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L’Âme enchantée

Romain Rolland

Albin Michel, Paris, 1933

Exporté de Wikisource le 24 décembre 2020

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TABLE DES MATIÈRES[1]
La Mort d’un monde
Première Partie - Les Sept contre Thèbes 9
Deuxième Partie - Annette dans la jungle 131
Troisème Partie - Le Vent du Crime 245
L’Enfantement
Première Partie - Le Combat 9
Deuxième Partie - Mai Florentin 177
Troisème Partie - Via Sacra (T2) 133
1. ↑ Note WS : Ne fait pas partie de l’ouvrage.

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PREMIÈRE PARTIE

Les Sept contre Thèbes

Ils avaient dû refermer la porte-fenêtre sur le balcon. La


houle de la rue s’enflait comme une marée. Il y passait des
rafales. Des hurlements, des cris en vrille, des rires
perçants. Par des trous de silence, on entendait piétiner
l’énorme masse invisible. La bête reprenait souffle. Puis, de
ses flancs montait un mugissement de taureau.
Sylvie n’y put tenir. Ses narines battaient. Elle s’esquiva,
voulant entraîner son neveu. Elle disait qu’on ne pouvait
pourtant pas se chambrer, un jour pareil : qu’on en pense ce
qu’on voudra, il faut voir et goûter. (Ce que Sylvie goûtait,
ce n’était jamais à moitié !…) Mais Marc se refusa à la
suivre, avec trop de colère pour que sous son mépris il n’y
eût point une peur et un désir. Et il avait passé l’après-midi
entier avec sa mère, dans l’appartement fermé, où de bonne
heure se glissa l’ombre de novembre. Le grondement du
dehors grossissait, d’heure en heure. Marc, assis sur son lit,
se mordait le dos des mains. Annette essayait d’occuper ses
doigts et ses pensées ; dans le coin de sa chambre le plus

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éloigné de la fenêtre, elle cousait, à la lueur de la lampe.
Mais, percevant le désarroi de son fils, elle jeta son ouvrage
et vint s’asseoir sur le lit, près de lui. Elle lui prit la main, et
il ne la retira point, mais il tournait obstinément la face vers
le mur. Elle le regardait, avec un sourire de pitié ; elle baisa
le jeune cou, au-dessous de l’oreille, et lui souffla : —
« Sors, mon petit !… ». Il secoua violemment la tête : —
« Non ! »
Mais, la nuit venue, après que sa mère eut préparé le
frugal repas, qu’ils prirent en causant d’objets indifférents,
Marc se rappela qu’il avait une réponse pressée à porter
pour le lendemain. Annette écouta descendre ses pas dans
l’escalier ; elle n’était pas sans crainte, mais elle pensait :
— « Mieux vaut qu’il sorte et qu’il regrette de n’être pas
resté, que de rester et qu’il regrette de n’être pas sorti… ».
Elle retourna s’asseoir sous la lampe, avec au coin de la
bouche l’ombre ironique de son sage sourire… « Le pire
mal est peut-être celui qu’on veut faire et qu’on ne fait
point… »

Il n’avait pas fait trois pas hors de la maison qu’il était


happé par le tourbillon. Il avait eu la prétention de traverser,
pour passer sur l’autre rive du boulevard. Il fut en un instant
roulé, boulé, rejeté de l’un à l’autre flot, montant et
descendant. Avant qu’il s’en fût rendu compte, il se
retrouva balayé à cinquante mètres plus bas, dans la
direction opposée. Porté et trituré, collé contre un amas de
corps qui meuglaient, il avait l’impression d’être déshabillé,

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passé au rouleau, malaxé en une seule pâte humaine qui
s’allongeait du haut en bas de l’avenue. Il se dégagea, à
coups furieux de coudes, de reins et de genoux ; mais ce fut
pour retomber, ventre à ventre, plaqué, dans le flot
remontant, contre un groupe de femmes excitées, criant de
plaisir et de peur, sous les brutales poussées, et poussant,
enragées. Une d’elles, blonde et maigre, aux prunelles
chavirées, la bouche grande ouverte — (on lui voyait
jusqu’à la racine de la langue) — le derrière emboîté dans
les pinces d’un gars qui la fourrageait, se jeta sur la bouche
de Marc et la mangea d’un baiser plein d’écume. Le sang
du jeune garçon flamba ; il empoigna une autre femelle qui
passait, et lui essuya sur les lèvres ses lèvres ; et tour à tour
étreint et étreignant, il passa de bras en bras, petit mâle à la
chasse, pris de folie, saccageant toutes celles qu’il
rencontrait. Et l’esprit tout pareil à cette masse en délire qui
hurlait la Madelon, il se disait :
— « C’est la paix. C’est ma paix. C’est ma part du
butin. »
Comme il était plus instruit, il se disait de plus gros
mensonges :
« Mon baiser au monde entier !… »
Mais il n’eût pas fait bon que le monde le lui refusât ! …
Il se heurta à un autre coq de grande taille, qui lui arracha
du bec le bec qu’il pillait. Il n’y tenait pas, avant ; il s’y
acharna, après. Un coup sous le menton le rejeta, étourdi,
dans les vagues humaines qui s’ouvrirent sous le choc et le

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séparèrent de l’homme dont il gardait aux dents le goût du
poing. En vain, s’enragea-t-il à le rejoindre…
La haine qui le brûlait chercha une revanche. Il lui en
fallait une, sur-le-champ, ou qu’il crève ! Le hasard lui
offrit, à l’instant, la plus lâche. Il l’agrippa, sans hésiter.
À quelques pas de lui, une jeune fille se débattait. D’un
coup d’œil, il reconnut une petite bourgeoise provinciale,
qui avait dû, au sortir de son hôtel, s’égarer dans les rues,
tomber dans le torrent, et y était noyée. Elle avait une figure
ronde, naïve, effarée ; elle tâchait de s’évader du flot, par
une rue de côté ; et le flot s’amusait d’elle. Contre les sales
audaces elle restait sans défense, et ses yeux stupéfiés
appelaient au secours. Marc fonça sur elle, comme un petit
épervier. Le sillage qu’il creusa dans la foule, en s’abattant
sur le gibier, débloqua la perdrix ; par la rue transversale,
étroite, obscure, qui montait, elle fuit. Il se lança à sa suite,
et l’empoigna aux hanches. Il sentit sous ses serres le tendre
corps palpitant ; entre ses quatre membres il lui broya le dos
contre son ventre. Elle était prête à tomber, ses genoux
fléchissaient ; le cou peureusement rentré dans les épaules,
elle ployait la tête, à demi-morte d’effroi. À la lueur d’un
rez-de-chaussée, Marc vit le cou blanc et frêle, et il le
mordit. La victime gémit, en se couvrant le visage de ses
mains. Il lui arracha de la face les doigts crispés (l’un
passait au travers du gant usagé), lui retourna la tête, lui
releva le menton, et plongea sur la bouche avec brutalité. À
cette seconde, il vit les yeux qui suppliaient ; et son cœur en
reçut le coup de lance, mais moins prompt que le coup de

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bec avide qui déjà se plantait entre les jeunes lèvres, et y
imprimait sa marque aux commissures. Il sentit sur sa
langue le sang. Et dans le même moment, aux yeux le choc
de ces yeux. Il sursauta, lâcha la proie, qui, n’étant plus
enclavée, s’affaissa. Elle était devant lui, tombée sur les
genoux, le visage caché dans ses bras, incapable de crier,
immobile, inhibée, ne gardant plus de force que pour
s’empêcher de voir, La rue était déserte. Un repli de
maisons masquait le boulevard voisin, dont le torrent
grondant, pareil aux projecteurs électriques qui font la nuit
plus noire autour de leur trou de feu, amassait le silence
dans le renfoncement où se tenaient en arrêt le chien et la
proie — les deux enfants. — Marc jeta un regard trouble
sur le corps à ses pieds, et, sans songer à le relever,
s’enfuit…
Il erra dans un dédale de rues aux flancs de la Montagne
Ste-Geneviève, redébouchant soudain à quelque brusque
tournant sur le gargouillement de la Victoire en ribote, et
refluant, comme un rat à la nage, de l’égout collecteur.
Tardivement, il parvint à regagner l’escalier de sa maison
enténébrée. Dans l’obscur corridor de l’appartement au
cinquième, une lueur filtrait sous le seuil de la chambre de
sa mère. Il se glissa dans son lit, sans allumer. Nu dans les
draps glacés, enfin il retrouva dans la nuit son âme
souffletée, qui le prit à la gorge, criant : — « Qu’as-tu fait
de moi ? » Car c’était toujours à lui seul, non à l’autre qu’il
songeait. Le ventre sur le sommier, il s’enfonça la bouche
dans le traversin. Et alors, il se vit à la place, dans les

