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YSALINE FEARFAOL

La meute de Chânais tome 9

Duncan – l’accusation
DROITS D’AUTEUR :
Cette œuvre a fait l’objet d’un dépôt. Toute copie, même partielle, est
interdite sans l’autorisation expresse de l’auteure.

ILLUSTRATION DE COUVERTURE :
Illustration © Fleurine Rétoré 2022

ISBN : 978-2-490224-42-5
Sous le nom d’Ysaline Fearfaol :
La meute de Chânais :
Tome 1 : Aymeric – la malédiction
Tome 2 : Aloys – le sacrifice
Tome 2,5 : tranches de vie
Tome 3 : Faolan – la vengeance
Tome 3,5 : tranches de vie
Tome 4 : Ciaran – l’épreuve
Tome 4,5 : Anthony – la rédemption
Tome 5 : Duncan – la genèse
Tome 5,5 : tranches de vie
Tome 6 : Beowyn – le secret
Tome 6,5 : tranches de vie
Tome 7 : Kerwan – la déchirure
Tome 8 : Aydan – la dette
Tome 9 : Duncan – l’accusation

Les Légendes de Djaïd :


Tome 1 : Tristan et Izabeau
Tome 2 : l’Ombre et le Chasseur
Tome 3 : Shane et Stella

Les Plumes d’Ysaline :


Recueil 1 : Plume d’amour
Recueil 2 : Plume de vie
Recueil 3 : Plume d’amour
Recueil 4 : Plume en folie
Recueil 5 : Plume en séries (avec Ayleen Night)
Recueil 6 : Plume en délire (avec Ayleen Night)
Recueil 7 : Plume en voyage (avec Ayleen Night)
Recueil 8: Plume folâtre (avec Ayleen Night)

Les de Chânais et les Kergallen


(avec Aurore Aylin) :
Pari risqué
Jeux de scène
Méli-mélo (Avec Ayleen Night)
Le Calendrier de l’Avent de Charles
Les Aventuriers du Camp Perdu
Déco risquée

Retrouvez mon univers à ces adresses :

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Sous le nom d’Ayleen Night

Désirs inconnus
Tome 1 : désir captif
Tome 2 : désir caché
Tome 3 : désir soumis
Tome 4 : désir damné
Intégrale des tomes 1 à 4

La défaite
Tome 1 : la défaite
Tome 2 : le challenge
Tome 3 : le défi
Tome 4 : la fin du match (avec Ysaline Fearfaol)

Terre de Castes
Tome 1 : rébellion
Tome 2 : Capture

Mon enfer dans tes yeux


Tome 1
Tome 2
Tome 3
Tome 4
Tome 5 : les dernières blessures
L’intégrale

Le prix à payer
Pour l’oublier
Les tribulations de Maître Renard
Retrouvez mon univers à ces adresses :
https://lagriffeduloup.club/
REMERCIEMENTS

Ce livre est ce qu’il est grâce à l’extrême gentillesse de Sophie Jomain,


auteur de talent qui m’a fait l’immense joie de s’intéresser à mon univers et
m’a donné de précieux conseils pour améliorer mes écrits. Merci à elle de
m’avoir aiguillée vers Maxime Gillio et sa structure Espaces Comprises,
correcteur aussi taquin qu’impitoyable (une histoire de main et de cheveux
qui m’interpelle…), et vers Fleurine Rétoré, illustratrice de génie.
Un très grand merci à mes bêtas lectrices, Aurore et Magali – qui m’ont
permis de les transformer en bibliothécaires dans cette série –, toujours aussi
sagaces et exigeantes dans leurs relectures.
Enfin à tout seigneur tout honneur, tout mon amour à mon mari, qui a
toujours cru en moi et m’a inlassablement poussée à publier mes écrits. Je
t’aime.

Et surtout merci à vous, mes lecteurs, pour votre fidélité, votre gentillesse
et votre intérêt pour mes romans.
Table des matières

REMERCIEMENTS
Introduction
La faute
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Épilogue
Le mot d’Ysaline
Bonus
Espoir d’avenir
Passation de pouvoir
Séparation
Série « La meute de Chânais »
Série « Les de Chânais et les Kergallen »
Série « Les Légendes de Djaïd »
Série « Les Plumes d’Ysaline »
Série « Désirs inconnus » :
Série « La défaite »
Série « Terre de Castes » :
Série « Mon enfer dans tes yeux » :
Le prix à payer
Pour l’oublier
Les tribulations de Maître Renard
À propos de l’auteure
Introduction

Je n’appartiens pas à votre espèce. Vous ne me voyez pas, ne m’entendez


pas, et pourtant, je suis là, tout près de vous.

Je suis une Chroniqueuse. Mon rôle est de relater la vie d’une lignée, de sa
création à sa disparition. Je nais et meurs avec elle. Je n’interviens pas, je ne
donne pas d’opinions, je ne fais que transcrire des faits.
J’ai eu la chance inouïe de naître avec la famille de Chânais, et j’ai été le
témoin privilégié de leur histoire tumultueuse et des passions violentes dont
elle a été et est encore le théâtre. De façon tout à fait exceptionnelle, et
compte tenu du caractère extraordinaire du destin de cette lignée, j’ai été
autorisée à en publier le récit. Bien sûr, vous n’en croirez pas un mot, et vous
lirez mes livres comme des romans. Pourtant, ils sont vrais, de la première à
la dernière ligne.

Mon nom étant imprononçable dans votre langue, j’en ai choisi un venu de
votre monde. Je ne l’ai pas choisi au hasard ; il devait refléter l’histoire que
j’écris encore à ce jour. J’ai choisi de m’appeler Ysaline en hommage à
Yseult et Ysolda. Nos trois prénoms signifient « belle » en celte. Fear-faol
veut dire « loup-garou » en gaélique écossais.

Je suis Ysaline Fearfaol, et je suis la Chroniqueuse des de Chânais. C’est


sur un parchemin couleur d’or où le nom de Duncan de Chânais est écrit en
lettres de flammes qu’est écrite l’accusation qui doit mener le plus puissant
des Alphas d’Avalon à la mort…
La faute
Debout au bord de l’abîme, le loup crème regardait l’autre côté de la faille.
Blessure béante dans la terre d’Avalon, elle s’étendait à perte de vue, coupant
irrémédiablement une lande jadis unie. Aucun pont ne permettait de la
franchir. Aucune lumière n’en atteignait le fond, si toutefois elle avait un
fond.
Elle était là depuis des siècles, menaçante, malveillante, conséquence de la
faute d’une Dame du Lac, une faute qui n’avait jamais été effacée et qui avait
failli détruire la contrée magique. Elle avait laissé son amant gouverner,
déclenchant une période de guerre et de chaos alors que l’anarchie prenait
possession de leur monde.
Seule une magie féminine pouvait diriger Avalon.

L’éclat du soleil couchant accrocha des reflets d’or dans la chevelure de


l’homme qui avait remplacé le loup. Une lueur dure brillait dans ses yeux
verts tandis qu’il regardait la faille. Bientôt, il le savait, la situation politique
de la contrée vacillerait sur ses fondations.
Il ne l’avait pas voulu, et pourtant, il en était responsable.
Il avait transgressé les lois d’Avalon, et il allait devoir en payer le prix…
Chapitre 1
Les sabots de l’étalon blanc effleuraient les brins d’herbe desséchés tandis
qu’il galopait à travers la lande, ses muscles puissants roulant sous sa peau. Il
allait si vite que c’était à peine si on distinguait la mince silhouette juchée sur
son dos. Tout au plus apercevait-on un ruban noir aux reflets fauves que le
vent de la course faisait flotter derrière elle. Une chevelure reconnaissable
entre toutes pour les habitants d’Avalon.
Celle d’Ysolda, la Dame du Lac en titre.
La cavalière se redressa légèrement. Obéissant, Darwen ralentit jusqu’à
prendre le pas puis à s’arrêter. Sur le qui-vive, il releva la tête, prêt à adopter
sa forme guerrière à tout moment. Il n’aimait pas le silence qui régnait autour
d’eux. Une telle absence de bruit n’avait rien de naturel. D’ailleurs, il n’y
avait pas que le bruit à être absent de ces lieux étranges. Pas de végétation
autre qu’une herbe rase dont l’étalon n’aurait pas voulu même en étant
affamé, pas d’insectes, pas d’oiseaux… Pour résumer, pas la moindre trace
de vie, excepté le duo qu’il formait avec Ysolda. Agacé, Darwen souffla par
les naseaux avec désapprobation. Il détestait venir ici, et tenait à le signaler. Il
était en pleine forme malgré la longue course qu’il avait fournie et qui aurait
trempé de sueur un cheval normal.
Pas un étalon de guerre d’Avalon.
La Dame du Lac lui flatta affectueusement l’encolure.
— Je sais que tu n’aimes pas cet endroit, mon tout beau. Moi non plus, je
ne l’aime pas, mais je dois encore essayer. S’il y a ne serait-ce qu’une infime
chance que je puisse empêcher que Duncan soit traduit en justice, je dois la
trouver. Et pour ça, il me faut explorer toutes les pistes possibles.
Le regard bleu-violet de la jeune femme se porta sur l’horizon.
— Y compris celle-là, ajouta-t-elle d’une voix fatiguée.
Darwen se remit en route à contrecœur. Il parcourut une centaine de
mètres avant de s’immobiliser à nouveau. Ysolda mit pied à terre d’un bond
léger. Elle acheva le chemin seule, jusqu’au bord de la faille qui balafrait le
paysage.
Celle-là même au bord de laquelle Duncan de Chânais s’était tenu
quelques jours plus tôt. Ysolda devinait la trace ténue de son passage. Le
cœur de la Dame du Lac se serra. Elle aurait tant aimé qu’il soit à ses côtés…
Le loup-garou ne méritait pas le procès qui allait lui être fait. Il avait tant
donné, tant sacrifié… Pourquoi fallait-il qu’une fois encore, il soit celui sur
lequel le sort s’acharnait ? Les choses auraient-elles été différentes si les actes
de la druidesse maudite n’avaient pas créé cette faille, rappel incessant de ce
qui se passait lorsque la magie féminine perdait son emprise sur Avalon ?
Elle, Ysolda, aurait-elle pu faire accepter Duncan à ses côtés ? Tant de
questions qui n’auraient jamais de réponse…
La Dame du Lac ferma les paupières pour retenir les larmes qu’elle
refusait de laisser couler. Elle n’en avait pas le droit. La jeune femme inspira
profondément, puis porta son attention sur le gouffre, se remémorant les
temps sombres qui avaient précédé son apparition.

***

La révolte grondait, de plus en plus puissante au fur et à mesure que les


années passaient. La Dame du Lac en titre cristallisait les mécontentements.
Si au début le lien privilégié qu’elle entretenait avec son amant favori n’avait
dérangé personne – il était courant que les souveraines d’Avalon avantagent
l’un de leurs partenaires –, au fil du temps, cette relation était devenue quasi
exclusive.
Trop exclusive au regard des lois d’Avalon…
La contrée avait ses propres règles, qu’elle avait elle-même écrites au
moment de sa création, et l’une d’elles disait qu’elle devait être dirigée par
une femme. Une autre spécifiait que la Dame du Lac se devait de se
consacrer corps et âme à son devoir envers la terre sur laquelle elle régnait.
Les deux étaient à l’origine de celle interdisant à la souveraine d’avoir un
seul et unique conjoint. Il ne lui était en revanche pas interdit d’enfanter si
elle le souhaitait, du moment qu’elle n’oubliait pas qu’elle se devait à Avalon
avant toute autre considération.
La druidesse maudite avait trahi le serment qu’elle avait prononcé. Elle
n’avait pas su placer la contrée qu’elle servait avant ses propres désirs,
abandonnant peu à peu le pouvoir qui était le sien aux mains de son
compagnon. Les premiers troubles n’avaient pas tardé à apparaître tandis
que la magie masculine remplaçait progressivement la magie féminine,
apportant avec elle la guerre et le chaos.
Aujourd’hui, Avalon était à feu et à sang. Les peuples se dressaient les uns
contre les autres, oublieux du fragile équilibre que le temps avait permis
d’établir. Pas un jour ne se passait sans qu’un combat ait lieu, blessant
chaque fois un peu plus les fondations de ce monde. La druidesse maudite
aurait pu reprendre la main, toutefois, elle choisit de ne rien faire et de s’en
remettre à son amant. Alors, dans un ultime sursaut pour se protéger, la
colère d’Avalon explosa.
La terre trembla dans le moindre recoin de la contrée magique, avec une
violence jamais encore atteinte. Les combats s’arrêtèrent les uns après les
autres, tandis que les belligérants, inquiets, oubliaient leurs différends pour
faire face à ce qui leur apparaissait à tous comme une menace. Leur
angoisse augmenta quand un bruit étrange remplaça les secousses du sol,
mélange de cri aigu et de déchirure, qui leur vrilla les oreilles, en particulier
celles des loups-garous, dont l’ouïe hypersensible supportait mal ce genre de
son. Personne ne comprit tout de suite ce qui s’était passé lorsque le calme
revint d’un seul coup, avec une brutalité telle qu’il laissa tout le monde
hébété.
Ce ne fut que plus tard que les peuples d’Avalon virent la longue plaie qui
s’était ouverte dans leur terre, et qu’ils surnommeraient très vite la faille, à
l’image du séisme qui s’était produit dans l’équilibre de leur univers. Dans
l’immédiat, toute leur attention était tournée vers le Palais, où se jouait une
autre tragédie.
Victimes de la vindicte de leur monde, la Dame du Lac et son amant se
mouraient. Peu disposée à la mansuétude, la contrée magique s’était refusée
à leur accorder une fin clémente, si bien qu’ils se tordaient de douleur dans
leur trépas.
Avalon tenait à marquer les esprits, afin de ne plus jamais devoir refaire
face à une crise de cette ampleur.
Les peuples ne découvrirent la faille qu’une fois les soubresauts de
l’agonie de la druidesse maudite calmés. Cela commença par des rumeurs,
qui ne tardèrent pas à arriver aux oreilles de la nouvelle Dame du Lac.
Pressentant que cet endroit avait un rapport avec les récents événements, la
souveraine choisie par Avalon à la mort de la précédente gagna aussitôt ce
lieu qui semblait tant effrayer les siens, y compris ceux dont la réputation de
férocité n’était plus à faire. Elle s’approcha seule du bord de la faille. Son
regard plongea dans les profondeurs obscures qui s’étendaient devant elle.
Un vertige la saisit tandis qu’elle appréhendait la menace latente.
Une nouvelle trahison envers les lois d’Avalon, et le gouffre s’ouvrirait
davantage, au risque de tout détruire sur son passage. La Dame du Lac resta
longtemps immobile, les yeux rivés sur la noirceur béante. Quand elle
s’arracha enfin à sa contemplation, ce fut pour porter son attention sur le
paysage alentour.
La vie avait déserté la lande. Les animaux avaient fui. Quant aux plantes,
elles avaient flétri les unes après les autres, des plus grandes jusqu’aux plus
petites.
L’endroit était maudit, comme l’avait été la relation entre la druidesse
damnée et son amant avide de pouvoir.
— Cela ne se reproduira plus jamais, murmura la Dame du Lac. Celles
qui me succéderont et qui n’auront pas connu ces temps sombres ne doivent
jamais oublier.
Elle tourna les talons sur ces mots, utilisant sa magie végétale pour
contrer le sort et faire renaître un tapis d’herbes rases. En dépit de sa
puissance, elle ne pouvait guère faire mieux. Après tout, c’était à l’essence
même d’Avalon qu’elle se mesurait, et il était déjà bien heureux que celle-ci
lui permette d’atténuer la désolation de l’endroit.
La Dame du Lac et son escorte repartirent sans un regard en arrière. Il
était temps de panser les plaies de ses sujets et de rebâtir ce qui avait été
détruit.
Mais pour que personne n’oublie jamais, à dater de ce jour, chaque Dame
du Lac aurait l’obligation de venir ici une fois dans l’année, afin de se
souvenir à quoi pouvait mener la transgression des lois.

***

— Il n’est pas comme ça, Darwen, murmura Ysolda en caressant les


naseaux de l’étalon, qui avait fini par la rejoindre. Duncan ne tenterait jamais
de prendre le pouvoir. Il n’a jamais essayé d’outrepasser sa place auprès de
moi. La seule chose qu’on pourrait lui reprocher, c’est d’avoir, disons,
dissuadé ses rivaux de tourner autour de moi, mais c’était de bonne guerre. Il
n’est ni le premier ni le dernier à avoir agi ainsi pour s’attirer les faveurs
d’une femme. Sans compter que c’est un loup, et qu’en tant que tel, il est
jaloux et possessif.
Une ombre passa dans les iris bleu-violet. Le Seigneur des de Chânais et
elle n’avaient jamais discuté ouvertement de ces moments où, pour préserver
les apparences, ils ne pouvaient pas être ensemble, néanmoins, parfois, les
gestes et les regards en racontaient plus que des mots.
Peut-être aussi que les mots auraient eu raison du fragile équilibre qu’ils
avaient réussi à créer au fil des siècles…
— C’est si difficile, Darwen, chuchota la souveraine d’Avalon. Il ne
mérite pas d’être à nouveau devant un tribunal.
Un froid venu de l’intérieur glaça la jeune femme lorsqu’elle songea à ce
jour si lointain et si proche où elle avait failli être contrainte de condamner
son amant à mort. Siobhan, Myrdin et elle avaient passé une nuit atroce à
chercher un moyen d’éviter la peine capitale au Seigneur des de Chânais,
coupable d’avoir brisé la trêve entourant les rencontres entre Alphas au sein
du Palais de la Dame du Lac. Oh, bien sûr, il avait des excuses. Se retrouver
face à celui qui avait capturé et asservi Aélis de Chânais, la sœur aînée de
Blodwyn, avait été impossible à assumer pour le loup-garou. Non seulement
il avait pris sa forme animale en se jetant sur Archambauld, mais en plus, il
avait utilisé ses pouvoirs de druide.
Une double transgression qui appelait une sanction exemplaire. Il avait
fallu toute l’ingéniosité de Myrdin et Siobhan pour trouver un précédent dans
l’histoire d’Avalon et éviter le pire.
Quant à la suite…
Ysolda avait dû museler son cœur pour prononcer une sentence
suffisamment dure pour qu’elle ne soit pas accusée de favoriser Duncan. Elle
avait eu besoin de tout son sang-froid pour montrer un visage impassible
tandis que le fouet d’Avalon déchirait les chairs de son amant, et les dix ans
qu’il avait été contraint de passer loin de la contrée magique lui avaient
semblé interminables. Il lui avait fallu ruser pour le rejoindre durant cette
période, à de trop rares et brèves occasions. Ysolda n’avait jamais demandé à
Duncan ce qu’il avait fait pendant leur séparation, tout comme il ne lui avait
jamais posé de questions.
Pour l’un comme pour l’autre, c’était trop difficile. Ils avaient beau avoir
accepté tous deux le prix à payer pour être l’une la dirigeante d’Avalon et
l’autre le Seigneur des de Chânais, les choses étaient plus aisées s’ils
s’abstenaient d’en parler.
Avec le temps, ils avaient appris à garder pour eux leurs blessures et à
profiter des heures qu’ils partageaient sans laisser l’ombre amère des
responsabilités ternir ces moments. Seul l’étalon blanc, témoin attentif et
muet, savait quels tourments agitaient la Dame du Lac.
— Il y en a eu d’autres, Darwen, soupira Ysolda en entourant l’encolure
du cheval de guerre de ses bras et en appuyant la joue sur sa crinière. Je n’ai
pas eu le choix. Je les ai toujours sélectionnés avec soin, et ils ont fait de leur
mieux, mais ils n’étaient pas lui.
La jeune femme se tut le temps d’essuyer les larmes qui ourlaient ses cils.
— Lui aussi en a eu d’autres. Non seulement il a la libido d’un loup-garou,
mais en plus, c’est un Alpha. Il n’a pas plus le droit que moi d’avoir une
relation exclusive. Le devoir d’une Dame du Lac est de se consacrer à
Avalon, celui d’un Alpha est de se consacrer à sa meute.
Un fragile sourire se dessina sur les traits d’Ysolda.
— Il était toujours si mal, dans ces moments-là… Il faisait tout pour me le
cacher, mais il est à la fois un loup et un chevalier, et il déteste le mensonge.
Je ne lui ai jamais dit que je savais. À quoi bon ? Je l’aurais blessé pour rien,
et de toute façon, ce n’est pas comme si ça y aurait changé quelque chose…
Darwen souffla par les naseaux tout en frappant le sol d’un antérieur.
Ysolda secoua la tête.
— Bien sûr que non, je ne vais pas abandonner. Il y a longtemps déjà que
je prépare ma riposte. J’ai conscience que le procès est difficilement évitable
et que je devrai me battre pour le garder en vie. Et crois-moi, je le ferai
jusqu’au bout de mes forces. Mais pour l’instant, j’ai juste envie de prendre
du temps pour moi et de penser à lui.

***

An 1215, en Avalon

Dès qu’elle entra dans son jardin, Ysolda sut qu’elle n’y était pas seule.
Sur le qui-vive, elle affûta ses sorts de défense, prête au pire. En principe,
personne d’autre qu’elle ne pouvait pénétrer en ces lieux. Pourtant, elle y
décelait une présence étrangère. Silencieuse, l’adolescente suivit la piste de
la mystérieuse aura, jusqu’à arriver au bord de la pièce d’eau qu’elle avait
créée. Elle découvrit avec surprise un adolescent de son âge, qui examinait
l’endroit de son insondable regard vert. Une émotion encore inconnue
s’éveilla en elle tandis qu’elle détaillait la haute silhouette au visage
volontaire auréolé de cheveux blonds. En dépit de sa jeunesse, l’intrus
respirait le pouvoir. Ysolda comprit tout de suite qu’il était un druide de haut
niveau. Elle réalisa aussi qu’il cachait de profondes souffrances, et cette
constatation ne fit qu’augmenter son désir de faire sa connaissance.
Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir envie de le surprendre, à la fois par jeu
et pour savoir de quelle façon il réagirait, si bien qu’elle attendit qu’il ait le
dos tourné pour se dévoiler.
— On peut savoir comment tu es entré ici ?
La jeune fille eut de mal à garder son sérieux quand il manqua s’étaler en
se retournant. Il la fixa avec un ahurissement non dissimulé avant
d’articuler :
— La grille était ouverte.
La manière dont il la détaillait lui apprit tout ce qui l’intéressait. Rieuse,
elle n’hésita pas à lui réclamer un paiement en nature pour avoir osé
pénétrer sans autorisation en ces lieux qui lui appartenaient. Beau joueur, il
le lui accorda, la laissant mener le jeu à sa guise lorsqu’elle en exprima
l’envie.
Cette nuit-là, elle sut qu’ils se croiseraient à nouveau, et si le lendemain,
elle s’amusa de son embarras quand il découvrit qu’elle était la fille de la
Dame du Lac – à cette époque, Duncan n’était guère au fait des us et
coutumes d’Avalon –, elle s’assura aussi de profiter de sa compagnie durant
son séjour au Palais.

***

— Il n’était pas comme les autres, Darwen. Quinze ans à peine, et il avait
déjà défié ce fou d’Harold de Chânais, qui faisait trembler tout Avalon. Et lui,
il lui tenait tête ! Il ne m’a jamais caché qu’il voulait diriger le clan de
Chânais, tout comme je ne lui ai jamais caché que je savais déjà que je serais
la prochaine Dame du Lac. Avons-nous jamais été jeunes, lui et moi,
Darwen ?
L’étalon la poussa du bout du museau. Ysolda caressa ses naseaux si doux
avant de se perdre à nouveau dans ses souvenirs.
— Nous n’avions que dix-sept ans lorsque nous avons combattu Harold
ensemble et que Myrdin a été blessé. J’en avais vingt à peine quand ma mère
est morte et que j’ai été désignée comme nouvelle Dame du Lac. Et six mois
plus tard, la nuit où il devait faire son choix, la Lune de Sang s’est levée en
Avalon…

***

— Ysolda, il est parti !


La porte des appartements de la Dame du Lac claqua contre le mur. En
principe, personne ne franchissait le seuil de son domaine sans sa
permission, toutefois, personne non plus ne semblait avoir pu arrêter la furie
rousse qui se dressait devant elle, les poings sur les hanches.
— Il est parti sans me le dire ! Je vais l’étrangler, l’éviscérer et
l’émasculer dès que je lui aurai mis la main dessus ! Et pas forcément dans
cet ordre ! Comment a-t-il osé me faire ça ?
L’angoisse n’avait pas tardé à remplacer la colère dans les yeux verts de
la jeune fille tandis qu’elle chuchotait :
— Et s’il ne revenait pas, Ysolda ? La Lune de Sang s’est levée et…
— Tu sais à quel point il est fort, Ailis, l’interrompit Ysolda en lui prenant
les mains. Rien ni personne ne l’empêchera jamais de revenir vers toi.
— Ni vers toi.
Le silence retomba un court instant, très vite rompu par Ailis.
— Tu allais le rejoindre, n’est-ce pas ?
Ysolda hocha la tête.
— Alors, dis-lui que je l’attends. Et aussi que je vais le tuer, ajouta la
guérisseuse pour faire bonne mesure.
— Je ne serai pas longue, promit Ysolda.
— Je ferai diversion pendant ton absence.
La jeune femme serait volontiers restée auprès de Duncan, hélas, elle se
devait d’être présente au Palais pour affronter les bouleversements de la
Lune de Sang. Une fois de plus, elle ne pouvait se permettre qu’une brève
escapade pour rejoindre celui auquel elle ne cessait de penser…

— Tu ne comptais tout de même pas partir sans me dire au revoir ?


L’expression coupable de Duncan en disait plus long que des mots. Il
avait en effet escompté pouvoir contacter les loups d’Avalon afin de solliciter
leur morsure sans que quiconque soit au courant, et il semblait que son plan
n’était pas une franche réussite…
— Comment as-tu su… ?
— Je suis la Dame du Lac, ne l’oublie pas.
Duncan l’embrassa avec passion lorsqu’elle l’enlaça. Ysolda savoura le
goût de ses lèvres sur les siennes, se retenant de lui hurler de ne pas y aller,
qu’il était complètement fou de se présenter devant les loups d’Avalon durant
une Lune de Sang. Elle savait que rien ni personne ne le ferait changer
d’avis, pas même elle.
Duncan de Chânais avait écrit son destin le jour où il s’était livré à
Harold de Chânais…
Il recula alors que cette pensée traversait l’esprit d’Ysolda, murmurant
une phrase qui broya le cœur de la jeune femme.
— Je tairai les mots que je n’ai pas le droit de prononcer, mais un jour, je
te jure que je serai libre de te les dire.
Une larme unique roula sur la joue d’Ysolda tandis qu’il s’enfonçait dans
le sous-bois.

***

— Il a survécu. Il a réussi à convaincre les loups d’Avalon de lui accorder


la morsure. Mais il n’est pas revenu seul. Le Berserker est en lui depuis ce
jour. Et pourtant, ça ne l’a pas changé. Il est resté le même, attentif aux autres
avant de penser à lui-même et prêt à tout pour les siens.
Les mâchoires d’Ysolda se crispèrent tandis qu’elle jetait un dernier
regard à la faille.
— S’il est condamné, je le rejoindrai, Darwen. À défaut d’avoir pu être
réunis dans la vie, nous le serons dans la mort.
Chapitre 2
En dépit de son impressionnante stature, l’homme ne faisait aucun bruit
tandis qu’il cheminait dans la forêt. Il se coulait dans les sentes les plus
étroites avec l’aisance d’un familier des bois, aussi silencieux qu’un
prédateur en chasse. S’il l’avait voulu, il aurait pu aller plus vite en adoptant
sa forme lupine, toutefois, il était en Terre des hommes, ce qui signifiait qu’il
n’aurait pas pu faire apparaître de vêtements en mutant à nouveau. Son Alpha
n’avait pas précisé sous quelle forme il était censé se présenter devant lui, lui
laissant implicitement le choix, mais ils se connaissaient depuis suffisamment
longtemps pour se comprendre à demi-mot.
Le loup-garou écarta une branche qui le gênait avant d’émerger dans la
clairière où l’attendait son Seigneur. Il s’immobilisa un instant pour détailler
la silhouette du seul être au monde à l’avoir jamais vaincu, bien des siècles
auparavant, puis s’avança de quelques pas, certain que son arrivée n’était pas
passée inaperçue. Le nouveau venu hésita sur la conduite à tenir. L’appel de
son Alpha ne ressemblait pas à une convocation. D’un autre côté, ils étaient
là où ceux de leur famille choisissaient d’accepter ou de refuser la morsure.
— Inutile de te faire des nœuds au cerveau, lança une voix familière. Tu
n’as rien à te reprocher.
Duncan se retourna pour faire face à son lieutenant, qui lui adressa un bref
sourire.
— Il me semblait aussi que j’étais blanc comme neige.
— Je n’irais quand même pas jusque-là. Te connaissant, ce serait exagéré.
— Merci pour le vote de confiance.
— Avoue que j’ai quelques raisons d’avoir des doutes.
— Tu es mon Seigneur, j’avoue tout ce que tu veux.
En dépit du tour léger pris par la conversation, Aymeric n’était pas dupe.
Duncan ne l’avait pas fait venir pour discuter de la pluie et du beau temps.
Cessant de tourner autour du pot, ce dernier entra d’ailleurs dans le vif du
sujet.
— Il se pourrait que ce rôle te revienne bientôt.
Son lieutenant eut l’impression de recevoir un coup de poignard.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Tu sais bien que si.
— Personne ne peut te remplacer.
— Tu as toujours été conscient que ce jour risquait d’arriver.
— Il n’y a aucun moyen de l’éviter ?
— Je ne me rendrai pas sans me battre. Mais tu dois te tenir prêt à prendre
ma suite.
Aymeric se mit à arpenter la clairière à grandes enjambées nerveuses.
— C’est impossible… Je ne suis pas toi !
— Non, tu n’es pas moi, ce qui ne change rien au fait que tu as toutes les
qualités nécessaires pour diriger une meute. Tu le feras différemment de moi,
c’est tout.
— Bon sang, Duncan, ça fait huit siècles que tu es le Seigneur des de
Chânais ! Je sais que j’ai essayé de prendre ta place, mais…
— Mais quoi ? Aymeric, sans le Berserker, j’ignore si je t’aurais vaincu.
— Être le vainqueur d’un combat ne veut pas dire être un bon Alpha.
Harold l’a prouvé.
Duncan se rembrunit. Malgré le temps écoulé, cette période de sa vie était
toujours aussi vivace dans sa mémoire, et les plaies qu’il lui devait saignaient
encore.
— Tu n’es pas Harold, finit-il par soupirer. Si jamais je ne devais pas
revenir, le clan sera en sécurité, avec toi. Sans compter que tu as déjà
développé les pouvoirs d’un Alpha.
Aymeric, qui s’était arrêté pour répondre à Duncan, reprit ses va-et-vient.
— Je t’ai prêté serment d’allégeance, donc techniquement, je ne suis pas
un Alpha. Ce qui s’est passé… Tu étais entre la vie et la mort, Aloys
s’affaiblissait, il lui fallait un soutien. Je n’ai pas réfléchi ni cherché à prendre
ta place.
— J’en ai conscience.
Le loup-garou rejoignit son lieutenant et posa une main apaisante sur son
avant-bras.
— Tout comme je sais que nous devons avoir cette discussion, même si tu
n’en as pas envie. Dis-moi ce qui te préoccupe vraiment. Et s’il te plaît, ne
viens pas me raconter que tu ne te sens pas capable de diriger le clan. Tu l’as
déjà fait, notamment à cette période où l’aconit a failli me tuer.
Aymeric lui jeta un regard malheureux.
— Yseult… finit-il par capituler dans un souffle.
Le silence retomba entre les deux hommes. Duncan n’était pas surpris par
la réponse de son lieutenant. Pour tout dire, il s’y attendait, toutefois, il avait
souhaité l’entendre de la bouche d’Aymeric. Le Seigneur des de Chânais
observa son compagnon. Mâchoires crispées, ce dernier s’était détourné. Ses
yeux gris s’étaient perdus dans la contemplation des frondaisons, qu’il
regardait sans les voir. Le loup-garou blond patienta, préférant laisser
Aymeric s’expliquer à son propre rythme, même s’il savait déjà où se situait
le problème.

Aymeric ne parvenait pas à se décider. Verbaliser ce qui le tracassait plus


encore que l’éventuelle disparition de Duncan, insupportable en soi, lui
donnait l’impression irrationnelle que cela rendrait les choses plus réelles.
Trop réelles.
Il lui fallut rassembler tout son courage pour poursuivre.
— Si le pire devait se produire pour toi, je ne pourrais pas l’abandonner.
Je n’ai pas ta force, Duncan. Elle m’a redonné une vie après cinq cents ans de
malédiction, son nom est tatoué dans mon dos, et surtout, je l’aime plus que
tout au monde.
Le loup-garou avait à peine achevé sa phrase qu’il réalisait la portée de ses
paroles. Il secoua la tête avec agacement.
— Je te demande pardon. Je n’ai pas voulu dire que…
— J’ai compris, le coupa Duncan.
Les épaules d’Aymeric s’affaissèrent.
— Une preuve de plus que je ne suis pas apte à te remplacer. Tu n’aurais
jamais fait ce genre de gaffe. Je sais me battre, intimider, obtenir des réponses
même quand on ne veut pas me répondre, mais côté diplomatie, je dois bien
reconnaître que je laisse à désirer.
— Quelle importance ? Tout le monde te connaît en tant qu’Exécuteur en
Avalon, et que je sache, personne ne demande à un Exécuteur d’être
conciliant, alors personne ne s’étonnerait de te voir montrer la diplomatie qui
t’est propre.
Le lieutenant de la meute renonça à argumenter. Il avait réalisé depuis
longtemps qu’il n’avait que très peu de chances de sortir vainqueur d’un duel
de rhétorique avec Duncan. Il préféra revenir au sujet qui lui tenait à cœur.
— Il n’en reste pas moins que je ne pourrais pas abandonner Yseult, même
pour le bien de la meute. Et encore moins toucher une autre femme qu’elle.
Le loup-garou ferma les paupières avant d’achever dans un murmure
amer :
— J’ai bien assez donné pendant cinq cents ans.
La douleur d’Aymeric explosa à travers le lien qu’il partageait avec
Duncan. Le Seigneur du clan évoqua en pensée tous ces siècles où la
malédiction de Morrigane avait empoisonné l’existence de son second, et, par
extension, celle de la meute. Il ne comprenait que trop à quel point lui
demander de revivre cet enfer était difficile, plus difficile encore que ce qu’il
traversait lui-même depuis qu’il avait vaincu Harold, car il avait au moins
toujours eu la liberté de choisir ses partenaires.
Aymeric, lui, n’avait pu que subir.
Le loup-garou prit soin de sélectionner ses mots avant de répondre à son
lieutenant.
— Je t’accorde que la situation est compliquée. Tu es lié, ce qui en
principe devrait t’interdire de diriger les nôtres, puisque tu ne peux pas
abandonner ta compagne. Il n’empêche que tu es le seul à pouvoir prendre
ma suite à la tête du clan. Une place que personne dans la meute ne te
contestera.
Souvent, lors d’un changement de pouvoir, des défis déchiraient les
meutes, que ce soit pour le rôle d’Alpha ou pour celui de second, toutefois,
Duncan était certain que les choses ne se dérouleraient pas ainsi chez les de
Chânais. Les siens étaient trop soudés pour ne pas légitimer la position
d’Aymeric.
Et Duncan se serait volontiers passé d’alourdir le fardeau de son
lieutenant…
— Y a-t-il ne serait-ce qu’un espoir que tu ne sois pas condamné à mort ?
Après tout, Ysolda t’a déjà jugé une fois, et…
— Les accusations sont beaucoup plus graves, cette fois. Je ne m’en tirerai
pas avec une flagellation et un bannissement de quelques années. Personne
n’a oublié ce qui s’est passé jadis en Avalon. Surtout avec la faille toujours
présente pour le rappeler.
— Dame du Lac ou pas, elle ne pourra pas te condamner à mort.
Une indicible souffrance envahit le regard de Duncan.
— Elle n’aura peut-être pas le choix. Elle est la souveraine d’Avalon ; elle
devra présider l’audience.
— Elle est directement concernée ! Comment pourrait-elle présider
l’audience ?
— Parce que je vais faire en sorte que toute la faute retombe sur moi,
comme je l’avais fait la première fois.
Aymeric se prit la tête dans les mains.
— Duncan, tu ne peux pas faire ça ! C’est... cruel.
— Elle est la Dame du Lac. C’est son devoir.
Duncan leva la main pour prévenir la riposte de son lieutenant.
— Avant que tu montes sur tes grands chevaux… Nous avons déjà évoqué
cette éventualité, elle et moi.
— Il y a une différence entre la théorie et la réalité, l’interrompit Aymeric.
Crois-tu que je serais capable de condamner Yseult à mort ? Et s’il te plaît, ne
viens pas me bassiner avec des notions de devoir envers ceci ou cela ! Pas
dans ces circonstances !
Le loup-garou blond crispa les mâchoires. Continuer à vouloir se cacher
derrière des mots était vain. Aymeric avait raison de bout en bout. Ysolda
avait beau avoir prêté serment envers Avalon, elle était également une
femme, et si elle avait déjà prononcé la peine capitale contre des criminels,
rien ne disait qu’elle serait apte à le faire à son encontre.
Si la situation était inversée, lui, en tout cas, ne le pourrait pas.
— Elle ne peut pas abdiquer ? suggéra Aymeric, au désespoir. Si elle
dépose sa charge de Dame du Lac, vous pourriez…
— Tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Avalon ne le
permettrait pas.
— Avalon devrait bien réaliser que tu ne tenteras jamais de prendre le
pouvoir !
— Avalon peut-être, mais concernant ses habitants, j’ai un doute.
Duncan eut un rictus amer.
— De plus, je suis loin de n’y avoir que des amis. Écoute, j’ai bien
l’intention de me battre jusqu’au bout et d’utiliser toutes les ressources à ma
disposition pour m’en sortir, mais au cas où le pire devait se produire, nous
devons avoir envisagé la suite.
Le Seigneur du clan se passa une main lasse sur le visage.
— J’ai besoin de toi, Aymeric, alors s’il te plaît, reprends ton calme.
L’interpellé serra les lèvres. Il prit plusieurs profondes inspirations, luttant
pour refouler sa colère et son désarroi et redevenir le second froid et efficace
que requérait Duncan. Son Alpha était déjà bien assez bouleversé comme ça ;
il n’était pas nécessaire qu’il en rajoute.
— Très bien, finit-il par lâcher dans un soupir résigné. On va faire comme
si je devais te succéder, et aussi comme si je n’étais pas lié à Yseult.
Qu’attends-tu de moi ?
— Tu devras protéger le clan. Il sera à coup sûr la cible d’attaques d’un
peu partout. D’autres Alphas te défieront pour prendre le contrôle de la
meute.
Aymeric balaya cette dernière phrase d’un geste méprisant.
— Qu’ils essaient. Non seulement je suis un Exécuteur, mais en plus, je
serai très en rogne, et j’aurai besoin de me défouler. En revanche, je ne
promets pas de m’arrêter au premier sang ni même au premier signe de
soumission.
— Parfois, je me demande par quel miracle tu n’es pas devenu un
Berserker…
L’intéressé haussa un sourcil intrigué.
— Je n’ai pas été mordu par un loup d’Avalon.
— Adam a trouvé un vieux texte dans ses archives. Il semblerait qu’un
Berserker puisse transmettre ses aptitudes par la morsure. Cela dit, il
semblerait aussi que celui qui est mordu ne survive pas, mais qui sait ce que
vont encore révéler tous ces parchemins que Siobhan et lui ont dénichés en
mettant de l’ordre dans la bibliothèque du Palais ?
— Heureusement pour Avalon, les Berserkers sont rares. Pour ce que j’en
sais, tu es le dernier à être apparu, et le seul toujours en vie.
— On dirait que j’ai en effet ce douteux privilège. Mais tu n’as pas besoin
d’être un Berserker pour protéger les nôtres. Je suppose que tu choisiras
Aloys comme second ?
— Qui d’autre ?
Le loup-garou aux cheveux noirs n’argumenta pas. Certes, Kerwan avait
été le lieutenant de Duncan avant que lui-même le détrône, et il aurait pu
s’appuyer sur lui, toutefois, il était bien plus proche de son cousin. D’ailleurs,
Duncan entérina sa préférence d’un hochement de tête.
— Aucun membre de la meute ne le défiera, si par hasard tu te le
demandais. En tout cas, pas tant que la position du clan ne sera pas assurée.
Après… Je ne peux rien te promettre.
— Je ferai de mon mieux pour garder la meute unie, mais comme je te l’ai
déjà dit, je ne suis pas toi. Sans compter que tu diriges les de Chânais depuis
huit siècles, ce qui est inédit dans l’histoire de notre espèce.
— Quoi que tu fasses, je sais que tu le feras pour le bien des nôtres.
— Et si je me trompais ?
— Alors tu feras comme je l’ai fait : tu assumeras tes erreurs.
Aymeric leva les yeux au ciel.
— Dire qu’à une époque, j’ai rêvé de prendre ta place… Et maintenant, je
donnerais n’importe quoi pour ne jamais l’avoir !
— On affirme toujours qu’il faut faire attention à ce que l’on souhaite, car
il se pourrait bien qu’on finisse un jour par l’obtenir.
Son interlocuteur le gratifia d’un regard noir.
— Si je te dis de la fermer, tu me casses la gueule ?
— Pour une fois, j’accepterais de passer l’éponge.
— Alors, ferme-la.
Le silence retomba entre les deux hommes, un silence qui n’avait rien de
complice. Au contraire, il était chargé de douleur et d’inquiétude, reflet des
temps sombres qui se profilaient pour les de Chânais. Aymeric avait beau
tenter de donner le change, il savait qu’il ne trompait pas Duncan. Quant à ce
dernier, il s’en voulait d’abandonner les siens. Lorsqu’il s’était emparé du
pouvoir, il s’était juré d’être toujours présent pour eux.
Pourtant, dès le début, il avait failli, en continuant à voir Ysolda alors qu’il
aurait dû rompre tout lien avec elle. Il avait joué avec le feu, et il avait perdu.
La voix d’Aymeric ramena le loup-garou blond au moment présent.
— Et si Blod prenait ma place ? Elle aussi est une Alpha. Mieux : elle est
la seule louve dans tout Avalon à avoir jamais eu le contrôle d’une meute. De
ce fait, elle n’est soumise à aucune restriction. Personne n’y trouvera à redire
si elle reste avec Faolan. D’ailleurs, en y réfléchissant, c’est quand même
étrange qu’aucune meute ne soit dirigée par une femme alors qu’Avalon
privilégie la magie féminine.
— Oh, j’y ai pensé… Personne n’oserait désobéir à Blod, et je doute que
qui que ce soit la défie en Avalon. La manière dont elle a vaincu
Archambauld n’a fait qu’asseoir un peu plus sa réputation. Pour répondre à
ton autre question, rien n’interdit aux louves d’avoir une place d’Alpha. S’il
n’y en a pas, c’est tout simplement parce qu’aucune d’entre elles ne l’a voulu.
Souviens-toi, Blod était la première étonnée de se retrouver à la tête des
survivants de la meute d’Archambauld. Pourtant, c’était logique ; elle avait
tué leur Alpha. Si elle avait été un loup, personne n’aurait été surpris.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui l’empêche de te succéder ? OK, je suis ton
second, mais contrairement à toi, j’ai le droit de laisser ma place.
— Et tu te sentirais bien, si tu laissais quelqu’un d’autre que toi affronter
la tempête qui suivra ma disparition ?
Aymeric accusa le coup. Duncan avait frappé là où ça faisait mal. Présenté
ainsi, il passait pour un lâche qui refusait de se confronter à ses
responsabilités. Le lieutenant de la meute devait bien s’avouer qu’il n’oserait
plus jamais se regarder dans une glace s’il se défilait devant le rôle qui, en
toute logique, lui revenait. Cependant, il ne se voyait pas non plus
abandonner Yseult…
— C’est pire que résoudre la quadrature du cercle, cette histoire,
grommela-t-il en frappant du poing l’arbre le plus proche.
Du sang se mit à couler sur ses phalanges quand il recommença.
Comprenant que son second avait besoin d’évacuer sa frustration, Duncan ne
chercha pas à intervenir. De toute façon, Aymeric cicatriserait vite. L’Alpha
se contenta d’attendre que son compagnon se calme avant de reprendre leur
discussion.
— Il va falloir que tu parles à Yseult. Bien qu’elle soit née en Avalon, elle
a été élevée en Terre des hommes, sans rien connaître de notre monde, et
même si elle s’y est remarquablement adaptée, je ne suis pas sûr qu’elle
saisisse toutes les implications de la situation actuelle. Je sais que je t’en
demande beaucoup, et je préférerais ne pas avoir à le faire, seulement voilà,
ça ne dépend plus de moi.
— L’accusation est déjà officielle ?
— Non, mais elle ne tardera pas. Tu auras la charge de la meute dès que je
serai emprisonné.
— OK. Très bien. Je parlerai à Yseult. Ensuite, je prendrai un problème
après l’autre, et je te donne ma parole que je ferai de mon mieux pour les
résoudre.
— J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi.
— Ah ? Dans ce cas, pourquoi ai-je passé tant de temps dans tes cachots ?
Duncan n’était pas dupe. L’ironie d’Aymeric ne faisait que masquer
l’angoisse qui l’étreignait. Il joua cependant le jeu pour ne pas ajouter au
fardeau de son lieutenant.
— Crois-moi, tu as mérité chacun de tes séjours aux fers. Avec le recul, je
me demande même si je n’ai pas été trop gentil avec toi…
— Finalement, si je prends ta place, j’y gagne. Plus de stage en prison…
En revanche, je pourrai y laisser les jumeaux et Elwyn aussi longtemps qu’il
me plaira.
— Si tu te sens de t’expliquer avec Blod, Eanna et Morgane, ne te gêne
pas.
— Ah, je n’avais pas songé à ce détail… Il va falloir que j’élabore une
stratégie.
— Ne compte pas sur moi pour t’aider. Tu seras l’Alpha ; ce sera ton
problème.
Le duo s’était engagé dans les bois tout en discutant sur un ton qui se
voulait léger et qui pourtant ne les trompait ni l’un ni l’autre. Des temps
sombres s’annonçaient pour les de Chânais, plus sombres que tout ce qu’ils
avaient déjà pu traverser.
L’Alpha et son lieutenant ne souhaitaient qu’une chose : maintenir encore
un peu l’illusion que rien n’allait changer…
Chapitre 3
Duncan et Aymeric s’immobilisèrent en sortant de la forêt. Ils s’étaient
directement rendus au manoir après avoir quitté la clairière du choix, le
premier aspirant à retrouver les siens, et le second décidé à tenir sa promesse
de parler à Yseult.
Ni l’un ni l’autre n’étaient prêts pour la réception qui les attendait…
— Je pensais avoir encore un peu de temps… murmura Duncan tandis que
ses yeux verts insondables détaillaient leurs visiteuses.
Certains de ne pas être inquiétés dans leur fief, l’Alpha et son second
avaient bloqué le lien de la meute pendant leur discussion, si bien que
personne n’avait pu les prévenir que des indésirables étaient arrivées.
Les leurs étaient réunis devant le manoir, silencieux et tendus. En leur
absence, Kerwan avait tout naturellement repris son ancien rôle. Inaïa se
tenait près de lui, les bras croisés, indiquant sans équivoque le camp qu’elle
avait choisi. Les regards qu’elle adressait au groupe de druidesses patientant à
quelques mètres de là n’avaient rien d’amicaux. Et encore, ce n’était rien à
côté d’Ailis… Si les yeux de la guérisseuse avaient pu lancer des flammes, ils
auraient carbonisé les arrivantes sur place. D’ailleurs, si Aloys la serrait tout
contre lui, c’était davantage pour l’empêcher de se jeter sur elles que pour la
rassurer ou la protéger.
Ailis de Chânais savait très bien prendre soin d’elle toute seule.
En dépit de la situation précaire qui était la sienne, Duncan éprouva de la
fierté devant le comportement des siens. Ils se montraient dignes dans
l’adversité, refusant de laisser paraître la moindre faiblesse et faisant bloc
derrière leur Alpha. Par le lien qui les unissait, le loup-garou percevait leur
désespoir et les efforts qu’ils fournissaient pour réprimer leur nature sauvage.
Même Yseult et Titouan, les deux plus jeunes membres de la meute,
parvenaient à donner le change. Le Seigneur du clan ressentait l’envie de la
première de courir vers son compagnon, cependant, rien dans son expression
ne le trahissait. Quant à Titouan, il se tenait droit, les bras croisés et les
jambes écartées, dans l’attitude typique de celui qui défiait son adversaire.
Un sentiment de chaleur envahit Duncan. Même si ses actes les
entraînaient sur une pente glissante et risquaient de leur valoir bien des
souffrances, aucun d’eux ne lui tournait le dos, comme ils auraient été en
droit de le faire et comme cela aurait été le cas dans d’autres meutes.
Les siens faisaient bloc autour de lui, ainsi qu’ils l’avaient fait pour Aydan
lorsque les Mages Noirs étaient venus. Toute leur gouaille envolée, Elwyn et
les jumeaux apparaissaient tels les guerriers qu’ils étaient avant tout, ce que
leurs interlocuteurs omettaient trop souvent. Égale à elle-même, Blodwyn
jouait de manière ostensible avec un poignard qu’elle mourait d’envie
d’utiliser et qui pourtant demeurait dans sa main. Eryn tenait son arc, toute
disposée à encocher une flèche si son Alpha le demandait. À ses côtés,
Beowyn permettait à sa magie d’affleurer, histoire que personne n’oublie de
quoi il était capable. Brunan et les autres membres de la meute de Blodwyn
n’étaient pas en reste, prêts à se battre pour ceux qui les avaient acceptés au
sein de leur famille. Même Eanna avait abandonné toute la douceur dont elle
savait faire preuve et qui avait souvent contribué à apaiser les tensions pour
laisser le champ libre à sa louve.
Et il ne fallait pas oublier les chats de la meute qui grondaient sourdement,
les oreilles couchées et le poil hérissé. Menés par Prince, le chat de Duncan,
et Mordor, qui avait choisi de s’attacher à Aymeric, ils semblaient prêts à
intervenir si des hostilités devaient se déclencher. Jamais encore les félins
n’avaient manifesté une telle attitude guerrière, mais quelque part, Duncan
n’était pas surpris.
Après tout, ces chats n’avaient pas fui en courant en découvrant leur
nature de loups-garous… Au contraire, ils avaient même recherché leur
présence, comme le prouvait entre autres l’irruption de Prince dans sa vie[1].
À quelques mètres d’eux se tenait la délégation venue d’Avalon. Des
guerrières armées, dont les visages fermés ne trahissaient rien de leurs
sentiments. Duncan n’en connaissait aucune, si bien qu’il ne pouvait pas
émettre de supposition concernant leur opinion sur sa relation avec Ysolda.
De toute façon, cela n’aurait pas changé grand-chose. Elles étaient là pour
l’emmener, pas pour lui faire la conversation. Tout dans leur posture
indiquait qu’elles appartenaient à une troupe d’élite. Il fallait au moins ça
pour arrêter un Berserker…
Quelque chose me dit que la situation est pire que je ne le pensais…
L’expression de l’Alpha ne montrait rien de son inquiétude grandissante
quand il s’interposa entre les siens et les visiteuses, Aymeric à ses côtés.
— Que me vaut le plaisir de votre présence dans mon domaine ?
Le ton ironique du loup-garou démentait ses paroles. En principe,
personne ne pouvait ouvrir un portail dans son fief sans son autorisation.
Excepté la Dame du Lac…
Une brève seconde, Duncan sentit l’accablement le gagner. Il avait beau
savoir qu’Ysolda n’avait pas agi de gaieté de cœur, il n’en restait pas moins
qu’elle avait envoyé ses druidesses l’incarcérer. Le loup-garou s’en voulut
aussitôt de cette pensée. La Dame du Lac avait dû être aussi désespérée que
lui en cet instant lorsqu’elle avait pris sa décision.
Il souhaitait qu’elle ait ensuite pu trouver une épaule amie pour poser un
instant son fardeau.
— Nous sommes venues t’arrêter, Duncan de Chânais. Pour haute trahison
envers Avalon.
Le timbre de la porte-parole du groupe était neutre. L’Alpha avait beau
s’attendre au motif de son inculpation, l’entendre lui fit mal. Il n’en laissa
cependant rien paraître quand il riposta, un sourire railleur au coin des lèvres.
— Rien que ça ?
— Comptes-tu résister ?
Déjà les guerrières s’étaient avancées d’un pas, prêtes au combat. Duncan
haussa les épaules avec une nonchalance étudiée.
— Je n’ai rien à me reprocher. De ce fait, aucune raison de refuser
d’affronter un procès.
Le loup-garou provoquait intentionnellement les druidesses, toujours dans
le but de savoir de quel côté elles penchaient. Hélas, il en fut pour ses frais.
Aucune d’entre elles ne changea d’expression. La meneuse se contenta de
sortir des chaînes du sac qu’elle portait en bandoulière.
— Dans ce cas, tu ne feras aucune difficulté à nous suivre.
— Aucune, en effet.
La colère des siens submergea Duncan. Il encaissa le choc sans broncher,
faisant barrage à la rage de la meute pour que les guerrières ne la perçoivent
pas. Le seul qu’il ne put museler totalement fut Aymeric. Ses yeux gris
virèrent à l’orage tandis qu’il grondait à l’intention de leurs visiteuses.
— Mon Seigneur a dit qu’il vous suivrait. Il n’est pas nécessaire de
l’enchaîner comme un criminel !
— C’est la procédure, répliqua son interlocutrice.
Pour la première fois depuis son arrivée, elle parut légèrement mal à l’aise.
La réputation d’imprévisibilité d’Aymeric n’était plus à faire. Sans compter
que tous en Avalon savaient qu’il avait tendance à frapper d’abord et à
questionner ensuite. Son soulagement fut perceptible lorsque Duncan posa la
main sur l’avant-bras de son lieutenant, qui s’était avancé pour s’interposer
entre lui et la guerrière.
— C’est bon. Pas la peine d’envenimer la situation.
— C’est injuste, grommela Aymeric en reculant. Tu ne mérites pas une
telle humiliation.
— J’y survivrai. Je te confie la meute jusqu’à mon retour.
— J’en prendrai soin, Seigneur.
Le loup-garou s’écarta à regret pour laisser passer Duncan. Celui-ci tendit
ses poignets à la guerrière en la fixant droit dans les yeux. Cette dernière eut
une infime hésitation avant de l’enchaîner, indiquant enfin au captif ce qu’il
désirait savoir.
La druidesse ne lui était pas hostile. Cela ne voulait pas non plus dire
qu’elle lui était favorable, bien sûr, mais au moins, elle n’abuserait pas de sa
fonction et ne ferait que son devoir, une constatation qui rendit les entraves
du prisonnier plus légères. Quand les fers se furent refermés en un ultime
claquement, il se tourna vers les siens, le regard grave.
— Je reviendrai bientôt.
Seuls les siens perçurent ce qu’il ajouta par le lien de la meute.
Si le pire devait arriver, fiez-vous à Aymeric.
Puis le loup-garou se détourna pour franchir le portail ouvert par l’une des
druidesses, ne laissant d’autre choix à celles-ci que de lui emboîter le pas.
Duncan de Chânais avait beau porter des chaînes, il refusait de céder le
contrôle de la situation à quelqu’un d’autre que lui.

