’avait confié le traqueur, à savoir, l’expertise
de Carson concernant le décès de Curtis. L’homme m’écouta avec attention,
sourcils froncés, mâchoire serrée. Il fit la grimace lorsque je lui parlais du pénis
sectionné et de l’écoulement abondant de sang qui avait suivi. Quand je terminai
mon récit, Nick garda le silence un instant.
— Très bien, dit-il finalement, on s’occupe de White, et ensuite, on retourne à
l’enquête. Il faut qu’on retrouve ce cinglé avant qu’il ne frappe encore.
J’acquiesçai.
— Loki et Bram seront bientôt là, continua-t-il, nous n’aurons qu’à
directement nous rendre à l’hôtel de Marcel. En espérant qu’on en finisse
rapidement.
Marcel Jay White s’était arrêté au Capital Hotel, un hôtel situé dans le centre-
ville de Little Rock. La bâtisse était luxueuse, la haute façade immaculée était
composée de longues colonnes majestueuses et de grandes fenêtres luisantes. Il
n’y avait aucun doute sur l’endroit où nous nous trouvions, c’était bel et bien un
palace. De toute évidence, le Lieutenant de l’Ouest possédait des goûts de luxe.
Nick arrêta son immense 4 x 4 devant l’entrée de l’hôtel. Un voiturier vint
directement à notre rencontre, nous sortîmes de la voiture, le loup lui confia les
clés. Derrière nous, un autre employé se chargeait du véhicule du Bêta, qui sortit
à son tour en compagnie de Bram, l’ancien Gamma. Les deux lycanthropes
étaient arrivés quelques minutes plus tôt en ville, ils nous avaient immédiatement
rejoints. C’est donc ensemble que nous entrâmes dans l’établissement fastueux,
que nous traversâmes l’immense hall opulent jusqu’à l’ascenseur, et que nous
montâmes jusqu’à l’étage de la chambre dans laquelle nous attendait l’Alpha.
Arrivés dans le couloir de l’étage, nous avançâmes vers une porte gardée par
deux gorilles en costard, ceux-ci s’écartèrent directement pour laisser entrer
Nick, qu’ils saluèrent d’un hochement de tête respectueux. L’un d’eux nous
ouvrit la porte, nous entrâmes dans la chambre.
La suite dans laquelle nous pénétrâmes, parce que c’en était une, était
immense. La décoration était cossue, les meubles, de style ancien, se fondaient
parfaitement dans le décor pompeux de la pièce. Je fronçai les sourcils, j’avais
toujours eu du mal avec les endroits comme ceux-là, avec mon jean et mes
Converses, j’avais l’impression de faire tache au beau milieu de tout ce luxe.
Occupée à observer les lieux, je n’avais même pas remarqué les trois hommes
qui se trouvaient assis sur les deux canapés présents dans le mini salon de la
suite. Nick faisait écran entre eux et moi. Je fis un pas de côté afin de mieux
observer les individus.
Deux d’entre eux étaient des armoires à glace. D’une trentaine d’années grand
maximum. Les deux hommes arboraient un air dur et sévère, ils jaugèrent mon
compagnon d’un œil méfiant avant de baisser les yeux sous le grognement du
chef de la Meute du Soleil, qui leur fit clairement comprendre qu’il n’appréciait
pas leur air mauvais. Nick avait beau être plus jeune, il restait le plus dominant
des trois.
Alors que les deux rigolos baissaient la tête en signe de soumission, le
troisième inconnu se mit à rire, un rire grinçant qui sonna désagréablement à mes
oreilles. Je tournai la tête vers lui et l’examinai des pieds à la tête.
Une chose était sûre, il n’avait rien du loup-garou dit « classique ».
Effectivement, les lycanthropes possédaient un profil type. Il suffisait de
regarder les membres de la Meute du Soleil pour le comprendre. Leur nature leur
conférait une masse musculaire importante, ils étaient la plupart du temps très
grands et extrêmement massifs. On pouvait d’ailleurs croire, en les voyants se
balader dans les rues en bande, qu’ils appartenaient tous à une confrérie de
bûcherons tant ils étaient impressionnants physiquement ! Or, ici, l’homme
n’avait rien de « hors-norme ».
Pas très grand, il devait faire 1 m 70 à vue de nez. Il possédait une
constitution banale, aucune carrure particulière ne se dessinait sous son costume
sombre aux motifs baroques. Son visage, aux joues creuses, était blafard, sa
bouche fine était étirée en un rictus étrange qui se voulait être un sourire, son nez
proéminent semblait bien trop long pour son faciès longiligne. Il avait le front
haut, ses cheveux fins étaient coupés courts sur son crâne, ses petits yeux kaki
brillaient d’un éclat sournois qui me dérangea instinctivement lorsqu’il se tourna
vers moi. Un long frisson glacial remonta le long de ma colonne vertébrale
quand son regard rencontra le mien.
— Tiens donc, lança celui-ci une fois son fou-rire terminé, ne serait-ce pas là
la petite chasseuse qui aurait mis le grappin sur le petit-fils de l’Alpha du Nord ?
Le ton railleur de l’homme me hérissa le poil, je plissai les paupières.
— Je n’ai mis le grappin sur personne, répondis-je sèchement.
Nick posa une main dans le bas de mon dos. Sa paume, même à travers mon
tee-shirt, dégagea une chaleur apaisante. Encore une fois, il tentait de me
rassurer et de me calmer à l’aide de ses dons apaisants. Ce n’était pas nécessaire,
j’étais parfaitement calme. Pour l’instant.
— C’est qu’elle a du caractère, grinça-t-il en se levant.
Sitôt qu’il se dressa sur ses pieds, les deux lycans qui l’accompagnaient firent
de même. L’homme au rictus se dirigea dans notre direction, il s’immobilisa
devant nous. Ses iris glissèrent le long de mon corps d’une manière dérangeante,
je relevai le menton sans me démonter. Il était on ne peut plus évident que
j’avais affaire à Marcel Jay White, et mieux encore, je comprenais à présent ce
que Nick avait voulu dire en affirmant qu’il était un connard. Il en avait le
comportement en tout cas.
— Qu’elle est mignonne, lança-t-il en se mordant la lèvre inférieure, on aurait
presque envie de la croquer !
Le Lieutenant ponctua sa phrase d’un haussement de sourcils vif, les doigts de
mon compagnon se crispèrent dans mon dos. Finalement, ça serait peut-être lui
qui allait avoir besoin d’un calmant. Et la journée était loin d’être finie !
— Tu l’as bien choisie, Teller, elle est adorable.
Nick gronda, attirant ainsi l’attention de White, qui posa enfin les yeux sur
lui. Les deux mâles se jaugèrent, Marcel était bien plus petit que Nick, pourtant
il se dégageait de lui une aura dangereuse qui me fit froncer les sourcils. Même
sans dons extrasensoriels, je pouvais ressentir les émanations de celle-ci flotter
dans la pièce. C’était un véritable Alpha, là-dessus, il n’y avait aucun doute.
— Quel plaisir de te revoir Nikolas, lâcha notre interlocuteur, ça fait un bail.
— Tu voulais me parler, je suis là, répliqua l’Écossais.
Le loup qui nous faisait face releva le col, son regard passa de Nick à moi,
puis de Loki à Bram, il soupira longuement.
— Très bien, installez-vous.
L’homme tourna les talons, il se dandina jusqu’aux deux canapés face à face
et nous invita à nous installer. Ses deux acolytes allèrent se poster près des deux
hautes fenêtres. Ils restèrent debout alors que Nick et moi prîmes place sur l’un
des sofas. Loki et Bram ne s’assirent pas, je leur coulai un coup d’œil en coin
alors qu’ils firent le tour du canapé pour se poster dans notre dos, comme des
soldats de plomb.
Marcel Jay White inspira finalement un grand coup lorsque tout le monde fut
placé, et nous désigna du menton le plateau posé sur la table basse entre nous.
Dessus étaient déposés des verres de whisky en cristal ainsi qu’une carafe
remplie d’un liquide ambré.
— Un verre ? nous proposa-t-il.
— Non merci, répondis-je d’une même voix avec ma moitié.
— Et si tu me disais plutôt ce qui te préoccupe, annonça le rouquin d’une voix
extrêmement rocailleuse.
Le Lieutenant arqua un sourcil.
— Soit. Si je t’ai demandé de venir ici aujourd’hui, c’est pour te parler d’un
fléau qui nous menace tous et qui plane au-dessus de nos têtes depuis un long
moment maintenant. Des groupes de lycans rebelles sèment la zizanie sur mon
territoire et tentent de rallier d’autres meutes à leur cause. Les loups ne veulent
plus se cacher, Teller, ils sont en colère, et veulent asseoir leur suprématie sur la
race humaine.
Le dominant me dévisagea lorsqu’il parla des humains, tout comme ses deux
accompagnants qui me lorgnèrent d’un œil haineux. Il me sembla soudainement
évident que ces trois-là n’étaient pas pro-humanité. Chouette, encore des amis à
ajouter à ma liste de contact.
— Nous tentons déjà de désunifier les groupuscules garous qui cherchent à
révéler leur existence au grand jour, plaida Nick. Les autorités lycanes et les
agents du conseil démantèlent chaque jour des bandes de ce type. Si tu arrêtais
de leur donner raison en qualifiant la race humaine d’inférieure, alors tu n’aurais
sans doute pas tous ses rebelles sur ton territoire.
White fronça les sourcils.
— Tu te méprends Nikolas, je ne suis pas ici parce que la présence des
activistes me dérange.
Nick parut perplexe.
— Alors pourquoi me déranger, Marcel ? grommela-t-il.
Un éclat sauvage se mit à briller dans les yeux du loup-garou, les traits de son
visage se tordirent, prenant un air malsain qui me déplut. Pourquoi est-ce que je
ne sentais pas la suite de cet entretien ?
— Je suis là parce que tu es le futur Alpha du Nord, reprit-il, et que la société
lycane tout entière va t’être confiée. Tu peux changer les choses, Teller, faire en
sorte de recoller les morceaux de notre communauté brisée. De rattraper les
erreurs de ton grand-père ! Vincent refuse de voir l’évidence, les loups ne sont
pas faits pour vivre dans l’ombre des humains. Nous sommes une race
surpuissante capable de faire des choses incroyables. Les humains ne méritent
pas plus que nous de vivre dans la lumière.
Les yeux inquisiteurs de l’homme se posèrent rageusement sur moi, il me
méprisait du plus profond de son être. Le loup de Nick proféra un grondement
bas en guise d’avertissement.
— Qu’est-ce que tu veux Marcel ? grogna le highlander.
Les mains de mon âme-sœur étaient fermement serrées contre ses cuisses. Les
veines sur les dos de celles-ci étaient saillantes, ses phalanges étaient blanches.
Si toutes les réunions entre Lieutenants se déroulaient comme celles-ci, ça devait
donner !
— Ce que je veux, c’est que tu acceptes d’accorder à ton peuple ce qu’il veut
plus que tout : la reconnaissance de leur supériorité. Privilégie ta race pour une
fois.
— Pour une fois ? répéta lentement l’Alpha à mes côtés.
Nous nous tenions à quelques centimètres l’un de l’autre, nos épaules se
frôlaient sans se toucher, pourtant, je n’eus aucun mal à percevoir que la chaleur
qu’il dégageait augmentait progressivement. Le discours réactionnaire de son
homologue lycan l’agaçait royalement, tout comme les œillades agressives qui
m’étaient adressées. Finalement, ma présence ici n’était peut-être pas une si
bonne idée que ça…
— Tu as préféré prendre pour femelle une humaine plutôt qu’une de nos
femmes, répondit l’autre en s’appuyant nonchalamment sur le dossier du canapé
sur lequel il était assis. Pourtant, tu aurais pu choisir ta race à ce moment-là,
notamment en prenant ma nièce pour femelle.
Mes sourcils se froncèrent, je jetai un regard en coin à mon compagnon, qui
ne se tourna pas vers moi. C’était quoi cette histoire de nièce encore ?
— Les loups ne voient pas d’un très bon œil ta relation avec une humaine,
ajouta-t-il, encore moins alors que celle-ci est une chasseuse.
— Les loups, ou vous ? répliquai-je, agacée de rester passive face à la
connerie incarnée.
Les accompagnateurs de White émirent des grognements de protestation face
à mon intervention. Bram et Loki y répondirent vivement, il était hors de
question pour eux de laisser qui que ce soit s’en prendre à leur femelle Alpha.
Ceci dit, le regard féroce que leur assena Nick fut suffisant pour les faire taire.
Pour ma part, je les ignorai et me concentrai sur mon opposant qui me scrutait
durement, les lèvres si serrées qu’elles formaient une ligne amère.
— Les lycanthropes ne cautionnent pas votre relation, affirma-t-il après un
instant de silence, ils recherchent un leader puissant qui sera le symbole de leur
nature, de leur force et de leur honneur. Ils veulent également un couple
d’Alphas qui saura les représenter auprès des autres communautés. Tu n’es pas
une Alpha, Poppy, tu es une humaine, et ça, ça ne passe pas auprès des nôtres.
Nick gronda, Marcel se tourna vers lui.
— Tu peux protester Nikolas, tu sais très bien qu’elle te tire vers le bas. La
femelle d’un loup est le reflet de ce qu’il est, et toi tu as pour compagne une
humaine sans la moindre défense. Elle donne une mauvaise image de notre
société et ne reflète en aucun cas la force qu’est la tienne. Elle est en train de
pourrir ton image. Les loups ne te font pas confiance à cause d’elle. Poppy
Evans est un boulet accroché à ta cheville, acheva-t-il.
J’aurais voulu répliquer. Trouver quelque chose à dire pour le contredire, pour
lui démontrer qu’il avait tort et que je n’étais pas un poids mort. Mais nier
l’évidence était inutile. Il avait raison, j’étais bel et bien un boulet pour Nick. Et
j’en avais conscience. C’était pour cela que je refusais catégoriquement de me
marier avec lui et que j’envisageais sérieusement de quitter la meute.
Cela faisait plusieurs semaines que j’y réfléchissais. Que je songeais à m’en
aller. Vincent Teller allait d’ici peu prendre sa retraite, laissant les rênes d’une
communauté entière à son petit-fils, qui n’était autre que mon âme-sœur,
l’homme qui partageait ma vie.
J’avais conscience que ma nature humaine allait finir par poser un problème,
je le savais depuis le jour où Nick avait planté ses crocs dans la chair de mon cou
pour me faire sienne. Les loups n’étaient pas censés s’unir à des humains, encore
moins des Alphas. Et surtout pas l’Alpha du Nord, le chef suprême de cette race.
Quand j’ai appris que ma moitié allait bientôt être appelée pour diriger les siens,
j’ai su que j’allais devoir prendre une décision.
Comme le disait Marcel, une bonne partie des loups étaient opposés à notre
union. Je le comprenais à chaque fois que nous assistions à une union ensemble,
que nous participions à des soirées mondaines lycanes. J’entendais les
chuchotements qui fusaient dans mon dos quand je marchais au côté de Nick, et
même s’il n’y faisait pas attention, je savais qu’il les entendait aussi.
Je n’avais pas envie d’être un poids pour mon compagnon. Il avait construit
tant de choses, faisait tellement pour les siens, tout son temps était consacré à sa
race et à sa communauté. Il avait fondé sa propre meute et avait gravi les
échelons progressivement pour en arriver là. Il allait devenir l’Alpha du Nord, et
à cause de moi, il était possible que les loups refusent de le reconnaître comme
leur chef. Parce que j’étais humaine, et donc que je ne représentais pas la
puissance lycane.
Nick se fichait de tout ça. En tout cas, il n’en faisait jamais mention devant
moi. Il faisait en sorte d’ignorer les dires des uns et des autres, parce qu’il
m’aimait et que c’était la seule chose qui comptait pour lui. Je savais que s’il
devait choisir entre le poste de son grand-père et son amour pour moi, il me
choisirait sans hésiter. Mais je ne pouvais pas le laisser faire, je ne voulais pas
qu’il en arrive là, pas après tout ce qu’il avait accompli !
Je réfléchissais donc à une porte de sortie. À un plan B.
Ça faisait un moment que je pensais à m’en aller. Oui, à quitter Nick, à le
laisser tomber pour lui permettre d’accéder à son rêve et de vivre sa vie
pleinement. La séparation serait sûrement dure et difficile à assumer, mais il s’en
sortirait, je le savais. Sans moi dans les parages, il pourrait diriger sans craindre
une rébellion de la part des siens. Il serait libéré du boulet que je représentais
pour lui. Il n’aurait pas à avoir peur des critiques, et pourrait avancer sans
médisances ni méchancetés crachées sur son passage.
J’avais promis à Nick de ne pas l’abandonner. De ne jamais partir. Et je
n’avais pas envie de le faire. Je voulais respecter ma promesse et vivre avec lui
pour le restant de mes jours si c’était possible. Mais avais-je le droit de me
montrer si égoïste ? De le priver de sa destinée parce que j’étais amoureuse de
lui ? Je n’en étais pas sûre. Alors je réfléchissais toujours, je pesais le pour et le
contre. Mais je devais avouer que le discours de White ne faisait qu’ajouter des
points positifs à une potentielle fuite de ma part.
Je sursautai lorsque, perdue dans mes pensées, le Lieutenant du Sud proféra
un grondement sourd qui résonna dans la suite. Je relevai la tête et constatai que
la température de la pièce semblait avoir brusquement augmenté. Le roux
balançait dans les airs des décharges électriques violentes, son corps était
brûlant. Je me tournai vers lui et observai son visage durci par la colère. Il
retroussa sa lèvre supérieure et grogna de nouveau, les canines apparentes.
— Marcel, éructa-t-il méchamment, si durement d’ailleurs que l’intéressé se
redressa lentement. Poppy est mon âme-sœur, elle n’est nullement un boulet
pour moi et ne le sera jamais. Elle ne nuit en rien à ma réputation et ne me
décrédibilise absolument pas. Elle est ma force, celle pour laquelle je respire,
pour laquelle je vis. Si la société lycane ne veut pas de Poppy, alors c’est qu’elle
ne veut pas de moi, et dans ce cas, il faudra qu’elle se débrouille sans mon aide.
— Tu serais prêt à renoncer à ton statut pour une humaine ? rétorqua White,
sourcils froncés.
— Non ! m’écriai-je alors que Nick affirmait le contraire.
— Oui, pour elle, j’abandonnerai tout ce que je possède, assura-t-il
gravement. Parce qu’elle est mienne et que je ne saurais vivre sans elle. Mais tu
veux que je te dise, Marcel ? Les lycans n’ont pas une mauvaise image de Poppy,
hormis bien sûr ceux que tu conditionnes à être comme toi. Les lycans sont
désireux de vivre libres avant tout, de s’affranchir d’un bon nombre de règles
que nous sommes aujourd’hui obligés de suivre, notamment celles concernant
les unions interraciales. Notre couple est un modèle pour bon nombre des nôtres
et j’en suis fier. Quant à la rébellion des loups-garous, sache que je m’en charge,
et rassure-toi, la première chose que je ferai en accédant au titre d’Alpha du
Nord, ce sera de mettre un terme à ta collaboration avec le conseil lycan. Nous
n’avons pas besoin d’un raciste comme toi dans nos rangs, d’un agitateur qui
cherche avant tout à dominer pour son seul profit.
Nick se leva brusquement. Surpris, Marcel et moi ne fîmes pas un geste. Mon
mâle dut m’attraper la main et me relever de force pour me faire bouger. Il tira
sur mon bras et me força à sortir de ma léthargie ; il se tourna une dernière fois
vers son homologue, qui lui, restait choqué par le discours catégorique et la
puissance de Nick.
— Sache que le conseil sera informé de ton implication dans la rébellion ainsi
que de tes réelles motivations. À l’avenir, ne cherche plus jamais à entrer en
contact avec moi, et surtout, ne manque plus jamais de respect à ma femelle
devant moi. Je ne me montrerais pas si clément si cela venait à se reproduire.
Achevant la conversation ici, le petit-fils de Vincent Teller fit signe à ses
hommes de quitter leur position. Ceux-ci s’exécutèrent et avancèrent vers la
sortie alors que nous faisions de même. Bram ouvrit la porte et s’écarta pour
nous laisser passer, la voix de Marcel fusa dans notre dos.
— Tu fais une grossière erreur, Teller ! cria-t-il. Tu aurais dû m’écouter. Tu
trahis les tiens en choisissant une race inférieure à la nôtre, tu le regretteras !
Nick l’ignora et continua sa course. Nous traversâmes le couloir et reprîmes
l’ascenseur sans un mot. Le loup serrait fermement ma main dans la sienne sans
la lâcher. Alors que les portes en métal se refermaient devant nous, je ne pus
m’empêcher de penser à ce qui venait de se passer. À ce que venait de faire
Nick. Il avait tourné le dos à l’un des siens, et avait préféré me privilégier au
risque de devoir dire adieu à ses rêves d’élévation. Qu’avait-il fait ?
17
Après notre rencontre désastreuse avec Marcel Jay White, nous étions
retournés à notre hôtel de Pine Bluff, sans un mot. La tension était palpable,
même encore maintenant alors que nous étions rentrés depuis plus d’une heure.
Nick avait dû sortir prendre l’air une minute, me laissant en compagnie de Bram,
Loki l’ayant accompagné pour tenter de le raisonner.
— Il est amoureux de toi, Poppy, et encore, le mot est faible pour décrire ce
qu’il ressent à ton égard, déclara l’ancien Gamma en portant une tasse de café à
ses lèvres. C’est normal qu’il soit en colère vis-à-vis des paroles injurieuses de
White.
Je soupirai.
— Je peux comprendre son agacement, lui accordai-je, mais de là à affirmer
qu’il serait prêt à renoncer à son poste d’Alpha du Nord pour moi, ça me rend
dingue !
— Il a bien fait, répliqua le brun en reposant sa boisson sur la petite table
devant lui.
Intriguée, je relevai le visage et observai celui du loup. Assis sur l’un des
fauteuils du restaurant de l’hôtel, il avait l’air sérieux, pas le moins du monde
inquiété par l’attitude de son ami. J’aurais voulu lui jeter mon verre de thé glacé
au visage pour le réveiller, le faire réagir. Étais-je la seule inquiète pour l’avenir
de mon compagnon ?
— Bien fait ? répétai-je lentement. Il manque une branche à ton arbre ou tu le
fais exprès ? White va pouvoir dire à tous ses adeptes que Nick Teller, leur futur
chef, préfère choisir sa femelle humaine plutôt que sa propre race ! Il va le
décrédibiliser auprès des siens pour l’empêcher d’accéder au pouvoir, et tout ça
par ma faute !
Bram leva les yeux au ciel.
— Tu devrais arrêter le mélo, Evans, ça ne te réussit pas.
Je grognai.
— Ce n’est pas du mélo, Chester, c’est ce qui va se passer. Si Nick me choisit,
il y a des risques pour qu’il n’accède jamais à ce qui lui revient de droit. Parce
que si les lycans s’opposent à son règne, il n’aura d’autre choix que de passer
son tour.
— Nick a bien fait de te défendre face à White, parce que s’il y a une chose
que les lycans apprécient, c’est la loyauté. La compagne d’un loup est ce qu’il a
de plus précieux, tu le sais maintenant, je crois. S’il t’avait reniée, alors il aurait
fait preuve d’une lâcheté qui ne serait pas passée auprès des loups-garous.
C’était sûrement ce que cherchait à faire White, le faire changer d’avis à ton
sujet, pour ainsi pouvoir plaider le fait qu’il n’était pas digne de confiance,
puisqu’il était capable de trahir sa propre femelle. Là, il a prouvé à tous qu’il
était capable de faire preuve d’une loyauté infaillible envers ceux qu’il aimait,
qu’il ne trahirait jamais ceux qui lui sont chers pour une question de pouvoir.
Je fronçai les sourcils, je n’avais pas vu les choses sous cet angle-là.
Poussant un profond soupir, je me laissai couler dans mon fauteuil de style
contemporain et posai mes coudes contre les accoudoirs de celui-ci. Même si
cette explication se tenait, il n’était pas impossible que White cherche à se
venger de l’humiliation que Nick lui avait fait subir dans la chambre d’hôtel en
l’envoyant balader devant ses hommes. Qu’il déforme les propos de l’Écossais
pour qu’ils collent à l’image qu’il voulait véhiculer du futur Alpha du Nord.
— Marcel ne va pas s’arrêter là, dis-je d’une voix basse, je suis sûre qu’il va
tenter d’empêcher Nick de prendre la place de son grand-père.
— C’est possible, acquiesça Bram, mais Nick est très apprécié au sein de la
société lycane. Quand bien même il existe des rebelles, ceux-ci ont également
beaucoup de respect pour l’homme qu’il est. Marcel veut asseoir son pouvoir sur
sa race depuis des années, sans y parvenir pour autant. Il cherche à s’octroyer
des droits qui ne sont pas les siens, et il n’y parviendra pas. Nick a déjà décidé
de lui retirer son titre de Lieutenant une fois qu’il sera à la tête de notre
communauté, il le fera.
— Je devrais sûrement m’en aller, lançai-je alors brusquement.
Le lycan qui me faisait face poussa un grondement désapprobateur, attirant
l’attention de certains clients qui se trouvaient aux alentours. Ceux-ci jetèrent
des regards curieux dans notre direction avant de se détourner aussitôt. Bram se
pencha légèrement en avant, les coudes posés contre ses cuisses.