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membres de sa victime : ce tendre cou, ce corps de petite
fille profanée, ce viol… Et le plus sali des deux, c’était
lui… Ainsi, après tous ses grands mots, après ce haut
orgueil des entretiens du jour avec sa mère, après ces
professions de foi de chevalerie souffletant les renards et les
loups de la grande guerre qui dépeçaient le monde par la
force et la ruse, en se masquant du droit, il s’était dépêché
de voler son morceau du droit de la force, et il avait choisi
pour sa part la plus lâche… Il revit la jeune fille à genoux
sur le pavé ; et d’un coup, il rejeta ses draps ; la pensée qu’il
s’était sauvé comme un voleur le brûlait ; il fut sur le point
de courir à l’endroit où il l’avait laissée… Pour quoi faire ?
Pour la relever ?… Idiot !… Il restait nu, assis sur le bord
du matelas. Derrière la cloison, sa mère se retourna dans
son lit… Il ravala son souffle et il se recoucha… Il avait
sous les dents la bouche sans salive de la jeune fille… Il
remâcha cette lèvre… Il eut une poussée nouvelle de
cruauté… « N’importe ! Tu as ma marque ! Et si tu me
rencontres, je te reconnaîtrai et tu ne le pourras pas… » —
« Elle vit et me juge… » Cette pensée, cette vie lui fut
insupportable… « Si elle pouvait être morte !… » Et il
comprit, avec cette mobilité d’esprit qui sautait de lui au
monde, sans cesser de tourner autour du même objet,
pourquoi l’homme qui a touché du doigt le crime y enfonce
sa main, afin de ne plus la voir… Puis, un torrent de pitié…
« Qu’elle vive, qu’elle soit heureuse !… » Il eût voulu
baiser les meurtrissures de ses genoux ronds… Arrivé à ce
point, il ne fut pas loin de se retrouver à la brutale poussée
qui la lui avait fait empoigner, et de recommencer le cercle
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brûlant de sa course… Il courut ainsi, tout le reste de la
nuit, de l’une à l’autre étape : pitié et cruauté, haine de soi
ou d’elle, les remords, les regrets, et de ce qu’il avait fait, et
de ce qu’il n’avait pas fait… Cours et cours, sans arrêt ! Au
terme, est la défaite. Elle était le seul point fixe dans le
chaos. Battu !… Il était sans force contre les coups du
hasard. Il n’avait aucune prise sur ses actes et ses pensées ;
dès la première rencontre avec une lame de fond, sa volonté
se dissolvait comme une méduse. Il ne sait pas en ce
moment ce que la vie fera de lui dans un an… Et cette
ignominieuse constatation le gifla… Non ! Non ! Plutôt un
crime !… Il se redressa sur son lit et se battit la poitrine
avec ses poings :
— « Je veux, je veux !… Je veux quoi ?… Être ce que je
veux !… »
De l’autre chambre, la voix tendre de la mère murmura :
— « Mon petit loup, veux-tu dormir ! »
Il ne répondit pas… Colère… « Elle m’épie… » Élan
d’amour… « Elle comprend… » Irritation, gratitude, les
deux plateaux oscillent… Ni l’une ni l’autre ! « Seul je suis,
et je veux le rester… »
La tête sur l’oreiller, il ne bougea plus. Des deux côtés du
mur, la mère et le fils, étendus, restaient, les yeux ouverts
dans la nuit. Annette aussi pensait :
— « J’ai eu tort de parler. C’est affaire à lui seul. Lui
seul, doit la vider. »

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Mais sans parler, leurs pensées alliées, par ondes
alternées, mutuellement s’imprégnaient. Et un même
équilibre, peu à peu, finit par s’établir en eux. Quand l’aube
reparut aux vitres, elle les trouva prêts à rentrer dans le jour,
avec ses illusions, ses pièges et ses combats, marqués d’une
défaite de plus, mais la regardant en face et brûlants de
recommencer. Ces âmes de Rivière ! Quel matin de défaite
en refoulerait le cours !
Mais tandis que le jeune garçon, au sortir de la nuit sans
sommeil, debout et frissonnant dans le tub d’eau glacée,
revêtait de nouveau l’enveloppe de ses membres, son regard
fouillait le gouffre de l’époque et du monde où il avait été
jeté, son extrême faiblesse, les désastres et les hontes qui
l’attendaient en route.
Et il soupirait :
— « Etre au bout !… »
« Etre au bout » : — c’est-à-dire, ne pas tomber en route.
Tomber, oui. Mais au bout ! Désastres, hontes, soit ! Mais
passer, coûte que coûte !… Passer ? Ô Dieu ! Avoir
passé !… D’avance, il s’étira dans le repos d’après… N’être
plus !… On ne le peut qu’après avoir été…
Il remit sa pelure d’étoffe sur sa jeune peau, rougie par le
gant de crin. Et la chair raffermie, serrant les dents, le jeune
loup repartit, à la chasse de la vie.

C’est pourtant une fameuse aventure, cette chasse, en


d’autres temps ! En dépit des traquenards de la nature et de

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tout ce qu’a fabriqué la société pour empoisonner la
jeunesse, en la rivant à ses bancs de galériens (lycées,
armées), c’est un beau tumulte que celui des vingt ans !
Mais les vingt ans de 1918 n’étaient pas à l’échelle de la
vie normale. Ils en valaient aussi bien quatorze que quatre-
vingts. Ils étaient faits de pièces et de morceaux mal
rajustés de tous les âges : à la fois trop et pas assez pour se
vêtir ; au premier mouvement, les coutures se déchiraient ; à
travers les trous, on voyait la chair nue et les désirs…
Les hommes d’avant, les hommes qui les avaient plantés,
ne reconnaissaient pas leur graine. Et à ces fils qui avaient
perdu leurs pères, les hommes d’avant paraissaient des
étrangers, qu’ils n’étaient pas loin de haïr, qu’ils
méprisaient. Même entre eux, ces jeunes gens, presque
aucun moyen de s’entendre ! Chacun était un puzzle
différent… Si seulement la vie eût été un jeu !… Beaucoup
s’efforçaient de le faire croire, afin de le croire… Mais ils
savaient bien que c’était, en ce cas, un jeu terrible, un jeu de
dément… Tout était détruit, et le vent qui soufflait sur le
champ de ruines en faisait sortir la puanteur des charniers.
Où reconstruire un monde ? Et de quelles pierres, et sur
quel sol, et sur quelles données ? Ils ne savaient rien, ils ne
voyaient rien dans ce chaos qui fumait. La seule chose qui
ne manquât point, c’étaient les bras. Mais il est dur, pour
des bras de vingt ans, de se condamner, pour tout leur lot,
pour leur giovinezza, si tôt passée, si menacée, à un travail
harassant de terrassiers, qui n’ont personne pour les guider.
Que savaient-ils, si avant même d’avoir posé sur le sol

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branlant les premiers murs, un nouveau tremblement de
terre ne viendrait pas les faire crouler ? Qui pouvait croire à
la durée d’un monde échafaudé sur les traités du crime et de
la stupidité ? Tout chancelait, rien n’était sûr, la vie était
sans lendemain : demain, l’abîme pouvait se rouvrir, la
guerre, les guerres et du dehors et du dedans… On ne tenait
que l’aujourd’hui. On est perdu, si on ne s’y agrippe, des
dix doigts, des vingt, — pieds et mains. Mais où le saisir,
cet aujourd’hui ? Où y enfoncer ses ongles ? On ne peut
l’étreindre, il est sans forme, il est énorme, il glisse et glue.
Si l’on approche de cette masse en rotation, on est rejeté au
dehors, comme par une fronde, — ou l’on est aspiré, on
coule au fond.
Mais on s’enrage, on ne veut tomber ni au dehors, ni au
dedans, quand on est Marc et qu’on a vingt ans — (il ne les
a pas, dix-neuf à peine) — on prend au ventre l’aujourd’hui,
et on entre dedans… Te posséder… Après, crever, comme
les mâles des insectes !…
Et dans cette fièvre des mains crispées, tant de lassitude !
Pour les épaules d’un jeune garçon, un si monstrueux
fardeau ! Ah ! quelle tâche démesurée !
Heureux encore ceux qui n’ont qu’une vie restreinte, à
voie unique, un seul besoin à assouvir ! Mais Marc en avait
quatre ou cinq affamés, qui lui rongeaient les entrailles. Il
lui fallait connaître, il lui fallait prendre, il lui fallait jouir, il
lui fallait agir, il lui fallait être… Et ces petits renards qu’il
cachait contre sa peau, ainsi que l’enfant Spartiate, se