Le portail se referma dans un ultime éclair de lumière. Un profond


sentiment d’abandon s’abattit sur la meute tandis que ses membres réalisaient
pleinement l’absence de leur Alpha.
Ils n’avaient même pas eu le temps de lui dire au revoir…
— Depuis quand sont-elles là ?
La voix d’Aymeric ramena tout le monde au moment présent. Ses
compagnons se tournèrent vers lui, quêtant d’instinct le réconfort que pouvait
leur procurer un Alpha. Le lieutenant de la meute rejoignit Yseult et passa
son bras autour de ses épaules, l’attirant contre lui en une étreinte protectrice.
— Quand ? insista-t-il.
— Il y a moins d’une demi-heure, finit par l’informer Aloys. C’est
Beowyn qui nous a prévenus qu’un portail s’était ouvert près du manoir.
Lorsque nous sommes arrivés, elles étaient là, et leur meneuse a exigé de voir
Duncan.
— Étant donné que personne n’est venu nous chercher à la clairière, j’en
déduis que personne n’a répondu.
— Pourquoi l’aurions-nous fait ? lança Kerwan avec une pauvre tentative
de sourire.
— Elles n’ont d’ailleurs pas insisté, reprit Aloys.
— Se sont-elles montrées agressives ?
— Jamais. En réalité, elles n’ont pas dit un mot jusqu’à votre arrivée.
— Même pas sur ce que nous étions censés faire ?
— Ce que nous… ? Je ne comprends pas, avoua son cousin.
Il n’était pas le seul à fixer Aymeric avec étonnement. Personne dans la
meute ne semblait saisir où il voulait en venir. Le lieutenant de Duncan
resserra sa prise sur Yseult. Plus que jamais, il avait besoin de son contact
rassurant contre lui.
— Duncan est notre Alpha, poursuivit-il tandis que ses yeux adoptaient
l’éclat de la glace. Il est hors de question que nous restions ici alors qu’il est
emprisonné en Avalon. Titouan, préviens tes parents que nous partons en
urgence et qu’ils vont devoir s’occuper du manoir. Qu’ils prennent Charles
au château le temps de notre absence. Beowyn, Yseult, Inaïa, tenez-vous
prêts à ouvrir un portail.
— On n’a pas besoin d’être trois, pour ça, objecta le premier.
Il tressaillit quand le regard froid d’Aymeric se posa sur lui.
— Rien ne laisse présumer que nous serons les bienvenus en Avalon. Il
faudra peut-être insister pour y entrer, et vous ne serez pas trop de trois.
— J’essaierai la première, intervint Yseult. La magie sauvage est la plus
difficile à contrer. Et vous deux, je ne veux pas vous entendre, prévint-elle,
menaçante.
Son amant et son frère, qui s’apprêtaient à protester, se le tinrent pour dit
et gardèrent le silence. Titouan, qui s’était transformé pour gagner plus vite le
château et parler à ses parents, revint au même instant.
— Merci de m’avoir permis de leur dire au revoir, émit-il à l’intention
d’Aymeric tout en renfilant ses vêtements.
— Quelques minutes de plus ou de moins ne changeront rien pour
Duncan. Si c’est possible, il faut toujours prendre le temps de faire ses
adieux à ceux qu’on aime avant de les quitter.
Titouan déglutit. Il ne se souvenait que trop des récits d’Aymeric sur son
passé, ces histoires de guerre et de combats qu’il écoutait avec
émerveillement lorsqu’il était encore un enfant. À l’époque, il n’avait pas
saisi toute la portée des paroles de son idole. Après avoir lui-même lutté aux
côtés de la meute pour sauver Aydan, le jeune homme avait réalisé qu’être un
loup-garou ne faisait pas de lui un être invincible. Il comprenait mieux à
présent pourquoi Aymeric insistait toujours sur le sujet quand il lui racontait
ce qu’il avait vécu.
— Tout le monde est prêt ?
— Un peu, qu’on est prêts, cracha Blodwyn en rengainant son poignard.
— Dans ce cas…
Yseult n’avait pas attendu pour créer un portail. Étant druidesse, elle aurait
pu le faire dans l’enceinte du Palais, toutefois, ne sachant pas de quelle
manière ils seraient accueillis, elle avait préféré choisir une destination plus
en retrait. Ainsi, ils auraient toute latitude pour décider s’ils se présentaient
ou non au Palais.
— Des difficultés ? s’enquit son amant en observant l’ouverture
scintillante.
— Aucune.
Aymeric fut le premier à franchir le portail, Prince sur une épaule et
Mordor sur l’autre.
Chapitre 4
Quelques heures plus tôt en Avalon…

Ysolda se détourna de sa psyché, le cœur serré. Si elle s’appliquait à


toujours montrer un visage impassible en public, il n’en était pas de même
dans le secret de ses appartements. Son miroir lui avait renvoyé l’image de la
douleur qui la dévorait tout entière et qui s’amplifiait chaque jour qui passait.
Elle avait tout essayé pour contrer ses ennemis.
En vain.
Il lui avait fallu se résoudre à l’évidence : elle allait à nouveau devoir juger
son amant, et, à moins d’un miracle, le condamner. Seuls Siobhan et Adam
étaient au fait de ce qu’elle éprouvait et qui la tuait à petit feu.
Duncan… Comment peut-on penser que tu mettrais Avalon en péril ? Tu
n’as défié Harold que pour sauver les tiens, pas pour asservir les autres. Il
suffit de réfléchir un peu pour voir que jamais tu n’as tenté d’influencer mes
décisions. Tout au plus as-tu donné ton avis lorsque je te le sollicitais.
La colère brûla dans le regard bleu-violet tandis que la Dame du Lac
luttait pour garder en elle sa magie qui ne demandait qu’à exploser. Plus que
jamais, elle devait conserver son calme. Il lui faudrait toute son intelligence et
son sang-froid pour sauver son amant. Elle n’avait pas le droit de se laisser
aller à ses sentiments.
Ysolda prit une profonde inspiration. Elle était prête. Et afin que personne
ne se méprenne sur sa puissance, elle choisit de revêtir sa tenue de guerrière
par-dessus sa chemise de lin. En dépit de sa souplesse, il s’agissait en réalité
d’une véritable armure de cuir noir brodée d’entrelacs d’argent enchantés, qui
protégeait la Dame du Lac tout en lui assurant une grande liberté de
mouvement. D’un geste sûr, Ysolda ceignit son épée, puis quitta ses
appartements d’un pas décidé, en apparence indifférente aux réactions que
son passage déclenchait.
En réalité, elle enregistrait chaque posture, chaque mot, en profitant pour
affiner sa classification personnelle de ceux qui l’entouraient : qui la
soutenait, qui lui était hostile ou qui préférait observer une prudente
neutralité. Le troisième camp avait beau être le plus important, les tenants du
deuxième étaient suffisamment nombreux et surtout virulents pour se faire
entendre. Quant à ceux du premier, ils faisaient bloc autour d’elle avec une
indéfectible loyauté qui lui donna chaud au cœur.
Ysolda avait recouvré tout son calme quand elle entra dans la salle où elle
accordait audience. Elle laissa échapper quelques miettes de son pouvoir afin
d’être certaine de capter l’attention générale, si bien que ce fut dans un
silence absolu qu’elle gravit l’estrade la séparant de son trône. D’ordinaire, la
jeune femme se dispensait de ce genre de démonstration de force, toutefois,
aujourd’hui, elle estimait nécessaire d’affirmer sa position. C’était une guerre
qu’elle allait mener, et chaque détail aurait son importance.
La Dame du Lac survola l’assistance des yeux, satisfaite de constater que
personne n’osait soutenir son regard. Elle y avait insufflé toute la froideur et
la puissance qu’elle possédait. Sa tenue contribuait à accentuer la crainte
qu’elle inspirait en cet instant. Sans même qu’elle ait besoin d’user d’un
quelconque artifice, sa voix claqua avec une violence inattendue.
— Eh bien ? Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi j’ai eu l’impression
de pénétrer dans un poulailler en entrant dans cette pièce ?
Ysolda eut la satisfaction de voir ses détractrices échanger des regards
gênés, pendant que ses fidèles esquissaient de petits sourires narquois. Les
membres de la troisième faction ne montraient rien de leurs sentiments. La
souveraine d’Avalon ne doutait pas qu’en fonction de sa réaction aux
événements qui s’annonçaient, certaines d’entre elles basculeraient d’un côté
ou de l’autre, tandis que leurs compagnes camperaient sur leurs positions.
Quant à elle, en dépit de son cœur qui se brisait, elle était prête à affronter la
tempête.
— J’attends, reprit-elle, glaciale.
L’une des druidesses présentes finit par s’avancer, hésitante.
— Nous sommes ici pour déposer une accusation contre Duncan de
Chânais.
— Pour quel motif ?
Rien dans l’attitude d’Ysolda ne trahissait la peur qui l’étreignait. Sa voix
ne tremblait pas, et son expression restait impassible. Une pointe de
satisfaction perça sa tristesse tandis qu’elle constatait que la crainte qu’elle
inspirait était toujours aussi vivace. La Dame du Lac était bien décidée à
pousser ses adversaires dans leurs retranchements et à ne rien leur épargner.
Après tout, elles ne comptaient pas épargner Duncan…
Le malaise ambiant augmenta. Un instant, Ysolda caressa l’espoir d’avoir
une fois de plus réussi à éloigner l’inéluctable. Hélas, son interlocutrice
trouva le courage de poursuivre :
— Haute trahison.
— Mais encore ?
Nouvel échange de regards embarrassés devant l’implacable pression
exercée par la souveraine. Une interminable minute s’écoula avant que son
opposante s’oblige à parler à nouveau.
— Nous l’accusons de vouloir prendre le pouvoir en Avalon.
Voilà, ça y était. L’accusation était prononcée. Objectivement, Ysolda ne
pouvait rien reprocher au groupe ayant sollicité une audience, et qui n’était
que le porte-parole d’une faction plus importante. Aucune de celles qui se
tenaient devant elle ne souhaitait la remplacer. Elles s’inquiétaient réellement
pour Avalon.
Excepté qu’elles se trompaient de cible.
Duncan de Chânais n’était pas un danger pour la contrée magique.
Ysolda haussa un sourcil sarcastique.
— Rien que ça ?
L’attitude gênée de ses vis-à-vis prouva à la souveraine que son intuition
était la bonne. À l’origine, elles avaient sans doute prévu de l’englober dans
leur dossier à charge, avant de reculer au dernier moment.
Inculper la Dame du Lac était beaucoup plus difficile qu’inculper l’Alpha
d’une meute, même s’il s’agissait d’une meute aussi puissante que celle des
de Chânais.
Comme personne ne semblait vouloir répondre à sa question, Ysolda
enchaîna :
— Bien. Je vais ordonner l’arrestation de Duncan de Chânais. Nous
verrons au tribunal ce qu’il en est de vos… preuves. La séance est close.
Le visage de glace, la jeune femme attendit que la salle se vide puis se
leva à son tour. Elle avait récupéré l’avantage, mais la victoire avait un goût
amer. En décidant de l’emprisonnement de son amant avant que la mesure
soit exigée, elle avait certes pris la faction adverse de court, toutefois, il lui en
avait coûté d’envoyer à nouveau le loup-garou dans ses cachots.
Il ne mérite pas ça…
***

Un éclair lumineux annonça l’ouverture du portail. Ysolda aurait aimé


pouvoir garder l’arrivée de Duncan discrète, malheureusement, cela n’aurait
fait que la desservir et, par extension, desservir le Seigneur des de Chânais,
en ajoutant une nouvelle accusation de favoritisme à son dossier. Elle avait
donc laissé la rumeur se propager, si bien qu’une foule nombreuse était
présente dans la cour extérieure du Palais. L’annonce de la plainte déposée
contre Duncan avait fait le tour d’Avalon à une vitesse qui ne pouvait
s’expliquer que par la magie, si bien que tous ceux qui l’avaient pu s’étaient
rendus là où se matérialisaient traditionnellement les portails avant l’entrée au
Palais.
La Dame du Lac ne fut pas surprise de voir que Duncan franchissait
l’ouverture le premier. Si elle n’avait aucun doute sur le fait qu’il
obtempérerait sans hésiter, elle était également certaine qu’il ferait tout pour
reprendre la main et ne pas se présenter en Avalon en vaincu.
Leurs regards s’accrochèrent, en apparence impénétrables, néanmoins, ils
se connaissaient trop bien pour ne pas lire dans le cœur de l’autre. Il vit celui
de la Dame du Lac saigner devant les fers qui lui emprisonnaient les
poignets, et un poignard s’enfonça dans le sien à l’idée qu’il ne pouvait rien
faire pour soulager sa peine en lui affirmant que les chaînes n’avaient aucune
importance pour lui. Elles ne pesaient rien par rapport à celles qu’il avait
portées jadis.
Décidé à garder l’avantage, Duncan se dirigea droit vers Ysolda. Ses
geôlières n’eurent pas le temps de le rattraper que déjà il avait mis un genou à
terre devant elle.
— Ma Dame…
Amplifiée par une légère touche de magie, sa voix grave roula sur
l’assistance. Quelles que soient les charges contre lui, le loup-garou tenait à
ce que tous comprennent qu’il ne comptait pas se rendre et qu’il était prêt au
combat. Les guerrières choisies pour l’escorter l’entouraient à nouveau,
silencieuses et impassibles. Personne n’aurait pu dire ce qu’elles pensaient de
l’appropriation du pouvoir par leur prisonnier. Ysolda leur adressa un coup
d’œil indiquant qu’elle prenait les choses en main, puis reporta son attention
sur Duncan.
— Je suppose que tu sais pourquoi tu es ici ?
La voix de la Dame du Lac ne révélait rien du tumulte qui rugissait dans
sa tête. Duncan leva son incroyable regard vert vers elle.
— On m’en a touché deux mots, ma Dame. De ridicules accusations de
trahison.
Le ton était donné. En une phrase, Duncan avait balayé les charges contre
lui.
— Il doit être emprisonné !
L’intervention ne surprit pas Ysolda. Quant à Duncan, il ne daigna pas
s’intéresser à la druidesse qui s’était avancée, les yeux brillants de colère.
— Ai-je dit qu’il ne le serait pas ?
La voix de la Dame du Lac avait claqué comme un fouet. Son
interlocutrice rougit et recula en baissant la tête. Ysolda la fixa durant encore
quelques secondes, puis tourna les talons tout en jetant un ordre à l’adresse de
ses guerrières.
— Emmenez-le.

***

La vision de Duncan ne mit que quelques instants à s’adapter à la


pénombre du cachot dans lequel il avait été conduit. Il s’était laissé entraîner
et enchaîner sans résister, ne voulant pas affaiblir davantage la position
d’Ysolda.
Cette fois, on y est, songea-t-il en s’affalant dans la paille. Ce procès que
nous avons évité si longtemps va avoir lieu. Et je n’ai pas la moindre idée de
la manière de contrer ce qui m’attend.
Les pensées du Seigneur des de Chânais dérivèrent vers la Dame du Lac.
En dépit des circonstances, il avait été heureux de la revoir. Lui qui la
connaissait bien avait perçu la peur qu’elle cachait aux autres.
J’aimerais être près de toi, Ysolda. J’aimerais te dire que tout ira bien,
que nous nous en sortirons une fois encore. Malheureusement, en huit
siècles, nous n’avons pas trouvé de solution, et à présent, le temps presse…
Duncan en était là de ses réflexions lorsqu’un bruit ténu le mit sur le qui-
vive.
Serait-il possible qu’on cherche à m’assassiner avant le procès ?
Le prisonnier banda les muscles, prêt à arracher ses chaînes. En théorie,
elles étaient capables d’arrêter un loup-garou, excepté qu’il était bien plus
que cela.
Puis, il reconnut la silhouette qui s’avançait vers lui et ses yeux
s’écarquillèrent. Il s’apprêtait à parler quand un index fin se posa sur sa
bouche avec douceur.
— Chut. Personne ne sait que je suis là.
— Mais comment… chuchota-t-il, abasourdi.
— Je suis la Dame du Lac. Ce Palais est le mien, et à ce titre, j’en connais
tous les secrets. Y compris ceux qui permettent de se rendre dans les cachots
sans que personne ne le sache.
Le regard d’Ysolda s’assombrit tandis qu’elle s’installait à califourchon
sur les cuisses de Duncan.
— Il n’empêche que je n’ai pas beaucoup de temps. Et s’il te plaît, ne
pense même pas à me dire que je n’aurais pas dû venir. J’ignore ce que
l’avenir nous réserve, et il était hors de question que je ne te voie pas avant le
procès.
— Je mentirais en prétendant que je ne suis pas heureux de te voir,
capitula le loup-garou en refermant ses mains sur sa taille.
Avec douceur, il attira la jeune femme vers lui. Leurs lèvres se soudèrent
pour un baiser aux accents désespérés.
— Jamais promesse n’aura été aussi difficile à tenir, murmura-t-il
lorsqu’ils se séparèrent.
Ysolda appuya son front contre celui de son compagnon.
— Pourtant, il le faudra. Je ne suis sûre de rien concernant notre avenir,
sauf d’une chose : quelles que soient les précautions prises, les murs peuvent
avoir des oreilles. Les risques que quelqu’un sache que je suis ici sont
infinitésimaux, cependant, ils existent.
— Tu es la voix de la sagesse, ma Dame. Même si tes mots sont durs à
entendre.
— Ils le sont tout autant à prononcer.
— J’en suis conscient.
Duncan caressa la joue de la jeune femme.
— Les charges sont-elles sérieuses ?
— Je le crains.
— Quelles sont mes chances ?
— Nous devrons jouer plus serré que jamais.
— Pas toi. Moi.
Ysolda se raidit tandis qu’une expression de colère se peignait sur son
visage.
— Tu n’imagines quand même pas que…
Cette fois, ce fut Duncan qui la bâillonna.
— Il le faut. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être affaiblis tous les
deux. Ce serait donner la part trop belle à nos ennemis. Laisse-moi prendre le
blâme sur moi.
La Dame du Lac réfléchit un instant. Au fond d’elle-même, elle
comprenait que Duncan avait raison, et que ne pas se retrouver elle aussi sur
le banc des accusés lui offrirait une plus grande marge de manœuvre pour
aider le Seigneur des de Chânais.
La souveraine l’acceptait.
La femme, elle, le refusait.
Une fois de plus, la seconde s’effaça au profit de la première.
— Puisqu’il le faut…
— Je suis tellement désolé…
— Nous avons toujours su que notre chemin serait semé de davantage
d’épines que de pétales de roses.
Ysolda posa ses mains sur les épaules de Duncan et lui vola un dernier
baiser avant de se lever.
— Je dois te laisser. Siobhan monte la garde dans mes appartements, mais
il est préférable que je ne m’absente pas trop longtemps.
La Dame du Lac recula dans l’ombre. En dépit de sa vision nocturne et de
ses pouvoirs de druide, Duncan ne la vit pas disparaître, ce qui ne l’empêcha
pas de réaliser qu’il était à nouveau seul.
Et qu’il passait ce qui était peut-être sa dernière nuit dans un cachot, lui
qui n’aimait rien tant que courir sous le soleil…
Chapitre 5
— Sommes-nous loin du Palais ? s’enquit Aymeric lorsque le dernier
membre de la meute eut franchi le portail créé par Yseult.
— À peine une heure de marche, l’informa sa compagne. J’ai préféré
choisir une destination qui soit tout à fait en dehors des limites du Palais.
Même si en théorie rien ne nous interdit d’assister au procès de notre Alpha,
mieux vaut prendre la température ambiante avant de foncer.
— Tu n’as pas tort.
Le regard de son amant tomba sur Inaïa, qui se tenait aux côtés de
Kerwan.
— Au cas où on nous refuserait l’entrée, penses-tu que ton statut de
porteuse de la rune de Dag te permettrait de forcer le passage ?
La druidesse secoua la tête.
— Pas dans ces circonstances. Tout le monde sait que je suis la compagne
de Kerwan et en tant que telle, membre de la meute de Chânais. Donc même
si je suis au service d’Avalon, en l’occurrence, je serais suspecte.
— Je craignais cette réponse. Bien. Il ne nous reste plus qu’à aller au
Palais pour voir l’accueil qui nous sera fait.
Le regard d’Aymeric balaya le groupe qui l’entourait. Le loup-garou se
demandait ce qu’il pouvait faire pour que sa meute paraisse moins
intimidante. Non seulement elle était la plus imposante d’Avalon, mais en
plus, la réputation de férocité des guerrières et des guerriers qui la
composaient n’était plus à faire. Sans compter qu’elle ne comportait pas que
des loups-garous… Inaïa, une druidesse guerrière capable de déceler les
mensonges. Yslaine, l’ancienne princesse d’Ys, moitié Chat d’argent et
moitié Cat Sidhe. Morgane, une sorcière qui lisait dans les pierres. Oui,
c’était une étrange meute qu’il allait conduire au Palais.
Il espérait seulement qu’elle en reviendrait avec son chef légitime.

Ils effectuèrent le trajet en silence. Aucun d’eux n’avait envie de parler, et


en plus, ils préféraient demeurer attentifs à leur environnement. Après tout, il
n’était pas exclu que quelqu’un s’en prenne à eux… Duncan était peut-être la
cible principale ; il n’en restait pas moins que beaucoup auraient voulu voir la
meute de Chânais vaincue, voire totalement éliminée.
Une puissance telle que la leur attirait toujours les jalousies en tout genre.
Ils ne tardèrent pas à arriver en vue du Palais. Étant passés par la forêt et
ayant évité les sentiers, ils n’avaient croisé personne, cependant, à présent, ils
ne pouvaient faire autrement qu’avancer en pleine lumière. Continuer ainsi
paraîtrait un peu trop suspect, et pourrait leur valoir de rejoindre leur Alpha
dans les geôles, ce qui affaiblirait encore sa position. Aymeric se tourna vers
Inaïa.
— Combien de temps avant qu’on nous repère une fois que nous aurons
gagné la route ?
— Quelques minutes, tout au plus. En supposant qu’on ne soit pas déjà
repérés. Les protections qui entourent le Palais sont solides et s’étendent bien
au-delà des murs. Il est possible aussi que seule Ysolda soit au fait de
certaines d’entre elles. Tu te doutes bien que les Dames du Lac ne révèlent
jamais l’intégralité de leurs pouvoirs.
Son interlocuteur acquiesça.
— Ça me paraît logique. J’espère qu’elle aura un tour dans son sac pour
tirer Duncan du pétrin dans lequel il est, parce que moi, je sèche. Très bien,
allons-y. Aloys, Kerwan, avec moi.
Les derniers mots du loup-garou n’étonnèrent personne. Tous
s’attendaient à ce qu’il choisisse son cousin comme second. Quant à Kerwan,
il était l’autre Exécuteur, ce qui lui conférait une place particulière au sein de
la meute. Tout naturellement, Yseult se porta aux côtés de son amant, tandis
que leurs compagnons resserraient les rangs derrière eux.
Moins d’une minute plus tard, ils avaient rejoint la route principale. Celle-
ci était en apparence déserte, toutefois, aucun d’eux ne s’y fiait. Des
sentinelles invisibles veillaient. Qu’elles soient de chair et d’os ou
impalpables, elles étaient toutes dangereuses et potentiellement mortelles.
Aymeric fit signe aux siens de s’immobiliser dès l’instant où il aperçut une
troupe à cheval se diriger vers eux.
— Quoi qu’il se passe, personne ne bouge. Nous n’avons aucun atout en
main, ne l’oubliez pas.
— On ne peut quand même pas nier notre droit d’assister au procès de
notre Alpha ? s’indigna Blodwyn, les mâchoires crispées.
Le lieutenant de Duncan lui jeta un rapide coup d’œil.
— En théorie, non, même si Duncan est accusé de haute trahison. En
pratique… Je préfère ne présumer de rien.
Aymeric s’avança d’un pas pendant que les guerrières immobilisaient
leurs montures. La meneuse le toisa sans aménité tandis qu’elle lançait d’une
voix sèche :
— Je suppose que vous êtes là pour votre Alpha ?
— Nous sommes là pour solliciter une audience auprès de la Dame du
Lac, rectifia Aymeric d’un ton neutre.
Quelle que soit l’identité de la cavalière, elle ne portait visiblement pas les
de Chânais dans son cœur. Son interlocuteur serra les dents pour encaisser
son dédain sans réagir et poursuivre d’un timbre uni.
— Comme il est de notre droit de le faire.
La druidesse eut un rictus méprisant.
— Je n’ai jamais dit le contraire. Par contre, rien ne m’oblige à tous vous
laisser passer. Tu viendras avec moi ; les autres attendront ici.
Une vague de colère submergea le lien de meute. Aymeric y fit aussitôt
barrage.
— Du calme. Ce n’est pas une demande extraordinaire. Il ne m’arrivera
rien.
— Mais… commença Aloys.
— Non, le coupa son cousin. Contentez-vous de ne pas bouger. Ne leur
parlez pas, même si elles vous adressent la parole. Si vous devez absolument
communiquer, faites-le par le lien de la meute. Aloys, Kerwan, je compte sur
vous. Je viens, ajouta-t-il à l’intention de la druidesse.
Si celle-ci se douta qu’il y avait eu un échange entre les membres de la
meute, elle n’en laissa rien paraître. Elle se contenta de faire volter sa
monture pour suivre Aymeric.
Son épée était posée au creux des reins du loup-garou.

Aymeric s’appliquait à garder un pas égal en dépit de la pointe de la lame


qui le piquait à travers ses vêtements. Il n’était pas question pour lui de
montrer la moindre faiblesse dans le jeu qui se jouait.
— Arrête-toi.
Le duo était arrivé dans la cour du Palais. Conscient des regards posés sur
eux depuis qu’ils avaient franchi les portes d’entrée, Aymeric obtempéra en
silence. L’épée quitta son dos tandis que la guerrière mettait pied à terre, mais
ce ne fut que pour mieux revenir. Un muscle tressauta sur la joue du loup-
garou. Il détestait se sentir contraint de cette manière, qui lui rappelait la
sombre période où il était l’esclave de Morrigane. Il dut faire un grand effort
sur lui-même pour ne pas broncher et feindre d’ignorer les regards
goguenards qui se posaient sur lui.
Si Duncan ne faisait pas l’unanimité en Avalon, lui la faisait encore
moins…
— Que se passe-t-il ?
Le soulagement envahit Aymeric. Il avait reconnu Siobhan. La
guérisseuse s’approcha à grands pas, foudroyant la guerrière des yeux.
— Pourquoi cette épée ? Il a quelque chose à se reprocher ?
— C’est un de Chânais, tenta de se justifier la druidesse d’une voix
incertaine.
— Et après ? Que je sache, aucune accusation ne court contre lui !
Le ton sec de Siobhan ne souffrait aucune contrariété. Son interlocutrice
hésita une dernière seconde, puis baissa son arme à contrecœur. Sans plus
s’intéresser à elle, la guérisseuse s’adressa à un Aymeric qui réprimait à
grand-peine un rictus de satisfaction.
— Je suppose que tu souhaites voir la Dame du Lac ?
L’interpellé inclina la tête.
— Comme j’en ai le droit, en effet, ajouta-t-il à l’intention de son ex-
geôlière.
Celle-ci le gratifia d’un regard assassin avant de tourner les talons et de
s’en aller à grands pas. Surpris par tant d’animosité, Aymeric attendit
cependant que Siobhan et lui soient hors de portée d’oreilles pour la
questionner à voix basse :
— Rectifie-moi si je me trompe, mais j’ai la nette impression qu’elle a une
dent particulière contre moi.
— Comme beaucoup de femmes en Avalon.
Le loup-garou leva les yeux au ciel.
— Il y a prescription, non, depuis le temps ? Sans compter que j’ai plus
que largement payé ma dette.
— Oh, il ne s’agit pas de ça.
— De quoi s’agit-il, dans ce cas ?
— Elle fait partie de celles qui rêveraient d’être à la place d’Yseult.
— Hein ?
En dépit des circonstances, Siobhan ne put retenir un rire.
— Tu n’imagines pas le nombre de femmes qui ont espéré être celle qui
lèverait la malédiction de Morrigane… Alors forcément, le fait qu’Yseult ait
remporté le gros lot fait grincer des dents.
— Comme si j’avais le temps de me préoccuper de ça en ce moment…
gémit le loup-garou, accablé.
— Si c’est pour Yseult que tu t’inquiètes, ne t’en fais pas, elle sait très
bien se défendre. Nous sommes arrivés.
Aymeric reconnut la salle d’audience. Ysolda s’y trouvait, en compagnie
de sa garde rapprochée. Visiblement, elle l’attendait. Le lieutenant de Duncan
ne s’en étonna pas. La souveraine d’Avalon avait dû être prévenue à l’instant
où la meute avait posé les pieds sur la route principale, ce qui n’avait rien de
particulièrement surprenant. Après tout, c’était elle qui avait conçu les
protections autour de son Palais. Le loup-garou s’avança, jusqu’à ce que deux
épées croisées l’empêchent d’approcher davantage d’Ysolda. Il n’insista pas,
se contentant de mettre un genou à terre.
— Ma Dame…
La jeune femme écarta les lames acérées d’une main ferme, puis combla la
distance la séparant de son visiteur.
— Aymeric de Chânais… Je mentirais en disant que ta venue est une
surprise.
L’intéressé réprima un frisson. Il avait beau ne rien ignorer de la réalité, le
timbre froid, presque sarcastique, de son interlocutrice avait de quoi
déstabiliser n’importe qui. Il prit sur lui-même pour ne pas lever la tête et
conserver son attitude de solliciteur.
— Je ne suis pas ici en mon nom propre, ma Dame, mais au nom de ma
meute.
— Et que me veut ta meute ?
Aymeric hésita. La vérité était qu’il n’avait pas pensé à la manière de
présenter sa requête. Il ne devait paraître ni arrogant ni faible ou ignorant des
lois d’Avalon. Prenant une grande inspiration, il se lança en choisissant ses
mots avec soin.
— Notre Alpha a été arrêté et accusé de trahison. Nous sommes venus
pour l’aider à réfuter ces assertions mensongères.

Tu serais fier de lui, Duncan.


Ysolda avait apprécié à sa juste valeur l’exercice de style fourni par
Aymeric. Il n’avait pas demandé ou exigé, se contentant d’énoncer un fait
que personne ne pouvait nier.
Une meute pouvait être présente et s’exprimer quand l’un des siens était
jugé.
— C’est votre droit le plus strict, acquiesça la jeune femme.
L’avertissement contenu dans ses paroles était clair. D’ailleurs, personne
ne se risqua à émettre une quelconque objection. Ysolda décida d’enfoncer le
clou en précisant sa pensée, d’un ton dur et métallique qui indiquait qu’elle
ne tolérerait aucune contradiction.
— Et si jamais quelqu’un s’avisait de vous causer le moindre ennui, ne
serait-ce que par une remarque inappropriée, n’oublie pas de lui signifier
qu’il reste de la place dans mes cachots. La loi est la même pour tous.
— Il en sera fait selon votre volonté, ma Dame.
— Souhaitez-vous loger au Palais jusqu’au procès ?
Aymeric hésita un instant, puis secoua la tête.
— Non, ma Dame.
Il ne donna pas davantage d’explications, toutefois, Ysolda comprit qu’il
préférait demeurer loin des yeux et des oreilles susceptibles de traîner dans le
Palais. Pour tout dire, elle n’était pas surprise de sa décision, et ce fut sans la
commenter qu’elle mit fin à l’entretien.
— Dans ce cas, nous nous reverrons demain. Le procès commencera en
début d’après-midi.
— Nous serons là, ma Dame.
Le lieutenant des de Chânais se releva, s’inclina, puis tourna les talons et
quitta la pièce, escorté de deux guerrières désignées par Ysolda. Elles
l’abandonnèrent aux portes du Palais sans jamais lui avoir adressé la parole,
le laissant libre de rejoindre les siens. La meute faisait toujours face aux
protectrices des lieux, dans une ambiance tendue qui n’augurait rien de bon.
Aymeric ayant gardé le lien ouvert, les siens avaient suivi ses échanges avec
la Dame du Lac, si bien qu’il n’eut pas à leur résumer la situation lorsqu’il
s’interposa entre les loups-garous et les cavalières, se contentant de lancer
quelques mots d’un ton rogue.
— On s’en va.
Chapitre 6
Duncan était loin d’avoir passé la meilleure nuit de son existence.
Techniquement, ce n’était pas la pire non plus. Il y en avait eu de bien plus
inconfortables lorsqu’il était au pouvoir d’Harold.
Mais c’était la première fois qu’il craignait réellement de ne pas voir le
soleil se coucher…
Le loup-garou croisa les mains derrière la nuque, faisant tinter ses chaînes.
Les heures s’étaient écoulées sans qu’il ferme l’œil. Duncan n’était pas
fatigué pour autant. Il pouvait rester bien plus longtemps sans dormir, ce qui,
en l’occurrence, lui avait permis de retourner encore et encore la situation.
Hélas, il n’avait trouvé aucune issue.
Il ne pouvait que se fier à son charisme et à son éloquence pour convaincre
ses adversaires qu’il ne représentait pas un danger pour la contrée magique.
Les procès en Avalon ne ressemblaient pas à ceux de la Terre des hommes.
Ils ne comportaient ni jury ni avocat, et l’unique juge était la Dame du Lac.
Le prévenu se défendait seul. Le ou les accusateurs exprimaient eux-mêmes
leurs griefs. L’assistance d’une porteuse de la rune de Dag était requise dans
les cas les plus graves, toutefois, elle n’intervenait que sur appel de la Dame
du Lac, et toujours après que l’ensemble des arguments avait été exposé.
Duncan était presque certain que l’une d’elles serait présente quand il
comparaîtrait. En théorie, il aurait dû s’en réjouir. Grâce à son don la rendant
apte à déceler les mensonges, une porteuse de la rune de Dag pourrait en
principe établir de manière irréfutable son innocence.
Sauf que les choses n’étaient pas si simples.
La rune de Dag avait ses limites. Certes rares, mais existantes. Tous le
savaient en Avalon.
Et le Berserker en était une…
Issu de la magie primale d’Avalon, ne faisant qu’un avec elle, il pouvait
mystifier les porteuses de la rune de Dag.
Autant dire que personne n’accorderait de crédit à la parole de l’une
d’elles en ce qui le concernait…
***

— Je ne sais pas si c’est vraiment une solution, mais c’est tout ce que j’ai
trouvé.
Ysolda s’empara sans hâte du parchemin que lui tendait Adam. Le vieil
homme n’avait pas ménagé ses efforts, fouillant l’immense bibliothèque du
Palais du sol au plafond. Le fait qu’il soit celui qui l’avait organisée l’avait
grandement aidé dans ses recherches. L’ancien archéologue avait fini par
exhumer un texte qui tombait presque en poussière, et que Siobhan avait dû
restaurer grâce à un vernis enchanté.
Les sourcils froncés, la Dame du Lac déchiffra l’écriture pâlie par les
siècles. Un timide espoir s’éveillait en elle tandis qu’elle prenait connaissance
du contenu du manuscrit. Elle se résolut à lever la tête.
— Si je parviens à me servir de cela, il a une mince possibilité de sortir
vivant du Palais. La suite dépendra de lui.
Un sourire fatigué se dessina sur le visage d’Ysolda.
— Heureusement, il est lui.
— Que vas-tu faire ? s’enquit Siobhan.
— Étudier ce texte jusqu’à ce que j’en possède les moindres subtilités.
Durant le procès, je n’aurai pas droit à une seconde chance ni à la plus petite
faiblesse. Duncan a voulu prendre toute la faute sur lui afin de m’épargner.
Les mâchoires de la souveraine d’Avalon se crispèrent à se souvenir. Elle
se promit que, dès que tout serait fini, elle aurait une très longue discussion
avec le loup-garou au sujet de sa manie de sans cesse se sacrifier pour les
autres. En attendant, il lui revenait de trouver le moyen d’éviter que le pire se
produise, et si pour ce faire elle devait passer une nuit blanche, elle n’y voyait
aucun inconvénient.
Ce n’était qu’un bien faible prix à payer pour sauver Duncan…

***

Les bras enroulés autour des jambes, Yseult riva le regard sur le feu qui
brûlait au milieu de la clairière. La meute avait choisi de demeurer à
proximité du Palais plutôt que d’utiliser un portail pour se rendre dans l’un de
ses domaines en Avalon. Ils avaient ainsi l’impression d’être plus près de leur
Alpha. Bien sûr, ce n’était que psychologique. Grâce à leur lien, ils pouvaient
rester en contact, quelle que soit la distance. C’était juste qu’aucun d’eux
n’avait envie de s’éloigner physiquement de l’endroit où était détenu Duncan.
— Que va-t-il se passer, demain ?
La voix de Titouan était incertaine. Le jeune homme n’avait pas été
épargné depuis qu’il avait décidé de rejoindre la meute et parfois, il lui
arrivait de se demander s’il avait eu raison. Conscient de son dilemme,
Aymeric s’installa à ses côtés.
— Duncan devra répondre des accusations portées contre lui devant la
Dame du Lac.
— Seul ? Nous n’avons pas le droit d’intervenir ?
— Si, à partir du moment où nous avons quelque chose de pertinent à dire
pour sa défense. Titouan, ce n’est pas la première fois que Duncan joue à ce
jeu. Il en connaît les règles par cœur. S’il estime que l’un de nous doit parler,
il nous le fera savoir. Dans le cas contraire, on se tait, sauf si nous sommes
mis directement en cause.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
Les yeux gris plongèrent dans les verts et y lurent toute l’angoisse que
recelaient ces derniers. Pourtant, pas une seconde Aymeric n’envisagea de
mentir à Titouan.
— Je l’ignore. Les accusations contre lui n’ont jamais été aussi graves. Il
se battra jusqu’au bout, et Ysolda fera ce qu’elle pourra pour l’aider, mais le
risque d’échec est réel.
— Et si jamais… le pire devait se produire, que deviendrons-nous ?
— Le procès ne concerne que Duncan. La meute passera sous mon
contrôle, à moins que quelqu’un soit assez fou pour me défier à un moment
où je serai vraiment très en colère et où j’aurai très envie de déchiqueter
quelque chose ou quelqu’un.
Titouan esquissa un minuscule sourire.
— Merci de ne pas m’avoir menti, souffla-t-il.
— Je ne te ferai jamais un tel affront.
Aymeric serra l’épaule de Titouan tout en enroulant son bras libre autour
de celles d’Yseult, qui s’était coulée sans bruit à ses côtés.
— Si vous le pouvez, essayez de prendre du repos. La journée risque
d’être longue, demain.

***
On pouvait compter sur les doigts d’une main les fois où l’ambiance avait
été aussi tendue qu’en ce jour au Palais de la Dame du Lac. L’atmosphère y
était quasiment irrespirable, et plus la journée avançait, plus elle
s’alourdissait. Ysolda était invisible depuis la veille au soir, ce qui ne
manquait pas d’alimenter les plus folles rumeurs. D’aucuns affirmaient
qu’elle s’était enfuie avec Duncan, d’autres qu’ils s’étaient donné la mort
pour ne pas affronter le procès qui s’annonçait et qu’une nouvelle Dame du
Lac n’allait pas tarder à se faire connaître. Le camp opposé raillait toutes
leurs assertions, clamant à qui voulait l’entendre que jamais Ysolda ne fuirait
ses responsabilités et que de toute façon, Duncan de Chânais n’avait rien à se
reprocher. Les modérés et les indécis tentaient de maintenir le calme entre les
factions extrêmes.
La situation était néanmoins au bord de l’explosion lorsqu’une voix
glaciale tonna à l’entrée de la Salle des Jugements.
— Que se passe-t-il encore ici ?
Le silence remplaça aussitôt les disputes. L’attention générale se tourna
vers les doubles portes grandes ouvertes, entre lesquelles se discernait une
silhouette altière. Il y eut un moment de flottement tandis que les regards
incrédules se fixaient sur l’arrivante.
Pour la première fois depuis très longtemps, la Dame du Lac portait la
tenue officielle de sa charge : une longue robe bleu nuit, si foncée qu’elle
paraissait presque noire, une cape aux couleurs changeantes, dont elle avait
rabattu la capuche sur sa tête et la grande lance ornée de la Pierre de la Dame.
Les volutes azur tourbillonnant au sein de cette dernière obligèrent plus d’une
des personnes présentes dans la salle à baisser les yeux.
Peu étaient capables de supporter l’éclat du saphir quand sa détentrice y
insufflait sa puissance… La Pierre de la Dame amplifiait les pouvoirs de la
souveraine d’Avalon, et lorsqu’ils étaient aussi conséquents que ceux
d’Ysolda, il y avait de quoi trembler.
Constatant que personne ne se risquait à lui répondre, Ysolda remonta
l’allée sans hâte, d’un pas égal, avant de s’installer sur son trône. L’extrémité
de la lance claqua sur le dallage de pierre. L’assistance sursauta.
— Qu’on amène l’accusé. Et qu’on fasse quérir les siens.

Duncan repoussa son assiette vide et se redressa quand la porte de sa


cellule tourna sur ses gonds. Grâce au lien qu’il avait maintenu avec la meute,
il savait que son procès était imminent.
Il était prêt.
Il ne bougea pas lorsque les guerrières chargées de l’escorter détachèrent
ses chaînes du mur. Sans un mot, il passa devant elles et s’engagea sur le
chemin menant à la Salle des Jugements.
Le Seigneur des de Chânais n’avait nul besoin qu’on le guide. Il ne
connaissait que trop bien la route qu’il suivait.
Cette route au bout de laquelle il allait revoir Ysolda, peut-être pour la
dernière fois…

— Vous pouvez entrer.


Aymeric se décolla du mur auquel il était adossé tout en adressant un
signe de tête à Siobhan. La guérisseuse n’avait laissé à personne le soin
d’aller les chercher dans la pièce où ils patientaient depuis leur arrivée au
Palais, un peu plus tôt. Une arrivée remarquée, parce qu’elle était attendue,
bien sûr, mais aussi parce que pour la première fois, Aymeric n’avait pas
bridé ses pouvoirs d’Alpha quand il s’était agi de convaincre des gardiennes
récalcitrantes de permettre à l’intégralité de la meute de pénétrer dans le
Palais, comme le stipulait une loi qu’elles semblaient avoir oubliée.
Un moment épique qui alimenterait sans doute les conversations pendant
longtemps avant de se transformer en légende et qui éclipserait la présence
surprenante des chats accompagnant les loups-garous…
Suivi des siens, Aymeric remonta l’allée menant au trône. Ainsi que le
voulait le protocole, il mit un genou à terre au nom des siens.
— Ma Dame…
— Toi et les tiens êtes les bienvenus dans mon Palais, Aymeric de
Chânais.
Des paroles rituelles, et pourtant sincères. Les de Chânais ne s’y
trompèrent pas. Ils les acceptèrent comme un baume sur leurs blessures, si
bien qu’ils se trouvèrent plus sereins en prenant place à la gauche de
l’estrade, face au groupe des accusateurs de leur Seigneur. Aymeric, qui avait
à nouveau bridé ses pouvoirs après sa démonstration de force, céda au caprice
de les relâcher.
Juste pour le plaisir de voir ses vis-à-vis pâlir lorsqu’ils furent frappés de
plein fouet par sa puissance…
Sous son apparence impassible, Duncan sentit son cœur accélérer quand il
arriva en vue de la Salle des Jugements. En dépit de l’impression de froideur
hautaine qu’il donnait à ceux qu’il croisait, le Seigneur des de Chânais
s’inquiétait pour son avenir et surtout, pour l’avenir de son clan.
Conservant l’avance qu’il avait prise sur ses gardiennes, Duncan pénétra
dans la pièce le premier. Les chuchotements qui avaient timidement repris
après l’arrivée de la meute se turent à nouveau. Afin de ne pas laisser
supposer qu’il tentait d’influencer les débats, le loup-garou avait retenu ses
pouvoirs. Toutefois, son charisme était tel qu’il n’avait pas besoin d’eux pour
impressionner.
Le regard du captif parut glisser sur Ysolda pour se concentrer sur les
siens. Ce bref contact avait cependant suffi pour que la Dame du Lac
comprenne qu’il n’avait pas changé d’avis et qu’il était déterminé à rejeter
toute la faute sur lui.
Les chaînes cliquetèrent lorsqu’il plia le genou devant le trône.
— Ma Dame…
— Duncan de Chânais… Te voilà donc une fois de plus devant moi.
— Il semblerait.
— Pour… haute trahison, si je ne m’abuse.
Le mépris subtil contenu dans la voix de la souveraine ne trompait pas.
Elle n’accordait aucune foi à ces accusations et tenait à ce qu’on le sache.
— Au risque de me répéter, il semblerait, acquiesça Duncan sur le même
ton.
— Relève-toi. Il ne sera pas dit que tu t’es défendu à genoux.
Duncan tressaillit. En parlant ainsi, Ysolda affichait un peu trop
ouvertement son soutien à l’Alpha des de Chânais.
Sois prudente, la supplia-t-il du regard tout en se redressant. Je t’en prie,
sois prudente !
Il ne sut toutefois pas si son message était parvenu à destination. Entrant
dans le vif du sujet, Ysolda s’intéressait à ses accusateurs.
— Je vous écoute. Que reprochez-vous au Seigneur des de Chânais ?
Les interpellés échangèrent des coups d’œil embarrassés. Ils pensaient
avoir correctement préparé leur intervention, cependant, à présent qu’ils
avaient l’attention pleine et entière de la Dame du Lac, ils découvraient que
tout n’était pas aussi facile qu’il y paraissait.
Accuser Duncan en privé était une chose, se retrouver face à lui devant
une salle comble en était une autre…
La meneuse du groupe finit par trouver suffisamment de cran pour
répondre à Ysolda.
— Nous lui reprochons de vouloir prendre le pouvoir en Avalon.
— Rien que ça ? railla l’intéressé en croisant les bras.
— Il n’y a pas de quoi rire ! s’emporta son interlocutrice.
— Quand on accuse quelqu’un, il faut apporter des preuves, persifla le
loup-garou. Et de préférence, des preuves solides.
— Duncan de Chânais a raison, Ryanne d’Avalon, intervint Ysolda. J’ai
accepté de faire arrêter Duncan au vu de la gravité de vos accusations, mais
ça ne vous dispense pas de devoir les étayer.
— Il... il est celui que vous choisissez le plus souvent comme amant, ma
Dame.
— Je ne suis pas non plus le seul.
Déterminé à ce que le procès reste centré sur sa personne, Duncan avait
pris le parti de s’immiscer dans la conversation. Il fut récompensé de ses
efforts lorsque Ryanne reporta son attention sur lui.
— Mais tu es celui qui sollicite le plus souvent l’intervention de la Dame
du Lac en faveur des tiens ! Tu as même fait en sorte d’impliquer Fenrir dans
vos affaires !
— Je ne suis pas responsable des décisions du Père de mon espèce. Et
comme tout sujet d’Avalon, j’ai le droit de solliciter ma souveraine si j’en
éprouve le besoin.
— Peux-tu prouver que tu ne l’influences pas ?
— Peux-tu prouver que je le fais ?
— Quand l’un des tiens a été soupçonné d’être une Bête, il n’a pas été
emprisonné comme il se devait. Au contraire, il a été traité comme un hôte de
marque en étant logé dans les appartements d’une druidesse qui, depuis, a
rejoint ta meute après l’avoir comme par hasard innocenté.
— Tu m’accuses de mentir, moi, une porteuse de la rune de Dag ?
Inaïa s’était avancée d’un pas pour intervenir dans le débat. Puisqu’elle
était directement mise en cause, elle en avait le droit, si bien que personne ne
protesta. Mal à l’aise, Ryanne marmonna d’un air gêné.
— Je ne voulais pas dire ça…
— Pourtant, tu l’as dit, souligna Duncan.
— Il me semble que mon intégrité a été établie de manière irréfutable
lorsque la vérité a éclaté, renchérit Inaïa. Quant au reste… Kerwan et moi
sommes tombés amoureux, ce qui, aux dernières nouvelles, n’est pas interdit
par les lois d’Avalon.
— Il n’empêche qu’il aurait dû être emprisonné !
— Je n’ai pas pour habitude d’emprisonner les gens à la légère. Les
preuves contre Kerwan étaient aussi peu tangibles que celles que tu
m’apportes pour étayer tes accusations.
La voix sèche d’Ysolda fit taire un instant la druidesse. Cependant, elle ne
tarda pas à revenir à l’assaut.
— Je pourrais également parler de l’Archère, qui, comme par hasard, est
une de Chânais…
Eryn ne laissa à personne d’autre qu’elle le soin de la défendre.
— La Dame du Lac m’a nommée à ce poste parce que je me suis révélée
la meilleure candidate. La compétition qui a opposé celles qui avaient été
retenues à la suite du décès de la précédente Archère a été publique. J’ai
vaincu à la loyale. Le fait que je sois une de Chânais n’entre pas en ligne de
compte.
La colère de la louve flamboyait. Elle fit reculer Ryanne, qui attaqua par
un autre biais.
— Très bien. Mais personne ne peut nier que la meute de Chânais
accueille un Mage Noir en son sein ! N’est-ce pas un signe que le Seigneur
des de Chânais vise le pouvoir ? ajouta Ryanne avec perfidie.
Enguerrand tressaillit tandis que son passé revenait une fois de plus le
hanter. Honteux, il cherchait ses mots pour se défendre, quand Duncan le prit
de cours.
— Enguerrand a été jugé et pardonné en Ynis Witrin par les licornes
élémentales. Il paiera ses fautes toute sa vie, puisque chaque métamorphose
sera une torture pour lui. Tout ce que j’ai fait, c’est sauver un des miens qui
s’était perdu.
— C’est donc pour cela que tu as accueilli l’ancien Alpha de la Meute
Sauvage parmi les tiens ? Sans parler des survivants de la meute
d’Archambauld, qui n’était pas vraiment connue pour son altruisme ?
— Tout le monde a droit à une deuxième chance.
Le coup avait été aussi rude qu’inattendu. Duncan était conscient de la
faiblesse de son argumentaire, toutefois, que pouvait-il opposer d’autre à son
accusatrice ? Il avait toujours accepté de pardonner à ceux qui se repentaient
sincèrement de leurs actes. Et à présent, sa mansuétude se retournait contre
lui. Déjà Ryanne assurait son avantage.
— Dis-nous, Duncan de Chânais… Combien d’Alphas y a-t-il dans ta
meute ? Ton lieutenant lui-même en est un ! Et Beowyn d’Avalon n’a pas
perdu ses pouvoirs d’Alpha, même s’il s’est soumis à toi ! Il y a aussi
Blodwyn de Chânais, devenue Alpha en tuant Archambauld… Ça fait
beaucoup, non ?
— Excepté que, ainsi que tu l’as si obligeamment précisé, ils se sont tous
soumis à mon autorité. Je suis et resterai le seul et unique Alpha des de
Chânais.
Duncan avait à peine achevé qu’il prit conscience d’avoir commis une
énorme erreur. En parlant ainsi, il se présentait exactement tel qu’on
l’accusait d’être : un homme avide de pouvoir. D’ailleurs, Ryanne ne perdit
pas l’occasion d’enfoncer encore le clou.
— Ton autorité… Tu n’aimes pas beaucoup qu’on la conteste, n’est-ce
pas ?
— Ce qui ne m’a jamais empêché de me soumettre en toutes circonstances
aux décisions de la Dame du Lac. Et je te défie de prouver le contraire.
— Je n’étais pas présente à chacune de vos… entrevues.
— Un peu normal. Tu as quoi ? Une centaine d’années ? Moins ?
Ryanne serra les dents. Elle avait oublié que sous l’apparente jeunesse de
son interlocuteur se cachait un homme âgé de plus de huit siècles. Il lui fallut
plusieurs dizaines de secondes pour contre-attaquer, et ses arguments
manquaient de conviction.
— Il n’en reste pas moins que la Dame du Lac se déplace souvent en
personne pour toi et ta meute.
— Comme je le fais chaque fois qu’un problème requiert mon attention.
Et il se trouve que la meute de Chânais semble avoir un don pour se plonger
dans des ennuis aussi variés que nombreux.
Comprenant que l’échange allait tourner au dialogue de sourds, Ysolda
avait choisi ce moment pour intervenir.
— Il suffit. Vous ne pouvez ni l’un ni l’autre prouver ce que vous
affirmez. En théorie, je devrais déclarer ce procès nul et non avenu, mais il se
trouve que j’en ai plus qu’assez de cette situation et des non-dits qui
l’accompagnent.
La Dame du Lac se leva, frappant le sol de sa lance.
— Avalon jugera le Seigneur des de Chânais. Et avant que quiconque
objecte quoi que ce soit, je vous rappelle à tous qu’Avalon ne permet jamais
qu’on lui échappe lorsqu’on a recours à son arbitrage.
Une mer de regards chargés d’incompréhension se fixa sur Ysolda.
Duncan lui-même était visiblement pris de court.
— Vous savez quelque chose ?
— Rien du tout, lui renvoya Aymeric au nom de la meute. Quel que soit le
jeu d’Ysolda, elle l’a gardé pour elle.
Le bruit de la lance heurtant la pierre ramena le silence parmi l’assistance.
— Il y a quelques années, Excalibur, l’épée de pouvoir, est revenue en
Avalon où elle avait été forgée[2]. Si elle a passé un temps aux mains de
personnes qui n’avaient pas la légitimité de la posséder, elle a à présent
retrouvé sa pleine puissance, et est garante de la stabilité d’Avalon. Duncan
de Chânais, il t’appartiendra de la dompter pour prouver que ton cœur est pur.
Si tu réussis, les accusations contre toi seront effacées. Si tu échoues…
Ysolda n’acheva pas sa phrase, cependant, tous avaient compris.
Échec était synonyme de mort.

La Dame du Lac éprouva une amère satisfaction en observant l’effet


produit par son annonce. Il était évident que personne ne s’était attendu à
cette troisième solution, pas même le principal intéressé. Elle patienta jusqu’à
ce que le brouhaha se calme pour poursuivre, le regard fixé sur Duncan :
— Excalibur a été remise à son Gardien. Il te faudra te rendre dans son
antre et le convaincre de ta bonne foi. Seul.
Cette dernière précision fut à l’origine de nouveaux remous dans
l’assistance. Ryanne elle-même ne put dissimuler un mouvement de surprise,
tant elle était persuadée qu’Ysolda favoriserait une fois de plus son amant
préféré. Or, voilà qu’elle venait de le séparer de sa meute, pour l’envoyer
dans une quête d’où il n’avait que très peu de chances de revenir vivant. Et
elle enfonçait le clou en développant sa pensée.
— Les de Chânais retourneront en Terre des hommes. Avalon leur sera
interdite tant que la quête de leur Seigneur ne sera pas achevée. Et bien
entendu, le lien de meute sera coupé. Duncan de Chânais doit réussir sans
aide extérieure.
Chaque mot qu’elle prononçait lacérait un peu plus le cœur d’Ysolda. La
jeune femme avait conscience qu’elle envoyait le loup-garou au-devant d’une
mort quasi certaine. Oh, bien sûr, elle ne doutait pas une seconde de la
probité de Duncan, néanmoins, à présent qu’il avait enfin retrouvé l’épée
qu’on lui avait dérobée, son Gardien risquait de faire des difficultés à l’idée
de s’en séparer à nouveau.
Y compris pour une cause juste.
Mais c’était la seule chance pour Duncan de faire taire à jamais les
rumeurs qui couraient sur lui…
Quand Adam lui avait remis le texte qu’il avait découvert dans les
archives du Palais, elle avait commencé par se demander comment l’utiliser.
De prime abord, elle ne voyait pas du tout de quelle manière il pouvait aider
Duncan. Le parchemin traitait de l’influence de la magie primale d’Avalon
sur ses habitants, en un style ampoulé et alambiqué qui n’en facilitait guère la
lecture. Il avait fallu des heures de travail et de réflexion à Ysolda pour
qu’elle en tire l’essentiel. En substance, il précisait que les forces ayant
présidé à la création de la contrée sur laquelle elle régnait seraient toujours
plus importantes que n’importe quelle faction au pouvoir. La suite en avait
découlé tout naturellement : qui mieux qu’Avalon pouvait décider que
Duncan n’était pas un danger pour elle, et dans la foulée, le légitimer en tant
que consort… ? Appellation qui, jusqu’à présent, n’était qu’officieuse, mais
qu’elle aspirait à voir devenir officielle.

— Quelqu’un a-t-il encore quelque chose à ajouter ?