— Poppy, n’y pense même pas, répondit-il, Nick ne survivrait pas à une
séparation.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Je serais vivante, plaidai-je, loin, mais vivante. Son loup ne se laisserait
donc pas mourir s’il me sait en vie.
— Non, mais il perdrait la boule, affirma-t-il, il laisserait tomber sa meute
pour te rechercher. Et si, par malheur, il ne te trouvait pas, il deviendrait fou.
Nick, tout comme son loup, se fiche royalement du fait que tu sois humaine. La
nature a fait de toi leur âme-sœur, et ils ont accepté de te revendiquer, au risque
que cela puisse poser problème. Ils font preuve l’un et l’autre d’une loyauté à ton
égard qui dépasse l’entendement et jamais, jamais ils n’accepteraient de te
perdre au profit du pouvoir. Nick préférerait devenir un solitaire que de se passer
de toi. Tu ne peux pas l’abandonner.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Tout le monde attend tellement de lui, Bram, tant d’espoirs ont été placés
entre ses mains, et il donne tant de sa personne pour faire fonctionner sa future
société… Je ne pourrais pas supporter de le voir renoncer à ses rêves pour moi.
C’est égoïste, et même si j’ai bien des défauts, je ne possède pas celui-ci. Il
mérite d’être l’Alpha du Nord. Il le mérite tellement.
— Ça n’aura plus aucun sens sans toi, tout ça, il s’en fichera si tu n’es plus là.
Tu ne peux pas lui briser le cœur, ça le détruira.
La simple idée de faire du mal à Nick me révulsa, il comptait trop pour moi
pour que je lui fasse du mal volontairement. Bram n’avait pas tort, mon départ le
rendrait fou, et si c’était le cas, alors ma fuite ne servirait strictement à rien. Que
faire ?
— C’est pour ça que tu refuses d’épouser Nick, n’est-ce pas ? comprit le
lycan. Tu as tenté d’en parler avec lui ?
Je souris.
— Tu sais qu’il refuserait d’en parler avec moi, il s’énerverait sans doute et
me hurlerait dessus pour m’empêcher de proférer ce qu’il jugerait être des
conneries.
Bram pouffa.
— C’est vrai qu’il peut être borné des fois, reconnut-il.
— Oui, une vraie tête de mule.
— Dans ce cas-là, vous êtes deux ! Tous les deux, vous cherchez à vous
protéger mutuellement, en utilisant les mauvaises méthodes. Nick te couve
comme s’il était une poule, et toi, tu veux te faire la malle pour l’empêcher de
devoir choisir entre sa race et son amour pour toi. Vos motivations sont nobles,
mais si vous la jouiez carte sur table tous les deux, que vous vous posiez une
minute au lieu d’agir comme des sauvages irréfléchis, alors peut-être que vous
parviendriez à trouver un terrain d’entente. Il arrêterait de se comporter comme
un homme des cavernes, et toi, tu cesserais de songer à filer à l’anglaise. Sans
compter que si tu parviens à t’enfuir et que par malheur il te retrouve, il te fera la
peau.
Je fis la moue, il n’avait pas tort. Fuir n’était peut-être pas la meilleure
solution. Et ce n’était sûrement pas judicieux, sauf si je voulais me retrouver
enchaînée pour le restant de mes jours au sous-sol de notre maison bien sûr.
Alors que je m’apprêtais à lui donner raison, Nick et Loki entrèrent dans le
restaurant, tous deux se dirigèrent vers nous lentement. Les femmes qui se
trouvaient assises ici et là se retournèrent sur leur passage, mais ni mon
compagnon ni le Bêta n’y firent attention. Loki avait les yeux rivés sur l’écran
de son téléphone portable, pour changer. Le roux, lui, posa instantanément son
regard sur moi. Il pressa le pas pour me rejoindre, et lorsqu’il fut à ma hauteur,
pris place sur le fauteuil vide à mes côtés. Sa main enserra la mienne, il la porta
à ses lèvres et déposa un baiser sur le dos de celle-ci.
— Calmé ? lui demandai-je.
Au vu de ses traits fermés, de ses sourcils froncés et de sa mâchoire serrée, je
compris que ce n’était pas encore ça. Marcel l’avait vraiment agacé, il allait lui
falloir du temps pour décolérer.
— Repose-moi la question dans une heure ou deux, grommela-t-il.
— Ou plutôt, un jour ou deux, rectifia Loki en s’installant à côté de Bram.
Nick lui adressa un regard assassin, qui fit sourire son bras droit.
— Marcel Jay White veut le pouvoir, gronda le highlander. Il s’est mis en tête
de dominer le monde et d’élever les lycans au rang de race suprême. Il ne
parviendra pas à ses fins, je compte bien l’arrêter avant. Quant à son avis sur
l’humanité et sur mon union, je m’en fiche royalement. Il peut se la mettre où je
pense, son opinion.
Les deux autres loups poussèrent des grognements d’assentiment. Je plaçai un
doigt sur mes lèvres en gloussant pour les faire taire lorsque les clients se
tournèrent de nouveau vers nous. Si ça continuait, l’un d’eux allait finir par
appeler un médecin.
— Chut ! Vous êtes dingues, pouffai-je, il devrait vous être interdit de grogner
dans les lieux publics !
Les hommes esquissèrent des sourires en coin, je secouai la tête de gauche à
droite. Avec quelle bande de cinglés je vivais ?
Nous dûmes attendre que la nuit tombe pour nous rendre à l’adresse que nous
avait indiquée mon père, celle où nous pouvions normalement trouver le vampire
qui enlevait les gamines de Searcy, celui sur lequel Dane enquêtait. Mon oncle
avait été assassiné peu de temps après cette histoire, il n’était pas impossible que
le vampire y soit pour quelque chose. Nous devions en avoir le cœur net. Aussi,
quand le ciel fut noir et que la lune eut pointé le bout de son nez, nous prîmes la
route en direction de l’adresse en question.
Nick, Bram et Loki, étaient des lycans. Nous savions donc qu’ils n’auraient
aucune chance d’entrer dans un lieu réservé aux vampires. De plus, comme John
nous l’avait appris, le lieu où nous devions nous rendre n’était pas tout à fait
commun. Effectivement, il s’agissait d’un hangar à l’intérieur duquel se
déroulaient des activités illégales et surtout, abominables. Les vampires
organisaient au sein de ces bâtiments un trafic d’êtres humains pour tout un tas
de créatures surnaturelles, et plus particulièrement des suceurs de sang à la
recherche de garde-manger sur pattes.
Eh oui, on était loin du stéréotype du vampire romantique qui tombait
éperdument amoureux d’une jolie demoiselle en détresse. Les vrais vampires,
eux, se servaient de leur charme pour attirer des victimes dans leurs filets et les
revendre ensuite au marché noir surnaturel. Quelle horreur !
J’ignorais totalement qu’il y avait ce genre de trafic à Pine Bluff.
Généralement, ces organisations bougeaient de ville en ville pour ne pas être
attrapées, ce qui ne nous facilitait pas la tâche à nous, chasseurs, qui avions pour
mission de démanteler ce genre de bandes organisées. Ce soir, en plus
d’interroger l’immortel qui avait peut-être des informations sur la mort de Dane,
j’avais pour mission de sauver des innocents enlevés par des truands surnaturels.
Pas évident quand on était seule.
En effet, les loups ne pourraient pas venir avec moi. Nick était très connu au
sein de la société surnaturelle, tout comme les membres de la Meute du Soleil
d’ailleurs. Les vampires ne les laisseraient jamais entrer. Bien sûr, mon
compagnon avait refusé de me laisser y aller seule. Le risque était trop grand, et
pour le coup, il avait entièrement raison. Aussi avais-je fait appel à quelques
amis.
Plus tôt dans la journée, alors que mes partenaires change-peau et moi-même
tentions d’établir un plan pour le soir même, j’avais eu une idée. Seule, je ne
pouvais évidemment pas démanteler un réseau de trafic d’êtres humains, il me
fallait de l’aide et les seuls susceptibles de m’aider étaient mes propres
congénères : les traqueurs.
Sachant que je pourrais obtenir leur aide précieuse, j’avais envoyé un message
à tous mes collègues disponibles, et ils avaient évidemment tous répondu à
l’appel. C’était pour cela que vers 17 h 30, la ville de Pine Bluff fut envahie par
des Jeeps et des 4 x 4 immenses. Tout ce petit monde se gara sur le parking de
notre hôtel, nous nous rassemblâmes et mirent en place un plan d’action.
Nous étions dix au total. Dix chasseurs et trois loups-garous, qui pour une fois
allaient devoir rester sur la touche. Mon grand-père, Don, Dave, Nash et Rocky
faisaient partie du lot. D’après ce que m’avait expliqué Al, Billy avait préféré
rester à Rogers, il ne se sentait pas trop de venir, Al ne l’avait pas obligé à nous
aider. Au fond, j’étais persuadée que cela l’arrangeait plus qu’autre chose. Les
autres chasseurs étaient des amis, des habitués du Teddy’s. Bien sûr, ils
m’avaient demandé ce que nous faisions encore là et comment j’avais découvert
l’existence de ce marché noir. J’avais dû prendre mon courage à deux mains et
raconter à tout le monde ce qui s’était passé avec mon père.
Al m’avait hurlé dessus. Il m’avait pris à part avec Rocky, et nous avait tous
les deux engueulés pour ne pas lui avoir parlé de mon altercation avec John ni
des suspicions que j’avais portées à son égard.
— C’était irresponsable ! m’avait-il craché au visage, comme si j’étais encore
une gamine prépubère. Tu as quoi dans le cerveau ? Un petit pois ?
Pire que tout, il perdit son sang froid lorsque je lui parlais des révélations que
son fils nous avait faites concernant son dealer-vampire sur lequel enquêtait
Dane. Il maugréa qu’il avait la plus idiote des petites-filles, et me demanda des
comptes.
— Pourquoi ne pas m’avoir parlé de ce vampire ? Tu as eu des tas
d’occasions de le faire pourtant !
— Je n’avais pas envie de te parler de ma dispute avec John ! lui avais-je
répondu. Je savais que tu t’énerverais, j’ai eu tort, je suis désolée. Maintenant,
est-ce qu’on pourrait réfléchir à la marche à suivre pour, de un, interroger le
dealer, et de deux, dézinguer son manège ?
Al avait serré les dents, furieux, mais avait tout de même accepté de se calmer
pour prendre des décisions, me promettant malgré tout de me passer le savon du
siècle plus tard.
Aussi, nous avions rejoint le groupe, et avions mis en place notre planning de
la soirée.
Grâce au drone que Rocky avait apporté avec lui, nous avions pu constater
que le hangar était pourvu de deux entrées. L’une frontale, l’autre à l’arrière du
bâtiment. C’était par là qu’entreraient les chasseurs. Nash et moi entrerions par
la porte principale à l’avant, où nous nous ferions passer pour les représentants
d’un loup intéressé par une humaine.
Ce genre de chose était courant, certains surnaturels hauts gradés au sein de
leur communauté faisait appel à des représentants pour leur procurer des
humains dans les marchés noirs, que ce soit pour se servir d’eux comme des
esclaves sexuels, pour des sacrifices, ou encore pour boire leur sang. Ces
pratiques barbares étaient révoltantes, mais il existait des dingues partout, même
parmi les humains.
Mentir sur notre identité ne serait pas difficile. Mon odeur était mélangée à
celle de Nick et je vivais au sein d’une meute de loups-garous, je dégageais donc
une forte odeur de lycan, même si je n’en étais pas une. Le plan était donc celui-
ci : Nash et moi entrions à l’intérieur du hangar, nous trouvions le dealer, qui
était également un des administrateurs de l’événement, et lorsque nous le
tenions, nous lancions le signal auprès des traqueurs, qui pénétreraient dans le
hangar pour mettre un terme à cette histoire de trafic.
Ça allait fonctionner, c’était certain.
Résultat, une fois que la nuit fut tombée, Nash et moi conduisîmes jusqu’au
hangar, affublés de vêtements sombres. Nick, Bram et Loki attendaient avec nos
alliés à quelques rues d’ici, repliés dans leurs tanks, guettant notre signal. Je me
doutais bien de l’état d’agacement dans lequel devait se trouver mon loup.
Quand je l’avais laissé en compagnie d’Al, il n’était pas parvenu à desserrer les
lèvres et m’avait simplement embrassée de manière possessive avant que je
m’en aille. Uniquement pour prouver à Nash que j’étais à lui, évidemment. Ah
les hommes !
— Il n’y avait pas autant de monde tout à l’heure quand le drone de Rocky
survolait le hangar, grommela Nash en arrêtant le moteur de sa voiture.
Je soupirai en observant les autres nombreuses voitures garées sur le parking.
Nous allions en arrêter du monde ce soir, ah ça oui !
— Ce genre d’événement ne commence que tard dans la nuit, répondis-je, il
est presque 23 heures, la fête ne fait que commencer pour tous ces tarés.
— Tu es une habituée ? railla le chasseur en me coulant un regard en coin.
J’arquai un sourcil en débouclant ma ceinture.
— Parce que toi non ?
Malheureusement, ce genre de soirée n’était pas rare. Les marchés noirs
pullulaient au sein de la société surnaturelle, c’était un fléau que nous avions
beaucoup de mal à éradiquer. Quand on chassait un nid, un autre se formait
ailleurs, et la roue infernale des disparitions recommençait alors. Je me chargeais
de ce type de cas au moins six fois par an, ce qui était énorme.
— Je ne m’y ferai jamais, souffla l’aîné Fisher en ouvrant sa portière.
— Moi non plus.
Nous nous dirigeâmes d’un même pas vers l’immense porte en métal du
hangar devant laquelle patientait une file de gens impatients. Tous étaient
habillés de noir, leurs yeux brillaient dans la nuit, certains d’un éclat inhumain. Il
n’était pas difficile de deviner que nous étions, Nash et moi, les seuls humains
sur les lieux. Un gorille immense vêtu d’un costard sombre gardait la porte, il
tenait entre ses mains une liste et vérifiait le nom des individus qui se
présentaient à lui avant de les laisser passer. Oups.
Mon regard croisa celui de mon acolyte, qui avait compris que nous étions
dans la panade. Nous n’avions pas de carton d’invitation et notre nom ne figurait
sans doute pas sur cette fichue liste. Pourquoi John avait oublié de mentionner
que les petites soirées de son dealer étaient sélectives ?
Alors que nous avancions irréversiblement vers le videur, je tentais de trouver
un moyen de nous sortir de ce pétrin. Il fallait que je trouve quelque chose, et
vite. Parce que si le gardien se doutait de quelque chose, qu’il avait des soupçons
sur nous, il pourrait avertir ses supérieurs et faire annuler la soirée. Ou alors,
essayer de nous descendre avant que nous n’ayons eu le temps de retourner à
notre voiture. Quelle merde !
— Alors là, s’il y avait bien une personne sur laquelle je ne m’attendais pas à
tomber ce soir, c’était bien toi, Evans, murmura une voix grave tout près de mon
oreille.
Ramenée à la réalité par cette interpellation inattendue, je clignai des
paupières plusieurs fois avant de faire un demi-tour sur moi-même. L’homme
que je découvris dans mon dos me sembla être le symbole d’une aide divine tout
droit tombée du ciel. Mon sauveur.
— Salut ma jolie.


18
J’avais rencontré Akeem presque un an plus tôt, alors que Sam et moi
enquêtions sur la mort d’un des membres de la Meute du Soleil, Jake Scott. Nos
investigations nous avaient poussés à établir une liste de tous les ennemis de
mon compagnon, qui ne l’était pas encore à l’époque, afin de nous assurer qu’un
de ses détracteurs n’était pas à l’origine de tout ça. Cette liste nous avait conduits
à Akeem, un vampire.
L’homme était le directeur du Vamp, un établissement pour surnaturels situé à
Houston, au Texas. Après l’affaire de Jake, j’avais été amenée à collaborer plus
d’une fois avec lui, si bien que nous avions fini par devenir amis. Dans le dos de
Nick, bien sûr. Entre les deux mâles, ce n’était pas l’amour fou, nous avions
donc préféré ne pas ébruiter notre amitié. D’autant plus que j’étais une chasseuse
et qu’Akeem était un vampire surpuissant qui trempait dans des affaires pas
toujours très nettes. Ses connaissances pourraient voir cette entente cordiale d’un
mauvais œil. Aussi, quand nous nous voyions, nous faisions toujours en sorte de
nous montrer discrets. Encore plus quand il s’agissait du travail.
Je n’avais pas revu le vampire depuis plusieurs semaines. Je n’étais pas
retournée au Texas depuis un moment et je n’avais pas eu l’occasion de l’avoir
au téléphone non plus. Aussi, le retrouver ici, en Arkansas, et dans une file
d’attente pour entrer dans un hangar rempli d’êtres humains à vendre, me fit
l’effet d’une gifle qui me sortit instantanément de ma réflexion. Était-il invité ?
Si c’était le cas, c’était une aubaine ! Mais il me devrait de sacrées explications !
— Bon sang, Akeem, qu’est-ce que tu fais là ? soufflai-je, surprise.
L’intéressé posa un doigt sur ses lèvres pour me faire signe de me taire. Nash
me lança un regard en coin alors que le brun venait se placer à mes côtés. Il posa
une main dans mon dos et se présenta au videur lorsque notre tour fut arrivé.
— Akeem, dit-il pour décliner son identité.
Le gorille ne prit même pas la peine de vérifier sur sa liste, il ouvrit la lourde
porte en métal coulissante pour nous laisser passer, non sans nous renifler, Nash
et moi, au passage. Les sourcils du gardien des lieux se froncèrent lorsqu’il sentit
l’odeur de loup qui se dégageait de moi, je me détournai de son air curieux pour
pénétrer dans le bâtiment.
Le hangar était immense, bien plus grand qu’il n’y paraissait à l’extérieur. Le
sol était bétonné, les murs et le plafond étaient en métal. Il faisait froid à
l’intérieur, pourtant cela ne semblait pas déranger les personnes qui s’y
trouvaient rassemblées et qui déambulaient dans la salle en tenant dans leurs
mains des coupes de champagne. Des serveurs faisaient des allers et retours
entre les corps élégamment vêtus. Les femmes arboraient des colliers de perles
et des bijoux ornés de diamants alors que les hommes se pavanaient en costumes
sur mesure et Rolex flambant neuve. De la musique classique tournait en fond
sonore, elle était basse, mais je parvins malgré tout à l’entendre. Au fond du
hangar étaient installées des chaises devant une haute estrade, derrière laquelle
étaient tirés de longs rideaux noirs. Je fronçai les sourcils en me tournant vers
mon ami immortel, qui avait toujours sa paume pressée contre mes reins.
— Qu’est-ce que tu fiches ici, Akeem ? le questionnai-je de nouveau.
— Je pourrais te poser la même question, ma belle, les jolis cœurs dans ton
genre ne sont pas supposés traîner dans des endroits aussi sordides.
Je grondai.
— Ne joue pas à ça avec moi, qu’est-ce que tu fais là ? Ne me dis pas que tu
viens te payer une gamine pour lui sucer le sang jusqu’à ce qu’il ne lui reste pas
une once d’hémoglobine !
Akeem se tourna vers moi pour planter ses iris d’un bleu électrique dans les
miens.
— Tu ne me crois quand même pas capable de faire une chose pareille
j’espère ? me demanda-t-il, presque vexé.
— Bien sûr que non ! me défendis-je. Je sais que tu as des goûts de luxe, tu ne
viendrais jamais ici choisir une gamine pour t’abreuver d’elle. Mais laisse-moi te
dire que c’est quand même étrange de te retrouver dans un endroit pareil !
Il acquiesça, un serveur en queue de pie vint à notre rencontre pour nous
proposer à boire. J’observai le plateau qu’il tenait dans sa main droite. Sur celui-
ci reposaient deux coupes : l’une remplie d’un épais liquide rougeâtre, du sang
probablement, et l’autre dans laquelle se trouvait une substance d’un noir
intense, dont je ne voulais même pas connaître l’origine. Je secouai la tête en
signe de refus, Nash fit de même, Akeem le congédia en levant une main. Quand
il fut parti, le vampire continua sa course jusqu’à ce que nous nous trouvions
dans un coin un peu plus intime, puis il s’arrêta et se posta devant moi.
— Les chasseurs et les différentes autorités de nos communautés respectives
ne sont pas les seuls à considérer ce genre de rassemblement comme dangereux
pour notre société, expliqua-t-il d’un ton bas. J’ai entendu dire il y a quelque
temps qu’un marché noir s’organisait dans le coin, et que celui-ci impliquait des
vampires, qui, apparemment, se chargeaient de kidnapper des jeunes filles
vierges pour les revendre ensuite à des riches surnaturels. Certains vampires ont
tendance à penser que le sang d’une vierge est plus pur que celui des autres, et
donc de meilleure qualité. C’est des conneries, si tu veux mon avis.
— Et donc tu es venu vérifier si c’était vrai, supputai-je en l’examinant
attentivement.
Il secoua la tête de gauche à droite. Ses cheveux couleur chocolat étaient
impeccablement coiffés sur sa tête, son teint hâlé était toujours d’une perfection
absolue. Les cernes sous ses yeux étaient encore là, lui donnant un air plus ou
moins fatigué.
— Non, dit-il, j’ai envoyé North vérifier si c’était vrai quelques jours plus tôt.
Quand il m’a confirmé que les rumeurs étaient fondées, je suis venu moi-même
pour mettre un terme à cette mascarade. Quand tout le monde sera réuni à
l’intérieur, mes hommes encercleront le bâtiment et effectueront une descente
pour éliminer les abrutis qui s’amusent à enlever des gamines au nez et à la
barbe de tous. Ces comportements irresponsables pourraient entraîner la chute de
notre société, il est hors de question que ça arrive.
Je serrai les lèvres et hochai la tête.
— Nick, Loki, Bram et un certain nombre de chasseurs patientent à quelques
rues d’ici, lui appris-je. Ils attendent notre signal, nous aussi nous avions
l’intention d’effectuer une descente ici.
— Je sais, mes vampires les ont flairés quand ils ont pris leur poste
d’observation, North est avec Nick.
— Vraiment ? lançai-je.
North Rowe était le bras droit d’Akeem. C’était un blond platine athlétique au
style gothique et au sourire d’ange, que j’avais également rencontré en enquêtant
sur Jake. C’était un type sympa qui, derrière ses blagues lourdes et sa belle
gueule, cachait une force et une sauvagerie qui transparaissaient dans son regard
argenté. Mieux valait ne pas lui chercher des noises à celui-ci. Parce qu’avec ses
godasses à plates-formes, Dieu seul savait de quoi il était capable !
— Oui, assura le vampire, je pense que tes amis chasseurs et loups-garous
vont se joindre à mes hommes pour la fête du siècle.
Je souris.
— Ça risque de donner, pouffai-je. Mais nous sommes également là pour une
autre raison, ajoutai-je en retrouvant mon sérieux.
Le regard de l’homme fut traversé par un éclair de curiosité, il haussa de
nouveau un sourcil.
— Je suis tout ouïe.
Nash et moi échangeâmes un coup d’œil furtif, j’inspirai profondément avant
de lui déballer la raison principale de notre présence ici.
— Il y a un vampire, un homme du nom de Henry Baxton, lui dis-je, il se
pourrait qu’il soit impliqué dans la mort de mon oncle. Dane avait enquêté sur
lui, ou plutôt sur ses enlèvements, quelques semaines avant qu’il ne soit retrouvé
à moitié décapité dans le salon de sa maison. Il pourrait s’agir d’une vengeance.
Nous devons interroger Baxton pour savoir ce qu’il sait, et surtout, déterminer ce
qu’il a fait, ou pas fait.
Le visage d’Akeem s’assombrit.
— J’ai appris pour ton oncle, je suis désolé, Poppy. J’avais déjà eu l’occasion
de croiser Dane, c’était un excellent chasseur.
Je me mordis l’intérieur de la joue et acquiesçai lentement. Il était
effectivement excellent dans sa catégorie, et c’était un chic type.
— Quant à ce Baxton, j’ai quelques éléments sur lui, poursuivit-il. Quand
nous avons fait nos recherches sur ce qui se passait ici, nous avons appris que
ton Henry était impliqué jusqu’au cou dans les kidnappings des gamines. C’est
un dealer qui bosse pour de plus gros vampires, les vrais administrateurs de tout
ce cirque. Comme c’est lui qui capture ses proies, il est toujours présent lors de
ces fameux rassemblements. Il présente ses lots aux invités.
— L’animateur de la soirée, maugréa Nash les dents serrées.
— C’est exactement ça, il doit être dans les parages, termina le patron du
Vamp.
Je soupirai longuement et me retournai lorsqu’une voix s’éleva dans un micro.
Un homme avait pris place sur l’estrade. Il portait un smoking bordeaux et un
nœud papillon, mais ses cheveux noirs semblaient gras, ou alors était-ce le gel
qu’il avait mis pour retenir sa crinière en arrière. Son teint olive paraissait
grisâtre sous la lumière des projecteurs installés au-dessus de lui. Je fronçai les
sourcils en tournant le regard en direction de la scène aménagée.