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mordaient entre eux en le mordant. Ils ne pouvaient
s’assouvir ensemble.
Le plus pressé : Jouir, ou connaître ?… Connaître,
d’abord ! Le petit Rivière ne pouvait pas supporter la
pensée de s’en aller de la vie, avant de voir, avant de savoir.
Il lui semblait qu’il eût erré dans une nuit de désespoir, pire
que tous les enfers inventés, pendant tout le reste de son
éternité. (Car on a beau ne croire à rien, après la vie. Le
rien, pour un cœur de vingt ans, est la plus implacable des
éternités.)
Comment savoir ? Et quoi savoir ? On ignore tout. — Et
d’abord, par quoi commencer ?… Tout est remis en
question, et tout vous assaille à la fois. L’instruction des
années de guerre a laissé des lacunes invraisemblables, qui
ne seront jamais comblées. L’esprit vagabondait ailleurs. Le
corps aussi. Marc était plus souvent dans la rue que sur les
bancs de son lycée. Et quand il condescendait à y poser ses
maigres fesses, l’œil vif et dur du louveteau efflanqué
s’allumait d’étranges lueurs, il poursuivait, au travers des
murs moroses, un gibier d’un autre poil que les vieilles
carcasses de l’Université. Par moments rares, l’accent d’un
maître, le choc d’un mot, déclenchait l’ombre chaude d’un
morceau de vie : il sautait dessus. Mais il était incapable de
situer ce fragment du Réel immense ; il lui manquait, dans
l’exposé, tout l’avant-train, qu’inattentif il avait laissé
passer : il lâchait prise ; et tout l’après, toute la croupe,
plongeait dans le trou. Si l’on eût dressé le planisphère de
ses notions enregistrées en n’importe quel ordre de

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connaissance, on eût cru voir ces anciennes cartes de
l’Afrique, où les vides étaient plus nombreux que les pleins,
et les grands fleuves tronçonnés comme des queues de
lézards dans la gueule d’un chat : ils se perdaient ;
l’imagination y suppléait, en bourgeonnant ici ou là des
villes, des monts, de fable, de sable. Il y avait des siècles
entiers de l’histoire, des chapelets de théorèmes, des
provinces presque complètes de l’étroit domaine classique
où l’enseignement de l’Alma Mater enferme peureusement
ses nourrissons — dans quelques vieux appartements,
dorés, fanés, mangés aux mites — (elle les prétend les plus
beaux du monde !) — il y avait des lieues de routes de
l’esprit coupées, dont le cerveau de Marc ne gardait pas une
trace. Il n’en avait pas moins passé ses examens de fin
d’études, avec des quarterons d’autres cancres, qui n’en
savaient pas plus que lui et n’avaient point aux yeux,
comme lui, le feu insolent de l’intelligence. On était alors
indulgent pour les fils et frères de héros : (s’ils ne l’étaient,
ils auraient pu l’être !)… Mais lui, le Marc, ne gardait pas
une once d’indulgence pour ceux qui l’en avaient fait
bénéficier. Jamais bon cheval ne pardonne au sot cavalier
qui l’épargne, en négligeant de le sangler. L’expérience de
ces années avait ruiné l’autorité de tous ceux : hommes et
livres, qui dirigeaient la génération d’avant. Ce qu’on en
avait vu, ce qu’on en avait lu — (peu et mal) — n’était pas
accordé au ton du présent. Si peu avertis qu’ils pussent être
des réalités et de la guerre et de la paix, que tous les
menteurs attitrés, les dupeurs dupés, leur avaient
camouflées, ces jeunes gens étaient prémunis par leur
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instinct et par leurs sens encore neufs, qui flairaient chez
tous leurs maîtres la domesticité de l’intelligence devant
l’État et la sénilité de la rhétorique. À supposer que quelque
part, en France ou au dehors, se fussent maintenues des
énergies libres et vraies, ces jeunes gens n’en connaissaient
rien ; on avait eu soin de les leur discréditer par avance ; et
ils n’avaient aucune envie de réviser de faux arrêts : leur
confiance était empoisonnée. Ils englobaient toute la pensée
du demi-siècle avant eux (et, peu s’en faut ! du reste des
temps) sous la rubrique dédaigneuse : — « Du vent !… Des
outres gonflées de mots… » Ils ne se doutaient pas que
leurs jeunes outres ne feraient que se gonfler d’autres mots :
ce sont les neuf dixièmes de l’intelligence humaine, si elle
ne veut pas rester vide ; et le vide l’affole : il est bien vrai
que la nature en a horreur ; elle ne peut se résigner au :
— « Je ne sais point… »
Il faut savoir. Ou l’on meurt.

Mais d’abord, il faut manger. Et le pain ne vient pas dans


la bouche d’un Marc Rivière, s’il ne va pas le chercher. À
moins qu’il ne l’enlève de la bouche de sa mère !… Et son
orgueil dit : — « Assez ! désormais, je mangerai le pain que
j’aurai gagné. »
Il a deux tâches précises, ce matin. Deux fanaux dans le
brouillard qui remplit encore son cerveau, comme la ville.
Une leçon de conversation à un roux Américain aux yeux
roses, de la délégation Wilson, qui habite quartier de la

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Muette. Et un manuscrit de poèmes insanes, dont il a dû
rageusement nettoyer le français accommodé à la
brésilienne, pour le compte d’un homme jaune de Rio, qui
loge près de la Sorbonne… Porte close chez le premier. Un
voisin dit que l’homme à la chemise étoilée n’était pas
encore rentré ; et s’informant de ce que Marc lui voulait, il
ajoute, narquois, qu’il n’avait pas à s’inquiéter : son élève
était en train de cultiver le français par une méthode plus
directe que la sienne. Marc se rabattit, furieux, sur le client
n° 2. Dans l’escalier, la concierge l’arrêta : le monsieur au
teint de coing venait de mourir, fauché par la grippe
espagnole. Il n’avait point laissé d’adresse. Marc demeurait
héritier des poèmes. La mort n’étonnait plus. Cependant, au
lendemain des coups de canon de l’armistice, on avait
l’impression confuse d’une déconvenue : — « Il n’y a donc
rien de changé ?… » Mais l’irritation, chez Marc,
l’emportait contre le mort qui, après lui avoir infligé un
absurde pensum, décampait sans payer.
Il fronçait le sourcil, rageur, sombre comme une nuée. Un
clair regard de jeune fille passa au travers. Il reconnut les
yeux gris d’une brune au teint mat, sa camarade de cours.
Leur sourire moqueur le détendit. Elle avait déjà passé. Ses
fines jambes, d’un pas tranquille et preste, se dirigeaient
vers la Sorbonne. Après une brève réflexion, il la suivit. La
bibliothèque de l’Université était devenue, en ces temps, un
quartier-général pour quelques-uns de ces jeunes gens : ils y
venaient mettre en commun leurs incertitudes. Il rattrapa

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Henriette Ruche dans l’escalier. Les yeux de malice
l’examinèrent :
— « L’œil battu. Le teint gris. La mine ténébreuse…
Lendemain de fête !… »
— « Elle ne paraît point vous avoir troublée. Vous avez,
vous, la mine reposée. »
— « J’ai bien dormi, oui. Merci. »
— « Et vous n’avez pas été tentée de mettre dehors votre
nez pointu ? »
— « De ma fenêtre. J’ai assez vu. La fosse aux bêtes. »
— « J’en étais une. »
— « Cela va sans dire ! »
— « Merci ! » fit-il, d’un air piqué.
Elle rit :
— « Vous croyiez donc que j’en doutais ? »
— « De mieux en mieux ! »
Ils étaient sur le seuil de la bibliothèque. Elle tapota ses
cheveux, en se regardant dans la vitre :
— « Une de plus ou de moins !… Il ne faut pas s’en
affecter… »
Elle entra dans la salle de lecture.
Marc aperçut quelques-uns de ses amis.
Le nom d’ « amis » était beaucoup dire. Les amitiés
n’étaient pas fortes entre ces garçons. Chacun était trop
occupé de soi. Et personnellement, le jeune Rivière était à
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part des camarades de son âge. On l’aimait peu, à cause de
son caractère ombrageux, de sa réserve, de sa lippe trop
souvent méprisante, de sa dureté de jugement, — aussi de
sa supériorité marquée à l’école et dans les examens. Mais,
bon gré mal gré, il jouissait d’une certaine autorité, pour les
mêmes raisons. Et l’influence de sa mère l’avait immunisé,
avant les autres, contre la contagion de l’imbécillité
collective ; il n’avait pas, comme les autres, attendu la fin
de la guerre, pour reconnaître l’universelle duperie et le
proclamer. Cette avance sur eux, qu’il avait payée en son
temps d’une rude impopularité, lui valait, aujourd’hui que
leurs yeux étaient dessillés, quelque crédit. Ils étaient assez
justes pour reconnaître que le Marcassin avait eu raison.
Et à cette heure, ce dont ils avaient besoin, ce n’était pas
de quelqu’un qu’on aime, mâle ou femelle — (l’amour,
alors, était, comme la haine, à bon marché ! ) — c’était de
quelqu’un qu’on peut croire et qui voit clair. Ils étaient
quatre ou cinq garçons qui n’avaient entre eux rien de
commun que cette découverte, dont chacun pour son
compte avait reçu le soufflet, de l’abominable tromperie. La
honte et la colère d’y avoir été pris, le besoin de se venger,
et surtout de se défendre contre les tromperies à venir, les
groupaient, coûte que coûte, en dehors du reste du troupeau.
Il leur fallait faire trêve à leurs dissentiments et à leurs
antipathies, pour associer leurs faiblesses et leurs forces, —
non pas amis, mais alliés. Ils tâtonnaient ensemble, comme
des insectes aveugles, dont les antennes palpent la nuit. Et