Le regard d’Ysolda balaya la salle puis se posa avec insistance sur
Ryanne. La druidesse se mordit les lèvres, se tourna brièvement pour quêter
l’approbation de son groupe, avant de finir par capituler.
— Non, ma Dame. Qu’il en soit fait selon votre volonté.
— Duncan ?
Le loup-garou s’inclina.
— Votre volonté a toujours été la mienne, ma Dame.
La pique ne passa pas inaperçue et fit grimacer ses accusateurs, tandis que
les de Chânais, eux, arboraient un rictus supérieur.
— Parfait, conclut Ysolda. Duncan de Chânais, je te laisse quelques
minutes pour parler aux tiens, puis ils seront reconduits en Terre des hommes
et le lien de meute sera coupé. Quant à toi, tu seras sous surveillance jusqu’au
moment de ton départ.
— Mon logement actuel est tout ce qu’il y a de plus confortable, ma
Dame.
Ysolda lui fut reconnaissante de lui offrir cette porte de sortie. Tout en
sachant que c’était le mieux à faire, elle répugnait à renvoyer le Seigneur des
de Chânais dans sa geôle. En indiquant qu’il se moquait d’y retourner,
Duncan marquait doublement des points. Il montrait qu’il était prêt à se
conformer sans histoire à la justice d’Avalon, ce qui ferait sans nul doute
pencher certains indécis en sa faveur.
Sans plus tenir cas de la foule, le loup-garou blond rejoignit les siens.
D’un geste, il arrêta Aymeric qui s’apprêtait à mettre un genou à terre.
— Nous n’avons pas de temps pour ça. Que tous ici sachent que ma meute
passe sous ton commandement jusqu’à mon retour. Je te donne dès à présent
les pleins pouvoirs d’un Seigneur, et quiconque les contestera aura affaire à
moi.
Duncan se pencha pour prendre Prince dans ses bras.
— Toi, je te confie à Aymeric. Tu as ma promesse que je reviendrai.
En dépit des risques, Duncan coula un bref regard vers Ysolda avant de
prononcer quelques mots qui n’étaient pas uniquement destinés à son chat.
— Et tu sais que je tiens toujours mes promesses…
Chapitre 7
Aymeric détestait l’idée de laisser Duncan derrière eux, toutefois, il savait
qu’il n’avait pas le choix. Il devait se conformer à la décision de la Dame du
Lac et aux ordres de son Alpha. Après un ultime coup d’œil à ce dernier, il
tourna les talons, entraînant les siens dans son sillage.
Il ne fut pas surpris d’entendre Ysolda signifier à un groupe de ses
guerrières de les escorter hors du Palais. Le loup-garou avait conscience
qu’elle n’avait pas d’autre choix que de les traiter comme elle aurait traité
n’importe quelle meute. Il envoya un ordre bref aux siens.
— Profil bas jusqu’à ce qu’on ait traversé.
Aymeric avait anticipé la vague de colère qui lui parvint, aussi put-il la
canaliser afin qu’elle ne déborde pas de leur lien. Les de Chânais n’aimaient
pas qu’on restreigne leurs libertés. D’ailleurs, personne ne se permit le
moindre commentaire tandis qu’ils quittaient les lieux. Si Aymeric contenait
les sentiments de ses compagnons, il laissait filtrer une bonne dose de sa
puissance, rappelant à tous de quoi il était capable. Durant le procès,
personne n’avait soulevé le fait que Kerwan et lui étaient les Exécuteurs. Il
n’aurait su dire si c’était par manque de temps ou par peur de sa réaction,
mais à présent, il tenait à ce que tous s’en souviennent.
Pas un mot ne fut échangé tandis que le groupe s’acheminait hors de
l’enceinte du Palais. Toujours en silence, l’une des druidesses de leur escorte
ouvrit un portail, puis fit face à Aymeric.
— Il aboutit en forêt, aussi près qu’il est possible de votre domaine. Vous
comprenez bien qu’il n’est pas souhaitable de laisser l’un de vous s’en
charger ; nous devons êtes sûres de l’endroit où vous arriverez. Une fois que
vous serez de l’autre côté, le passage vers Avalon sera scellé jusqu’à ce que
tout soit fini.
L’ambiguïté de ces mots, prononcés d’un ton neutre, frappa la meute de
plein fouet. Ils pouvaient aussi bien signifier « jusqu’à ce que Duncan ait
péri » que « jusqu’à la fin de la quête de votre Alpha ». Aymeric prit sur lui
pour ne pas relever ce qui, après tout, n’était peut-être pas une provocation.
Il fut le dernier à franchir l’ouverture scintillante, qui se referma dès qu’il
fut de l’autre côté. D’instinct, Aymeric se tourna vers Yseult et Beowyn, les
interrogeant du regard. Bien qu’il s’y attendît, le loup-garou ressentit de la
déception lorsque le frère et la sœur secouèrent tous deux la tête, confirmant
que tout retour en arrière était impossible.
— Que fait-on, maintenant ? murmura Aloys.
Son cousin prit une grande inspiration.
— Je vais devoir parler à Mayeul et Isadora, et ensuite, au clan. En plus de
la sentence qui frappe Duncan, il y a… pas mal de choses qu’il n’a pas eu le
temps de régler.
— Quelles choses ? s’enquit Yseult, perplexe.
Son compagnon la gratifia d’un regard étrange qui fit descendre un frisson
glacé le long de sa colonne vertébrale.
— Quand nous retournons nous établir en Avalon, nous devons d’abord
faire en sorte d’assurer la passation de pouvoir pour tout ce que nous gérions
en Terre des hommes. Au Moyen Âge, ce n’était pas très compliqué, mais
plus les technologies se sont développées, plus il y a eu de facteurs à prendre
en compte. Actuellement, de nombreuses sociétés sont dirigées par l’un des
membres de la meute, et il nous faudra des successeurs.
Aymeric soupira.
— En clair, il y a beaucoup d’urgences à pallier. Et certaines sont plus
urgentes que d’autres.
Yseult fronça les sourcils en remarquant que son amant lui jetait à
nouveau ce même regard chargé de douleur. La druidesse tenta de le
contacter via leur lien de couple. Elle s’inquiéta encore plus en le trouvant
fermé.
Pour la première fois depuis qu’ils étaient ensemble, Aymeric lui cachait
quelque chose…

— On commence par quoi ?


La question de Blodwyn obligea Aymeric à se détourner d’Yseult. Il
réalisa soudain que l’attention de ses compagnons était focalisée sur lui, et
qu’ils attendaient qu’il leur apporte des solutions.
Comme l’avait toujours fait Duncan.
J’ai été fou de croire que je pouvais le remplacer.
Le loup-garou repoussa la panique qui l’envahissait. Il ne pouvait pas
s’offrir le luxe de s’apitoyer sur son sort. Les siens comptaient sur lui. Sans
oublier qu’il ne pouvait plus atermoyer davantage et qu’il se devait de parler
à Yseult. Cependant, au préalable, il lui fallait mettre le clan au courant des
événements qui s’étaient déroulés en Avalon. Aymeric sentit presque
physiquement le poids des responsabilités qui pesaient désormais sur lui. Un
bref instant, il se demanda comment faisait Duncan pour supporter une telle
pression depuis huit siècles, avant de chasser cette pensée et de répondre à
Blodwyn :
— On va au château.
Aymeric prit la tête du groupe. Une partie de la tension qui l’habitait le
quitta lorsqu’Yseult se glissa à ses côtés et passa son bras autour de sa taille.
Il l’enlaça en silence, la rapprochant encore de lui. En cet instant plus que
jamais, il avait besoin de sa proximité et de sa chaleur.
Yseult… Je t’aime tant… Comment pourrais-je t’abandonner ? Comment
pourrais-je en toucher une autre alors que la magie a gravé ton nom dans
mon dos ? Comment vais-je pouvoir tenir la promesse que j’ai faite à Duncan
si je suis contraint de le remplacer ?
Contaminée par l’humeur sombre de son lieutenant, la meute avançait en
silence. Des vagues d’inquiétude se propageaient au sein du lien qui les
unissait. Aymeric tentait de les juguler de son mieux, toutefois, il était lui-
même trop perturbé pour agir avec efficacité.
On s’en sortira, mon amour. N’est-ce pas toi qui m’as dit une fois que les
de Chânais s’en sortent toujours ?
Aymeric tressaillit en entendant la voix d’Yseult. En dépit de ses
inquiétudes concernant leur avenir, elle fut comme un baume sur son esprit
agité. La magie sauvage de la jeune femme s’insinua en lui, lui offrant le
calme dont il avait besoin pour jouer son rôle d’Alpha intérimaire. Puisant
dans le don qu’il recevait, il parvint à apaiser suffisamment les siens pour que
la meute ait retrouvé une bonne partie de sa confiance en elle lorsqu’ils furent
enfin en vue du château.
— Titouan, sais-tu si tes parents sont présents aujourd’hui ?
— Mon père m’a dit qu’ils ne quitteraient pas le château tant que nous ne
serions pas revenus d’Avalon.
— Va les prévenir que nous sommes là.
Le jeune loup-garou démarra comme une flèche. Il gravit les escaliers
quatre à quatre avant de se glisser par la porte dérobée dissimulée à côté de
l’entrée principale. Le temps que ses compagnons arrivent, Mayeul et Isadora
les attendaient auprès de leur fils. Aucun d’eux ne commenta l’absence de
Duncan.
Ils avaient compris.
— Où ? se contenta de s’informer le duc.
— Salle à manger.
— Dois-je vous faire préparer un repas ?
Mayeul n’était pas sans savoir que le métabolisme élevé des loups-garous
nécessitait un apport important de nourriture. Or, la meute avait plus que
jamais besoin d’être en possession de l’intégralité de ses forces. D’ailleurs,
Aymeric acquiesçait déjà.
— Pas de refus. La discussion risque d’être un peu longue.
Le loup-garou se laissa tomber sur le siège situé au bout de la table et qui
était d’ordinaire dévolu à Duncan. Yseult prit place à sa droite et Mayeul à sa
gauche, tandis que le reste de la meute se répartissait autour de l’immense
table. Isadora, qui s’était chargée de donner les ordres appropriés en cuisine,
rejoignit son époux et se glissa à ses côtés. Conscient des regards fixés sur
lui, Aymeric se passa une main lasse sur le visage avant de prendre la parole :
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Duncan est dans de sales
draps. Ysolda a réalisé un miracle en lui évitant la condamnation à mort
d’emblée, mais à vrai dire, le risque qu’il ne survive pas à l’épreuve qui lui
est imposée est réel.
— Quel genre d’épreuve ? s’enquit Mayeul d’une voix altérée.
Le duc avait pâli devant la brutale franchise d’Aymeric. Le lieutenant de
la meute n’était pas connu pour sa diplomatie, et il le prouvait une fois de
plus.
— Il doit conquérir Excalibur. Et comme elle vient à peine de revenir en
Avalon, il y a des chances que son Gardien ne déborde pas d’enthousiasme à
l’idée de s’en séparer.
— Je n’ai pas eu l’occasion de poser la question plus tôt, mais quelqu’un
pourrait-il m’en dire plus sur ce Gardien ? intervint Yseult.

***

Charles hésita un instant, toutefois, la tentation fut la plus forte. Profitant


d’un moment où personne ne lui prêtait attention, il poussa la porte de
l’office et se glissa à l’extérieur. L’ancien mannequin s’éloigna de quelques
pas, jusqu’à un renfoncement dans le mur, où il se dissimula tout en sortant
son paquet de cigarettes de sa poche. Il en alluma une d’une main qui
tremblait un peu, puis aspira une bouffée avant d’appuyer l’arrière de son
crâne contre la pierre.
Ce qu’il avait entendu dans la salle à manger l’avait terrifié.
Il avait fait partie de l’équipe chargée d’apporter à manger à ces fichus
loups. Le collier qu’il portait le muselant plus efficacement qu’un bâillon,
ceux-ci ne se gênaient pas pour parler en sa présence. C’est ainsi qu’il avait
appris à la fois la mise en accusation de Duncan et la décision de la meute de
repartir en Avalon. À vrai dire, la seconde information l’avait bien plus
retourné que la première. Avec le temps, Charles avait fini par s’habituer à la
servitude, néanmoins, c’était une chose d’être un domestique en Terre des
hommes et une autre de l’être dans une contrée inconnue, où n’existait pas la
moindre technologie, et beaucoup plus sauvage que celle qu’il fréquentait
depuis sa naissance. Jusqu’à présent, il avait réussi à conserver sa santé
mentale parce qu’il était en terrain familier, mais qu’en serait-il une fois qu’il
serait déraciné dans ce monde qui l’effrayait ?
J’aurais préféré qu’ils me tuent…
Charles s’apprêtait à s’allumer une deuxième cigarette quand son œil
accrocha un mouvement à proximité d’un massif de fleurs. Intrigué, il rangea
son paquet et s’approcha des rosiers. Dans un premier temps, il ne distingua
rien, puis ses yeux tombèrent sur une petite silhouette recroquevillée à
l’ombre des feuilles. L’ex-mannequin s’accroupit, permettant à son regard de
croiser celui d’un chaton maigre à faire peur, aux poils collés par la saleté.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Le chaton se hérissa du mieux qu’il put pour toute réponse. Rendu prudent
par ses mésaventures avec les chats de la meute, Charles ne bougea pas.
L’animal était peut-être petit et mal en point, il n’en restait pas moins qu’il
avait toujours des crocs et des griffes. L’homme examina plus attentivement
le félin, intrigué par sa manière de se tenir. On aurait dit qu’il évitait de
prendre appui sur l’une de ses pattes postérieures.
— Tu es blessé ?
Méfiant, le chaton recula de quelques pas.
— Et tu as faim, aussi, je suppose. En fait, ta situation n’est pas tellement
meilleure que la mienne, ajouta l’homme avec un rire amer. Tu es trop jeune
pour être seul, et moi, je suis celui à qui personne ne parle, excepté pour lui
donner des ordres. On est tous les deux des rejetés.
Charles hésita, puis, mû par une impulsion qu’il ne s’expliquait pas, il tira
de sa poche le sandwich qu’il s’était hâtivement préparé un peu plus tôt pour
en sortir un morceau de jambon, qu’il tendit au chaton. Prudent, celui-ci
tergiversa, mais la faim était trop forte. En dépit de sa patte blessée, il
s’empara vivement de l’offrande, qu’il dévora en une bouchée.
— Tu en veux plus ?
Un miaulement impérieux lui répondit. Amusé, Charles continua à le
nourrir, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus rien d’autre que le pain.
— Désolé, je n’ai plus rien. Et entre nous, vu ta taille, je ne sais pas où tu
mettrais quelque chose de plus.
Charles s’apprêtait à tendre la main vers le félin lorsque soudain ce dernier
se figea, le regard fixé derrière lui. Il détala sans prévenir, abandonnant un
Charles abasourdi. Toutefois, l’inquiétude ne tarda pas à remplacer
l’étonnement. Il se releva sans hâte et se retourna avec réticence, peu pressé
de découvrir de quoi serait fait son proche avenir.
Ainsi qu’il s’y attendait, une silhouette était debout à quelques mètres de
lui.

Elsie avait vu la porte de l’office s’ouvrir sur Charles. D’ordinaire, elle ne


travaillait pas en cuisine, puisqu’elle était au service de la duchesse,
cependant, étant donné l’importante quantité de nourriture que nécessitait ne
serait-ce qu’un simple repas pour la meute, elle n’avait pas hésité à proposer
son aide.
Comme tous les employés du château, elle n’ignorait rien de la nature des
de Chânais, pas plus qu’elle n’ignorait la condition particulière de Charles et
son isolement au sein de la domesticité. Quand elle avait vu ce dernier sortir,
Elsie avait réfléchi un instant sur la conduite à adopter, puis s’était décidée à
le suivre discrètement. La gouvernante avait assisté de loin à sa « discussion »
avec le chaton. Elle lui aurait volontiers laissé plus de temps, hélas, l’animal
l’avait repérée et s’était enfui, tandis que Charles se retournait.

L’ancien mannequin se figea en reconnaissant l’arrivante. Il l’avait


aperçue plusieurs fois dans les couloirs du château, sans jamais lui adresser la
parole. Pour tout dire, il ne parlait que rarement aux employés des de
Chânais, qui ne se gênaient pas pour lui faire sentir qu’il était tout, sauf leur
égal. Inquiet, Charles préféra prendre les devants.
— J’allais rentrer. J’avais juste besoin de…
— Tu n’as pas à te justifier. J’ai cru comprendre que tu avais un rendez-
vous.
Interdit, son interlocuteur mit un moment à réaliser qu’Elsie évoquait le
chat. Il eut un mince sourire.
— Je ne le connaissais pas jusqu’à il y a dix minutes. Et j’ignore si je le
reverrai.
— Oh, maintenant que tu l’as nourri, j’ai dans l’idée qu’il reviendra.
— Jusqu’à ce qu’il les voie…
Elsie n’eut pas besoin qu’il précise à qui il faisait allusion. Ce qui la
surprit davantage fut le ton désabusé de l’homme en face d’elle. N’écoutant
que son bon cœur, elle s’avança et posa une main légère sur le bras de son
interlocuteur.
— C’est un chat. Rien ni personne ne peut l’influencer. Rentrons,
maintenant. Il y a encore du travail.
Étonné, Charles songea que ces derniers mots ne sonnaient pas comme un
ordre, mais plutôt comme un simple constat que pouvaient faire deux
employés de la même maison. Il avait tellement l’habitude de recevoir des
ordres de tout le monde qu’il en avait oublié qu’on pouvait s’adresser à lui
comme à une personne normale. L’homme se surprit à examiner sa
compagne à la dérobée. Il ne savait pas grand-chose d’Elsie, si ce n’était
qu’elle était veuve et qu’ils avaient sensiblement le même âge. Elle dégageait
une assurance tranquille, renforcée par l’éclat bienveillant de ses yeux
noisette et les mèches grises qui striaient discrètement ses cheveux bruns.
Charles avait remarqué qu’elle parvenait à se faire obéir de tous sans jamais
élever la voix.
Et surtout, elle était la seule à ne pas profiter de la situation pour
l’humilier plus qu’il ne l’était déjà…

***

Yseult referma la porte de la chambre avant de s’appuyer contre le bois et


de faire face à Aymeric, qui s’était laissé tomber sur leur lit. Coudes sur les
genoux et tête dans les mains, il était l’image même de l’accablement. La
journée avait été longue. Très longue. En fait, elle s’était achevée au milieu
de la nuit. Il avait fallu prévenir l’ensemble du clan – qui serait réuni plus
tard, le temps que tous prennent leurs dispositions pour venir au château –, en
particulier Anthony, appelé à succéder à Mayeul, et pallier la panique
naissante. Le lieutenant de Duncan avait dû déployer tout son charisme pour
apaiser les siens, le contraignant à reléguer au second plan l’inquiétude qui le
rongeait. Pour tout dire, il ne rêvait que d’une chose : se perdre en Yseult.
Cependant, il n’en avait pas le droit.
Il ne pouvait plus reculer ce moment qu’il redoutait tant.
— Et si tu me disais ce qui te préoccupe ?
Aymeric tressaillit. Sa compagne s’était approchée sans un bruit, avant de
s’agenouiller devant lui et de le forcer à baisser les bras.
— C’est tellement difficile… souffla-t-il en lui caressant la joue. Et
tellement injuste, aussi. Je sais que j’aurais dû le faire beaucoup plus tôt.
Duncan m’avait prévenu il y a déjà plusieurs mois. Mais je crois qu’au fond
de moi, j’espérais que si je gardais le silence, rien de tout cela n’arriverait.
Le loup-garou eut un rire amer.
— Comme quoi ceux qui prétendent que la sagesse vient avec l’âge ont
tort… J’ai près de six siècles, et je m’imagine encore que se taire suffit à
effacer les problèmes.
— Tu es juste humain, mon amour.
Yseult effleura la joue de son amant du bout des doigts.
— Et j’ai dans l’idée que tu as gardé ce qui te ronge bien trop longtemps
en toi. Le dire te soulagera.
Aymeric se mordit les lèvres.
— Avant toute chose, je voudrais que tu conserves toujours à l’esprit que
je t’aime plus que tout, et que quoi qu’il puisse se passer, c’est une chose qui
ne changera jamais. J’aimerais avoir l’aisance de ce fichu poète avec les
mots, seulement voilà, je ne suis que moi.
Le lieutenant de la meute sentit son cœur se briser en voyant Yseult
froncer les sourcils, une expression inquiète au fond des yeux. Rassemblant
tout son courage, il se jeta à l’eau.
— Si le pire devait arriver pour Duncan et que je me retrouve contraint de
le remplacer, cela voudra aussi dire que le lien entre toi et moi se rompra.
L’Alpha d’une meute ne peut pas avoir une compagne attitrée. Rien ne doit
perturber ses devoirs envers sa meute.
La douleur submergea Aymeric lorsqu’il vit le choc de cette révélation se
peindre sur les traits d’Yseult. N’ayant pas été élevée dans les traditions
d’Avalon, elle était la seule à ne pas avoir pleinement réalisé ce
qu’impliquerait la prise de pouvoir de son compagnon. Un compagnon qui ne
supportait pas d’être celui qui lui causait une telle peine, puissante au point
d’envahir non seulement leur lien de couple, mais aussi celui de la meute. La
jeune femme dut lutter pour parvenir à articuler quelques mots d’une voix
cassée :
— Mais quand tu as développé les pouvoirs d’un Alpha pour sauver
Aloys, il est resté intact…
— Je n’avais pas de meute à moi, et j’ai prêté serment d’allégeance à
Duncan. Notre lien n’avait aucune raison d’être touché. C’est une autre
chanson si une meute entière passe sous mon contrôle.
— Il n’y a… jamais eu d’exceptions à cette loi ?
— Elle est aussi intangible que celle empêchant la Dame du Lac d’avoir
un seul amant.
Aymeric déglutit.
— J’ai promis à Duncan de ne pas abandonner le clan. Mais je ne veux pas
non plus te perdre, et il est hors de question que je touche une autre femme.
Rien que d’y penser, ça me tue.
La détresse du loup-garou se fondit avec le désespoir d’Yseult. Il la releva
pour la serrer contre lui avec une telle force que si elle avait été humaine, il
lui aurait brisé les os. Elle répondit à son étreinte avec la même fougue.
— Aime-moi, murmura-t-elle en laissant couler les larmes qui
l’oppressaient. Pour ce qui reste de la nuit, faisons comme si rien d’autre
n’existait que toi et moi.
— Tes désirs sont des ordres, ma princesse…
Chapitre 8
— Tu devrais aller te reposer.
Ysolda quitta l’appui de la fenêtre pour se tourner vers Siobhan. Son amie
de toujours était la seule à pouvoir entrer à sa guise dans ses appartements,
privilège dont elle se gardait bien d’abuser. En observant les deux femmes,
jamais on n’aurait deviné qu’elles avaient en réalité le même âge. On aurait
plutôt dit une mère et sa fille. Autant la Dame du Lac avait conservé sa
jeunesse grâce à sa relation avec Duncan – à chacune de leurs étreintes, en
raison d’une particularité de leur espèce, le loup-garou lui transmettait un peu
de son immortalité –, autant les siècles se voyaient chez la guérisseuse, à qui
on aurait facilement donné une soixantaine d’années. Ce qui ne l’empêchait
pas d’avoir gardé un maintien altier, une prestance difficile à égaler, et une
aisance au combat que beaucoup lui enviaient. Siobhan usait volontiers de
son apparence pour imposer son point de vue si elle l’estimait nécessaire, en
particulier lorsqu’il s’agissait de seconder Ysolda. Et aujourd’hui encore, elle
se tenait à ses côtés, inébranlable dans la tempête.
— Comment pourrais-je dormir après ce qui s’est passé ? J’ai dû le
condamner une fois de plus, faire comme s’il m’était indifférent de prononcer
une sentence qui est presque à coup sûr une sentence de mort. Mon esprit
réalise qu’il comprend et qu’il ne m’en veut pas, mais mon cœur, lui, saigne
et pleure. Jamais je n’ai autant souhaité que nous ne soyons qu’un couple
ordinaire.
Siobhan combla la distance qui les séparait et essuya du pouce les yeux
trop brillants d’Ysolda.
— Je conçois à quel point tout cela est dur pour toi. Et pour lui, aussi. Ce
n’est pas parce que vous l’avez toujours su que ça rend les choses plus faciles
ou moins injustes.
— Dans l’absolu, je comprends cette loi. L’époque de chaos qui a précédé
la création de la faille est encore dans toutes les mémoires. Les Lunes de
Sang se sont succédé, les Mages Noirs ont accumulé tant de pouvoir qu’il a
fallu des dizaines d’années pour en venir à bout et il y a même eu des
combats entre les êtres issus de la magie primale d’Avalon. Les populations
ont souffert. Les morts se sont comptés par milliers. Alors oui, je comprends,
et je suis la première à n’avoir aucune envie qu’une telle situation se
reproduise.
Le regard de la Dame du Lac se perdit dans le lointain.
— Mais Duncan est différent. Ceux de son clan l’admirent au-delà de tout
ce qu’on peut concevoir. Aymeric de Chânais lui-même a renoncé à son droit
de fonder une meute pour rester auprès de lui, et les dieux savent qu’il est
sans aucun doute l’être le plus orgueilleux de tout Avalon et la Terre des
hommes réunis. Ce qui arrive à Duncan est terriblement injuste, et même si je
comprends, j’en veux aussi à ceux et celles qui se sont dressés contre lui.
Une fois encore, la puissance de la Dame du Lac crépita autour d’elle,
obligeant Siobhan à reculer.
— Désolée, s’excusa aussitôt Ysolda. Même ma magie est en colère.
— Je crois que ton entrée dans la Salle des Jugements a donné quelques
indices à ce sujet. Il y avait longtemps que tu n’avais pas fait montre d’une
telle démonstration de pouvoir.
— C’est peut-être un tort que j’ai eu. Si j’avais rappelé plus souvent de
quoi j’étais capable, peut-être que personne ne s’en serait pris à Duncan.
— Peut-être, oui. Excepté que ça ne correspond pas à ton caractère.
— Aurais-je dû me forcer ?
— Tu sais comme moi que ce n’est jamais bon. Ni crédible. Comme on dit
en Terre des hommes, chassez le naturel, il revient au galop. Et puis vous
méritez de vivre en paix.
— Encore faut-il qu’il revienne vivant…
— Aie confiance en lui. Et va te reposer. Tu ne dors pas correctement
depuis des jours. En dépit de tes pouvoirs, ça va finir par se remarquer, et tu
auras affaire à davantage de problèmes.
Ysolda ne répondit pas. Elle était consciente que les attaques contre elle ne
cesseraient pas simplement parce que Duncan partirait à la recherche
d’Excalibur. Tant que la quête de son amant ne serait pas achevée, la rumeur
courrait, poison insidieux et retors.
— Je t’ai préparé une infusion pour te détendre, poursuivit la guérisseuse.
Elle t’aidera aussi à dormir. Tu as besoin d’oublier un peu ton fardeau.
La Dame du Lac hésita. La partie irrationnelle d’elle-même lui soufflait
que s’accorder un moment de répit était une trahison envers Duncan. D’un
autre côté, elle se savait épuisée nerveusement. Demeurer impassible alors
que les accusations pleuvaient et prononcer cette condamnation inique
avaient sapé ses forces. Elle finit par capituler et saisit le flacon que lui
tendait Siobhan.
— Tu as raison. Je ne peux pas continuer comme ça. Si jamais ma magie
m’échappait, ce serait un désastre pour Avalon. Et ça donnerait du grain à
moudre à mes détracteurs.
— Souhaites-tu que je reste auprès de toi cette nuit ?
Ysolda secoua la tête.
— J’aimerais beaucoup, mais il est préférable que nous agissions comme
si ce jour était un jour comme un autre. Et je ne voudrais pas priver Adam de
ta compagnie.
— À ta guise. Si jamais tu changeais d’avis, tu sais où me trouver.
Avec un dernier sourire, la guérisseuse quitta les appartements de la
souveraine d’Avalon. Celle-ci considéra un instant le flacon qu’elle tenait en
main, puis le but d’un trait avant de s’étendre sur son lit. Ce soir, elle se
sentait trop fatiguée pour différer davantage le moment de dormir enfin.
Pourtant, malgré la potion de Siobhan, le sommeil fut long à venir…

***

Assis sur la paille de son cachot, Duncan considéra d’un air absent les
chaînes qu’il portait toujours. Elles étaient cette fois plus symboliques
qu’autre chose, avant tout destinées à humilier, et en tout cas bien incapables
de retenir un loup-garou, surtout si en prime il était druide. Il aurait suffi d’un
sortilège au Seigneur des de Chânais pour s’en débarrasser.
D’accord, il avait caressé l’idée de le faire, avant de se raviser pour ne pas
aggraver le poids qui pesait sur les épaules d’Ysolda.
Il détestait les entraves, quelles qu’elles soient.
Le loup-garou serra les dents. Pour la première fois depuis longtemps, il
devait lutter pour conserver son sang-froid. La coupure du lien de meute ne
faisait qu’amplifier le problème. Même s’il n’était pas ouvert en permanence,
il était là, dans un coin de son esprit. Grâce à lui, l’Alpha savait tout de suite
si l’un des siens allait mal ou avait besoin de son aide. Sans lui, Duncan se
sentait désemparé. Il se faisait du souci pour sa meute et pour son clan. En
dépit de sa totale confiance en Aymeric, il estimait être responsable d’eux et
de leur bien-être, et ne supportait pas l’idée d’ignorer ce qu’ils devenaient.
Duncan eut une pensée pour Aydan, qui avait traversé le même enfer, et dans
des conditions bien plus terribles, toutefois, cela n’adoucit pas son
inquiétude.
Une inquiétude qu’il devrait cependant mettre de côté pour mener à bien
sa quête. Le Gardien d’Excalibur ne se laisserait pas aisément fléchir. Duncan
n’était même pas certain de réussir à approcher de son domaine.
Il va falloir que je me montre sacrément persuasif… Et si par hasard il
acceptait, le prix à payer risque d’être exorbitant.
Cela dit, le loup-garou n’avait aucun doute quant au fait qu’il le paierait
sans hésiter.

***

L’aube arriva à la fois trop tôt et trop tard aux yeux de Duncan. Trop tard
parce qu’il aurait déjà voulu être en route, trop tôt parce qu’il n’avait pas
réussi à définir une stratégie convaincante pour aborder le Gardien. Sans
parler du fait qu’il avait une fois de plus à peine dormi, ce qui, malgré son
endurance, allait finir par lui porter préjudice.
Même un druide loup-garou ne pouvait se passer éternellement de
sommeil…
L’Alpha considéra un instant le repas qui venait de lui être fourni. Il
n’avait pas envie de manger, toutefois, son métabolisme particulier ne
pouvait être ignoré, si bien qu’il se résigna à tendre la main vers le pain et la
viande posés sur une assiette. Un sourire se dessina sur ses lèvres dès la
première bouchée en reconnaissant la saveur inimitable des herbes ayant servi
à assaisonner la seconde.
Siobhan…
Il était certain que la guérisseuse s’était débrouillée pour superviser la
confection de son repas, et surtout, y ajouter discrètement un mélange apte à
régénérer son énergie. Elle devait bien se douter qu’il avait passé plus de
temps à réfléchir qu’à reprendre des forces.
Je suis sûr qu’elle a aussi pris soin d’Ysolda.
La pensée lui réchauffa le cœur. Il acheva son assiette de bon appétit, tout
en peaufinant l’impression qu’il souhaitait donner à ses détracteurs.
Quand ses geôlières vinrent, elles le trouvèrent en pleine possession de ses
moyens. Et surtout, en dépit des chaînes, elles découvrirent le Seigneur des
de Chânais dans toute sa puissance... Pour une fois, Duncan n’avait pas
cherché à masquer le Berserker. Il affleurait dans son attitude, rôdait dans son
regard au vert plus brillant que jamais, rehaussait la taille et la carrure déjà
imposantes du loup-garou. La lumière de la torche fichée dans le mur ne
suffisait pas à expliquer l’intense éclat doré de ses cheveux blonds. Il se
tenait négligemment appuyé contre la paroi, une jambe repliée et bras croisés
sur son torse. Tout dans son comportement criait son rang et surtout, défiait
quiconque de se mettre en travers de son chemin.
Personne n’osa protester lorsqu’il prit d’office la tête du groupe, se
dirigeant sans hésiter dans le dédale des couloirs pour gagner la sortie.
Duncan ne fut pas surpris de trouver foule dans la cour du Palais. Il dut
résister à son envie de se focaliser sur Ysolda, se contentant de lui adresser le
même regard moqueur qu’au reste de l’assistance.
Pardonne-moi, ma Dame…
Le loup-garou attendit d’être devant elle pour permettre à un éclair de
chaleur de traverser ses iris. Conscient qu’il lui fallait plus que jamais
respecter le protocole, il mit un genou à terre avant de lever les yeux vers
elle.
— Je suis prêt, ma Dame.
— Relève-toi.
Duncan obtempéra. Il tressaillit de manière imperceptible quand une
Ysolda impassible posa sa main sur ses chaînes.
— Il est temps de t’en débarrasser.
Un profond sentiment de bien-être envahit Duncan lorsque la magie de la
Dame du Lac s’insinua en lui, l’assurant de tout ce qui n’avait encore jamais
été dit entre eux, tandis que ses entraves se dissolvaient sous les doigts
d’Ysolda. Elle rompit le contact dès que le dernier anneau eut disparu. D’un
geste, elle ouvrit les portes donnant sur l’extérieur.
— Que ta quête commence, Duncan de Chânais.
— Je reviendrai, ma Dame. Avec Excalibur.
Le loup-garou s’apprêtait à se mettre en route quand l’une des sentinelles
fit soudain irruption dans la cour, les yeux écarquillés par la stupeur.
— Ma Dame, il faut que vous veniez tout de suite !
— Que se passe-t-il ?
— Les Meneurs, ma Dame. Ils… ils sont là.
La révélation de la guerrière provoqua une onde de choc dans l’assistance.
Les Meneurs… Ils ne se mêlaient que rarement à la population d’Avalon,
préférant rester avec leurs loups. Même les Dames du Lac ne les côtoyaient
que très peu. La rumeur allait jusqu’à dire que certaines d’entre elles n’en
avaient jamais croisé au cours de leur règne. Ils n’étaient en tout cas pas
connus pour se rassembler.
Pourtant, aujourd’hui, les Meneurs d’Avalon encerclaient le Palais…
Chapitre 9
Lorsqu’Yseult ouvrit les yeux, elle ne fut pas surprise de voir Aymeric
déjà debout. Son amant n’avait sans doute que très peu dormi, si toutefois il
était parvenu à trouver le sommeil. Au vu des circonstances, le lieutenant de
Duncan avait décidé de rapatrier toute la meute au château, d’où il pourrait
plus facilement gérer la transition provoquée par le passage des loups-garous
en Avalon. Ils occupaient donc l’ancienne chambre d’Aymeric, chargée des
souvenirs de son enfance et surtout, de son frère Géraud.
Ce qui n’avait probablement pas aidé Aymeric à trouver le repos…
La jeune femme se leva à son tour pour rejoindre son compagnon, qu’elle
enlaça avant de poser sa joue sur son dos nu.
— Je t’ai réveillée ? s’inquiéta aussitôt ce dernier.
— Bien sûr que non. Tu es devant cette fenêtre depuis combien de temps ?
Aymeric poussa un soupir las.
— Pas la moindre idée.
— Tu es au courant que, tout loup-garou et Alpha que tu sois, tu as besoin
de recharger tes batteries ?
— Crois-moi, mon corps n’aimerait rien tant que dormir.
Malheureusement, mon cerveau, lui, n’est pas de cet avis. D’ordinaire, c’est
Duncan qui s’occupe de tout quand nous quittons la Terre des hommes. Moi,
je ne fais que le seconder. Et j’avoue que je suis terrifié à l’idée d’oublier de
prévoir quelque chose.
— Et quand bien même ? Ce ne serait pas la fin du monde. D’autant plus
que ce ne serait qu’un détail ; tu as planifié le plus important.
— Je l’espère, en tout cas.
Aymeric hésita avant d’ajouter :
— La coupure du lien avec Duncan perturbe toute la meute. Pour toi, les
choses sont un peu différentes, puisque c’est moi qui t’ai mordue et que c’est
la magie de la Dame du Lac qui a permis ta transformation, mais pour nous,
c’est comme si on nous avait amputés d’une partie de nous-mêmes.
— J’ai beau être moins connectée à Duncan que vous, j’ai ressenti le
bouleversement du lien de meute.
Yseult fronça les sourcils.
— Qu’en est-il de mon frère et de la meute de Blod ? Ils ne sont pas non
plus directement liés à Duncan, et pourtant, ils réagissent comme vous.
Même Inaïa et Yslaine semblent plus troublées que moi. Je ne comprends pas
pourquoi je suis à part.
Aymeric se tourna pour prendre Yseult dans ses bras.
— Tu as grandi en Terre des hommes, sans soupçonner l’existence
d’Avalon et de la magie. Alors, même si tu t’es très bien adaptée, il y a une
part de toi qui garde une trace de cette période. Ce qui est naturel pour nous
l’est moins pour toi. Beowyn, Brunan, Faran, Scatach, Gareich et Darren ont
l’habitude de compter sur un lien de meute. Une fois qu’ils ont accepté le
nôtre, ils se sont glissés à l’intérieur comme s’ils devaient la morsure à
Duncan. Inaïa est native d’Avalon ; elle a déjà une connexion avec les autres
druidesses, si bien qu’elle n’a aucun problème à se rapprocher de nous. Quant
à Yslaine, qui est moitié Chat d’argent et moitié Cat Sidhe, elle est aussi
familière des contacts mentaux.
— Expliqué comme ça, je me sens dans la peau du vilain petit canard de la
meute…
Le loup-garou aux cheveux noirs lui caressa la joue, un sourire tendre aux
lèvres.
— Comment peux-tu dire ça ? J’ai perçu ton énergie au moment où elle a
fusionné avec la mienne pour apaiser la meute. Tout le monde l’a reconnue.
— J’essaie de t’aider de mon mieux. Comme le font tous les autres, au cas
où tu ne l’aurais pas remarqué.
— Je sais que je peux compter sur toi. Et sur eux, aussi.
— Mais tu es Aymeric de Chânais, et à ce titre, tu t’estimeras toujours
responsable des autres. Tu es un excellent Alpha ; tout le clan a confiance en
toi. Et si jamais tu oses objecter « Je ne suis pas Duncan », tu iras faire
connaissance avec le canapé.
Yseult fut récompensée de sa tentative d’humour par un mince sourire.
— D’accord, je me rends. Je préfère mon lit au canapé. Sauf bien sûr si tu
es sur ledit canapé avec moi.
— Ce n’était pas l’idée.
— Je craignais cette réponse…
La druidesse noua ses bras autour du cou de son compagnon et l’attira vers
elle pour un baiser.
— Je sais que tu es inquiet pour Duncan, et pour nous. Je le suis aussi,
mais il est toujours en vie, que je sache. Alors, on va s’attaquer aux
problèmes les uns après les autres et faire en sorte de leur trouver une
solution.
— Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
Aymeric embrassa à nouveau sa compagne, puis se détacha d’elle à regret.
— Je suis désolé d’interrompre ce moment, ma princesse, mais…
— Tu dois descendre, je sais.
— Entre autres urgences, je dois parler à Anthony et Mayeul. Ils seront en
première ligne après notre départ.
— Dans ce cas, nous ferions mieux de nous habiller.

***

— Dire que tu as l’air d’être complètement ailleurs est un doux


euphémisme. Je n’arrête pas de te faire signe depuis que je suis sorti de la
forêt, et toi, tu me regardes comme si tu ne me voyais pas.
Elwyn sursauta en entendant la voix de Ternoc juste derrière lui. Il se
retourna sans hâte, l’ombre d’un sourire au coin des lèvres.
— J’avoue que je suis préoccupé.
— Parce que nous quittons la Terre des hommes ? devina son frère de
meute. Ce n’est pourtant pas la première fois, pour toi. Ça ne l’est même pas
pour Roderick[3].
— C’est vrai, mais… Je me sens égoïste.
— Toi, égoïste ? On peut dire des tas de choses à ton sujet, mais
certainement pas que tu es égoïste !
— N’empêche que je demande quand même à Morgane de tout
abandonner pour me suivre.
Ternoc eut une grimace compatissante.
— C’est sûr que ce n’est pas facile. En ce qui me concerne, j’ai mis fin
avec plaisir à une relation qui me pesait, et je t’avoue que je me sens libéré,
délivré, mais Morgane et toi, c’est du sérieux.
— Je ne peux pas envisager de vivre sans elle, confirma Elwyn.
— Très franchement, je pense que tu te fais du souci pour rien. Pour
commencer, Morgane n’a pas hésité à te suivre en Avalon lorsque nous
sommes partis de manière plutôt impromptue. Et là-bas, elle n’a eu peur de
rien ni de personne. Ce serait sans doute plus difficile si elle était humaine,
mais c’est une sorcière, et le moins qu’on puisse dire est que sa famille est
haute en couleur. Sans compter qu’elle n’a pas vieilli depuis que vous êtes
ensemble, et que ça va finir par se remarquer.
— Justement, sa famille va lui manquer. Tu sais à quel point ils sont
proches les uns des autres.
— Je sais aussi qu’elle est forte. Et qu’elle t’aime. Et si j’ai bien tout
compris, personne n’oblige une Kergallen à faire quelque chose qu’elle ne
veut pas faire.
Le poète se laissa tomber dans l’herbe.
— Est-ce que ça suffira pour affronter un jour la disparition des siens ?
Elle n’y est pas préparée comme nous, et même en l’étant, c’est toujours un
moment difficile.
— Tu devrais lui parler au plus vite, au lieu de te ronger les sangs comme
ça. Crois-en un vieux sage.
Elwyn ne put retenir un rire à cette évocation imagée de leurs cinq siècles
d’écart.
— Tu n’as pas tort. Sans compter que, si elle décide de me suivre, nous
devrons régler l’avenir du Chafé et de notre troupe de théâtre.
— Tu devrais déjà commencer à y songer. Je n’ai aucune inquiétude sur le
choix de ta petite sorcière, et m’est avis que tu le regretteras quand elle
apprendra que tu as douté d’elle.
— Elle n’est pas obligée de le savoir.
— Tu crois vraiment que tu vas pouvoir le lui cacher ?
Le poète souffla avec résignation.
— Je peux toujours tenter ma chance. Hé, qu’est-ce que tu fabriques ?
s’exclama-t-il tandis que Ternoc le bousculait.
— Viens courir ! lui proposa ce dernier en retirant son tee-shirt et en
commençant à ouvrir son jean. Ça t’éclaircira les idées.
Elwyn frémit lorsque le loup rampa sous sa peau, impatient. Il bondit sur
ses pieds et entreprit à son tour de se déshabiller. L’instant suivant, deux
loups bruns, un foncé et un clair, s’élançaient en direction du sous-bois,
rivalisant de vitesse et d’agilité. Elwyn devait avouer que son frère de meute
était dans le vrai. Laisser parler l’animal l’apaisait et lui permettait
d’ordonner ses idées. Contrairement à lui, le loup appréhendait la vie avec
simplicité. Pour lui, Morgane était sa compagne ; il n’y avait aucune raison
pour qu’elle n’accepte pas d’accompagner la meute en Avalon. D’ailleurs, il
ne comprenait même pas comment l’humain pouvait se poser la question.
Puisqu’elle avait des pouvoirs magiques, le loup pouvait lui transmettre son
immortalité via leurs étreintes, donc pour lui, le seul véritable souci était
réglé.
Fort de ses nouvelles certitudes, Elwyn accéléra l’allure, décidé à doubler
son ami. Peu disposé à se laisser distancer, Ternoc l’imita, et bientôt, les deux
loups furent engagés dans une course folle au milieu des arbres. Jusqu’à ce
que leur instinct prenne le dessus, et que le jeu se mue en chasse.
Leur part animale ne pouvait se contenter d’une nourriture purement
humaine.

***

Titouan reposa son téléphone d’un geste las avant de s’étendre sur son lit,
bras croisés sous la nuque et regard fixé sur le plafond de sa chambre. Il avait
passé presque toute la nuit à discuter avec son copain Corentin. Conscients
que c’était sans doute l’une des dernières fois avant longtemps qu’ils avaient
l’occasion d’avoir ce genre d’échanges, les jeunes gens avaient parlé de tout
et de rien, évoquant en vrac leurs projets pour le futur et leurs souvenirs
d’enfance et d’adolescence, comme ce camp en montagne où ils étaient logés
dans des wigwams[4].
Ils avaient surtout évité de mentionner un avenir où il leur serait
impossible de se contacter chaque fois qu’ils le désireraient.
La fatigue avait fini par rattraper Corentin, qui avait mis fin à la
conversation. Il avait beau être jeune et tout à fait capable de passer une nuit
blanche, il n’en restait pas moins qu’il était humain et que ses études de
vétérinaire étaient aussi prenantes qu’épuisantes. Titouan se retrouvait seul
avec ses pensées moroses et pas la moindre envie de dormir.
Trois coups frappés à sa porte le firent se redresser à demi.
— Oui ?
— Tu es décent, chéri ? Enfin, aussi décent qu’un de Chânais peut l’être…
Le jeune homme sourit en identifiant la voix de sa mère.
— Je suis habillé, si c’est ce que tu demandes, l’informa-t-il en se
rallongeant.
— Tant mieux, commenta Isadora en ouvrant le vantail. J’ai fini par
m’habituer au manque de pudeur de la meute, même si je dois reconnaître
qu’ils font un effort en ma présence, mais toi, tu es mon fils, et il y a des
choses qu’une mère n’a pas besoin de savoir sur son fils.
— J’ai beaucoup de chance d’avoir une mère comme toi.
Isadora referma derrière elle, puis rejoignit Titouan et s’installa au bord de
son lit.
— Tu es inquiet, n’est-ce pas ? reprit-elle en caressant la joue du jeune
homme.
Ce dernier acquiesça.
— Je crains d’avoir fait le mauvais choix. Sur le coup, j’étais sûr de moi,
je voulais rallier la meute, mais à présent que nous allons quitter la Terre des
hommes, je réalise pleinement ce que ça implique, et j’ai peur de regretter.
Vous et Corentin allez tellement me manquer…
La duchesse lui adressa un sourire tendre.
— Titouan, je te connais bien… Tu aurais encore plus regretté de les voir
partir et de rester en arrière. Tu nous manqueras aussi, c’est évident, et tu
manqueras à Corentin autant que lui te manquera, mais la meute t’aurait
manqué bien plus encore. Et puis ce n’est pas comme si nous n’allions plus
jamais te revoir. La meute revient régulièrement en Terre des hommes, même
si elle ne quitte pas le domaine. Enfin, ton père et moi avons toujours su que
tu étais fait pour vivre avec elle.
— Comment… ?
— Je ne pourrais pas t’expliquer comment ou pourquoi. C’est quelque
chose que nous avons tous les deux ressenti le jour de ta naissance, et qui
s’est conforté quand Aymeric t’a pris dans ses bras. La manière dont vous
vous êtes regardés… Tu n’étais qu’un nourrisson, et pourtant, tu as fixé tes
yeux sur lui.
— Il a toujours été là pour moi.
— Et il le sera toujours.
Titouan soupira.
— Alors… tu penses que j’ai fait le bon choix ?
— Je pense que tu as fait ce qui était le mieux pour toi. Tout choix
implique des conséquences, et elles ne sont pas forcément toutes positives. Et
je pense aussi que tu as besoin d’un bon petit déjeuner pour récupérer de ta
nuit blanche.
— Comment sais-tu que… ?
Isadora haussa un sourcil supérieur.
— Je suis ta mère.
Titouan estima préférable de ne pas insister.

***

D’instinct, Mayeul et Anthony se mirent debout lorsqu’Aymeric entra


dans le bureau du premier. Le loup-garou leva les yeux au ciel tout en
grommelant :
— C’est bon, je ne suis pas le Seigneur du clan, juste l’intérimaire.
L’arrivant s’affala dans le fauteuil laissé libre par Mayeul. Le duc et son
successeur étaient installés en face de lui, dans la position des invités, tout à
fait conscients que les lieux appartenaient en réalité à la meute et que les
places d’honneur étaient réservées à ses membres.
Avisant le plateau sur le bureau, Aymeric se servit une tasse de café et
s’empara d’un sandwich.
— Il y a pas mal de choses dont nous devons parler, et toutes ne sont pas
agréables, commença-t-il après avoir avalé la moitié de son en-cas. Le mieux
serait que vous appeliez Isadora et Brendan ; en tant que conjoints, ils ont le
droit d’être au courant.
Mayeul se tendit. Il avait peur de deviner où voulait en venir son
interlocuteur. Depuis que Titouan avait sollicité la morsure, il avait su que ce
moment arriverait, ce qui ne l’en rendait pas plus aisé à accepter. Aymeric
attendit que la duchesse et le mannequin les aient rejoints pour continuer :
— Je ne vais pas tourner autour du pot. Il va falloir organiser la disparition
de Titouan, et avec les nouvelles technologies, ce ne sera pas aussi simple
que ce dont nous avons l’habitude.
Le loup-garou s’interrompit le temps d’observer le couple ducal. Isadora
avait pâli et sa main s’était crispée sur ses genoux. Quant à Mayeul, sa
respiration trop rapide trahissait son trouble. Leur interlocuteur serra les
dents, se demandant une fois de plus comment faisait Duncan pour réussir à
adoucir ce genre de nouvelles. Lui en était incapable. Pour se donner une
contenance, il se servit un autre café.
— Duncan et moi avons eu le temps d’échanger quelques mots à ce sujet
avant sa mise en accusation, et nous pensons que le mieux est d’organiser une
disparition en mer. Titouan navigue souvent en solitaire ; ça n’étonnera donc
personne qu’il parte seul. Et il est bien connu que la mer ne rend pas toujours
ce qu’elle prend. Je suis désolé, ajouta-t-il à l’intention des parents du jeune
homme. Je sais que ce n’est pas facile pour vous d’entendre ça.
— Nous avons eu deux ans pour nous y préparer, soupira Isadora. Ça ne
rend pas les choses plus faciles le moment venu, c’est vrai, mais ce n’est pas
non plus comme si nous étions pris de court. Et puis nous, nous saurons qu’il
est toujours en vie.
— Il est au courant ? s’enquit Mayeul en serrant la main de son épouse.
— Pas encore. J’ai pensé que vous préféreriez le lui annoncer vous-même.
Le duc le remercia d’un sourire. Aymeric se renversa sur son fauteuil, une
moue au coin des lèvres.
— Il n’y a pas non plus de bonne façon de continuer, alors allons-y. La…
disparition de Titouan permettra aussi d’expliquer le choix d’Anthony
comme héritier du titre.
Le loup-garou reporta son attention sur l’intéressé.
— Je sais que tu as déjà commencé à t’impliquer dans la gestion du
patrimoine du clan. Et que ce n’est pas facile de concilier ça avec ton travail
de mannequin.
— Brendan m’aide beaucoup. Nous avons un peu ralenti les défilés, mais
pour l’instant, ça va, je peux tout assumer.
Anthony se mordit la lèvre inférieure.
— Bien sûr, si Duncan le désire, je quitterai les podiums.
Aymeric eut un geste de dénégation.
— Non. Il n’a jamais été question de t’empêcher de faire quelque chose
que tu aimes. Tant que tu peux jongler avec le mannequinat et ta place
d’héritier, fais-le.
— Je ne négligerai pas mes devoirs pour le plaisir.
— Nous le savons tous. Duncan ne se trompe jamais, quand il désigne un
futur duc.
Le jeune homme secoua la tête.
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’il m’ait choisi…
— C’est justement pour ça que tu seras un bon duc, le contra Aymeric.
Brendan, je compte sur toi pour prendre soin de lui. Il est capable de se tuer à
la tâche.
— Je veillerai sur lui, ne t’en fais pas, promit l’intéressé.
— Je n’en doute pas une seconde.
Le loup-garou considéra le plateau vide.
— Il va nous falloir plus de café et plus de nourriture. Il est temps de
passer en revue les comptes de nos sociétés.

***

Charles referma la porte de la pièce d’une main qui tremblait un peu. Il


avait bien cru qu’il allait lâcher tout ce qu’il portait en découvrant le
lieutenant de la meute assis derrière le bureau du duc. Aymeric le terrorisait
toujours autant, en particulier lorsqu’il était d’aussi mauvaise humeur.
Et le moins qu’on puisse dire était que depuis le départ de Duncan, le
loup-garou était plus qu’à cran…
L’ancien mannequin retourna en cuisine pour y déposer le plateau vide,
puis, constatant que personne ne lui prêtait attention, il s’empara de quelques
tranches de jambon et sortit dans le jardin. Il n’eut pas à aller bien loin ; le
chaton venait à sa rencontre. Sa patte blessée n’ayant pas cicatrisé
correctement, il boitait légèrement. Charles avait caressé l’idée de solliciter
l’aide d’Ailis, avant de reculer au dernier moment, persuadé que la
guérisseuse ne l’aurait pas pris au sérieux et de toute façon incapable de
trouver une manière de formuler sa demande.
— Tu as l’air d’aller mieux, constata-t-il tandis que le petit félin
entreprenait de se remplir la panse.
Le poil du chaton était en effet plus brillant et moins emmêlé. Il avait aussi
repris du poids grâce aux repas que Charles lui fournissait régulièrement, et
s’il ne se laissait toujours pas toucher, il avait cessé de filer dès la dernière
bouchée avalée. Cette fois ne fit pas exception à la règle. Son jambon achevé,
il entreprit de faire consciencieusement sa toilette. Assis devant lui, le dos
appuyé contre le mur du château, Charles lui sourit.
— Au moins, toi, tu as l’air d’apprécier ma compagnie. Je suppose que
c’est surtout parce que je te donne à manger, mais peu importe. Ça finit par
être fatigant, d’être seul. Même si je ne vois pas vraiment avec qui parler et
de quoi, ajouta l’homme avec un rictus dédaigneux. Bien que je porte ce
foutu collier et que je sois réduit au rôle de domestique, je ne suis pas du
même monde qu’eux.
Le félin choisit cet instant pour river son regard d’or sur lui.
— Je n’ai pas toujours été ce que je suis, lui expliqua Charles, sans réaliser
qu’il se justifiait auprès d’un chat. Je viens d’un milieu aisé, figure-toi, et il
fut un temps où c’était moi qui avais des domestiques. Ça te surprend tant que
ça ?
Le félin battit l’air de sa queue sans cesser de le fixer avec une expression
que Charles ne put s’empêcher de trouver désapprobatrice. Il s’apprêtait à
reprendre la parole lorsqu’une voix sèche retentit, le faisant sursauter :
— Charles ! Il y a du travail en cuisine ; ce n’est pas le moment de te
prélasser !
L’interpellé se redressa d’un bond. Stupéfait, il reconnut Elsie, qui dardait
sur lui un regard inhabituellement froid. Mal à l’aise, il comprit que la
gouvernante avait dû entendre ses derniers mots. Face à quelqu’un d’autre, il
aurait probablement répliqué, quitte à en payer le prix ensuite.
Il se contenta de baisser la tête et de la rejoindre, un inexplicable malaise
lui tordant les entrailles.
Chapitre 10
Ysolda avança de quelques mètres dans la plaine qui entourait le Palais, à
l’extérieur de l’enceinte. Aussi loin que portait son regard, elle distinguait des
loups, avec, de loin en loin, les silhouettes des Meneurs. D’après ce que lui
avaient rapporté les sentinelles, il en était de même de l’autre côté du Palais.
Qu’est-ce que ça signifie ?
Impassible, la Dame du Lac suivait des yeux l’homme qui venait à sa
rencontre, accompagné du couple dominant de sa meute. Pour l’avoir déjà
côtoyé, elle savait qu’il s’agissait du plus âgé des Meneurs. Apparemment, il
avait été désigné – ou s’était désigné ? – comme porte-parole des siens.
Ysolda détailla l’arrivant. Il n’avait guère changé depuis leur dernière
entrevue, si ce n’était que les traits de son visage étaient plus burinés que
dans son souvenir, et que sa barbe et ses cheveux tendaient davantage vers le
blanc. La Dame du Lac ignorait quel était son âge réel. Elle savait juste qu’il
arpentait Avalon depuis plusieurs dizaines d’années. Peut-être même
plusieurs siècles, puisqu’il n’était pas jeune lorsqu’ils s’étaient croisés pour la
première fois, alors qu’elle occupait déjà sa position actuelle.
Les secrets des Meneurs n’appartenaient qu’à eux.
L’homme s’inclina devant elle, tandis que les loups la frôlaient pour
rejoindre Duncan qui lui avait tout naturellement emboîté le pas, sans que
personne ne songe à s’y opposer ou à faire une quelconque remarque.
— Ma Dame…
— Meneur… Que me vaut l’honneur de votre visite ?
— Nous sommes venus pour lui.
Un profond silence suivit cette déclaration, tandis que tous les regards se
tournaient vers un Duncan stupéfait d’être l’objet d’un déploiement de forces
aussi inédit. Le Meneur reprit sans laisser à quiconque le loisir de se
manifester :
— Nous l’escorterons jusqu’à l’entrée du territoire du Gardien
d’Excalibur.
Le silence se fit plus lourd. Si personne ne s’était attendu à l’intervention
des Meneurs, la raison de leur présence provoquait encore davantage
d’étonnement.
— Je ne comprends pas, avoua le Seigneur des de Chânais.
— Moi non plus, renchérit Ysolda.
L’expression du Meneur se fit plus grave qu’elle ne l’était déjà.
— C’est un Berserker. Et les Berserkers ont toujours été sous la
responsabilité des Meneurs. Il est donc de notre devoir de l’accompagner.
— Ce ne sont pas les termes du jugement de la Dame du Lac. Personne ne
doit l’aider.
Ryanne s’était avancée d’un pas, vibrante de colère. Aussitôt, les loups,
qui s’étaient couchés aux pieds de Duncan, se redressèrent en grondant, les
crocs découverts et les oreilles rabattues. Plus grands que les loups de la
Terre des hommes, plus sauvages, aussi, ils en imposaient par leur seule
présence. En dépit de la peur qu’ils lui inspiraient, la druidesse ne recula pas.
Elle tendit le menton dans un geste de défi, prête à affronter l’homme en face
d’elle. Ce dernier leva la main pour calmer les loups, avant d’incliner
légèrement la tête, toute son attention tournée vers Ryanne.
— Je n’ai pas dit que nous l’aiderions. Seulement que nous l’escorterions.
— Et quelle est la différence ? Qui nous prouve que vous n’en profiterez
pas pour l’assister ?
— Ryanne ! la coupa Ysolda d’un ton sec. Comment oses-tu mettre en
doute les propos d’un Meneur ?
Butée, son interlocutrice croisa les bras sur sa poitrine.
— Parce qu’on parle de Duncan de Chânais. Il est capable de tout pour
parvenir à ses fins.
Les loups, qui s’étaient apaisés à la suite de l’intervention du Meneur, se
dressèrent à nouveau, menaçants.
— Même les loups le défendent ! insista Ryanne, refusant une fois de plus
de reculer.
Elle ne manque pas de courage, apprécia Duncan.
En d’autres circonstances, il aurait sans doute estimé la druidesse. Après
tout, elle ne faisait que se battre pour les valeurs auxquelles elle croyait. Il
était simplement dommage qu’elle se trompe de combat.
— Les loups le défendent parce qu’il est des leurs.
Le ton calme du Meneur désamorça la tension de plus en plus grande.
— J’avoue que j’aimerais comprendre, intervint Duncan. Je peux me
transformer en loup, c’est vrai, mais je suis aussi un homme.
— Ce sont les loups d’Avalon qui t’ont accordé la morsure. À ce titre, tu
es différent d’un loup-garou transformé par la morsure d’un autre loup-garou.
Le sang des loups d’Avalon coule dans tes veines, et de ce fait, tu es sous la
responsabilité des Meneurs. Sans oublier bien sûr le Berserker en toi.
Duncan eut une pensée fugitive pour cette période de sa vie où il avait dû
apprendre à maîtriser la bête qui sommeillait en lui. Sans les Meneurs, il était
conscient qu’il aurait échoué.
— Loin de moi l’idée d’insinuer que vous avez l’intention de fausser la
donne, cependant, Ryanne n’a pas tout à fait tort, intervint Ysolda. Pourquoi
conduire Duncan de Chânais au territoire du Gardien ? Comme tout le monde
en Avalon, il sait parfaitement où il se situe.
Le Meneur sourit.
— Dis-moi, Duncan, comment comptais-tu t’y rendre ?
L’intéressé n’hésita pas.
— En ouvrant un portail. Ce n’est pas comme si je ne connaissais pas les
lieux.
— Le Gardien avait-il déjà retrouvé Excalibur ?
Le loup-garou prit le temps de réfléchir.
— Je n’y suis pas retourné depuis très longtemps. Et non, il n’avait pas
récupéré l’épée.
— J’étais seule quand j’ai rendu l’épée au Gardien, confirma Ysolda. Et je
n’y suis pas non plus retournée depuis. Oh…
La Dame du Lac s’était figée tandis qu’un éclair de compréhension
traversait son regard. Elle continua d’une voix lente :
— Le Gardien avait très mal pris le vol d’Excalibur… Sans compter qu’il
ne pouvait pas partir à sa recherche, puisqu’il est lié à son territoire. Autant
dire qu’à présent qu’elle est à nouveau en sa possession, il a dû renforcer ses
protections.
— Or, ouvrir un portail dans ou à proximité du domaine de quelqu’un qui
n’a pas envie qu’on entre chez lui est terriblement risqué, termina Duncan en
songeant aux barrières que lui-même avait forgées autour du château de
Chânais.
— D’où la raison de notre présence, compléta le Meneur. Il aurait été
dommage que ta quête s’achève avant même d’avoir commencé. La magie du
Gardien est susceptible de déchaîner le Berserker.
L’attention de l’homme se porta sur l’assistance.
— Je suppose que je n’ai pas besoin de préciser ce qui se passerait si un
Berserker de la puissance de Duncan de Chânais déferlait sur Avalon…
Les mots s’enroulèrent autour de la foule comme des volutes de glace,
faisant frissonner toutes les personnes présentes. Ysolda patienta un long
moment avant de rompre le silence.
— Qu’il en soit ainsi. Duncan de Chânais partira avec vous jusqu’au
territoire du Gardien. Puis ce sera à lui de se débrouiller. Seul.
Le Meneur posa le poing sur son cœur avant de s’incliner.
— Il en sera fait selon le jugement de la Dame du Lac.
L’instant suivant, les Meneurs qui entouraient le Palais avaient disparu
avec leurs loups, comme s’ils n’avaient jamais été là. Une impression
d’irréalité plana sur ceux qui avaient assisté à la scène. Plus d’un se demanda
s’il n’avait pas rêvé ces silhouettes d’hommes et de loups autour du Palais. Il
n’y avait que la présence du dernier Meneur, qui se tenait toujours auprès
d’Ysolda et Duncan, pour donner corps à ce qui venait de se passer.
— Je crois qu’il est l’heure pour moi de partir, commenta Duncan.
Il s’inclina à son tour devant Ysolda.
— Je reviendrai avec Excalibur, Dame du Lac.
Seule la souveraine d’Avalon entendit la promesse que contenaient ces
paroles.