— Mesdames et messieurs, lança-t-il d’une voix qui se voulait solennelle, je
vous invite à prendre place. La vente aux enchères va bientôt débuter.
Comprenant que la partie allait commencer, je me tournai vers Nash, puis vers
Akeem, qui m’adressa un signe de tête avant de s’engager vers les rangées de
chaises.
— Au fait, lui glissai-je doucement alors que nous marchions côte à côte,
comment es-tu parvenu à obtenir une invitation pour cette soirée ?
Un petit sourire étira ses lèvres.
— Evans, j’entre où je veux si je le décide. S’il y a bien quelqu’un qui mène
la danse, c’est moi.
Nous prîmes place sur la première rangée de chaises, juste devant l’estrade.
La lumière des spots lumineux était agressive, elle me força à plisser les
paupières pour observer ce qui se passait devant moi. Les lampes qui éclairaient
le hangar semblèrent perdre de leur intensité pour plonger l’établissement dans
une ambiance tamisée. Plus loin dans mon dos, j’entendis la porte de métal se
refermer lourdement. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule pour
m’assurer que c’était bien le cas. Le gorille qui gardait précédemment l’entrée
était entré à son tour, il s’était posté mains derrière le dos devant la sortie. Bien,
l’assaut n’allait pas tarder.
— Mesdames et messieurs, je vous présente le premier lot de la soirée, reprit
le présentateur qui d’après les révélations d’Akeem devait être le fameux Henry
Baxton. C’est une jolie poupée de 10 ans que nous avons là. Originaire de
Searcy, son groupe sanguin est B. Regardez comme elle est adorable !
Soudain, les grands rideaux noirs s’ouvrirent en grand, un autre homme
avança sur la plate-forme tout en serrant fermement le bras d’une gamine
terrifiée. Mon cœur se souleva à cette vision. Mes yeux s’écarquillèrent alors
qu’une rage bouillonnante se mettait à m’envahir toute entière.
Ce n’était qu’une petite fille. Elle n’était pas très haute, ses cheveux couleur
miel étaient tressés en une longue natte ébouriffée balancée sur son épaule. Ses
grands yeux bleus étaient remplis de larmes alors que du ruban adhésif
l’empêchait de hurler. Paniquée, la gamine tremblait de tout son petit corps, ses
jambes noueuses étaient flageolantes, son regard ne parvenait pas à se poser sur
un point fixe tant elle avait peur. Elle était en petite culotte et en tee-shirt. Elle
n’avait même pas de chaussures.
Furieuse, je faillis me lever immédiatement de mon siège pour l’arracher aux
griffes de l’individu qui la retenait prisonnière, mais Akeem posa une main sur
ma cuisse pour me signifier de rester en place. Les renforts n’allaient pas tarder.
— Dans ce premier lot, mes chers invités, nous trouvons également la petite
Marie, 12 ans, groupe A+, originaire de Higginson ! Regardez, fraîche comme
une rose !
Un autre vampire débarqua sur scène en retenant une nouvelle enfant. C’était
une petite rouquine aux taches de rousseur apparentes et à la peau diaphane. Elle
aussi avait l’air horrifiée par ce qui se passait. Elle n’avait pas grand-chose sur le
dos non plus, et devait sûrement vouloir rentrer chez elle, retrouver sa famille au
plus vite.
— Les enchères commencent à 10 000 dollars, annonça le maître de séance,
5 000 chacune. Qui commence ?
L’homme pointa joyeusement son micro au-dessus de la foule. Je ne me
retournai pas, mais devinai que quelqu’un avait dû enchérir. Putain de cinglés.
— 10 000 dollars ici, qui dit mieux ?
Les enchères grimpèrent rapidement. Ce fut avec un enthousiasme non
dissimulé que le présentateur agita son microphone entre les différents acheteurs
et annonça à voix haute les sommes exorbitantes que les invités étaient prêts à
payer pour obtenir ces enfants. Déconnectée de ce qui se passait dans mon dos,
je n’avais d’yeux que pour les petites filles, qui pleuraient en silence de peur de
ne jamais sortir d’ici vivante, se demandant sûrement ce qui était en train de leur
arriver.
— 200 000 dollars pour monsieur, qui dit mieux ? continua le vampire, un
sourire béat plaqué sur les lèvres. Cette soirée commence sur les chapeaux de
roues et le meilleur reste à venir ! 200 000 dollars une fois ! 200 000 dollars
deux fois ! 200 000 dollars trois…
À ce moment-là, la porte de derrière, qui n’était surveillée par aucun garde,
fut littéralement arrachée de ses gonds et projetée à plusieurs mètres. Le
morceau de métal s’écrasa au sol dans un bruit sourd. Un silence de plomb
s’abattit sur l’assemblée alors que nous nous tournions vers la source de ce
dérangement. Lorsqu’un immense loup noir pénétra dans l’entrepôt en grondant,
un soupir de soulagement traversa mes lèvres. Je me levai brusquement et passai
une main dans mon dos pour attraper le semi-automatique que je gardais dans
l’élastique de mon pantalon à pinces. Nash fit de même, nous retirâmes nos
crans de sûreté respectifs et braquâmes nos armes sur la foule. Des cris fusèrent
parmi elles alors que deux autres gigantesques loups entrèrent en courant, suivis
d’une armada de chasseurs.
— Personne ne bouge, bande d’enfoirés ! hurlai-je à l’attention des acheteurs
de la soirée.
La porte avant sauta alors à son tour, le videur se prit la planche de métal en
pleine face avant de s’écraser au sol sous le poids de celle-ci. Cette fois, les
hommes d’Akeem entrèrent dans l’établissement précédé de North, toutes
canines dehors. Je me tournai instinctivement vers l’estrade et fut soulagée de
constater que le supposé Henry était toujours là, fermement maintenu par un
Akeem furieux. Le vampire avait sauté de son siège pour empêcher l’individu de
se faire la malle sans même que je ne m’en aperçoive. Ses iris électriques
luisaient d’une lueur sauvage alors que ses canines acérées dépassaient de sa
lèvre supérieure. Dans son dos, les deux hommes qui retenaient les fillettes
étaient au sol, visiblement neutralisés. Les gamines se serraient dans leurs bras,
recroquevillées dans un coin de l’estrade. Une chose était certaine, elles n’étaient
pas prêtes d’oublier cette expérience traumatisante.
Alors que je m’apprêtais à monter sur scène pour aller rassurer les gamines,
un coup de fusil retentit derrière moi, me faisant sursauter. Le bruit fut si fort
qu’il résonna dans le bâtiment. Je me retournai d’un bond et observai le Beretta
Silver Pigeon que tenait mon grand-père. L’arme était fumante, c’était lui qui
avait tiré. Au sol, parmi la foule, un homme qui avait sans doute tenté de
protester s’était écroulé.
— Le premier qui bouge je le descends, c’est clair ? gronda le chasseur.
Poussant un grognement de rage, l’un des invités, un vampire visiblement,
exhiba ses crocs avant de se jeter sur Al. Il n’eut cependant pas le temps de
l’atteindre, car Jack, le loup de Nick, se rua sur lui et l’attrapa au vol entre ses
mâchoires puissantes. L’incroyable loup noir plaqua sa victime au sol, et lui
arracha la gorge d’un coup de dents vif, il s’amusa avec sa prise avant de se
tourner vers la foule, les crocs ensanglantés. De la bave mélangée à du sang
coulait de ses babines, le liquide visqueux s’écrasait sur le sol bétonné. Il proféra
un grondement si sourd que tous les invités s’agenouillèrent en signe de
soumission. Ils furent rapidement encerclés par les vampires, les chasseurs et les
trois loups. Nous les avions eus, ces tarés.
Les petites filles qui avaient été enlevées à travers l’Arkansas étaient retenues
prisonnières dans un camion garé à l’arrière du hangar. Celles-ci avaient été
amenées là par leurs bourreaux, et avaient précédemment été trimballées de
containers industriels en containers industriels pour éviter qu’elles ne soient
retrouvées, et surtout, en attendant leur mise en vente. Les vampires d’Akeem
prirent soin de les libérer et de les emmener en lieu sûr afin de leur faire subir un
petit lavage de cerveau et de les renvoyer chez elles, saines et sauves. Les
pauvres avaient été maltraitées et mal nourries ; la plupart étaient en état de choc,
perturbées par tout ce qu’elles avaient vécu. Heureusement, quand elles furent
emportées par les hommes du Texan, je pus me concentrer sur mon objectif
premier : l’interrogatoire d’Henry Baxton.
Henry était bien l’animateur de la soirée. C’était un homme malingre qui,
même dans des fringues coûteuses, avait l’air d’un plouc. Il n’avait rien du
vampire séduisant et charmeur. L’image qu’il dégageait correspondait
parfaitement au cinglé qu’il était : un toxicomane accro à des drogues
spécialement conçues pour les êtres comme lui, des surnaturels sur lesquels les
stupéfiants habituels n’avaient aucun effet. C’était un branleur au service de
truands vampiriques qui se faisaient du fric en revendant des gamines
kidnappées à la sortie de l’école. Un vrai connard en somme.
Quand la foule fut évacuée de l’entrepôt par les chasseurs et les vampires du
Vamp, nous attachâmes le dealer à une chaise et le confrontâmes, Nash, Al,
Dave, Don et moi. Akeem et les trois loups restant à l’écart pour nous laisser le
soin de l’interroger. Jack jouait encore avec le corps mutilé de sa victime. Les
lycans étaient comme ça, ils aimaient s’amuser avec les proies qu’ils étaient
parvenus à abattre. De vrais sauvages.
— Est-ce que tu connaissais Dane Ross ? le questionnai-je finalement, une
fois que le silence fut revenu dans le bâtiment.
— Va te faire foutre, salope ! cracha le vampire.
Nash abattit son poing si vite sur le nez de l’homme que je ne vis même pas le
coup partir. Le lycan au pelage sombre poussa un grognement menaçant à
l’attention du vampire. Appréciant visiblement peu les insultes de celui-ci.
— On est poli avec la dame, sale con, éructa mon ex-petit-ami en attrapant le
col de notre prisonnier. Et quand on te pose une question, tu réponds. Alors, est-
ce que oui ou non tu connaissais Dane Ross ?
Le nez de Baxton émit un sifflement répugnant alors qu’il tentait d’inspirer de
l’air par ses narines. Un long filet de sang sombre coula sur sa lèvre supérieure,
il grogna de douleur en secouant la tête pour rassembler ses esprits.
— Un putain de chasseur, voilà ce qu’il était, répondit-il enfin en parlant de
Dane. Cet enfoiré traînait à Searcy quand j’y étais. Il cherchait à découvrir qui
s’en prenait aux gamines. Il voulait me foutre des bâtons dans les roues.
— Alors quoi, tu l’as buté ? pesta Dave en serrant les poings. Tu voulais qu’il
te lâche la grappe alors tu lui as fait la peau pour qu’il te foute la paix, c’est ça ?
— Non ! s’écria le vampire. Ce vieux con était trop dangereux, je suis pas
taré. J’étais seul à Searcy et ce mec voulait ma peau, je me suis juste terré
quelque temps pour qu’il ne puisse pas me retrouver. Je lui ai rien fait !
— Ah bon, alors comment tu expliques qu’il ait été retrouvé mort trois
semaines après son enquête ici, hein ? rétorqua Don.
Le vampire sembla perdu. Il ouvrit de grands yeux et nous observa tour à tour.
— J’en sais rien putain ! Je vous ai dit que je me suis terré pour pas que Ross
me retrouve ! Mes patrons m’auraient fait la peau si je m’étais fait chopper par
un chasseur. Vous autres, bandes de tarés, vous êtes capables de nous faire parler
sous la torture. Si j’avais raconté à cet enfoiré où se trouvaient les filles, je me
serais fait tuer par mes boss !
— Qu’est-ce qui s’est passé alors ? rebondis-je. Tu t’es terré et quoi ? Dane ne
serait jamais parti sans avoir achevé sa mission. Que s’est-il passé ici ?
— J’en sais rien ! se lamenta notre interlocuteur. Je l’ai suivi pendant
quelques jours, pour m’assurer qu’il ne fourrait pas son nez dans mes affaires, et
puis du jour au lendemain il a pris sa caisse et il s’est tiré !
— Tu mens, fulmina Al.
L’une des règles des traqueurs était de toujours terminer ce que l’on
commençait. Quand on s’engageait dans une mission, il était indispensable de
l’achever, d’y mettre un point final. Nous savions tous que Dane n’aurait jamais
abandonné. Encore moins alors que des enfants étaient impliqués.
— Non ! Il a sûrement laissé l’affaire à son coéquipier, j’en sais rien moi !
Je fronçai les sourcils.
— Dane chassait seul.
— Pas cette fois, poulette. Mon pote Tirex m’a dit que deux chasseurs étaient
sur l’affaire, qu’ils étaient deux à se balader à Searcy. C’est pour ça qu’on a tous
fait profil bas, pour ne pas se faire coincer.
Surpris par cette déclaration, nous reculâmes tous d’un pas et échangeâmes
des regards en coin, sans prononcer le moindre mot. Aucun autre chasseur de
Rogers n’avait fait mention d’une enquête à Searcy. Aucun d’eux ne s’était
manifesté pour déclarer qu’il avait bossé avec Dane avant sa mort. Or, aucun
traqueur ne nous aurait caché un élément pareil, pas alors qu’ils savaient tous
que nous enquêtions sur la mort de mon oncle et que chaque information le
concernant pouvait nous être utile.
— Tu es sûr qu’il y avait deux chasseurs à Searcy ? insistai-je.
Henry acquiesça vivement.
— Certain. Tirex a dit qu’il l’avait vu traîner en ville. Un jeune d’après lui.
Je plissai les paupières, cela excluait donc mon père.
— Où est ce Tirex maintenant, qu’on lui pose des questions sur le chasseur
qu’il a vu ? demanda Al.
Baxton eut un petit rire.
— Bonne chance, grand-père. Tirex s’est fait buter par l’un de nos boss il y a
une semaine. Il avait extorqué du fric à l’un d’entre eux, et s’est fait descendre.
Alors à moins que l’un d’entre vous ne voie les fantômes, je vous souhaite bonne
chance pour le questionner.
Merde. De quel chasseur pouvait-il bien s’agir ? Qui avait volontairement
omis le fait qu’il ait traqué avec Dane quelques semaines avant sa mort. Et
surtout, pourquoi mon oncle était-il parti si précipitamment.
À la fin de l’interrogatoire, je n’avais aucune réponse à mes questions, que de
nouvelles interrogations à rajouter à ma liste déjà bien longue. Agacée, je
poussai un profond soupir et me passai une main dans les cheveux. Henry s’agita
sur sa chaise.
— C’est bon maintenant vous pouvez me relâcher ? Je vous ai tout dit alors
on est quittes, non ?
— Tu es sûr d’avoir tout déballé ? m’enquis-je une dernière fois.
Il hocha vivement la tête.
— Ouais, sûr !
J’esquissai un sourire.
— Super. Jack !
Le loup noir se redressa immédiatement sur ses lourdes pattes musclées et
délaissa son cadavre pour se diriger vers nous. La bête était terrifiante. Véritable
monstre fait de muscles, il m’arrivait bien au-dessus de la taille et devait faire
200 kilos au bas mot. Ses yeux gris brillaient d’un éclat animal qui pétrifia
instantanément Baxton. Ce dernier se tordit sur sa chaise pour tenter de se
défaire de ses liens. Nous l’avions solidement saucissonné à l’aide de cordes,
aucune chance qu’il n’échappe à son sort.
— Tu as pris un malin plaisir à torturer et terrifier des enfants innocentes, dis-
je en passant une main dans le pelage épais du garou quand il passa près de moi.
Tu ne mérites pas de clémence, parce que tu recommenceras à coup sûr si nous
te relâchons. Alors en guise de paiement pour les horreurs que tu as fait subir à
ces gamines, je te condamne à mort. Jack, fais-toi plaisir.
Alors que le vampire hurlait à l’aide, le loup retroussa dangereusement ses
babines, découvrant ses canines terriblement pointues, avant de gronder. Nous
nous écartâmes tous pour le laisser faire ce qu’il avait à faire. Henry Baxton
poussa un hurlement de détresse lorsque l’animal se jeta sur lui, celui-ci résonna
dans l’entrepôt presque vide. Il cria encore un long moment avant que Nick
décide de mettre un terme à ses souffrances. Lorsque ce fut fait, je me sentis
satisfaite.
À défaut d’en avoir appris plus sur la mort de Dane, les petites filles étaient
vengées.
19
Nous étions retournés à Springdale le lendemain du démantèlement du
marché noir vampirique. Akeem nous avait juré de faire le nécessaire pour les
vampires et autres surnaturels que nous avions arrêtés, de manière à ce qu’ils ne
se rendent plus jamais à ce genre de soirée perverse. Nous lui avions donc confié
la mission de s’occuper de ces cinglés, et l’avions salué avant de quitter Pine
Bluff. Il m’avait évidemment fait promettre de venir le voir plus souvent. Chose
qui avait royalement agacé mon compagnon.
Nous étions repartis de Pine Bluff le lendemain matin, après un bon petit-
déjeuner. Les quatre heures de route jusqu’à la maison me semblèrent
interminables, je fus heureuse de poser un pied à terre lorsque nous arrivâmes à
la meute. Les loups que je n’avais pas vus depuis plusieurs jours me prirent dans
leurs bras, pour la plupart. Leah me serra contre elle pendant de longues
secondes, m’écrasant contre son ventre rond tout en pleurant à chaudes larmes.
Elle avait eu peur que je ne revienne jamais, ses hormones lui jouaient des tours.
Sitôt rentrés, Nick retourna dans son bureau pour traiter les dossiers qu’il
avait mis en attente. Je ne le retins pas, il avait du boulot. À la place, je me fis
couler un bain dans l’immense salle de bain attenante à notre chambre. Plongée
dans l’eau chaude, je m’autorisai un moment pour souffler, réfléchir et mettre
mes idées en ordre.
Je ne savais pas quoi penser. Toute cette affaire autour des meurtres de Dane
et Curtis me laissait perplexe. Premièrement, il y avait les mises en scène des
crimes. Aucun surnaturel ne prendrait le temps de scénariser ses méfaits. S’ils
voulaient tuer, que ce soit un vampire, un loup ou autre chose, ils exécutaient et
se débarrassaient des corps ensuite, faisant en sorte qu’on ne les retrouve jamais.
Il y avait bien des crimes sacrificiels, et généralement ceux-ci étaient
effectivement présentés et exposés de manière spécifique. Les meurtres de Dane
et Curtis pouvaient tout à fait être des sacrifices, ce qui pourrait peut-être
expliquer les mutilations.
Ensuite, il y avait le comportement étrange des deux hommes. Curtis avait
apparemment enquêté sur un cas qui l’avait retourné, qui l’avait rendu étrange. À
la même période, Dane s’était rendu à Searcy pour une affaire qui, a priori,
n’avait aucun rapport avec celle de son ami, et l’avait brusquement abandonnée
pour une raison mystérieuse. Bizarrement, les deux traqueurs avaient agi
simultanément, aux mêmes dates, et cela pour des raisons qui nous étaient
encore inconnues.
Il y avait également le fait que le meurtrier était parvenu à approcher deux
chasseurs expérimentés. Mon oncle avait été assassiné chez lui, dans sa maison,
la porte n’avait pas été forcée. Dane avait donc délibérément ouvert à son
bourreau. Quant à Curtis, tout portait à croire, d’après son comportement le jour
de sa mort et les dires de sa femme Gladys, qu’il connaissait l’identité du tueur
du frère de ma mère. Il avait confié à sa femme qu’il devait d’abord vérifier
quelques petites choses avant d’agir, et selon moi, au vu de ses agissements et de
ses paroles énigmatiques, il connaissait personnellement le responsable de tout
ça. Quelque chose me laissait penser qu’il aurait pu vouloir le protéger d’une
manière ou d’une autre. Sinon, pourquoi taire ses découvertes ? Pourquoi ne pas
nous avoir exposé ses hypothèses.
Tout ceci ne sentait pas bon. Je n’osais pas aborder le sujet avec Al et les
autres, de peur qu’ils me prennent pour une folle. Mais depuis les révélations
d’Henry Baxton, la veille, je me posais des questions.
L’homme avait parlé d’un ami qui lui avait confié la présence de deux
chasseurs à Searcy. Deux chasseurs sur une même enquête. Chose qui,
habituellement, n’arrivait jamais. J’avais d’abord cru que son collègue avait
aperçu mon père dans les parages, mon père qui allait encore demander du fric à
mon oncle. Mais ça ne collait pas, les vampires que nous avions arrêtés avaient
l’habitude de faire du trafic avec John, ils le fournissaient en stupéfiants. Ils
connaissaient donc le visage et l’identité de mon géniteur. Or ici, Henry avait fait
mention d’un jeune traqueur, qui lui était, à lui comme à son informateur,
inconnu.
J’avais un mauvais pressentiment.
Searcy était une petite ville non loin de Pine Bluff et de Rogers. La plupart
des chasseurs de l’Arkansas étaient réunis dans ces deux villes proches. Je
connaissais chacun d’entre eux personnellement. J’avais grandi à Pine Bluff, je
travaillais au Teddy’s, je connaissais même certains traqueurs qui vivaient en
solitaires absolus dans des contrées reculées de notre État. Tous avaient appris la
mort de Dane, tous savaient que nous cherchions à coincer son meurtrier, et
aucun d’entre eux n’aurait omis le fait qu’il ait partagé une enquête commune
avec lui. Celui qui se trouvait à Searcy en compagnie de mon oncle se serait
manifesté pour nous parler de l’enquête sur laquelle ils travaillaient. Ne serait-ce
que pour nous parler de l’éventualité d’une vengeance de la part de leurs cibles
vampiriques. Mais personne n’avait parlé. Même lors de nos recherches pour
savoir si Dane avait eu un comportement étrange les dernières semaines avant sa
mort, aucun des chasseurs que nous avions interrogés n’avait fait mention d’une
collaboration avec l’homme.
Tous ces éléments tournaient en boucle dans mon esprit. Encore et encore,
sans s’arrêter. Et si ? Et si ma théorie, celle que je ne cessais de ruminer depuis
hier soir, était vraie ? Et si le meurtrier était lui-même un chasseur ?
Ce serait logique, en somme. Ça expliquerait que Curtis décide de le couvrir
en découvrant son identité, que personne dans le quartier de Dane n’ait remarqué
quoi que ce soit d’étrange, que mon oncle ait ouvert sa porte, et que le meurtrier
savait où et quand trouver ses victimes. Les traqueurs étaient doués avec les
couteaux, les plaies sur leurs corps respectifs étaient propres, précises. Les
mutilations avaient été effectuées avec une dextérité digne d’un professionnel, il
ne pouvait pas s’agir d’un amateur qui n’y connaissait rien. Et si c’était un
chasseur ?
Si c’était le cas, alors cela voudrait dire que l’un des nôtres était un traître. Un
monstre. Et si mon hypothèse s’avérait crédible, alors il y avait de fortes chances
pour que je connaisse son identité aussi.
Agacée de me triturer les méninges, je me rinçai les cheveux, nettoyai le
masque exfoliant que j’avais étalé sur mon visage et sortis de mon bain. Je ne
pouvais rien affirmer sans preuve, il fallait absolument que je trouve un moyen
d’en obtenir.
Séchée et habillée, je sortis de la chambre et descendis les marches de
l’escalier pour rejoindre le salon. Leah était encore là, assise sur l’un des
canapés, une main sur son ventre. Son visage semblait crispé, elle avait les yeux
fermés et les sourcils froncés. Je m’approchai d’elle doucement.
— Est-ce que ça va, Leah ? lui demandai-je en m’installant à côté d’elle.
La louve souleva les cils et se tourna vers moi, elle m’adressa un sourire qui
se voulait rassurant.
— Le bébé bouge beaucoup ce soir, c’est assez douloureux, avoua-t-elle.
Je hochai la tête et déviai mon regard sur l’actuel lieu de vie de son bébé.
Leah était entrée dans son cinquième mois de grossesse, le dernier pour une
louve.
Les femelles lycanes n’avaient pas le même cycle de gestation que les
humaines. La grossesse durait moins longtemps, le bébé se développait plus vite
qu’un fœtus normal. Cinq mois, c’était ce temps qu’il fallait à un enfant garou
pour se former dans le ventre de sa mère.
Leah m’avait appris sa grossesse à notre retour de Fredericksburg, trois mois
plus tôt. À cette époque, elle était déjà enceinte de deux mois, mais avait préféré
ne rien dire, de peur de me faire de la peine en sachant que j’avais moi-même
perdu un enfant, le soir du sauvetage de Judy Teller. Tout le monde était au
courant évidemment, puisque l’odeur d’une louve était modifiée lorsqu’elle était
enceinte. J’avais été la seule tenue à l’écart. Même Nick n’avait rien osé me dire.
C’était stupide, j’étais heureuse pour elle. D’autant plus que ma grossesse avait
été furtive, mon bébé n’avait pas eu la chance de dépasser le stade du petit pois.
Je n’avais pas réellement eu le temps de m’attacher émotionnellement. Pas
vraiment en tout cas.
— Tu n’en as plus pour longtemps, n’est-ce pas ? supposai-je en lorgnant son
ventre.