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chacun attendait des autres, sans vouloir le montrer, le choc
du mot qui le mettrait sur la piste.
Ils n’en savaient pas beaucoup plus, les uns que les
autres. Mais ils venaient tous les cinq de milieux différents ;
chacun apportait donc quelques lueurs d’expériences qui
manquaient aux autres, et les ressources diverses de son
tempérament.
Adolphe Chevalier, petit, replet, tranquille, était un jeune
bourgeois de province, d’une vieille famille du Berry, gens
de robe, possesseurs de belles terres au soleil. Esprit très
cultivé et de race cultivée, comme leurs vignes et leurs
champs, le plus « honnête homme » des cinq (au sens
classique suranné), absolument français d’intelligence, il
était méticuleux et disert, plein d’habitudes. Quand il se
mettait en marche, elles lui battaient entre les jambes. Il
marchait cependant, les jambes écartées, pas très vite,
posément. Les autres, moqueurs, lui rappelaient les armes
de Bourges : « Un âne dans un fauteuil… »
Fernand Véron-Coquard l’écrasait de sa masse, de sa
gueule et de son dédain. Haut, épais et charnu, bombant ses
pectoraux, faisant trembler le plancher à chaque pas de ses
énormes pieds, et les vitres avec les explosions de sa voix
en gros-bourdon, il avait une de ces larges faces de
l’époque, tout en viande, qui sont sorties de la guerre et
semblent en avoir sucé, au lieu de lait, le sang : on hésite,
en les voyant, si leur masque rappelle celui des ducs
palefreniers de Napoléon Ier ou de Coquelin claironnant en
Scapin imperator. Il était fils d’industriel engraissé par la
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guerre, et il ne se gênait point pour le rappeler, comme il
disait, « à toute volée » ( — « Il ne faut pas, soulignait-il,
parler de volés, dans la maison d’un voleur ! » ) — Le
mépris sanglant qu’il étalait pour son père et la bande,
n’excluait point l’affection qu’il avait pour l’auteur de ses
jours, surtout n’impliquait aucunement l’intention de
renoncer aux dépouilles dont il bénéficiait. Entre la
« volaille » et les « voleurs », il n’hésitait pas. — « Tant pis
pour les idiots ! Et tant mieux, foutre ! pour moi ! S’ils
avaient eu mes couilles, ils auraient fait sauter déjà la
société. Ils le feront peut-être. Et je les y aiderai. Mais en
attendant, je mange.
Je ne vais pas m’en priver, pour quelque autre qui
n’aurait pas autant que moi, du plaisir à manger ! Nous
nous foutons du droit : nous en avons vu l’aune ! Notre seul
honneur à nous, notre honneur d’aujourd’hui, c’est de ne
point mentir. Si je suis un salaud, je le sais, et je le dis. La
première besogne de vidange publique, c’est de crever la
panse aux baudruches, aux bourdes, à tous les idéalismes.
Wilson à la voirie ! »
Adolphe suffoquait. C’était un des rares sujets, où il
sortait de sa majesté naturelle. Simon Bouchard salivait, les
yeux saillants hors de la tête. Il avait peine à parler, et il
cherchait ses mots ; mais quand ils sortaient, à coups de
catapulte, ils étaient massifs et verts. Leur saveur faisait
passer sur leur énormité. Lui et le Véron semblaient s’en
vouloir à mort ; et on les voyait toujours ensemble. Ils
étaient bâtis pour se mesurer l’un contre l’autre. Ce fils de

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métayer, boursier de lycée, gros travailleur, resté sur les
bancs de l’école une bête de labour, percheron non coupé,
avait la charpente d’un cyclope et l’esprit maçonné
d’arguments laborieusement appris et rassemblés ; il était,
au dedans et au dehors, épais et lourd, rude et mal équarri. Il
avait cru massivement à l’idéologie de guerre. Il croyait
aujourd’hui massivement aux « Quatorze points »
intangibles du Messie américain. Il lui fallait toujours,
toujours être dupé. Mais ceux qui le dupaient ne faisaient
pas un bon marché : car il ne pardonnait jamais, une fois
qu’il était détrompé ; et les haines inexpiables, l’une sur
l’autre, s’accumulaient dans son sac, dont il ne se séparait
point dans sa marche acharnée vers une autre vérité.
Sainte-Luce (Jean-Casimir) ne s’embarrassait, ni d’un
pareil bagage, ni (encore moins !) d’un tel but. Son nom
fastueux était le seul impedimentum dont il fût affublé : il
était bien résolu à le laisser tomber, à la première occasion.
Il le devait aux largesses d’un père polonais, qui à ceci avait
borné sa générosité, après l’avoir semé dans les flancs
soyeux d’une star de cinéma française, créole des Antilles
qui se vantait de sa parenté avec la jolie guenon
immortalisée par Prud’hon, Joséphine Première. Il en avait
les os menus, les yeux de velours et le coup de pouce
délicat au creux des joues. C’était un vif-argent, fin et
ardent. Il n’avait pas besoin de prétexte pour être toujours
en mouvement. Rien ne le tenait, pas la moindre
convention, ni de morale, ni de raison. Il ne perdait pas son
temps à rompre des lances. Mais il les regardait rompre, et

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il riait aux bons coups. Il était né spectateur, jamais las de
spectacles, et il ne ménageait point ses pas pour les aller
chercher. Un Puck qui se promène sur la face de la terre, et
lui chatouille le nez. Véron, dédaigneux, l’appelait Ste Puce.
Puck aurait pu lui rendre, contre un, dix lardons. Mais son
alerte nonchalance jugeait que l’animal était à point comme
il était, bon à rôtir dans sa couenne : il n’avait pas besoin
d’une autre parure…
Ainsi, ils étaient ensemble, sans aucune illusion l’un sur
l’autre, et sans beaucoup d’illusions chacun sur soi. C’était
même ce qui plus les unissait. Et ils accueillirent, avec le
même esprit d’ironie et de cordialité, le Marc, tambour
d’Arcole, à la mine hâve, inquiète, et au museau soucieux
de jeune chien affamé. Ils manquaient de chaleur, peut-être
d’intérêt, pour ce qui pouvait bien remuer sous ce masque,
pour ses préoccupations personnelles : chacun avait les
siennes, et les gardait pour soi. Individuellement, Marc les
eût gênés — si rien eût été capable de les gêner ! Même
dans l’ironie, qu’il avait implacable, il prenait tout trop au
sérieux. C’était, pour eux, « dater « — (avance ou retard ?
n’importe ! la montre n’était pas à l’heure). Mais pour
l’œuvre commune, la sape du monde présent, afin de s’y
frayer issue, le regard aigu de Marc et le dur plissement au
coin de sa bouche impérieuse leur étaient des contingents
alliés qu’ils appréciaient. Il était un des leurs.
Et il y avait encore autour d’eux le fretin : quelques
braves garçons, désireux de penser, qui ne pensaient pas par
eux-mêmes, et qui les écoutaient, tâchant de glisser leur

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mot. Mais les Cinq condescendaient rarement à leur
répondre : ils se parlaient entre eux. Les autres formaient le
cercle. Ils étaient bons à transmettre et propager leurs
volontés.
À l’autre bout de la salle était massé un autre groupe
aussi nombreux : c’étaient les « Action Française ». Les
deux bandes affectaient de s’ignorer ; elles avaient l’une
pour l’autre un mépris écrasant, relevé d’une poivrée de
haine. Et comme, des deux côtés, ils parlaient très haut, —
beaucoup trop haut, malgré les objurgations du
bibliothécaire indigné, dont nul ne tenait compte, — à tout
moment, les mots provocateurs venaient faire déborder
l’eau bouillante sur le feu. C’était bien leur objet. Et au
besoin, les agents de transmission ne manquaient pas à leur
office, qui était de porter tout chaud le défi de l’un à l’autre
camp. Heureusement, la gaieté de la jeunesse n’était pas
morte au cœur de ces partisans. Et la drôlerie d’un mot
injurieux l’emportait, chez l’ennemi, sur l’animosité. Et
puis, à part, étaient campés, avec un souris de supériorité,
les indifférents aux affaires publiques, ceux pour qui la
guerre, la paix et les traités étaient de la sale politique, dont
le mieux à faire était de se garer, pour s’occuper de son
commerce, de sa carrière, de ses plaisirs, de sa cuisine de
l’esprit : son art, sa science et son métier. C’étaient les
ménagères de la maison, qui méprisent les femmes oisives
et déréglées. Il y avait dans le nombre de vraies valeurs : un
gros barbet aux pattes courtes, le nez en l’air, les yeux
myopes, l’air ahuri, un front étroit, la crinière drue, la