***

Duncan avait la sensation d’être transporté des siècles en arrière tandis


qu’il cheminait aux côtés du Meneur. Des bribes du difficile apprentissage
qu’il avait suivi pour parvenir à maîtriser le Berserker lui revenaient par
flashs.
Il n’avait pas été simple pour lui de plier, néanmoins, aujourd’hui, il
appréciait de retrouver des moments aussi calmes que ceux qu’il avait passés
auprès de son mentor de jadis. Le loup-garou n’avait pas demandé son nom à
l’homme qui marchait à côté de lui. Il savait que c’était inutile. Les Meneurs
ne donnaient leur nom que lorsqu’ils le voulaient bien. À la place, il posa une
autre question :
— Était-il vraiment nécessaire que l’ensemble de Meneurs d’Avalon se
présente au Palais ?
Les yeux de son compagnon se mirent à pétiller tandis qu’un sourire se
dessinait sur ses lèvres.
— Bien sûr que non. Mais c’était beaucoup plus amusant.
Comme Duncan lui jetait un coup d’œil perplexe, l’homme poursuivit :
— Qu’est-ce qui t’étonne autant ? Le fait que les Meneurs ont le sens de
l’humour ?
Le Seigneur des de Chânais secoua la tête.
— Ça, je le savais déjà… Je me souviens parfaitement que mon Maître
avait trouvé très drôle de voir mon loup teint en violet par l’une des potions
de ma sœur.
— Ah, cette fameuse histoire de femmes dont la place est à la cuisine…
C’est devenu une légende qu’on se raconte au coin du feu.
— Je me passe volontiers de ce genre de légende attachée à mon nom.
— Une chance alors que les histoires circulant parmi les Meneurs ne
sortent pas de notre cercle, n’est-ce pas ?
Duncan laissa échapper un rire.
— Et un moyen que je n’oublie pas que même les puissants peuvent
chuter.
— Je vois que les leçons de ton Maître ne sont pas effacées.
— Je serais un bien mauvais élève dans le cas contraire.
Le silence retomba entre les voyageurs, sans que cela n’étonne Duncan.
Au cours des années passées auprès de son Maître, il avait eu le temps
d’assimiler que les Meneurs n’étaient pas des bavards. Il avait d’ailleurs
gardé le souvenir de quelques punitions impliquant un silence total durant
plusieurs jours. Au début, cela avait été très difficile pour lui, puis, les mois
aidant, il avait appris à tirer profit de ces moments pour faire le point. Il en
était sorti plus sage, plus réfléchi, et capable de mieux appréhender une
situation donnée pour l’analyser et lui offrir la réponse appropriée.
Une aptitude qui lui avait été très utile quand Aymeric et Aloys avaient
rejoint la meute…
Amusé, le Seigneur des de Chânais réalisa qu’il s’était glissé dans des
habitudes datant de huit siècles sans même s’en apercevoir. De fait, quelque
part, il ne voyait guère de différence entre son apprentissage auprès de son
Maître et la conjoncture actuelle. Les loups évoluaient entre eux comme
jadis, acceptant parfois une caresse, tout en préférant le plus souvent se
contenter de s’appuyer brièvement contre eux, pour leur rappeler leur
présence.
Les voyageurs n’échangèrent plus un mot jusqu’à ce que la nuit soit
tombée. Même leur souper s’était déroulé en silence, et la lune était levée
depuis un moment déjà lorsque Duncan parla, ses yeux rivés sur les flammes
du feu qu’il avait allumé afin qu’ils cuisent leur repas.
— Y a-t-il vraiment un risque que le Berserker prenne le dessus ?
— Il y a toujours un risque. Il appartient à la magie primale d’Avalon, et
tu t’apprêtes à rencontrer l’un des êtres issus de cette magie. Un être très en
colère, qui plus est. Qui sait ce que peut donner votre confrontation ?
Duncan s’imprégna de cette notion, la retournant dans tous les sens pour
en tirer toutes les implications possibles, avant de soupirer :
— Suis-je un danger pour Avalon ?
— En tant que Berserker ?
— En tant que Duncan de Chânais, amant de la Dame du Lac.
Le loup-garou se décida enfin à croiser le regard de son compagnon.
— En dépit des siècles écoulés, la création de la faille et le chaos qui l’a
précédée sont dans toutes les mémoires.
— As-tu déjà eu envie de diriger Avalon ?
— J’ai bien assez à faire avec ma meute et mon clan. Ils sont plus
compliqués à gérer qu’ils en ont l’air. D’un autre côté, je suis un Seigneur, et
à ce titre, je n’ai pas l’habitude de passer au second plan.
— Tu le fais pourtant bien depuis huit siècles.
— Je n’ai pas le choix. C’est le prix à payer pour rester auprès d’Ysolda.
Mais qu’en sera-t-il si cet obstacle n’existe plus à l’issue de ma quête ? Je ne
suis pas naïf au point de croire que j’ai soumis le Berserker. L’entente entre
nous est un équilibre délicat, que je dois trouver chaque jour, chaque heure et
presque chaque seconde. Si moi je peux accepter de m’effacer, lui est
ambitieux. Surtout lorsque vient la Lune de Sang.
À son tour, le Meneur s’accorda le temps de considérer les remarques de
son compagnon. D’un geste machinal, il caressa la louve étendue à ses côtés,
appréciant le contact de son corps doux et chaud. Malgré son impatience,
Duncan s’abstint de le presser de ses interrogations, se contentant de tisonner
le feu et d’y ajouter un peu de bois.
Il savait que la réponse viendrait en temps et en heure.
Enfin la voix du Meneur rompit le silence tout relatif de la nuit.
— Le fait que tu te poses la question est déjà un indice que le Berserker
n’a pas le dessus dans votre lutte. De quand date la dernière fois qu’il a tenté
de prendre le contrôle de ton esprit ?
— Lorsqu’Aymeric m’a défié pour la place d’Alpha.
— Ce qui fait quand même quelques siècles.
— Et Aymeric a failli y laisser sa peau.
— Seulement failli, souligna son interlocuteur. Cela dit, tu as du mérite.
Ton lieutenant est susceptible de faire perdre patience à à peu près n’importe
qui.
— Il est… particulier. Mais c’est un excellent second, et je sais que les
miens sont en sécurité avec lui.
Duncan serra les dents pour juguler le vide lancinant qui l’envahissait.
— La coupure du lien de meute est… difficile à supporter. Sans compter
que c’est une voie royale pour le Berserker.
— Il est certain que ce n’est pas aisé pour un loup-garou de survivre sans
le contact avec les siens. Vous n’êtes pas faits pour vivre seuls.
— Il va pourtant falloir que je fasse avec.
— Le crois-tu vraiment ?
Surpris, Duncan releva la tête pour croiser le regard malicieux de son vis-
à-vis.
— Comment pourrais-je contacter les miens alors que la Dame du Lac
elle-même me l’a interdit ? Ce serait aller contre sa sentence, et de ce fait,
discréditer tout effort de ma part de prouver que je ne cherche pas à évincer
Ysolda. Même la présence des autres druides me parvient atténuée, et je
serais bien incapable d’entrer en contact avec Beowyn ou Yseult.
— La Dame du Lac n’a parlé que de ta meute.
Les paroles sibyllines du Meneur conduisirent Duncan à froncer les
sourcils, tandis que l’incompréhension se lisait sur les traits du loup-garou.
Perdu dans ses réflexions, ce fut sans y penser qu’il saisit le louveteau
maladroit qui s’approchait trop près du feu, au risque de se brûler le museau.
Il ne réalisa les implications de son geste qu’au moment où il éleva le petit
corps gigotant et couinant devant ses yeux. Quelque part dans son esprit, il
percevait le soulagement de la mère affolée.
La même mère qui lui avait envoyé un appel au secours quand elle avait
compris qu’elle n’arriverait pas à temps pour sauver son louveteau.
— La morsure que tu as choisie t’a lié aux loups d’Avalon, confirma le
Meneur d’un ton tranquille. Tu n’as jamais accordé une attention consciente à
leur présence dans ton âme, pourtant, une partie de toi l’a toujours su. Certes,
ce n’est pas comme ta meute, qui est moitié humaine et moitié animale, sans
compter tous ceux que tu as accueillis et qui ne sont pas des enfants de
Fenrir, mais les loups d’Avalon sont bien là, et peuvent te prêter force et
réconfort.
— Huit siècles, et je m’aperçois qu’il y a encore des choses sur moi-même
que j’ignore.
— Et c’est tant mieux. L’éternité serait monotone si on n’y découvrait
plus rien.
Le Meneur éclata de rire lorsque le Seigneur des de Chânais marmonna
quelque chose à propos de la propension de certains membres de son clan à
élaborer des farces douteuses en dépit de leur âge canonique.

***

Une semaine plus tard…

— Nous sommes arrivés.


C’étaient les premiers mots que prononçait le Meneur depuis leur
conversation autour du feu. Duncan et lui avaient marché en silence durant
tout ce temps, le premier approfondissant sa relation avec les loups d’Avalon
et le second n’éprouvant tout simplement pas le besoin de s’exprimer. Au fil
du temps, Duncan avait compris pourquoi il n’avait pas prêté attention plus
tôt à cette présence pourtant familière dans son esprit, et qui était
certainement à l’origine de son envie de retrouver les loups à chacun de ses
séjours en Avalon, même si ce n’était que pour un temps très bref.
Lorsqu’il était devenu un loup-garou, il avait été occupé à dompter le
Berserker et à préparer sa revanche contre Harold, tout en protégeant Ailis.
Ensuite, il avait commencé à créer sa meute, puis, après avoir vaincu Harold,
il lui avait fallu reconstruire un clan dévasté et fragilisé.
Tout cela en dissimulant ses rencontres un peu trop rapprochées avec la
toute nouvelle Dame du Lac, elle-même en train d’asseoir son autorité sur la
contrée magique.
Pas étonnant qu’il n’ait pas fait cas de ce bourdonnement ténu dans ses
pensées dès qu’il mettait le pied en Avalon. Un bourdonnement qui l’avait
cependant aidé plus d’une fois à prendre des décisions délicates, réalisait-il à
présent. Et qui, aujourd’hui, lui procurait l’apaisement qu’il avait perdu
quand le lien de meute s’était rompu.
Le loup-garou dut presque se faire violence pour parler à son tour :
— Les lieux n’ont pas tellement changé depuis ma dernière visite.
— C’était quand ?
— Il y a un siècle ou deux, je crois. De toute façon, ce n’est pas important.
Je n’ai pas croisé le Gardien.
— Ce qui est important, en effet, c’est celui que tu dois rencontrer avant
d’entrer sur le territoire du Gardien.
Le guerrier en Duncan réagit au quart de tour, se mettant aussitôt sur le
qui-vive. Suivant le regard du Meneur, il découvrit une silhouette immense
qui approchait à pas lents, irradiant de puissance et de majesté. Du coin de
l’œil, le Seigneur des de Chânais réalisa que les loups reculaient, oreilles
rabattues, queue repliée entre les jambes et arrière-train en position basse.
Même le couple dominant avait adopté cette posture de soumission.
Duncan oublia comment respirer lorsque les contours de la silhouette se
précisèrent, révélant un gigantesque loup à la fourrure et aux iris argentés.
Fenrir.
Le Père de l’espèce…
Chapitre 11
— C’est étrange, tout de même… soupira Ysolda en se tournant vers
Siobhan. Je devrais en vouloir à mort à Ryanne, et pourtant, une part de moi-
même comprend ses actes.
— C’est parce que tu es la Dame du Lac, argua son amie. Tu vois les
choses différemment.
Les deux femmes se trouvaient à l’intérieur du laboratoire de la
guérisseuse. Protégées par un sort de silence, sans parler des enchantements
tissés par Siobhan, elles pouvaient y avoir des conversations privées sans
craindre les oreilles indiscrètes, privilège bien utile, surtout par les temps qui
couraient. Sans compter que l’endroit était très plaisant, avec ses cultures de
simples et de plantes aromatiques, les bouquets séchés ou en cours de
séchage suspendus au plafond et qui répandaient des odeurs agréables dans
l’immense pièce. Bien sûr, on y trouvait de grandes armoires closes à la fois
par des clés et des sortilèges et qui renfermaient les potions concoctées par la
druidesse, dont certaines n’étaient pas à mettre entre toutes les mains,
cependant, les lieux restaient accueillants.
À l’image de celle qui régnait sur cet univers patiemment créé au fil des
siècles…
— Tu penses que Ryanne est manipulée ? s’enquit Siobhan en poussant
une tasse de l’infusion qu’elle avait préparée vers Ysolda.
Celle-ci ajouta une cuillerée de miel au breuvage avant d’acquiescer.
— J’en ai l’impression. Je connais Ryanne. Il n’y a pas de malice en elle.
Elle donnerait sa vie pour Avalon.
— Dans ce cas, pourquoi s’acharner ainsi sur Duncan ?
— Justement parce qu’elle est loyale et qu’elle croit profondément aux
valeurs qui sont les nôtres. C’est une force qui peut aussi être une faiblesse.
En utilisant les bons leviers, il est facile de la persuader d’adopter un point de
vue qu’elle n’aurait sans doute jamais envisagé d’elle-même.
Siobhan s’octroya une gorgée de sa boisson tout en réfléchissant aux
derniers mots d’Ysolda, qui lui ouvraient de nouvelles perspectives.
— Pourquoi Ryanne ? finit-elle par demander.
— Parce que personne ne peut douter de sa probité. Une accusation issue
d’une druidesse aussi considérée que Ryanne aura plus de poids que si elle
vient de quelqu’un de moindre importance.
La Dame du Lac riva son regard à celui de la guérisseuse.
— Je ne suis pas naïve au point de croire que je fais l’unanimité. Depuis le
premier jour, j’ai des ennemis, comme toutes celles qui m’ont précédée. C’est
vendu avec la fonction. Il y a des ambitieux et des jaloux partout. Si en plus
tu ajoutes les ennemis de Duncan…
Siobhan ne commenta pas. C’était inutile. Au fil des siècles, de nombreux
complots s’étaient montés contre Ysolda. Si certains avaient été portés à la
connaissance du peuple d’Avalon, d’autres avaient été en quelque sorte tués
dans l’œuf, sans que personne n’en sache jamais rien. Siobhan n’avait jamais
hésité à mettre la main à la pâte pour protéger son amie.
Car si elle était guérisseuse, elle était aussi la maîtresse des poisons, et il
n’était pas conseillé de s’en prendre à ceux qu’elle avait décidé de soutenir…
Déjà Ysolda poursuivait :
— Je pense que l’approche s’est faite de manière sournoise, et sur des
années, probablement. Un mot par ci, une réflexion par là… Peu à peu,
Ryanne s’est imprégnée de la suggestion que Duncan était un danger pour
Avalon, jusqu’à se convaincre que l’idée venait d’elle.
— Donc faire intervenir une porteuse de la rune de Dag ne permettrait pas
de savoir qui est à l’origine de cette fronde.
— Non, puisque Ryanne est persuadée d’être l’instigatrice de tout. Sans
doute aussi que plusieurs personnes sont à l’origine de sa « prise de
conscience ».
— Ce qui ne va pas aider, en effet. Que comptes-tu faire ?
— Si ça ne tenait qu’à moi, je retournerais chaque pierre du Palais,
malheureusement, je ne peux pas agir comme si le sort de Duncan
m’importait.
Un sourire carnassier se dessina sur le visage de la Dame du Lac.
— Mais je peux parfaitement me montrer de mauvaise humeur et très
désagréable à l’idée que mon engagement envers Avalon ait été remis en
cause.
Siobhan manqua s’étouffer avec sa tisane.
— Alors, si ça peut te mettre un peu de baume au cœur, je t’assure que tu
y réussis très bien. Tout le monde marche sur des œufs en te voyant, que ce
soit au Palais ou en dehors.
— Tant mieux. J’aime beaucoup le sentiment de terroriser tous ceux que
je croise. Accessoirement, j’ai remarqué que ça diminuait les demandes
d’audience. Les gens ont une curieuse tendance à régler leurs petits
problèmes tout seuls comme des grands, depuis quelque temps, ou à trouver
très vite une solution commune lorsqu’ils sont face à moi… J’aurais dû me
comporter comme ça plus tôt.
La guérisseuse eut cette fois la sagesse de reposer sa tasse avant d’éclater
de rire.
— J’avoue que ton arrivée aux audiences en étant systématiquement vêtue
en guerrière et avec la Pierre de la Dame est un spectacle dont je ne me lasse
pas ! Sans parler de tes « Et ? » assassins si d’aventure quelqu’un a le malheur
de t’ennuyer avec une question que tu juges puérile.
— Je reconnais que ça me procure une satisfaction intense de voir mes
interlocuteurs dans leurs petits souliers. Il est d’ailleurs possible que je
continue dans cette veine quand Duncan sera de retour.
Siobhan secoua la tête, un sourire aux lèvres.
— Je n’y crois pas une seconde. En ce moment, tu es en colère et tu as
peur pour Duncan, mais ta nature profonde est à l’encontre de ce genre de
comportement. Cela dit, je pense que cette petite piqûre de rappel au sujet de
ta puissance est un bien, et que tu devrais la renouveler de temps à temps.
— Je compte sur toi pour m’aider à m’en souvenir. En revanche, je vais
garder l’habitude d’emporter la Pierre de la Dame aux audiences et pour les
jugements. Je le faisais au début de ma prise de fonction. Je n’aurais peut-être
pas dû arrêter.
Ysolda eut un geste de la main, comme pour balayer ses regrets.
— Peu importe. Ce qui est fait est fait, de toute façon. Mais si je ne peux
pas réécrire le passé, je peux écrire l’avenir, et je ne compte pas m’en priver.
— Penses-tu qu’il saura convaincre le Gardien ?
Une ombre s’invita dans les yeux bleu-violet de la Dame du Lac.
— Je ne l’ai jamais vu échouer lorsqu’il veut quelque chose, et s’il fallait
une preuve, je citerais son obstination à demander la morsure à un loup
d’Avalon pendant une Lune de Sang. En un mot, c’était suicidaire. Mais il
refusait de dépendre d’un Alpha, et il n’était bien sûr pas question pour lui de
solliciter Harold, alors il a tenté sa chance.
— Il aurait aussi pu aller voir une meute quelconque, défier l’Alpha après
être devenu un loup-garou et prendre le contrôle de sa meute.
Ysolda secoua la tête.
— Non. Il voulait la meute de Chânais, pas une autre meute. Et il avait
déjà trop sacrifié pour renoncer. Sans compter qu’aucun Alpha n’aurait pris le
risque d’accorder la morsure à celui qu’Harold recherchait partout.
La jeune femme s’interrompit un instant avant d’ajouter à voix très basse :
— Il ne renonce jamais.
Siobhan se leva pour serrer l’épaule de son amie.
— Il reviendra. Il est bien trop têtu pour mourir.

***

Seule dans son jardin, interdit à tout autre qu’elle, Ysolda songeait à tous
les moments qu’elle y avait passés en compagnie de Duncan. Depuis qu’il en
avait traversé les frontières sans son autorisation, bien des siècles plus tôt,
c’était devenu leur sanctuaire.
C’était aussi l’unique endroit où le Seigneur des de Chânais acceptait de
déposer les armes et de laisser quelqu’un le diriger. Oh, bien sûr, jamais il ne
lui aurait imposé quoi que ce soit, toutefois, il ne s’abandonnait vraiment
qu’une fois franchies les portes du jardin.
C’est étrange, tout de même, qu’il puisse venir ici à son gré.
Le couple avait beau avoir multiplié les recherches, ils n’avaient jamais
découvert ne serait-ce que l’ombre d’une piste expliquant de quelle manière
Duncan avait bien pu passer outre les protections mises en place par Ysolda.
À la suite de cette première fois, le loup-garou avait pris garde à ne pas
réitérer son geste, à la fois par respect pour la Dame du Lac et pour éviter
d’attirer encore plus l’attention sur leur relation, cependant, l’endroit restait
leur lieu de rencontre favori. Souvent, Ysolda avait failli laisser les mots
interdits franchir ses lèvres, se retenant au dernier moment, et elle savait qu’il
en était de même pour Duncan.
J’aurais pourtant aimé pouvoir le lui dire avant son départ.
La main d’Ysolda frôla un buisson de roses rouges, sans craindre les
épines acérées qui le garnissaient. Elle savait qu’elles ne la blesseraient pas. Il
y avait bien longtemps déjà que Duncan avait planté ce rosier pour elle,
assorti d’un sortilège pour qu’il ne la meurtrisse jamais. Depuis, le buisson
prospérait, l’enchantant par ses parfums toujours renouvelés et ses fleurs aux
couleurs changeantes d’année en année. La Dame du Lac soupçonnait que
son amant avait donné un peu de lui-même pour que la plante ne meure pas.
La fragrance d’une magie masculine était attachée au rosier, et elle y
reconnaissait la signature du Seigneur des de Chânais.
Ysolda hésita un instant. La nuit était déjà bien avancée, et une longue
journée l’attendait. Une nouvelle journée où elle devrait résoudre des litiges,
prendre des décisions avec parfois peu d’éléments pour le faire, sans doute
également se déplacer dans Avalon pour montrer que la Dame du Lac était
toujours aussi puissante et ne laisserait jamais la magie noire prendre
possession de sa contrée bien-aimée. D’un autre côté, en dépit du calme de
ses appartements, elle ne dormait jamais bien, ces derniers temps. Il y avait la
condamnation de Duncan, bien sûr, mais ce n’était pas tout. Bien qu’affaiblis
par leur défaite face aux Morri-Génis, les Mages Noirs n’avaient pas renoncé
à leur dessein – ce qui, en soi, n’étonnait personne ; c’était dans leur nature –
et continuaient à répandre le chaos. L’hypothétique emprise de Duncan sur la
Dame du Lac était du pain béni, pour eux. Peu disposée à leur laisser le
champ libre, Ysolda mettait un point d’honneur à les contrer aussi férocement
qu’elle le pouvait, n’hésitant pas à user de ses pouvoirs pour combattre.
Enfin, si l’on en croyait Siobhan, elle abusait plutôt desdits pouvoirs et ne
sollicitait pas assez ceux de ses druidesses…
Dans tous les cas, le résultat était le même : elle était épuisée et avait
grand besoin d’une vraie nuit de repos.

La Dame du Lac regarda autour d’elle. Après tout, pourquoi retourner au


Palais, où tout le monde pourrait la trouver en cas de problème ? Dans son
jardin, elle était à l’abri, et les dieux savaient à quel point il lui était
nécessaire de relâcher un peu la pression.
À l’abri et protégée…
Ses doigts fins effleurèrent les pétales des roses, et un sourire illumina son
visage. Oui, pour cette nuit, elle s’accorderait une pause dans ses
responsabilités. Ysolda devinait qu’elle n’en reviendrait que plus forte et plus
déterminée. Peut-être aussi que sa « disparition » provoquerait des
réactions… intéressantes au sein des factions en présence dans le Palais, par
exemple en poussant ses ennemis à se dévoiler, ou des indécis à prendre parti.
Et même en admettant que les bénéfices soient moindres, voire nuls – ce dont
elle doutait –, elle y aurait au moins gagné de précieuses heures de repos.
Ysolda s’agenouilla sur l’herbe fraîche, juste devant le rosier. Elle
murmura un mot qui s’enroula autour de la plante avec la douceur de la
caresse d’une amante. Obligeant, le buisson écarta ses branches, créant une
sorte de berceau en son cœur, assez grand pour que la jeune femme s’y
allonge. L’herbe se fit plus épaisse, formant un matelas et un oreiller
douillets. L’air se réchauffa juste assez pour pallier la fraîcheur nocturne,
tandis que le buisson se refermait sur la Dame du Lac. En supposant que
quelqu’un ait pu s’aventurer dans le jardin, il n’aurait vu qu’un gros rosier
garni de fleurs rouges, aux épines si acérées qu’elles décourageaient toute
tentative d’approche.
Personne n’aurait pu deviner qu’il abritait le sommeil enfin réparateur et
les rêves d’une jeune femme sur les épaules de laquelle reposait l’équilibre
délicat d’une contrée emplie de magie et de dangers…
Chapitre 12
Focalisé sur Fenrir, Duncan ne remarqua pas que le Meneur et ses loups
reculaient, le laissant seul face au Père de son espèce. Sans hâte, il plia un
genou et inclina la nuque.
— Seigneur…
— Relève-toi.
Duncan eut la sensation que la voix du loup géant s’enroulait autour de lui
comme une créature vivante. Il obéit en silence, dans l’expectative. Comme
tous les loups-garous ayant intégré l’animal en eux après avoir sollicité la
morsure, il avait aperçu Fenrir dans son esprit lorsque son loup s’était
manifesté. Fenrir détestant se mêler des affaires de sa progéniture, la grande
majorité d’entre eux ne revoyaient plus jamais le Père de l’espèce ensuite.
Parmi ceux qui lui avaient à nouveau été confrontés, peu avaient survécu.
Et voilà que pour la deuxième fois, il décidait de faire en sorte que sa route
croise celle d’un de Chânais…
— On dirait que tu t’es encore fourré dans les ennuis…
Fenrir paraissait amusé, si bien que Duncan risqua un sourire aux accents
ironiques.
— Il semblerait en effet que j’ai mécontenté quelques fâcheux.
— Bien plus que quelques fâcheux, si j’en crois les rumeurs que le vent a
murmuré à mes oreilles.
Le Seigneur des de Chânais se tendit. Fenrir était imprévisible. Il pouvait
tout aussi bien décider que Duncan représentait un problème ennuyeux,
gênant ou contrariant et choisir de l’éliminer. Dans ce cas, en dépit de tous
ses pouvoirs, il n’avait aucune chance. Déjà, le loup géant reprenait :
— Il se dit que tu veux diriger Avalon.
— Je n’ai jamais voulu… commença Duncan, indigné.
— Je le sais bien, le coupa Fenrir avec une certaine impatience. Crois-tu
que je serais ici, dans le cas contraire ?
— Je suppose que non.
L’Alpha hésita, puis ajouta non sans précautions :
— Sans vouloir vous contrarier, Seigneur, si on apprend notre rencontre, il
y en aura parmi ces fâcheux pour insinuer que vous êtes venu m’aider alors
que le jugement stipule que je dois agir seul.
Une bise glacée issue tout droit d’Asgard s’éleva brusquement, répandant
neige et givre sur son passage. Duncan se figea, conscient qu’il venait de
provoquer la colère du loup argenté. Si c’était possible, ce dernier lui
paraissait encore plus grand et plus puissant qu’auparavant. Fenrir gronda,
menaçant :
— Je suis né de la magie primale d’Avalon. À ce titre, je fais partie de
cette terre, et nul n’a la légitimité de me dicter ma conduite. Si j’éprouve
soudain l’envie de voir l’un de mes enfants, voire de lui glisser les conseils
que je juge opportuns, je ne recommande à personne de se mettre en travers
de mon chemin.
De manière totalement inattendue, Fenrir s’étira, tendant d’abord les pattes
antérieures, puis les postérieures, avant de s’asseoir sur son arrière-train et
d’achever sur le ton d’une banale conversation :
— En d’autres termes, je fais ce que je veux.
— Loin de moi l’idée de vous contredire, Seigneur.
Le regard argenté se fit pétillant.
— Tu es un homme prudent, Duncan de Chânais. À ta place, d’autres
auraient montré moins de diplomatie. Notamment ton lieutenant.
— Aymeric a certes une définition toute personnelle du tact, mais c’est un
excellent lieutenant. Et si je ne devais pas revenir, il sera aussi un excellent
Alpha et un excellent Seigneur.
— J’ai vu de quoi il était capable pour sa petite louve.
L’occasion était trop belle pour que Duncan ne la saisisse pas.
— Seigneur, si jamais le pire devait arriver… Serait-il possible de faire en
sorte que le lien entre Aymeric et Yseult ne se rompe pas ? Je sais qu’il n’est
pas un modèle de vertu, et qu’il avait en partie mérité la malédiction qui l’a
frappé, mais sa punition a quand même été longue et cruelle, et ce serait
injuste qu’il perde ce qu’il a gagné. Tout comme ce serait injuste pour Yseult
d’être séparée de lui.
Si Fenrir avait été humain, Duncan aurait dit qu’il avait haussé un sourcil
amusé. Et aussi esquissé un sourire railleur.
— Ta réputation n’est pas usurpée… En toutes circonstances, tu penses
aux tiens avant de penser à toi.
Le loup géant se leva et s’ébroua.
— En ce qui concerne Aymeric… Il sera toujours temps de prendre une
décision si jamais tu ne revenais pas.
Duncan accepta ces derniers mots pour ce qu’ils étaient : un terme définitif
à cette partie de la conversation. D’ailleurs, Fenrir poursuivait sur un tout
autre sujet :
— Je sais que tu as hâte d’arriver face au Gardien pour lui demander
l’épée. Et je sais aussi que tu as prévu de faire le trajet sous ta forme lupine,
car elle te rend plus fort et plus rapide. Mais ce serait la pire des idées.
Le loup géant s’interrompit, jaugeant l’Alpha de la meute de Chânais. Ce
dernier accepta son examen sans broncher, conscient que Fenrir avait choisi
de lui offrir son aide.
— C’est sous forme humaine que tu devras conquérir Excalibur. Si c’est
ton loup qui se présente devant le Gardien, il te tuera sans sommation. Seul
l’homme a une chance de le toucher et de le convaincre de te donner l’épée.
— Merci pour vos conseils, Seigneur, le remercia Duncan en s’inclinant.
Cette fois, le loup-garou fut certain que le Père de l’espèce haussait un
sourcil moqueur.
— Quels conseils ? Je n’ai fait que t’exposer un fait. Le jugement de la
Dame du Lac t’impose de réussir sans aide, et je m’en voudrais de contredire
une femme. Le violet ne sied pas à mon teint.
L’instant suivant, un Duncan interloqué se retrouvait seul. Il ne restait que
la neige et le givre pour attester que Fenrir avait été présent…
Un regard autour de lui apprit au loup-garou que le Meneur et sa meute
s’étaient eux aussi évanouis dans la nature, ne laissant derrière eux qu’une
musette remplie de quelques provisions. Une musette en apparence
abandonnée, mais qui lui était visiblement destinée.
— Merci ! lança-t-il à la cantonade tout en la ramassant et en passant la
lanière à son épaule.
Puis, sans plus s’occuper du reste, il franchit la frontière du territoire du
Gardien.

***

Duncan marchait depuis plusieurs heures, à présent. Excepté le petit


picotement ressenti en passant la limite des terres du Gardien, il n’avait
éprouvé aucune manifestation de magie, ce qui lui avait donné tout le temps
de réfléchir. Ou plutôt, de laisser ses pensées vagabonder sans ordre précis. Il
savait par expérience que c’était souvent la meilleure méthode pour trouver la
solution à un problème.
Excepté que des problèmes, il en avait plusieurs, et que son esprit
voyageait de l’un à l’autre à une vitesse ahurissante. Un instant, il élaborait
une stratégie pour convaincre le Gardien de lui confier Excalibur, le suivant,
il se demandait pourquoi il avait pu entrer dans le jardin d’Ysolda. Deux
événements qui, selon, ses propres critères, n’avaient pas du tout la même
importance. Amadouer le Gardien était vital. Trouver une explication pour
quelque chose qui s’était passé il y a plus de huit siècles n’avait rien de
prioritaire.
À moins, bien sûr, qu’il y ait un rapport entre les deux.
Cela dit, comme ses spéculations l’entraînaient aussi sur des souvenirs
concernant Ysolda, dont certains n’avaient rien de sage, il était plus que
probable qu’il n’y ait en réalité aucune relation entre le jardin et l’épée.
Je donnerais cher pour pouvoir prendre ma forme de loup…
Tout était tellement plus simple quand l’animal était aux commandes… Il
réfléchissait moins, se contentant de profiter de l’instant présent et ne
cherchant pas à faire des déductions compliquées, voire alambiquées. Sans
compter que les lieux étaient parfaits pour courir : de vastes étendues d’herbe
rase, entrecoupées d’étangs et de lacs. Seulement, passer outre
l’avertissement de Fenrir aurait été stupide, aussi Duncan se résigna-t-il à
rester sous sa forme humaine. Il n’était pas sûr à 100 % que ça soit
nécessaire. Peut-être aurait-il pu parcourir le plus gros du trajet sous sa forme
lupine, cependant, dans le doute, il préférait s’abstenir.
Au loin se devinaient les silhouettes floues de montagnes aux sommets
enneigés, qui paraissaient encadrer le territoire du Gardien. Duncan savait
qu’en réalité, de nombreuses routes menaient aux limites de son fief. Il était
très facile d’y pénétrer. Les sortilèges mis en place n’étaient là que pour
avertir le maître des lieux d’une intrusion. À sa connaissance, ce dernier
n’avait jamais interdit le passage à quiconque.
Par contre, tous n’étaient pas ressortis, et les récits de ceux qui en étaient
revenus variaient énormément. Pour certains, il ne s’était rien passé de
particulier ; ils avaient simplement parcouru ces terres, soit pour les explorer,
soit pour les traverser afin de se rendre ailleurs. D’autres y avaient affronté
des périls divers, en particulier lorsqu’ils s’approchaient des étendues d’eau,
qui avaient fini par acquérir une réputation bien établie de danger. D’ailleurs,
en général, les voyageurs s’arrangeaient pour emporter suffisamment d’eau
pour ne pas devoir se ravitailler, et se rationnaient en guise de précaution
supplémentaire.
Le territoire du Gardien était l’un de ces endroits où la pluie était la
bienvenue pour les passants.

Duncan jeta un regard au lac qu’il longeait. Abritait-il des limnades[5] ? Il


en doutait. Depuis que certaines d’entre elles lui avaient dérobé l’épée qu’il
avait accepté de confier à celui que les hommes appelleraient le roi Arthur, le
Gardien leur livrait une chasse impitoyable et ne les tolérait plus sur ses
terres.
Il se disait que sa colère lui avait permis de voyager de lac en lac pour
exterminer celles habitant le Lac des Brumes[6], coupables d’avoir comploté
pour recueillir l’épée de pouvoir lorsqu’elle était revenue en Avalon à la mort
d’Arthur. Elles avaient agi ainsi afin d’avoir auprès d’elles une source de
lumière qui brillerait même dans leur froid et sombre royaume aquatique. Le
chevalier chargé de rapporter Excalibur dans sa patrie d’origine s’était laissé
tromper par leurs sourires enjôleurs, et avait cru, en toute bonne foi, qu’elles
étaient les dépositaires de l’épée. Marzhin avait manœuvré les naïades, leur
offrant une source de lumière résistante à l’eau en échange d’Excalibur.
Fidèles à leur nature, elles avaient tenté de le mystifier en lui livrant une
contrefaçon, néanmoins, il en fallait plus pour berner le mage, et la petite
délégation issue de la Terre des hommes était repartie avec ce qu’elle était
venue chercher. Athénaïs Kergallen s’était chargée de rendre l’épée à la
Dame du Lac une fois son office accompli, et Ysolda l’avait remise à son
véritable Gardien.
Bien évidemment, tout cela n’aidait guère Duncan. On pouvait même dire
que cette histoire le desservait grandement. Si jadis le Gardien avait accepté
de confier son trésor à un homme qui l’avait utilisé pour une cause juste, il
n’avait pas vraiment apprécié d’être floué par les limnades.
Autant dire qu’il ne va pas sauter de joie en me voyant arriver… Je
suppose qu’un simple « S’il vous plaît » ne suffira pas à le convaincre. Ce
serait bien que j’aie une idée lumineuse genre là, maintenant, tout de suite,
immédiatement. Ce serait très bien, même.
Malheureusement, le Seigneur des de Chânais avait l’impression que plus
il réfléchissait, moins il trouvait de solutions. Comment persuader le Gardien
qu’il ne voulait que le bien d’Avalon, alors qu’il venait à lui avec un
Berserker lié à la Lune de Sang dans ses bagages ? En toute objectivité, le
loup-garou devait bien s’avouer qu’il n’était pas crédible, y compris à ses
propres yeux.
Ce qui, bien entendu, était loin d’être une réflexion productive…
Comme on dit en Terre des hommes, je patauge dans la semoule…
L’Alpha eut une pensée fugitive pour la devise des Kergallen, qui
affirmait haut et fort qu’il n’y avait pas de problèmes, mais que des solutions.
Il ne put s’empêcher de sourire en les imaginant clamer leur phrase fétiche à
tout vent, entre une tasse de café et un cookie, au Chafé du Coin des Temps
ou peut-être même au Loup Déchaîné, qu’il leur arrivait de fréquenter. La
mention du bar lui fit songer au Cat Sidhe qui y régnait, et un soupir lui
échappa.
Yvon, mon vieil ami, je me demande si nous aurons à nouveau l’occasion
de partager un whisky, toi et moi. Quelque chose me dit que même si j’arrive
à mes fins, le coût pourrait bien ne pas me plaire et quelque part, réduire à
néant toute cette quête.
Perdu dans ses réflexions, Duncan ne s’était pas aperçu que la lumière
déclinait peu à peu, indiquant l’approche de la nuit. Comprenant qu’il
n’atteindrait pas le lac dans lequel vivait le Gardien ce jour, il décida de
s’installer pour bivouaquer. Ici ou ailleurs, cela n’avait que peu d’importance.
L’essentiel était de ne pas se retrouver près d’une étendue d’eau, même la
plus petite. Pour le reste… Seule la lande s’étalait à perte de vue. Pas de
bosquet, pas de surplombs rocheux et encore moins de cavernes. Sans ses
pouvoirs de druide, le loup-garou aurait dû faire l’impasse sur le réconfort
d’un feu.
Le Seigneur des de Chânais venait à peine d’achever son repas – tiré de sa
besace, puisqu’il n’avait pas pris la peine de chasser – qu’un mouvement à la
périphérie de son champ de vision le mit en alerte.
L’instant suivant, l’épée qu’il avait fait apparaître contrait la lame qui
avait tenté de s’enfoncer dans son sternum.
Chapitre 13
Les longs cheveux de Morgane ruisselèrent dans sur dos tandis qu’elle se
redressait sur un coude. Elle posa sa main libre sur le torse d’Elwyn, étendu à
ses côtés dans le grand lit de son appartement, et laissa courir un doigt léger
sur les pectoraux de son amant.
— Et si tu me disais ce qui te tracasse ?
Le poète envisagea un instant de botter en touche, avant de songer que ce
n’était finalement que reculer pour mieux sauter. Sans compter qu’il serait
injuste en obligeant sa compagne à choisir dans la précipitation. Elle méritait
d’avoir le plus de temps possible pour réfléchir à une décision qui engageait
tout son avenir. Elwyn bascula sur le flanc pour se retrouver face à Morgane.
— Il n’y a pas de bonne façon de t’annoncer ça… Quelle que soit l’issue
de la quête de Duncan, la meute retournera en Avalon dès qu’elle le pourra.
Notre temps sur la Terre des hommes est momentanément fini.
Le loup-garou prit une grande inspiration.
— Nous reviendrons parfois, mais uniquement dans l’enceinte du domaine
de Chânais. Il s’écoulera certainement plusieurs dizaines d’années avant que
nous ne nous aventurions à visage découvert dans le monde extérieur. Avec
les nouvelles technologies, il est de plus en plus difficile pour nous de passer
inaperçus, et nous allons être contraints d’espacer nos apparitions. Si tu
ajoutes à cela que notre discrétion a été toute relative ces derniers temps, il va
nous falloir faire profil très bas, même avec les talents de hackers de
Rodhlann et Finnian et la capacité de Kerwan à détraquer les machines.
— C’est sûr que vous passez rarement inaperçus, lui concéda Morgane.
Elwyn ferma les paupières. Lui d’ordinaire si disert peinait à trouver ses
mots. Les explications qu’il donnait à Morgane lui semblaient brouillonnes et
décousues. Il s’était promis de ne pas l’influencer, toutefois, en cet instant, il
lui semblait bien difficile de ne pas user de tout son charme pour la supplier
de rester avec lui. Il poursuivit, le cœur battant :
— Je ne peux même pas te dire si nous reviendrons souvent ou pas ni si je
serai toujours parmi ceux qui franchiront le portail. Quand nous sommes en
Avalon, nous fonctionnons plus que jamais comme une meute, et ce genre de
décision ne dépend que de l’Alpha.
Le poète hésita avant d’ajouter :
— Que cet Alpha soit Duncan ou Aymeric.
Morgane lui caressa la joue.
— Ni Duncan ni Aymeric ne sont injustes. Et je sais qu’Aymeric a
beaucoup d’amitié pour toi. Vos chamailleries ne sont qu’un jeu ; n’importe
qui vous connaissant un tant soit peu peut le voir. Aucun ne te refuserait de
venir chaque fois que tu le voudrais.
Elwyn sentit son cœur sombrer dans sa poitrine. Les dernières paroles de
celle qu’il aimait sonnaient comme un adieu. Il avait pourtant cru qu’elle le
suivrait, mais d’un autre côté, il lui demandait d’abandonner tout ce qu’elle
avait connu pour l’inconnu, et de passer du XXIe siècle à une contrée qui
fonctionnait comme au Moyen Âge. Et bien sûr, il ne fallait pas oublier la
magie… Certes, Morgane était une sorcière, cependant, c’était une chose
d’être une sorcière en Terre des hommes et une autre de vivre quelque part où
la magie était omniprésente…
Perdu dans ses pensées moroses, Elwyn faillit ne pas entendre sa
compagne.
— Elwyn de Chânais, tu n’es qu’un idiot, déclarait Morgane avec
commisération.
— Hein ?
— Tu es âgé de quoi ? Quelque chose comme pas loin de trois cents ans,
et tu n’es toujours pas capable de voir l’évidence. Ou alors c’est parce que tu
es un homme ?
— Euh…
C’était l’une des rares fois dans sa vie où Elwyn de Chânais ne trouvait
pas ses mots. Pire : il se sentait particulièrement stupide sous le regard
tendrement indulgent de Morgane.
Une Morgane qui, réalisa-t-il soudain, n’avait pas du tout l’air surprise par
son annonce…
Par chance pour lui, la jeune femme eut pitié et décida d’abréger ses
souffrances.
— Tout ce que tu m’as dit, je l’avais compris toute seule, figure-toi, et j’ai
déjà pris le temps d’y réfléchir.
— Ah ?
Morgane rit tout bas.
— Je n’aurais jamais cru te voir un jour incapable de parler.
J’ai si peur de te perdre.
Elwyn retint l’aveu in extremis. Il devait tenir la promesse qu’il s’était
faite de ne pas influencer l’actrice. Le loup-garou était tellement concentré
sur la nécessité de garder le silence qu’il n’entendit pas la suite du discours
de Morgane et sursauta lorsqu’elle lui asséna une légère claque sur la hanche.
— Elwyn de Chânais, tu m’écoutes quand je te parle ?
— Bien sûr, souffla-t-il, penaud.
— Mouais… J’en suis moins sûre, mais je veux bien t’accorder le
bénéfice du doute. Je te racontais donc que ça doit être merveilleux de ne pas
avoir à cacher sa magie. Tu imagines les spectacles qu’on pourrait monter ?
Je pourrais faire chanter les pierres sans que personne ne prenne peur !
Une lueur d’inquiétude traversa les yeux de la jeune femme.
— Enfin, je dis ça, mais… Si j’ai bien compris ce que tu m’as expliqué, en
Avalon, l’Alpha a plus de pouvoir décisionnel qu’ici, alors tu crois que
Duncan me laisserait faire ?
— Duncan n’est pas un tyran. Il ne s’est jamais opposé à mes envies de
jouer les saltimbanques, et Aymeric…
Les implications des derniers mots de Morgane frappèrent soudain Elwyn
de plein fouet. Passant sur le fait qu’elle ne semblait pas douter de la victoire
de Duncan, il se figea, le cœur battant d’un espoir fou.
— Attends… Tu veux dire que… tu viens avec moi ?
— Évidemment que je viens avec toi, gros bêta ! Tu ne crois quand même
pas que j’ai mis la main sur un de Chânais pour le laisser filer ensuite ?
Elwyn ne put retenir un sourire devant l’expression faussement indignée
de Morgane. Sourire vite chassé par une autre préoccupation, une déchirure
qu’à l’instar de presque tous les autres membres de la meute, il avait eu à
vivre et qu’il aurait aimé épargner à Morgane.
— Il y a… autre chose. Et il n’y a pas non plus de bonne façon de le dire.
— Je t’écoute.
— À chacune de nos étreintes, je te transmets mon immortalité. Mais cela
signifie également que tu verras vieillir les tiens alors que toi, tu ne changeras
plus, et aussi qu’un jour, tu les verras disparaître.
Le loup-garou s’interrompit quelques secondes.
— Et… c’est dur. D’autant plus quand tu es attachée à eux.
Elwyn n’ajouta pas que les Kergallen étaient particulièrement soudés.
Souligner ainsi l’évidence était inutile. Morgane déposa un baiser sur ses
lèvres.
— Je sais tout ça. J’en ai parlé avec ma famille, en particulier avec Joanna
et Émilie. Joanna a été confrontée à ce choix, et un jour, Émilie aura à le
faire. Je ne dis pas que ça sera facile, mais ça en vaut la peine. Tu en vaux la
peine. Je t’aime, Elwyn de Chânais.
— Ma belle sorcière… Que deviendrais-je, sans toi ?
— Un loup perdu.
Le loup en question éclata de rire avant de serrer la jeune femme contre lui
et de l’embrasser avec fougue.
— Un loup très perdu, confirma-t-il.
— Pas tant que ça si j’en crois ce que je sens contre ma cuisse, le taquina
Morgane.
Le poète posa la main sur son cœur avant de déclarer du ton théâtral qui
lui était familier :
— Je suis un de Chânais.
— Ah oui, bien sûr… Ça explique tout. Eh bien, tu vas devoir attendre,
tout de Chânais que tu es. T’accompagner en Avalon implique aussi régler
deux ou trois détails ici, et je préférerais avoir l’esprit libre pour… la suite
des événements.
— La troupe et le Chafé, c’est ça ?
— Tout juste. Tu y as déjà réfléchi ?
— J’avais pensé à Justine, pour la troupe. Elle est prête pour ça.
— Je suis d’accord. Tout le monde l’adore, et elle a un don de meneuse
innée.
— Pour le Chafé, j’avoue que j’hésite… Comme je compte bien y revenir
un jour, il faut que ce soit quelqu’un au courant de nos particularités. Je n’ai
pas encore fini le tour du clan, mais jusqu’à présent, je n’ai trouvé personne à
qui proposer la place.
— Et que penserais-tu de Gwenn et Rowan[7] ? Tu as déjà vu les
merveilles que Gwenn réalise, lorsqu’elle coud ? C’est une artiste dans
l’âme ; elle saura garder l’aspect chaleureux du Chafé. Quant à Rowan,
puisqu’il est un Chat d’argent, il sera à l’aise au milieu des chats. Et tous les
deux aiment lire. Je suis sûre qu’ils seront ravis de tenir le Chafé.
— Maintenant que tout réglé, si nous passions aux choses sérieuses… ?
— Oui, il est temps que tu me montres ce qu’un de Chânais sait faire…
— Serait-ce un défi, mademoiselle Le Bars… ?
— Êtes-vous prêt à le relever, monsieur de Chânais ?
— Lancer un défi à un de Chânais, c’est comme offrir une carotte à un
cheval… Il ne refuse jamais !
Morgane riait encore lorsqu’il la renversa sur le lit tout en la dévorant de
baisers. Elle glissa les mains dans les cheveux de son amant en pressant son
corps contre le sien. La jeune femme ne se lassait pas de le toucher. Elwyn de
Chânais était aussi beau que dangereux, pourtant, elle ne s’était jamais sentie
autant en sécurité qu’avec celui qu’elle s’apprêtait à suivre dans un ailleurs
dont elle ne savait rien, mais qu’elle comptait bien apprivoiser…

***

Youenn de Chânais s’accouda prudemment à la barrière du corral de


Sheïtan. Il savait mieux que n’importe quel autre membre de L’Étrier d’Or à
quel point l’étalon pouvait être dangereux.
Après tout, il n’était rien de moins qu’un cheval de guerre d’Avalon, dont
la forme de combat le rendait aussi redoutable que le loup-garou qu’il avait
accepté pour maître… De fait, Youenn ne se serait jamais approché de
l’enclos si Aymeric n’avait pas été à l’intérieur, et même ainsi, il préférait
prendre des précautions et patienter jusqu’à ce que le lieutenant de la meute
le rejoigne. Il n’ignorait pas que ce dernier était conscient de sa présence et
qu’il viendrait dès qu’il le jugerait bon. En attendant, Youenn profitait du
spectacle du loup-garou qui jouait avec l’étalon, dans un ballet où le second
feignait de charger le premier, qui l’évitait avec autant d’adresse que de
souplesse. Fasciné, le jeune homme suivait cette danse pour ce qu’elle était
en réalité : un entraînement au combat, masqué sous des actes en apparence
innocents. Comme tous les de Chânais, Youenn avait bénéficié de la
formation des anciens chevaliers. Il était tout aussi capable de se battre à
l’épée que de jouter, art que, pour sa part, il avait eu à cœur de développer.
S’il avait refusé la morsure, quelques années plus tôt, il n’en gardait pas
moins un très fort attachement aux traditions de sa famille et ne souhaitait
rien tant que les perpétrer. Il n’avait d’ailleurs posé aucune question quand
Aymeric l’avait convoqué. D’une part, personne de sensé ne s’aviserait
d’interroger le lieutenant de la meute, surtout en cette période où il suppléait
à Duncan, et d’autre part, Youenn ne s’était jamais fait prier pour venir au
club d’équitation du loup-garou. Enfant, il en avait même quasiment fait sa
résidence principale, et adolescent, il avait plus d’une fois dormi dans les
écuries, en particulier lorsqu’une jument s’apprêtait à mettre bas.
Perdu dans ses pensées, le jeune homme sursauta lorsqu’Aymeric se
dressa soudain devant lui. Youenn n’était pas ce qu’on pouvait appeler un
petit modèle, toutefois, il rendait une bonne tête et une largeur d’épaules à
son vis-à-vis. Sans parler de l’aura de danger émanant de celui-ci, qui ne
faisait qu’ajouter à son charme sulfureux.
— Allô ? Il y a quelqu’un ? le taquina Aymeric.
— Attends, laisse une seconde à mon cœur pour retrouver son rythme
normal et je te répondrai.
— Tu avais en effet l’air très loin d’ici.
— Pas tant que ça. Je pensais à tous les bons souvenirs que j’avais dans ce
club.
Youenn jeta un regard autour de lui avant de poursuivre, un sourire aux
lèvres :
— C’est même en ces lieux que je suis devenu un homme. Alors oui, j’ai
d’excellents souvenirs liés à cet endroit. Bon, pour être tout à fait franc, j’ai
aussi le souvenir de chutes cuisantes et passablement douloureuses…
— On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Tu sais ce qui se dit :
tout cavalier doit chuter au moins cent fois avant d’être considéré comme un
cavalier digne de ce nom.
— Est-ce que défoncer une lice[8], ça compte double ? Parce que mes reins,
eux, sont de cet avis.
— Ouch, tu as dû le sentir passer…
— Seule ma fierté m’a empêché de hurler à la mort.
— Je vois que toi et ta fierté avez survécu.
— Nous sommes des de Chânais.
Un rire secoua le duo. Aymeric fut le premier à reprendre son sérieux. Il se
tourna pour s’appuyer contre la barrière du corral où Sheïtan caracolait
toujours, exactement comme s’il ne venait pas de jouer à chat pendant deux
heures avec un loup-garou.
— Étoile et lui repartiront en Avalon avec Yseult et moi.
La nouvelle ne surprit pas Youenn. Des chevaux de guerre ne pouvaient
pas rester seuls en Terre des hommes, sans compter que Sheïtan
accompagnait Aymeric depuis très longtemps.
— Il y a déjà quelques mois que j’ai confié La Griffe du Loup à Brendan,
Anthony et Béryl, continuait le lieutenant de la meute. Je n’y fais plus que de
très rares apparitions, et mon absence y passera inaperçue. L’Étrier d’Or,
c’est autre chose.
Aymeric refit face à un Youenn qui n’osait croire ce que lui soufflait son
instinct.
— Tu es le plus apte à t’en charger. De tous les membres du clan, tu es
celui qui a passé le plus de temps ici. Même Titouan ne t’égale pas.
— Je ne te décevrai pas.
— Je n’en doute pas une seconde.
— Quelle raison vas-tu donner pour ton départ ? Que je sache quoi
répondre si on me pose la question.
— Dis juste que j’ai eu envie de voyager. Moins on entre dans les détails,
moins on prend de risques d’être découvert.
— J’ai failli choisir la morsure, il y a cinq ans.
L’aveu était venu spontanément. Youenn ignorait ce qui avait provoqué
cette brusque envie de se confier à Aymeric, mais il lui avait soudain semblé
important d’en parler.
— C’est ce qu’il m’avait semblé, acquiesça le loup-garou.
— J’ai reculé au tout dernier moment.
Youenn plongea son regard dans celui d’Aymeric.
— Dire que j’ai eu peur fait-il de moi un lâche ?
— Bien sûr que non. Au contraire, tu as su reconnaître tes limites, et c’est
une preuve de courage. Il faut parfois plus de cran pour refuser quelque chose
que pour l’accepter.
Les dernières paroles d’Aymeric furent comme un baume pour Youenn.
Depuis la nuit de ses vingt ans, il traînait en lui cette sensation qu’il s’était
montré indigne du nom qu’il portait. Il n’avait jamais osé s’en ouvrir à
quiconque jusqu’à ce jour, et jamais non plus il n’aurait pensé qu’il en
parlerait au plus ombrageux des membres du clan, et pourtant, il ne regrettait
rien. Aymeric avait su trouver les mots capables de l’apaiser, prouvant une
fois de plus qu’il était bien plus fin qu’il ne le laissait paraître.
— Allons boire un café, lança le loup-garou après une dernière caresse à
Sheïtan. Ensuite, on signera les papiers faisant de toi le propriétaire du club.