Leah eut un petit rire.
— Tu veux le toucher ? me demanda-t-elle.
Surprise, je relevai la tête brusquement et la secouai de gauche à droite en
reculant légèrement.
— Non, non, assurai-je, je ne suis pas… pas très douée avec tout ça.
— Ne dis pas n’importe quoi ! pouffa-t-elle. Donne-moi ta main !
La brune attrapa rapidement mon poignet et avant de me laisser le temps de
faire mon choix, posa ma paume sous son tee-shirt, à même la peau de son
ventre tendu.
J’aurais voulu protester, j’avais peur de faire le moindre geste brusque qui
puisse faire du mal à Leah, peur d’appuyer ma main trop fort contre son arrondi,
peur de gêner le petit être qui grandissait à l’intérieur de celui-ci. Pourtant, sitôt
que ma paume entra en contact avec la peau chaude de la jeune femme, je n’eus
plus aucune envie de m’écarter. Un sourire béat étira mes lèvres, le bébé
bougeait effectivement beaucoup, je le sentais donner des coups de pieds
vigoureux.
— Ouah, soufflai-je, c’est dingue.
Elle acquiesça.
— Oui, dingue, mais douloureux, dit-elle. Il ne cesse de gigoter là-dedans.
Soudain, une question me vint en tête. Et si mon bébé avait vécu, se serait-il
développé aussi vite que celui de Leah ? Je savais qu’il était possible pour une
humaine de porter l’enfant d’un lycan, mais combien de temps durait la
grossesse à ce moment-là ? Cinq ou neuf mois ?
— Tu vas bientôt pouvoir découvrir le sexe du bébé, lui dis-je en relevant la
tête pour plonger mon regard dans le sien.
Elle hocha la tête, le sourire aux lèvres.
— Logan est persuadé que ce sera un garçon, les mâles de la meute ont parié
sur le sexe, Alex, Aiden et Seth sont sûrs que ce sera une fille, les autres optent
pour un garçon, mais pour ma part, je me fiche de son sexe. Tant qu’il est en
bonne santé, c’est le principal.
Je savais que les membres de la meute étaient très impliqués dans cette
grossesse. Le sujet était très souvent abordé à table, et même en dehors. J’avais
personnellement préféré ne pas me prononcer sur le sexe du futur bambin. Logan
et Leah avaient préféré ne pas le connaître avant la naissance, nous étions tous
impatients de découvrir le résultat. Mais dans le fond, la louve avait raison. Ça
n’avait pas d’importance que ce soit une fille ou un garçon, tant qu’il avait la
santé. Les grossesses des lycanes étaient à risques, il fallait faire très attention à
la vie de la maman et du petit.
— Tu as raison.
Prudemment, je retirai ma main de son ventre, et lui souris.
— Tu as mangé quelque chose ? la questionnai-je, soucieuse.
Elle soupira.
— Je ne fais que ça ! répondit-elle. Logan veille à ce que je mange
suffisamment et a même installé une réserve de nourriture dans notre chambre de
peur que j’aie une fringale dans la nuit. Il me couve trop.
Je gloussai.
— Je sais de quoi tu parles, j’ai beau ne pas être enceinte, Nick agit avec moi
comme si j’étais en sucre.
Elle haussa les épaules.
— Les hommes lycans sont très protecteurs, ils pensent que surprotéger les
gens qu’ils aiment est une bonne manière de leur montrer leur affection.
Dommage qu’ils n’aient pas conscience que c’est extrêmement rageant !
— Ça, c’est sur !
Nous pouffâmes de bon cœur pendant un instant avant que la porte d’entrée
ne s’ouvre. Rebecca entra dans la maison, nous nous tournâmes vers elle en
cessant de rire.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’enquit-elle en s’immobilisant pour nous
regarder tour à tour.
— Rien de spécial, lança Leah, on parle de mecs.
— Oh, j’en connais un rayon sur le sujet, affirma-t-elle, je peux me joindre à
vous ?
Ma relation avec Rebecca avait mal commencé. Quand j’avais rejoint la
meute, la louve était encore amoureuse de son Alpha et nourrissait l’espoir
profond qu’il se rende compte de l’affection qu’elle lui portait. Jalouse, elle
n’avait cessé depuis ce temps-là de m’envoyer des piques agaçantes qui me
poussaient à répliquer. Résultat, nous n’avions cessé de nous chamailler pendant
de longs mois. Notre mésentente l’avait isolée des autres membres de sa meute,
qui s’étaient attachés à moi très rapidement. Elle semblait en avoir assez d’être
seule contre tous, et commençait petit à petit à retenir ses méchancetés pour
améliorer nos relations. Je pouvais parfois me montrer rancunière quand les
raisons de ma colère étaient justifiées, mais Rebecca faisait des efforts, et au
fond, elle était juste malheureuse de ne pas avoir réussi à atteindre le cœur de
l’homme qu’elle aimait depuis sa plus tendre enfance. Pouvais-je lui faire la
guerre indéfiniment pour cela ? Non. Je n’en avais pas la motivation.
— Bien sûr, lâchai-je.
Le regard de la blonde croisa le mien, ses lèvres charnues s’étirèrent en un
sourire reconnaissant. Leah siffla entre ses dents.
— Eh ben les filles ! Vous enterrez la hache de guerre ?
La nouvelle arrivante se dirigea vers nous et se laissa tomber à nos côtés en
poussant un soupir.
— Pourquoi pas ? Je m’ennuie avec Evans, il me faut une nouvelle tête de
Turc, rétorqua-t-elle en observant ses ongles impeccablement vernis.
Je secouai la tête de gauche à droite, et m’appuyai contre le dossier du canapé.
— Arrête, tu vas presque réussir à me vexer, raillai-je, moqueuse.

Je pris mon service au Teddy’s vers 19 h 30. Je faisais la fermeture, et même
si cela n’avait pas plu à Nick, j’avais décidé de bosser, notamment pour essayer
de grappiller des informations auprès des clients qui avaient pu côtoyer Dane et
Curtis peu de temps avant leur mort. Malheureusement pour moi, ce soir-là, le
bar resta calme, peu de chasseurs montrèrent le bout de leur nez. Beaucoup
avaient à faire avec leurs propres chasses, ils étaient en grande partie sur les
routes des États-Unis à chasser le fantôme ou la sorcière. Le mois d’octobre était
toujours très chargé niveau traques.
— Tu vas pouvoir rentrer plus tôt chez toi ce soir, ma belle, déclara Arlene en
passant derrière moi pour attraper une bouteille de rhum.
Avachis à l’arrière de mon comptoir, je me redressai lentement et lorgnai les
trois pelés qui sirotaient leur bière, éparpillés chacun de leur côté. Je soupirai, et
me retournai pour observer l’horloge accrochée sur le mur. Il était 22 h 45,
j’étais supposée finir à 1 heure du matin.
— Tu penses ? insistai-je, pleine d’espoir.
La rouquine s’empara de deux verres sur une étagère et les remplit du liquide
ambré. Elle m’en tendit un, que j’acceptai avec plaisir.
— Les gars sont tous choqués par la mort de Fisher et Ross, dit-elle en portant
son verre à ses lèvres. Alors ils font comme tous les chasseurs quand ils sont
blessés, ils fuient, et se noient dans le boulot. La plupart ont préféré partir à la
chasse plutôt que d’affronter la vérité en face. Deux anciens nous ont quittés, ce
qui nous renvoie en pleine face une vérité dérangeante : on n’est jamais à l’abri
de rien.
Inspirant profondément, je vidai mon verre d’une traite et le reposai dans
l’évier. Le liquide boisé glissa le long de ma gorge et sembla répandre presque
instantanément en moi une chaleur réconfortante. Je me passai une main sur le
visage.
— Al est chez lui ? lui demandai-je.
Je n’avais pas eu de nouvelle de mon grand-père depuis ce matin, je devinais
qu’il avait dû se terrer chez lui une fois arrivé à Rogers. Il devait contacter ses
connaissances pour savoir si quelqu’un avait des informations à communiquer
sur Dane ou Curtis. Ou alors sur l’affaire de Searcy. Arlene secoua la tête de haut
en bas.
— Oui, il tente de découvrir l’identité du chasseur qui se trouvait à Searcy au
même moment que ton oncle. Tout comme Dave et Don d’ailleurs, qui se sont
réfugiés chez Rocky pour bosser avec lui. Il paraît que Nash est resté à Little
Rock ?
J’acquiesçai.
— Oui, il voulait rester quelque temps auprès de sa mère pour la soutenir, et
se rendre ensuite à Searcy pour savoir si quelqu’un n’avait pas croisé un inconnu
dans les rues, qui pourrait être notre chasseur mystérieux.
Arlene se tourna vers moi.
— Comment le vit Billy ? s’enquit-elle, sachant que le cadet des Fisher était
fragile.
Je haussai une épaule.
— Pas très bien, je suppose, il n’était pas très proche de son père, qui le
traitait un peu comme un moins que rien il faut l’avouer. Mais il a tout de même
été massacré, je suppose que ça doit être dur. Je n’ai pas eu de nouvelles de lui
depuis qu’Al m’a dit qu’il souhaitait rester à Rogers pour respirer un peu.
Ma patronne fronça les sourcils.
— C’est vrai ? Je ne l’ai pas vu dans le coin depuis un moment.
Je haussai les sourcils.
— Il doit se planquer quelque part, supputai-je. Imaginer son père scalpé et
mutilé à dû le traumatiser. Et pour être honnête, je suis plutôt contente qu’il ne
soit pas dans mes pattes. C’est un gentil garçon, et je l’aime comme mon propre
frère, mais…
— Il n’est pas très doué, je sais, reconnut Arlene. Tu as raison, et puis, il n’est
pas comme son frère, il ne sait pas gérer ses émotions, et il est trop impliqué
pour pouvoir agir comme il faut dans cette affaire.
— Hum.
— Bon, ce n’est pas tout, mais je commence à piquer du nez, avoua l’ex-
chasseuse. Je suis exténuée il faut que je dorme un peu.
Je lui pressai le bras affectueusement.
— Va, je m’occupe de fermer le bar quand ces trois-là auront fini de noyer
leur journée dans la bière.
Elle m’adressa un sourire et me caressa la joue.
— Tu es un amour, on se voit demain ?
— Sans faute, lui promis-je.
Je terminai ma soirée une heure après le départ de ma patronne. Quand mes
derniers clients furent partis, je rangeai la salle, nettoyai les tables et plaçai les
chaises sur celles-ci. Avant d’éteindre les lumières, je retournai dans la salle de
repos et récupérai mon sac posé sur la table qui trônait au milieu de la pièce.
Arlene n’avait toujours pas retapé les lieux. La moisissure était encore là, tout
comme les chaises bancales et les casiers cassés. Je me tournai vers le mien et
l’observai une seconde. J’avais arraché la petite porte de celui-ci presque un an
plus tôt, je n’avais jamais pris le temps de la réparer.
Alors que je m’apprêtais à sortir, un élément attira mon attention. Je tournai
de nouveau les talons et m’avançai vers mon casier éventré. À l’intérieur de
celui-ci était déposé un petit bout de papier plié. Je ne l’avais même pas
remarqué en arrivant.
Reposant mon sac au sol, je m’emparai du morceau de feuille et l’examinai
sous toutes les coutures. Fronçant les sourcils, je le dépliai soigneusement, mais
ne compris pas immédiatement de quoi il s’agissait. C’était un bout de page
déchirée, provenant sans doute d’un cahier. Sur celle-ci était inscrite une adresse
en lettres noires. Mes lèvres se pincèrent alors que je me demandais ce que ça
pouvait bien signifier. Mais soudain, mes yeux s’écarquillèrent lorsque je
constatai que le mot était signé. Je faillis presque en tomber à la renverse.
— Bordel de merde…
À côté du « Bonne chance, Evans » était écrit un nom. Un nom que je
connaissais bien. Le nom d’un homme qui n’était plus de ce monde. Deux mots
seulement qui, une fois lus, accentuèrent mon froncement de sourcils à m’en
donner la migraine.
Ce mot m’avait été laissé par un chasseur. Et pas n’importe lequel : Curtis
Fisher.

20
Prairie Creek était un lieu rural, presque vierge. C’était un endroit coincé entre
le Beaver Lake et Rogers, dans les Monts Ozarks au Nord-Ouest de l’Arkansas.
Le terrain, composé de hautes falaises de calcaire et d’une forêt dense aux
multiples variétés d’arbres et d’arbustes floraux, était idéal pour le camping et
les balades en plein air. Prairie Creek était à dix minutes grand maximum de
Rogers, c’était là-bas que Curtis Fisher voulait que j’aille.
Le chasseur m’avait laissé une adresse. Un itinéraire à suivre, dans le but de
retrouver une chose qu’il avait laissée derrière lui avant de mourir, une chose
qu’il voulait que je voie.
Je n’étais pas parvenue à joindre Nick. J’avais tenté de lui téléphoner,
notamment pour le prévenir de ma destination. Je m’étais mise en route
précipitamment, je n’avais pas eu le temps de retourner à Springdale pour le
prévenir de mon départ. Il avait fallu que je parte tout de suite, afin de rejoindre
au plus vite l’adresse que Curtis avait pris soin de me laisser. J’avais bien tenté
de chercher Logan, le compagnon de Leah qui était chargé de me protéger pour
la soirée, mais en sortant du bar, je ne l’avais pas trouvé. Pourtant, son pick-up
était resté garé devant le Teddy’s une bonne partie de la soirée.
Mon compagnon n’avait pas répondu à mon appel. Sûrement avait-il le nez
plongé dans la montagne de dossiers qui croulait sur son bureau. Ce n’était pas
très grave, j’avais laissé un message sur sa boite vocale afin de le prévenir. Il
allait sûrement m’engueuler quand il le recevrait, mais ça n’avait aucune
importance. Ça en valait même la peine.
Fisher avait laissé une feuille dans mon casier, un papier à moitié déchiré qui
contenait une adresse, ainsi qu’un message au dos qui m’était destiné. Sur celui-
ci étaient écrits ces mots :
Je vous ai menti. J’ai gardé un secret qui m’a rongé jusqu’à présent, et
duquel je dois aujourd’hui me séparer. Je n’en ai parlé à personne, hormis à
mon vieil ami Dane, qui n’est malheureusement plus de ce monde. Sans doute
par ma faute. Je sais qui a fait ça. Mais je serais incapable de l’avouer à voix
haute. Alors je t’ai laissé tout ce que j’avais sur lui dans un dossier, Poppy,
dossier que tu trouveras enterré près d’un arbre à Prairie Creek. J’espère que
lorsque tu découvriras ce que j’ai moi-même découvert quelques semaines plus
tôt, tu parviendras à me pardonner de n’avoir rien dit et d’avoir gardé de
précieuses informations pour moi seul.
Adieu Poppy.
Puisses-tu ne pas trop m’en vouloir.
Dis à Gladys que je l’ai toujours aimé et que j’ai fait tout ça pour elle.
Le mot était daté du 27 octobre. Il avait été rédigé deux jours après la mort de
mon oncle. Il l’avait donc écrit le jour de sa propre mort. Gladys nous avait dit
qu’il s’était montré particulièrement agité ce jour-là, et qu’il était parti de chez
lui en lui disant qu’il devait vérifier quelque chose avant d’agir et de prendre une
décision. Peut-être était-il revenu à Rogers ce soir-là, pour déposer dans mon
casier le fameux bout de papier. C’était donc peut-être à Rogers qu’il s’était fait
tuer.
Nous ignorions jusqu’à présent les raisons qui avaient poussé Fisher à se
montrer étrange les semaines précédant son décès. Nous savions qu’il avait
enquêté sur une affaire qui l’avait profondément ébranlé, mais jusqu’à
maintenant, nous ignorions de quoi il s’agissait. Peut-être allais-je enfin
découvrir de quoi il retournait.
Je mis moins de huit minutes pour arriver à Prairie Creek. Je garai ma
Mustang à l’entrée du site et débouclai ma ceinture avant de prendre une
profonde inspiration. Il faisait noir dehors, la nuit était tombée depuis belle
lurette, et l’idée de m’aventurer dans une forêt à cette heure-là ne me réjouissait
pas des masses. Mais si je voulais mettre un terme à toute cette histoire, je
n’avais pas trop le choix. Curtis voulait que je vienne ici et que je récupère le
dossier qu’il avait abandonné sous un arbre. Dossier qu’il avait pris soin de
planquer pour qu’on ne mette pas la main dessus.
Je n’avais pour le moment aucune certitude concernant ce qui l’avait poussé à
agir aussi bizarrement, mais quelque chose me disait que ça ne sentait pas bon.
Vraiment pas bon.
Avant de changer d’avis, je récupérai mon portable sur le siège conducteur et
ouvris ma portière. J’étais complètement seule, dans un endroit sans doute
peuplé d’animaux sauvages. Je commençais à regretter de ne pas avoir emporté
Noopie. Ma chienne avait largement préféré rester sur le canapé à se faire câliner
par une Leah attentionnée et pleine d’amour plutôt que de m’accompagner
bosser. Comme je la comprenais… Moi aussi j’avais envie de ronfler sur mon
canapé.
C’était quoi déjà la phrase ? Ah oui, pas de repos pour les braves, n’est-ce
pas ?
Prenant mon courage à deux mains, j’ouvris mon application GPS, et tapai
l’itinéraire exact que m’avait communiqué Curtis. Ne me restait plus qu’à suivre
le chemin indiqué par la petite flèche sur mon écran tactile.
Crapahuter dans les bois n’était pas mon fort. Encore moins lorsque je n’y
voyais rien. Se repérer dans le noir n’était pas évident, mais heureusement,
j’avais eu l’idée de génie de prendre une lampe torche avec moi. Malgré tout,
trouver ma route ne fut pas gagné d’avance, sans compter que j’entendis
plusieurs petits craquements suspects provenant sans doute de bêtes diverses et
variées avec lesquelles je n’avais pas envie de me retrouver nez à nez. Je
détestais les serpents.
Finalement, lorsque je parvins à destination, je m’immobilisai un instant et
braquai le faisceau lumineux au sol, droit sur les racines d’un grand chêne dont
les branches s’élevaient vers le ciel. J’en fis le tour, et remarquai en plissant les
yeux que la terre avait été retournée à un endroit précis. Bingo.
M’accroupissant sur les feuilles mortes, je posai ma petite lampe au sol et
commençai à creuser. Il ne me fallut pas longtemps pour atteindre ce que j’étais
venue chercher.
Dans la terre, je mis la main sur une longue enveloppe kraft sur laquelle était
écrit en grosses lettres « Poppy Evans ». Je fronçai les sourcils et l’ouvris sans
attendre. J’en sortis un lourd dossier dont les fiches étaient maintenues ensemble
par un trombone. Il me fallut l’éclairer pour pouvoir en lire les lignes.
Cependant, sitôt que les mots s’inscrivirent sur ma rétine, je compris que
l’affaire sur laquelle nous enquêtions tous venait de prendre un autre tournant.
Curtis avait découvert un cas invraisemblable. Le dossier qu’il m’avait laissé
traitait de la mort de plusieurs personnes survenues au cours du mois d’octobre.
Mais pas n’importe lesquelles. Des chasseurs. Le premier meurtre remontait au
1er octobre, période à laquelle le traqueur avait commencé son enquête. Il avait
été le seul à se pencher sur ce crime, qu’il pensait d’abord être le résultat d’un
règlement de compte entre l’un des nôtres et une créature quelconque. Mais trois
jours plus tard, il découvrait un autre cadavre, puis un autre quelques jours après.
Et ainsi de suite jusqu’à Dane.
En tout, Fisher avait découvert les corps de neuf chasseurs au cours de sa
chasse. Je les connaissais tous. Chacun était des environs.
Alors que je commençais la lecture des fiches de Curtis, accroupie au pied de
l’arbre dans la boue et la terre, plusieurs questions affluèrent dans mon esprit.
Comment est-ce que nous avions pu passer à côté de ça ? Comment avions-nous
pu ignorer la mort de tant des nôtres ? Pourquoi n’en avions nous pas entendu
parler ? La réponse me vint de Curtis, qui avait laissé des notes sur ses feuilles
pour me permettre de mieux comprendre ce qui lui était passé par la tête.
C’était lui qui avait fait en sorte de garder ces meurtres pour lui. Lui qui nous
avait empêchés de nous y intéresser. Lui qui avait fait en sorte de couvrir les
crimes du tueur de Dane, qui semblait être le même homme que celui qui s’en
était pris aux autres victimes. Il expliquait dans ses notes qu’il avait tout de suite
compris de qui il s’agissait. Qu’il avait fait le rapprochement très rapidement,
une semaine après le début de son enquête plus précisément. Ce qui coïncidait
avec les dates que nous avait données Gladys.
En effet, elle nous avait expliqué qu’il avait débuté une affaire au début du
mois. Et que les deux semaines qui avaient suivi sa première enquête avaient été
difficiles pour son mari. Il avait commencé sa traque le premier, une semaine
plus tard, il découvrait l’identité du meurtrier, et cette découverte l’avait
tellement choqué que son comportement en avait été altéré. Et en plus
d’expliquer ses agissements saugrenus, ça expliquait aussi le départ précipité de
Dane de Searcy.
Mon oncle était arrivé à Searcy le 4 octobre. Il y était resté quatre jours,
jusqu’au 8 pour être précise. De là, il avait pris ses bagages et avait quitté la ville
sans explication, et surtout, sans achever sa traque. Laissant des gamines livrées
à elles-mêmes entre les mains de vampires sadiques. Curtis expliquait qu’il avait
fait part de ses doutes à quelqu’un, parce qu’il ne pouvait pas garder ses
découvertes pour lui seul, alors il en avait parlé à Dane, son grand ami de
toujours. Mon oncle avait sans doute jugé l’affaire de son ami plus importante
qu’un trafic d’êtres humains et avait donc interrompu sa chasse pour venir en
aide à son collègue. Ensemble, ils avaient enquêté dans le secret le plus total,
sans parler à quiconque des meurtres de nos amis. Comme nous étions tous
habitués aux allées et venues des uns et des autres, nous ne nous étions pas
inquiétés de ne pas voir revenir certains de nos confrères. L’inquiétude, comme
l’expliquait Curtis, serait venue bien plus tard, leur laissant ainsi le temps
d’enquêter sans attirer notre attention.
Selon les documents que j’avais en ma possession, les chasseurs, qui étaient
tous des hommes, avaient été découverts chez eux par des voisins. Fisher avait à
chaque fois été le premier sur les lieux. Il possédait, comme nous tous, une radio
qui captait les signaux de la police. Il était le premier informé quand il y avait un
meurtre et faisait en sorte de s’en charger immédiatement pour ne pas alerter un
autre traqueur. Il avait tout prévu.
Aucune trace de sang ne fut retrouvée sur les scènes de crime. Tout avait été
méticuleusement nettoyé et une puissante odeur de javel se dégageait des
maisons et des appartements des victimes. Comme chez Dane.
Dix victimes, dix chasseurs. Nous avions affaire à un tueur de traqueurs. Mais
pourquoi ? Pourquoi faisait-il ça ? Était-ce quelqu’un qui avait une dent contre
nous ?
Je connaissais chacune des victimes. Certaines plus personnellement que
d’autres. Tous étaient déjà venus au moins une fois au Teddy’s, tous vivaient
dans les environs de Rogers. Ce qui avait permis à Curtis de comprendre que le
tueur évoluait peut-être dans les alentours. Certaines des victimes, notamment
Jeffrey Jackson et Pierce Dawson vivaient dans des lieux reculés de Rogers,
seuls les chasseurs savaient où les trouver. Ils n’avaient pas de famille,
seulement des amis. Et leurs amis étaient tous des nôtres. Tous des chasseurs,
comme moi, comme Dane, comme Curtis, comme eux. Comment le tueur avait-
il fait pour les trouver ? S’il n’était pas des nôtres, il n’aurait pas pu y parvenir.
Ce qui ne faisait que renforcer mon hypothèse. Le meurtrier était peut-être
comme nous.
Curtis avait laissé des notes concernant ce fameux tueur. Il ne le nommait pas,
ne donnait aucun élément physique ni quoi que ce soit qui aurait pu me
permettre de l’identifier. Il faisait référence à lui en l’appelant par les pronoms
lui et il. C’était donc un homme. Sur une feuille, il avait répertorié toutes les
raisons qui le poussaient à croire que le tueur était bien celui qu’il pensait.
— Il possède plusieurs bidons de javel chez lui, lus-je à voix haute. Il a été vu
par Dane à Searcy, non loin de chez Austin Spark, la seconde victime. Il connaît
bien les environs, puisqu’il y a grandi. Il connaissait chacune des victimes
personnellement. Il avait eu des différends avec chacun d’entre eux. Il sait
comment dépecer un corps, je l’ai souvent emmené chasser dans les bois.
Les mots de Curtis venaient irrémédiablement confirmer mes craintes, c’était
bien un chasseur. Un chasseur qui tuait d’autres chasseurs. Fisher faisait
référence à des discordes qui seraient survenues entre le meurtrier et ses proies.
Était-ce pour cela qu’il avait agi ainsi ? Pour se venger ?
Carson avait fait référence, dans son rapport sur la mort du père de Nash, au
fait que le tueur avait cherché à l’humilier en le mutilant comme il l’avait fait.