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bouche ouverte, qui semblait prête à crier toujours :
« Eurêka ! »… Jocrisse dans la baignoire d’Archimède…
Félicien Lerond, qui avait, l’heureux garçon, une vocation
scientifique décidée. Elle lui épargnait la peine de penser à
ce qui se passait autour de lui. En dehors de sa spécialité, il
eût été un vrai idiot, sans une finasserie de paysan français
qui le sauvait. — Et il y avait de petits crétins de
l’esthéticisme, qui se croyaient des aristocrates de l’esprit,
parce qu’ils ne daignaient pas s’occuper des nécessités de
l’action sociale : sans doute ne leur talonnait-elle pas trop
les flancs ! Ils aimaient à citer prétentieusement l’arrêt
formulé par l’augure Valéry : « Qu’on ne peut faire de
politique sans se prononcer sur des questions que nul
homme sensé ne peut dire qu’il connaisse. Il faut donc être
infiniment sot ou infiniment ignorant pour avoir un avis sur
la plupart des problèmes que pose la politique… » Ils
étaient fiers de n’en avoir point. Ils méprisaient
parfaitement les deux camps des discuteurs, qui les
méprisaient pareillement.
Enfin, sur l’autre rive de la table, juste en face des Cinq,
tranquilles s’étaient installés, sous leurs longs cils les yeux
gris, le fin nez pointu, et le sourire d’Henriette Ruche. Elle
avait sagement étalé autour d’elle les livres qu’elle s’était
fixé, pour ce jour, la tâche de consulter. Elle n’en perdait,
pour cela, pas une bouchée de ce qui se disait autour d’elle,
tandis que ses doigts longs et maigres, dont un ou deux
ongles étaient mordillés, couraient, notant exactement sur le
papier ce qu’elle lisait. Elle trouvait même dans sa tête bien

24
ordonnée, au trop grand front dissimulé, la place pour
laisser couler d’une oreille à l’autre le flux de confidences
inutiles que lui chuchotait, perchée d’une fesse joufflue sur
la table, la grassouillette Élodie Bertin… Ce nom d’Élodie,
la possesseur ne l’avouait point — sauf à chacun, en
particulier : car elle était incapable de garder un secret ; elle
s’était rebaptisée Élisabeth, qu’elle avait fait, pour l’ajuster
aux modes présentes, Babette, puis (abrégeons !) Bette. Ce
dernier nom — les Cinq étaient d’accord — lui allait
comme un gant. Elle parlait, parlait, parlait. On la voyait
toujours, le bec ouvert, le menton levé. Il est des races,
comme les Anglaises, qui, dirait-on, parlent avant d’ouvrir
la bouche ; elles ont presque l’air de parler sans ouvrir la
bouche. Mais la Bette de Paris, de crainte d’être en retard
pour parler, avait la bouche ouverte, avant de parler,
pendant, après, quand elle reprenait souffle pour
recommencer. Elle était jolie, douce, ronde et potelée. Elle
faisait honneur à la maison qui l’avait nourrie et dont elle
était l’héritière — les grands magasins d’alimentation sis au
Boulevard d’Odessa. Elle en faisait un peu moins à la
maison de Robert Sorbon, où elle s’était mis en tête. Dieu
sait pourquoi ! d’acquérir une licence. L’intelligence
exerçait sur elle l’attrait d’un pays lointain. Pour dire le
vrai, elle s’intéressait moins au pays qu’aux habitants ; et le
mot de « licence » lui évoquait moins le casse-tête d’un
examen assommant, que le commerce étourdissant, pour la
petite commerçante, avec la jeunesse la plus libre d’esprit,
au monde. L’amitié d’Henriette Ruche, qu’elle admirait
éperdument, et qui consentait à se laisser servir — à
25
condition que ce fût à ses heures et sous la forme qui lui
convenait — l’introduisit dans le cercle des Cinq. Ils ne
regardaient pas de trop près à l’esprit des filles, pourvu
qu’elles eussent celui de leur plaire. Et la plus sotte n’en
manque jamais, quand elle est un article de Paris. Mais elles
ne devaient pas s’attendre, de leur part, à beaucoup de
galanterie. Ils n’avaient point le temps : en affaire d’amour,
il n’était plus de mode de s’attarder. Comme dit Morand,
une femme n’a plus que trois pièces de vêtements à
dégrafer. C’était à prendre ou à laisser. Il était clair que la
Bette était à prendre. L’Henriette, non. Ils ne la
« laissaient » point, cependant, quoique sa maigreur longue
de lévrier n’invitât point les dents de ces jeunes carnassiers.
Véron, qui semblait y avoir essayé les siennes, et qui avait
dû s’en fêler une, gardait rancune à l’os ; et il appelait les
deux filles : la Laide et la Bête. Entre les deux pourtant,
aucun des Cinq n’hésitait. C’était la laide (on ne l’avouait
pas), qu’on convoitait. Et (on ne l’avouait pas), c’était pour
elle que ces garçons qui, dans la collection de tous leurs
mépris, arboraient celui de l’intelligence des femelles,
haussaient la voix et plastronnaient, maintenant même, dans
leur tournoi. Elle n’avait aucun doute, à cet égard. Mais elle
n’en laissait rien voir, que l’ironie au bord des lèvres
duvetées. Elle avait l’air de ne rien entendre, retenait tout,
ne parlait point, sauf pour jeter, de temps en temps, un mot
d’acquiescement distrait dans le ruisseau bavard de Bette,
et, les yeux suivant ses doigts sur le papier, elle détaillait à
travers ses cils chacune des mines des cinq toréadors. Le
seul des cinq qui eût saisi au passage la pointe du regard
26
entre les mailles, était le Puck, toujours flânant, toujours
courant de l’œil, sur tous les objets à la fois. Et, les
discussions d’idées n’ayant pour lui que l’intérêt un peu
blasé de voir jouter les discuteurs, il restait assez désoccupé
pour se mêler aux spectateurs. Il émigra sur l’autre rive, et
entama avec la Bette une bavette, qui s’adressait par son
canal à la Laide. Le ruisseau bavard portait de l’un à l’autre
les malices. Véron, jaloux, disait à Bouchard : — « La Puce
court sur la Pucelle. » — Car ils l’avaient baptisée tous
deux : « La Pucelle d’Orléans ». Elle en était : (je dis, du
lieu…), et l’on prétendait qu’elle l’avait encore (je dis :
l’objet…) : l’objet était entre eux sujet à discussions. Ils ne
s’en cachaient point, même devant elle. Elle ne cillait point.
Ni oui, ni non. Le menton appuyé dans la main, froide et
railleuse, elle les regardait dans les yeux. Qu’en était-il ?…
Quoi qu’il en fût, ils l’admiraient. Elle les tenait (tous leurs
secrets), ils ne la tenaient point.
Et c’est pourquoi, quand un tumulte s’étant déchaîné, —
(Véron, pour casser les vitres, avait tonné : — « Après le
pavois, le pal pour le Tigre ! je l’assois dessus… » — et,
d’un seul gueuloir, l’Action Française avait clamé, s’était
levée, prête à se ruer : — sur quoi le bibliothécaire, hurlant
plus fort que les autres, s’était enfin décidé à faire évacuer
la salle), — les Cinq compagnons et leur escorte convinrent
qu’ils ne pourraient plus dorénavant tenir ici leurs assises ;
et s’interrogeant sur le lieu de leurs futures réunions, nul ne
s’étonna lorsque Bouchard proposa :
— « Chez la Pucelle. »

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Elle l’agréa, comme son dû.

Elle était fille de procureur, homme de tête, homme de


cœur et de droiture, mais impérieux, orgueilleux, « ireux »,
tyranneau de soi et des siens, vrai « guespin d’Orléans »,
« l’esprit de guêpe, disait un de nos vieux de la Ligue, qui
s’y connaissait : hagard, noiseux, mutin. » Mal lui en avait
pris de faire une fille, qu’il adorait et qui l’aimait, mais
« guespine » comme lui, et point disposée à lui céder. Tout
ce qu’elle pensait était au contre-pied de ce qu’il pensait. Il
n’est point sûr que s’il eût pensé le contraire, elle n’eût
point fait en sens inverse le chassé-croisé. Ce n’était pas,
comme il est trop facile d’en décréter, par démon femelle de
contradiction. C’était pour vivre. Quand un despote vous
prend tout l’air, quand il vous impose sa vérité, cette vérité
fût-elle la vôtre, elle vous opprime, elle vous tue, et on la
hait, et on courrait plutôt se jeter dans le lit de la contre-
vérité. Le procureur était imbu des vieux principes sur
l’éducation, la famille, l’État, les filles, les femmes, le
mariage, la morale selon la Loi. Henriette Ruche s’en était
déshabillée, comme des vingt pièces surannées du vêtement
féminin.
Elle avait eu le temps de faire ses réflexions. À travers
toutes les coquecigrues d’idéalisme tyrannique dont le
vieux rhéteur se délectait, elle voyait la réalité qui
l’attendait, l’avenir pauvre, gris et froid, d’une fille sans
fortune en province. Le peu qu’ils avaient, avait fondu
pendant les dernières années de la guerre. Le traitement du