***
Charles prit une grande inspiration avant d’entrer dans l’un des petits
salons du château. Il était toujours nerveux lorsqu’Aymeric ou Aloys était
présent, et il l’était davantage si les deux cousins étaient réunis comme en cet
instant. Entre le premier qui avait un nombre conséquent de griefs contre lui
et le second qui se ressentait encore des tortures subies, il ne savait jamais ce
qui allait lui arriver. Même si, pour être honnête, cela faisait plusieurs mois
qu’aucun des deux ne s’en était pris à lui. D’ailleurs, pour tout dire, ces
derniers temps, la meute le laissait tranquille. Personne ne lui demandait autre
chose que d’assurer son service au château ou au manoir, ce qui le satisfaisait
amplement.
Tout, plutôt que retourner au Midnight Fever…
Ce qui risquait bien de lui arriver s’il fichait par terre le plateau qu’il
portait et sur lequel était disposé de quoi apaiser la fringale subite de deux
loups-garous…
L’ancien mannequin parvint toutefois à poser son fardeau sans rien
renverser. Il versa un verre de vin à chacun des convives, puis se retira dans
un coin de la pièce, espérant y passer le plus invisible possible. Son
soulagement fut indicible quand Aymeric le congédia sans même le regarder.
— Laisse-nous.
Moins de cinq minutes plus tard, Charles était dehors. D’une main qui
tremblait un peu, il s’apprêtait à s’allumer une cigarette lorsqu’un
mouvement dans les buissons proches attira son attention. Un sourire lui
éclaira les traits quand il aperçut la petite chatte blanche, qui, comme chaque
fois qu’il sortait, trottinait vers lui, sans permettre à sa mauvaise patte de la
ralentir.
— Bonjour, Loullig[9], murmura-t-il en s’accroupissant. Comment vas-tu,
aujourd’hui ?
Pour toute réponse, le félin fourra sa truffe humide dans sa paume, quêtant
des caresses que l’homme lui offrit bien volontiers.
— Au moins, toi, tu es toujours heureuse de me voir.
Une lueur d’inquiétude traversa les yeux de Charles.
— S’ils m’obligent à les suivre, que vas-tu devenir ? Qui s’occupera de
toi ? Ils prendront leurs chats avec eux, mais toi, tu n’en fais pas partie…
— Pourquoi ne leur demandes-tu pas ce qu’ils comptent faire ?
Charles se redressa si brusquement que la petite chatte recula, le poil
hérissé et les oreilles rabattues. Un instant, il la fixa avec terreur – il lui était
difficile d’oublier les talents de ventriloque d’Elwyn –, avant de tressaillir
lorsqu’une main se posa sur son avant-bras, tandis qu’une voix féminine
s’adressait à lui :
— Je suis désolée. Je ne voulais pas te faire peur.
Il se détendit en reconnaissant le timbre d’Elsie.
— Ce n’est rien, affirma-t-il avec une ébauche de sourire. Je suis… un peu
nerveux, en ce moment.
— Je vois ça. Tu as même effrayé ton chat.
L’attention de Charles se reporta sur Loullig, qui semblait hésiter entre
rester et s’enfuir. Il s’accroupit à nouveau et tendit la main vers le félin.
— Viens, ma douce, murmura-t-il. Tu ne crains rien.
Quand il se releva, la petite chatte était dans ses bras.
— C’est la première fois qu’elle me permet de la porter.
— Tu tiens à elle, n’est-ce pas ?
— Elle m’accepte tel que je suis.
— Et tu l’acceptes telle qu’elle est. Avec sa patte folle.
Charles ne répondit pas. Lui qui avait toujours cherché la perfection
physique n’était pas prêt à reconnaître qu’il avait de l’affection pour un
animal boiteux, et pourtant… Il choisit de changer de sujet de conversation,
en revenant sur ce qu’Elsie lui avait dit plus tôt.
— Je ne peux pas les questionner sur ce qu’ils comptent faire de moi.
Sa main libre effleura son collier, un geste machinal qu’il effectuait
chaque fois que les conditions de sa servitude se rappelaient à lui.
— Pas avec ça autour du cou.
Elsie n’insista pas. Si l’homme à ses côtés avait en partie modifié son
comportement, il restait toujours des traces de sa personnalité d’antan, qui ne
demandaient qu’à resurgir à la moindre occasion.
Et elle était bien trop fine pour gâcher l’esquisse d’un futur différent…
Chapitre 14
L’épée sortit du corps de l’homme avec un léger bruit de succion. Sans
prendre la peine de vérifier si son agresseur était bien mort – il y avait de
toute façon peu de chances qu’il survive à une lame plantée en plein
abdomen –, Duncan pivota sur lui-même pour faire face à un nouvel
adversaire. Ils étaient une dizaine à l’assaillir, et si ses sens de druide lui
indiquaient qu’ils ne possédaient aucune magie, ils n’en demeuraient pas
moins des combattants redoutables.
Ils savent se battre.
Le loup-garou évita de justesse un poignard déterminé à lui trancher la
carotide. Un nombre important de blessures pouvait lui être fatal. Or, ceux
d’en face venaient juste de lui prouver qu’ils ne reculaient devant rien pour
parvenir à leurs fins. Et visiblement, la nuit qui tombait ne les dérangeait pas
plus que lui.
On dirait qu’eux aussi sont nyctalopes.
Une telle constatation ne faisait pas du tout l’affaire de Duncan. Il avait
compté sur l’avantage que lui donnaient ses sens lupins, hélas, il semblait
bien qu’il ne pourrait pas en profiter. Bien sûr, il lui restait sa magie,
toutefois, il craignait d’attirer prématurément l’attention du Gardien.
Se présenter à lui en ce moment n’était sans doute pas la meilleure des
idées, surtout que le Gardien risquait fort de ne pas faire de détail en décidant
de tuer tout le monde…
Pourtant, Duncan avait conscience qu’il ne s’en sortirait pas en demeurant
sous sa forme humaine. Ses ennemis étaient trop bien entraînés et trop
aguerris au combat pour lui laisser la moindre chance. De plus, il était clair
qu’ils avaient l’habitude d’œuvrer ensemble. Ils ne l’attaquaient pas au
hasard, faisant au contraire montre d’une stratégie bien rodée. Leurs habits
sombres leur permettaient de se confondre dans l’obscurité grandissante,
accentuant la certitude du loup-garou d’avoir affaire à des professionnels.
Duncan était parvenu à éliminer trois d’entre eux, cependant, ceux qui
restaient étaient encore bien assez nombreux pour venir à bout de sa
résistance. Ils avaient d’ailleurs réussi à le toucher plusieurs fois et du sang
maculait ses vêtements déchirés.
Tant pis. Je dois prendre le risque.
La seconde suivante, un énorme loup crème aux babines retroussées sur
des crocs à la taille impressionnante remplaçait l’homme. Duncan sentait le
Berserker cogner dans son esprit, enragé à l’idée de devoir rester confiné.
Non seulement la magie du lieu l’appelait, mais en plus, ce type de combat
était de ceux qu’il affectionnait le plus. D’ordinaire, dans ce genre de
situation, Duncan s’arrangeait pour lui donner satisfaction en lui permettant
de sortir partiellement. Sauf que cette fois, le Seigneur des de Chânais le
bridait totalement. Libérer le Berserker sur le territoire du Gardien était aussi
suicidaire qu’utiliser sa magie druidique. Duncan ne pouvait compter que sur
le loup.
Par chance, celui-ci était puissant, féroce et très, très en colère…
Il bougea si vite que les autres n’eurent pas le temps de réagir. Ses griffes
éventrèrent l’un de ses agresseurs tandis que ses crocs se refermaient sur la
jugulaire d’un second, faisant jaillir le sang. Une épée s’enfonça dans le flanc
du loup-garou. Par chance, elle ripa sur une côte, ratant ainsi son cœur. La
blessure rendit le Berserker enragé. Il frappa plus fort contre les murs de sa
prison, hurlant dans l’esprit de Duncan. Pour la première fois depuis des
siècles, ce dernier sentit son contrôle sur lui flancher.
Tu dois résister !
Duncan tressaillit. La voix dans sa tête était celle de Fenrir. L’Alpha ne
perdit pas de temps à se poser des questions. Ce n’était pas le bon moment
pour ça. Tout ce qui importait était que l’intervention du Père de l’espèce lui
avait permis de reprendre l’ascendant sur le Berserker. Il profita de ce répit
pour s’attaquer aux survivants, causant des ravages parmi leurs rangs.
Duncan s’appuyait sur sa vitesse pour éviter au maximum les coups, et sur sa
capacité à cicatriser au cas où ses adversaires le toucheraient quand même.
Aussi bien entraînés qu’aient été ces derniers, ils n’étaient pas de taille
face à un loup-garou, en particulier s’il comptait parmi les loups-garous les
plus dangereux d’Avalon. Le sang gicla des blessures ouvertes par les crocs
et les griffes. Les os craquèrent sous la pression des puissantes mâchoires.
Bientôt, il ne resta plus qu’un homme pour affronter Duncan. Un sourd
grondement s’échappa de la gorge du loup-garou tandis que ses yeux se
rivaient au survivant. En dépit de la menace létale qui se tenait devant lui,
l’homme ne recula pas, se contentant de raffermir sa prise sur son épée. Épée
qu’il comptait sans nul doute planter dans le ventre de l’animal lorsque celui-
ci bondirait, comme le laissait supposer sa posture. Ramassé sur lui-même,
son épaisse queue fouettant l’air, le loup donnait en effet tous les signes
d’une attaque imminente. L’homme fléchit les jambes, prêt à se détendre au
moment le plus opportun.
Le loup s’élança.
L’inconnu leva sa lame.
Et ne comprit pas ce qui lui arrivait en sentant un bras s’enrouler autour de
son cou et une voix glaciale retentir à son oreille :
— Et si nous discutions un peu, toi et moi… ?
La capacité de se transformer en pleine action n’était pas donnée à tous les
loups-garous. L’homme avait commis l’erreur d’occulter le fait qu’il
s’attaquait à un de Chânais. Pire : au plus puissant d’entre eux.

Duncan n’avait pas mis longtemps à identifier ses assaillants. Si au départ


il avait songé à des rôdeurs trop heureux de tomber sur une proie isolée, leurs
techniques de lutte lui avaient vite fait prendre conscience qu’il avait affaire à
des combattants chevronnés.
Dans tout Avalon, il n’existait qu’un seul peuple capable de se battre ainsi.
Un peuple qui avait fait de l’assassinat et de l’intimidation sa religion. Un
peuple dont les membres, hommes aussi bien que femmes, exécutaient sans
états d’âme les contrats acceptés, par tout ou partie d’entre eux – la première
option impliquant que la traque ne s’arrêtait qu’une fois le marché respecté.
Un peuple qui n’était intéressé que par le profit et qui se moquait bien de ses
cibles. Leur seul honneur était de mener à bien leurs missions et de garder
secrète l’identité de leurs commanditaires.
Et pour cela, tous les moyens étaient bons…
On les appelait les Mercenaires.
Il y a vraiment quelqu’un qui ne veut pas me voir aux côtés d’Ysolda.
Le Seigneur des de Chânais raffermit sa prise sur le cou de son captif
quand celui-ci tenta de se débattre.
— Inutile, gronda-t-il d’une voix trop rauque pour être tout à fait humaine.
Tu sais qui je suis, ou plutôt, ce que je suis. Et tu sais aussi que tu ne
m’échapperas pas.
— Quoi que tu puisses me faire, je ne parlerai pas.
— Ça, c’est ce que tu crois.
— Je suis un Mercenaire. La torture n’a aucun effet sur moi.
— Qui a parlé de torture ? Je n’ai pas de temps, pour ça. Mais je t’assure
que si je l’avais, tu ne mettrais pas longtemps avant de me raconter ta vie
dans les moindres détails.
— Alors, pourquoi me garder en vie ?
— Je n’ai jamais dit que j’allais te garder en vie. Je veux savoir qui t’a
envoyé.
En dépit de son courage, l’homme frissonna lorsque le loup-garou se
rapprocha pour lui susurrer une promesse mortelle au creux de l’oreille.
— J’ai d’autres moyens que la torture pour apprendre ce que je veux
savoir. Peut-être même que tu regretteras de ne pas avoir testé mes dons en
matière de supplices…
L’Alpha avait conscience que ce qu’il allait faire présentait un risque
certain de dévoiler sa présence au Gardien – auquel cas peu importeraient les
informations récoltées ; le Gardien frapperait d’abord et poserait les questions
ensuite –, pourtant, il n’avait pas le choix. Il devait savoir. Avec un peu de
chance, ça irait vite, et l’étincelle de magie utilisée se confondrait avec toutes
celles qui gravitaient dans cet endroit.
Sans prévenir, Duncan s’enfonça dans l’esprit de son prisonnier, qui cria
de douleur sous l’assaut. D’ordinaire, le loup-garou répugnait à recourir au
pouvoir qui lui permettait de plonger dans l’âme des autres, estimant qu’il
s’agissait d’une violation de leur intimité. Il ne s’en était servi que dans de
rares cas, usant en général des plus grandes précautions.
Aujourd’hui, il n’avait pas le loisir de s’encombrer de circonvolutions de
ce genre, si tant était qu’il en avait envie. Après tout, il avait affaire à un
assassin de métier, qui avait plus de sang sur les mains qu’il n’en aurait
jamais. Aussi entra-t-il en force, balayant tout sur son passage, explorant les
souvenirs et les secrets de son agresseur, jusqu’à tomber enfin sur
l’information qu’il cherchait. Repoussant tout ce qui ne l’intéressait pas,
Duncan aspira littéralement l’ensemble des renseignements le concernant,
puis, sans plus de cérémonie, tordit la tête de son prisonnier. La nuque brisée,
celui-ci s’effondra dès que Duncan le lâcha. Le loup-garou considéra un
instant le cadavre à ses pieds, avant de reporter son attention sur le reste des
corps. En d’autres circonstances, il les aurait fait disparaître en les brûlant,
seulement, il avait déjà pris un gros risque en libérant son pouvoir pour
fouiller l’esprit de son dernier assaillant. Mieux valait qu’il abandonne son
campement.
Avec un soupir, Duncan étouffa son feu, ramassa sa besace et se mit en
route, espérant trouver très vite un endroit lui permettant de grappiller
quelques heures de repos. Tout en marchant, il songeait à ce qu’il avait
appris, et qui ne contribuait pas vraiment à lui remonter le moral.
Il y a donc des druidesses tellement hostiles à l’idée de me voir avec
Ysolda qu’elles ont payé des Mercenaires pour être sûres que je ne revienne
pas… Autant dire que même si je réussis à ramener Excalibur, je n’ai pas fini
de devoir regarder par-dessus mon épaule…
En réalité, le loup-garou n’était qu’à moitié étonné par sa découverte. Il
n’avait jamais fait l’unanimité en Avalon, et il le savait. Si certaines
druidesses l’appréciaient et lui accordaient leur confiance, d’autres étaient si
opposées à toute ingérence masculine dans la gouvernance de la contrée
magique qu’elles repoussaient ne serait-ce que l’idée d’un homme siégeant
aux côtés de la Dame du Lac, y compris si l’homme en question avait fait ses
preuves. Et il semblait qu’elles n’hésitaient pas à transgresser les règles pour
parvenir à leurs fins. De l’avis de Duncan, la faute de la druidesse maudite
n’expliquait pas tout, même s’il comprenait la peur qu’engendrait le souvenir
de ces temps troublés – une peur comparable à celle que suscitait le mot «
peste » en Terre des hommes depuis la Peste Noire qui avait ravagé l’Europe
au XIVe siècle. Il s’agissait là d’une haine bien plus profonde, aussi aveugle
que viscérale.
La haine des hommes, quels qu’ils soient…
Le Seigneur des de Chânais sentit l’accablement le gagner. Il avait
l’impression d’avoir passé sa vie entière à se battre, sans jamais penser à lui,
s’effaçant toujours au profit des autres… Était-ce donc un crime si grand que
souhaiter quelque chose pour lui-même ? Gouverner Avalon ne l’intéressait
absolument pas. S’occuper des siens lui suffisait amplement. Entre les
membres de sa meute – pour le moins turbulents, et en tout cas prompts à se
fourrer dans les ennuis les plus variés, en particulier les mâles – et le clan
réuni sous son autorité, il avait largement de quoi faire. Surtout que le clan en
question se scindait entre Avalon et la Terre des hommes, puisque certaines
branches familiales n’avaient jamais quitté la contrée magique pour autre
chose que de brèves incursions de l’autre côté du voile.
S’il devait ajouter à ça la gérance des peuples d’Avalon, il préférait
demander au Gardien de l’achever tout de suite…
Non, tout ce que souhaitait le loup-garou, c’était ne plus être contraint de
fréquenter d’autres femmes, ne plus devoir partager Ysolda, et surtout, se
tenir près d’elle sans avoir à se cacher, et peu importait si ça impliquait
devoir lui céder la préséance lors des événements officiels.
Après tout, même Aymeric avait appris à rester en arrière…
Chapitre 15
L’aube trouva Duncan déjà en route. Il avait pu somnoler deux ou trois
heures, tout en demeurant sur le qui-vive. A priori, le groupe de Mercenaires
qui l’avait assailli agissait seul, si bien qu’il n’avait en principe pas à craindre
une nouvelle attaque, toutefois, qui savait si d’autres n’avaient pas eux aussi
engagé des tueurs pour lui régler son compte ?
En tout état de cause, il avait préféré ne pas prendre de risques et rester en
semi-veille. Si le loup-garou était là pour rencontrer le Gardien, il estimait
vraiment plus prudent de ne pas l’énerver au préalable.
Je me demande comment ça se passe, en Terre des hommes… Aymeric a
beaucoup à gérer, avant le retour de la meute en Avalon. J’ai eu le temps de
le briefer pour certains sujets, mais pour d’autres, il va devoir se débrouiller
seul.
Duncan fit taire le pincement d’inquiétude qu’il ressentait. Son lieutenant
était tout à fait capable de faire face à cet instant si délicat pour la vie du clan,
même si cette transition-là comportait énormément de paramètres inédits.
Nous nous sommes vraiment beaucoup impliqués dans les affaires de la
Terre des hommes, cette fois… La Griffe du Loup, Le Chafé, la troupe
d’Elwyn et Morgane… Sans oublier Morgane elle-même, bien sûr, Titouan,
qui va devoir quitter ses parents, et puis Charles… J’aurais peut-être dû m’y
prendre plus en avance pour régler tout ça, mais j’avoue que je ne pensais
pas me retrouver si tôt sur le banc des accusés.
Le loup-garou secoua la tête. Il ne pouvait plus rien changer au passé, et
s’il s’y complaisait trop longtemps, il risquait de commettre une erreur qui
pourrait lui être fatale. Le Seigneur des de Chânais croyait connaître le
chemin menant au repaire du Gardien – la majorité des habitants d’Avalon le
connaissait, principalement pour éviter de s’approcher de sa tanière –,
pourtant, il lui semblait qu’il ne cessait de se fourvoyer.
— Je suis sûr d’être déjà passé ici, grommela-t-il en dardant un œil noir
sur un rocher couvert de mousse qui se dressait en travers de sa route. Toi, je
t’ai déjà vu !
— Si tu attends qu’il te réponde, quelque chose me dit que tu risques
d’être encore là dans quelques siècles.
Duncan se figea. Cette voix… Ce n’était pas possible… Il ne pouvait pas
encore s’agir de lui… L’Alpha se retourna lentement, refusant de croire ce
que lui dictaient ses sens, et pourtant, c’était bien le Père de l’espèce qui se
tenait derrière lui.
— Seigneur Fenrir… Je…
— Si tu me dis encore une fois que le jugement d’Ysolda stipule que tu
dois accomplir ta quête seul, je te mange, le coupa le loup géant d’un ton
tranquille. Ça me fera de la peine, bien sûr, mais je tiens toujours mes
promesses.
— Dans ce cas, je me garderai bien de vous contredire, Seigneur.
— Et tu fais bien. À toutes fins utiles, je te rappelle également qu’une
sentence rendue par la Dame du Lac, aussi solennelle soit-elle, ne pèse rien
face à ceux qui, comme moi, sont nés avec Avalon. Est-ce bien clair, cette
fois, ou dois-je encore prévoir de me répéter ?
— C’est très clair, Seigneur, capitula Duncan en s’inclinant.
— Cela étant dit, venons-en au but de ma visite.
Le loup géant s’assit sur son arrière-train, puis plongea ses yeux argentés
dans ceux de son vis-à-vis.
— Tu dois te demander pourquoi j’interviens si souvent ces derniers
temps, moi qui suis réputé pour rester à l’écart des affaires de mes enfants.
— J’avoue que la question m’a traversé l’esprit.
Le regard de Fenrir se fit amusé.
— Duncan de Chânais… N’importe qui d’autre que toi serait en train
d’essayer de nier, de se faire oublier, alors que toi, tu te tiens toujours droit et
fier. Déférent, bien sûr ; en dépit de tout, tu n’oserais pas me manquer de
respect, mais servile, jamais.
— Est-ce un défaut, Seigneur ?
— Une qualité. Et c’est l’une des raisons qui font que je suis ici
aujourd’hui. Une autre, c’est que toi et les tiens êtes particulièrement
intéressants. Avec vous, on ne s’ennuie jamais. C’était aussi assez amusant
lorsque Beowyn était encore l’Alpha de la Meute Sauvage. Vos
confrontations étaient… réjouissantes. Presque autant que celles qui ont
opposé Aymeric et Beowyn, et qui sont entrées dans la légende d’Avalon.
C’est terriblement savoureux de les savoir beaux-frères, à présent. Mais je
m’égare. Toutes ces considérations ne vont pas t’aider face au Gardien.
Duncan sentit sa peau se couvrir de chair de poule. Une fois de plus, il
réalisait à quel point il était difficile de faire face au Père de l’espèce. L’état
de tension dans lequel il se trouvait n’arrangeait rien. Entre l’attaque qu’il
avait subie la veille, sa nuit trop courte et la crainte que d’autres Mercenaires
s’en prennent à lui, avant ou après sa rencontre avec le Gardien – en espérant
qu’il survive à celle-ci –, il avait juste envie de hurler à Fenrir de cesser de
tourner en rond et d’en venir aux faits. Le Seigneur des de Chânais inspira
profondément pour recouvrer son calme, conscient qu’il commettrait une
erreur sans doute fatale en perdant son sang-froid.
— Tu ne dois pas douter, Duncan de Chânais. Sinon, tu échoueras.
Le loup-garou fronça les sourcils. Une fois de plus, Fenrir l’avait
déstabilisé.
— Je ne doute pas de ce que j’éprouve pour Ysolda.
— Ça, je le sais. Mais là où tu dois avoir confiance en toi, c’est face au
Gardien. Il est tout aussi apte que moi de lire en toi, et il t’imposera sans
doute une épreuve. Alors, dis-moi, es-tu absolument certain d’être capable de
t’effacer devant Ysolda, toi, le plus puissant des Alphas d’Avalon ? Toi qui es
le Seigneur d’un des clans les plus anciens de notre terre ? Toi qui as sollicité
la morsure des loups d’Avalon pendant une Lune de Sang ? Toi qui portes un
Berserker dans ton âme ?
— J’en suis certain.
Duncan n’avait pas besoin de réfléchir. Il avait eu huit siècles pour songer
à toutes les questions que Fenrir venait de lui poser.
— Dans ce cas… C’est plutôt une chance que cette porte se soit ouverte,
non ?
Pris de court par cette remarque qui n’avait a priori aucun rapport avec
leur conversation, le loup-garou fixa Fenrir, un air d’incompréhension totale
peint sur le visage. Le Seigneur des de Chânais avait la nette impression que
le Père de l’espèce s’amusait à ses dépens, mais du diable s’il entendait
quelque chose à son discours…
— Ne me dis pas que tu as oublié cette nuit où la porte du jardin d’Ysolda
s’est ouverte pour toi…
— C’était vous ?
— Disons qu’il est peut-être possible qu’éventuellement j’aie fait en sorte
que cette porte s’ouvre pour le Berserker. Ne fais pas cette tête-là…, ajouta-t-
il devant la mine abasourdie de son interlocuteur. Et ferme la bouche, ou tu
vas finir par avaler les mouches. Je fais partie d’Avalon ; à ce titre, il est
normal que j’influe sur sa destinée, puisque dès lors qu’elle change, la
mienne change aussi. De plus, il se trouve que j’aime bien l’idée que ce soit
l’un de mes enfants qui bouscule les règles. Enfin, vous faites un joli couple,
la Dame du Lac et toi.
— La règle instaurant une magie féminine à la tête d’Avalon est
compréhensible, risqua Duncan. Ce qui s’est passé quand la druidesse
maudite a cédé les rênes à son amant est encore dans toutes les mémoires, et
le sera pour longtemps.
— Pour toujours, corrigea Fenrir. Avalon ne permettra jamais que cette
époque soit oubliée.
Les derniers mots du loup géant arrachèrent une grimace à Duncan.
— Le corollaire est qu’Avalon pourrait aussi décider de me mettre des
bâtons dans les roues.
Le loup-garou engloba les alentours d’un geste du bras.
— Je sens la magie à l’œuvre tout autour de moi. Elle est si puissante que
ma peau picote en permanence, que je sois sous ma forme humaine ou sous
ma forme lupine. Cet endroit où nous nous tenons… Je suis persuadé d’y être
déjà passé, et pourtant, je n’en conserve aucun souvenir. C’est comme si je ne
faisais que tourner autour de la tanière du Gardien !
Le regard de Duncan se riva à celui de Fenrir.
— C’est peut-être un signe qu’Avalon ne veut pas de moi auprès
d’Ysolda.
— Ou, plus simplement, c’est peut-être un signe que tu n’écoutes pas.
Le Seigneur des de Chânais se pinça l’arête du nez. Une fois de plus,
Fenrir l’avait perdu.
— Il y a quelque chose que je devrais écouter ?
— Bien sûr.
Comme le Père de l’espèce ne poursuivait pas, Duncan se résigna à le
questionner à nouveau :
— Et… que devrais-je écouter ? Le vent ? Les oiseaux ? Le murmure des
rivières ? Le…
— Le chant de l’épée, le coupa Fenrir.
Interdit, son vis-à-vis resta silencieux quelques secondes.
— Le chant de l’épée ? répéta-t-il, tout en se faisant la réflexion qu’il
aimerait bien retrouver son cerveau afin de cesser d’avoir l’air d’un parfait
abruti.
— Rectifie-moi si je me trompe, mais tu es bien ici pour trouver une épée,
non ?
— Euh… oui.
— Alors, écoute-la.
L’argent tourbillonna dans les iris du loup géant.
— Le Gardien n’est que cela : un Gardien. L’épée de pouvoir, elle,
cherche celui qui sera son maître.
Chapitre 16
Une gerbe de sang jaillit lorsque l’épée pénétra dans la chair. L’homme
s’effondra sans un cri, la gorge tranchée. Déjà l’étalon blanc voltait, et l’épée
s’abattait à nouveau, mettant fin à une nouvelle existence. Celle d’une
femme, cette fois, qui n’eut que le temps de porter les mains à son ventre
quand la lame s’enfonça, sectionnant muscles et organes. Incrédule, la
mourante leva la tête vers celle qui venait de lui prendre la vie. Elle ne lut que
froideur dans le regard fixé sur elle. Des taches rouges mouchetaient le
poitrail immaculé de l’étalon, dont les oreilles rabattues soulignaient la
colère. Sa cavalière le fit pivoter à nouveau, se désintéressant du cadavre
allongé sur le sol, les yeux ouverts vers un ciel qu’il ne verrait plus. La
guerrière avait replongé au cœur des combats, semant la mort dans son
sillage.
Elle s’était juré de n’épargner personne.
L’épée scintilla d’un feu blanc lorsqu’elle la pointa en direction d’un
groupe d’hommes et de femmes qui tentaient de fuir l’affrontement. L’éclair
qui jaillit de la lame ensorcelée les faucha en pleine course, laissant derrière
lui une odeur de chair calcinée. L’étalon se cabra en hennissant tandis qu’une
traînée de flammes partait de ses sabots. Il secoua sa longue crinière, ses yeux
rouges brûlant de l’ardeur des combats.
Sa soif de sang n’était pas assouvie. Il voulait tuer encore.
Sa cavalière lui lâcha la bride, lui permettant de bondir en avant. D’un
coup de ses crocs aussi acérés que ceux d’un fauve, il égorgea l’homme qui
levait son arme contre lui, tandis que ses antérieurs percutaient la tête de son
voisin, la faisant éclater comme un fruit trop mûr. Autour d’eux, les rumeurs
de la bataille entre les factions en présence allaient en décroissant, l’un des
camps s’inclinant inexorablement devant l’autre.
Une fois de plus, la guerrière fit tourner sa monture, pour l’amener face à
une meute de loups aux babines retroussées, bien trop grands pour n’être que
des loups. Celui qui les dirigeait avança de quelques pas. Un tourbillon
d’étincelles l’enveloppa. Quand il se dissipa, l’animal avait laissé place à un
homme qui avait mis un genou à terre.
— Merci de ton aide, Odon.
L’interpellé posa une main sur son cœur et inclina brièvement la tête.
— Un loup-garou dit rarement non à une bonne bagarre, ma Dame, surtout
quand elle lui tombe toute cuite dans la gueule. Et c’est toujours un plaisir
pour moi de venir en aide à la Dame du Lac. Enfin, tant que Duncan de
Chânais n’est pas dans les parages, ajouta-t-il avec un fin sourire.
Ysolda haussa un sourcil.
— Que vient faire Duncan de Chânais dans cette histoire ?
— Il frappe trop fort pour moi, ma Dame.
L’éclat rieur dans les yeux du loup-garou arracha un sourire à la
souveraine d’Avalon et acheva de lui rendre son calme. Qu’Odon et les siens
aient croisé sa route était une chance. L’attaque des Mercenaires avait perdu
de son efficacité lorsqu’ils s’étaient jetés dans la bataille.
Sensible au changement d’humeur de sa cavalière, Darwen quitta son
apparence d’étalon de guerre pour recouvrer sa forme habituelle, qui ne
différait pas de celle d’un cheval normal. Même ses crocs si dangereux
avaient retrouvé l’aspect de ceux qu’on trouvait d’ordinaire chez un cheval
mâle, qu’il soit hongre ou étalon.
Si bien sûr on exceptait la taille et la prestance de la monture de la Dame
du Lac…
— Avez-vous encore besoin de mes services, ma Dame ? Si c’est le cas,
sachez que les miens et moi sommes tout prêts à vous assister.
Ysolda prit le temps de détailler la scène de carnage qui l’entourait avant
de reporter son attention sur Odon.
— Je vais en effet avoir besoin de vos témoignages pour le procès qui
s’annonce.
— Un procès, ma Dame ?
— Ces Mercenaires ne sont pas arrivés ici par hasard. S’ils m’ont tendu
cette embuscade, c’est que quelqu’un les a payés pour ça.
Odon ne commenta pas. Il n’était pas particulièrement inhabituel qu’une
Dame du Lac ait à déjouer des complots visant à l’éliminer. Une position de
pouvoir attisait toujours jalousies et rancœurs. Sans compter qu’il aurait été
peu avisé de sa part de questionner plus avant sa souveraine.
— Nous sommes à votre disposition, ma Dame.
— As-tu des blessés à soigner ?
L’Alpha plongea dans le lien de meute pour contacter les siens avant de
répondre à Ysolda :
— Rien que notre nature n’ait déjà effacé, ma Dame. Nous sommes prêts à
vous suivre.
— Très bien.
Darwen frappa le sol d’un sabot impatient. Bien qu’il ait quitté sa forme
guerrière, son sang bouillonnait encore de l’ardeur de la bataille, lui rendant
la station immobile pénible. Ysolda lui flatta l’encolure d’une main apaisante.
— Tout doux, mon beau. C’est fini, maintenant. Ou plutôt, pour
aujourd’hui.
La Dame du Lac ne se faisait guère d’illusions. Il y aurait d’autres
affrontements, tout aussi violents et cruels que celui qui venait d’avoir lieu.
Peut-être pas demain, ni même après-demain ou le jour suivant, mais le calme
ne serait jamais qu’une chimère dans la vie qui était la sienne.
La robe blanche de l’étalon n’avait pas fini de se teinter de rouge…

Le retour au Palais se fit dans le silence. Si la meute d’Odon, arrivée alors


que la bataille était déjà bien engagée, n’avait subi aucune perte, il n’en était
pas de même parmi les rangs des druidesses.
Certains chevaux portaient les corps sans vie de celles qui avaient été leurs
cavalières.
La Dame du Lac chevauchait en tête de la troupe, visage fermé. Son
regard brûlait de colère et la magie crépitait tout autour d’elle, prête à fondre
sur quiconque se dresserait en travers de son chemin. Dès que les
Mercenaires avaient surgi, elle avait compris que la missive qui l’avait attirée
hors du Palais et qui mentionnait un différend sanglant entre deux villages
n’était que le prétexte à une embuscade destinée à la tuer. C’était tout à fait le
type de requête que la souveraine d’Avalon mettait un point d’honneur à
régler en personne, aussi nul n’avait été surpris de la voir mener la délégation
qu’elle avait désignée. Faisant fi des susceptibilités, elle n’avait choisi que
des guerrières dont elle était sûre de la fidélité, ce dont elle s’était félicitée
quand les Mercenaires les avaient assaillies. Au moins, Ysolda était certaine
qu’aucune de ses compagnes ne s’aviserait de lui planter un poignard dans le
dos…
À présent que tout était fini, la jeune femme sentait une rage
incandescente enfler en elle. Les coupables allaient payer. Elle ne leur ferait
aucun cadeau et ne leur accorderait aucune excuse.
Si la Dame du Lac était réputée pour sa clémence, elle n’en ferait pas
montre dans le procès qui s’annonçait…

Le retour de la troupe au Palais, si peu de temps après son départ,


déclencha des remous intrigués, puis atterrés quand il fut évident que les
arrivantes avaient soutenu un affrontement et que toutes n’en avaient pas
réchappé. Sans parler de la présence d’Odon et des siens, absents lors du
départ de la Dame du Lac, et qui n’avaient pas l’air d’être considérés comme
des prisonniers.
Ysolda fit avancer Darwen au milieu de la cour principale. Elle resta en
selle tandis que ses compagnes faisaient glisser les corps de celles qui étaient
tombées au combat en bas de leurs montures, avant de les étendre
respectueusement sur un carré d’herbe, le tout dans un silence absolu. Sur un
signe d’Odon, les loups-garous s’étaient retirés dans un coin de la cour. Ce
qui se passait en cet instant ne les concernait pas. Ils n’interviendraient que si
la Dame du Lac les mandait expressément.
Celle-ci attendit que la dernière défunte soit allongée sur l’herbe avant de
prendre la parole, d’une voix glaciale amplifiée par la magie. Un regard aux
survivantes de l’expédition avait suffi à Ysolda pour qu’elle soit assurée de
les voir agir à la seconde où elle aurait besoin d’elles, sans poser la moindre
question.
Le premier nom retentit dans un silence de plus en plus lourd. Aussitôt,
deux des druidesses de l’escorte de la souveraine d’Avalon encadrèrent une
jeune femme blonde. Cette dernière leva les mains dans un geste de
protection, puis les laissa retomber, abasourdie lorsque sa magie ne répondit
pas à son appel.
Ysolda prononça un autre nom, puis un autre encore, et d’autres suivirent.
Chaque fois, une autre druidesse était arrêtée. Chaque fois, elle tentait de se
défendre, et chaque fois, la magie refusait de se manifester. L’atmosphère
était de plus en plus oppressante. Même Siobhan n’échappait pas à cette
ambiance étouffante. Jamais elle n’avait vu son amie aussi froide qu’en cet
instant. Elle était la première à avoir compris qu’Ysolda utilisait les pouvoirs
de la Pierre de la Dame pour brider ceux des autres, la laissant seule
maîtresse de la magie dans le Palais. La guérisseuse frissonna. Elle ignorait
que la souveraine d’Avalon était apte à se servir à distance de la Pierre de la
Dame. D’ordinaire, elles devaient être proches pour conjuguer leurs
puissances. Siobhan avait beau fouiller sa mémoire, elle n’avait aucun
souvenir qu’une telle chose se soit déjà produite.
Je ne l’ai jamais vue aussi en colère. Qui sait de quoi elle est réellement
capable ? Je ne serais pas surprise que l’accusation formulée contre Duncan
ait déclenché en elle l’éclosion de facultés encore inconnues. La magie est
capricieuse, et par sa fonction, la Dame du Lac est proche des forces
primales d’Avalon…
La voix sèche d’Ysolda ramena l’attention de la guérisseuse sur la scène
qui se jouait non loin d’elle, tout en confortant ses récentes intuitions. Jamais
son amie n’avait fait mention du pouvoir qu’elle évoquait dans son discours
lapidaire.
— Haute trahison. Ce seront les griefs qui seront retenus contre vous
quand votre procès aura lieu. Et ne vous avisez même pas de penser à
objecter que je n’ai pas de preuves. J’ai lu vos noms dans l’esprit des
Mercenaires que vous avez engagés.
Une nouvelle onde de choc parcourut la foule. Si tous savaient que les
Mercenaires refusaient de signer un contrat sans connaître l’identité du
commanditaire, apprendre que certains d’entre eux avaient été approchés
pour tuer leur souveraine déclenchait une vague de réactions horrifiées, y
compris parmi la faction qui avait porté les accusations contre Duncan.
Toutefois, Ysolda n’en avait pas encore fini. Elle poursuivit du même ton
glacial :
— Votre procès aura lieu dès que Duncan de Chânais sera revenu avec
Excalibur. Il a le droit d’être présent pour une affaire qui, somme toute, le
concerne aussi. Vous patienterez dans les cachots du Palais. Et n’espérez pas
user de vos pouvoirs pour vous échapper. Je les ai bridés et ne compte pas les
libérer. Emmenez-les !
L’ordre s’adressait aux geôlières des druidesses. Sans un mot, elles
entraînèrent les captives en direction des prisons, tandis qu’Ysolda se décidait
enfin à descendre de cheval. Elle s’approcha des corps de celles qui avaient
péri. Une larme lui roula sur la joue pendant qu’elle leur murmurait son
adieu.
— Avalon n’oubliera pas vos noms, je vous en fais la promesse. Je vous
offrirai des funérailles dignes du dernier combat que vous avez mené.
Puis la jeune femme se dirigea vers la meute d’Odon. Les loups-garous
n’avaient adressé la parole à personne depuis leur arrivée, et personne n’était
venu leur poser de question. Ils amorçaient le geste de mettre un genou à
terre, mais un signe d’Ysolda les en dispensa.
— Odon, toi et les tiens êtes les bienvenus au Palais aussi longtemps que
vous le désirerez. Prenez le temps de vous restaurer, puis j’enverrai une
personne de confiance pour noter vos témoignages.
L’Alpha s’inclina.
— Au nom des miens, je vous remercie, ma Dame. Nous ne nous
attarderons pas plus que nécessaire. Nous ne sommes pas faits pour rester
entre les murs d’un Palais, aussi accueillant soit-il. Mais vous avez ma parole
que nous serons là le jour du procès.
— Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet.
Ysolda s’éloigna sur ces mots. Odon étouffa un soupir en la suivant du
regard, ce qui lui valut quelques mots ironiques de la part de son lieutenant.
— Des regrets, Alpha vénéré ?
— Ne sois pas idiot. Je ne prendrai jamais le risque d’affronter Duncan
de Chânais, même pour une femme aussi belle et aussi désirable que la Dame
du Lac. Tout le monde sait qu’il arrive de drôles d’accidents à ceux qui
approchent notre souveraine lorsqu’il est dans les parages.
— Tu penses qu’il va revenir, alors ?
— Tu l’as déjà vu échouer ?
Chapitre 17
Charles écrasait sa cigarette lorsqu’il aperçut une silhouette qui sortait de
la forêt proche. Il se raidit en reconnaissant Yseult. Les années avaient passé,
pourtant, il n’avait jamais oublié les menaces d’Aymeric.
L’ancien mannequin n’était que trop bien placé pour savoir que le loup-
garou prenait plaisir à les mettre à exécution…
— Je le ramasserai, lança-t-il en voyant les yeux de la louve se poser sur le
mégot.
— Je sais.
Le ton uni de la jeune femme surprit tout autant Charles que l’expression
qu’elle avait en le regardant, et qui lui rappelait la période où ils avaient vécu
ensemble. Il n’y avait pas pensé depuis longtemps, pourtant, soudain, il se
demandait comment il avait pu oublier la manière qu’avait Yseult de deviner
ce qu’il allait faire.
C’était presque comme si toutes ces années n’avaient pas existé, et qu’ils
étaient revenus au temps où il ne portait pas ce fichu collier. Charles avait
beau ne pas ignorer qu’Yseult n’était plus la même, en cet instant, il avait
l’impression qu’elle était encore totalement humaine, et surtout, qu’il pouvait
lui parler comme il n’avait plus osé le faire depuis que les de Chânais étaient
entrés dans sa vie. Le cœur battant, il céda à son désir de poursuivre une
conversation qui s’annonçait surréaliste :
— Alors tu vas partir en Avalon…
Son interlocutrice acquiesça.
— Duncan estime qu’il est temps pour la meute de disparaître aux yeux
des humains.
Charles hésita, mais l’envie de savoir était trop forte, si bien qu’il se
décida à continuer :
— Et donc, c’est maintenant que vous allez me tuer.
Yseult le fixa, surprise.
— Il n’a jamais été question de te tuer.
Charles eut un sourire amer.
— Bien sûr… M’humilier est plus drôle.
— Tu aurais pu mettre fin à tout ça depuis longtemps.
La réponse d’Yseult fit broncher Charles. S’il avait vu les de Chânais
accorder leur pardon à un certain nombre de personnes au fil du temps,
jamais il n’avait ne serait-ce qu’envisagé que leur mansuétude puisse
s’étendre à lui.
Pas après ce qui s’était passé au cours de cette horrible réception et encore
moins après sa confrontation avec Aymeric dans les locaux de La Griffe du
Loup. Enfin, si on pouvait appeler leur face-à-face une confrontation… Et si
l’on ajoutait à l’équation ce qu’il avait fait à Aloys, ainsi que son alliance
avec Archambauld, l’addition était plutôt lourde.
L’homme perdit davantage pied quand Yseult parla à nouveau :
— Je t’ai aimé, autrefois. Vraiment aimé. Nous aurions pu bâtir quelque
chose ensemble, mais…
La jeune femme eut un rictus.
— Tu as choisi une autre voie. Et grâce à ça, j’ai rencontré Aymeric. Alors
au final, je me demande si je dois continuer à te haïr ou si je dois te
remercier.
— Ton compagnon ne se pose pas ce genre de question, souffla un Charles
tout à fait déstabilisé.
— C’est un seigneur du Moyen Âge. Et c’est également un loup.
Le silence retomba. Charles amorça le geste de sortir son paquet de
cigarettes de sa poche, puis renonça. Si les de Chânais toléraient le fait qu’il
fume, il savait aussi que l’odorat sensible des loups détestait les effluves du
tabac, et il préférait ne pas briser la fragile complicité qui semblait se dessiner
entre Yseult et lui.
Détournant le regard vers la ligne des arbres, Charles s’enquit d’un ton
qu’il s’efforçait de rendre normal, mais qui ne parvint pas à tromper Yseult :
— Si vous ne comptez pas me tuer, qu’allez-vous faire de moi ?
M’emmener avec vous ?
La louve détectait la peur dans la question de Charles. Être soumis à la
meute en Terre des hommes était une chose, l’être dans une contrée aussi
étrangère qu’Avalon en était une autre. Yseult aurait pu le laisser dans
l’ignorance, voire le punir pour avoir osé lui poser une telle question,
toutefois, la curieuse connivence de ce moment fit qu’elle céda à son
impulsion.
— Non. Tu resteras au château, sous la surveillance de Mayeul, Isadora,
Anthony et Brendan.
La jeune femme s’attendait à une réflexion acerbe de son vis-à-vis, en
particulier à la mention d’Anthony et Brendan, néanmoins, Charles se
contenta de mettre les mains dans les poches de son pantalon.
— Très bien.
Mue par une autre impulsion, Yseult insista :
— Comme je te l’ai dit, les choses auraient pu être différentes pour toi, si
tu l’avais voulu.
Charles déglutit. Son interlocutrice l’obligeait à affronter une réalité qu’il
avait toujours niée, bien qu’il fût conscient de son existence. Seulement,
aujourd’hui, il était fatigué de lutter. Ses épaules s’affaissèrent tandis qu’il
rendait les armes.
— Je sais.
L’aveu stupéfia la louve. Son ex-fiancé ne mentait pas, elle le sentait. À un
moment ou à un autre, il avait compris qu’il avait le pouvoir de changer son
destin, et pourtant, il n’avait rien fait en ce sens.
— Alors pourquoi… ? lâcha-t-elle dans un souffle.
Charles eut un sourire amer.
— Je n’ai jamais été habitué à perdre. Et encore moins à être ridiculisé en
public.
Yseult n’eut pas besoin de davantage de précisions. Elle non plus n’avait
jamais oublié la revanche qu’Aymeric lui avait offerte sur celui qui avait
cherché à la détruire. Toutefois, les années avaient émoussé les angles acérés
du passé, et si les blessures existaient toujours, elles étaient moins à vif
qu’autrefois.
— Quand as-tu compris ?
Charles n’hésita pas.
— Quand Anthony a obtenu son pardon. En dépit de sa trahison, il s’est vu
retirer son collier. Et à présent, il est même l’héritier du titre de duc.
— Alors pourquoi n’as-tu rien fait ? Si tant est que tu avais envie de faire
quelque chose, ajouta-t-elle après réflexion.
— Je te l’ai dit, je n’aime pas avoir le dessous. Que j’aie eu envie ou pas
d’agir n’entre pas en ligne de compte.
— Ton orgueil te perdra.
— C’est déjà fait.
Son interlocuteur émit un rire sec et sans joie.
— Je pense que je n’ai pas besoin de te faire un dessin.
— La question n’est pas là. À propos de ce qui s’est passé entre nous
autrefois… Si tu avais l’occasion de revenir en arrière, est-ce que tu
recommencerais ?
— Connaissant les conséquences, sûrement pas.
Yseult fronça les sourcils, agacée.
— Cesse de te dérober. Tu sais très bien que ma question n’incluait pas
ces conséquences.
Charles crispa les mâchoires, tandis que sa main se portait machinalement
à son collier. Pour en avoir éprouvé les pouvoirs plus souvent qu’à son tour,
il n’ignorait pas que la jeune femme pouvait l’obliger à tout ce qu’elle voulait
par son intermédiaire, y compris le contraindre à avouer ce qu’il aurait
préféré garder pour lui. Une lueur de crainte traversa son regard lorsqu’il
réalisa que pendant un moment, il avait oublié à qui il s’adressait.
Que se passerait-il si jamais Aymeric apprenait qu’il avait osé converser
d’égal à égale avec celle que le loup-garou lui avait interdit d’approcher, tant
d’années auparavant… ?
— On n’en est plus là depuis longtemps, Charles…
L’interpellé tressaillit tandis que son attention se portait à nouveau sur
Yseult. Serait-il possible que… ?
— Je ne lis pas dans les pensées, si c’est ce que tu te demandes. Ton
langage corporel est suffisamment clair comme ça, sans même parler de
l’odeur de ta peur.
Charles ferma un instant les paupières. Ça aussi, il l’avait oublié… Cette
femme qu’il avait tenue dans ses bras pouvait dorénavant devenir une louve,
et les capacités de l’animal étaient présentes en permanence en elle. Au
début, il avait été révulsé par ce changement. Aujourd’hui, il ne savait plus
qu’en penser.
Pas plus qu’il ne savait comment lui répondre…

Yseult était la première surprise par la direction qu’avait prise sa


discussion avec Charles. Une discussion qu’elle n’avait d’ailleurs pas du tout
prévue. En temps ordinaire, elle aurait regagné le château sans prêter
attention à son ex-fiancé. Était-ce l’imminence du départ en Avalon qui la
poussait à agir ainsi, à l’instar de ceux des membres de la meute qui avaient
des affaires en souffrance en Terre des hommes ? Quand elle avait rompu
avec Charles, la jeune femme avait cru savoir ce que signifiait l’expression «
changer de vie ». Elle s’apercevait à présent qu’un simple changement de
région n’avait rien à voir avec cette plongée dans un monde encore quasiment
inconnu qu’elle s’apprêtait à vivre.
Alors oui, quelque part, elle pouvait comprendre la peur qu’éprouvait
Charles à l’idée d’être contraint de laisser derrière lui tout ce qu’il
connaissait. Et Yseult était aussi curieuse de suivre l’intuition qui lui soufflait
que l’ancien mannequin n’était plus celui que Duncan avait condamné par
deux fois…
Comme Charles n’avait toujours pas répondu à sa question, elle insista :
— Alors ? Est-ce que tu recommencerais ?
Charles se savait acculé. Yseult n’abandonnerait pas tant qu’elle n’aurait
pas eu une réponse, qu’il la lui donne de son plein gré ou qu’elle l’obtienne
par la force. Était-il encore temps pour lui de se réfugier derrière la haine et la
colère qui l’avaient aidé à tenir durant toutes ces années, ou devait-il accepter
de poser les armes et reconnaître à voix haute ce qu’il ne s’était à présent
avoué qu’à lui-même ? Un instant, la tentation de céder à la première option
lui traversa l’esprit, puis l’image d’Elsie passa devant ses yeux et ses épaules
s’affaissèrent.
— Je suppose que nous aurions quand même fini par rompre, mais si
c’était à refaire… Ça se déroulerait autrement.
Le silence retomba entre les anciens fiancés. Yseult aurait pu aisément
exiger que Charles précise sa pensée, toutefois, elle n’estima pas judicieux
d’insister. Ce qu’elle avait obtenu était déjà beaucoup. Pas encore les excuses
qu’elle était en droit d’attendre de lui – toutes celles que Charles avait pu lui
faire jusqu’à ce jour ne comptaient pas, aucune d’entre elles n’étant
spontanée –, mais ça s’en rapprochait.
— Un problème, ma princesse ?
La voix grave d’Aymeric eut un effet différent sur les protagonistes de
cette scène. Si Yseult sourit, heureuse de retrouver son compagnon, Charles,
lui, se tétanisa.
Ses rencontres avec le loup noir étaient loin de figurer dans le top 10 de
ses meilleurs souvenirs…
— Pourquoi voudrais-tu qu’il y ait un problème ? répliqua Yseult.
— Peut-être parce qu’après tout ce qu’il a fait, que ce soit à toi, à Aloys ou
à la meute tout entière, je ne lui fais pas confiance.
— Et quand bien même ? Qu’aurais-je à craindre d’un humain qui porte
un collier de loyauté ?
Le lieutenant de Duncan retint une grimace. L’amusement qui pétillait
dans les yeux de sa compagne lui promettait un futur difficile. Si, en public,
Yseult acceptait de passer outre son côté surprotecteur – sauf bien entendu
lorsqu’ils étaient uniquement avec la meute –, elle ne manquait jamais de lui
présenter l’addition plus tard. Or, en sous-entendant qu’elle avait quelque
chose à craindre de Charles, elle qui était une louve et une druidesse, il avait
mis les pieds dans le plat.
Aymeric pouvait d’ores et déjà se préparer à une entrevue compliquée
avec la femme de sa vie…

Pour la première fois depuis qu’il avait rencontré les de Chânais, Charles
avait oublié la peur qui ne le quittait jamais vraiment lorsqu’il était face à l’un
d’eux. Il ne pouvait lâcher des yeux le chat perché sur l’épaule d’Aymeric.
Loullig… Qu’est-ce que tu fais avec lui ? Est-ce que tu vas me tourner le
dos, toi aussi ?
C’était en effet la petite chatte dont il prenait soin depuis des semaines qui
était en compagnie du loup-garou. Un instant, l’homme éprouva la peur
irrationnelle que celui-ci s’en prenne au petit animal pour lui faire du mal à
lui, Charles, avant de se souvenir que jamais Aymeric ne se comporterait
ainsi. Au contraire, il était toujours en première ligne pour s’occuper des
chats et autres chiens perdus.
Le regard fixé sur Loullig, Charles ne prêta aucune attention au départ
d’Yseult. Bien entendu, il n’avait rien perçu du court dialogue mental entre
les amants, durant lequel la jeune femme avait résumé leur discussion à son
compagnon, avant de conclure qu’il valait mieux qu’elle le laisse juger seul
de l’esquisse de revirement de Charles. Et pour tout dire, même s’il l’avait su,
il s’en serait moqué. Pour l’heure, l’unique chose qui comptait pour lui était
la boule de poils blanche aux yeux d’or qui pétrissait consciencieusement
l’épaule du loup-garou de ses petites pattes.
— Elle me dit que tu la nourris. Et aussi que tu lui as aménagé un abri
avec des couvertures.
Perdu dans ses pensées, Charles ne s’était pas aperçu que l’attention
d’Aymeric s’était portée sur lui. Il sursauta en l’entendant s’adresser à lui.
— C’est… c’est exact.
— Pourquoi ?
— Elle avait faim et nulle part où se réfugier.
Le lieutenant de la meute haussa un sourcil surpris.
— Ça ne te ressemble pas. Pourtant, elle me dit que c’est vrai et qu’elle
t’aime bien, ajouta-t-il en grattant les oreilles du petit félin.
Loullig choisit cet instant pour quitter son perchoir et trottiner vers
Charles, avant d’escalader avec détermination son pantalon. L’homme se
pencha pour la soulever et la nicher dans ses bras.
— Pourquoi boite-t-elle ?
Le ton d’Aymeric s’était fait plus sec. Malgré la terreur qu’il lui inspirait,
Charles trouva le courage de lui tenir tête.
— Je ne sais pas. Je l’ai toujours connue comme ça. Vous… vous n’allez
pas me la prendre, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ferais-je cela ? Aussi incroyable que ça paraisse, elle t’a
choisi. Et il semblerait que tu t’occupes bien d’elle, même si elle n’est pas
parfaite.
— Je… je fais de mon mieux. Et je la trouve parfaite.
Aymeric réprima un geste de surprise. Sachant à quel point Charles était
attaché aux apparences, il l’avait intentionnellement provoqué en évoquant la
patte folle de Loullig. La manière dont son interlocuteur l’avait contredit
confortait les propos d’Yseult.
Charles avait changé…
Néanmoins, Aymeric n’était pas disposé à enterrer aussi vite le passé. Il y
avait Yseult, bien sûr, mais également Aloys, son cousin bien-aimé. Et puis le
revirement de Charles était encore fragile, marqué par tous les événements de
ces années.
— Si jamais tu t’avisais de lui faire du mal, tu aurais affaire à moi. Et tu
sais de quoi je suis capable, n’est-ce pas ?
Charles aurait souhaité avoir assez de cran pour s’indigner, cependant,
défier Aymeric de Chânais n’était pas une option pour lui. Oui, il savait sans
doute mieux que personne de quoi le loup-garou était capable quand
quelqu’un s’en prenait à ceux qu’il aimait, et il ne tenait pas à lui donner
l’occasion de se déchaîner sur lui… L’homme recula d’un pas, Loullig serrée
contre lui.
— Pourquoi lui ferais-je du mal ? souffla-t-il sans parvenir tout à fait à
maîtriser ses tremblements. Elle est venue à moi, et elle m’accepte tel que je
suis. Même… avec ça, ajouta-t-il en touchant son collier.
L’intensité du regard gris posé sur lui le fit déglutir. Il aurait donné
n’importe quoi pour être ailleurs, tout en sachant qu’il lui était impossible de
se dérober.