Peut-être était-ce pour cette raison qu’il mutilait ses victimes ? Pour les humilier,
parce que lui-même s’était senti humilié à un moment donné ?
Je tentais de chercher dans ma mémoire qui aurait pu être diminué au point de
pouvoir franchir le cap. Au point de se laisser envahir par la fureur. Qui ? Les
chasseurs avaient souvent des différends, mais ça n’allait jamais plus loin qu’une
bagarre. Quelques coups de poing échangés rien de plus ! Nous étions une
famille.
Alors que je continuais ma lecture, à l’affût d’un nom, une branche craqua
dans la pénombre. Surprise, je relevai la tête et braquai ma lampe droit devant
moi.
— Il y a quelqu’un ? lançai-je.
Aucune réponse.
Ma question était de toute façon stupide. S’il s’agissait d’un animal, il n’allait
certainement pas me répondre, et si c’était un individu potentiellement
dangereux venu m’agresser dans cette forêt vierge, il allait encore moins
annoncer sa venue. Bon, s’affoler ne servait à rien, il pouvait tout à fait s’agir
d’un gamin qui faisait du camping et qui était sorti pisser en pleine nuit. Ou d’un
lapin.
Récupérant l’enveloppe que j’avais posée au sol, je décidai de me lever, et
d’aller continuer l’étude du dossier à la maison. Nick ne m’avait pas encore
rappelée, mais il finirait bien par s’inquiéter. Il était inutile de l’alarmer
inutilement. Et puis, honnêtement, rester dans ces bois au milieu des insectes et
des bêtes sauvages avec pour seule compagnie une lampe torche commençait à
mettre mal à l’aise. Je devais rentrer.
Une fois levée, j’époussetai mon jean et refis le tour de l’arbre pour faire le
chemin inverse. Ce fut à ce moment-là que je tombai nez à nez avec un individu.
Un homme cagoulé et habillé de noir, qui n’était visiblement pas là pour qu’on
se fasse des tresses. Je compris tout de suite à qui j’avais affaire.
Le bruit que j’avais entendu n’était donc le fruit d’une envie pressante, ni
d’un lapin, mais bel et bien du tueur de Dane et de Curtis.
Étonnée, je ne réagis pas instantanément. Mon corps refusait de bouger,
comme tétanisé par l’incrédulité. Pourtant, quand l’inconnu bondit en avant et
me sauta dessus, mon sang ne fit qu’un tour. Je me jetai sur le côté pour l’éviter,
effectuai un roulé-boulé sur le sol avant de me relever pour lui faire face. Je
passai rapidement une main dans mon dos, et tentai d’attraper l’arme que je
gardais dans la ceinture de mon jean. Mais ma paume ne le trouva pas. Mon
stupide Glock s’était fait la malle pendant mon roulé-boulé, je n’avais pas le
temps de partir à sa recherche, et me résignai à relever les poings. Eh merde.
— Je sais que tu es un chasseur, espèce d’enfoiré, lançai-je quand l’homme
masqué se tourna vers moi. Dis-moi ton nom !
L’inconnu se redressa et pencha la tête sur le côté pour m’observer sans un
mot. Il était entièrement vêtu de noir et portait des gants en cuir. Il possédait la
panoplie du parfait tueur en série, un vrai Dexter en puissance. Cependant, pas
décidée à me laisser impressionner par son accoutrement, je dirigeai la lampe sur
lui et tentai de voir si je reconnaissais quoi que ce soit qui puisse m’indiquer qui
il était. Sa tête était entièrement recouverte de sa cagoule sombre, je ne voyais
donc ni ses cheveux ni son visage. Il devait mesurer dix centimètres de plus que
moi, et possédait une carrure plutôt fine. Il devait malgré tout être plus fort qu’il
en avait l’air, il s’était après tout attaqué à des chasseurs expérimentés et
nettement plus baraqués que lui. Je devais rester sur mes gardes.
Brusquement, l’homme se jeta de nouveau sur moi, je n’eus pas d’autre choix
que de faire face.
Mon opposant leva le poing droit et le balança dans ma direction. Je l’attrapai
au vol et lui enfonçai le mien dans l’abdomen. Il se plia légèrement en deux,
mais répliqua aussitôt en inclinant sa tête en arrière avant de la projeter en avant,
droit contre mon visage. Son front heurta douloureusement le mien, le choc me
fit voir des étoiles et m’obligea à lâcher son poing pour reculer. Mon dos heurta
le tronc d’un arbre, j’étais coincée. Mon assaillant envoya de nouveau son poing
dans ma direction.
Instinctivement, je me baissai pour l’esquiver et projetai tout mon poids en
avant pour le repousser. Mes bras encerclèrent sa taille, je poussai sur mes
jambes, le forçant à reculer. Lorsque les hanches de mon agresseur butèrent
contre un chêne, je le relâchai et reculai légèrement pour enfoncer mes
phalanges repliées contre son ventre. Il gronda en se pliant en deux, j’enchaînai
avec un direct en plein visage qui manqua de le faire tomber sur le côté. Au lieu
de ça, l’homme m’attrapa par les cheveux et entraîna brutalement mon visage
contre le tronc. Celui-ci s’écrasa contre le bois, une vive douleur explosa au
niveau de mon nez, qui craqua dangereusement lors de l’impact. Avec la
violence du coup, mes genoux cédèrent sous mon poids. Le tueur en série
m’envoya son pied en pleine tête, je m’écroulai sur le flanc, le souffle court.
Un liquide chaud et visqueux coula sur mes lèvres, mes narines étaient en
sang. Il me sembla perdre connaissance une seconde tant l’attaque avait été
impitoyable. Je me refusais cependant à fermer les yeux, il était hors de question
que je perde ce combat. Cet enfoiré avait buté Dane, nom de Dieu !
Me forçant à reprendre mes esprits, je roulai sur le côté quand mon adversaire
voulut m’envoyer un nouveau coup de pied. J’attrapai le couteau que je gardais
toujours contre ma cheville. Me redressant difficilement, je serrai l’objet
tranchant entre mes mains et le plantai dans le mollet de l’inconnu, qui poussa
un cri grave en posant un genou au sol. C’était l’occasion !
Attrapant ma lampe torche tombée au sol entre mes mains, je me tournai vers
lui et m’en servis pour le frapper au visage aussi durement que possible.
Vengeance personnelle sans doute. Ma respiration était saccadée, je n’arrivais
plus à respirer par le nez, sans doute était-il cassé. Ma cage thoracique se
soulevait et s’affaissait rapidement, je consommais trop d’énergie, ma tête
tanguait dangereusement. Il fallait que je tienne. Au moins le temps de lui
enlever sa fichue cagoule !
Quand l’individu s’étala sur le ventre, je serrai ma lampe dans une main et me
jetai sur son dos. M’installant à califourchon sur ses fesses, je posai la lampe au
sol de manière à éclairer son visage masqué. J’agrippai entre mes mains la
cagoule qu’il avait sur la tête pour essayer de la lui retirer.
— Qui es-tu ? hurlai-je tant bien que mal.
L’homme, qui avait repris ses esprits et qui ne voulait sans doute pas être
démasqué, attrapa le bas de sa cagoule pour m’empêcher de la lui retirer. Nous
tirions chacun d’un côté, moi pour la lui enlever, lui pour la maintenir en place.
Nous poussions l’un et l’autre des grognements de détermination, ce qui aurait
sans doute pu rendre la scène comique s’il en avait été autrement. Mais j’avais la
chance de tenir entre mes mains le tueur de chasseurs, il était hors de question de
le laisser filer.
Soudain, l’homme lâcha son passe-montagne, et glissa une main jusqu’à sa
jambe qu’il releva difficilement. Sur le moment, je n’y prêtais pas attention et
continuais de tirer de toutes mes forces. Cependant, lorsque je sentis une piqûre
contre ma cuisse, je baissai immédiatement les yeux et observai la seringue
plantée dans ma jambe. Et merde, merde, merde !
Presque immédiatement, mes muscles devinrent cotonneux, je le libérai de
mon poids en me relevant difficilement. D’une main, j’attrapai la seringue et la
retirai de mon jean d’un coup sec. Mes jambes ne me soutinrent pas longtemps,
je m’effondrai. Ma tête heurta le sol alors que mon attaquant se relevait
péniblement. Il retira le couteau de son mollet et le laissa tomber avant de
ramasser la lampe torche et de se tourner vers moi. J’étais incapable de bouger.
Mon corps refusait de m’obéir, j’étais entièrement à sa merci. Pitié, faites que ce
ne soit pas le poison. Pitié.
S’agenouillant à mes côtés, le prédateur braqua la lampe sous son menton, et
planta son regard dans le mien pendant une minute. J’étais dans l’impossibilité
de prononcer le moindre mot. Aussi, je me contentai de l’observer. D’observer
son regard. Regard qui me sembla terriblement familier.
Il possède plusieurs bidons de javel chez lui. Il a été vu par Dane à Searcy,
non loin de chez Austin Spark, la seconde victime. Il connaît bien les environs,
puisqu’il y a grandi. Il connaissait chacune des victimes personnellement. Il
avait eu des différends avec chacun d’entre eux. Il sait comment dépecer un
corps, je l’ai souvent emmené chasser dans les bois.
Les mots de Fisher tournaient en boucle dans mon esprit. Une phrase en
particulier attira mon attention et fit tilt dans mon cerveau. Je l’ai souvent
emmené chasser dans les bois.
Curtis n’avait emmené que deux garçons chasser dans les bois. Seulement
deux. Ses fils.
J’avais plusieurs fois pensé que le responsable de tout ça, l’individu qui s’en
était pris à Dane et Curtis, pouvait être un chasseur. Un homme qui connaissait
les lieux, les adresses et les habitudes de ses victimes. Qui connaissait les
environs sur le bout des doigts. Et qui inspirait assez confiance aux traqueurs
pour qu’ils ne se doutent pas de ce qui allait leur arriver. Un monstre parmi les
hommes. Un traître parmi les chasseurs.
J’avais tous les éléments à ma disposition pour comprendre de qui il
s’agissait. Les témoignages sur le comportement de Curtis, le vampire qui avait
vu un jeune chasseur traîner dans les environs de Searcy, l’eau de Javel qui
embaumait les maisons des morts, et pour finir, les mots que m’avait laissés le
père de Nash. J’avais préféré faire l’autruche plutôt que de voir la vérité en face,
et d’analyser correctement toutes les informations que j’avais entre mes mains
pour coincer et démasquer le meurtrier. Je savais qui il était.
Ces yeux. De grands yeux verts étincelants…
L’homme accroupi face à moi attrapa soudainement le sommet de sa cagoule
d’une main, tout en éclairant sa tête à l’aide de la lampe. Il tira, découvrant petit
à petit son visage, un visage ensanglanté que je reconnus malgré tout
immédiatement. J’avais beau ne pas être en capacité de bouger, le choc resta
cependant brutal, si bien que je sentis très clairement mon cœur se serrer
douloureusement dans ma poitrine.
Le meurtrier de mon oncle, celui-là que j’avais juré de tuer de mes mains,
était une personne qui comptait pour moi, que j’aimais profondément, et que
j’avais toujours considéré comme mon propre frère : Billy Fisher. Le tendre et
gentil Billy Fisher.
— Bonsoir Poppy.

21
Avant même de pouvoir ouvrir les yeux, je me sentis envahie par un sentiment
amer de trahison. Des flashs jaillirent sous mes paupières closes. Le dossier de
Curtis, les indices qu’il m’avait laissés, la bagarre dans la forêt, des yeux verts,
Billy. Billy Fisher était le meurtrier.
Je ne pouvais pas bouger. J’étais consciente, mon cerveau semblait
fonctionner correctement, mais j’étais dans l’incapacité la plus totale de faire le
moindre mouvement. Sans doute était-ce le résultat de la seringue que m’avait
injectée Billy.
Je me sentais trahie. Trompée. Salie. Billy était comme mon frère, j’avais
grandi avec lui, j’avais joué, mangé, dormi avec lui. Même si avec les années
nous nous étions peu à peu éloignés, mes sentiments à son égard n’avaient
jamais changé. Il était resté pour moi un ami qui m’était cher et que j’avais
toujours eu à cœur de protéger des railleries qui pouvaient fuser à son encontre.
Il était mon ami, un de mes plus vieux d’ailleurs, et en un instant, il était devenu
un inconnu. Un étranger que je n’avais pas envie de connaître et dont je n’avais
pas envie de découvrir les vices.
Comment avait-il pu faire tout ça ?
Décidée à obtenir des réponses à mes questions, je tentai de soulever mes cils.
C’était difficile, mes paupières semblaient peser des tonnes, mais, déterminée, je
fis un gros effort pour revenir à moi. Je parvins finalement à entrouvrir les yeux
au prix de gros efforts. Il me fallut néanmoins un instant pour chasser le voile
qui masquait ma vision.
Quand je repris mes esprits, je constatai que j’étais dans un endroit sombre,
plongé dans la pénombre. Je ne voyais rien, j’avais froid, mais je percevais très
clairement l’humidité environnante. Une odeur de bois mouillé et de forêt me
chatouillait les narines, je fronçai le nez et essayai de remuer.
La première chose qui me frappa lorsque je cherchai à bouger fut un bruit
métallique, suivi d’une douleur au bras droit. Dans le noir, mes sourcils se
froncèrent. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que j’étais attachée,
retenue prisonnière par des menottes. Cependant, à mon plus grand soulagement,
seule ma main droite était maintenue par un bracelet de métal. J’allais peut-être
avoir une chance de m’en sortir.
Soudain, j’entendis une porte s’ouvrir. Un faisceau de lumière, celui d’une
lampe torche, m’agressa la rétine, je baissai la tête pour en échapper et braquai
mon regard par terre. Le sol était fait de vieilles planches de bois. Je serrai les
lèvres et fis de mon mieux pour relever la tête. La lumière pointée dans ma
direction m’empêchait de voir correctement, mais je parvins malgré tout à
distinguer une silhouette masquée par cet éclairage. La porte se referma alors, la
lumière s’éteignit. Le nouvel arrivant et moi restâmes quelques secondes dans le
noir total, avec pour seul son le bruit de ma respiration. Je savais que c’était
Billy, ça ne pouvait qu’être lui, cependant, je ne parvenais pas à parler, j’étais
comme bloquée, paralysée. Ce fut à ce moment-là qu’une nouvelle lumière
explosa, cette fois, celle-ci était produite par une ampoule qui se balançait à un
fil qui pendait du plafond. Je plissai les yeux et relevai le visage. Il me fallut un
léger temps d’adaptation, mais lorsque ma vision fut acclimatée, je parvins à le
voir. À voir son visage. Billy Fisher se tenait là, debout, face à moi.
— Enfin réveillée, dit-il, j’ai eu peur d’avoir forcé sur la dose de calmants.
— C’est ce que tu m’as injecté ? rebondis-je d’une voix rauque. Des
calmants ?
Le jeune homme haussa une épaule désinvolte.
— Entre autres. Un petit mélange de calmants et de paralysants. Tu es restée
dans le coaltar deux bonnes heures.
Deux heures. Nick s’était sans doute rendu compte que je n’étais pas rentrée.
Il était sûrement en état d’alerte et me cherchait probablement partout à l’heure
qu’il était. Du moins, je l’espérais.
— Libère-moi, Billy, lui ordonnai-je fermement en tirant sur mon bras droit.
Mon poignet, comme je l’avais compris, était entravé par une menotte
accrochée à un tuyau qui passait au-dessus de ma tête. J’avais le bras en l’air, ce
qui expliquait la douleur que je ressentais à ce niveau-là. Il était comme
engourdi, et semblait peser une tonne.
— Je suis désolé, Poppy, mais c’est pas possible, s’excusa-t-il en baissant les
yeux.
Dans sa main droite, le chasseur tenait une lampe, dans l’autre, une petite
bouteille d’eau. Il s’accroupit en face de moi et enleva le bouchon de la bouteille
avant de me la tendre.
— Tu devrais boire un peu.
Je secouai la tête de gauche à droite et détournai le regard pour observer les
lieux.
Je me trouvais vraisemblablement dans une cabane, une petite cabane sombre
et humide dans laquelle étaient entassés des cartons et des outils. Je n’avais
aucune idée d’où elle pouvait se trouver. Je n’étais jamais venue ici.
— Où est-ce que je suis ? le questionnai-je en lui redonnant mon attention.
Billy soupira.
— Dans ma cabane, expliqua-t-il, on venait souvent pécher ici avec Nash, à
Prairie Creek. J’y ai fait installer une cabane. J’y stocke pas mal de trucs que je
ne veux pas mettre chez moi. C’est une bonne cachette, personne ne sait où elle
se trouve hormis moi, on ne te trouvera pas ici.
Je fronçai les sourcils et plongeai mon regard dans ses yeux verts.
— Qu’est-ce que tu vas faire de moi ? Tu sais que tu ne vas pas pouvoir me
garder ici indéfiniment, n’est-ce pas ?
Les iris du traqueur s’assombrirent, les traits de son visage se durcirent, sa
mâchoire se contracta.
— Je sais, reconnut-il, mais ça n’a plus d’importance.
— Comment ça ?
Le cadet des Fisher se releva lentement, et alla se poster près de la porte. Il
était encore habillé des vêtements noirs qu’il portait quand il m’avait sauté
dessus dans la forêt ; je n’étais pas habituée à le voir dans de tels habits. Lui qui
arborait généralement un style simple et discret, j’avais l’impression d’avoir un
individu tout autre que celui que j’avais connu devant moi. C’était si dur. Il était
mon ami, il n’avait pas pu faire tout ça, ça devait être un malentendu, une blague
de mauvais goût, ou alors un cauchemar. Peut-être étais-je encore tombée dans
les escaliers à la maison et je faisais un bad trip ? C’était tout à fait possible,
Leah avait tendance à briquer les marches deux fois par semaine !
Appuyé contre la porte de la cabane, le frère de Nash croisa ses bras contre sa
poitrine et baissa les yeux vers moi. Ce fut comme si mes pupilles plongèrent
dans deux trous noirs insensibles, aucun éclat ne traversait son regard terne. La
suite ne me disait rien qui vaille.
— Ça n’a plus aucune importance, parce que je n’ai plus l’intention de me
cacher, lâcha-t-il.
Mon froncement de sourcils s’accentua, une boule de frustration remonta le
long de ma gorge. Il me fallut me racler la gorge pour parvenir à prononcer un
mot.
— Alors c’est bien toi qui as fait tout ça, parvins-je à articuler.
Billy ne répondit pas, il garda le silence pendant quelques secondes qui me
parurent interminables. Ce fut moi qui rompis une nouvelle fois ce silence
incessant.
— Pourquoi, Billy ? lui demandai-je. Pourquoi avoir tué Dane et tous les
autres ? Ton propre père ? Pourquoi avoir fait tout ça ?
L’expression sur le visage du chasseur se fit amère, dure, sombre.
— Tu n’as aucune idée de ce que ça fait d’être le raté de service Poppy,
déclara-t-il gravement, d’être un moins que rien aux yeux des tiens, des membres
de ta famille, de ceux qui sont supposés être tes amis. Tu n’as aucune idée de ce
que ça fait d’être seul !
— Tu n’es pas seul, plaidai-je en secouant la tête. Ta mère t’aime plus que
tout, ton frère aussi, Rocky est ton ami, et je le suis aussi !
Billy laissa retomber ses bras le long de son corps et se décolla de la porte.
Ses lèvres étaient tirées en une moue mauvaise, il eut l’air soudainement furieux.
— Rocky ne cesse de se foutre de moi, comme les autres ! cracha-t-il. Ma
mère ne jure que par Nash et ses incroyables talents de chasseur, tout comme
mon père le faisait ! Et mon frère, lui, s’est tiré après t’avoir plaqué et n’est
jamais revenu pour me voir ! Il m’a laissé derrière, en sachant très bien que mon
père me détestait et avait honte de moi. Quant à toi, tu vis avec un loup-garou, tu
es toujours en train de bosser ou de passer du temps avec ta meute ! Je n’ai pas
d’amis, Poppy, je suis seul, et tout le monde me prend pour un incapable, inutile,
qui devrait crever plutôt que de chasser. Je n’ai ma place nulle part !
Je me mordis la lèvre inférieure, incrédule, et fermai les yeux un instant en
secouant la tête. Je n’arrivais pas à y croire, je n’avais pas envie d’y croire. Pitié,
faites que ce soit un malentendu, que Billy cherche seulement à couvrir le tueur.
Pitié.
— Alors c’est pour ça que tu as fait tout ça ? repris-je en soulevant de
nouveau les cils. Que tu t’es attaqué à des chasseurs ? Pour te venger des
moqueries que tu pouvais subir ?
Billy recula d’un pas, et planta ses iris dans les miens.
— Je devais agir, faire quelque chose pour les arrêter, ça durait depuis trop
longtemps, se justifia-t-il. Tu sais depuis combien de temps les gens se moquent
de moi ? Que ce soit face à moi ou dans mon dos ?
Je ne répondis rien et me contentai de soutenir son regard, lèvres pincées. Je
savais effectivement que Billy Fisher était la tête de Turc de nombreux
chasseurs. Il ne rencontrait pas particulièrement de succès dans son travail, et
tous le savaient. Plusieurs fois il avait fait capoter des enquêtes, que ce soit à
cause de ses TOC ou alors à cause de son manque d’expérience. Il n’était pas
aussi doué que Nash, pas aussi beau que son frère, pas aussi grand, on lui faisait
souvent remarquer. Les autres prenaient plaisir à le taquiner, à le pousser à bout.
Pour ma part, j’avais toujours fait en sorte de réprimander les autres face à
leur comportement déplacé, moqueur et blessant vis-à-vis d’un garçon aussi
fragile que Billy. Pour moi, il n’avait pas besoin d’être aussi doué que son aîné,
il avait une autre personnalité et malgré ses défauts, il restait un garçon adorable
et si bienveillant que c’en était touchant. Je ne l’avais jamais vu faire de mal à
une mouche, encore moins à un être humain. Il était plus du genre à ramasser les
animaux blessés pour les remettre sur pattes, que bagarreur et rancunier.
Nous avions tous nos limites. Apparemment, Billy avait atteint les siennes.
Les chasseurs de Rogers avaient fait en sorte de les lui faire atteindre.
— Au début, je voulais simplement me venger de Kellan qui m’avait insulté
de raté devant tout le monde, notamment devant mon père, parce que je n’étais
pas parvenu à trouver l’assassin de trois gamines dans l’Idaho. J’ai mis en place
un plan pour me venger. Je me savais moins fort physiquement que lui alors j’ai
mis en pratique mes connaissances. Les poisons sont efficaces et puissants, j’en
avais étudié certains à l’université, et j’avais mené mes propres recherches sur le
sujet. J’ai découvert le VX et j’ai trouvé un trafiquant qui en revendait.
— Qui ça ? m’enquis-je.
— Un sorcier de Dallas. Je lui en ai acheté une grande quantité. Et comme il
n’était pas supposé vendre ce genre de produit, je savais qu’il ne dirait jamais
rien à quiconque viendrait lui poser des questions. Je me suis familiarisé avec le
produit, et je me suis rendu chez Kellan.
Il marqua une pause.
— Initialement, reprit-il, je voulais seulement le buter, et m’en aller. Mais j’ai
ressenti une vague de haine profonde en le voyant mort au sol. Ce n’était pas
assez, pas assez pour toutes les humiliations que cet enfoiré m’avait fait subir.
Alors je l’ai déshabillé et je l’ai lacéré. Je lui ai coupé les bourses et tranché la
gorge, puis je me suis amusé à le diminuer, comme il l’avait fait avec moi
pendant toutes ces putains d’années.
Ces révélations brutales me firent l’effet d’un coup de poing en plein ventre,
mon souffle se coupa, une bille sembla tordre mes boyaux douloureusement. Je
n’arrivai pas à croire que c’était Billy, le petit Billy Fisher qui me tenait de tels
propos infâmes.
— Quand j’ai eu fini, je me suis senti soulagé, continua-t-il, mais je ne
pouvais pas laisser son corps comme ça, dans le sang. Tu te rends compte de
tous les microbes qui traversent notre organisme. C’était dégueulasse, il fallait
que je fasse quelque chose. Alors j’ai tout nettoyé et désinfecté, ça m’a pris des
heures et des heures. Mais à la fin, il n’y avait plus aucune tache d’hémoglobine
sur le sol. On aurait pu manger par terre tant c’était clean.
Son sarcasme me révulsa, je sentis mon estomac se retourner sous l’horreur de
ses paroles. Tais-toi, Billy, s’il te plaît, ne dis plus rien.
— Je me suis senti libre pendant quelques jours, mais ensuite les brimades ont
recommencé, alors je me suis dit : pourquoi pas, Billy ? Je me suis occupé de
tous les connards qui n’ont cessé de me rabaisser tout au long de ma chienne de
vie.
— Dane ne t’a jamais rabaissé, sifflai-je entre mes dents, la colère
commençant à prendre le dessus sur l’affection que je portais encore à Billy.
C’était un homme juste et droit, qui n’avait rien fait pour mériter le sort que tu
lui as réservé.
Billy acquiesça.