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procureur était devenu tout juste assez pour couvrir les
dépenses. Que resterait-il, après sa mort ? Il ne semblait pas
s’en inquiéter. Faire son devoir ! Ceux qui demeureraient
après lui, n’auraient qu’à le faire, comme lui. Il se trouverait
bien un autre magistrat de province, jeune ou vieux, plus ou
moins laid, pauvre comme lui, qui voulût épouser sa fille.
La fille ne l’entendait point ainsi. Fini, le temps où la
femme attendait, pliée, comme sa mère, le bon vouloir du
mari !… — Un beau matin, la jeune fille qui subissait
quotidiennement les douches à principes de son père, lèvres
serrées, l’air ironique et glacée, bouillant au dedans, avait,
d’une voix tranquille et nette, articulé :
— « Ce qui est passé point ne reviendra. »
Il s’arrêta, interloqué :
— « Et qu’est-ce qui est passé ? »
Elle dit :
— « Toi. »
Suivirent des jours et des mois incommodes, où l’air était
âpre dans la maison. Il ventait fort, ou il bruinait. La plus
transie était la mère, sans armes entre les deux combattants.
Elle avait subi, toute sa vie, les exigences du père, des
frères et du mari. Elle assistait, déconcertée, non sans effroi,
et non, peut-être, sans un secret sentiment de revanche, à sa
révolte par procuration. La véhémence du magistrat s’usait
au mur de l’ironique indifférence de cette jeune fille — sa
fille — qui l’écoutait, en le perçant de son regard froid et
précis, déconcertant. Les mots lui en fondaient dans le

29
gosier : il les sentait inutiles ; pis ! ces yeux qui ne lâchaient
point ses yeux lui disaient : — « Tu n’y crois pas. « — Il
s’emportait, afin d’y croire. Ce n’était point le moyen de
s’assurer l’avantage. Elle, ne s’emportait jamais. Le
procureur eût plus aisément conquis quatre ou cinq têtes sur
l’éloquence mouillée des avocats que celle-ci, cette dure
caboche de jeune fille, aux cheveux coupés, plaqués sur le
crâne, comme par un morion. Ç’avait été une tragédie dans
la maison, le jour qu’elle y était rentrée, frais-tondue, le nez
provocant, le cœur battant, affranchie : la Dalila, qui s’est
fauchée, pour briser les chaînes de Samson ! Le vieux
bourgeois avait failli en avoir un coup de sang. Et ce don
Diègue se jugeait déshonoré par le spectacle des jambes
fines, libres enfin et jaillies de leur prison jusqu’à la pointe
des genoux, qu’en s’y appliquant, la robe-mouchoir touchait
de son bord, sans les couvrir… « O tempora ! O mores !
… » Mais si le père n’était point las de tonner, la fille le fut
promptement d’entendre tonner.
« Quand il a tonné et encore tonne,
La pluye approche et montre la corne »,

dit la Sagesse des nations. Ruche d’Orléans en montra deux.


Elle décréta posément que « querelle n’accroissait grain ni
bien », qu’à discuter ils perdaient leur temps, et, ce qui lui
importait le plus, sa jeunesse, que nul n’avait pouvoir de
ligoter aux morts les vivants, et qu’elle voulait son droit de
faire sa vie indépendante, en allant étudier à Paris. Rien n’y
fit : aucune prière, aucune menace, aucun argument. Le père

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refusa. Elle partit. Un soir, on ne trouva plus au nid la pie.
Elle écrivit, du Quartier Latin. Par peur du scandale, on
céda. Elle posait ses conditions. Le procureur posa les
siennes. Ils parlementèrent dans leurs lettres, raides et
glacés. Le père et la fille s’aimaient avec haine. L’un
assignait à l’autre un traitement de famine ; l’autre, par
orgueil, le refusa : il fallut les supplications de la mère pour
amener un modus vivendi ; elle remontra au « guespin »
qu’il était dangereux de défier une « guespine » de trouver
seule ses moyens de vivre, à Paris. Il en frémit : son furieux
entêtement lui avait fait oublier de quoi son sang était
capable, par entêtement ! Il se hâta de signer le traité.
Pension modique, contre engagement à travail sévère, que
contrôleraient les examens. L’engagement fut observé :
Henriette Ruche, qui se croyait libre des préjugés (et elle
considérait telle la vieille morale), avait une vertu et un vice
qui lui en tenait lieu : son orgueil de femme, concentré,
triple essence. Entre elle et le père, entre elle et le petit
monde de province qui la dénigrait et qui l’épiait, il y avait
un défi porté. Elle le tint. Rien à dire sur sa conduite. En
apparence, tout au moins. Elle se gardait. Quant à ce qui est
du fond, elle en faisait son affaire : elle n’en devait compte
à personne. Ce que chacun pouvait voir, c’était qu’elle
réussissait régulièrement, aux examens ; c’était, au
témoignage de ses maîtres, que sa remarquable intelligence
égalait ou distançait celle de ses meilleurs camarades,
distraits par d’autres pensées. — Et cependant, il s’en fallait
que l’intelligence fût sa raison de vie. Elle demeurait

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énigmatique à ceux qui l’approchaient. Elle l’était peut-être
à soi.
Elle habitait non loin du Val de Grâce, à l’un des points
les plus resserrés de la rue St-Jacques, — cette vieille corde
de violon tendue par-dessus le chevalet de la Montagne Ste-
Geneviève, avec des gorges et des nœuds. L’antique maison
s’infléchissait, comme sous l’archet, vibrante des lourds
autobus qui passaient. Au rez-de-chaussée, on entendait
frémir les ferrailles d’une quincaillerie et tinter les
bouteilles d’un débit de vins. La porte étroite sur la rue et
l’escalier sans jour, de pierre usée, menaient à un entresol
écrasé sous l’avancée du premier. L’unique pièce sans
vestibule, qui constituait tout le logement, ouvrait
directement sur l’escalier ; elle était reliée primitivement au
magasin du rez-de-chaussée par un escalier intérieur dans le
plancher. Le peu de jour était encore éteint par les lourds
rideaux envoyés de province. Mais la pièce, sinueuse, toute
en longueur, calquée sur le ventre de femme enceinte que la
rue dessinait en creux sur la façade, avait trois fenêtres,
dont une en œil-de-bœuf, à l’angle, dans l’avancée,
surélevée de deux marches, correspondait au nœud de la
corde du violon : elle était la seule partie de la chambre qui
reçût un jour suffisant. Peut-être formait-elle primitivement
une alcôve en tribune, qu’un rideau, fixé à une tringle,
pouvait isoler du reste de la pièce. Ruche en avait fait son
réduit. Elle y avait mis en bonne place son seul luxe, un
vieux tapis persan qui provenait de sa chambre d’Orléans,
et que la famille possédait sans doute depuis le sac de

32
quelque église au temps de la Révolution. Elle y passait une
partie de ses journées, quand elle ne courait pas les rues de
Paris ; elle s’y installait, les jambes croisées, fumant une
cigarette après l’autre, rêvassant, le sourcil froncé, éclatant
de rire au passage d’une pensée — (ses amis n’en
connaissaient rien : elle gardait pour elle seule ce rire aigu
et ces pensées) — ou, quand elle était bien fatiguée d’avoir
trotté, étendue, non tout de son long (la niche était un peu
trop « juste » pour le long corps du lévrier), mais en arc, les
genoux repliés sous le menton, et tenant dans ses mains ses
pieds talés par les pavés. Elle travaillait aussi, accroupie,
sur le plancher, ses bouquins en cercle autour d’elle, le stylo
en main, usant la dernière goutte de lumière qui tombait de
l’œil-de-bœuf sur ses prunelles inusables de fin acier, tandis
que déjà la nuit inondait les profondeurs de la chambre. Des
paravents, aux quatre coins, masquaient les diverses
« intimités », et de la toilette, et du manger, et du reste. Elle
les nommait ses quatre points cardinaux.
Très peu de meubles, dépareillés. Quelques divans bâtis
économiquement. Une longue table, chargée de papiers, qui
pouvait aussi servir pour s’asseoir dessus. Deux, ou trois
chaises. Un coffre à bois. (On ne faisait pas le feu souvent.
La vieille cheminée était un passage à courants d’air.) Les
murs maussades étaient chaussés d’étoffes aux vives
couleurs, curieusement assemblées par les yeux experts de
Ruche : la couleur était sa gourmandise ; mais, comme ces
femmes du peuple de Hongrie qui enferment dans leurs
tiroirs leurs plus éclatantes broderies, il semblait que Ruche