Aymeric avait du mal à y croire, vraiment beaucoup de mal, et pourtant, ce


qu’il percevait de Loullig était clair. La petite chatte insistait pour qu’il ne
s’en prenne pas à celui qu’elle avait choisi, lui assurant qu’elle ne craignait
rien avec lui. Elle voulait bien reconnaître qu’il n’était pas parfait, et que
certaines de ses réactions lui déplaisaient, mais elle était sûre d’une chose :
elle était en sécurité avec lui. Dubitatif, le loup-garou finit par accepter de
quitter les lieux, non sans promettre à Loullig qu’il garderait un œil sur elle.
Après un regard à Charles, dont il percevait la peur de plus en plus intense, le
lieutenant de la meute tourna les talons. Il avait à peine parcouru quelques pas
qu’il se ravisa et refit face à son interlocuteur.
— Tu as l’autorisation de la laisser entrer dans ta chambre, si elle le
souhaite. Et pour sa boiterie… Elle est née comme ça.
Abasourdi, Charles en resta sans voix, et lorsqu’il eut enfin le réflexe de
balbutier des remerciements, Aymeric était déjà loin. Toute la tension
accumulée depuis qu’il avait croisé Yseult s’abattit alors sur lui, le jetant à
genoux. Il tentait de recouvrer ses esprits quand la conscience d’une présence
proche le figea. Craignant le pire, il leva les yeux. Un profond soulagement
l’envahit en reconnaissant Elsie, et les premiers mots que prononça la
gouvernante achevèrent de le tranquilliser.
— Ça va ? Tu tiens le choc ?
— Je crois, oui, soupira-t-il en se relevant. Tu as entendu ?
Elsie acquiesça.
— Je me demandais où tu étais passé, alors je suis sortie pour te chercher.
— Je voulais juste profiter de ma pause pour fumer une cigarette. Je ne
m’attendais pas à tomber sur Yseult, et encore moins sur Aymeric. Je suis
surpris d’être toujours en un seul morceau.
— Tu vois, je t’avais dit qu’ils ne sont pas aussi cruels que tu le penses.
— Reconnais que j’ai quelques raisons d’en douter.
— Peut-être aussi que tu l’avais mérité, tu ne crois pas ?
Charles accusa le coup. Il ne lui était jamais facile de se pencher sur
l’enchaînement de circonstances qui l’avaient conduit là où il en était
aujourd’hui. Il comprit pourtant qu’il n’échapperait pas à sa troisième
confrontation de la soirée. Il caressa Loullig pour se donner une contenance.
— Si tu le dis, c’est que ça doit être vrai.
Elsie considéra l’homme en face d’elle, songeuse. Elle prenait sa défense
depuis des mois maintenant, et elle n’aurait su dire pourquoi. Les autres
domestiques avaient tout fait pour la dissuader de s’intéresser à Charles. Le
portrait qu’ils avaient dressé de lui aurait fait fuir n’importe qui d’autre que la
veuve. Au grand désarroi de ses pairs, il n’avait fait que renforcer la
détermination d’Elsie à percer la carapace de l’ancien mannequin, et peu à
peu, elle avait découvert que s’il continuait à rester à l’écart, c’était plus par
habitude que par envie.
En réalité, Charles ne savait pas comment se comporter avec les autres.
Trop accoutumé à être adulé pour son physique, il n’avait jamais éprouvé le
besoin de construire de véritables interactions sociales. Son arrogance l’avait
conduit à commettre une cascade d’erreurs dont il payait à présent le prix.
Bien entendu, Elsie ne cautionnait pas la façon dont il avait agi avec Yseult,
pas plus que ce qu’il avait fait à Aloys et Brendan, mais elle voyait bien que
les relations de Charles avec la meute s’étaient modifiées. Ça ne s’était
évidemment pas fait en un jour. Le changement s’était fait de manière
insensible, par petites touches. Elle avait même peut-être été la première,
voire la seule, à le remarquer.
Excepté Duncan, bien sûr. Le Seigneur du clan n’avait partagé ses
réflexions avec personne, toutefois, quiconque le connaissait un tant soit peu
savait que ce n’était pas le genre de choses qui lui échappait.
Quant à présumer de ce qu’il envisageait pour l’avenir, c’était une autre
histoire…
La voix de Charles tira la gouvernante de ses pensées.
— Aymeric… Il m’a… autorisé à garder Loullig au château.
— Ça t’étonne tant que ça ?
— Je me doute bien qu’il l’a fait pour son bénéfice à elle plus que pour le
mien. Tout ce qui compte est que ça va lui permettre d’être à l’abri des
intempéries.
Charles eut un sourire las.
— Peut-être que j’ai mérité ce qui m’est arrivé. Ou peut-être pas. Mais
dans tous les cas, ce sont eux les maîtres du jeu. Ce qui m’étonne, c’est…
Après tout ce temps, pourquoi soudain se montrent-ils cléments envers moi ?
Elsie le considéra un long moment avant de répondre :
— Ils sont immortels. Un siècle ne représente rien, pour eux. Dix ans, ce
n’est qu’une goutte d’eau. Ne l’oublie jamais. Ils raisonnent d’autant moins
comme nous que la plupart des membres de la meute ont grandi à une époque
où les valeurs étaient différentes des nôtres. Personne ne peut prédire leurs
réactions.
Charles ferma un instant les yeux. Il avait eu son lot de moments difficiles
depuis qu’il était devenu la propriété des de Chânais – il n’y avait pas
d’autres termes pour qualifier son statut –, néanmoins, il ne se souvenait pas
d’avoir été un jour aussi épuisé nerveusement.
— Je devrais rentrer. J’étais juste sorti pour fumer une cigarette, et j’ai
encore du travail qui m’attend. Je n’ai pas envie que ça me retombe dessus.
— Je me charge d’expliquer la situation à l’office. Toi, emmène Loullig
faire connaissance avec son nouveau chez-elle.
— Ai-je mon mot à dire ? questionna un Charles amusé par l’autoritarisme
d’Elsie.
Entrant dans le jeu, celle-ci croisa les bras et haussa un sourcil faussement
fâché.
— As-tu déjà eu l’impression que les hommes ici ont leur mot à dire, dans
ce genre de circonstances ?
— Pas vraiment, reconnut de bonne grâce son interlocuteur.
— Parfait. Dans ce cas, l’affaire est entendue. Emmène Loullig chez elle.
Charles s’inclina.
— À vos ordres, m’dame.
— Et tant que j’y suis… Tu devrais cesser de fumer. La cigarette donne
une haleine épouvantable.
Chapitre 18
Duncan jeta un regard noir au lac sur les berges duquel il s’était arrêté. Ce
n’était toujours pas celui du Gardien. Pourtant, il avait vraiment cru l’avoir
trouvé.
Une fois de plus, il avait échoué.
Et cela faisait plusieurs semaines à présent que sa quête avait commencé,
dont une dizaine de jours passés sur le territoire du Gardien.
L’étendue d’eau devant laquelle il se tenait aurait pu abriter le Gardien. Il
était suffisamment grand et suffisamment difficile d’accès pour ça, comme en
témoignaient ses vêtements déchirés et son bras cassé, qui n’avait pas achevé
de cicatriser et lui faisait un mal de chien.
Encore heureux que ces fichus lacs soient vides de limnades, songea-t-il
en se laissant tomber sur une pierre plate surplombant un amas de rochers. Ça
me fait un problème de moins à gérer.
Duncan bougea son bras droit avec précaution. Les fractures qu’il avait
récoltées en glissant au bas de la paroi qu’il escaladait étaient presque
complètement résorbées. À son grand soulagement, il n’avait pas eu à faire
appel à ses pouvoirs druidiques pour les guérir. Sa nature de loup-garou avait
suffi.
Remarque, peut-être que si je laissais exploser ma magie un bon coup, ça
attirerait le Gardien… Après tout, c’est ce que je veux, non ? Parler au
Gardien et le convaincre de me remettre Excalibur.
Le Seigneur des de Chânais n’avait pas plus tôt achevé de formuler sa
pensée qu’il lui sembla entendre la voix de Fenrir dans son esprit.
Le Gardien n’aime pas qu’on utilise la magie sur son territoire. Si tu veux
Excalibur, tu devras te montrer humble, Duncan de Chânais.
— Je suis capable de faire preuve d’humilité, mais pour ça, il faudrait
d’abord que je trouve ce foutu lac ! grogna le loup-garou entre ses dents.
Il jeta un regard peu amène à la besace qu’il avait posée à ses côtés. Elle
était presque vide. S’il ne débusquait pas très vite le Gardien, il lui faudrait
songer à chasser pour se nourrir.
Quant à savoir ce qu’il allait chasser, dans cette région où, jusqu’à présent,
il n’avait ni vu ni senti l’ombre d’une proie, c’était une autre paire de
manches…
Pour l’instant, il allait se contenter de viande séchée et de noix. C’était
peu, à peine suffisant pour un métabolisme aussi exigeant que le sien,
toutefois, il lui faudrait s’en satisfaire. Le loup-garou prit son temps pour
avaler sa maigre pitance. Tant qu’à faire, autant attendre que son bras soit
tout à fait réparé avant de poursuivre sa route.
Car en dépit des difficultés, il était hors de question qu’il abandonne. Il
était venu ici pour conquérir une épée, et il ne repartirait pas sans elle. Avec
un soupir, Duncan referma sa besace et se leva. Il était temps pour lui de
continuer sa quête. Il examina les alentours, se demandant quelle direction il
devait prendre. Jusqu’à présent, ses choix n’avaient guère été heureux. Il
n’avait pas oublié le conseil de Fenrir, cependant, il ne voyait pas comment le
mettre en application. Que voulait dire le loup géant en parlant du chant de
l’épée ? Peut-être aussi qu’il s’était fourvoyé et qu’il n’était pas le maître
d’Excalibur… Peut-être que l’épée chantait, mais qu’il ne l’entendait pas. Les
mâchoires du loup-garou se verrouillèrent tandis que la colère enflait en lui.
Il avait patienté huit siècles.
Il n’était pas question de baisser les bras alors qu’il était si près du but.
— Je ne renoncerai pas ! cria-t-il en bondissant sur ses pieds, les poings
crispés. Où que tu sois, je te trouverai, Gardien, et je te convaincrai de me
confier Excalibur !
Duncan avait à peine achevé sa phrase qu’il eut la sensation qu’une
mélodie s’enroulait autour de lui. C’était un chant qui résonnait au plus
profond de lui, le faisant frissonner et donnant à son loup l’envie de hurler.
Un chant de combat.
Un chant de conquête.
Un chant de pouvoir.
Le chant d’une lame qui sortait de son fourreau.
Le chant de l’acier contre l’acier.
Le chant de l’épée.
Excalibur… Elle m’appelle.
Oublieux des élancements qui lui parcouraient encore le bras, Duncan
ramassa sa besace à présent presque vide et se précipita dans la direction que
lui indiquait l’épée. Il savait maintenant que le Gardien serait au bout du
chemin. Puisant dans ses réserves, le loup-garou avalait la distance qui le
séparait de son but. Même s’il allait moins vite ainsi, il avait conservé forme
humaine pour ne pas indisposer le Gardien. Tout gâcher alors qu’il était si
près de la réussite aurait été dommage.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsque le Seigneur des de Chânais
atteignit sa destination. À première vue, rien ne distinguait ce lac des autres,
pourtant, Duncan savait que c’était le bon. Sous la surface miroitante se
cachait le Gardien. Et avec lui, Excalibur, dont le chant n’avait cessé de se
renforcer au fur et à mesure qu’il s’approchait…
— Je suis là, Gardien !
Le loup-garou avait fait de son mieux pour que ses mots ne retentissent
pas comme un défi, toutefois, il n’était pas certain d’y avoir réussi. Sentant la
proximité d’un représentant de la magie primale d’Avalon, le Berserker
rugissait dans son esprit tandis qu’il tentait de se frayer un passage vers
l’extérieur.
Non ! Reste où tu es ! Ce combat ne te concerne pas !
Le regard vert capta les ondulations qui commençaient à troubler le calme
de l’eau et se rapprochaient à une vitesse ahurissante. Duncan se raidit tandis
qu’elles se faisaient plus nombreuses, se transformant peu à peu en vagues. Il
demeura immobile lorsque l’une d’entre elles vint mourir à ses pieds.
Le Gardien arrivait…
En dépit de son courage, Duncan sentit son cœur se mettre à battre
follement quand une tête creva la surface. Une tête reptilienne à la gueule
écailleuse garnie de crocs acérés, plantée au bout d’un long cou sinueux. Les
oreilles effilées de la créature étaient penchées vers l’arrière, suivant la ligne
des deux cornes brillantes qui surmontaient le crâne aplati. Le loup-garou
broncha lorsque le corps du Gardien sortit de l’eau et que deux ailes
gigantesques se déployèrent, cachant la lumière du soleil. Elles claquèrent
dans l’air, envoyant voler des milliers de gouttelettes, que le soleil fit
scintiller. Elles n’avaient toutefois qu’un pâle lustre face au flamboiement des
écailles argentées du dragon. Ébloui, Duncan cligna des paupières, si bien
qu’il ne vit pas la créature se rapprocher. Quand il rouvrit les yeux, le
Gardien se tenait juste devant lui, ses iris bleus à l’éclat furieux plantés dans
les siens.
— Pour quelle insignifiante raison viens-tu me déranger dans ma demeure,
le loup ? gronda la créature d’une voix grave, qui semblait provenir de
partout à la fois. J’ai déjà senti ta magie druidique sur mon territoire... Une
insulte suffisante pour que je me débarrasse de toi sur-le-champ !
Duncan avait dû faire appel à toute sa volonté pour ne pas faire un pas en
arrière lorsqu’il avait découvert le dragon si proche de lui qu’il aurait suffi à
ce dernier de tendre un peu le cou pour le broyer entre ses puissantes
mâchoires. Il lui fallut encore plus de maîtrise de lui-même pour accentuer sa
position d’infériorité en mettant un genou à terre.
— Seigneur Pendragon, je suis venu vous implorer.
La queue du Gardien siffla dans l’air, avant de s’abattre sur la surface du
lac avec une telle force qu’elle déclencha un mini raz-de-marée sur les
berges.
— Toi, implorer ? railla le Gardien avec un mélange d’incrédulité et de
mépris. Toi, un Berserker ?
Duncan ne fut pas surpris que le dragon ait reconnu sa nature. En tant que
dépositaire de la magie primale d’Avalon, ce dernier savait toujours quand il
était en présence de celle-ci. Déjà le Gardien reprenait, cassant :
— Les Berserkers n’implorent pas. Ils tuent.
— Le Berserker est soumis à ma volonté.
— Vraiment ?
— Si je ne le contrôlais pas, c’est lui qui se tiendrait devant vous, Seigneur
Pendragon.
La queue du dragon fouetta à nouveau le lac. Visiblement, il n’appréciait
guère d’être contredit.
— Admettons que tu ne mentes pas, concéda-t-il de mauvaise grâce. Ça ne
veut pas dire pour autant que j’ai envie de t’écouter.
— N’êtes-vous pas au moins un peu curieux de savoir pourquoi je suis
devant vous ? En tant que suppliant ?
Le Gardien claqua des ailes avec humeur. Il aurait bien aimé prétendre que
l’importun lui était totalement indifférent, seulement voilà, cet agaçant loup-
garou avait piqué son intérêt. Même au fin fond de sa retraite, il avait entendu
parler de l’unique Berserker qui foulait la surface de la contrée magique. Il ne
pouvait en être autrement, puisque l’irruption du Berserker avait modifié
l’équilibre de la magie en Avalon. La légende de Duncan de Chânais était
chantée par les ménestrels, son combat contre Harold joué par les
saltimbanques. Sa geste s’écrivait alors qu’il était encore en vie, et personne
n’ignorait non plus que depuis huit siècles, il était l’amant favori de la Dame
du Lac.
Autant de bonnes raisons pour vérifier si la venue du loup-garou avait bien
un rapport avec les perturbations qu’avait subies la magie primale ces
derniers temps.
— Supposons que ça m’intéresse, admit le dragon, toujours aussi revêche.
Qu’aurais-tu à me dire ?
— Que je suis venu pour vous implorer de me permettre d’emmener
Excalibur au Palais de la Dame du Lac.
Le dragon conserva le silence durant d’interminables minutes, avant de
soupirer.
— Quel manque d’originalité… Tous ceux qui viennent ici le font pour
me déposséder de mon épée. Et finissent rôtis pour mon repas.
— Pour vous déposséder de votre épée, Seigneur Pendragon, il faudrait
qu’elle soit à vous.
Duncan avait conscience qu’il se lançait dans un pari plus que risqué en
contrant ainsi le Gardien. Le danger que celui-ci n’apprécie pas du tout qu’on
lui rappelle qu’il n’était pas le propriétaire d’Excalibur était énorme.
D’ailleurs, l’immobilité de Pendragon ne contribuait guère à le rassurer, et
lorsqu’il prit la parole d’une voix venimeuse, le Seigneur des de Chânais
commença par penser qu’il avait très mal évalué la situation.
— Qui a prétendu que l’épée de pouvoir ne m’appartient pas ? Non, ne dis
rien… Laisse-moi deviner. Je suis prêt à parier que Fenrir est dans le coup. Je
me trompe ?
— Non, Seigneur Pendragon.
— Ce satané loup a toujours aimé jeter le trouble partout où il passe…
J’aurais dû le faire griller la dernière fois que je l’ai vu ! Mais ça ne veut pas
dire pour autant que je vais te confier Excalibur, poursuivit-il en reportant son
attention sur Duncan. Surtout que je n’ai encore rien mangé, aujourd’hui.
— Je ne suis pas sûr d’être comestible.
— Ça, c’est à moi d’en juger. Mais revenons-en à Excalibur. Pourquoi te
la confierais-je ? Tu n’es pas le premier à te présenter devant moi en espérant
repartir avec elle. Tous ceux qui viennent ont soi-disant de bonnes raisons, et
promettent de me la rapporter ensuite, une fois qu’ils auront accompli leur
destin, comme ils disent. Tu connais l’histoire : je me suis séparé d’elle une
fois, au profit d’un chevalier qui voulait réaliser de grandes choses. J’ai cru
en son discours et en ses serments. Résultat : Excalibur a disparu durant des
milliers d’années. Tu comprendras aisément que je n’aie aucune envie de
renouveler l’expérience, n’est-ce pas ?
— Oui, Seigneur Pendragon. Mais en ce qui me concerne, je n’ai aucune
intention d’accomplir un exploit.
Une lueur surprise traversa le regard glacé du dragon.
— Alors, pourquoi la veux-tu, Duncan de Chânais ?
— Par amour.
Le Gardien resta silencieux un long moment, fixant son visiteur de ses
yeux qui ne cillaient pas. Il finit par murmurer, pensif :
— De toutes les raisons que l’on m’a données pour obtenir Excalibur,
celle-ci est la plus étrange…
— C’est pourtant la plus belle. Et la seule digne d’intérêt.
— La Dame du Lac, n’est-ce pas ?
— Qui d’autre ?
— On dirait qu’en sommeillant au fond de mon lac, j’ai manqué des
événements distrayants… Raconte-moi toute l’histoire.
Duncan comprit avec soulagement qu’il avait capté l’attention du dragon.
Décidé à ne pas la perdre, le loup-garou lui résuma ce qui l’avait conduit sur
son territoire. Pendragon ne l’interrompit pas une seule fois durant son récit,
pas plus qu’il ne manifesta une quelconque émotion. Quand Duncan se tut, il
étira ses ailes, puis se redressa, dominant le Seigneur des de Chânais de sa
taille gigantesque.
— Les ménestrels vont avoir de nouveaux sujets de chants. Si toutefois tu
survis à mon épreuve.
— Je suis prêt, Seigneur Pendragon.
— Sans même savoir en quoi elle consiste ?
— Peu importe en quoi elle consiste. Je la subirai dans tous les cas. C’est
ma seule chance de vivre auprès de la femme que j’aime.
— Dans ce cas… Lève-toi, Duncan de Chânais. Rien que pour ça, tu as
mérité de ne pas subir cette épreuve à genoux.
Duncan obéit. Il ignorait totalement à quoi il s’exposait, mais comme il
l’avait affirmé, peu lui importait. La fin de sa quête était enfin à portée de
main, et c’était tout ce qui comptait. Devant lui, le dragon déployait ses ailes,
tandis que son corps sinueux se rapprochait du rivage.
— Pour gagner Excalibur, tu devras affronter mon feu en restant sous
forme humaine. Ce sera douloureux, et tu auras la tentation d’appeler le
Berserker pour survivre au Marteau de Thor, car lui le peut. À toi de résister.
— Je résisterai, Seigneur Pendragon. Pour l’amour de ma Dame.
— Qu’il en soit ainsi.
Duncan n’eut pas le temps de se préparer davantage. Les flammes bleues
jaillies de la gueule du dragon l’enveloppaient déjà, lui donnant l’impression
que sa peau, ses muscles et même ses os fondaient sous l’intense chaleur. Le
Marteau de Thor… Il avait entendu parler de ce pouvoir, issu des terres
d’Asgard. Les plus anciens dragons d’Avalon en étaient les dépositaires. Sa
couleur variait en fonction du dragon qui le lançait. Pendragon étant un
dragon d’eau, son Marteau était aussi bleu que le lac dans lequel il vivait.
Et il le brûlait autant que les plus vives des flammes…
La douleur était telle qu’il faillit laisser le champ libre au Berserker. Il ne
parvenait même pas à hurler tant il souffrait, et l’idée que tout puisse s’arrêter
s’il libérait l’entité qui résidait en lui était de plus en plus séduisante. Épuisé,
le loup-garou tomba à genoux. Ses paumes se posèrent sur le sol tandis qu’il
haletait, en proie à la torture du Marteau. La solution était à portée de main, si
simple, si tentante… Son corps à bout l’appelait de ses vœux, mais son esprit
lui montra la silhouette d’une jeune femme aux longs cheveux noirs parsemés
de reflets fauves et aux iris bleu-violet, dont le sourire pansait toutes les
blessures. Au prix d’un effort surhumain, il se releva lentement, jusqu’à se
dresser à nouveau droit face au dragon. Il riva son regard à celui de
Pendragon, le défiant de toute sa volonté.
Je tiendrai, Gardien. Quoi que tu fasses, je tiendrai.
Le soulagement qu’éprouva le loup-garou lorsque le déluge de feu cessa
enfin était tel qu’il faillit s’écrouler. Il ne dut qu’à un miracle de résolution de
rester debout. Le souffle court, il leva les yeux vers le dragon, qui le
surplombait toujours.
— Ainsi, tu as survécu au Marteau de Thor…
— Il semblerait, articula Duncan, tout en résistant à l’envie de s’assurer
qu’il était bel et bien intact, et non brûlé jusqu’à l’os – auquel cas il ne serait
pas en train de discuter avec le Gardien.
— Tu as su utiliser le Berserker à ton avantage.
— On se connaît depuis longtemps, lui et moi.
Le dragon s’écarta, libérant l’accès au lac.
— Elle est à toi, Duncan de Chânais.
Le loup-garou oublia comment respirer quand une lumière jaillit des
profondeurs de l’eau, précédant une épée à la lame gravée de courbes
entrelacées et à la garde particulièrement travaillée, dont les quillons[10]
ressemblaient à un réseau de branches et protégeaient la base de la lame. Par
réflexe, Duncan tendit le bras, et le pommeau vint se loger dans sa paume. Le
Seigneur des de Chânais tressaillit lorsque le contact se fit. Il avait
l’impression de toucher un être vivant, un peu comme s’il caressait un chat en
train de ronronner.
Elle me reconnaît…
Le chant de l’épée retentissait dans son esprit, joyeux et libre. Au fil des
siècles, Duncan avait eu de nombreuses épées entre les mains, toutefois,
aucune n’avait semblé faite pour lui comme l’était Excalibur.
— C’est incroyable… souffla-t-il, émerveillé. Elle chante pour moi.
— Ainsi donc, Excalibur t’a reconnu comme son maître…
— Je n’en tire aucune gloire, Seigneur Pendragon.
— Et c’est pour ça qu’elle a choisi de t’appartenir. Mon temps comme
Gardien est terminé ; je vais pouvoir recommencer à vagabonder en Avalon.
Peut-être bien que je vais aller secouer les puces de ce vieux mêle-tout de
Fenrir, histoire qu’il sache ce que ça fait quand quelqu’un décide de venir
mettre le bazar chez lui.
Duncan n’eut pas le loisir d’assimiler les derniers mots du dragon que
celui-ci coulait un regard pensif dans sa direction.
— J’espère que tu es conscient que pour gagner cette épée, tu as tout
perdu ?
Le loup-garou crispa les mâchoires.
— J’en suis conscient.
— Et… est-ce que ça en valait vraiment la peine ?
Le ton dubitatif de son interlocuteur eut pour écho le sourire de Duncan,
qui se remémorait une fois de plus la silhouette d’Ysolda.
— Oh oui, ça en valait la peine…
— Dans ce cas… Bon retour chez toi, Duncan de Chânais.
Le loup-garou posa le poing sur son cœur et s’inclina respectueusement.
— Merci, Seigneur Pendragon.
Le dragon le regarda s’éloigner, songeur. Au cours de sa longue vie, il
avait rencontré bien des créatures, certaines aux intentions bienveillantes,
d’autres à l’âme plus noire que la plus noire des nuits, toutefois, aucune
n’avait réussi à l’impressionner.
Excepté ce loup-garou aux cheveux blonds et aux yeux verts, qui, en dépit
des siècles écoulés, avait l’apparence et la fougue d’un jeune homme de vingt
ans.
Un loup-garou, qui, pour l’amour d’une femme, avait accepté que le feu
du dragon consume son immortalité…
Chapitre 19
presque une semaine à Duncan pour quitter le territoire de Pendragon. Le
Marteau de Thor n’avait pas fait que consumer son immortalité. Il avait aussi
épuisé une bonne partie de ses pouvoirs de druide, si bien qu’il n’était
actuellement plus en capacité d’ouvrir un portail – en supposant toutefois que
Pendragon l’ait autorisé à le faire sur ses terres. Pour cela, il lui faudrait
attendre de reconstituer son énergie, ou que le lien avec les siens soit rétabli.
Avoir pu se changer en loup l’avait aidé – une concession de Pendragon à la
suite du choix d’Excalibur –, sans compter qu’il avait ainsi pu chasser les
quelques rares proies qui s’aventuraient en ces lieux, et récupérer un peu de
ses forces. En raison de sa nature, Pendragon n’avait pas plus besoin de se
nourrir que Fenrir, si bien qu’habiter des territoires quasiment dépourvus de
vie ne les gênait pas. Si tous deux adoptaient des formes animales, ils étaient
en réalité des créatures composées de magie et d’énergie.
Contrairement à lui, un être de chair et de sang, qui devait s’alimenter
régulièrement pour survivre. Sans compter qu’un joueur d’autrefois venait de
revenir dans la partie… Duncan déglutit. Il avait fait le bravache devant
Pendragon, et il avait beau ne pas regretter sa décision, il se demandait
néanmoins de quelle manière il allait gérer la situation. En huit siècles, il
avait eu plus que le temps d’oublier ce que ça faisait de vieillir.
Au moins, j’aurai quelques décennies pour préparer Aymeric à ma
succession… Et qui sait, je pourrai peut-être aussi trouver une solution pour
que son couple avec Yseult puisse perdurer. Ce serait trop injuste que le prix
à payer pour être avec Ysolda soit au détriment du bonheur de mon
lieutenant et de sa compagne.
Le loup-garou soupira. Une autre conséquence de son choix était qu’il ne
pourrait plus transmettre son immortalité à Ysolda. Oh, bien sûr, ce ne serait
pas la première Dame du Lac à voir passer les ans et à mourir de vieillesse,
cependant, il avait l’impression d’avoir décidé à sa place.
Bon, pour être tout à fait honnête, il l’avait aussi fait en partageant son lit,
puisque les loups-garous transféraient leur immortalité via les rapports
sexuels. Plus ceux-ci étaient fréquents, plus la durée de vie de leurs
partenaires était prolongée, comme pour Morgane, Inaïa ou Yslaine, l’autre
particularité étant qu’ils conservaient l’âge qu’ils avaient au moment de leur
relation. Duncan ignorait ce qu’il allait éprouver lorsque son corps
commencerait à lui rappeler qu’il perdait ses vingt ans ; toutefois, il était trop
tard pour revenir en arrière. Le Seigneur des de Chânais jeta un œil à l’épée
qui pendait à son côté, et un sourire lui étira les lèvres.
On a encore quelques belles années à combattre ensemble, toi et moi.
Il lui suffisait d’une pensée pour faire venir Excalibur, qu’il soit en Avalon
ou ailleurs. L’épée n’était pas une arme comme les autres. Si la magie
d’Avalon lui permettait d’appeler n’importe quelle arme en cas de besoin, de
la même manière que les loups-garous pouvaient faire apparaître des
vêtements après leur transformation ou qu’Ailis « convoquait » son sac de
guérisseuse, Excalibur et son fourreau, eux, seraient en permanence auprès de
lui, visibles ou invisibles, qu’il soit sous sa forme de loup ou sous sa forme
humaine.
Duncan ne se faisait pas d’illusions. La vie en Avalon n’était jamais
calme, et elle le serait d’autant moins qu’il revenait en tant que consort
d’Ysolda. S’il n’aurait aucun pouvoir décisionnel, il n’en serait pas moins en
première ligne en cas de conflit.
Avec sa meute derrière lui.
— Tu m’as l’air bien pensif, Duncan de Chânais…
L’intéressé se tourna d’un bloc, l’épée au clair.
— Tu as beau être dans les nuages, tu ne perds pas tes réflexes. Remarque,
c’est préférable si tu comptes garder ta tête sur tes épaules…
Le loup-garou se détendit et rengaina Excalibur.
— Seigneur Fenrir…
— Je vois que tu as réussi à convaincre ce vieux ronchon de Pendragon
que tu étais le véritable propriétaire de l’épée.
— Ça n’a pas été facile.
— Oh, je m’en doute. Après tout, il a choisi d’incarner un dragon, et
comme tout dragon digne de ce nom, il veille jalousement sur son trésor.
— J’ai cru remarquer ça, en effet.
— Je suppose qu’il t’a soumis au Marteau de Thor…
Duncan acquiesça sans un mot. Le loup géant le considéra pensivement
avant de poursuivre :
— Quel prix as-tu payé ?
— Mon immortalité.
Le silence retomba. Duncan avait parlé sans amertume ni regret. Fenrir
détailla l’homme qui lui faisait face. Certes, il ne s’était jamais beaucoup
mêlé de la vie de ses enfants, néanmoins, l’arrivée de Duncan avait quelque
peu changé la donne. D’abord simplement curieux, le Père de l’espèce avait
fini par éprouver un véritable intérêt pour les agissements de celui qui allait
devenir l’un des loups les plus craints d’Avalon.
Et également celui de ses descendants qu’il préférait…
— Il faut vraiment que tu l’aimes, pour avoir enduré tout cela.
— Je vais enfin pouvoir le lui dire, maintenant. Et aussi lui avouer que
nous vieillirons côte à côte, désormais.
L’Alpha se mordit les lèvres.
— Seigneur Fenrir… J’aurais quelque chose à vous demander.
— Ah oui ?
— Les choses étant ce qu’elles sont, Aymeric me remplacera un jour.
Vous savez comme moi que même le Berserker ne pourra pas empêcher
l’inéluctable. Et ce serait bien qu’il n’ait pas à choisir entre son devoir et celle
qu’il aime.
— Tu es vraiment quelqu’un d’unique. Jusqu’au bout, tu penseras aux
autres avant de penser à toi-même…
— Je suis l’Alpha d’une meute et le Seigneur d’un clan. Et pour moi, ce
ne sont pas que des titres.
— Oh, ça, je le sais. C’est d’ailleurs bien pour ça que j’ai quelque chose à
te proposer.
— Je vous écoute, Seigneur Fenrir.
Le regard argenté du loup géant se riva à celui de Duncan.
— L’immortalité de ceux de mes enfants qui choisissent la morsure vient
de la part de moi qu’ils ont en eux. Je peux te rendre ce que tu as perdu,
cependant…
— Laissez-moi deviner, le coupa Duncan, partagé entre l’agacement et la
résignation, il y a un prix à payer, c’est ça ? Ce n’est pas non plus comme si
je n’avais pas l’habitude…
En temps normal, jamais Fenrir n’aurait toléré d’être interrompu d’une
manière aussi cavalière. Un instant, il jongla avec l’idée de châtier l’insolent,
mais elle ne perdura pas.
Celui qui se tenait devant lui avait atteint les limites de sa résistance. Il
était coupé des siens, ce qui était une situation difficile et stressante pour un
loup-garou, en particulier si celui-ci assumait des responsabilités aussi
écrasantes que celles de Duncan. Seul, il avait affronté des Mercenaires, erré
sur le territoire du Gardien puis été soumis au Marteau de Thor. C’était
beaucoup pour n’importe qui, même si le n’importe qui en question était
Duncan de Chânais…
Fenrir choisit donc de remiser l’offense dans un coin de son esprit pour la
laver plus tard et poursuivit comme si de rien n’était :
— Subir ma morsure, c’est comme mourir. Enfin, c’est ce que m’ont
raconté ceux de mes enfants qui, pour une raison ou une autre, en sont passés
par là.
— Ça fera une expérience de plus à mon palmarès.
Le loup-garou hésita un instant avant de continuer :
— Ont-ils… donné des détails ?
— Ils m’ont fait le même récit. Ils ont vu défiler leur vie, les bons
moments comme les pires. Sans ordre précis, mais avec leurs émotions
décuplées. Ils ont tous dit que c’était très dur et d’une violence extrême.
— Je vois…
— Crois-tu être prêt à endurer ça après les épreuves que tu viens de subir ?
— Je ne savais pas non plus si je survivrais à la morsure d’un loup
d’Avalon. Pourtant, je l’ai fait.
Duncan haussa les épaules, fataliste.
— Peut-être que si je n’étais pas un Alpha et un Seigneur, j’accepterais
l’idée de simplement vieillir auprès de la femme que j’aime, mais je ne suis
pas disposé à abandonner mes responsabilités. Même si j’ai probablement
commis des erreurs, je n’ai pas à rougir de ma vie, alors oui, je suis prêt à la
revivre.
— Approche.
Le loup-garou obtempéra. En dépit de son courage, être à portée des crocs
du Père de l’espèce le rendait nerveux. Fenrir le dominait de toute sa taille,
l’argent tourbillonnant dans ses yeux. Sans un mot, Duncan inclina la tête et
découvrit sa gorge. Ce fut à peine s’il sentit les crocs percer sa chair. Tout
comme lui, Fenrir savait faire en sorte que sa morsure soit indolore.
Par contre, il ne pouvait rien contre ses conséquences…

Ils n’ont pas menti…


Ce fut la dernière pensée cohérente de Duncan avant que huit siècles de
souvenirs déferlent dans son esprit.
Son esclavage auprès d’Harold.
Sa rencontre avec Éréa d’Avalon, la Dame du Lac qui régnait durant son
enfance.
La mort de ses parents.
Son premier contact avec Ysolda.
La Lune de Sang qui avait fait de lui un Berserker.
Le rire d’Ailis.
Sa victoire sur Harold.
Son apprentissage auprès de Myrdin.
La première fois qu’il avait croisé une meute autre que celle d’Harold.
La première morsure qu’il avait accordée en tant qu’Alpha.
Son combat contre Aymeric.
Les souffrances d’Aélis et Blodwyn.
La mort de Pierrick, le premier à avoir péri à la suite de la morsure, parce
qu’il n’avait pas su accepter le loup en lui.
Les moments volés avec Ysolda.
Son bannissement d’Avalon, des siècles plus tôt.
Le retour d’Enguerrand, son loup perdu.
Les mois passés auprès du Meneur qui lui avait appris à maîtriser le
Berserker.
Les frasques des jumeaux, à qui personne n’arrivait jamais vraiment à en
vouloir.
L’interminable rivalité entre Aymeric et Aloys.
La malédiction que Morrigane avait lancée à Aymeric.
Sa confrontation avec Pendragon.
Son procès pour haute trahison.
Sa meute pas comme les autres.
Puis soudain, il n’y eut plus rien.
Épuisé par les épreuves, l’organisme du loup-garou avait décidé de
déclarer forfait.
Chapitre 20
— Cet endroit va me manquer, soupira Aymeric en regardant autour de lui
avec nostalgie.
Assis au comptoir du Loup Déchaîné, il savourait le demi que venait de lui
servir Yvon. Le Cat Sidhe riposta d’un ton sarcastique :
— Oh, je suis certain que tu trouveras aisément un bar à dévaster dans ton
nouveau foyer.
D’autres clients étant présents, ils préféraient parler par périphrases afin de
ne pas éveiller une attention malvenue.
— Tu exagères… Je n’ai plus rien cassé ici depuis longtemps. Et puis de
toute façon, j’ai toujours payé les dégâts, non ?
— Tu as pensé à l’impact sur la clientèle ?
Aymeric haussa les épaules avec nonchalance.
— Tu ne t’es pas exactement installé dans un quartier réputé pour son
calme. Les bagarres sont monnaie courante, dans le coin.
— Et tu es à l’origine d’au moins la moitié d’entre elles.
— Ah, tant que ça ?
Les deux hommes eurent un rire complice. Aymeric avala une gorgée de
sa bière avant de poursuivre :
— Et toi ? Toujours pas envie de prendre ta retraite ?
Yvon s’accorda le temps de parcourir des yeux l’endroit qui était devenu
son foyer en Terre des hommes.
— Toujours pas. Bien sûr, un jour, je n’aurai pas d’autre choix que de
partir, mais l’heure n’est pas venue.
Le lieutenant de la meute n’eut pas besoin de demander de précisions à
son interlocuteur. Par sa nature, le Cat Sidhe vieillissait très lentement, et si
pour l’instant, il pouvait encore faire illusion, cela ne durerait pas. Un jour ou
l’autre, il lui faudrait retourner en Avalon.
— Que feras-tu du bar ? s’enquit Aymeric.
Si pendant un temps le Cat Sidhe en avait été le gérant pour les de
Chânais, il y avait plusieurs années déjà que Duncan lui en avait cédé
l’entière propriété. L’attention d’Yvon se fixa sur l’une des serveuses, qui
officiait avec lui derrière le comptoir.
— Je pense que Florine est tout indiquée pour prendre ma suite. Elle a
travaillé dur pour passer des diplômes en comptabilité et en gestion, et elle
s’investit beaucoup dans le bar.
Les yeux gris d’Aymeric se posèrent un instant sur l’ancienne prostituée
tandis que les souvenirs l’envahissaient. Il avait été son client au temps où la
malédiction de Morrigane le frappait. Il avait aussi été l’un de ceux qui
l’avaient sauvée de son souteneur. D’un accord tacite, ils s’évitaient
lorsqu’Aymeric venait au Loup Déchaîné. En dépit des années écoulées, la
situation n’était facile ni pour l’un ni pour l’autre.
— Si tu le penses, c’est que c’est le cas.
Le loup-garou acheva sa bière d’un trait.
— Je file. On m’attend au Chafé.
— Des nouvelles de Duncan ?
En raison de l’amitié unissant son Alpha et le Cat Sidhe, Aymeric n’avait
pas jugé utile de lui dissimuler ce qui s’était passé en Avalon.
— Pas encore. Je te tiens au courant.
La minute d’après, Aymeric quittait les lieux sur sa moto, pour gagner le
Chafé du Coin des Temps, où s’étaient réunis les de Chânais et les Kergallen
pour ce qui était peut-être leur dernière soirée ensemble avant longtemps. Un
moment qu’il prévoyait difficile, et qui avait conduit le lieutenant de la meute
à s’isoler un instant afin de rassembler suffisamment d’énergie pour
l’affronter avec tout le calme requis d’un Alpha.
Arrivé à destination, le loup-garou s’accorda encore quelques secondes de
solitude avant de pousser la porte de cet endroit qu’il avait offert à Elwyn. Il
balaya la pièce du regard tandis qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres. En
dépit des circonstances, la soirée ne s’annonçait pas très différente de toutes
celles qui s’étaient déjà déroulées en ces lieux. Comme à leur habitude, les
chats se conduisaient en propriétaires, ce qu’ils étaient effectivement. Les
plus jeunes couraient partout, ravis d’avoir trouvé autant de compagnons de
jeu. Derrière le bar, Gwenn et Rowan écoutaient avec attention les
explications d’Elwyn, qui leur livrait ses secrets les mieux gardés en matière
de confection de cocktails. Un examen plus minutieux apprit à Aymeric que
la jolie couturière avait discrètement apporté sa patte au Chafé. Rowan et elle
n’avaient rien modifié à la décoration de base, toutefois, quelques réalisations
de la jeune femme émergeaient ici ou là.
Nul doute que d’autres suivraient dans les mois à venir, sans que l’âme du
Chafé en soit changée. Le couple n’oublierait pas qu’il avait promis à Elwyn
de ne pas remanier en profondeur ce que le poète avait mis tant de soin à
créer.
Comme de bien entendu, Azilis s’était approprié l’un des coins livres, et
passait en revue les ouvrages qu’il contenait, avec l’aide de Blodwyn, ce qui
semblait provoquer de nombreux fous rires. Eanna et les jumeaux leur
tenaient compagnie, commentant eux aussi les romans étalés devant eux.
Aymeric adressa un sourire à Albian, qui venait de rejoindre le groupe, un
plateau garni de boissons et de sandwichs à la main, puis bifurqua vers son
cousin, installé au bar en compagnie de Youenn. Encore vêtu de sa tenue de
travail, le jeune homme arrivait visiblement tout droit de L’Étrier d’Or.
— Et sinon, tu dors avec, aussi ? s’amusa Aymeric en désignant le
pantalon d’équitation de Youenn.
— Pas loin, admit celui-ci de bonne grâce. En réalité, je m’étais changé,
mais au moment où j’allais partir, un poney a eu la bonne idée de s’évader de
son box, et la course-poursuite a été quelque peu mouvementée.
— Mouvementée à quel point ?
— À ma grande honte, je dois avouer que j’ai trébuché et que je me suis
lamentablement vautré dans la carrière qu’on venait d’arroser. Autant dire
qu’après ça, j’étais bon pour une douche, et mes vêtements pour un passage
en machine. Comme il fallait bien que je mette quelque chose sur le dos et
que j’étais déjà en retard, j’ai pris ce que j’avais.
— Un conseil, s’esclaffa Aloys, évite de laisser Kieran s’approcher d’une
machine à laver. Il a une certaine… incompatibilité avec elles.
— La ferme, le loup. Personne ne t’a sonné, grogna l’intéressé en
envoyant une bourrade au cousin d’Aymeric, qui lui répondit par un sourire
trop angélique pour être honnête.
Youenn s’abstint sagement de demander des explications et remit à plus
tard l’éclaircissement de ce mystère. Dans certains cas, la curiosité était
réellement un vilain défaut, surtout quand l’autre en face était doté de
pouvoirs magiques.
L’arrivée d’Elwyn, porteur d’un plateau de sandwichs, fit dériver la
discussion.
— La fournée du moment ! clama-t-il. Nina teste de nouvelles
compositions ; vous êtes instamment priés d’y goûter séance tenante.
— Si c’est Nina qui cuisine, il n’y a pas à s’inquiéter, susurra Aymeric en
se servant.
— Serais-tu par hasard en train d’essayer de faire passer un quelconque
message ? grommela Kieran, méfiant.
— Voyons, mon cher, je n’oserais surtout pas insinuer qu’un Écossais
sachant écosser doit savoir écosser sans se lasser[11].
— Tu es hilarant, répliqua l’ancien laird. Vraiment hilarant.
— Je sais. On me le dit souvent. Slàinte[12], l’Écossais !
— Slàinte, le loup !
Alors qu’Aymeric mordait dans un sandwich, Kieran reprit la parole avec
nonchalance :
— Oh, à propos… J’ai rajouté quelques compositions de mon cru aux
essais de Nina. Du coup, ça fait comme à la roulette russe : il faut goûter et
prier pour ne pas tomber sur le sandwich empoisonné.
— J’aime vivre dangereusement, riposta Aymeric en se saisissant d’un
autre sandwich. Mais aucazou… Je te lègue ma machine à laver.
— Ah, parce que tu sais à quoi ça ressemble, une machine à laver, toi ?
— C’est une sorte de grand cube blanc avec des boutons, c’est ça ?
— C’est bien ce que je me disais… Tu n’as jamais essayé d’en faire
fonctionner une de toute ta vie.
— Je sais à quoi ça ressemble, c’est déjà pas mal, non ?
Les deux hommes avaient beau plaisanter, une certaine tristesse se mêlait
à leur toast. Ces fêtes entre le clan de Chânais et le clan Kergallen leur
manqueraient. Certes, la meute reviendrait en Terre des hommes, toutefois,
rien ne serait jamais plus pareil.
Il suffisait pour s’en convaincre d’observer Titouan et Corentin qui,
contrairement à leurs habitudes, s’étaient isolés depuis le début de la soirée et
décourageaient toute tentative de s’immiscer dans leur duo.
— Comment va Morgane ? s’enquit Aymeric en se tournant vers Elwyn.
Ce n’est pas trop dur, pour elle, de devoir laisser les siens et la troupe que
vous avez créée ?
— Pour la troupe, ça ira. La petite Justine est prête à reprendre le
flambeau, et telle que je connais ma petite sorcière, elle s’empressera d’en
monter une autre en Avalon. Laisser sa famille est bien plus difficile, et
j’avoue que je m’en veux de lui imposer ça.
Kieran s’immisça dans la conversation.
— Au cas où tu ne l’aurais pas encore réalisé, Morgane est une Kergallen.
Personne ne lui impose rien. Je ne dis pas qu’il n’y aura que des moments
faciles, mais te laisser partir aurait été tout aussi difficile pour elle.
Ignorant qu’elle était devenue le centre des échanges du petit groupe
installé au bar, Morgane discutait avec animation avec Yseult, Inaïa, Yslaine,
Thaïs et Joanna, sous la surveillance des sìthiches caits, apparemment très
intéressées par leurs échanges.
— Est-ce qu’il existe des druidesses capables d’utiliser les pierres comme
je le fais ? demandait justement la magicienne à Yseult, Inaïa et Yslaine.
— Pas à ma connaissance, reconnut la première. Mais je ne suis pas
forcément une référence. Si on réfléchit, ça ne fait que peu de temps que j’ai
découvert mes propres pouvoirs. Je ne sais pas encore grand-chose d’Avalon.
— Il existe énormément de sortes de magie en Avalon, intervint Yslaine.
Quand je me cachais dans Ys, je me suis servie des affinités des Morri-Génis
avec les murs de leur cité pour me déplacer sans être vue. Étant donné que
j’étais la princesse en titre, je pouvais en bénéficier. Pour faire simple, c’était
comme si les pierres me reconnaissaient et m’abritaient.
— Certaines druidesses maîtrisent diverses formes de magie minérale,
confirma Inaïa. Je pense que tu gagneras à discuter avec elles. Vous pourriez
vous apporter beaucoup en échangeant vos connaissances.
— Ce qui est sûr, c’est que tu ne seras pas perdue, en Avalon, déclara
Joanna.
Yseult serra la main de Morgane, qui était assise juste à côté d’elle.
— Et puis, on se soutiendra mutuellement. J’ai beau être née en Avalon,
j’ai grandi en Terre des hommes, et je ne suis pas plus rassurée que toi à
l’idée de quitter ce que j’ai toujours connu.
— Je serai là, si tu as besoin de parler à quelqu’un d’autre qu’à ton espèce
d’homme des cavernes, petite sœur.
— Tu sais ce qu’il te dit, l’homme des cavernes ? lança l’intéressé depuis
le bar.
— Il peut me dire tout ce qu’il veut ; il ne m’empêchera pas de m’occuper
de ma petite sœur !
— Vous n’allez pas recommencer, tous les deux ? s’exclama Yseult tandis
que Beowyn se glissait à ses côtés. Les filles, il va falloir que vous
m’appreniez le sort de silence des Kergallen ; j’ai dans l’idée qu’il pourrait
m’être utile ! ajouta-t-elle en se tournant vers Thaïs, Joanna et Morgane.
— Avec le plus grand plaisir, susurra l’antiquaire.
— Tu ne ferais quand même pas ça à ton grand frère adoré ? feignit de
s’horrifier Beowyn.
— Tu veux parier ?
— Un conseil, mon vieux, réfléchis bien avant de répondre, lui lança
Aydan tout en se penchant pour embrasser Yslaine.
— Je plussoie, renchérit Kerwan en posant les mains sur les épaules
d’Inaïa. Toujours réfléchir avant de parler. Crois-en notre expérience.
— Je ne peux rien dire ; j’ai été victime d’un sort de silence, répliqua
Beowyn en mimant le geste de se coudre les lèvres.
Amusé, Aymeric suivait la conversation depuis le bar, qu’il n’avait pas
quitté. Si les relations entre Beowyn et lui n’étaient pas toujours au beau fixe,
ils avaient néanmoins cessé de se sauter à la gorge à la première occasion et
surtout, le lieutenant de la meute n’éprouvait plus le besoin d’intervenir dès
que celui qu’il lui fallait bien appeler son beau-frère approchait Yseult.
— Je peux me joindre à toi ? Je n’aime pas boire tout seul, et je crois que
ma petite femme a oublié mon existence.
La voix de Dragan tira le loup-garou de ses pensées.
— Apparemment, la mienne aussi. Noyons donc nos solitudes ensemble.
L’ex-Ankou prit place sur le tabouret laissé vacant par Youenn, qui était
parti disputer une partie de billard avec Aloys et Kieran, tandis qu’Elwyn
avait repris ses fonctions de barman. Dragan se servit un whisky et
entrechoqua son verre à celui d’Aymeric.
— Comment ça se passe, avec Beowyn ?
— Comme toi avec Albian. Pas facile d’oublier tous ces siècles où on s’est
opposés.
Le loup-garou avala sa boisson d’un trait.
— Mais je n’oublie pas qu’Yseult a eu la vie sauve grâce à lui.
— À propos d’Yseult… Tu n’es pas obligé de répondre à ma question,
mais… Vous comptez faire quoi, avec Charles ?
— Il n’y a pas si longtemps, je n’aurais pas eu de mal à te répondre. Le
plan était de le laisser en Terre des hommes, sous la surveillance de Mayeul,
Isadora, Anthony et Brendan. En Avalon, nous ne vivons pas comme ici.
Nous sommes beaucoup plus souvent sous notre forme lupine, et très
franchement, je ne sais pas ce que nous aurions fait de lui. Inaïa et Morgane
ont des pouvoirs magiques ; elles pourront toujours nous suivre. Quant à
Yslaine, elle se transforme en félin. Sans compter que le risque que Charles
soit recruté par l’un ou l’autre de nos ennemis est bien réel. Le collier de
loyauté l’asservit à la meute, mais la possibilité que ses effets soient
contournés existe. Après tout, c’est déjà arrivé une fois.
— Mais ? releva Dragan, qui n’avait pas oublié le début du discours de
son ami.
— Mais aussi incroyable que ça puisse paraître, il semblerait qu’il ait
changé, au moins en partie.
En quelques mots, Aymeric résuma sa récente discussion avec l’ancien
mannequin à un Dragan effaré.
— Eh bien, tu parles d’une surprise… Il pourrait regagner sa liberté,
alors ?
Aymeric secoua la tête.
— Aucune chance.
— Vous pourriez lui effacer la mémoire. Je crois avoir compris que
Duncan l’a déjà fait.
— Il ne le fait qu’en cas d’extrême nécessité, quand l’un ou l’une d’entre
nous révèle notre nature à un partenaire qui ne le supporte pas. Ce n’est pas
une magie qu’il aime pratiquer. Il considère que c’est une forme de viol du
libre arbitre d’une personne. Et puis c’est un peu trop facile, comme solution.
Tu fais un truc qui me gêne ? Hop, je t’efface la mémoire ! Ça ne correspond
pas vraiment aux valeurs que nous défendons.
Comme Dragan le fixait de l’air de celui qui attendait une suite, Aymeric
précisa :
— N’oublie pas que nous avons tous été adoubés chevaliers, Titouan y
compris, et que ce ne sont pas que des mots, pour nous, mais un vrai code de
vie. Sans compter que dans le cas de Charles, ça créerait d’autres problèmes.
Il a été un mannequin très connu ; sa chute a fait la une de nombre de
journaux, et pas que dans la presse people. Inévitablement, il serait un jour ou
l’autre confronté à quelqu’un qui lui poserait des questions sur la période
qu’il a passée à notre service, et s’il ne se souvient de rien, ça attirerait un peu
trop l’attention sur le clan.
— Il restera donc au château ?
— J’ai dit qu’il avait en partie changé. De là à lui faire confiance, il y a
une marge.
— Je me disais aussi…
— Allez, viens, profitons de la soirée. Qui sait quand nous aurons
l’occasion de remettre ça ?
— J’avoue que ton sale caractère me manquera, le loup.
— J’en ai autant à ton service, l’ange.
Les deux hommes échangèrent un sourire complice avant de quitter le bar.
Les soucis attendraient. Ce soir, la priorité était à la fête.
Même si elle était teintée d’inquiétude et de mélancolie…
Chapitre 21
La nuit tombait lorsque Duncan ouvrit les yeux. Il se massa la nuque tout
en se redressant avec précaution.
— J’ai l’impression d’avoir pris une montagne sur la tête, grommela-t-il
avec une grimace.
— Récupérer son immortalité n’est jamais facile.
La voix de Fenrir acheva de rendre ses esprits au Seigneur des de Chânais.
— J’avoue que je me sens mieux en sa compagnie.
— Je n’en doute pas.
Duncan fit jouer ses muscles, surpris de découvrir une vigueur nouvelle
courir en lui.
— À vrai dire, je me sens comme neuf, et pas du tout comme si je venais
de crapahuter en territoire hostile pendant des jours et des jours avant
d’affronter Pendragon et son Marteau.
— On pourrait aussi envisager que, pour une mystérieuse raison, tu aies
récupéré tout ou partie des pouvoirs que tu as consumés avec ton immortalité
en résistant au feu de Pendragon. Ce sont des choses qui arrivent.
Le ton léger et amusé du loup géant interpella Duncan. Un instant, il
songea à lui demander de préciser sa pensée, avant de se souvenir qu’il avait
devant lui le Père de l’espèce, et que ce dernier n’avait pas l’habitude de
justifier ses actes. L’Alpha ne saurait donc jamais avec certitude si le retour
rapide de sa magie était juste un effet secondaire de la morsure de Fenrir, ou
un bonus octroyé par celui-ci.
— Acceptez mes remerciements, Seigneur Fenrir. Je vous suis très
reconnaissant de votre aide.
— Dis-toi bien que j’ai agi avant tout pour mon propre bénéfice. D’une,
j’adore contrarier ce vieux ronchon de dragon, et de deux, la vie en Avalon
serait moins amusante sans les frasques des de Chânais. Après tout, la
sentence de notre jolie Dame du Lac impliquait que tu te débrouilles seul,
non ?
Toutefois, l’expression roublarde de Fenrir ne trompait pas. Une fois de
plus, il avait agi à sa guise, sans se préoccuper du reste.
Non pas que Duncan s’en plaignît, cela dit…
Le loup-garou estima cependant qu’il serait contre-productif d’argumenter
avec le Père de l’espèce. Fenrir pouvait retirer ses faveurs aussi vite qu’il les
accordait, et Duncan n’avait aucune envie de supporter une épreuve de plus.
Tout ce à quoi il aspirait était de retrouver Ysolda et les siens.
— Je suppose qu’à présent, rien ne s’oppose à ce que j’ouvre un portail
pour rentrer au Palais.
— Si rien n’a été spécifié sur ce que tu devais faire après avoir conquis
Excalibur, rien ne s’y oppose, en effet.
— Dans ce cas… Il est temps que je redevienne le Seigneur des de
Chânais.
— Quant à moi, il est temps que je retourne en Asgard. À notre prochaine
rencontre, Seigneur des de Chânais et enfant de mon sang.
Le loup géant disparut avant que Duncan ait eu le loisir d’ouvrir la
bouche.
— Au plaisir de vous revoir, Seigneur Fenrir.
— Tu parles tout seul, maintenant, Duncan de Chânais ?
— Je me suis dit qu’il m’entendrait peut-être.
— C’est une possibilité, convint son interlocuteur en s’avançant.
Duncan se baissa pour caresser les loups qui l’entouraient. Le lien qui
l’unissait à eux lui avait signalé l’arrivée d’un Meneur, qui se trouvait être
celui-là même qui l’avait conduit près du territoire de Pendragon.
— Ainsi donc, tu as réussi, reprit l’homme tandis que son regard dérivait
vers l’épée pendue au côté de Duncan.
— Elle a chanté pour moi, en effet. Je vais pouvoir retourner au Palais
prouver que je n’ai jamais souhaité diriger Avalon. Et renouer le lien de
meute avec les miens.
— Dans cet état ?
Duncan eut une moue en examinant ses vêtements sales et fatigués.
— Tu n’en es pas à quelques heures près, poursuivait déjà le Meneur. À
présent qu’Excalibur t’a choisi pour maître, elle ne laissera personne d’autre
que toi poser ne serait-ce qu’un doigt sur elle. Tu peux donc t’accorder un
peu de temps pour prendre un bain et te restaurer. J’ai là de quoi préparer un
bon repas pendant que toi, tu te plongeras dans la rivière, ajouta-t-il en
tapotant sa besace. Tant qu’à faire, autant que tu arrives au Palais dans une
tenue correspondant à ton rang.
— La proposition est trop tentante pour être refusée. Merci à toi, Meneur.
— Prends le temps qu’il te faudra. Les loups s’assureront que personne ne
te dérange.
Duncan abandonna sans regret ses habits déchirés sur la rive, puis
s’immergea dans l’eau. Il aurait pu se servir de ses pouvoirs retrouvés pour la
réchauffer, cependant, outre le fait que sa nature le rendait insensible aux
températures, le souvenir du souffle de Pendragon lui donnait plutôt envie de
fraîcheur. Un peu de saponaires ramassées en chemin lui permirent de faire
disparaître les dernières traces de crasse sur son corps. Les diverses blessures
qu’il avait pu récolter avaient toutes guéri, ce qui ne l’empêcha pas de
s’examiner en détail. Il était encore surpris de ne trouver aucune marque de
brûlure après ce qu’il avait subi, et pourtant, le Marteau de Thor avait glissé
sur lui sans lui causer le moindre dommage.
Quand enfin le loup-garou se décida à sortir de la rivière, son premier
geste fut d’enflammer ses hardes. Il laissa le soleil le sécher tandis qu’il
réfléchissait à la tenue dans laquelle il souhaitait paraître devant Ysolda.
— Elle préférerait probablement que je ne porte rien du tout, mais j’ai
dans l’idée qu’arriver au Palais tout nu ferait un brin désordre. Ou
déclencherait une émeute, au choix. Bref, je pense que ce ne serait pas la
meilleure idée du monde, déclara-t-il à l’adresse des loups qui ne l’avaient
pas quitté, certains étant même allés s’ébattre dans l’eau en sa compagnie.
L’un d’eux aboya en signe d’assentiment.
— Ravi que tu sois d’accord avec moi. Trop d’ostentation est à éviter
aussi, sinon, on va encore me soupçonner de venir en conquérant. De toute
façon, le clinquant, ce n’est pas mon genre.
Lorsque Duncan rejoignit le Meneur, il portait la tenue de chasse qu’il
affectionnait de faire apparaître quand il résidait en Avalon. Sa seule
concession à son nouveau statut était l’épée qui pendait à son côté. Le regard
approbateur de son visiteur conforta le loup-garou dans le bien-fondé de son
choix.
— Bon appétit, se contenta cependant de lui souhaiter le Meneur en lui
tendant un morceau de pain et une écuelle remplie du ragoût qu’il avait
mitonné.
— Merci.
Les deux convives mangèrent en silence, perdus chacun dans leurs
pensées. Le Meneur acheva son repas le dernier. Il récupéra ses ustensiles de
cuisine grossièrement nettoyés grâce à une poignée d’herbe, épousseta les
quelques miettes tombées sur ses vêtements avant de se lever.
— Bon retour chez toi, Seigneur des de Chânais.
L’homme appela ses loups d’un claquement de langue et s’éloigna sans se
retourner, laissant à Duncan le soin d’éteindre le feu. Ce dernier le suivit un
instant du regard, puis étouffa les flammes.
Il était temps pour lui de retrouver celle qu’il aimait…

***

Le scintillement de l’air au milieu de la route menant au Palais mit les


sentinelles sur le qui-vive. D’office, elles armèrent leurs arcs, prêtes à lâcher
leurs traits mortels si jamais ce qui sortait du portail s’avérait hostile.
Prévenue, Ysolda se hâtait déjà vers les remparts. Elle y parvint au moment
où le portail livrait passage à une silhouette qu’elle ne connaissait que trop
bien.
Il a réussi… Par les dieux, il a réussi !
La Dame du Lac n’était pas la seule à avoir reconnu l’arrivant. Duncan
passait difficilement inaperçu en temps ordinaire, mais avec l’épée qui
pendait à sa taille, c’était tout simplement impossible de ne pas le voir.
Ysolda dut se faire violence pour ne pas courir à sa rencontre, attitude qui
n’aurait guère convenu à son rang. Toutefois, son pas se fit plus vif tandis
qu’elle descendait les escaliers, et elle utilisa la magie pour ouvrir les portes
de la cour du Palais.
Duncan patientait déjà de l’autre côté, ses yeux verts brillant d’un éclat
qu’ils n’avaient encore jamais eu. Elle décela en lui la présence d’Excalibur,
qui se mêlait à celle du Berserker et au loup. Son apparence n’avait pas
changé, et pourtant, il était différent. La jeune femme s’accorda le loisir de
détailler celui qui avait bravé Pendragon pour elle. Elle ne l’avait jamais
trouvé aussi beau qu’en cet instant, avec sa haute taille, ses épaules larges et
son visage à l’expression altière. Le soleil jetait des éclats d’or dans ses
cheveux blonds. D’aucuns auraient dit qu’il lui dessinait une couronne.
Ysolda savait que ce n’était pas le cas.
Elle l’avait toujours su.
Excalibur n’était là que pour convaincre les autres.
Le cœur léger, la Dame du Lac reprit sa marche pour rejoindre celui qui
désormais se tiendrait à ses côtés.