— Tu as raison, affirma-t-il. Si j’ai tué Dane, c’est parce qu’il voulait tout
balancer à ton grand-père. Tu vois, quand mon père à débuté sa traque, j’ai tout
de suite su qu’il me démasquerait. Par contre, je ne m’attendais pas à ce qu’il me
protège des autres chasseurs. J’avais mis son portable sur écoute, alors quand il a
téléphoné à Dane pour tout lui raconter, j’ai d’abord cru que ton oncle allait me
vendre aux autres chasseurs. Mais il n’a rien fait, pas tout de suite en tout cas. Il
a calmé mon père et lui a dit qu’il lui fallait des preuves concrètes pour pouvoir
porter une accusation. Ton oncle a lâché l’affaire sur laquelle il bossait et a aidé
mon père a y voir plus clair.
Le chasseur s’arrêta une seconde, et inspira un grand coup avant de
poursuivre son récit morbide.
— Je me suis montré plus prudent à partir de ce moment-là. Je faisais en sorte
de ne pas être vu dans les environs des scènes de crimes. La Javel me servait non
seulement à désinfecter, mais aussi à masquer mon odeur, au cas où Curtis et
Dane feraient appel à un surnaturel pour me flairer, afin qu’il n’y parvienne pas.
Mais Dane s’est un jour rappelé d’un détail, il m’avait vu à Searcy le jour de la
mort d’Austin. Il a pigé et il a tout de suite appelé mon père pour lui dire qu’il
avait l’intention de tout raconter à Al. J’étais obligé de le faire taire.
Je fronçai les sourcils si fort que ce geste appuyé réveilla un mal de tête
fulgurant qui se répandit comme une traînée de poudre dans mon crâne. J’étais
furieuse, confuse, je ne savais pas quoi penser de tout ça. C’était impossible.
Billy n’était pas comme le monstre qu’il me dépeignait. C’était impensable.
Quand est-ce qu’il était devenu comme ça ? Qu’est-ce que j’avais loupé ?
Pourquoi ne l’avais-je pas aidé ?
— Tu n’as pas seulement tué Dane, Billy, tu l’as égorgé, presque décapité, et
tu lui as sectionné les doigts pour les déposer sur sa table basse, merde !
Alors que je terminais ma phrase, furieuse, je tirai sur mon bras avant de me
rappeler qu’il était bloqué par les menottes. Agacée, je poussai une sorte de
grognement de frustration intense. Comment allais-je me sortir de cette merde
encore ?!
— Je l’ai changé, dit-il comme pour se défendre. Je lui ai coupé les doigts,
certes, mais c’était parce qu’il avait l’habitude dire que je ne savais rien faire de
mes dix doigts. Quant à l’égorgement, c’est ma signature, Poppy ! Mais je l’ai
changé, je lui ai retiré ses vêtements sales et tachés, remplis de microbes
répugnants, pour lui mettre des vêtements propres. Et je l’ai déposé dans son
fauteuil préféré avant de m’en aller. Pour lui faire plaisir.
Folle de rage, j’aurais voulu me lever et le secouer pour lui faire prendre
conscience de l’absurdité de ses paroles. De la stupidité de ses mots. Mais j’en
étais incapable, mes jambes refusaient de bouger, mon corps était encore sous
l’emprise des paralysants. J’étais lourde, incapable de me mettre sur pieds pour
le faire revenir à lui. Bordel de merde !
— Tu te rends compte de ce que tu dis Billy ? le réprimandai-je. Affirmer que
tu l’as mis dans son fauteuil pour lui faire plaisir ? Lui faire plaisir ! Après
l’avoir égorgé d’une oreille à l’autre comme tu l’as fait ? C’est complètement
fou !
Le jeune homme eut un petit sourire, il baissa les yeux et regarda ses pieds.
— Fou, n’est-ce pas ? C’est que tu penses de moi ?
— Ne retourne pas la situation en me faisant passer pour la mauvaise amie,
Billy ! Tes paroles sont folles, tu dois prendre conscience que ce que tu as fait est
mal, tu dois te rendre !
— Je ne t’en veux pas, Poppy, c’est ce que les gens ont pensé de moi toute ma
vie, dit-il en m’ignorant. C’est aussi ce que mon père pensait, et c’est une des
raisons pour lesquelles je voulais en finir avec lui. Lui faire payer tout le mal
qu’il m’avait fait pendant toutes ces années, en me rabaissant plus qu’aucune
autre personne ne le faisait. Alors après la mort de Dane, quand Curtis a voulu
tout révéler à son tour, j’en ai profité.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là ?
J’avais plus ou moins une idée de ce qu’avait dû être la dernière journée de
Curtis Fisher. Effectivement, sa femme nous avait avoué qu’il avait quitté la
maison vers 17 heures. Qu’il était agité et qu’il devait faire une dernière chose
avant de prendre une décision, avant d’agir. Curtis avait dû revenir à Rogers,
enterrer le dossier pour me permettre de comprendre, pour laisser une trace au
cas où lui arrivait quelque chose. Il était sûrement passé au Teddy’s en coup de
vent pour mettre le mot dans mon casier, mais à partir de là, ça devenait flou.
Que s’était-il passé ensuite ?
— Il est venu me voir chez moi, répondit-il, à Rogers, pour me dire qu’il
savait tout et qu’il comptait tout raconter. J’ai paniqué, alors je l’ai fait asseoir
sur mon canapé, je lui ai dit que j’allais me rendre et que j’allais assumer tout ce
que j’avais fait. Mais c’était faux, je suis allé jusqu’à la cuisine, j’ai prétexté lui
apporter un verre d’eau pour récupérer une seringue de paralysant et la lui ai
planté dans le cou. Puis je l’ai attaché à mon lit, et je l’ai tué. Il avait tendance à
dire que je n’étais pas un homme, pas un vrai, alors je lui ai sectionné le pénis
pour lui prouver que j’en étais un et je l’ai regardé me supplier en se vidant de
son sang.
Écœurée par ces révélations sanglantes, je repensais au visage de Curtis et à
celui de Dane. Je revis leur cadavre, et imaginais sans le vouloir les tortures que
Billy leur avait fait subir.
— Je l’ai mutilé, continua-t-il, je l’ai scalpé, décapité, j’ai retiré son cerveau
de son crâne et je l’ai donné à bouffer à des chiens du quartier.
Je n’avais plus de salive, ma gorge était sèche, tout comme mes lèvres, que je
ne parvenais à ouvrir. Que dire ? Comment réagir face à une haine si profonde, à
une colère si dévorante. Billy n’avait de toute évidence plus toute sa tête, et il ne
se rendait pas compte de ce qu’il disait. Ou en tout cas, il n’avait pas conscience
que ses paroles étaient terrifiantes, glaçantes. Que pouvais-je dire ou faire, pour
lui faire entendre raison ? Pour le réveiller de la transe dans laquelle il semblait
plongé ?
— Pourquoi avoir ramené le cadavre chez ta mère ? soufflai-je alors.
Billy haussa une épaule.
— Je voulais qu’elle le découvre en premier, qu’elle puisse contempler mon
œuvre. Je voulais qu’elle voie que je n’étais pas un raté et que j’étais parvenu à
rivaliser avec un homme comme Curtis Fisher, le mâle par excellence. Puis toi et
Al, vous avez commencé à fourrer votre nez dans mes affaires, vous vouliez
retrouver la caisse de mon père, alors j’ai profité du fait que toi et les autres vous
perdiez votre temps à Searcy pour cramer sa voiture et détruire les potentielles
traces de mon passage dans celle-ci. Et ensuite, quand tu es rentré à Rogers, je
t’ai suivie. Tu avais un loup collé aux basques, mais il s’est tiré précipitamment,
alors j’en ai profité pour te suivre jusqu’ici à la fin de ton service. J’ai pas saisi
ce que tu venais faire ici, au départ. Puis j’ai compris. Mon père t’avait laissé un
mot et le dossier contenant les informations qu’il avait rassemblées sur l’affaire.
Mon nom était inscrit sur la dernière page de celui-ci, mais je ne t’ai pas laissé
finir… et te voilà attaché dans ma cabane. Tu sais tout.
Sur le moment, je ne sus pas quoi dire. J’étais si incrédule, que je n’avais
aucune idée de la manière dont je devais réagir. Si je me rattachais à l’image que
j’avais de Billy, celle du gentil garçon que j’avais toujours connu, j’allais perdre
la boule. J’avais donc tout intérêt à instaurer des barrières et à me protéger de
l’implication émotionnelle. Je ne devais pour le moment penser qu’à ma survie.
C’était le mieux à faire.
— Qu’est-ce que tu comptes faire de moi ?
L’homme fronça les sourcils et soupira longuement avant de se diriger vers
moi. Il s’immobilisa à quelques centimètres de mon corps et s’agenouilla pour
me regarder en face. Les yeux dans les yeux, il me fit part de la suite de son
plan.
— Je n’ai plus envie de rester dans l’ombre, Poppy. Je veux être comme toi,
reconnu pour mes talents. Jusque-là, je me suis caché et j’ai agi dans le plus
grand secret, mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’on découvre la
vérité sur moi. Qui sait, Curtis a peut-être fait des photocopies du dossier et l’a
peut-être envoyé à d’autres chasseurs. Je suis sans doute fini si c’est le cas. Alors
je veux en profiter pour montrer aux chasseurs que je ne suis pas un raté, et que
c’est moi, Billy Fisher, qui souffre de TOC, qui est parvenu à s’en prendre à des
traqueurs si célèbres et expérimentés.
— Ils vont te traquer Billy, tous, quand ils sauront. Et ils te tueront pour ce
que tu as osé faire à des collègues.
C’était une certitude.
— Je sais, mais je suis fort, plus fort que ce que tu ne crois. Le fait d’être
sous-estimé me donne un avantage, je vais pouvoir les surprendre. Je vais m’en
aller, Poppy, mais avant de quitter cette ville, je veux révéler mon identité en
partant sur un coup d’éclat qui restera dans les annales.
— En faisant quoi ?
Pour une raison que j’ignorais encore, je sentis des frissons glacials remonter
le long de ma colonne vertébrale, frissons qui se répandirent sur toute la surface
de mon épiderme et qui firent dresser les poils sur ma nuque. Je ne sentais pas la
suite des événements. Billy allait faire une bêtise, une très grosse bêtise, je le
sentais bien.
— Je veux prouver à tous que je suis le meilleur, je veux gagner. Pour une fois
dans ma vie, Poppy, je veux gagner la partie, et moucher tout le monde.
— Ce n’est pas un jeu, rétorquai-je. Tu es fou si tu penses pouvoir échapper à
une armada de chasseurs en rogne prêts à tout pour te faire la peau !
— Ne t’en fais pas pour moi, Poppy, inquiète-toi plutôt pour Al.
Al. Le prénom de mon grand-père résonna dans mon esprit. J’eus comme une
sorte d’absence pendant une microseconde, mon cerveau se vida entièrement
pour ne laisser rebondir que ce prénom, encore et encore. Al.
— Qu’est-ce qu’il a avoir là-dedans ? rétorquai-je sèchement.
Mes instincts protecteurs s’éveillèrent brusquement, Billy serra les lèvres et se
releva avant de s’éloigner en marche arrière. Il ne me quitta pas des yeux, pas un
instant.
— Al Evans est le chasseur le plus célèbre des États-Unis, commença-t-il
calmement. Il possède une réputation de traqueur imbattable, invulnérable,
invisible. Imagine la réputation que moi je parviendrais à obtenir si je parviens à
le descendre.
Lentement, mes paupières s’écarquillèrent, je fus comme prise d’une rage
intense qui me poussa à me débattre. Je poussai un hurlement sauvage en tirant
sur mon bras pour tenter de me libérer. Billy ouvrit la porte de la cabane avant de
me lancer un dernier coup d’œil.
— Tu peux te débattre, Poppy, hurler à pleins poumons, personne ne
t’entendra ici. Je ne te tue pas, parce que j’en suis incapable. Tu fus pour moi
une amie précieuse, et cela pendant des années. Je ne te ferai aucun mal de mes
propres mains, mais je ne peux pas te laisser sortir d’ici. Si jamais tu parviens à
t’en sortir, il sera déjà trop tard, Al sera mort et moi je serais loin. Adieu Poppy.
Alors que je lui hurlais de revenir, de ne pas faire ça, Billy Fisher sortit de la
cabane et ferma la porte à clé. J’entendis ses pas craquer sur les feuilles mortes
qui recouvraient le sol de Prairie Creek. Il s’éloigna, me laissant là, pleine d’un
désespoir et d’une peur dévorante. Je n’arrivais pas à bouger les jambes, je ne
pouvais que remuer le bras droit difficilement pour tenter de me libérer. En vain.
Je devais sortir d’ici, et vite, sinon Billy allait s’en prendre à Al. Il allait le tuer.

22
Il fallait que je garde mon calme. M’agiter ne servait strictement à rien, il
fallait que je respire et que je réfléchisse. Que faire ? Dans un premier temps,
analyser la situation me semblait nécessaire.
J’étais dans une cabane, au fond des bois, dans un endroit où personne,
vraiment personne, ne pouvait me trouver. En tout cas, d’après les dires de Billy.
Mais vu qu’il avait été assez fou pour sectionner le pénis de son propre père, et
découper d’autres chasseurs en prime, je me doutais bien qu’il était capable de
m’avoir larguée dans un lieu paumé dans lequel je n’aurais que peu de chance de
trouver de l’aide. J’étais attachée à l’aide de menottes à un tuyau rouillé, et mes
jambes ne paraissaient pas encore tout à fait décidées à se mettre à bouger. Que
faire ? Je n’avais que peu de temps, Billy serait bientôt chez Al, et mon grand-
père était seul dans sa ferme. Il ne se doutait sans doute pas que le cadet de Nash
était le tueur de Dane et Curtis, ça jouerait contre lui. Dieu seul savait ce que
Billy avait en tête pour lui, je devais l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
Relevant le visage, je braquai mon regard sur le tuyau auquel était accroché le
second bracelet métallique des menottes. Il était en mauvais état. Rongé par la
rouille, j’allais peut-être avoir une chance de l’arracher. Je n’avais pas le choix
de toute façon, mon poignet droit était maintenu au-dessus de ma tête par l’autre
cercle de métal, celui-ci était si serré qu’il entaillait ma peau douloureusement.
Alors c’était soit je me bouffais la main, soit je dégommais le tuyau. Le choix
était vite fait.
Rassemblant toute ma force et ma volonté pour remuer, j’appuyai ma main
libre sur le sol et me dressai sur mes genoux. Mes jambes semblaient peser des
tonnes, mais je devais bouger, tenter de gigoter. C’était sans doute l’unique
moyen pour réveiller mes membres.
Parvenant à me positionner à genoux, je serrai les dents et me relevai avec
peine. Dans un premier temps, je vacillai, tombai une première fois, puis une
seconde. Il me fallut plusieurs tentatives pour parvenir à tenir debout. Mais j’y
arrivai, au prix de gros efforts.
Les guibolles tremblotantes, je levai ma main libre vers le tuyau, et me hissai
sur la pointe des pieds pour tenter de l’attraper entre mes doigts. Le plafond de la
cabane n’étant pas très haut, je parvins à le saisir en me hissant sur la pointe des
pieds, et une fois que ma prise fut ferme, je tirai dessus aussi fort que possible.
Le tuyau était solidement raccroché au mur de la cabane. Je m’en rendis
compte après plusieurs tentatives pour l’arracher. Essoufflée au bout de quelques
minutes, je dus lâcher ma cible, pour me plier en deux, et prendre de grandes
inspirations. J’aurais voulu hurler, crier à pleins poumons, implorer l’aide de
quiconque pourrait m’entendre. Mais dans l’état de confusion physique et mental
dans lequel je me trouvais, ça aurait été une perte de temps et d’énergie
considérable. Je ne pouvais pas me le permettre.
Alors que je me demandais comment j’allais m’en sortir, mes yeux trouvèrent,
coincé entre deux cartons, un manche de hockey. Bingo !
Tout en me redressant, je tendis mon bras valide vers la crosse et m’en
emparai avec une exaltation certaine. Je n’étais pas aussi habile de ma main
gauche que de la droite, mais tant pis, j’allais devoir faire avec.
Serrant fermement le manche de hockey entre mes doigts, je le levai avant de
l’abattre fermement contre le morceau de métal. Le choc fit un bruit tonitruant,
je plissai les paupières, mais ne m’arrêtai pas, et continuai de frapper. Au bout de
plusieurs minutes, le tuyau se courba, le métal plia sous les coups, j’étais
essoufflée et j’avais mal aux bras, mais je ne me stoppai pas, et utilisai ma
détermination comme carburant. Tout ce qui importait était de sauver Al.
Finalement, le tuyau qui était déjà en mauvais état céda. Il se scinda en deux,
la menotte qui y était accrochée glissa jusqu’à l’extrémité qui avait été
sectionnée, je tombai à la renverse et m’étalai sur le dos. L’arrière de mon crâne
heurta douloureusement le sol en bois. Je me mordis la langue et poussai un râle
agacé en détournant les yeux de la lampe qui se balançait au-dessus de ma tête.
Je me redressai sur mes coudes et portai immédiatement ma paume à l’arrière
de ma tête. Mon bras droit était engourdi, douloureux, comme si j’avais dormi
dessus toute une nuit. Mon poignet était encore entravé de la menotte, mais ça
n’avait pas d’importance, j’étais libre, ce problème pouvait se régler plus tard.
Il me fallut user de dextérité pour me remettre debout, mais quand j’y parvins
malgré tout, je secouai la tête et me dirigeai rapidement vers la porte. Je tentai de
la pousser, elle était verrouillée. Furieuse, je retournai chercher le manche de
hockey et l’écrasai rageusement sur la serrure. Je donnai de multiples heurts
avant d’enchaîner avec des coups de pieds brutaux. Je chancelai plusieurs fois,
mais revins toujours à la charge. Le temps que je perdis à m’évertuer à me
libérer et à sortir de la cabane me sembla considérable, mais lorsque je réussis à
défoncer la porte de bois, je compris que celui que j’allais perdre à essayer de
sortir de la forêt risquait d’être fatal pour mon grand-père.
J’étais au milieu de nulle part, dans la nuit noire et je n’avais aucun moyen de
me repérer. Super, vraiment super.
J’étais perdue. Je regardai autour de moi, désorientée, il n’y avait que des
arbres à perte de vue. Prairie Creek était un lieu rural, uniquement composé de
bois et de feuilles. J’allais mettre des heures à retrouver mon chemin, et des
heures, je n’en avais pas devant moi. Aussi, je décidai de m’aventurer dans les
bois, en marchant dans un premier temps, puis lorsque je commençai à me sentir
assez stable sur mes pieds, je partis au petit trot. Je n’avais pas la moindre idée
d’où je pouvais aller comme ça. Je n’avais rien qui pouvait m’indiquer le Nord
ou le Sud, mais rester immobile revenait à abandonner Al, alors je devais
avancer, peu importe où j’allais.
Je crapahutai dans les bois pendant ce qui me sembla être une éternité, jusqu’à
ce que j’aperçoive au loin, entre deux arbres, une tente. Je m’arrêtai
instantanément, le site était idéal pour les campeurs, mais je ne pensais pas en
trouver à cette saison, j’allais peut-être pouvoir m’en sortir.
Me dirigeant en courant vers la tente plantée dans le sol, je me stoppai net
lorsque la toile qui marquait l’entrée de celle-ci s’ouvrit. Un homme sortit sa tête
et braqua une lampe torche droit dans ma direction. Je protégeai mon visage de
mes mains et plissai les paupières.
— Qui est là ? demanda celui-ci d’une voix tremblante.
— Papa, c’est qui ? s’enquit une autre voix, celle-ci appartenant sûrement à
un petit garçon.
— S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide, lançai-je en affrontant le faisceau de
lumière éclatant. Je m’appelle Poppy Evans je…
— Poppy ?
La lampe s’abaissa alors immédiatement, il me fallut un instant d’adaptation
pour percevoir mon interlocuteur. Cependant, lorsque son visage s’imprégna sur
ma rétine, je sentis une vague de soulagement profond m’envahir. Décidément,
toutes les étoiles ne s’étaient pas forcément réunies pour me faire la peau ce
soir !
— Nom d’un petit bonhomme, qu’est-ce que tu fais en pleine nuit à Prairie
Creek, Poppy ? Et puis, qu’est-ce que c’est que cette tête ? Tu t’es fait agresser ?
Tony Barns était un métamorphe. Un métamorphe qui vivait à Rogers avec sa
femme, Briar, et leurs deux enfants, Tommy et Jacob. Je les croisais souvent en
ville. Tony, un routier, n’était pas souvent chez lui, mais sa femme faisait
souvent les courses au supermarché pas très loin du Teddy’s. Ils étaient tous les
deux très gentils, et même si le bar d’Arlene n’était pas destiné à accueillir les
surnaturels, ces deux-là étaient toujours les bienvenus.
Quelle chance j’avais de tomber sur lui !
— Eh Jacob, c’est Poppy ! s’enthousiasma un des petits garçons qui se tenait
derrière les épaules de son père.
Les deux métamorphes, apparemment soulagés, sortirent à découvert et
m’adressèrent de grands signes de main, j’y répondis furtivement.
— Je suis dans la panade, Tony, déclarai-je en avançant vers lui, il faut
absolument que j’aille chez Al, tout de suite.
L’homme fronça les sourcils.
— Maintenant ? En pleine nuit ?
Je hochai la tête.
— Oui, c’est très urgent. Il est en danger et risque bien de se faire trucider
avant le lever du jour si je n’y vais pas tout de suite.
— Trucider ? répéta Tommy. C’est un drôle de mot ça.
Tony, qui avait sans aucun doute compris l’urgence de la situation et qui
savait que « trucider » n’était pas un mot drôle, sortit de sa tente et se leva. Le
métamorphe était en pyjama, son ventre proéminent tendait le tissu de sa
chemise au motif tartan. Il récupéra ses chaussons et ordonna à ses fils de se
lever.
— Venez les garçons, il faut qu’on amène Poppy quelque part, leur dit-il.
— Mais tu nous avais dit qu’on construirait un barrage aujourd’hui, se
plaignit Jacob, déçu.
— Oui, on va toujours le faire, promit-il, mais d’abord, on va aider Al qui a
des problèmes. Allez !
Les deux petits garçons récupérèrent à leur tour leurs chaussures et les
enfilèrent rapidement avant de suivre leur père à travers les bois.
— Ma voiture est garée pas loin, m’expliqua celui-ci alors que nous avancions
à bonne allure vers son véhicule. Bon sang, est-ce que ce sont des menottes ?
— J’en ai bien peur, je t’expliquerai tout en route, lui promis-je.
Tony roulait à vive allure vers la ferme d’Al. Les petits, installés à l’arrière,
s’étaient endormis sur la banquette, bras dans les bras. J’en profitai pour tout
raconter au métamorphe qui m’écouta en silence, abasourdi par mes révélations.
— Alors comme ça, le petit Billy est un meurtrier ? Je ne l’aurais jamais cru !
s’exclama-t-il une fois mon récit terminé.
Je serrai les lèvres. Moi non plus je ne l’aurais jamais cru.
— Et dire que j’étais juste venu pécher et construire des barrages avec les
petiots, j’étais loin de m’imaginer ce qui se passait dans les environs, soupira-t-
il.
Je me tournai vers le conducteur et esquissai un sourire. Tony et Briar étaient
des métamorphes castors. Évident qu’ils aiment construire des barrages avec les
gamins.
— Comment est-ce que tu as su qu’il y avait quelqu’un dans les bois ? le
questionnai-je, curieuse.
Barns lâcha son volant d’une main et tapota son oreille du doigt.
— Les métamorphes ont l’ouïe plus fine que les humains Poppy, rappelle-toi,
mes gamins ont entendu des pas à plusieurs mètres avant que tu n’arrives devant
la tente. Ils pensaient qu’il s’agissait d’un monstre ou d’un truc du style. Tu
connais les gosses ! Ils m’ont réveillé, j’ai ouvert la tente pour leur prouver que
ce n’était sans doute pas un monstre, et finalement, ce n’était effectivement pas
le cas.
J’acquiesçai et attendis en silence que nous arrivâmes jusqu’à la ferme.
Je demandai à Tony de ne pas se garer devant la maison de mon grand-père. Il
avait avec lui ses enfants, je ne savais pas jusqu’où Billy était capable d’aller
pour arriver à ses fins, je ne voulais pas risquer qu’ils soient blessés. Aussi,
l’homme s’immobilisa à l’entrée de la ferme, je défis ma ceinture et me tournai
vers lui.
— Tu es sûre que tu veux y aller seule, Poppy ? me demanda-t-il, soucieux.
— Oui, mais j’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi.
— Tout ce que tu voudras, affirma-t-il en hochant la tête.
— Donne-moi ton téléphone.
Le père de famille s’exécuta sans broncher, il fouilla dans la boite à gants et
en sortit un petit portable. Je m’en emparai et y inscrivis le numéro de Nick. Il
fallait le prévenir de ma position.
— Quand je sortirai, poursuivis-je, appelle ce numéro. C’est mon compagnon,
explique-lui ce qui se passe, et dis-lui où je me trouve. Et surtout, ne reste pas là,
si jamais quelque chose capote ici, il est hors de question que tes gamins en
pâtissent.
Mon interlocuteur acquiesça lentement, je soupirai un grand coup et sortis de
la voiture.