33
en goûtât mieux le soleil enchaîné dans la pénombre de sa
chambre. Çà et là, fichées dessus, des photographies de
Gauguin, Matisse, Utrillo, évoquaient, pour qui les avaient
déjà entendus, les timbres de leur clavier de lumière. Une
tête en plâtre de petite nonne des fabliaux, aux yeux bridés,
au nez futé, qui n’était pas sans parenté avec l’hôtesse, et
dont le moulage avait été pris avant la guerre sur une façade
de la cathédrale de Reims, accueillait à l’entrée les visiteurs.
Son sourire mince de Joconde gauloise les avertissait. Pour
achever de les mettre à l’aise (ou en défense), la petite
bibliothèque portative, posée au-dessous du miroir, contre
le mur de l’œil-de-bœuf dans le réduit, bien en vue, disait,
non sans une pointe de défi, les goûts français de
l’habitante : Villon, les Contes de Voltaire, et La Fontaine.
Le choix n’était pas dénué d’une malicieuse forfanterie ;
mais il répondait à l’instinct de race, vrai et sans fraude. Le
plaisant était que le procureur d’Orléans, qui dans la vie et
au prétoire brandissait ses foudres de carton-pâte contre les
irrévérences au Code édicté par l’État, n’eût peut-être pas
été loin, s’il avait vu sur la table de sa fille ces purs joyaux
de l’esprit des Gaules effronté, de les saluer du bonnet.
Rome et Judée ont beau remplir la bouche de France et
gonfler son sac à mémoire, le sac est de Gaule, et, dans le
sac, les bons tours : tout bon Français les reconnaît, et il les
goûte. Mais sur les rayons de Ruche voisinaient, comme il
convient, Racine avec Voltaire, Descartes avec La
Fontaine : la famille française. Et comme le déjeûner d’une
jeune scholarde frais-émoulue s’assaisonne d’un grain de
pédanterie, elle avait ajouté Lucrèce. Mais quoiqu’elle lût le
34
latin un peu mieux que ses compagnons, je crois entre nous
qu’elle ne le lisait guère et que plus volontiers elle
consultait la Princesse de Babylone. Et plus que tout, elle
aimait à lire au cœur de ces garçons. Ç’a toujours été le
livre favori des filles. Mais il n’est pas donné à toutes de le
bien lire. Ruche y était devenue d’une jolie force. Aucun
d’eux ne s’en doutait. Elle les voyait nus.
Ils venaient, ils s’installaient. Avec le sans-gêne des
garçons. Ils ne s’inquiétaient pas de la boue de la rue qu’ils
apportaient, du bruit et de la fumée dont ils remplissaient la
chambre : (il fallait ouvrir toutes grandes, après eux, les
trois fenêtres, pour qu’elles dégorgent, et que rentre le
frisson glacé de la nuit). Ils disposaient du lieu et du temps,
comme si elle n’eût eu qu’à les leur servir, sans un merci.
Mais la maîtresse du logis se payait seule ; et elle était
capable de les tenir en respect : si l’on ne s’en apercevait
pas beaucoup, c’était qu’elle en était assez sûre pour ne pas
tenir au respect. Elle en était trop sûre, probablement,
comme c’est le défaut des jeunes femmes. Mais elle était
friande de connaître tout ce qui passait dans la pensée de
ces jeunes mâles ; et elle les laissait s’en soulager, sans une
parole, un geste, un clignement, qui arrêtât leurs
épanchements. Tranquille, assise, elle se balançait dans un
rocking-chair de jardin, la cigarette entre deux doigts,
surveillant les tasses de café, que Bette bavarde leur offrait :
(c’était elle qui alimentait leurs soirées, avec le moka du
papa). Elle entr’ouvrait à peine le bec ironique, quand ils
daignaient l’interroger, ou pour aiguiller, sans qu’ils s’en

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doutent, sur la voie qu’elle désirait, les débats, on les attiser,
ou bien éteindre, d’un coup de patte négligent, par deux ou
trois mots inattendus, appliqués juste ; puis, de nouveau,
elle se retranchait dans son apparente indifférence, l’air
distraite, comme si ce n’était point elle qui eût parlé. Mais
entre ses paupières plissées, comme celles de la nonne,
guettait la lueur attentive : chien en arrêt… Bette lui était
utile pour occuper les yeux, voire les mains des
compagnons. Mais son regard, qui laissait faire, ne laissait
point passer les limites du jeu, que tacitement elle avait
posées. Ils s’arrêtaient, juste au bord. Loi de la Ruche !
Franchi le seuil de la maison, ils étaient libres, eux et elle,
comme cet Anglais, passé le canal de Suez, de violer les
Dix Commandements.
Leur langue ne s’en privait pas, même à l’intérieur de la
Ruche. Au sortir d’immonde mis à sac par la Raison et par
le Droit, il fallait bien se venger ! Cracher dessus les trois
Vertus : foi, espérance, charité. Ils en étaient quittes, quand
chacun se retrouvait seul, pour s’essuyer le visage. Ces
pauvres enfants !… Dans tous les temps, on a douté.
Chaque nouvelle génération a rejeté les billevesées de ses
aînées. Mais il y avait une différence entre ce jeu de
massacre auquel se sont livrés, dans tous les temps, les
jeunes gars de l’intelligence, qui seront plus tard les
professeurs, les procureurs, les avocats et les gardiens de
l’ordre moral et pénal du lendemain, et la révolte
convulsive de cette couvée de la grande Imposture, de la
guerre du Droit. Le doute d’avant était accommodant ; il se

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conciliait avec la vie et avec la raison ; il se mariait même
agréablement avec le : « Fait bon vivre ! » dont se léchait
ses grasses lèvres le vieux Renan. Le doute présent était un
typhon de sable et de feu qui rasait tout. Et cette « table
rase », qui n’avait pour un Descartes bronzé ou un Anatole
France désossé aucun inconvénient, était pour ces
adolescents une hallucination mortelle. Ils ne pouvaient
plus rien lire, voir ou entendre, sans y flairer le poison mêlé
à la nourriture de la civilisation : religion, morale, histoire,
lettres et arts, philosophie, lieux communs de la parole
publique, « idéalisme » quotidien. Ils le recrachaient avec
un rictus de mépris funambulesque et furieux, contre
l’imbécile quiétude des générations d’avant. Sous toutes les
formes de la révolte, ou littéraires, ou intellectuelles, ou
sociales, était la même négation de la valeur de l’esprit
humain, de quarante siècles de civilisation, de la vie même,
des raisons de vivre… Et cependant, comme cette jeunesse
n’était aucunement disposée au suicide, son instinct de
vivre ne trouvait plus qu’une échappatoire : la destruction.
Ils apportaient à démolir une rage endiablée, et ils saluaient
les patatras ! avec des éclats de jeunes sauvages : à chaque
ruine, ils avaient plus d’espace pour divaguer. — Quant à
s’arracher à leur danse du scalp pour se lancer sur une piste
de guerre, ils eussent été bien embarrassés pour choisir la
piste. Quand on nie tout, pourquoi agir ? Parce que les
pieds, les mains, toute la bête, aussi la tête, ne peuvent point
s’en passer. Mais que diable agir ? Dans quelle direction ?

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Dans tous les temps, on parle beaucoup d’action, à vingt
ans ; mais on agit surtout par procuration. Et il n’était plus
facile, en l’an de mort 1918, d’élire des fondés de pouvoir.
Dans les âges calmes, il y a toujours un personnel de grands
favoris, ou de la tribune, ou de l’écritoire, sur qui la
jeunesse peut miser. Comme ces chevaux de course ne
courent guère, n’ont pas d’obstacles à sauter, on peut sur
eux tenir le pari longtemps. Mais dans la guerre, presque
tout le lot de canassons avaient roulé dans le ruisseau. Et le
peu qui restaient étaient en train de chopper contre la paix.
Aucun ne répondait à l’attente. En quelques semaines, ce
fut affaire faite. L’équipe ancienne fut liquidée. Les deux
idoles opposées se vidèrent, l’une du son, l’autre du sang —
du sang des autres — qui les remplissaient : Wilson et
Clemenceau. Le faux tigre s’était mué en chien de police.
Et quant au candide professeur de moralisme américain en
quatorze points, il n’en restait plus rien. Selon la juste
injustice des peuples déçus, ce fut à lui qu’on en voulait le
plus. Les crânes avaient achevé de se débourrer. À présent,
ils étaient vides, vides à souhait… L’abîme… N’importe
quoi ! Mais le remplir, à nouveau !
Les Cinq qui avaient usé leurs dernières forces d’action
pratique à manifester (à part Véron) devant la Sorbonne,
pour Wilson, — que le surlendemain ils laissaient, honteux,
tomber au panier, cherchaient en vain aujourd’hui des
leçons et des exemples vivants d’énergie où s’accrocher. Le
seul qui eût conservé leur respect, parce que la loyauté de sa
parole avait pour garants la hautaine épreuve qu’il en avait