Duncan dut faire appel à toute sa volonté pour rester immobile lorsque les
lourds battants pivotèrent, révélant la silhouette d’Ysolda. Comme souvent,
elle était vêtue en guerrière. Ses longs cheveux cascadaient librement sur ses
reins, ondulations noires aux reflets fauves. D’où il était, il ne pouvait
qu’imaginer l’éclat de son regard, ce regard dans lequel il aimait tant se
perdre, et qu’il pourrait à présent croiser sans plus jamais cacher ce qu’il
éprouvait pour sa propriétaire. À son tour, il reprit sa route pour combler la
distance qui le séparait d’Ysolda. Ils s’arrêtèrent à moins d’un mètre l’un de
l’autre, conscients qu’ils ne devaient en aucun cas briser la solennité du
moment, et ce en dépit de leurs corps qui brûlaient de se retrouver enfin. Sans
lâcher la jeune femme des yeux, le loup-garou dégaina Excalibur et mit un
genou à terre avant de poser la lame étincelante aux pieds de la souveraine
d’Avalon.
— Mon cœur et mon bras sont au service de la Dame du Lac, maintenant
et à jamais.
L’émotion empêcha Ysolda de répondre tout de suite. Elle tendit la main
pour effleurer de sa paume la joue de Duncan.
— Jamais femme n’a reçu un cadeau si précieux, Seigneur des de Chânais.
Relève-toi et viens prendre la place de consort qui est dorénavant la tienne.
Le maître d’Excalibur obéit dans un silence absolu. Il y avait foule autour
d’eux, pourtant, on n’entendait même pas le bruit ténu des respirations,
comme si tous les assistants à la scène retenaient leur souffle. Faisant fi des
conventions, Duncan attira Ysolda dans ses bras.
— Enfin… murmura-t-il tout en laissant son amour pour elle les
envelopper.
Leurs lèvres se joignirent avec passion, faisant vibrer leurs magies.
Libérées des contraintes de leurs charges, elles explosèrent, avant de se mêler
d’une manière tellement inextricable que plus personne ne put faire la
différence entre celle de Duncan et celle d’Ysolda.
Désormais, eux seuls sauraient les distinguer.

Toute la scène avait eu un parfum d’irréalité aux yeux de ceux et celles qui
y avaient assisté. Nul doute qu’elle serait très bientôt chantée par les
ménestrels et jouée par les saltimbanques. Nul doute non plus que la nouvelle
était déjà en train de faire le tour de la contrée magique ni qu’elle serait très
vite amplifiée et déformée, car tel était le sort réservé aux hauts faits, en
Avalon peut-être encore plus qu’ailleurs.
En attendant, ceux qui avaient eu le privilège d’assister à la scène
pourraient raconter à l’envi qu’ils avaient été présents quand la Dame du Lac
et son consort avaient échangé leur premier baiser et qu’ils avaient escorté le
couple jusqu’au Palais. Un couple silencieux, qui ne perdait rien de ce qui se
murmurait sur son passage. Ainsi que le voulait son statut et comme il l’avait
toujours fait, Duncan se tenait légèrement en retrait par rapport à Ysolda.
Toutefois, personne ne pouvait ignorer la lame qui pendait à son côté.
Excalibur.
La plus légendaire de toutes les épées.
Celle qui faisait de son porteur le seul à pouvoir transgresser les règles
d’Avalon sans que la contrée magique ne s’effondre.
Celle qui avait choisi le seul être au monde qui n’en transgresserait
aucune, excepté une : dorénavant, Duncan de Chânais serait l’unique amant
de la Dame du Lac.

Ysolda patienta jusqu’aux portes du Palais avant de s’adresser à la foule


qui n’avait cessé de grossir depuis que Duncan était revenu.
— J’ai à parler à celui qui désormais régnera à mes côtés. Toute autre
affaire peut être résolue à une date ultérieure, y compris la fin du monde si
d’aventure elle osait montrer le bout de son nez.
Son ton ferme découragea quiconque d’insister, d’autant plus que Siobhan
n’avait pas attendu pour appliquer le plan qu’Ysolda et elle avaient mis au
point les jours précédents. Parfaitement au fait de ce qu’elles devaient faire,
les druidesses qui avaient toujours été fidèles à la Dame du Lac se postèrent
en sentinelles sur les remparts tandis que les lourdes portes se refermaient. À
partir de cet instant et jusqu’à ce que la souveraine d’Avalon en décide
autrement, plus personne ne pourrait entrer ou sortir du Palais.
En dépit de son envie, Duncan s’abstint de tout commentaire. Il ne devait
pas oublier qu’il n’était que le numéro deux en Avalon et qu’il ne lui
appartenait pas de discuter publiquement des volontés de sa compagne,
surtout alors qu’il venait à peine de faire valoir sa place. Il patienta donc
jusqu’à ce qu’ils soient dans les appartements d’Ysolda pour se permettre un
petit sourire aux relents moqueurs.
— Je me trompe, ou des têtes vont tomber ?
— Probablement, oui. Parmi ceux et celles qui t’ont accusé, je ne suis pas
persuadée que tous agissaient pour le bien d’Avalon. Et même si c’était le
cas, certains sont allés trop loin à mon goût.
— J’ai eu affaire à des Mercenaires sur le territoire de Pendragon. Pour
faire court, une faction avait vraiment envie de me voir échouer, sans même
me laisser une chance de prouver que je n’étais pas un danger pour Avalon.
Une lueur de colère flamba dans le regard d’Ysolda.
— J’ai horreur des mauvais joueurs. Et aussi des tricheurs. Et des
menteurs.
Duncan ne s’y trompa pas. Les sentences que prononcerait la Dame du
Lac lors des procès à venir ne seraient pas clémentes. Il était certain que le
sang coulerait.
Le calme glacial avec lequel Ysolda avait accueilli ses révélations était
pire qu’une explosion de fureur.
— Nous réglerons tout ça quand tu reviendras de la Terre des hommes.
L’expression de la jeune femme s’adoucit tandis qu’elle s’approchait et
posait ses mains sur les hanches de son amant.
— J’aimerais te garder près de moi et entendre le récit de ta quête, mais tu
dois renouer le lien avec ta meute.
Duncan ne discuta pas. Ysolda et lui avaient coutume de faire passer leur
devoir avant tout, une habitude qui ne se perdrait pas en un jour, si toutefois
elle se perdait. De plus, retourner vers les siens était loin d’être une corvée.
D’une manière différente, ils étaient aussi essentiels à sa survie que la Dame
du Lac.
— À présent que tu es officiellement mon consort, tu peux ouvrir des
portails à l’intérieur du Palais. Aucune magie ne s’opposera à la tienne.
— Je ne compte pas abuser de ce privilège. En fait, je ne compte même
pas en profiter du tout si je peux m’en dispenser ; ça m’aidera à convaincre
les gens que je ne veux pas gouverner Avalon. Je ne suis pas naïf au point de
croire qu’avoir ramené Excalibur suffira.
— Je sais, mais aujourd’hui, profites-en. Ils ont besoin de toi.
— Je fais au plus vite, lui promit le Seigneur des de Chânais en
l’embrassant.
L’instant d’après, il franchissait le portail qui le reconduirait en Terre des
hommes.
Chapitre 22
Duncan soupira d’aise lorsque le lien avec la meute se renoua, à l’instant
précis où il débarqua devant le manoir – arriver au château aurait été prendre
le risque d’être aperçu par d’éventuels visiteurs de la famille ducale. Le
manque de contact avait creusé comme un trou dans sa poitrine, et
visiblement, c’était réciproque, vu la vitesse à laquelle les siens le
rejoignaient, seuls ou en groupe, sous forme humaine ou lupine. Ailis et
Blodwyn furent les premières à se jeter dans ses bras, et même lui vacilla
sous la force de leur étreinte.
— Tu es revenu… chuchota sa cadette, des larmes brillant dans ses yeux.
— Je t’ai promis que je serai toujours là pour toi, petite sœur. Et je tiens
toujours mes promesses. Tout comme je t’ai promis que je ne t’abandonnerai
jamais, mon feu follet, ajouta-t-il à l’intention de Blodwyn.
— Je savais que tu réussirais, affirma la petite louve d’une voix cassée.
— Tu me connais, je n’aime pas échouer.
Duncan embrassa les jeunes femmes sur la joue, puis se tourna vers
Aymeric, qui patientait à quelques pas.
— Seigneur… articula son lieutenant, la gorge nouée.
Il amorçait le geste de mettre un genou à terre, toutefois, Duncan l’arrêta.
— C’est bon, j’ai eu ma dose de protocole en Avalon.
Les deux loups-garous s’empoignèrent le bras à la manière des guerriers,
avant de céder à leur impulsion et de s’étreindre avec affection.
— Ce n’est pas encore aujourd’hui que tu prendras ma place, plaisanta
l’Alpha en relâchant son lieutenant.
— Et c’est tant mieux, répliqua ce dernier. J’ai des migraines tous les
jours à devoir gérer le clan. Sérieusement, comment fais-tu pour supporter ça
depuis huit siècles ?
Duncan le gratifia d’un rictus railleur.
— Oh, ça va nettement mieux depuis que deux cousins de ma
connaissance ont cessé de se taper dessus. Ils sont les responsables numéro
un de mes pires maux de tête. Ce qui est bien, c’est que maintenant, tu sais ce
que j’ai pu ressentir, et aussi quel plaisir j’avais à vous coller au cachot pour
m’assurer quelques semaines de paix relative.
Beau joueur, Aymeric s’inclina avec une grimace contrite.
— D’accord, celle-là, je l’ai méritée.
— Ravi de te l’entendre dire.
Ils échangèrent un dernier regard, puis Aymeric s’effaça pour permettre
aux autres membres de la meute de fêter leurs retrouvailles avec leur Alpha.
Le besoin de contact entre Duncan et les siens était si fort que la part humaine
céda la place à la part animale, et peu à peu, les loups émergèrent. Yslaine
adopta une forme de panthère afin d’accompagner la meute qui s’élançait
dans les bois, suivie d’Inaïa et Morgane. Même si elles savaient qu’elles
seraient distancées à un moment ou à un autre en l’absence des chevaux dont
elles bénéficieraient en Avalon, la druidesse et la magicienne appréciaient ces
courses folles à travers bois. Et puis il y avait toujours quelqu’un pour leur
tenir compagnie, qu’il s’agisse d’Elwyn, de Kerwan ou de l’une de leurs
amies.
Le reste du clan attendrait encore un peu le retour de son Seigneur.

***

La nuit tombait quand la meute regagna le manoir, les ombres qui avaient
plané sur elle enfin chassées. Tandis que les siens se précipitaient vers leurs
quartiers pour se doucher et s’habiller, Duncan, lui, endossa à nouveau son
rôle de Seigneur et prévint Mayeul de son retour. Il le chargea d’en aviser le
clan dans les plus brefs délais afin que tous se tiennent prêts à franchir les
portails qu’il ouvrirait. Ainsi, ceux qui étaient trop loin pour venir par leurs
propres moyens pourraient les rejoindre. Le loup-garou caressa Prince, qui ne
l’avait pas quitté depuis son arrivée.
— Et voilà, mon chat. Notre départ approche. Pour la première fois, c’est
un autre que moi qui l’a préparé. Et je dois dire qu’il a bien travaillé.
Duncan sourit en se remémorant les échanges qu’il avait eus avec
Aymeric pendant que la meute courait dans les bois. Un Alpha et son
lieutenant possédaient un lien privilégié, ce qui avait permis au second de
littéralement déverser un compte-rendu de ses actions dans l’esprit du
premier. Grâce à sa capacité à collecter les souvenirs, Duncan s’était
approprié l’ensemble des informations en très peu de temps. Il n’avait pu que
se féliciter des initiatives adoptées par Aymeric, ce qui avait grandement
soulagé ce dernier. En dépit de ses indéniables aptitudes à prendre des
décisions, le loup-garou n’avait pas toujours été certain d’agir au mieux pour
la meute, et l’approbation de son Alpha avait été un baume sur ses
inquiétudes.
— Eh bien, je n’ai plus qu’à aller me doucher, poursuivit Duncan. Tu
m’accompagnes ?
Le regard horrifié de Prince eut pour écho l’éclat de rire du Seigneur des
de Chânais. Si le félin qui l’avait adopté possédait d’étranges capacités –
comme celle de pouvoir entrer dans une pièce fermée –, il avait au moins un
point commun avec la majorité des chats « ordinaires ».
Il détestait l’eau.

***

Par égard pour ceux de son clan qui n’avaient pas activé le gène, et qui
avaient besoin de davantage de sommeil que les loups-garous, Duncan
patienta jusqu’au matin pour se rendre au château. Il avait conservé la tenue
de chasse qu’il portait en Avalon. Quant à Excalibur, elle était à ses côtés,
invisible, prête à répondre à son appel. En dépit de la curiosité de la meute,
Duncan avait décidé d’attendre d’être en présence de tous les siens pour faire
apparaître l’arme qu’il avait conquise de haute lutte.
Le Seigneur des de Chânais ne détestait pas les effets théâtraux…
— C’est curieux, quand même… commenta Aymeric, qui marchait près
de son Alpha. Proportionnellement, au fil des siècles, nous avons passé
beaucoup plus de temps en Avalon qu’en Terre des hommes, et pourtant,
c’est toujours aussi difficile de quitter la Terre des hommes.
— Alors qu’il est aisé de quitter Avalon pour y revenir, c’est ça ?
Le loup-garou acquiesça en silence, avant de reprendre :
— Tu as une explication ?
— Pas vraiment. Je suppose que ça a un lien avec le fait que quasiment
tous les membres de la meute ont grandi en Terre des hommes. Beowyn,
Inaïa et Yslaine se sentiront toujours probablement mieux en Avalon.
— J’aime Avalon, et j’aime y résider. Elle correspond plus à notre nature
que la Terre des hommes. Nous y sommes plus libres, puisque nous n’avons
pas à cacher ce que nous sommes. Pourtant, l’idée de quitter la Terre des
hommes pour une durée indéterminée me serre chaque fois le cœur.
— C’est peut-être un autre aspect du problème. Avalon, nous pouvons
nous y rendre à notre guise sans que personne ne s’étonne de ne pas nous voir
vieillir. Plus les siècles passent, plus long est le temps durant lequel nous
devons rester éloignés de la Terre des hommes pour ne pas éveiller les
soupçons. C’était beaucoup plus simple lorsque nos gens savaient ce que
nous sommes.
— Une époque que je n’ai jamais connue, mais je te crois sur parole.
La vue des tours du château signa la fin de leur discussion. Prévenus de
l’arrivée de la meute par leur fils, Mayeul et Isadora se tenaient en bas des
marches de l’entrée, encadrés par ceux du clan qui avaient usé de leurs
propres moyens de locomotion pour les rejoindre. Aucun des employés
n’était présent, le duc et la duchesse les ayant éloignés du domaine pour la
journée.
Il était de la responsabilité du duc en titre de reconnaître les situations
dans lesquelles le Seigneur des de Chânais ne souhaitait que les siens dans
son entourage.
Aymeric fit signe à ses compagnons de s’arrêter tandis que Duncan
s’avançait vers le groupe réuni auprès de Mayeul et Isadora. L’Alpha avait
laissé libre cours à son pouvoir, qui rayonnait autour de lui, plus puissant que
jamais. Avec un bel ensemble, les hommes devant lui mirent un genou à
terre, pendant que les femmes s’inclinaient en une profonde révérence.
— Bienvenue chez vous, Seigneur, l’accueillit Mayeul lorsque Duncan
s’immobilisa à quelques pas de lui.
— Je ne suis pas mécontent d’être rentré, reconnut le loup-garou. Même
si, dans les faits, je ne vais rester que très peu de temps.
— Tous se tiennent prêts à franchir leur portail, Seigneur.
Mayeul tendit une liste à l’Alpha.
— Les noms et lieux de ceux qui attendent, Seigneur. Ils ont fait en sorte
de se regrouper le plus possible.
— Parfait, approuva Duncan.
D’un geste, il invita les siens à se relever.
— Inutile donc de perdre davantage de temps.
Il ne fallut pas loin de deux heures au loup-garou pour rassembler le clan
au domaine, avant de réunir tous ses membres dans la grande salle du
château, celle-là même où il rendait aussi ses jugements. Il prit place sur
l’estrade, dans le siège qui lui était réservé, Aymeric à sa droite et Kerwan à
sa gauche. Un silence empli d’une attente inquiète régnait dans la pièce. Si
tous étaient déjà au fait ce qu’il allait leur annoncer, aucun ne s’en réjouissait,
les de Chânais préférant les périodes où leur Seigneur résidait en Terre des
hommes. Et quand la voix de celui-ci retentit, beaucoup d’entre eux en eurent
les larmes aux yeux.
Pour ce qu’ils en savaient, c’était peut-être la dernière fois qu’ils
l’entendaient…
— Je ne vais pas revenir sur les circonstances qui m’ont, disons, appelé en
Avalon. Aymeric s’est chargé de vous expliquer ce qu’il en était. Puisque je
suis ici, vous aurez également tous compris que j’ai réussi ma quête, et
qu’Excalibur est désormais mienne.
Sur ces mots, Duncan se leva et tendit le bras. L’assistance retint son
souffle lorsque la garde de l’épée légendaire se logea dans la paume du loup-
garou. L’arme brillait de tous ses feux, et les inscriptions gravées sur sa lame
étincelaient d’une lueur bleue, vestiges du feu de Pendragon. Duncan attendit
que les murmures admiratifs se taisent avant de se rasseoir et de poser l’épée
en travers de ses cuisses.
— Pour qu’Excalibur me reconnaisse comme son maître, j’ai affronté le
Marteau de Thor de Pendragon. Tout ce que j’ai à dire à ce sujet, c’est que
c’était loin d’être une partie de plaisir. La première conséquence de ma
victoire a été Excalibur. L’autre, et non la moindre, est que désormais, je
serai non plus l’amant favori de la Dame du Lac, mais son consort.
Les yeux verts du Seigneur des de Chânais parcoururent la foule.
— En clair, ni elle ni moi n’aurons plus jamais à choisir un ou une autre
partenaire. Elle restera toujours l’unique souveraine d’Avalon. Mon rôle à
moi sera de me tenir à ses côtés, pas de régner.
Duncan observa un nouveau moment de silence afin de permettre aux
siens d’assimiler les conséquences de ce qu’il venait de leur apprendre. Il
finit par conclure d’un ton qui n’était pas dépourvu d’une certaine tristesse :
— La vie est une succession de choix, et plus elle est longue, plus on a de
choix à faire, qui tous contiennent une part d’amertume. Le temps était venu
pour la meute de retourner en Avalon, vous le savez tous. Cela fait
maintenant plus de dix ans que nous sommes en Terre des hommes. C’est une
longue période, surtout à l’heure des nouvelles technologies. Et si bien sûr je
me réjouis de pouvoir enfin vivre auprès d’Ysolda, je n’éprouve aucun plaisir
à vous laisser derrière moi.
Le loup-garou blond jeta un bref coup d’œil en direction de Mayeul et
Isadora.
— Ni à arracher un fils à ses parents, ajouta-t-il doucement. Même si nous
reviendrons régulièrement en Terre des hommes, et si je serai toujours là pour
ceux qui en auront besoin, ce ne sera jamais pareil, et nous savons tous que la
possibilité que nous nous voyions pour la dernière fois aujourd’hui est bien
réelle. Il nous faudra vivre avec, et nous y parviendrons tous. Parce que nous
sommes des Chânais, et que les de Chânais ne se laissent jamais abattre.
Pour une fois, Duncan n’hésita pas à instiller un peu de magie dans sa
voix. Il ressentait le bouleversement qu’éprouvaient les siens, et, en Seigneur
digne de ce nom, avait à cœur de les réconforter, ainsi que le prouva la suite
de son discours.
— Mais pour ce soir, fi de la tristesse ! Nous sommes tous réunis, ce qui,
convenez-en, ne se produit pas toutes les cinq minutes, alors profitons-en !
Que le reste de la journée et que la nuit soient consacrés à la fête ! Et pas de
souci à avoir pour la météo ; les Kergallen nous rejoindront bientôt. Joanna se
chargera volontiers de nous assurer une nuit au sec !
— Il suffira juste qu’elle n’approche pas de Tasia[13] ! lança une voix
rieuse dans la foule.
Duncan ne mit qu’un instant à identifier le plaisantin, et un sourire se
dessina sur ses traits.
— Puisque tu en parles… Ce sera de ta responsabilité, Tanguy de
Chânais[14] !
L’interpellé ouvrit des yeux horrifiés tandis que des gloussements
retentissaient autour de lui.
— Qui, moi ? Mais…
— Tu seras parfait en baby-sitter, je t’assure, l’interrompit sa jumelle
hilare.
— Mais…
— Et ne t’inquiète pas, je me charge de ton chéri, ajouta Bess en déposant
un baiser sur la joue d’un Sullivan qui faisait de son mieux pour se montrer
solidaire avec son amant en n’éclatant pas de rire.
L’intervention de Tanguy eut le mérite d’alléger l’atmosphère, et quand
Duncan se mêla aux siens, seule demeura la joie du clan à l’idée que son
Seigneur puisse enfin vivre aux côtés de sa Dame sans plus avoir à cacher ce
qu’il éprouvait pour elle.
***

L’épaule appuyée contre un arbre, Duncan observait en souriant la fête qui


se déroulait dans les jardins du château. Même la météo était de leur côté
pour cette soirée, ce qui permettait à Joanna de rester auprès de sa fille. Cela
dit, en cas de problème, il ne manquerait pas de volontaires pour s’occuper de
la petite ! Amusé, le loup-garou reporta son attention sur Yseult qui, les bras
croisés, paraissait tancer vertement son amant et son frère, lesquels n’en
menaient visiblement pas large. Plus loin, sa sœur tournoyait dans les bras
d’Aloys, riant à perdre haleine. Elwyn, Morgane et les jumeaux avaient
improvisé une pièce de théâtre, enrôlant au passage un Titouan et un Corentin
apparemment un peu dépassés par les événements. Mayeul discutait avec
Anthony. Le jeune homme prenait très au sérieux ses responsabilités
d’héritier du titre. Duncan savait de source sûre qu’il secondait déjà
efficacement Mayeul, laissant la gestion de La Griffe du Loup à Brendan.
Une fois de plus, la transition se ferait.
Le craquement d’une branche derrière lui mit le loup-garou sur le qui-
vive. Il amorça le geste d’appeler Excalibur, avant de souvenir qu’il n’était
plus en Avalon, mais en Terre des hommes, et que les risques qu’il se fasse
attaquer étaient plus que minimes, surtout dans son propre fief. Duncan se
retourna sans hâte, pour découvrir un homme tétanisé par la peur. Un homme
qui tenait un petit chat blanc dans les bras.
— Je… je suis désolé, murmura Charles en reculant. Je… je ne la trouvais
pas, et je…
La voix de l’homme mourut sur ses lèvres lorsque Duncan s’approcha. Il
voulut reculer encore, mais se heurta à un arbre, si bien qu’il fut forcé de faire
face au loup-garou. D’instinct, il serra Loullig plus fort en voyant son
interlocuteur tendre la main pour caresser la tête du petit félin.
— Aymeric m’a dit que tu avais adopté un chat et qu’il t’avait autorisé à le
garder dans ta chambre.
— S’il vous plaît… Elle boite, c’est dur pour elle, dehors, et…
— Je n’ai pas l’intention de revenir sur la décision de mon lieutenant, le
coupa Duncan. Je suis juste… surpris par ton geste.
— Elle… elle m’accepte tel que je suis, expliqua une fois de plus Charles,
conscient qu’il se répétait, mais incapable de trouver une autre justification à
ses actes.
Duncan jaugea l’homme devant lui et qui, pour la première fois, trouvait le
courage de lui faire face.
Il a changé…
Abandonnant Loullig, Duncan glissa un doigt sous le collier qui enserrait
le cou de Charles.
— Je n’aurai sans doute jamais assez confiance en toi pour te le retirer,
mais je ne t’empêcherai pas de tenter d’améliorer ton sort. Aymeric te l’a dit ;
tu resteras en Terre des hommes, cependant, ne crois pas que je ne garderai
pas un œil sur toi.
Charles déglutit. La menace autant que la promesse était claire. Pour
Loullig, l’ancien mannequin choisit de se concentrer sur l’espoir ténu offert
par le loup-garou, et qui, il l’avait compris à demi-mot, impliquait la fin des
brimades à son encontre. Il tressaillit lorsque le Seigneur des de Chânais
reprit la parole, le regard en partie tourné sur sa droite :
— Je te le confie, Elsie. S’il existe une personne au monde capable de
faire de lui quelque chose s’apparentant à un homme bien, c’est toi et nulle
autre.
Rougissante, la gouvernante sortit de l’ombre des arbres et exécuta une
révérence devant Duncan.
— Je suis désolée, Monseigneur. Je ne voulais pas espionner. Je cherchais
Charles, et...
— Je te connais depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’écouter
aux portes n’est pas ton genre.
Le loup-garou se décida enfin à lâcher le collier, au grand soulagement de
son vis-à-vis, qui fut reconnaissant à Elsie de le rejoindre pour se tenir à ses
côtés.
— Je serai digne de votre confiance, Monseigneur.
— Cela aussi, je le sais. Tu ne m’as jamais déçu.
Duncan tourna les talons sur ces mots, laissant derrière lui un Charles
abasourdi et une Elsie songeuse. La gouvernante finit par faire face à son
compagnon, qui ne se sentait toujours pas suffisamment assuré sur ses jambes
pour se passer du soutien de l’arbre dans son dos.
— Je t’ai pourtant dit plusieurs fois qu’ils ne sont pas aussi cruels que tu le
penses.
— Je l’ai entendu, et pourtant, j’ai du mal à y croire.
— La question est : sauras-tu profiter de la chance qu’ils te donnent ?
Charles considéra la femme à ses côtés, puis le chat lové dans ses bras, et
un timide sourire apparut sur son visage.
— Je serais fou de la gâcher. Et si je dérapais, tu serais là pour me
remettre dans le droit chemin, n’est-ce pas ?
Chapitre 23
Deux jours plus tard…

Yseult et Morgane échangèrent un long regard lorsque le portail se


referma. Cette fois, ça y était. La meute était de retour en Avalon, et elles
laissaient derrière elles ce qu’elles avaient toujours connu. Les jours
précédents étaient passés comme un tourbillon, succession d’ultimes
problèmes à résoudre et de visites à faire, jusqu’au moment où Duncan avait
donné le signal du départ. L’expérience avait appris au Seigneur des de
Chânais qu’il était préférable d’éviter les longs adieux, surtout en de telles
circonstances. Ils avaient quitté la Terre des hommes sans témoins, et à
présent, ils foulaient le sol d’Avalon.
— J’ai l’impression que tu es surpris que nous soyons arrivés en dehors du
Palais, lança l’Alpha à l’adresse de son lieutenant, qui, les sourcils froncés,
examinait les alentours.
— Tu en as gagné le droit, non ?
— Oui, mais pour l’instant, il vaut mieux que j’évite de me montrer,
disons, trop conquérant. J’ai peut-être ramené Excalibur, mais je n’ai pas
encore gagné la confiance de l’ensemble des peuples d’Avalon. Même si je
sais que je trouverai toujours des opposants sur ma route.
Duncan gratifia Aymeric d’un coup d’œil amusé.
— Je ne pense pas me tromper en supposant que toi, tu serais arrivé au
beau milieu de la cour, l’épée à la main…
Son lieutenant grommela quelque chose au sujet du respect dû au consort
de la Dame du Lac, assorti de ce qui ressemblait à un zeste de « après tout ce
que tu as enduré, tu l’as bien mérité », toutefois, devant l’expression railleuse
de son Alpha, il s’abstint d’insister. Son intuition lui soufflait qu’il n’aurait
de toute façon pas le dernier mot… Heureusement pour lui, l’ouverture des
portes du Palais détourna l’attention de Duncan. Le Seigneur des de Chânais
signifia aux siens de ne pas bouger, puis s’avança à la rencontre de la Dame
du Lac. Il s’apprêtait à mettre un genou à terre, mais la paume d’Ysolda sur
son bras l’en empêcha.
— Plus maintenant, murmura-t-elle.
Ses yeux bleu-violet brûlaient d’émotions trop longtemps contenues. Elle
leva la main pour caresser la joue de son amant.
— Dorénavant, c’est par un baiser que tu me salueras, Duncan de Chânais.
— Jamais ordre ne fut plus doux à exécuter, ma Dame.
Le loup-garou referma ses bras autour du corps souple de sa compagne et
posa ses lèvres sur les siennes. Son baiser fut empreint d’une infinie
tendresse, promesse de lendemains complices durant lesquels ils ne seraient
plus contraints de jouer une comédie qu’ils haïssaient.
— Les tiens emménageront au Palais, reprit Ysolda quand ils se
séparèrent. Une aile leur sera entièrement réservée.
— Ça va faire grincer des dents, commenta Duncan.
— Ce qu’il y a de bien, c’est que je m’en moque complètement. Tu es
mon consort, et en tant que tel, tu te dois de résider auprès de moi. Et qui dit
Duncan de Chânais dit sa meute.
L’intéressé s’inclina, son regard pétillant de malice.
— Qui suis-je pour contrecarrer les désirs de la Dame du Lac ?
— Es-tu prêt vraiment à satisfaire tous mes désirs ?
— Absolument.
— Dans ce cas…
D’un geste de la main, Ysolda ouvrit un portail tout près d’eux.
— Avalon se débrouillera bien sans nous durant quelques heures. Ma
patience a atteint ses limites.
L’instant suivant, la Dame du Lac et le Seigneur des de Chânais avaient
disparu, laissant la foule présente figée par la stupeur. La seule à ne pas être
étonnée était Siobhan. Son amie avait attendu ce moment huit siècles, et
l’avait encore repoussé après le retour de Duncan avec Excalibur. Il était bien
normal qu’elle décide à présent d’oublier un temps son devoir pour ne penser
qu’à elle. La guérisseuse prit donc les choses en main avec son efficacité
coutumière.
— Eh bien, qu’avez-vous tous à bayer ainsi aux corneilles ? Personne n’a
un travail à accomplir, dans ce Palais ? Allez, ouste, disparaissez tous ! Adam
et moi nous occuperons des nouveaux résidents. Et si jamais je dois vous
répéter de disparaître, il se pourrait bien que je le fasse à l’aide d’un sort !
La menace fit d’autant plus son effet que personne ne doutait de la
capacité de Siobhan de la mettre à exécution. Moins de dix minutes plus tard,
les lieux étaient vides de toute présence autre qu’Adam, Siobhan et les
membres de la meute.
— Je vois que tu es toujours aussi efficace, pouffa Inaïa.
— N’est-ce pas ?
— Tu les aurais vraiment fait disparaître ? s’enquit Yslaine, curieuse.
— Plutôt deux fois qu’une pour certains. Et maintenant, si vous voulez
bien me suivre en direction de vos quartiers…
— Un instant, intervint Aymeric. Avant, j’aimerais savoir quel genre
d’accueil nous allons recevoir.
— Je dirais que la majorité des gens ont été convaincus par le fait
qu’Excalibur ait choisi Duncan pour maître. Certains sont encore indécis, et
attendent de voir, et il y a inévitablement des grincheux que rien ne pourra
persuader. D’ailleurs, les procès risquent d’être houleux, surtout qu’Ysolda
n’a pas du tout apprécié l’envoi des Mercenaires.
— Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles,
résuma Aymeric. Il y a toujours quelque part des gens qui veulent notre peau.
Moi qui avais peur qu’on nous laisse tranquilles… Kerwan, vieux frère, les
Exécuteurs ont de beaux jours devant eux !
— Je vis avec un loup des cavernes… se lamenta Yseult en levant les yeux
au ciel et en glissant son bras sous celui de son oncle, qu’elle était ravie de
retrouver – et qui le lui rendait bien.
La manière dont la jeune femme regardait ledit loup enlevait cependant
une énorme part de crédibilité à sa déclaration censément désespérée, et ce
fut dans une ambiance décontractée que les arrivants suivirent la guérisseuse
en direction de leurs quartiers.

***

— Enfin seuls ! soupira Ysolda tandis que le portail se refermait derrière


eux.
Le couple se trouvait dans la chambre de la Dame du Lac. Indifférent à ce
qui l’entourait, le Seigneur des de Chânais n’avait d’yeux que pour sa
compagne. Il effleura ses lèvres du pouce.
— Huit siècles que j’attends de te dire que je t’aime…
— Tu me l’as dit de bien des façons, Duncan de Chânais.
Ysolda noua ses bras autour du cou de son amant.
— Tout en toi me le criait. Ton regard, tes gestes, tes actes… Et je ne
parle pas des étranges accidents qui arrivaient à tous ceux qui
m’approchaient.
— En ce qui concerne ce dernier point, je suis au regret d’avouer que je ne
vois pas du tout de quoi tu parles…
Le rire cristallin d’Ysolda s’éleva, réchauffant le cœur de Duncan.
Toutefois, la souveraine d’Avalon ne tarda pas à reprendre son sérieux. Une
larme roula sur sa joue lorsqu’elle poursuivit :
— Mille fois, dans le secret de la nuit, j’ai murmuré ces mots que je
n’avais pas le droit de te dire… J’ai détesté chaque instant que j’ai dû passer
avec un autre que toi, tout comme j’ai haï chacune des femmes que tu as
connues.
— Si ça n’avait tenu qu’à moi, aucun homme ne t’aurait approchée, et
aucune femme n’aurait partagé mon lit. Aucune d’elle ne m’a inspiré le
moindre sentiment. Il n’y a jamais eu que toi. Et désormais, plus rien jamais
ne nous séparera.
Qui de Duncan ou d’Ysolda lança le sort qui fit disparaître leurs
vêtements, les laissant nus l’un contre l’autre, brûlants d’un désir trop
longtemps réprimé ? Les deux, sans doute. Mais ce fut au Seigneur des de
Chânais que revint le privilège de soulever sa Dame dans ses bras pour
l’emmener sur le grand lit aux draps de soie vert pâle – une couleur qu’elle
avait toujours réservée à Duncan. Il l’allongea avec révérence, avant de
s’étendre à ses côtés. Elle bascula sur le flanc pour lui faire face. Sa main se
posa sur la hanche de Duncan tandis qu’elle se noyait dans son regard.
Rien ne les pressait. Au fil des siècles, ils avaient appris à se connaître, et
même s’ils n’avaient jamais prononcé les mots interdits, leurs nuits de
passion avaient parlé pour eux.
— Tu es chaque jour plus belle, chuchota Duncan en effleurant la courbe
d’un sein de ses doigts.
— Vil flatteur.
— Moi ? feignit de s’étonner le loup-garou, image vivante de l’innocence
bafouée.
— Oui, toi.
— Ne puis-je faire de compliment à ma Dame sans être soupçonné du
pire ?
— Je ne sais pas… Tu es un de Chânais, après tout, et les légendes
d’Avalon affirment qu’il est plus prudent de se méfier de votre charme.
— Qu’y pouvons-nous si nous sommes naturellement beaux, charmeurs,
charmants, désirables, et j’en passe ? Enfin, surtout moi. Je suis un cran au-
dessus des autres, puisque je suis leur Seigneur.
L’hilarité s’empara d’Ysolda devant la tirade de son compagnon. Il était si
bon d’entendre Duncan plaisanter ainsi, comme au temps de leur
adolescence… Pour la première fois depuis qu’Avalon l’avait désignée
comme souveraine, la Dame du Lac sentit glisser de ses épaules le fardeau
des responsabilités. Elle redevint la jeune fille libre qu’elle était au premier
jour où elle avait choisi Duncan pour amant, et ce fut avec fougue qu’elle le
poussa pour s’installer à califourchon sur ses cuisses.
— Es-tu prêt à te donner à moi, Seigneur des de Chânais ?
— Plus que prêt, assura Duncan en refermant ses mains sur la taille fine de
sa compagne.
— Prouve-le-moi, le défia-t-elle en se léchant les lèvres, provocante.
— Vos désirs sont des ordres, ma Dame.
Elle appuya les paumes sur son torse tandis qu’il la soulevait, l’invitant à
l’accueillir en elle. Confiante, elle se cambra en le sentant la pénétrer, sachant
qu’il ne la lâcherait pas et qu’elle pourrait à sa guise se tordre entre ses bras
pendant que sa passion explosait. Duncan donna un premier coup de reins
tout en resserrant sa prise.
— À moi ! grogna-t-il d’une voix rauque à l’accent animal.
Les iris bleu-violet d’Ysolda flamboyèrent en croisant ceux de Duncan.
Pour la première fois, il n’avait pas cherché à brider sa part lupine. Le loup et
le Berserker rôdaient tous les deux dans son regard, avides de clamer leurs
droits sur celle qu’ils avaient acceptée comme compagne dès l’instant où ils
l’avaient rencontrée. Leur étreinte devint plus sauvage, à l’image des
sentiments qu’ils avaient dû réprimer si longtemps. Ysolda referma
davantage les genoux, resserrant ainsi sa prise sur son compagnon. En
réponse, il accentua les mouvements de son bassin, lui donnant ce qu’elle
réclamait. Ysolda agrippa les avant-bras de son amant, savourant le contact
des muscles durs sous ses doigts. Elle savait qu’elle ne se lasserait jamais de
le toucher ni d’être touchée par lui.
— Je t’aime…
Ils avaient attendu si longtemps pour prononcer ces mots qu’à présent, ils
s’en enivraient, les laissant jaillir au détour de chaque phrase, et peu importait
si la phrase en question n’avait pas de sens. Seuls comptaient les mots.
L’extase les frappa sans prévenir, avec la violence d’une tempête, les
abandonnant tous deux haletants et en sueur.
— Tu t’es surpassé, Seigneur des de Chânais, finit par réussir à articuler
Ysolda.
— Et je ferai encore mieux la prochaine fois. Et mieux encore la fois
suivante.
— La légendaire modestie des de Chânais en action…
— Je ne fais qu’établir un fait. Sans compter que je suis un enfant de
Fenrir.
— C’est vrai qu’il n’est pas réputé pour sa modestie.
— Si lui ne l’est pas, comment le serais-je ?
L’expression malicieuse de Duncan démentait son apparente forfanterie.
Ysolda le connaissait d’ailleurs trop bien pour tomber dans le piège.
Toutefois, ce badinage l’amusait autant qu’il amusait son amant, et elle était
bien déterminée à ne pas laisser quoi que ce soit l’empêcher de profiter de ces
heures en compagnie de celui qu’elle aimait.
— À propos de Fenrir… reprit Duncan. Il m’a plus ou moins avoué qu’il
est à l’origine de mon incursion dans ton jardin, quand nous étions
adolescents.
— Plus ou moins avoué ?
— On parle de Fenrir…
— Tu l’as donc vu ?
— Là encore, on parle de Fenrir… Il affirme qu’il est au-dessus des lois
d’Avalon.
— Oh, ça, oui, il l’est ! Je ne devrais même pas être surprise de son
intervention…
Ysolda passa une jambe par-dessus celles de Duncan.
— Mais bien que je sois curieuse de connaître les détails de ton périple,
ton récit attendra encore un peu, car j’ai bien l’intention de continuer à
profiter de ton corps sublime.
— Il est tout à votre disposition, ma Dame… Et comme je suis un loup-
garou, je ne me fatigue pas facilement.
— Comme je suis la Dame du Lac en plus d’être une druidesse, je ne me
fatigue pas facilement non plus. Cette fois, Avalon patientera. Toi et moi
passons d’abord.
— Nous l’avons mérité, acquiesça Duncan en basculant pour se
positionner au-dessus d’Ysolda. Où en étions-nous, déjà… ?
Chapitre 24
Une semaine plus tard…

La foule qui se pressait dans la Salle des Jugements était si dense que dans
les espaces réservés au public, on ne voyait plus le sol. Il y avait là des
représentants de tous les peuples d’Avalon. Les loups-garous en particulier
avaient tenu à être présents. Faute de place suffisante, seuls les Alphas
avaient été autorisés à entrer dans la pièce – exception faite pour Odon et les
siens, qui étaient partie prenante dans certains des procès à venir, et bien
entendu pour les de Chânais. Les autres Alphas se serviraient du lien de
meute pour informer les leurs en direct. Au grand dam de Duncan, même
Amriel était présent. Le loup-garou blond ignorait comment le pirate avait
réussi à se procurer un sauf-conduit signé de la main d’Ysolda pour assister
aux audiences sans être immédiatement arrêté au motif de l’un des nombreux
chefs d’inculpation auxquels il devrait en théorie faire face. Interrogée,
Ysolda s’était contentée de rire en lui affirmant que le fameux sauf-conduit
n’était pas un faux et qu’Amriel accompagnait les Morri-Genis. Duncan
n’avait pas répondu, mais son expression devait être suffisamment éloquente,
puisqu’Ysolda l’avait gratifié d’un baiser tout en lui promettant qu’avant la
fin de la nuit à venir, il ne penserait plus au pirate.
En attendant, le Seigneur des de Chânais entendait bien démontrer à ce
fichu empêcheur de tourner en rond qu’il lui faudrait désormais compter avec
sa présence constante en Avalon, même si, pour l’heure, il se positionnait
derrière le trône de la Dame du Lac…

Pour la deuxième fois en peu de temps, Ysolda avait revêtu les atours de
sa charge : la longue robe bleu nuit, si foncée qu’elle paraissait presque noire,
la cape aux couleurs changeantes, et surtout, la grande lance ornée de la
Pierre de la Dame. Quant à Duncan, il avait à nouveau choisi une tenue de
chasse, et bien sûr, Excalibur pendait à son côté. D’ailleurs, il ne manquait
pas de noter les regards curieux, intéressés ou même envieux qui s’égaraient
en direction de l’épée, qu’il s’était arrangé pour laisser en évidence en
prenant la place dévolue au consort. Le loup-garou jeta un bref coup d’œil
aux siens, campés à gauche de l’estrade, puis à la garde rapprochée de la
Dame du Lac, qui occupait le bord droit.
Les acteurs étaient presque tous en position.
La pièce allait pouvoir commencer.
Une pièce dans laquelle il resterait à l’arrière-plan, même s’il était
concerné au premier chef, car rendre la justice était le rôle de la Dame du
Lac, non celui de son consort.
Les portes s’ouvrirent, livrant passage aux guerrières sélectionnées par
Ysolda pour escorter les premières accusées, celles qui avaient engagé les
Mercenaires pour l’éliminer et, comme elle l’avait découvert au retour de son
amant, pour assassiner Duncan. Les prisonnières enchaînées furent jetées au
pied du trône, tandis qu’Ysolda dardait sur elles un regard dur et dépourvu de
toute compassion.
— Haute trahison.
Amplifiés par la magie, les mots résonnèrent dans la salle, tombant tels
des couperets.
— Il n’y a pas d’autres termes pour qualifier vos actes, et mon jugement
sera à la hauteur de vos crimes.
— Il n’y a pas de crime à vouloir éliminer celle qui a trahi Avalon pour un
homme ! cracha l’une des accusées, ses yeux emplis de défi levés vers la
Dame du Lac.
Une vague de murmures parcourut la salle, menaçant de se transformer en
cacophonie. Ysolda ne lui en laissa pas le temps.
— Silence ! ordonna-t-elle tout en frappant la lance sur le sol, ce qui fit
étinceler le saphir qui l’ornait. Je n’ai pas pour habitude de rendre mes
sentences au milieu d’une volière ! Odon, approche.
Le loup-garou obéit sans un mot. Ignorant superbement les captives, il
posa un genou à terre devant l’estrade.
— Ma Dame…
D’un geste, elle l’invita à se relever.
— Le moment est venu pour toi de faire le récit de ce que tu as vu et fait,
lors de notre dernière rencontre.
— Avec plaisir, ma Dame.
L’Alpha s’inclina, puis se tourna pour faire face à l’assistance. En
quelques phrases, il résuma l’attaque des Mercenaires et l’intervention de sa
meute afin de venir en aide à la Dame du Lac. Le loup-garou prit garde à ne
proférer aucun jugement et à ne formuler aucune opinion, conscient que ce
privilège était réservé à la souveraine d’Avalon.
Accessoirement, il ne tenait pas du tout à provoquer l’éventuelle colère de
Duncan de Chânais, surtout à présent qu’il portait Excalibur et surtout, le titre
de consort…
— Des guerrières valeureuses sont mortes ce jour-là, reprit Ysolda quand
le loup-garou se tut. Mortes pour me défendre, parce qu’elles croyaient en
moi, mais aussi au droit de Duncan de Chânais de mener sa quête. C’est vrai,
lui et moi sommes amants depuis huit siècles, mais en dépit des sentiments
que nous avons toujours éprouvés l’un pour l’autre, nous n’avons jamais
négligé nos devoirs et nos responsabilités, que ce soit envers Avalon pour
moi ou envers sa meute pour lui. Et la meilleure preuve en est cette épée qu’il
porte désormais, après avoir affronté le Marteau de Thor de Pendragon.
Excalibur l’a jugé digne d’elle, et personne, vous entendez, personne n’a de
légitimité pour douter de son choix. Et personne non plus n’avait le droit
d’intervenir avant que Duncan ait tenté sa chance auprès de Pendragon.
Le regard bleu-violet se posa à nouveau sur les accusées, plus glacial que
jamais.
— Et c’est aussi pour cela que vous serez punies. Pour avoir voulu le tuer
sans lui laisser la possibilité de prouver son innocence.
— Je ne regrette rien, éructa la meneuse. Une Dame du Lac doit régner
seule ! Les hommes sont juste bons à satisfaire ses désirs ; ils n’ont aucune
autre espèce d’importance !
Un silence choqué suivit les paroles de la druidesse, non pas tant en raison
de leur teneur qu’en raison du fiel qu’elles contenaient. Ysolda fut la
première à se reprendre. Sa voix était toujours aussi dure lorsqu’elle s’adressa
à celles qui avaient voulu la tuer.
— En d’autres circonstances, j’aurais peut-être cherché à comprendre d’où
vous vient cette ridicule haine des hommes, à toi et à tes complices. J’aurais
peut-être même pu vous trouver des excuses, mais il se trouve que je suis
d’autant moins d’humeur magnanime que je sais pertinemment que même le
fait que Duncan soit revenu avec Excalibur ne vous fera pas changer d’avis.
Vous essaierez encore et encore de le tuer, et aussi de me tuer moi, sans
parler de ceux et celles qui périraient en nous défendant.
La Dame du Lac se leva sans hâte, tandis que l’atmosphère dans la salle se
chargeait d’une tension insupportable.
— Aujourd’hui, je serai juge, jury et bourreau, énonça la souveraine
d’Avalon d’une voix plus coupante que l’acier.
Un éclair bleu jaillit de la Pierre de la Dame. Il se divisa en autant de
branches qu’il y avait d’accusées, frappant chacune d’elle au cœur.
— Et ma sentence est la mort, acheva Ysolda dans un silence
assourdissant.
Chapitre 25
Duncan suivit du regard les druidesses qui emportaient les corps de celles
ayant défié Ysolda. Bien qu’il sût que c’était nécessaire, il n’avait pas été
facile pour lui de demeurer en retrait pendant que sa compagne rendait la
justice. Il avait plutôt l’habitude d’être celui qui présidait le tribunal, pas celui
qui écoutait. Il lui avait fallu toute sa maîtrise de lui-même pour rester
impassible alors que le loup et le Berserker en lui ne rêvaient que de
déchiqueter celles qui avaient osé s’en prendre à la femme qu’il aimait. La
pensée qu’Ysolda avait failli être tuée à cause de leur relation le rendait fou.
Le Seigneur des de Chânais inspira profondément. Il devait absolument
retrouver son calme pour la seconde phase des confrontations. Déjà la porte
s’ouvrait à nouveau, livrant cette fois passage à ceux et celles qui l’avaient
fait inculper. Ryanne marchait en tête du groupe, assumant jusqu’au bout son
rôle de meneuse. Les nouveaux venus ne portaient pas de chaînes. Après tout,
il ne s’agissait pas réellement d’un procès ; ceux et celles qui se présentaient
en cet instant face à la Dame du Lac avaient parfaitement le droit de lancer
les accusations qui avaient conduit Duncan sur le territoire de Pendragon.
Toutefois, cela ne signifiait pas qu’Ysolda était prête à tourner la page sur
ce qu’elle considérait comme un affront envers tous les sacrifices auxquels
elle avait consenti pour Avalon, si bien qu’une troupe en armes escortait les
arrivants. Conscients de la précarité de leur situation, ceux-ci ne manquèrent
pas de plier le genou devant la souveraine d’Avalon.
— Ma Dame…
Sans surprise, Ryanne avait pris la parole au nom de ses compagnons.
— Nous revoilà donc face à face, Ryanne d’Avalon… Comme toi et les
tiens pouvez le constater, Duncan de Chânais est revenu avec Excalibur, ce
qui l’innocente de vos allégations de trahison.
— En effet, ma Dame.
Rien, dans l’attitude et le ton d’Ysolda, ne permettait de présager de son
humeur et encore moins de ses futures décisions. Et ce n’était pas la certitude
d’avoir été dans leur bon droit qui sauverait les accusateurs de Duncan…
Tout comme ils avaient eu le droit de le traîner en justice, lui avait celui
d’exiger réparation pour avoir été diffamé. D’ailleurs, Ysolda se tournait
justement vers son consort.
— Puisque c’est toi qui as été lésé, la décision d’aller au procès est tienne,
Duncan.
L’interpellé s’avança jusqu’à se tenir aux côtés d’Ysolda.
— Avant toute chose, je sollicite l’intervention des porteuses de la rune de
Dag présentes au Palais. Puisqu’Inaïa appartient à ma meute, que ses
consœurs la secondent dans sa tâche afin que nul ne puisse contester ses
dires.
— Qu’il en soit ainsi.
Un groupe de cinq druidesses rejoignit Inaïa. Elles s’inclinèrent devant
Duncan, attendant ses instructions.
— Je vous demande de questionner Ryanne et chacune des personnes qui
l’accompagnent. Vous seules pourrez nous dire si elles croyaient sincèrement
agir pour le bien d’Avalon, ou si l’une ou plusieurs d’entre elles
poursuivaient un autre but.
L’interrogatoire, courant pour les porteuses de la rune de Dag, ne prit que
peu de temps. Ainsi que le pensait Duncan, il révéla qu’aucun des membres
du groupe mené par Ryanne n’avait d’ambition pour lui-même ou de dessein
caché. Tous imaginaient protéger Avalon.
Fort de cette certitude, Duncan se tourna vers Ysolda.
— Dans ce cas… Je demande votre clémence, ma Dame. Leur démarche
n’avait rien de personnel ; elle aurait été faite envers n’importe qui.
Ryanne ouvrit de grands yeux stupéfaits. Elle s’était réellement attendue à
ce que Duncan réclame vengeance, et au contraire, il agissait en véritable
prince consort en mettant de côté ses griefs privés au profit du bien commun.
La druidesse inclina la tête.
— Il semble que je te doive des excuses, Duncan de Chânais. Tu n’es pas
l’assoiffé de pouvoir que je t’ai accusé d’être.
— Non, en effet, je ne le suis pas.
— Je saurai m’en souvenir. Que les porteuses de la rune de Dag soient
témoins de mon serment.
— Je ne doute pas un instant de ta parole.
La druidesse reporta son attention sur Ysolda.
— Ma Dame, mes compagnons et moi-même sommes prêts à nous
soumettre à votre décision.
— Mon consort ayant réclamé ma clémence, je vous l’accorderai.
Cependant, je ne suis pas disposée à vous amnistier complètement, aussi
porterez-vous un collier de loyauté durant un an. Au terme de cette année,
vous comparaîtrez à nouveau devant moi, et nous verrons ce qu’il en sera.
Ysolda se leva sur ces mots.
— La séance est terminée. Que chacun retourne à ses occupations.
Tandis que la salle se vidait, le regard de la Dame du Lac se posa sur
Amriel, et un sourire releva le coin de ses lèvres.
— À ta place, je ne traînerais pas, Amriel d’Avalon. Ton sauf-conduit
expire dans très peu de temps, et j’ai dans l’idée qu’au moins une personne
ici serait ravie de se lancer à tes trousses.
— Un jour, mon charme me perdra… soupira le pirate avant de plonger
dans une profonde révérence. Au plaisir de vous revoir, Dame du Lac !
L’instant d’après, Amriel ouvrait l’une des fenêtres et s’élançait dans un
improbable exercice de haute voltige, qui le mena au pied des murailles du
Palais.
— Je hais ce type, grommela Duncan en le suivant des yeux tandis qu’il
courait vers la sortie. Un de ces jours, je me ferai une descente de lit avec sa
peau.
Afin que tous ceux qui le souhaitaient puissent assister au procès, les
portes d’entrée avaient été laissées grandes ouvertes, si bien que le pirate put
quitter les lieux sans être inquiété.
— Ce serait dommage, le taquina Ysolda, qui l’avait rejoint auprès de la
fenêtre par laquelle Amriel s’était échappé. Il est si charmant, ce garçon…
— C’est vrai, renchérit Ailis, également penchée par l’embrasure. Et
tellement séduisant, aussi…
— Séduisant ? suffoqua Aloys. Tu le trouves… séduisant ?
La rouquine coula un regard moqueur dans sa direction.
— Bien sûr qu’il est séduisant. Pas vrai, les filles ?
— Je confirme, approuva Blodwyn. Séduisant et tellement séducteur…
— Ce bellâtre, un séducteur ? s’étouffa Faolan.
— Un vrai pirate de légende, affirma à son tour Yseult d’un air rêveur.
— Duncan, tu es peut-être mon Seigneur, mais si je l’attrape avant toi,
c’est moi qui me ferai une descente de lit avec sa peau, grommela Aymeric.
Bon sang, mais qu’est-ce qu’il a de plus que les autres, ce type, pour que
toutes les filles lui tombent dans les bras comme ça ?
— Le pire, c’est que lui ne s’intéresse qu’aux hommes, grogna Beowyn,
lui aussi peu ravi de voir sa compagne suivre du regard la silhouette du
fuyard.
— C’est pas beau, la jalousie, persifla Eryn à l’intention de son amant.
L’interpellé leva les yeux au ciel d’un air qu’il aurait voulu indigné,
toutefois, il ne put masquer tout à fait son amusement face à ce rappel de la
première fois qu’il avait servi de cible à l’Archère[15].
— Maintenant que le spectacle est fini et que toutes les petites formalités
ont été réglées, j’estime que nous avons le droit à un peu de calme, déclara
Ysolda après un dernier regard dans la direction prise par le pirate.
— J’ai fait servir une collation dans les jardins, annonça Siobhan. Une
collation spéciale loups-garous, compléta la guérisseuse avec un sourire
moqueur.
— Excellente idée, approuva Ysolda. Tu es décidément une amie
précieuse.
Quelques minutes plus tard, le groupe s’installait sous une immense
tonnelle de roses. Une table garnie de mets variés et de boissons tout aussi
variées y était dressée. Les arrivants prirent place dans un joyeux désordre, et
durant un long moment, seuls rires et plaisanteries fusèrent parmi les
convives. Ce ne fut qu’une fois l’ultime miette avalée que la Dame du Lac
revint à l’un des sujets qui la préoccupaient.
— Siobhan, quels sont les derniers échos d’Avalon ?
— Comme toujours, Avalon bruisse de mille rumeurs, mais les plus
bruyantes concernent toutes le Seigneur des de Chânais.
— Tant de popularité va finir par m’effrayer, ironisa l’intéressé. Combien
de contrats sur ma tête, cette fois ?
— Excalibur a convaincu la majorité que tu n’étais pas un danger pour
Avalon, sourit Siobhan. Et de nombreuses voix s’élèvent pour rappeler qu’au
cours des siècles écoulés, tu as prouvé d’innombrables fois ton dévouement
envers Avalon. Ne serait-ce qu’en nous débarrassant d’Harold, entre autres
exemples.
— Si je peux rendre service… Plaisanterie mise à part, et juste pour être
sûr, je suppose que la tranquillité n’est pas à l’ordre du jour ?
— Pourquoi poser une question dont tu connais la réponse ? intervint la
Dame du Lac en entrelaçant ses doigts aux siens.
Duncan embrassa les phalanges avant de l’attirer dans ses bras.
— Une brève, très brève seconde, j’ai rêvé que nous pourrions vivre dans
un monde sans drames ni combats, mais ce n’était qu’un rêve.
— Ça paraît tentant, mais tu t’ennuierais très vite, asséna Ysolda. Après
tout, tu es un loup-garou, et les loups-garous ne sont pas vraiment réputés
pour aimer le calme.
— Que de préjugés envers nous… feignit de déplorer Duncan. Quoique,
quand je vois certains des membres de ma meute… ajouta l’Alpha avec un
regard appuyé en direction de son lieutenant et des jumeaux.
— Ce n’est quand même pas ma faute si les gens s’obstinent à me prendre
à rebrousse-poil, riposta Aymeric, un air de vertueuse indignation peint sur le
visage, tandis que Faolan et Ciaran, eux, faisaient de leur mieux pour se faire
oublier.
— Mais bien sûr, on va te croire, ironisa Beowyn. Attends, affranchis-moi
d’un truc… Ce n’est pas toi qu’on appelle l’Exécuteur ? Tu sais, le type qui
fait peur à tout le monde juste en arrivant quelque part… Enfin, sauf à moi,
évidemment.
— Venant de celui qui a dirigé la Meute Sauvage, c’est une remarque qui
ne manque pas de sel… Et pour info, je ne suis pas le seul Exécuteur. Hé !
Le cri de protestation du loup-garou aux cheveux noirs eut pour écho celui
de Beowyn. Outré, le duo se leva d’un bond, cherchant qui avait bien pu leur
déverser une cruche d’eau sur la tête.
Jusqu’à ce qu’ils croisent le regard d’Yseult, et comprennent qu’il était
plus prudent de faire comme si de rien n’était, sous peine que la druidesse
décide d’une vengeance beaucoup plus créative qu’un simple tour de magie
consistant à faire voler une cruche.
— Vous êtes pires que des gosses, tous les deux, maugréa l’historienne.
On ne dirait vraiment pas que vous avez plusieurs siècles !
— Si jamais ils t’embêtent trop, tu peux venir te réfugier dans ma
bibliothèque, offrit Adam. Tu y seras toujours la bienvenue, et je me fais fort
d’en interdire l’accès à quiconque, y compris à des loups-garous vieux de
plusieurs siècles.
— Vendu ! s’exclama Yseult sous les rires de ses amies.
— Nous aussi, on peut venir, si les garçons nous embêtent ? s’enquit Ailis,
un sourire taquin aux lèvres.
— Ma porte est toujours ouverte aux damoiselles en détresse.
— Enfin un homme selon mon cœur… fit mine de défaillir Blodwyn. On
se marie quand ?
— Tu es déjà unie ! protesta Faolan.
— Et toi, tu as perdu ton sens de l’humour, mon loup, répliqua sa
compagne en s’installant sur ses genoux.
Un instant assombrie, l’ambiance s’était à nouveau détendue. Duncan
sourit en entendant les siens plaisanter et évacuer la tension qui les habitait
depuis des semaines. Un jour plus ou moins proche, les soucis reviendraient
frapper à leur porte, mais en attendant, même lui pouvait pour un temps les
oublier.
Chapitre 26
Jardin de la Dame du Lac, six mois plus tard…

— J’aime vraiment cet endroit, soupira Duncan en s’étirant. On y jouit


d’un calme merveilleux.
Ysolda couvrit d’un regard amusé le loup-garou allongé à ses côtés dans le
plus simple appareil.
— Il faut dire que tes dernières déclarations ont été quelque peu…
fracassantes.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Duncan.
— Il me semble qu’ils étaient plutôt contents, non ?
— Ah ça, pour être contents… Je ne m’imaginais pas qu’autant d’Alphas
cachaient une liaison permanente.
— Moi non plus, à vrai dire. Je me doutais bien que je n’étais pas le seul à
dissimuler, mais je ne pensais pas que cette fichue loi rendait autant de gens
malheureux.
— Surtout qu’en réalité, il ne s’agissait même pas d’une loi, juste d’une
habitude.
— C’est peut-être ça qui est le pire de tout, dans cette histoire. Ce n’était
qu’une habitude qui a fini par devenir un dogme. Ça n’aurait rien changé
pour nous, cela dit, mais d’autres auraient pu être heureux.
— C’est tout de même incroyable de constater à quel point les choses
peuvent être déformées au fil du temps… Dire que personne n’avait jamais
pensé à remettre ce fait en cause !
— Moi le premier, reconnaissons-le. Il a fallu que l’un des miens soit
concerné pour que je me penche sur la question. Ou plus exactement que je
sollicite Adam et ses compétences en matière de recherches livresques.
— Il a en effet été remarquablement efficace. Comme toujours.
— Crois-moi, je n’oublie pas que je lui dois une charmante rencontre avec
Pendragon, ainsi que la joie immense d’avoir été soumis au Marteau de Thor.
— Aurais-tu des regrets, Seigneur des de Chânais ?
— S’il le fallait, je recommencerais mille fois.
Ysolda caressa la cuisse de son amant.
— Je t’aime, Duncan de Chânais. J’aime tout en toi. L’homme, le loup et
même le Berserker.
— Il est dangereux.
— Il ne m’effraie pas, puisqu’il fait partie de toi.
La Dame du Lac s’allongea et posa la tête sur l’épaule de Duncan.
— Et je suis heureuse de savoir que grâce à toi, d’autres couples pourront
dès à présent partager ce que nous partageons.
Son compagnon sourit au souvenir de ce qui s’était passé la veille, dans la
Salle des Jugements.