— Attends ! s’écria le métamorphe alors que je refermais la portière.
— Quoi ?
— Il y a une carabine dans le coffre, prends-la, elle pourra peut-être te servir.
J’en ai toujours une avec moi quand on part en forêt, on sait jamais !
Hochant la tête à mon tour, je le remerciai et fis le tour de la voiture pour
récupérer l’arme à feu, après quoi je m’engageai sans plus attendre vers la
maison du chasseur.
La voiture de Billy Fisher était bel et bien garée devant la ferme. J’en fis le
tour, et avançai ensuite vers la porte d’entrée. Elle n’était pas verrouillée,
évidemment. Je la poussai prudemment et entrai dans l’habitation en faisant
attention à ne pas faire de bruit.
La maison était plongée dans la pénombre. Les lumières étaient éteintes, mais
ce n’était pas grave, je connaissais cette baraque sur le bout des doigts. Nous
avions beau nous battre chasseur contre chasseur, j’avais grandi dans cette ferme
et je la connaissais par cœur. C’était mon territoire, et j’allais le défendre bec et
ongle.
Après avoir traversé le couloir de l’entrée, je m’immobilisai pour tendre
l’oreille. Ma respiration se bloqua pour me laisser la chance de percevoir le
moindre bruit extérieur. Le silence était complet, c’était une vieille maison, qui
craquait de partout. Je devais me méfier de chaque bruit, de chaque son.
Finalement, je bougeai de nouveau et avançai un pas après l’autre. Je parcourus
chacune des pièces du rez-de-chaussée : le salon, la salle à manger et la cuisine,
braquant à chaque fois la vieille carabine de Tony Barns devant moi au cas où je
tomberais nez à nez avec Billy. Rien.
Prudente, je traversai le couloir jusqu’au bureau de mon grand-père. Il y
gardait des armes, des armes bien plus légères et malléables que celle que j’avais
entre les mains.
Arrivée au fond du couloir, je poussai la porte et entrai dans la pièce. Mon
premier réflexe fut de vérifier qu’elle était vide. Elle l’était. Bon point. Je posai
la carabine au sol et me dirigeai vers une grande armoire en bois collé contre un
mur. Je m’y élançai rapidement, mais alors que je m’apprêtais à ouvrir l’une des
portes du meuble, je perçus un bruit derrière moi. Un craquement de parquet
parasite. Je tentai de me retourner immédiatement, en garde, mais une masse
s’abattit dans mon dos et me projeta en avant. Mon corps s’écrasa contre
l’armoire, une main s’empara d’un de mes poignets et remonta mon bras entre
mes omoplates. Je poussai un grognement de douleur et serrai les dents. Je sentis
un souffle contre mon oreille. La voix de Billy Fisher s’éleva rapidement
derrière moi.
— Tu n’aurais pas dû venir Poppy, dit-il en appuyant contre mon dos pour me
plaquer plus fermement contre le bois. Tu aurais dû rester attachée.
— Où est Al ? grondai-je.
— Il danse avec les anges en ce moment même, affirma-t-il contre mon
oreille.
Folle de rage, je lui envoyai rageusement l’arrière de mon crâne en plein
visage. J’entendis très clairement son nez craquer, le mien avait été explosé
contre le tronc d’arbre dans la forêt, c’était un prêté pour un rendu. Bien fait !
Alors que l’homme poussait un grognement de douleur, j’en rajoutai une
couche en utilisant ma main libre pour attraper son jean au niveau de son
entrejambe. Ma paume se referma sur la prise. Je serrai aussi fort que possible,
Billy gronda et s’écarta prestement. Sa poitrine libéra mon dos, je lâchai ses
parties intimes et me retournai d’un bond pour lui faire face.
— Où est Al ? répétai-je, refusant de croire qu’il était mort.
C’était impossible. Al était trop fort, trop robuste. C’était une force de la
nature, et il était en vie, j’en étais sûre.
— Tu refuses vraiment de me laisser aller au bout, hein ? cracha Fisher en
essuyant son nez ensanglanté et en se redressant. Tu veux vraiment gagner,
n’est-ce pas ?
— Je te le répète Billy, ce n’est pas un jeu !
— Bien sûr que si, Poppy ! La vie est une compétition, tu ne l’as pas
compris ? Seuls les plus forts gagnent, et j’en ai marre d’être un perdant !
Soudainement, le jeune homme se jeta dans ma direction ; il leva un poing et
le dirigea à une vitesse folle vers mon visage. Rapidement, je le parai à l’aide de
mon avant-bras, accusai le coup en serrant les dents, et lui envoyai mes
phalanges repliées en plein visage. Le choc fut rude, sa mâchoire émit un son
inquiétant, tout comme mes doigts, mais je n’y prêtai pas attention et enchaînai
avec un nouveau coup en plein abdomen. Billy recula, plié en deux, bouche
ouverte. Cependant, il ne s’arrêta pas. Il poussa un grondement de rage en se
précipitant vers moi.
Deux mains solides se refermèrent sur mon tee-shirt. Ce fut avec une force
insoupçonnée qu’il m’envoya valdinguer à travers la pièce. Mon corps fut jeté
sur le bureau ; je roulai sur le meuble, envoyant tout ce qui se trouvait dessus au
tapis, et retombai de l’autre côté. Mon flanc heurta le parquet sèchement, une
vive douleur me vrilla les côtes. Billy fit rapidement le tour du bureau pendant
que je m’appuyais sur mes paumes pour me redresser difficilement. Le frère de
Nash m’attrapa par le col et me souleva sans difficulté au-dessus du sol. Jamais
je n’aurais soupçonné qu’il détenait une telle force. La haine pouvait parfois
transformer un homme.
Rudement, je fus de nouveau projetée sur le bureau. Mon dos heurta le bois,
ma respiration sembla se bloquer dans mes poumons. Je fronçai les sourcils et
attrapai les poignets du chasseur qui se penchait sur moi pour me hurler dessus.
Ses mains quittèrent momentanément le col de mon tee-shirt pour enserrer mon
cou. Il empêcha immédiatement l’air d’entrer dans mes poumons.
— Tu dois me laisser gagner, Poppy ! hurla-t-il avec hargne.
Du sang coulait de ses narines sur sa bouche. Il avait le visage marqué par
mes coups, tout comme le mien devait l’être. Ses yeux étaient exorbités par une
fureur qui semblait le dévorer de l’intérieur. Il voulait gagner. Il voulait être le
meilleur. Et le prouver à tous ceux qui avaient pu le martyriser, se moquer de lui,
l’humilier. Il était prêt à tout pour aller au bout de son projet. Rien ni personne
ne devait venir se mettre en travers de sa route. Surtout pas moi.
— Je veux leur montrer ! Tu comprends ? poursuivit-il en criant, rouge de
colère. Tu ne sais pas ce que ça fait d’être sans cesse rabaissé ! Mais ils ne riront
plus quand ils sauront que c’est le petit Billy Fisher qui a fait tout ça ! Celui-là
même qu’ils traitaient tous de raté quelques jours plus tôt !
— Ça… ça ne fonctionnera pas…, articulai-je difficilement en serrant ses
poignets.
Placé entre mes jambes, Billy m’empêchait d’agir, de bouger. Il pressait son
corps contre le mien, faisait jouer son poids contre moi et serrait aussi fort que
possible ses paumes contre ma trachée. Je manquais d’air, il fallait que je trouve
un moyen de me sortir de ce pétrin.
Remuant les jambes, je tentai de le faire reculer, de le faire lâcher prise, mais
il serra plus fort. Son visage était méconnaissable, déformé par une furie
destructrice qui le consumait tout entier.
— Bien sûr que ça fonctionnera ! répliqua-t-il. Ils se rendront tous compte tu
verras, ils comprendront qu’ils ont fait une erreur et qu’ils m’ont mal jugé. Je ne
suis pas faible, Poppy ! Je ne suis pas un moins que rien comme le pensait mon
père ! Je suis fort ! Bien plus qu’ils ne le pensent ! Je veux être le meilleur, pour
une fois dans ma vie ; je veux savoir ce que ça fait d’être admiré, laisse-moi
gagner !
Parvenant à relever une jambe, je reculai mon genou au maximum et écrasai
ma chaussure contre sa hanche. Il poussa un râle et s’écarta légèrement,
suffisamment en tout cas pour me permettre de le frapper une seconde fois dans
le ventre. Mon pied heurta son abdomen ; je le cognai si fort qu’il lâcha mon cou
et qu’il se retrouva propulsé contre le mur.
Ma bouche s’ouvrit en grand ; j’avalais autant d’air que possible et regardais
autour de moi, à la recherche d’une arme. Billy retrouva rapidement ses esprits,
plus rapidement que je ne l’avais prévu et, fou d’une colère noire terrifiante, se
jeta de nouveau sur moi. Malheureusement pour lui, mes doigts s’étaient
refermés sur un coupe-papier qui se trouvait jusqu’alors dans une boite à crayons
renversée sur le bureau. Quand il fondit sur mon corps, je relevai mon bras et
enfonçai la lame tranchante dans la gorge de mon assaillant.
Du sang gicla, mon visage fut agressé par les jets d’un liquide visqueux et
rougeâtre. Je lâchai immédiatement mon arme. Billy, surpris, recula péniblement
en portant une main à son cou. Son dos toucha le mur ; ses doigts attrapèrent le
coupe-papier qu’il retira d’un coup sec de sa gorge, mais c’était trop tard. J’avais
visé le bon endroit. Sans aide, il ne pouvait rien faire, il allait mourir.
Billy Fisher, choqué, releva le visage pour me regarder. Je m’appuyai sur mes
coudes et me redressai. Son regard croisa le mien, de grosses larmes se mirent à
embuer ses yeux verts. Je reconnus à ce moment-là le gamin avec lequel j’avais
grandi.
Alors qu’il s’effondrait au sol, je me jetai à ses côtés et portai mes paumes à
sa plaie qui ne cessait de saigner. Le sang coulait abondamment, sans s’arrêter.
Je pressai une main contre le trou qui marquait sa gorge et caressai sa joue de ma
main libre. Je ne voulais pas en arriver là, je n’avais pas eu envie de faire ce
choix. Il m’y avait obligée ; je ne voulais pas qu’il meure. C’était Billy, mon
Billy.
— Je suis désolée, soufflai-je, je ne voulais pas faire ça.
Rapidement, des larmes se mirent également à couler le long de mes joues.
Celui qui avait été mon ami attrapa mon poignet et le caressa de son pouce. Il
voulut parler, mais aucun son ne traversa ses lèvres si ce n’était un sifflement
aigu. Du sang emplit sa bouche et se mit à couler sur sa joue. Son regard ne
quittait pas le mien.
Alors que je voyais la vie quitter le corps de Billy, tous les souvenirs que
j’avais de lui défilèrent dans mon esprit. Je nous revoyais enfants, jouer dans
l’allée de sa maison. Je le voyais courir, rire et s’amuser. Je revis toutes les
brimades dont j’avais été témoin au Teddy’s, toutes les fois où je l’avais rejoint à
l’arrière du bar pour le réconforter, alors qu’il s’isolait pour ne pas montrer la
peine que lui faisaient les autres. J’aurais pu l’aider, faire plus. L’empêcher de
passer à l’acte, et menacer quiconque cherchait à s’en prendre à lui. Mais je ne
l’avais pas fait. J’étais donc en partie responsable de ce qu’il était devenu.
Au bout de quelques minutes, la main du jeune homme quitta mon poignet et
retomba mollement sur sa cuisse. Ses yeux perdirent tout éclat. Il mourut là, sur
le parquet d’un bureau sombre et mal rangé, avec la certitude de n’avoir jamais
été aimé.
Abaissant ma main à mon tour, je me mordis la lèvre inférieure et baissai la
tête, les épaules secouées par des sanglots violents et incontrôlables. J’avais tué
mon ami, un ami qui, perdu entre la sensation d’être un vaurien et un minable,
avait commis l’irréparable. Il voulait gagner. Avoir la sensation d’être, pour une
fois, quelqu’un d’important. Sans se rendre compte qu’il l’était déjà pour
certains.
Essuyant mon visage frénétiquement, je lui fermai les paupières, et me
relevai. Je ne savais toujours pas où était Al, il fallait que je le retrouve.
Quittant le bureau, je traversai de nouveau le couloir pour regagner l’entrée et
montai l’escalier prestement. J’ouvris toutes les portes à l’étage jusqu’à trouver
mon grand-père, entièrement nu, attaché à son lit, inconscient. Mon premier
réflexe fut de me précipiter vers lui et de vérifier son pouls. Je plaquai mon
oreille contre sa poitrine et poussai un soupir de soulagement lorsque je perçus
qu’il respirait encore. Billy n’avait eu le temps que de le neutraliser, sans doute à
l’aide du même cocktail qu’il m’avait administré plus tôt. Il l’avait dévêtu et
ligoté aux barreaux de son lit, sûrement en attendant de le découper. Al était
entier, vivant et entier. Mais il aurait pu en être autrement. Des bidons de javel et
des outils étaient rassemblés sur le sol, près de la porte. Billy devait être à deux
doigts de le charcuter comme un jambon.
Soulagée, je me laissai glisser sur le parquet et ramenai mes genoux contre ma
poitrine. J’étais seule, Billy était mort, et Nick n’allait pas tarder à rappliquer
avec toute la cavalerie. Je pleurais rarement d’habitude, mais cette fois-ci, j’en
avais besoin. Alors c’est ce que je fis. Je pleurai. Toutes les larmes de mon corps,
me sembla-t-il.
Cette soirée était terminée, tout était terminé.
23
— Comment va Al ?
Ah, en voilà une question !
— Aussi bien qu’il puisse aller après s’être fait neutraliser par un gamin de 22
ans, répondis-je en observant l’eau qui s’étendait devant moi.
Je marquai une pause et laissai mes yeux vagabonder sur le lac qui nous
faisait face. Le Beaver Lake était magnifique sous le coucher du soleil.
— Il fait la tronche, mais il s’en remettra, terminai-je.
Nash Fisher, qui se tenait à mes côtés sur l’un des pontons de Prairie Creek,
soupira un bon coup et hocha la tête en se laissant couler sur le bois de celui-ci.
Il s’y allongea, les pieds dans le vide, pendant au-dessus de l’eau, et riva son
regard sur le ciel. Je lui lançai un regard en coin, le lorgnant quelques instants,
sans rien dire. Nous gardâmes le silence durant plusieurs longues minutes.
C’était un silence reposant. Je savais que c’était le dernier moment que nous
passions tous les deux avant longtemps, si ce n’était le dernier tout court.
Billy Fisher était décédé depuis cinq jours. Le choc avait été rude pour Nash
et sa mère, tous deux avaient du mal à faire face à cette découverte. Gladys était
inconsolable, et l’aîné des Fisher était pour le moment incapable de dire quoi que
ce soit à ce sujet. Il avait découvert son frère en même temps que les membres
de la Meute du Soleil, lorsque ceux-ci avaient débarqué suite à l’appel de Tony
Barns. Arlene, Rocky et les autres avaient été informés par mon compagnon de
ma position, ils étaient venus prêter main-forte aux loups. Lorsque Nash
découvrit son cadet, mort sur le sol du bureau, il avait pleuré pendant des heures.
Tout comme Arlene et moi d’ailleurs, qui nous étions serrées dans nos bras.
Alexeï avait dispensé les premiers soins à Al, qui se réveilla dans le coaltar
quelques heures plus tard. Billy avait attendu qu’il ait le dos tourné pour lui
planter une seringue dans la nuque.
Nick avait libéré mon poignet de la menotte qui pendait toujours à mon bras à
ce moment-là, et avait demandé à Alexeï de soigner mes blessures. Mon nez
abîmé, ainsi que les entailles que m’avait laissées le bracelet de ferraille.
L’Alpha s’était excusé un nombre incalculable de fois de ne pas avoir décroché
son téléphone, de ne pas m’avoir rappelée, mais pour le coup, je ne pouvais pas
lui en vouloir. La meute avait été surprise par l’arrivée du bébé de Leah, un petit
garçon en pleine santé que ses parents avaient appelé Hunter. Cette naissance
expliquait le départ précipité de Logan alors qu’il avait à charge ma protection
pour la soirée.
Sur le moment, je fus incapable de me réjouir. Billy était mort, et c’était moi
qui l’avais tué. J’avais encore du mal avec cette idée. Si bien que regarder
Gladys et Nash en face était difficile. Je savais ce qu’avait fait son frère, j’en
étais consciente. Il avait tué mon oncle ainsi qu’un grand nombre de mes amis
chasseurs. Il l’avait fait délibérément, en toute connaissance de cause, mais la
pilule restait néanmoins difficile à avaler. Très difficile.
— Je vais m’en aller, déclara alors le blond à mes côtés.
Surprise, je fronçai les sourcils et affrontai le regard émeraude que le traqueur
planta dans le mien.
— Où ça ?
— Loin d’ici, loin de l’Arkansas. Mon père à été enterré et ma mère ne
souhaite plus vivre dans la maison, expliqua-t-il. On ne peut plus rester, Poppy,
pas après ce qu’a fait Billy.
Lentement, je hochai la tête. L’enterrement de Curtis avait eu lieu deux jours
plus tôt, nous nous y étions rendus avec les autres chasseurs de Rogers. Je
comprenais l’envie de Gladys de quitter l’Arkansas, mais je ne pus m’empêcher
de ressentir une certaine tristesse à cette annonce.
— Alors c’est bel et bien la dernière fois qu’on se voit, n’est-ce pas ? dis-je en
esquissant un demi-sourire.
Nash acquiesça.
— J’en ai bien peur. Je suis désolé.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Ne le sois pas, j’aurais sans doute fait la même chose si j’avais été dans
votre situation.
Que pouvaient-ils faire d’autre ? Après ce qu’avait fait Billy, les autres
chasseurs du coin les voyaient un peu comme des parias. Ils n’avaient plus leur
place à Rogers ni même à Pine Bluff. Ils devaient tout reconstruire ailleurs et
tenter d’effacer cette histoire de leurs esprits. Même si je me doutais que c’était
impossible. Comment oublier une telle affaire ?
— Je suis déçu, Poppy, lança alors le chasseur, je dois t’avouer que j’aurais
aimé repartir avec toi. Je reste persuadé que nous aurions été heureux ensemble.
Même si je vois bien que Nick Teller fait bien son boulot.
Je souris.
— Il le fait très bien, assurai-je.
Nash et moi nous regardâmes dans les yeux un moment. Les rayons du soleil
caressèrent son visage, j’y vis toute la nostalgie qu’il devait sans doute ressentir.
Je savais qu’il m’aimait et que s’en aller lui coûtait. Mais j’avais trouvé mon
âme-sœur, un homme pour lequel j’éprouvais des sentiments si forts que le mot
amour ne suffisait pas à expliquer ce que je ressentais pour lui. Je lui souhaitais
de rencontrer celle qui effacerait mon souvenir de sa mémoire, et qui le rendrait
aussi heureux que je pouvais l’être. Celle qui réussirait à panser ses blessures. Je
savais qu’il trouverait cette personne. Il le méritait.
— Tu sais, dis-je après un moment de silence, tu vas beaucoup me manquer,
Nash. Et malgré tout ce qui s’est passé, je suis contente d’avoir pu te revoir une
dernière fois.
Les lèvres de l’homme se pincèrent et ses sourcils se froncèrent. J’attrapai sa
main dans la mienne et serrai ses doigts tendrement.
— Toi aussi tu vas me manquer, Evans. Je te souhaite d’être heureuse avec
ton lycan.
Je hochai la tête, et pour le remercier, me penchai en avant et le pris dans mes
bras. Nous nous étreignîmes un long moment, jusqu’à ce que le soleil se couche.
Puis nous décidâmes de repartir chacun de notre côté. Nous rejoignîmes nos
voitures respectives et nous adressâmes un dernier signe de main avant de
monter dans nos véhicules. Ce fut le cœur serré que je le regardai s’éloigner.
Lorsque sa voiture disparut de mon champ de vision, je pris conscience que
c’était la dernière fois que je le voyais. Nash Fisher disparaissait de ma vie,
emportant avec lui les souvenirs que j’avais de lui, et de Billy.

J’avais décidé de ne pas rentrer tout de suite à la maison. Plus tôt dans l’après-
midi, j’avais prévenu Nick que j’allais rejoindre Nash pour discuter un peu. Il
avait grogné de mécontentement, mais ne m’avait pas empêché d’y aller. Me
prenant simplement dans ses bras et m’embrassant comme il le faisait chaque
fois que je partais loin de lui. Néanmoins, même si après mes adieux avec Nash
j’avais eu envie de retourner me lover près de mon compagnon, j’avais choisi de
m’isoler un peu et de réfléchir à tout ce qui s’était passé ces derniers jours.
Le territoire de la meute était vaste. Il y avait de nombreux endroits pour se
reposer et respirer un bon coup. Des lieux où l’on pouvait se détendre à l’abri
des regards. Mon préféré était de loin la petite clairière au milieu de la forêt. Les
loups de la meute venaient souvent courir ici sous leur forme lupine. J’aimais
m’asseoir près du petit étang qui se trouvait au centre de celle-ci. C’était là-bas
que j’avais décidé de m’installer, en attendant de rentrer à la maison.
Couchée sur l’herbe, les mains sur le ventre, j’observais silencieusement le
ciel décoré d’étoiles qui s’étendait à perte de vue au-dessus de moi. Il m’arrivait
souvent de me demander ce qui se trouvait au-delà de ce ciel. Au-delà de
l’espace, de l’univers. Il y avait-il un Dieu ? Plusieurs ? Si c’était le cas, et que le
paradis existait vraiment, j’espérais que les Dieux ne soient pas trop durs avec
Billy, aussi monstrueuses aient pu être ses actions. Malgré tout ce qu’il avait fait,
je n’arrivais pas à lui en vouloir, à le considérer comme le monstre que tout le
monde voyait désormais en lui.
Je fus tirée de ma rêverie par des bruits de branches cassées. Je me redressai
et me tournai vers la forêt. Dans un premier temps, je ne vis rien, mais
rapidement, un immense loup noir sortit des bois. Un petit sourire étira mes
lèvres. Je m’asseyais en tailleur et tendis les bras vers l’animal géant, qui se
dirigea dans ma direction au petit trot. La bête était nettement plus grosse qu’un
lion, mais se déplaçait avec une aisance incroyable malgré sa carrure massive.
Le loup de Nick était magnifique.
Jack, comme je l’avais surnommé, se dressa au-dessus de moi et me lécha le
visage affectueusement avant de se laisser couler à mes pieds. L’animal sauvage
me montra son dos, me sommant ouvertement de le câliner. Je gloussai, mais
répondis malgré tout à sa demande, et enfouis mes doigts dans son pelage épais.
Nous restâmes un long moment ainsi, jusqu’à ce que Nick en ait assez, et
reprenne le dessus sur son loup. De là, l’Alpha reprit forme humaine dans une
symphonie de craquements d’os qui me semblait à chaque fois douloureuse. Très
vite, un écossais nu comme un ver me fit face, l’homme se passa une main dans
sa crinière cuivrée et s’assit à tour.
— J’ai cru que tu rentrerais tout de suite, dit-il en se tournant vers moi. J’ai
entendu ta voiture se garer, mais je ne t’ai pas vu rentrer. Je me suis inquiété.
Je secouai la tête de gauche à droite et allai me pelotonner contre son corps
puissant. Il m’accueillit entre ses bras sans rechigner et me serra contre lui
doucement. Sa peau était chaude. Sa chaleur m’enveloppa toute entière, je
fermai les yeux et inspirai profondément.
— J’ai voulu me retrouver seule un moment, lui expliquai-je, mais je suis
contente que tu sois venu me chercher.
Le lycan gronda en signe d’approbation ; il caressa mes cheveux et déposa un
baiser sur mon front. Je relevai la tête, et plongeai mon regard dans le sien. Ses
iris argentés emprisonnèrent immédiatement les miens ; Nick caressa
affectueusement ma joue du pouce. Je me hissai vers le haut et pressai mes
lèvres contre les siennes doucement. La sensation de sa bouche contre la mienne
était sans doute la plus agréable que j’avais jamais connue.
— Je dois t’avouer quelque chose, lui dis-je finalement en reculant
légèrement.
Le loup-garou fronça les sourcils et serra la mâchoire. Il acquiesça malgré
tout, attentif.
— J’ai voulu m’en aller, repris-je. Je… je sais que ma nature humaine déplaît
à nombre de tes congénères. Marcel Jay White n’est pas le seul à détester ma
race. Beaucoup considèrent que je n’ai pas ma place à tes côtés, et moi aussi, je
l’ai pensé à un moment donné. Je n’avais pas envie d’être un frein à ton
ascension sociale, je ne voulais pas que le rôle d’Alpha du Nord te soit refusé
parce que ta compagne est humaine. Je voulais que toutes les chances soient de
ton côté pour que tu deviennes celui que tu as toujours voulu être. J’ai pensé que
m’en aller était le seul moyen de te permettre d’accéder à ce titre.
Je marquai une pause et soupirai longuement. Nick gronda, mais resta
silencieux. Il me laissa le soin de terminer mon discours avant de se prononcer.
— J’avais tort, poursuivis-je, je n’y arriverai jamais. Même si je sais que
rester est égoïste. Que ça va sûrement ruiner tes chances de succéder à ton
grand-père, que ça risque de créer des discordes au sein de ta communauté, je
suis incapable de m’en aller. Je t’aime, et l’amour que je ressens pour toi me
maintient clouée sur place, comme la gravité nous pousse irrémédiablement vers
le sol. Je ne peux pas échapper à notre gravité Nick, celle qui nous pousse l’un
vers l’autre. Et j’en suis terriblement désolée. L’attraction est trop forte. Malgré
tout…
Je me tus de nouveau. Dire tout ça était dur, très dur. Je détestais étaler mes
sentiments au grand jour, mais Nick méritait que je sois honnête avec lui. Qu’il
sache ce que j’avais dans la tête.
— Malgré tout, tu as le choix. Je sais que Marcel Jay White et chacun de tes
détracteurs feront en sorte d’appuyer là où ça fait mal, de montrer du doigt ton
point faible : ta compagne humaine. Ça risque de ne pas être facile d’assumer
une chasseuse en guise d’âme-sœur, et si tu me dis que tu n’es pas capable
d’affronter ça, de prendre le risque de t’attirer les foudres des tiens, et que tu me
demandes de partir, alors je le ferais. Je le ferais pour toi.
Une fois que j’eus fini de déballer ce que j’avais sur le cœur, je me sentis plus
libre. Nick, lui, poussa un grondement alors que ses yeux se voilèrent. Ses traits
se durcirent et ses lèvres se pincèrent ; il me fusilla du regard comme pour me
réprimander.
— Poppy Evans, gronda-t-il d’une voix si grave qu’elle ne me sembla pas tout
à fait humaine, tu ne comprends donc pas, n’est-ce pas ? Je ne pourrai jamais te
demander une chose pareille, affirma-t-il posément. Mon cœur bat pour toi,
Evans. Je respire pour toi. Je ne vis que pour être à tes côtés. Et je ne voudrais
pas vivre dans un monde où tu n’es pas. Il serait trop fade, sans saveur. Tu es ce
que j’ai de plus précieux, celle qui me fait me sentir vivant. Tu penses être
égoïste en restant près de moi ? Mais c’est faux. Sinon, je le suis autant que toi,
si ce n’est plus. Parce que contrairement à toi, je n’ai jamais pensé à te laisser
t’en aller. Pas un seul instant cette possibilité ne m’a traversé l’esprit. Pas même
si tu en avais exaucé le souhait. J’aurais été incapable d’y accéder. Parce que je
t’aime trop pour ça, Poppy. Et tu sais quoi ? L’amour lui-même est égoïste.
Je fronçai les sourcils.
— Ce serait une décision sage pourtant. Tu serais débarrassé de la crainte de
voir les tiens se révolter, plaidai-je. Tu pourrais vivre ta vie avec une louve, offrir
à Jack une véritable compagne avec laquelle il serait capable de s’accoupler. Tu
n’aurais pas peur d’avoir des enfants, de présenter une femme à tes parents. Tu
ne serais pas constamment jugé ou montré du doigt. Tu pourrais courir en meute
avec ta femelle. Faire tout un tas de choses que tu es incapable de faire avec une
humaine comme moi.
Le loup secoua la tête de gauche à droite et passa son pouce sur mes lèvres
pour me faire taire.
— Arrête, me demanda-t-il, ce que tu dis n’a aucun sens.
— Pourtant si. Je t’ai vu plusieurs fois avec des louves : Taylor, Nora, même
Rebecca. Quand tu es à côté d’une femme de ton espèce, tu sembles
parfaitement à ta place, et moi j’ai l’air d’une intruse. D’une quiche.
— Tu crois que je n’ai pas l’air d’un intrus quand tu es près de Nash ?
rétorqua-t-il. Que je n’ai pas l’air d’un idiot quand tu es entourée de chasseurs ?
Evans, nous sommes différents certes, mais il n’y a aucun endroit au monde où
je me sens plus à ma place que lorsque je suis avec toi. Quand vas-tu te décider à
le comprendre ? Nos différences ne sont pas des faiblesses, ce sont des forces. Je
suis fier d’être avec toi, de marcher à tes côtés, de montrer à tous que tu
m’appartiens. Que tu es mienne et seulement mienne. J’aime ta détermination,
ton insolence face aux lycans, ton naturel, ta spontanéité, ta force… Tu es
parfaite à mes yeux et je ne t’échangerai pour rien au monde, pas même contre
une louve si j’en avais l’occasion !
Je soupirai.
— Oui, mais… Et si…
— La société lycane t’acceptera, Poppy, me coupa-t-il. Et tu sais quoi ? Si elle
ne le fait pas, si les loups ne veulent pas de toi, alors qu’importe, je renoncerai à
mon rôle et le laisserai à un autre ! Je n’ai pas besoin du titre d’Alpha du Nord,
parce que je t’ai toi, Poppy. C’est de toi dont je suis le plus fier. Ma conquête.
Je souris.
— Alors tu es décidé, n’est-ce pas ?
Il acquiesça, le sourire aux lèvres.
— Plus que jamais. Je viens de vivre les heures les plus horribles de ma vie.
J’ai cru, en te trouvant inerte sur le sol du bureau de Fisher, que jamais plus je
n’aurais l’occasion de te voir sourire. J’ai eu la peur de ma vie et je dois avouer
que ça m’arrive très souvent quand tu es blessée. Je suis désolé de ne pas avoir
décroché au téléphone. Si j’avais été là, tu n’aurais pas été blessée et…
— Non, ne t’excuse pas, Red.
Je posai mes mains sur son torse et caressai ses pectoraux du bout des doigts.
— Ce sont les risques du métier et c’est également une des raisons pour
lesquelles je ne cesse de me faire du souci. Avec la chasse, je vais être amenée à
être blessée souvent, et je sais qu’il n’y a rien de plus horrible pour un loup que
de voir sa compagne souffrir, encore plus lorsque celle-ci est sa moitié. Vas-tu
pouvoir vivre avec le danger permanent, Nick ?
Le lycan gronda en plongeant ses pupilles dans les miennes. Les traits de son
visage s’assombrirent.
— Pour être honnête, répondit-il, j’aurais préféré que tu effectues un métier
moins dangereux. Je ne m’en suis jamais caché. Mais tu es ainsi faite et je ne
déteste pas ton côté chasseuse, bien au contraire. Je peux vivre avec ça, je ne
renierai jamais ta nature profonde. Mais en contrepartie, je ferai toujours tout ce
qui est en mon pouvoir pour te protéger et assurer ta sécurité.
Un nouveau sourire étira mes lèvres.
— Ça m’agace déjà, raillai-je moqueuse.
— Et ce n’est pas fini. Je compte t’agacer encore un long, un très long
moment, promit-il.
Je souris et hochai la tête. Nick arqua un sourcil.
— Tu m’as dit tout ce que tu voulais, Evans ? me questionna-t-il. Tu m’as
exprimé tous tes doutes et tes inquiétudes ?
J’acquiesçai.
— Il me semble.
— As-tu toujours en tête de t’en aller ?
Je lui fis signe que non.
— Non, je n’en ai plus l’intention.
La simple idée de le perdre me révulsait. Je ne pouvais envisager de m’en
aller. Plus maintenant.
— Très bien, dit-il, alors dans ce cas…
Le loup prit ma main et caressa le dos de celle-ci de son pouce. Il plongea son
regard brumeux dans le mien et se pencha en avant de manière à ce que nos
visages ne soient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Ses lèvres frôlèrent
les miennes tendrement, son souffle se répercuta sur ma bouche.
— Poppy Dean Evans, souffla-t-il, ma merveilleuse humaine intrépide, je te
demande devant la lune elle-même de m’épouser, et d’accepter de faire de moi le
loup le plus heureux du monde. Si tu décides de dire oui, une jolie bague ornée
de diamants t’attend à la maison.
Mes lèvres s’étirèrent en un large sourire. Je posai ma paume libre sur sa joue
et collai mon front contre le sien. Cette fois, il n’y avait plus aucune peur, plus
aucun non-dit qui me poussait à refuser. J’étais libre de lui dire oui, de vivre
pleinement ma vie auprès de lui.
— D’accord, si tu es assez fou pour vouloir m’épouser, alors c’est d’accord !
Sitôt que j’eus accepté sa demande, le visage de l’Écossais se fendit d’un
sourire si radieux qui fit s’envoler dans mon ventre une nuée de papillons agités.
Il se releva d’un bond et enserra ma taille de ses grands bras puissants. Il me
serra contre lui un long moment avant de m’embrasser farouchement. Je
répondis à son baiser, enroulai mes jambes autour de ses hanches et me pressai
contre lui.
C’était décidé, nous allions nous marier !


24
Nous assistâmes aux obsèques de Dane une semaine après la mort de Billy
Fisher. Mon oncle fut enterré auprès de sa femme, qu’il avait sans doute rejointe
de l’autre côté. Du moins c’était ce que j’espérais. Billy Fisher, lui, fut incinéré,
selon la volonté de sa mère, qui avait refusé qu’il soit enterré dans le caveau
familial. Lorsqu’elle avait appris la vérité sur son fils, ça avait été comme un
coup de massue venant enfoncer plus profondément le clou. Ce n’était plus la
même femme désormais, et elle ne serait plus jamais la même après ça. Nash et
elle, après l’incinération de Billy, avaient décidé de quitter Pine Bluff et de s’en
aller aussi loin que possible de l’Arkansas et des souvenirs douloureux qui y
demeuraient.
La mort de Billy fut un déchirement pour nous tous. Aussi bien pour moi que
pour les autres chasseurs qui l’avaient vu grandir. Ce fut évidemment pire pour
Nash, qui ne se remettrait sans doute jamais vraiment de cette épreuve. Comme
moi, il se sentait responsable de ne rien avoir fait pour aider son frère, pour
tenter de le comprendre, de le soutenir face à ce qu’il vivait au quotidien. Les
brimades dont il était victime l’avaient poussé à se rebeller et à se transformer en
véritable monstre pour assouvir son besoin de justice et de vengeance.
Il me fallut plusieurs jours pour arrêter de pleurer dans mon sommeil. Pour
arrêter de penser à tout ça, à tout ce qui s’était passé. Mon quotidien idyllique
avec Nick m’avait presque fait oublier que nous vivions dans un monde cruel,
rude et impitoyable, et que les chasseurs pouvaient parfois se montrer cruels
entre eux. La réalité m’avait rattrapée brusquement, et le choc fut difficile à
encaisser. Heureusement, grâce au soutien indéfectible des miens, des membres
de la meute, et surtout de Nick, je parvins à m’en sortir. Les préparatifs du
mariage me tinrent occupée pas mal de temps. Je m’octroyais pendant cette
période le droit de ne pas chasser, de seulement me concentrer sur le moment
présent, et la joie qui était la mienne de m’unir enfin à l’homme que j’aimais.
La Terre continuait de tourner malgré le décès Billy. La vie reprenait son
cours normal. Mais une chose était sûre, cette histoire m’avait marquée à jamais.
Et je n’étais pas prête d’oublier le cadet Fisher.
Finalement, le jour J arriva plus vite que prévu. Le stress commença à me
gagner lorsque je vis à travers les baies vitrées de la chambre à coucher les
voitures des invités arriver. Ils étaient si nombreux, tout le beau monde de la
société surnaturelle s’était rassemblé pour l’occasion. C’était l’Alpha du Nord en
personne qui allait nous unir, dernière action de Vincent en tant que tel. Par la
suite, il confirait les rênes de son royaume à son petit-fils.
Par chance, les chasseurs étaient aussi présents pour la cérémonie. Tous
avaient répondu présents à l’invitation, et Al, mon grand-père, me ferait même
l’honneur de me conduire à l’autel. Lui qui d’habitude était si réservé… J’avais
été touchée qu’il accepte de faire ça pour moi. Parce qu’honnêtement, je ne
voyais personne d’autre que lui pour le faire.
Recluse dans ma chambre, j’attendais le moment de traverser la forêt pour
rejoindre la clairière dans laquelle serait célébrée la cérémonie d’union. Je
commençais à m’impatienter. J’étais prête depuis un moment. Leah, Rebecca et
Arlene m’avaient aidée à me préparer : à enfiler ma robe de mariée, à me coiffer
et à me maquiller, chose que je ne faisais jamais. Mais je devais avouer que le
résultat n’était pas trop mal.
Quittant le lit sur lequel j’étais assise, je me dirigeai vers le miroir qui avait
été installé dans la pièce pour la préparation et observai mon reflet avec
attention.
J’avais choisi une robe de mariée de style bohème, dans un tissu fluide et
vaporeux. Le col découvrait légèrement mes épaules ; mes bras étaient
recouverts par des manches légères et évasées. La robe était cintrée à la taille et
glissait ensuite le long de mes hanches jusqu’au sol d’une manière délicate. Mes
cheveux blonds avaient été soigneusement ondulés par Rebecca, qui était très
douée niveau coiffure. Elle était parvenue à rendre ma tignasse sauvage plus ou
moins docile, ce qui était un exploit ! Leah m’avait très légèrement maquillée ;
elle m’avait donné bonne mine avec un peu de blush, avait allongé mes cils avec
du mascara, fait ressortir mes yeux à l’aide de fards à paupières discrets, et
m’avait maquillé la bouche avec un rouge à lèvres rosé. L’ensemble n’était pas si
mal. Pour une fois, je ne ressemblais pas à rien. J’étais même plutôt jolie dans
cette robe.
La porte de la chambre s’ouvrit brusquement, me faisant sursauter au passage.
Je portai une main à ma poitrine en fusillant mon grand-père du regard. Il fit
irruption dans la pièce vêtu d’un costume brun. Il était très élégant, avec ses
cheveux poivre et sel coiffés en arrière.
— Putain Al, tu m’as fait une de ces peurs ! le réprimandai-je.
— Tu as fini de t’admirer dans le miroir, bon sang ? grommela-t-il. Tout le
monde t’attend en bas, c’est l’heure d’y aller ma cocotte.
Regardant autour de moi, je me tournai vers les grandes baies vitrées qui
entouraient la chambre principale et constatai qu’effectivement, la pleine lune
avait enfin fait son apparition. Une boule noua mon ventre ; je me mis à jouer
nerveusement avec mes mains. Les battements de mon cœur se firent plus
rapides.
— OK, soufflai-je, ça va aller.
— Bien sûr que oui, me rassura Al en posant ses mains sur mes épaules.
Surprise, je me tournai vers lui et plongeai mon regard dans le sien. Nous
possédions le même. Nos iris avaient la même teinte couleur ébène. Pendant
longtemps, je m’étais agacée d’avoir obtenu les yeux des Evans. Les Ross, du
côté de ma mère, les avaient verts. Mais aujourd’hui, ça ne me posait plus aucun
problème. Les Evans avaient le regard vif, et Nick ne cessait de me
complimenter sur mes yeux qu’il trouvait magnifiques.
— Tu sais Poppy, dit-il après un instant de silence, je suis fier de toi. Tu
parviens à te construire une vie solide et cela même si ton parcours n’a pas été
facile. Tu es forte et tu t’es trouvé un garçon plutôt bien, qui t’aime comme un
fou. Tu mérites de savourer ce moment, Dean, parce que crois-moi, on ne se rend
parfois pas compte à quel point ces moments de joie sont précieux. Je sais de
quoi je parle.
Ma grand-mère Ann, était décédée alors que j’étais encore une petite fille.
J’avais 11 ans à l’époque. Ça avait été le premier drame de ma vie. J’avais
toujours aimé ma grand-mère, qui m’avait témoigné une affection profonde tout
au long de mon enfance, prenant soin de moi comme si j’étais sa fille. Je
l’aimais de tout mon cœur et je savais qu’Al l’aimait aussi. Après la mort d’Ann,
Al s’était replié sur lui-même et avait préféré fermer son cœur pour ne plus
souffrir. Il avait été anéanti par la perte de sa moitié. Je pris donc son conseil au
sérieux, et hochai la tête.
Il avait raison. On ne profitait jamais assez des bons moments que nous offrait
la vie.
— Allez, respire un grand coup ma grande, attrape ton bouquet et en avant !
J’ai pas que ça à faire.
Esquissant un sourire, je secouai la tête de gauche à droite et récupérai mes
fleurs posées sur le lit. J’avais choisi un bouquet de roses blanches, symbole de
pureté, mais aussi de reconnaissance. C’était ce que j’étais. Reconnaissante
envers Nick de m’offrir son amour. C’était le plus beau cadeau qu’on m’avait
jamais fait.
Al et moi traversâmes la maison de long en large. Puis, arrivés à l’extérieur, je
pris une profonde inspiration. La nuit de novembre était fraîche. De petits
frissons remontèrent le long de ma colonne vertébrale et couvrirent mes bras. Je
remuai les épaules pour tenter de chasser le froid avant de m’élancer avec Al à
travers le sentier qui menait à la clairière.
Les choses avaient été bien faites. De petites lanternes éclairaient le chemin à
suivre et le sol avait été recouvert de pétales de roses. Il y en avait des centaines
et des centaines, si bien que je ne voyais même plus le sol en dessous. Leah avait
vu les choses en grand, la louve s’était investie à 100 % dans ce mariage et avait
donné énormément de sa personne pour que ce soit le plus beau jour de notre
vie, à Nick et moi. Elle ne s’était pas fichue de nous quand elle avait affirmé
avoir fait du beau boulot !
À chaque pas, mon cœur faisait un bond dans ma poitrine. J’étais impatiente
de retrouver mon compagnon, que je n’avais pas vu de la journée. Mais en même
temps, j’étais plus stressée que jamais. Des inconnus allaient poser leurs yeux
sur moi pour la première fois ; ils allaient découvrir à quoi ressemblait la femelle
Alpha de la société lycane. Alpha qui n’était même pas une louve. Quelle
ironie ! Et si je ne leur faisais pas bonne impression ? Pire, et si Nick n’aimait
pas ma robe ?
— Détends-toi, Casper. T’es aussi tendu qu’un arc, me souffla mon grand-
père alors que nous marchions vers la clairière.
Celle-ci n’était plus qu’à quelques mètres ; elle allait bientôt se dessiner à
travers les arbres.
— Je suis détendue, mentis-je en serrant mon bras sous le sien.
— Mais bien sûr, grognassa-t-il.
Lorsque nous arrivâmes à destination, ma respiration se bloqua. Nous
émergeâmes à travers les arbres alors qu’au loin s’élevaient les voix de
chanteuses qui s’exprimaient en gaélique. Les chants celtiques se frayèrent un
chemin jusqu’à mes tympans. La foule se leva à notre arrivée, tous les invités se
tournant vers moi. Je me sentis soudainement mal à l’aise et serrai plus
fermement le bras de mon grand-père, qui ne broncha pas. Heureusement, mon
sentiment de malaise s’évapora aussitôt que mon regard croisa celui argenté de
mon futur époux. Un sourire illumina son visage alors qu’un autre étirait mes
lèvres. Nous avions l’air aussi idiots l’un que l’autre, à sourire niaisement en
nous apercevant. Mais bon sang, ça n’avait aucune importance. Parce qu’à cet
instant, la foule s’évapora. Les invités disparurent. Seul Nick resta, debout
devant l’immense arche de l’autel décoré de fleurs blanches. Il était si beau dans
son costume noir, avec ses cheveux cuivrés impeccablement coiffés.
Descendant l’allée de pétales de roses qui menait à l’autel, je m’obligeai à
jeter un coup d’œil autour de moi et souris à mes amis chasseurs qui étaient tous
là, ainsi qu’aux membres de la meute, tous parfaitement apprêtés. Loki, le Bêta,
se tenait derrière Nick. Il posa une main sur son épaule lorsque j’arrivai dans sa
direction. Leah était mon témoin, elle versa sa petite larme en me voyant.
Quand nous arrivâmes à hauteur de l’Écossais, Al me relâcha ; il déposa un
baiser sur mon front avant de se tourner vers Nick. Il lui glissa un mot avant
d’aller s’asseoir.
— Si tu lui brises le cœur, Teller, je te brise les noisettes. J’espère que c’est
clair.
L’homme ne laissa pas le temps à mon compagnon de répondre, il alla
s’installer près d’Arlene, qui lui donna une tape sur le bras pour le réprimander.
Je ne pus m’empêcher de sourire et me tournai finalement vers Nick, le sourire
aux lèvres. Le lycan plongea ses pupilles dans les miennes et me tendit sa main.
Je m’empressai de glisser la mienne à l’intérieur de sa peau chaude. La
cérémonie commença, orchestrée par Vincent Teller, qui avait revêtu pour
l’occasion un costume gris perle.
— Mesdames et messieurs, bonsoir. Nous sommes réunis en cette nuit de
pleine lune pour unir deux âmes-sœurs. Et pas n’importe lesquelles : mon petit-
fils Nick, et sa charmante compagne, Poppy Evans. Je dois d’abord vous dire
que je suis extrêmement heureux de célébrer cette union si particulière, qui
marquera sans aucun doute un tournant dans l’histoire de notre société…
Je perdis rapidement le fil du discours, pour être honnête. Je n’avais d’yeux
que pour Nick, qui me fixait de ses iris brumeux si intenses. Nous étions éclairés
par des lanternes suspendues un peu partout autour de nous. Son visage radieux
témoignait de la joie qu’il ressentait d’être ici. Un millier d’émotions traversaient
notre lien ; parmi celles-ci il y en avait une plus dominante que les autres :
l’amour. Il m’aimait, et je l’aimais. C’était un fait indéniable.
Notre relation n’était pas très bien partie. Nous avions dû affronter des
situations difficiles et éprouvantes, qui nous avaient profondément marqués,
mais qui nous avaient également beaucoup rapprochés. Nous n’étions pas
supposés être faits pour être ensemble. Il était un loup et j’étais une humaine,
mais la nature curieuse avait fait de nous les deux moitiés d’une même âme, et je
ne lui en serais jamais assez reconnaissante. Grâce à elle, je me tenais là, devant
un homme incroyable qui, malgré ses défauts, sa possessivité exacerbée, son
inquiétude permanente et sa mauvaise humaine constante, me rendait heureuse.
Très heureuse.
Je savais que le chemin que nous empruntions n’allait pas être de tout repos.
Des obstacles se dresseraient toujours sur notre route et nous allions encore
devoir traverser des épreuves difficiles, parce que la vie était ainsi faite. Notre
vie encore plus que les autres sûrement. J’allais encore risquer la mienne. La
rébellion des loups était loin d’être derrière nous et j’étais persuadée que Marcel
Jay White n’avait pas dit son dernier mot. Mais ça n’avait plus aucune
importance désormais. Parce que, quel que soit l’obstacle qui se dresserait sur
notre chemin, nous l’affronterions ensemble. Plus soudés que jamais.
— Nikolas Teller, acceptes-tu de faire de Poppy Dean Evans, ici présente, ta
femelle, à partir de ce jour, et ce jusqu’à ta mort ?
Sans hésitation, le lycan répondit d’une voix forte :
— Sans aucun doute.
Je souris. Des gloussements se firent entendre dans la foule. Il semblait si
catégorique que c’en était presque comique. Je me mordis la lèvre inférieure.
— Poppy Dean Evans, acceptes-tu de faire de Nikolas Teller, ici présent, ton
mâle, à partir de ce jour, et ce jusqu’à ta mort ?
Je hochai la tête.
— On ne peut plus sûre, répondis-je certaine.
Vincent acquiesça.
— Eh bien, les enfants, je vous déclare solennellement unis devant la lune
elle-même. Puissiez-vous avoir une belle et longue vie.
Sur ce, Nick ne patienta pas un instant de plus, il m’attrapa par la taille et
m’attira à lui pour presser ses lèvres contre les miennes. J’enroulai mes bras
autour de son cou et répondis à son baiser. Des cris de joie s’élevèrent dans
l’assemblée, qui se mit à applaudir. Puis les cris se transformèrent en hurlements
de loups. Les lycanthropes se mirent à hurler à la lune en signe de contentement
et de respect. C’était le plus beau son que j’avais jamais entendu.
Alors que Nick et moi échangions un baiser qui scellait notre union, je
ressentis un choc brutal à l’intérieur de moi. Ce fut comme si la Terre entière me
tombait sur la tête. Des frissons recouvrirent mes bras et mon échine. Je compris
rapidement ce qui était en train de se passer. Notre lien s’était pleinement mis en
place ; il avait achevé sa construction. Nous étions enfin liés corps et âmes, et
cela pour toujours.
Ressentant avec une précision presque terrifiante les sentiments et émotions
de mon mari, je me détachai légèrement et collai mon front contre le sien.
J’avais le souffle court ; je n’avais jamais rien ressenti de semblable dans toute
ma vie. C’était comme si tout prenait enfin un sens, j’étais à ma place.
Pleinement à ma place.
— Je t’aime Nick, murmurai-je contre ses lèvres. Plus que tout au monde.
L’homme me pressa plus fermement contre lui. Il me souleva à quelques
centimètres du sol et déposa de nouveau un baiser sur mes lèvres.
— Je t’aime encore plus, Poppy Teller. J’ai tellement hâte de commencer ma
nouvelle vie à tes côtés.
— Et moi donc ! pouffai-je.
Et si j’étais persuadée d’une chose, c’était qu’elle allait être belle notre vie.
Belle et bien remplie !

À suivre…





{1}
Trouble obsessionnel du comportement.

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