***

La convocation avait surpris tout Avalon. En six mois, jamais Duncan de


Chânais n’était intervenu dans les affaires de la contrée magique, excepté
sur demande expresse d’Ysolda, et voilà qu’aujourd’hui il mandait
l’ensemble des meutes au Palais. Transmise par la magie de la Dame du Lac,
l’invitation – si on pouvait appeler cela une invitation, tant il était clair
qu’elle ne souffrirait aucun refus – avait touché jusqu’aux plus discrètes et
aux plus sauvages des meutes. Il se murmurait que Fenrir lui-même en avait
eu vent, sans que toutefois personne ne puisse ni infirmer ni confirmer le fait.
Toujours était-il que personne ne s’était soustrait à l’assignation de
Duncan de Chânais, et, au jour dit et à l’heure dite, tous les Alphas se
retrouvèrent dans la Salle des Jugements tandis que leurs meutes patientaient
à l’extérieur, comptant sur le lien pour suivre les événements. Les de Chânais
étaient une fois de plus les seuls à être présents au grand complet.
— Vous me connaissez, je n’aime pas les longs discours, aussi je vais aller
droit au but, déclara le loup-garou, debout aux côtés d’Ysolda qui, elle,
occupait son trône. Lorsque j’ai été mis en accusation, une épreuve m’a été
imposée. Il se trouve que je l’ai surmontée, mais dans le cas contraire, ma
meute serait passée sous le contrôle d’Aymeric. Or, vous le savez tous, il est
lié à Yseult, et pour les raisons que personne n’ignore, rompre ce lien n’était
pas une option pour lui. De toute façon, tel que je le connais, il ne l’aurait
pas fait.
L’intéressé confirma d’un grognement, aussitôt suivi d’une protestation
venant de l’un des Alphas présents.
— Il n’aurait pas eu le choix !
— Justement si, il l’aurait eu.
L’affirmation tranquille de Duncan coupa net toute réplique. Le Seigneur
des de Chânais en profita pour enfoncer un peu plus le clou.
— Vous savez ce qui se serait passé s’il avait refusé de rompre le lien ?
Rien. Il ne se serait rien passé. Et vous savez pourquoi ? Tout simplement
parce que ce que nous considérons comme une loi depuis des millénaires
n’en est pas une. Ce n’est rien d’autre que du vent.
Le silence se fit plus profond. Il fallut un long moment avant qu’il ne soit
brisé.
— Tu pourrais juste… développer un peu ? s’enquit Odon, circonspect. Tu
ne peux pas nous annoncer ça comme ça et en rester là !
— Un peu de patience, j’y viens.
Duncan entreprit alors d’expliquer à une assistance suspendue à ses
lèvres les recherches qu’Adam avait menées à sa demande, et qui avaient
abouti à l’ahurissant résultat que ce que tous croyaient être une loi
intangible n’était en fait qu’une coutume. Au fil du temps, cette habitude
avait pris de plus en plus d’importance, jusqu’à se transformer en dogme.
En réalité, elle ne reposait sur rien. Les Alphas étaient aussi libres que
n’importe quel autre loup de se choisir un compagnon ou une compagne, et
si d’aventure leur meute en souffrait, il se trouverait forcément un subalterne
pour défier l’Alpha en titre et rétablir l’équilibre.
Duncan et Ysolda échangèrent un sourire complice devant l’explosion de
joie qui suivit l’annonce du Seigneur des de Chânais. Ce dernier venait de
changer pour toujours la vie des loups-garous d’Avalon...

***

— Et sinon, tu ne crains pas qu’Aymeric te défie à nouveau, maintenant


qu’il sait qu’il peut garder Yseult ?
Un rire secoua Duncan.
— Pas une seconde. Pour commencer, il est conscient qu’il n’a aucune
chance. Ensuite, il m’a lui-même confié qu’après réflexion, la conduite d’un
clan ne l’intéressait pas le moins du monde.
— Rien de tel que l’exercice du pouvoir pour découvrir qu’au final, ce
n’est pas aussi grisant qu’on pourrait le croire.
— Cela dit, il a très bien géré notre départ de la Terre des hommes. Ça lui
a sans doute valu quelques insomnies, mais il faut bien que jeunesse se
forme, n’est-ce pas ?
L’hilarité s’empara d’Ysolda en entendant les derniers mots de Duncan.
— Quoi ? se défendit celui-ci. J’ai plus de huit cents ans, et je dois bien
faire mes preuves comme un gamin, puisque même Excalibur n’a pas réussi à
convaincre tout le monde !
— Ceux-là ne seraient même pas convaincus si la faille se refermait.
Quand on n’a pas envie de changer d’avis, on n’en change pas, quels que
soient les arguments avancés…
— Je t’avoue que j’avais quand même espéré que quelque chose se
modifierait au niveau de la faille.
— Moi aussi. Mais toi et moi sommes bien placés pour savoir que dans la
vie, on n’a pas toujours ce qu’on veut.

***

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le retour de Duncan. D’un commun


accord, Ysolda et lui s’étaient rendus au bord de la faille. Si le tapis végétal
créé par la Dame du Lac était encore là, unique preuve de vie dans ce désert
aride et stérile, rien n’avait changé.
La longue plaie noire défigurait toujours la terre d’Avalon. La taille du
gouffre sans fond n’avait pas diminué d’un iota. La contrée magique avait
accepté Duncan comme prince consort, néanmoins, elle refusait que le passé
soit oublié.
Duncan frissonna en constatant que le lieu bridait ses pouvoirs. Il n’était
même pas sûr d’être capable de se transformer dans cet endroit désolé. Seule
la souveraine d’Avalon y conservait ses aptitudes, ainsi que le prouvaient les
herbes rases qui avaient remplacé les pousses jaunes et sèches. Elles
perdureraient tant qu’Ysolda vivrait, puis le territoire de la faille reviendrait
à son état initial, jusqu’à ce qu’une autre Dame du Lac décide de tenter de
contrer en partie la malédiction.
Ysolda n’était en effet pas la première à lancer un tel sort. D’autres,
comme la première Dame du Lac à avoir succédé à la druidesse maudite, s’y
étaient essayées, avec plus ou moins de succès. Certaines avaient réussi à
faire apparaître quelques minuscules fleurs. Plus nombreuses étaient celles
qui y avaient perdu la vie. De fait, la majorité des Dames du Lac avait
préféré laisser les lieux en l’état. Ysolda elle-même n’avait jamais tenté de
changer les choses, jusqu’à sa dernière visite, où une impulsion l’avait
poussée à défier le sort.
Une manière pour elle de clamer qu’elle ne renoncerait jamais à
Duncan…
— Rentrons, décida la jeune femme en tournant les talons. Nous
reviendrons l’année prochaine.
— Nous ?
— Oui, nous. Tu es mon consort ; de ce fait, tu as l’obligation de
m’accompagner dans toutes les cérémonies officielles, même les plus
assommantes.
— J’ai l’étrange impression d’avoir été piégé, pour le coup… Comment
est-on passé d’une visite à la faille, qui, soit dit en passant, s’ingénie à me
faire sentir que je ne suis pas le bienvenu, à une allusion à d’assommantes
cérémonies officielles ?
— On va dire que c’est de la magie. Féminine, bien sûr.

***

— Avalon a décidé ; il n’y a rien que nous ne puissions y faire, finit par
déclarer Duncan.
— Tu as raison, inutile de s’appesantir sur le sujet. D’ailleurs, j’ai quelque
chose à te proposer.
— Quoi donc ?
Ysolda bougea pour se retrouver allongée sur Duncan.
— Tant que nous serons ici, interdiction de parler de sujets tristes ou de
sujets qui fâchent. Ce jardin, c’est l’endroit où nous nous sommes aimés pour
la première fois, celui où j’ai su qu’un jour, tu serais mien. Nous nous y
sommes toujours réfugiés pour être tranquilles. C’est notre sanctuaire, et rien
ne doit profaner un sanctuaire.
Le loup-garou referma les mains sur les hanches de sa compagne.
— Comme je l’ai toujours dit, les désirs de la Dame du Lac sont mes
désirs.
— Et donc, la bosse dure que je sens, c’est…
— Il se peut que, dans certaines circonstances, j’anticipe les désirs de la
dame de mon cœur…
— Quel genre de circonstances ?
— Voyons voir… Par exemple, quand je suis nu et que la plus belle
femme du monde, que dis-je, des mondes, est couchée sur moi. Trop habillée,
c’est certain, mais couchée sur moi quand même. Après tout, je ne suis qu’un
homme ; qui pourrait m’en vouloir ?
— Essaierais-tu de me séduire… ?
— Toujours.
Le rire clair d’Ysolda s’éleva tandis que Duncan utilisait la magie pour la
débarrasser de ses vêtements.
— Tu triches, l’accusa-t-elle tendrement.
— Bien sûr que je triche. À quoi me servirait-il d’être un druide si je ne
pouvais pas profiter un peu de mes pouvoirs ? Et puis, je suis plutôt agréable
à regarder, non ?
Les iris bleu-violet se teintèrent d’incrédulité, avant que l’hilarité de la
Dame du Lac ne redouble.
— Depuis le temps, je devrais y être habituée, mais j’avoue que l’ego des
de Chânais me stupéfiera toujours.
— Je ne fais qu’énoncer une vérité, pourtant… Qu’est-ce qui, sinon,
expliquerait que j’aie autant de succès auprès de la gent féminine ?
Le regard vert pétillait, démentant l’apparente vantardise des propos de
Duncan. Ysolda le connaissait trop bien pour s’y tromper, toutefois, lorsque
l’expression de son amant se fit grave et qu’il plongea une main dans la
lourde masse de sa chevelure, elle sentit des larmes d’émotion perler à ses
paupières.
— Je t’aime, Ysolda. J’ai attendu si longtemps pour pouvoir te le dire que
je compte bien te le répéter chaque jour de ma vie. Quels que soient les
écueils que tu rencontreras sur ton chemin, je serai là, à tes côtés, au grand
jour et non plus caché dans l’ombre. Ceux qui s’attaqueront à toi me
trouveront sur leur route, et je ne serai pas clément. Il est dans la nature des
loups de protéger ceux qu’ils aiment, et il se trouve que tu es la personne à
laquelle je tiens le plus.
Les doigts d’Ysolda dessinèrent les contours du visage de son compagnon.
— Et si tu me montrais à quel point tu m’aimes… ?
— Avec le plus grand plaisir, ma Dame…
Épilogue
Titouan serra sa mère dans ses bras sans chercher à masquer son trouble.
Cela faisait plusieurs mois à présent qu’il n’était pas revenu en Terre des
hommes, et même s’il adorait sa vie en Avalon, ses parents lui avaient
manqué.
— Merci de nous l’avoir amené, Seigneur, murmura un Mayeul ému à
l’adresse de Duncan.
— Je le prendrai avec moi le plus souvent possible, promit Duncan. J’ai
conscience d’à quel point la situation est difficile pour vous, surtout depuis
qu’il a fallu mettre en scène sa disparition.
— Je reconnais avoir été soulagé qu’Anthony se propose de s’en charger.
Il a recruté Tanguy et Sullivan pour fracasser le bateau de Titouan sur les
rochers au cours d’une tempête. J’avoue que je ne sais pas si j’aurais été
capable de le faire.
— S’il l’avait fallu, tu l’aurais fait. Je ne t’aurais pas choisi comme duc si
je n’avais pas été certain de ta force, mais c’est aussi bien que les choses se
soient passées ainsi.
— Anthony est également un bon choix, Seigneur. Je lui laisse de plus en
plus de responsabilités, et il les assume toutes avec brio.
— Quand il sera prêt, Isadora et toi pourrez vous retirer si vous le
souhaitez.
— Nous comptions solliciter ton autorisation pour le faire. Après tout, la
disparition de notre fils unique est un excellent prétexte pour quitter la vie
publique.
Mayeul hésita avant d’ajouter :
— Nous aurions aussi aimé passer plus de temps en Avalon.
— Je comprends. À partir du moment où vous aurez abandonné la vie
publique, je pourrai organiser votre installation définitive en Avalon, si c’est
ce que vous voulez.
— Merci, Seigneur.
Mayeul savait qu’Isadora et lui n’y seraient pas seuls. Quelques branches
du clan de Chânais n’avaient jamais réellement vécu en Terre des hommes, se
contentant d’y faire de brèves incursions afin de connaître l’autre côté du
voile. L’inverse était également vrai : si tous les de Chânais se rendaient un
jour ou l’autre dans la contrée magique, certains d’entre eux renouvelaient
l’expérience le moins possible.
Duncan laissait toujours les siens libres de choisir la fréquence de leurs
visites dans l’un ou l’autre des mondes.
— Comment… se comporte Titouan ? s’enquit Mayeul après un instant de
silence.
Les deux hommes se tenaient en retrait, suffisamment loin pour que le
jeune loup-garou ne puisse les entendre.
— Il s’adapte très bien à la vie en Avalon. Bien sûr, vous lui manquez, et
Corentin lui manque aussi, mais il était fait pour vivre avec la meute.
— Nous l’avons toujours su, intervint Isadora en les rejoignant en
compagnie de Titouan. De toute façon, le destin des enfants est de suivre leur
propre voie, pas de rester dans le giron de leurs parents. En ce qui me
concerne, je suis fière de mon fils.
— Moi de même, affirma Mayeul en ébouriffant affectueusement les
cheveux du jeune homme.
— Vous allez me faire rougir, marmonna l’intéressé en tentant de
discipliner ses mèches noires.
— Nuance : tu rougis déjà, le taquina Duncan. File, maintenant. Quelque
chose me dit que Corentin arrive et que vous avez des milliers de choses à
vous raconter.
Titouan ne se le fit pas répéter deux fois et s’élança vers le portail du
domaine. D’ici quelques jours, Duncan et lui repartiraient, mais dans
l’intervalle, Titouan comptait bien profiter de sa famille et de son ami
d’enfance.

***

— Alors, quoi de neuf depuis mon départ ? s’enquit Duncan en offrant le


bras à Ysolda.
Titouan et lui étaient revenus quelques heures plus tôt, et tandis que le
premier rejoignait la meute, le second retrouvait avec plaisir l’élue de son
cœur.
— Vous n’êtes partis que trois jours ; Avalon n’a pas eu le temps de
s’effondrer.
— Tant mieux. J’aimerais bien quelques semaines de tranquillité avant un
prochain drame.
L’éclair malicieux qui traversa le regard d’Ysolda mit le loup-garou sur le
qui-vive.
— Il y a quelque chose que je devrais savoir ?
— Il se chuchote que le Faol[16] a été vu à de nombreuses reprises dans les
eaux d’Ys. Il se murmure aussi que son capitaine pose de nombreuses
questions dans les ports où il mouille. Il semblerait qu’il soit en quête de
quelque chose, et qu’il soit prêt à tout pour l’avoir.
Duncan leva les yeux au ciel.
— Évidemment qu’il est prêt à tout. C’est un bon sang de foutu pirate !
— Tu ne l’aimes vraiment pas…
— Non, je ne l’aime pas, et si ça ne tenait qu’à moi, il serait aux fers
depuis longtemps.
— Tu sais bien qu’il s’échappe toujours. Ça fait partie de son charme,
d’ailleurs.
Duncan était sur le point de riposter, mais l’expression de sa compagne lui
fit comprendre qu’il était tombé tête la première dans le piège qu’elle lui
avait tendu. Vif comme l’éclair, il pivota pour se retrouver face à Ysolda et la
souleva dans ses bras.
— Mais assez parlé de ce pirate de quatre sous ! Il y a tellement de choses
plus intéressantes à faire…
— Comme… ?
— Te montrer à quel point je t’aime, par exemple…
— Je suis curieuse de voir ça.
La porte du jardin se referma derrière le couple. Les soucis, qu’ils soient
ou non causés par Amriel d’Avalon, attendraient.
Pour l’heure, le Seigneur des de Chânais et la Dame du Lac ne penseraient
qu’à eux…
Le mot d’Ysaline
Il a fallu près de huit siècles à Duncan et Ysolda pour trouver une solution
qui leur permette de vivre leur amour au grand jour. Huit siècles de sacrifices,
de renoncements et de dissimulation. Oh, bien sûr, ils ne font toujours pas
l’unanimité et ne la feront jamais, cependant, ça ne les empêche pas de
profiter de ce bonheur qu’ils méritent.
La Dame du Lac continue d’assumer ses fonctions, et même si Duncan se
tient à ses côtés, il n’intervient que si elle le sollicite.
Il a toutefois gagné la gratitude éternelle des loups-garous d’Avalon pour
avoir aboli la fausse loi obligeant les Alphas à rester célibataires.
Comme toujours, il a également laissé sa marque en Terre des hommes,
mais cette fois, il n’est pas le seul. Entre La Griffe du Loup, L’Étrier d’or, Le
Chafé du Coin des Temps, Le Loup Déchaîné et la troupe de théâtre d’Elwyn
et Morgane, les de Chânais se sont investis comme ils l’ont rarement fait au
fil des siècles. Sans oublier le Midnight Fever et le Silver Evening, tous deux
confiés à des membres du clan désireux de s’impliquer dans le monde de la
nuit.
Heureusement, s’ils ont l’habitude de prendre des risques, ils savent aussi
brouiller leurs pistes. Que ce soit grâce à la magie ou aux aptitudes
particulières de certains des loups de la meute – entre les hackers de génie
que sont Rodhlann et Finnian et la capacité de Kerwan à agir sur les
machines, la technologie a quelques soucis à se faire –, la Terre des hommes
ne conserve plus trace de leur passage, excepté au sein du clan.
Avalon, en revanche, se souvient de leur arrivée, ne serait-ce que parce
que c’est la seule meute à traîner dans son sillage une kyrielle de chats – à
moins que ce ne soient les chats susnommés qui traînent une meute dans leur
sillage ; l’histoire n’est pas très claire à ce sujet… Chats qui comptent aussi
une fratrie de sìthiches caits, au grand dam des occupants du Palais choisis
comme victimes par les petits félins.
Le retour des Exécuteurs et de l’Archère fait autant couler d’encre et de
salive que celui de l’ancien Alpha de la Meute Sauvage et des survivants de
la meute d’Archambauld. Sans parler de Blodwyn de Chânais, la seule
femme à avoir conquis, bien qu’à son corps défendant, le titre d’Alpha.
Oui, le retour de la meute de Chânais en Avalon s’accompagne de bien des
bouleversements dans l’équilibre de la contrée magique, et si leur histoire en
Terre des hommes s’achève, je gage que d’autres aventures, d’autres
épreuves les attendent dans leur nouveau foyer, tant il est vrai que le chaos a
tendance à suivre leur sillage.

Mais ceci est une autre histoire…

L’histoire des de Chânais en Terre des hommes s’achève donc.


Mais ils ne disparaîtront pas pour autant…
Retrouvez-les très bientôt dans les Chroniques d’Avalon !
Bonus
Espoir d’avenir

— Tu ne devrais pas fumer comme ça. Ce n’est jamais bon pour la santé.
Surpris, Charles leva les yeux du paquet de cigarettes qu’il tenait en main
pour voir à qui appartenait la voix réprobatrice. Il n’avait reconnu ni les
louves de la meute ni la duchesse de Chânais. D’ailleurs, étrangement, aucun
des membres du clan ne lui avait jamais reproché cette habitude qu’il avait
prise peu après son asservissement, et qu’il pouvait se permettre grâce à la
modique somme que Duncan lui octroyait chaque mois. Il leur aurait pourtant
été si facile de le priver de ce qui était devenu l’un de ses derniers plaisirs…
L’ancien mannequin tressaillit en reconnaissant la silhouette qui lui faisait
face. Elsie était l’une des femmes de chambre d’Isadora. Elle travaillait au
château depuis de longues années. Originaire des plus anciennes familles du
village, elle faisait partie de ceux qui n’avaient pas oublié de quelle manière
les de Chânais protégeaient les leurs, et rien de ce qui se passait sur le
domaine ne pouvait l’étonner. Elle était aussi la seule à ne pas avoir fait sentir
son mépris à Charles lorsqu’il avait emménagé de manière définitive au
château, et sans même s’en rendre compte, ce dernier avait fini par rechercher
sa compagnie. Si n’importe quel autre membre de la domesticité lui avait fait
cette remarque, il se serait rebiffé, mais en l’occurrence, il remit la cigarette à
demi-sortie dans le paquet.
— Donne-le-moi. Comme ça, tu ne seras pas tenté de recommencer.
Charles eut un rictus amer.
— Quelle importance, si ça me tue ? La vie que j’ai ne vaut pas la peine
d’être vécue.
— Alors dans ce cas, pourquoi t’y attaches-tu autant ?
— Parce qu’on ne me laisse pas le choix.
— Vraiment ?
L’ex-star des podiums se figea. Il ne comprenait pas du tout où voulait en
venir sa compagne. Sans se préoccuper de son trouble, Elsie reprit.
— Ils laissent toujours le choix.
Le premier réflexe de Charles fut de riposter vertement « Sauf dans mon
cas », mais sa conversation avec Yseult lui revint subitement en mémoire.
Sans compter que la femme devant lui ne méritait pas son acrimonie…
— C’est trop tard, maintenant… souffla-t-il à la place. J’ai fait trop
d’erreurs.
Elsie secoua la tête.
— Il n’est jamais trop tard.
Elle combla la distance qui les séparait avant de se saisir des cigarettes de
Charles.
— Je les garde, déclara-t-elle avec autorité. Tu n’en as pas besoin.
— Oui, m’dame.
Pour la première fois depuis très longtemps, l’ébauche d’un vrai sourire
éclaira les traits de l’ancien mannequin, lui rendant la séduction naturelle qui
avait été la sienne. L’autorité qu’Elsie exerçait sur lui n’avait rien en commun
avec celle qu’il avait l’habitude de subir. La femme devant lui avait vécu. Il
s’était renseigné discrètement à son sujet, et avait appris qu’elle avait perdu
son mari dans un accident de voiture, une dizaine d’années plus tôt. En dépit
du chagrin, elle était restée telle qu’elle était avant le drame, généreuse et
ouverte aux autres. Et pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, elle se
souciait de son bien-être à lui, l’esclave du clan.
— Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?
Il n’avait pas cherché à retenir la question qui le taraudait. Elsie leva les
yeux au ciel.
— Il me semble t’avoir déjà dit de ne pas me vouvoyer.
— L’habitude.
Charles porta la main à son collier.
— Il m’empêche d’oublier ma place.
Pensive, Elsie considéra l’homme qui lui faisait face. En dépit de tout, il
avait gardé ce charme qui avait fait de lui une star. Elle-même ne s’intéressait
pas du tout à la presse people, mais il était impossible d’être au service du
clan de Chânais sans finir par savoir la vérité sur Charles, même si l’on
n’avait aucune envie de l’apprendre. Toutefois, la femme de chambre n’était
pas du genre à juger sur les on-dit. Si elle n’avait que très peu côtoyé Charles
avant le départ de la meute en Avalon, elle n’avait pu s’empêcher de
l’observer attentivement depuis qu’il vivait au château, et en dépit de tout ce
qu’elle savait, elle avait avant tout vu un homme brisé. Par sa propre faute,
certes, mais brisé malgré tout. Et son bon cœur naturel l’avait poussée à se
rapprocher de lui. Une tâche au début difficile, mais plus les semaines avaient
passé, moins l’ancien mannequin s’était montré aux abois, acceptant peu à
peu la main qu’elle lui tendait. Cédant à son impulsion, elle posa à son tour
ses doigts sur le collier.
— Il n’est pas trop tard. Ils peuvent encore t’en débarrasser.
— Aymeric ne me pardonnera jamais. Ni pour Yseult ni pour Aloys.
— Bien sûr que si. À toi de lui montrer que tu mérites son pardon.
— Ça risque d’être difficile, étant donné qu’il n’est plus là.
— Il y a toujours des de Chânais, en Terre des hommes.
Charles eut un rire.
— Depuis le temps, je devrais pourtant savoir que je n’aurai jamais le
dernier mot avec une femme.
Il fut le premier surpris par ses paroles. D’où lui était venue cette
réflexion ? Jamais il ne l’aurait eue dix ans plus tôt, mais aujourd’hui…
Aujourd’hui, tout avait changé, et il semblait bien qu’une nouvelle étape
de sa vie s’annonçait. Une étape qu’il abordait avec une crainte prudente
mêlée de curiosité. Après tout, ces dix dernières années, chacun des
changements qu’il avait connus n’avait été qu’une dégringolade vers un enfer
pire que le précédent – il se souvenait notamment d’un certain Calendrier de
l’Avent –, et il avait perdu l’habitude d’espérer. Le cœur battant, il reprit la
parole :
— Pourquoi t’intéresser à moi ? En général, les autres employés préfèrent
m’éviter. Ou me donner des ordres.
— Tu t’en plains ?
L’ancien mannequin hésita. Pouvait-il vraiment prendre le risque de se
dévoiler, ou n’était-ce qu’un nouveau piège pour le faire chuter encore plus
bas ? Il y avait longtemps qu’il ne faisait plus confiance à son instinct sur le
sujet… D’un autre côté, il avait envie de croire au regard qu’Elsie posait sur
lui et qui, pour la première fois depuis longtemps, lui donnait l’impression
qu’il comptait pour quelqu’un.
— Non, finit-il par reconnaître. Non, je ne me plains pas de ton intérêt.
Mais je ne suis pas sûr de le mériter.
L’aveu lui avait échappé. Il aurait dû se récrier, démentir, cependant, il
constata avec surprise qu’il n’en avait aucune envie. Mieux : qu’il le pensait
sincèrement.
— C’est la meilleure preuve que tu le mérites. Pourquoi te refuser à toi-
même une seconde chance ?
Charles détourna la tête. Il était seul depuis si longtemps… Tous ses soi-
disant amis lui avaient tourné le dos après sa déchéance, tout comme sa
famille. Au final, à part les de Chânais et les Kergallen, il ne côtoyait
personne. Quant au personnel du château… Il réalisait à présent que son
attitude hautaine l’avait empêché de saisir les mains tendues. Ceux qui étaient
venus vers lui avaient fini par se lasser, et par passer le mot autour d’eux, le
laissant se complaire dans son statut de réprouvé.
Un statut dont il ne savait plus comment sortir, lui qui n’avait de toute
façon jamais été très doué pour créer des liens sociaux. L’ancien mannequin
savait charmer, embobiner, plier les autres à ses caprices, mais créer un
véritable lien, quel qu’il soit, ça, c’était hors de sa portée. Il prit son courage à
deux mains pour tenter une timide ouverture.
— Ce serait plus facile s’il y avait quelqu’un pour m’accompagner. En
supposant qu’il y ait quelqu’un pour se dévouer.
— Qui dit que ce serait une corvée ?
Charles plongea son regard dans celui d’Elsie. En quelques secondes, tout
son passé défila devant lui.
Les podiums.
Sa rencontre avec les de Chânais.
Sa déchéance.
Les années d’humiliation.
Et après le départ de la meute en Avalon, son installation au château, où sa
route avait croisé celle de cette femme tranquille, au charme discret et
rayonnant, à laquelle il s’était surpris à penser le soir dans la solitude de sa
mansarde. Une femme bien loin de ses standards de jadis, mais avec laquelle
il se sentait bien. Une femme qui, il le savait, était insensible à son physique
– étonnamment toujours remarquable en dépit du temps écoulé –, et qui
s’intéressait à lui pour ce qu’il était.
Une femme qui méritait mieux qu’un homme portant un collier de
loyauté…
— Tu penses trop.
La voix d’Elsie fit tressaillir Charles. À l’expression de sa compagne, il
comprit qu’elle avait deviné vers quels chemins le menaient ses ruminations.
Un sourire apparut sur ses traits.
— Je vais finir par croire que tu lis dans l’esprit des gens.
— Ce n’est pas bien compliqué, quand on sait observer.
— Que vont penser les autres si tu t’affiches avec moi ?
— As-tu déjà eu l’impression que l’opinion des autres m’importait ?
— Non, m’dame.
— Dans ce cas, où est le problème ?
— Je suppose qu’il n’y en a pas.
— Non, il n’y en a pas.
Charles hésita. Il n’avait pas grand-chose à offrir à Elsie – ni ses finances
ni son statut ne lui permettaient de lui proposer un repas au restaurant, par
exemple –, toutefois, il aurait vraiment aimé passer un peu de temps avec elle
ailleurs qu’en service. Le décor qui l’entourait finit par lui inspirer une idée
qui, si elle ne brillait pas par son originalité, avait au moins le mérite
d’exister. Sans compter que, d’après ce qu’il savait d’Elsie, elle serait
susceptible de lui plaire. Il se lança avant que le courage le déserte.
— Je serais ravi qu’on aille se promener dans les jardins, ce soir. Juste…
pour parler.
Charles hésita une ultime seconde avant de poursuivre avec résignation.
— Enfin, si personne n’a besoin de moi.
Elsie posa une main légère sur son avant-bras.
— Je suis certaine que personne n’aura besoin de toi. Et je n’ai pas besoin
de plus qu’une promenade dans un jardin. On se retrouve après le dîner ?
— Avec plaisir.
Charles suivit Elsie des yeux tandis qu’elle regagnait le château. Elle avait
gardé ses cigarettes, mais peu lui importait. Il n’en avait plus besoin.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, la vie lui offrait un fragile espoir
d’avenir, et cette fois, il était bien décidé à ne pas le gâcher…
Passation de pouvoir

Justine fixa Elwyn et Morgane avec effarement. Pour une fois, la pétulante
rousse ne trouvait pas ses mots. Elle finit par articuler une question d’une
voix enrouée :
— Vous êtes sérieux ?
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux, affirma Elwyn. Morgane et moi allons
partir, et tu es la plus apte à reprendre la troupe.
— Tu as toutes les qualités d’une meneuse, et en plus, tu es une excellente
gestionnaire, enchaîna la sorcière.
— Mais… commença à objecter la jeune femme.
— Toute la troupe a confiance en toi ; ils te suivront naturellement, insista
Morgane. Sans compter que ça fait un moment déjà que tu nous secondes,
Elwyn et moi.
— Je n’ai pas assez d’argent pour vous racheter les droits d’exploitation,
et aucun banquier ne voudra m’accorder un prêt.
Le loup-garou balaya ses arguments d’un geste.
— Qui a parlé d’argent ? Nous ne te demandons rien. Il s’agit d’un don.
Tout a été réglé avec qui de droit pour que personne ne puisse contester ta
légitimité à la tête de cette troupe. Tu n’as plus qu’à signer les documents.
Un instant, Justine envisagea de demander si c’était vraiment légal, avant
de se souvenir de toutes les fois où Elwyn avait fait des choses qui
paraissaient impossibles.
Après tout, c’est un de Chânais… Ils font la pluie et le beau temps, ici.
La jolie rousse prit une grande inspiration avant de hocher la tête.
— Il est bien entendu que lorsque vous reviendrez de votre tour du monde,
vous reprendrez la direction de la troupe !
— Comme tu voudras, acquiesça Morgane.
Toutefois, le long regard qu’échangea le couple convainquit Justine que
son pressentiment était juste.
Elle ne les reverrait jamais.
En bonne actrice, elle joua cependant le jeu, et feignit de croire à ce futur
qui n’existerait jamais.
— Dans ce cas, j’accepte.
— Parfait ! se réjouit Elwyn avant d’ouvrir le dossier qu’il avait posé
devant lui au début de l’entretien et de le tourner vers la nouvelle directrice
de la troupe.
— C’est la pièce que tu écrivais ? s’enquit celle-ci en saisissant les
feuillets où s’étalait l’écriture élégante du loup-garou – tous avaient fini par
s’habituer à son étrange habitude d’écrire à la plume.
— En effet. Et si tu n’y vois pas d’inconvénients, j’ai choisi les acteurs
pour les divers rôles.
— Pourquoi en verrais-je ? C’est ta pièce.
— Mais c’est toi la patronne, maintenant.
— Il n’empêche que c’est ta pièce, et que tu es le plus à même de choisir
ceux qui vont y jouer.
Les yeux de Justine s’écarquillèrent lorsqu’elle découvrit l’identité d’un
des protagonistes de la pièce. Stupéfaite, elle releva la tête pour fixer Elwyn.
— Tu es sûr ?
— Tu y vois un inconvénient ?
— Objectivement, non. C’est le meilleur choix. Mais j’avoue que je suis
surprise.
— Je l’ai été aussi, intervint Morgane. Puis j’ai compris qu’Elwyn avait
raison.
— J’ai toujours raison, fanfaronna l’intéressé en se levant.
— Sauf quand tu as tort ! lui cria sa compagne tandis qu’il s’éloignait.
— Où va-t-il ? s’enquit Justine.
— Il veut lui annoncer la nouvelle en personne.

***

Flavien se raidit en voyant approcher Elwyn. Même si ces derniers temps


il n’était plus la cible incessante de son patron, les années passées lui avaient
appris à se méfier. Circonspect, il abandonna le décor qu’il était en train de
réparer et se redressa, se préparant au pire.
Surtout lorsqu’Elwyn lui tendit une pochette contenant visiblement un
script.
— Ton prochain rôle.
Flavien se raidit. Il ne s’était pas trompé. Il allait encore déguster…
Résigné, il saisit les documents… et faillit les laisser tomber en découvrant la
distribution.
— Le… le premier rôle ? bafouilla-t-il en fixant Elwyn, incrédule. Vous
me donnez le premier rôle ?
— Il n’y a pas de piège, si c’est ce qui t’inquiète. Tu étais un très bon
acteur lorsque nous nous sommes connus. Maintenant, tu es excellent. Ce
rôle est pour toi.
— Je ne comprends pas… Après toutes ces années, pourquoi… ?
— Parce que tu as changé.
Flavien ne sut quoi répondre. Déjà Elwyn reprenait :
— Personne ne t’avait ordonné de réparer ce décor. Tu l’as fait de toi-
même, parce que tu as vu qu’il en avait besoin. Et je sais aussi que tu ne
rechignes pas à apporter ton aide aux autres, que ce soit pour choisir une
tenue ou travailler un rôle.
Le jeune homme ne sut quoi répondre. Il pensait avoir tout vu avec Elwyn,
mais il semblait bien qu’il se fût trompé…
— Ne fais pas cette tête, rit l’intéressé. Je me suis renseigné sur toi, figure-
toi. Ou plutôt sur celui que tu étais avant de prendre ton nom de scène, et
d’adopter ce que tu pensais être l’attitude d’un aristocrate. Sauf qu’ils ne se
conduisent pas tous comme des cons.
Le célèbre sourire en coin des de Chânais fleurit sur les lèvres du poète.
— Tu t’es perdu dans le rôle que tu t’étais créé, jusqu’à devenir le parfait
connard que personne ne pouvait supporter. Et qui a amplement mérité la
leçon qu’il a reçue.
Abasourdi, Flavien était incapable d’articuler le moindre mot. Il lui était
impossible de nier ; Elwyn avait raison de bout en bout. Lorsqu’il avait
intégré pour la première fois une troupe de théâtre, il s’était perdu dans un
monde d’apparence, et avait forgé le personnage de Flavien de Ronsart,
croyant qu’il lui serait indispensable pour percer là où son seul talent aurait
suffi.
Les années passées sous le joug d’Elwyn avaient changé la donne. Il
s’était peu à peu dépouillé du fardeau qu’il s’était lui-même imposé, pour
redevenir celui qu’il avait été.
— Vous pensez vraiment que je suis un bon acteur ?
La question lui avait échappé. Pour avoir vu Elwyn sur scène plus souvent
qu’à son tour, Flavien savait que ni lui ni personne n’avaient la moindre
chance de l’égaler. Sans compter qu’il lui était difficile de se départir d’un
reste de méfiance envers son patron…
— Bien sûr que je le pense. Jouer un rôle de femme n’est pas facile, pour
un homme. Tu as su donner le change avec brio, même si tu n’aimais pas ça.
Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. On ne t’aurait pas gardé dans la
troupe, si tu avais été mauvais.
Flavien ne sut quoi répondre. Pour se donner une contenance, il reprit le
script de la pièce, parcourant sans la voir vraiment la liste des acteurs et
actrices.
Jusqu’à ce que l’évidence le frappe.
Abasourdi, il fit à nouveau face à Elwyn.
— Vous ne jouez pas ? Et Morgane non plus ?
— Notre temps ici est fini. C’est Justine qui va reprendre la troupe. Nous
viendrons seulement pour la première.
— Je ne comprends pas…
Elwyn eut un sourire indéfinissable.
— Il n’y a rien à comprendre. La vie nous appelle ailleurs, voilà tout.
Vous vous en sortirez très bien sans nous, tous autant que vous êtes. Vous
êtes tous de très bons acteurs, et surtout, vous êtes unis.
Un éclair amusé traversa le regard du loup-garou.
— Et si par hasard tu oubliais la leçon que tu as reçue, je crois que
quelqu’un se chargerait de te remettre sur les rails…
Flavien s’empourpra en constatant que son interlocuteur avait repéré
Aline, qui discutait avec Justine un peu plus loin. Il passa une main
embarrassée dans ses cheveux tout en marmonnant une réponse qu’Elwyn
n’aurait pas entendue sans son ouïe surdéveloppée.
— Ça, c’est sûr qu’elle fait de moi ce qu’elle veut…
Séparation

— Alors ça y est, tu vas partir pour de bon ?


Le regard de Corentin était rivé à celui de Titouan. Les deux amis s’étaient
retrouvés dans un coin désert de la plage pour pouvoir parler tranquillement
du prochain départ du second. Le loup-garou passa une main embarrassée
dans ses cheveux de jais.
— Oui. La meute retourne en Avalon. Il y a trop longtemps qu’elle est en
Terre des hommes.
Corentin déglutit.
— Une partie de moi comprend, mais l’autre n’a pas envie de te voir
partir. Tu es mon meilleur ami depuis toujours.
— Tu sais, lorsque j’ai pesé le pour et le contre dans ma décision
d’accepter ou non la morsure, tu étais en tête dans la liste des contre. Ce sera
difficile de ne plus se parler tous les jours.
Grâce aux portables et aux réseaux sociaux, les deux amis étaient en effet
en contact quotidiennement, se tournant systématiquement l’un vers l’autre
en cas de problème.
— Oui, ce sera difficile, murmura Corentin. Tu es le seul à qui je pouvais
tout dire. Il y a Joss, bien sûr, mais il est plus âgé que moi, et même si la
différence d’âge s’efface avec le temps, il n’a pas notre vécu.
— C’est sûr qu’il y a certaines choses dont on ne peut parler qu’entre
nous, grimaça Titouan au souvenir de certains de leurs exploits passés.
Pris d’une subite inspiration, le jeune homme reprit avec enthousiasme :
— Je pourrais peut-être demander à Duncan s’il accepte de créer une boîte
aux lettres entre Avalon et la Terre des hommes comme celle qu’il y a dans
notre domaine. Comme ça, on pourrait s’écrire.
— Tu crois qu’il serait d’accord ?
Corentin avait repris espoir à ces mots.
— Si je ne le lui demande pas, je ne saurai pas, argua Titouan. À présent,
il est officiellement le consort de la Dame du Lac, alors au pire, je pourrai lui
demander l’autorisation d’utiliser celle qui est près du manoir. Et puis, la
meute revient régulièrement en Terre des hommes. On ne se perdra jamais de
vue.
Titouan avait à peine achevé sa phrase qu’un nouvel élément de l’équation
leur sauta aux yeux.
— C’était à égalité sur ma liste des contre, souffla le loup-garou. Je vais
rester éternellement tel que je suis actuellement…
— Mais pas moi, acheva Corentin.
Son ami secoua la tête.
— Non. Pas toi. Ni mes parents. Je n’aime pas penser à ça ni à ce que ça
implique à terme, mais je ne peux pas non plus faire comme si de rien n’était.
Le jeune homme se frotta les yeux.
— Le choix n’a pas été aussi facile que ça. Je n’avais pas le droit de
demander de l’aide. C’est la règle : il faut se décider seul. Et, quelle que soit
la décision finale, on a toujours des regrets. Même Aymeric en a. Il pense
toujours à son frère. Je sais que je vais inévitablement souffrir, tout comme je
sais que j’aurais regretté toute ma vie de ne pas avoir rejoint la meute.
Un silence troublé seulement par les cris des oiseaux marins et le bruit des
vagues retomba entre les jeunes gens. Titouan fut le premier à le rompre, un
sourire crispé aux lèvres.
— L’avantage, c’est que quand tu auras des enfants, je pourrai leur
apprendre des tas de bêtises, vu que j’aurai toujours le physique d’un mec de
vingt ans et qu’en Terre des hommes, on me considérera comme tel.
— Mais mes enfants, eux, sauront la vérité, et je leur dirai bien de se
méfier de tonton Titouan. Je le connais trop bien, moi, le tonton Titouan !
— D’accord. Dans ce cas, je leur raconterai les exploits de leur père à leur
âge.
— Exploits auxquels tu es souvent mêlé. De toute façon, tu n’auras même
pas le temps de le faire ; ma sœur et mes cousines s’en chargeront avant toi.
— Avec la complicité des filles de la meute…
Les deux amis échangèrent un regard résigné. Ils avaient largement eu le
temps d’apprendre qu’ils n’auraient jamais le dernier mot face aux louves de
Chânais et aux Chipies Kergallen.
— Je te préviens, si un jour je me marie, tu as intérêt à te débrouiller pour
être là. Je ne veux pas d’autre témoin que toi, menaça Corentin.
— Je serai là, parole de de Chânais ! Mais pour l’instant, tu ne te maries
pas, je suis encore en Terre des hommes, nous sommes tous les deux jeunes
et beaux, alors, si on en profitait… ?
Titouan n’ajouta pas « une dernière fois ». Corentin refusa de le penser.
Seul comptait le moment présent…
Série « La meute de Chânais »
(Ysaline Fearfaol)

La meute de Chânais, une meute pas comme les autres…

Une meute forte et puissante, avec des mâles sexy à mourir et des filles
qui ne s’en laissent pas compter…
Une meute qui a des ennemis et qui doit se défendre…
Amour, humour, aventure, magie… Le quotidien des de Chânais ne laisse
pas de place à l’ennui
Série « Les de Chânais et les Kergallen »
(Ysaline Fearfaol et Aurore Aylin)

La meute de Chânais, une meute pas comme les autres…


Les Kergallen... une famille où la magie se transmet de mère en fille.

Quand les filles des deux clans se rencontrent, les mâles ont du souci à se
faire…

Les de Chânais et les Kergallen, pour le meilleur et pour le rire…


Série « Les Légendes de Djaïd »
(Ysaline Fearfaol)

Quand parle le Sang de la Forêt…

Djaïd, un autre univers où certaines femmes portent en elles un sang


différent qui fascine et effraie à la fois. Femmes-félines, elles portent en elle
une destinée qui peut être mortelle ou donner naissance aux plus belles
histoires d’amour de Djaïd…
Série « Les Plumes d’Ysaline »
(Ysaline Fearfaol)

Les Plumes d’Ysaline sont des recueils de textes écrits dans le cadre de
défis littéraires. Ils répondent tous à deux exigences : se conformer à une
consigne précise – expliquée au début de chaque texte –, et ne pas dépasser la
longueur de deux pages format A4.
Amour, magie, poésie, féérie… Les thèmes sont nombreux, et servent
parfois à raconter de petits moments de vie des personnages d’Ayleen et
d’Ysaline.
Série « Désirs inconnus » :
(Ayleen Night)

Il n’est pas si facile d’obliger son corps à obéir lorsque des désirs inconnus
éclosent au plus secret de l’esprit…

Dans un autre monde, où l’homosexualité est interdite et souvent punie de


mort, le Duché de Kerrouan fait figure d’hérétique, car le Duc Aldric de
Kerrouan y accueille ceux qui sont rejetés ailleurs, en particulier les hommes
qui aiment d’autres hommes.
Destins qui s’entrecroisent, désirs qui se révèlent, la vie à Kerrouan
embrase les sens et tisse des destins improbables...
Série « La défaite »
(Ayleen Night)

Chaudes amours estudiantines, paris fous et démones qui veillent au


grain…

Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils s’aiment et parfois se perdent… Terence
et Alexandre sont étudiants et basketteurs. Ils sont aussi très amoureux l’un
de l’autre, mais la vie prend plaisir à malmener les amoureux et leur
entourage.
Heureusement, Sandrine, la sœur de Terence, veille en compagnie des
démones du campus…
Série « Terre de Castes » :
(Ayleen Night)

Un monde régi par des Castes, où les Seigneurs dominent et où les


Intouchables sont la Caste la plus basse…

Celdric est un Seigneur, Falko un Intouchable. Pourtant ils s’aiment, et ils


feront tout pour gagner le droit d’être ensemble, malgré les manigances de
Reyjean, un Seigneur amoureux de Celdric.
Entre esclavage sexuel et cauchemars du passé, Celdric et Falko
parviendront-ils à se trouver… ?

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR : bien que cette histoire soit avant


tout une romance, elle se déroule dans un monde dur et violent où tous les
coups sont permis. Ce livre contient des scènes à caractère BDSM explicites,
en particulier lorsque Falko est l’esclave de Reyjean.
Série « Mon enfer dans tes yeux » :
(Ayleen Night)

Tueur à gages vénitien, Damon Salvieri est contraint de fuir la Cité des
Doges suite à un contrat qui a mal tourné. Grâce à l’un de ses amis, il se voit
accorder l’asile et un poste de garde du corps chez Sergueï Dragonovitch, un
puissant mafieux russe.

Mais c’est lorsque son regard croise celui de l’héritier, Nikolaï, qui affiche
ouvertement son homosexualité, que tout dérape…
Le prix à payer
(Ayleen Night)

La vie de Tiger était parfaite jusqu’à ce qu’il se fasse enlever et que sa


route croise celle de Storm, ce type aussi sexy qu’exaspérant.
Non, pas sexy.
Juste exaspérant.
Vraiment exaspérant.
Et très sexy…

Storm a verrouillé son cœur depuis longtemps, refusant d’imposer le


fardeau qui est le sien à un autre homme.
Il n’a pas le droit de rêver à une vie à deux.
Surtout avec un mec qui, de toute façon, ne voudrait jamais de lui, même
s’il n’était pas ce qu’il est.

Et devoir fuir ensemble pour sauver leur peau n’y changera rien.
Ils n’ont rien à faire l’un avec l’autre.
Point final.
Pour l’oublier
(Ayleen Night)

Ils ont eu le cœur brisé par le même homme.


Chacun à leur manière, ils tentent de se reconstruire.
Jusqu’au jour où le hasard les place l’un en face de l’autre.
Mais pourront-ils oublier le passé pour se bâtir un avenir… ?
Les tribulations de Maître Renard
(Ayleen Night)

Maître Renard est né d’une promesse faite au véritable Edrik.


Celle de lui écrire une histoire dont il serait le héros.
Une histoire dans laquelle il serait un métamorphe renard, et qui mettrait en
scène un puma.
C’est ainsi qu’est né ce recueil de nouvelles, construit avec la complicité
des lecteurs qui ont suivi l’aventure sur Facebook.

Venez à votre tour découvrir ou redécouvrir les tribulations de Maître


Renard et de son puma

Inclus les textes inédits du Noël d’Edrik et de celui de Lucas


À propos de l’auteure

Accro au café, au chocolat, à l’humour et à l’amour, Ysaline Fearfaol


invite ses lecteurs à s’évader dans ses romances fantastiques. Qu’il s’agisse
des loups pas comme les autres de La meute de Chânais, des couples
mythiques des Légendes de Djaïd ou des récits féériques des Plumes
d’Ysaline, elle vous invite à faire la connaissance de ses héroïnes qui ne s’en
laissent pas compter.
Sous le nom d’Ayleen Night, elle écrit des romances LGBT où des
hommes aiment d’autres hommes, avec les mafieux de Mon enfer dans tes
yeux, le monde médiéval fantasy de Désirs inconnus, les métamorphes de Le
prix à payer, les étudiants sans complexes de La défaite et de Pour l’oublier
ou le monde post-apocalypse de Terre de Castes.
N’hésitez pas, ouvrez la porte et venez découvrir ses univers…

Vous voulez en savoir plus ? Suivez le lien :


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[1]
Voir le texte Intuition dans le tome 5,5 pour Prince et Les de Chânais et les Kergallen : jeux de
scène pour Mordor.
[2]
Voir Les Kergallen tome 3 : Nina (Aurore Aylin).
[3]
Roderick est né et 1894 et a accepté la morsure en 1914.
[4]
Voir Les de Chânais et les Kergallen 5 : les Aventuriers du Camp Perdu.
[5]
Naïade vivant dans les lacs.
[6]
Voir Les Kergallen tome 3 : Nina (Aurore Aylin).
[7]
Voir Les Kergallen tome 5,5 : Gwenn (Aurore Aylin).
[8]
Dans le contexte, palissade qui délimite la carrière ou le terrain de concours d’un club
d’équitation.
[9]
« Petite boule de poils » en breton.
[10]
Chacune des branches partant de la garde d’une épée.
[11]
Voir Les de Chânais et les Kergallen 1 : pari risqué (Aurore Aylin et Ysaline Fearfaol).
[12]
« À la tienne » en gaélique
[13]
Tasia, la fille de Joanna et Dragan, a comme pouvoir magique celui d’annuler les pouvoirs des
autres… (Voir Les Kergallen, d’Aurore Aylin.)
[14]
Voir La défaite 3 : le défi (Ayleen Night).
[15]
Voir La meute de Chânais tome 6 : Beowyn – le secret, où les louves de Chânais et les Chipies
Kergallen font assaut de citations tirées de publicités durant l’entraînement d’Eryn.

[16]
Le Faol (« loup » en gaélique écossais) est le navire d’Amriel d’Avalon.

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