38
faite dans l’action — dans la guerre — et le stoïcisme de sa
vie, — Alain — professait la doctrine Socratique,
dangereuse pour les caractères moins bien trempés, de
séparer la liberté dans l’esprit du devoir civique
d’obéissance. Il enseignait, comme il avait fait, à mourir,
s’il faut, en service commandé de l’État, en le jugeant. Mais
sa leçon de lucide énergie, dont la voix ne dépassait point
un petit cercle d’intellectuels, risquait d’être interprétée par
les âmes molles, à l’affût de prétextes moraux pour se
dispenser de l’action et de ses risques, comme une
protestation platonique de la conscience qui s’accommode
des compromis en fait. « Obéir en refusant », est-ce
« obéir », ou « refuser » ? L’acte ne comporte point le jeu
du oui et non. L’acte est une hache, il fend en deux le Janus
bifrons. Pour être comprise, la leçon d’Alain supposait,
pour le moins, une longue patience dans la tension de la
volonté, un champ de temps illimité. Or, c’est ce qui
manquait le plus à ces garçons : temps et patience. Le
monde, ressurgi, comme Jonas, du ventre de la guerre,
allait, allait d’un rythme de bolide. Plus vite ! plus vite !
Alain n’y était plus accordé. Ainsi que les meilleurs
survivants de l’avant-guerre, il était habitué à vivre et
penser sur le plan des siècles. Des Cinq, Adolphe Chevalier
était le seul dont le tempérament s’adaptât à la mesure de ce
souffle large et lent de paysan. Mais il n’était pas, par
malheur, d’une pâte morale assez ferme pour recevoir, sans
la déformer, l’empreinte du large pouce d’Alain. Il s’y
cherchait sophistiquement un essai de justification pour
philosopher en paix et confort. — Simon Bouchard, qui,
39
physiquement, par sa rudesse d’énergie, était plus près de
l’homme Alain, aimait l’homme plus que l’idée ; et sa
brutale loyauté sans nuances l’abandonna vite, pour se jeter
sur n’importe quelle doctrine qui lui fournit l’occasion
d’agir. Agir, comme il l’entendait, à coups de poing. La
Révolution l’attirait. Mais en ces six premiers mois décisifs
qui suivirent l’armistice, elle n’arrivait point, en Occident, à
prendre forme et conscience ; les partis, inorganisés,
piétinaient sur place, comme un aveugle qui bat du bâton
contre les murs. On ne savait rien d’exact encore sur la
Russie, bloquée par les troupes de Clemenceau : ce ne fut
que par elles et leur révolte, l’avril suivant, que la vérité
commença de se faire jour sur l’étranglement avorté d’un
peuple géant qui brise ses chaînes, par les hommes d’État
renégats de la Révolution française.
Parmi toutes les déceptions de la jeunesse en ces
premiers mois de la Victoire — de la Défaite, — la plus
accablante (ils ne le dirent point, il était trop pénible de
l’avouer) fut le retour des combattants, leurs frères aînés. Ils
attendaient de leur expérience — la seule qu’ils ne missent
point en doute, car elle avait été achetée de leur sang — des
leçons de vivre. Devant eux seuls ils se sentaient modestes
et se taisaient. Ils attendaient, anxieux, la parole qui sortirait
de la bouche des aînés. — Mais les aînés ne dirent rien. Ils
se taisaient comme eux. Ils se dérobaient aux questions. Ils
parlaient de la vie retrouvée. Ils avaient hâte de rentrer dans
le réseau des chaînes de l’habitude quotidienne, d’où ces
adolescents brûlaient de se délivrer. Le pire fut lorsque

40
certains d’entre eux, après quelques jours ou quelques
semaines, se furent réaccordés au ton des conventions
imposées par l’opinion menteuse et couarde de l’arrière, et,
pour mieux s’y sentir réemboîtés, hâblèrent comme elle. À
peine si, entre tel et tel camarades du front, un regard
échangé décelait une secrète franc-maçonnerie de pensée.
Mais à ces jeunes frères qui, restés au foyer, guettaient,
imploraient le mot mystérieux, ils le refusaient. (Hélas !
avaient-ils un mot à dire ? Leur langue s’était déshabituée
de parler. À quoi bon ?…) Ce fut la grande Trahison. On eût
dit qu’ils se vengeaient de celle de leurs pères et frères de
l’arrière, qui les avaient envoyés et laissés agoniser pour un
mensonge.
Les Cinq — les Sept (en comprenant dans leur orbe, ainsi
que notre système solaire, les deux planètes femelles) — en
firent plus d’une expérience, dont ils gardèrent la bouche
amère. Un soir, ils avaient amené chez Ruche un de leurs
aînés, qui avait été l’ami d’un frère de Bouchard tué aux
Éparges : il était une gloire de leur lycée, dont il sortait,
couronné de cette attente bourdonnante, (bien décevante),
que font naître dans un cercle de maîtres et de camarades
les succès universitaires, — quand la guerre l’avait pris et
gardé, du premier jour au dernier, à part trois stages de
repos forcé et de radoubages après blessures, dans les
hôpitaux. Hector Lassus avait gagné tous les chevrons du
héros, de qui l’on escompte qu’il soit à ses cadets un viril et
sûr conseiller. Bouchard avait communiqué à l’équipe des
lettres écrites à son frère ou par son frère, dans les deux

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premières années de la guerre, où les deux amis
proclamaient haut et dur leur volonté, au retour, de balayer
la maison. Et puis, l’un s’était tu : le mort ; et le survivant
ne parlait plus. Il n’avait pas trop changé physiquement :
l’air plus mâle, plus étoffé, la peau rougie comme une
poterie, en apparence plus robuste qu’avant : (il n’étalait
point ses misères, les failles de l’organisme ébranlé par
d’inquiétants tremblements de terre) ; il était simple et
cordial ; il savait rire, et ses manières un peu brusques, aux
premiers jours, déshabituées du monde habituel des vivants,
s’étaient vite remises au pas, sans pourtant aller jusqu’aux
brutales exagérations d’hommes des bois, dont ses jeunes
compagnons croyaient devoir prendre parfois le masque
cynique : il les regardait jouer leur rôle, avec une
affectueuse ironie. Une douceur fatiguée souriait au fond
des yeux qui, sans rien perdre du spectacle, sommeillaient,
songeaient, rattrapant les heures du dormir volé, les jours,
les nuits de vie toute pure, toute brute, sans pensée, sans
but, vide de passé, vide d’avenir, pleine jusqu’aux bords de
l’instant présent, ce fleuve sans rives, dont la présence
constante de la mort et son ignoble embrassement l’avaient
sevré depuis des ans, sevré de l’ombre des saules sur les
rives, du frais des eaux, du vivre immense qui s’écoule,
jamais le même, toujours le même, de la paix des mondes
qui passent, qui passent, passent et qui reviennent,
éternellement. Aucun de ces garçons, qui devant lui
s’agitaient et plastronnaient, ne s’en doutait ; ils n’en
n’avaient jamais été privés, ils étaient trop habitués à
clapoter dans l’eau pour en sentir le bienfait. À quoi bon
42
tâcher de le leur faire comprendre ? Trop fatigant ! Un autre
jour, ils comprendront. Fais ton école ! J’ai fait la mienne…
À ces paires d’yeux, qui lui posaient leurs pistolets sur les
tempes, lui demandant avec une instance courroucée, ce
qu’il ferait, ce qu’il comptait faire, il répondait, narquois et
lassé :
— « Me retirer. »
Ils sursautaient.
— « Où ? »
— « N’importe où. Dans mon coin, ma chambre, mon
champ. »
— « Et qu’y feras-tu ? »
— « Je vivrai. »
— « Quoi ! Sans agir ? Sans même écrire ? »
— « Je n’ai plus aucune ambition. »
— « Est-ce encore vivre ? »
— « Justement ! C’est là, vivre… »
— « Explique !… »
— « Cela ne s’explique pas. »
— « Et c’est tout ce que tu rapportes de là-bas ? »
— « Assez pour moi ! S’il vous faut davantage, il faudra
que vous alliez l’y chercher. Moi, j’ai payé. »
Lorsqu’il partit, les Sept se regardèrent, blêmes, rouges,
furieux, atterrés. Bouchard disait, roulant les yeux :

43
— « Les salauds ! La guerre nous a châtré nos
taureaux. »
Quant à ceux très rares qui, pendant la guerre, avaient
tenu contre la guerre, à ceux qui avaient porté au-dessus de
la mêlée l’étendard de leur opinion, et que les maîtres de la
guerre avaient su diaboliquement flétrir de l’épithète de
« Défaitistes », — même les plus libres de ces jeunes gens
qui savaient l’inanité de cette injure gardaient la peur de
paraître la mériter, — et, peut-être, un certain mépris caché
pour ceux qui n’avaient point craint de s’y exposer. Il eût
fallu que ceux-ci eussent l’audace insolente de s’en parer,
comme d’une gloire, dans un geste de défi et de bataille,
ainsi qu’avaient fait les « gueux » de Hollande et que
faisaient à cette heure les bolcheviks de Russie. Mais leur
faiblesse était d’être trop sages et de se refuser aux
violences de la pensée, à ses excès. — Or, l’excès était la
température normale de tous ces jeunes hommes d’après-
guerre. Et Non-violence équivalait à non-sens, aux yeux de
tout l’Occident, intoxiqué de l’esprit de guerre, que n’avait
pas encore touché la lueur du Christ des Indes. Être viril,
pour ces jeunes gens, était « violer » — était a violence ».
Eux, les farauds, qui se targuaient de « n’être point des
bœufs » ! — ces taurillons en gêne de leur neuve virilité, ils
cherchaient dans le pâturage dévasté du monde, où l’herbe
grasse recommençait à pousser, les génisses avec qui
s’accoupler. Et parbleu ! celles à deux jambes ne
manquaient point. Mais elles ne comptaient pas ; elles
étaient trop, sur le marché : trop, c’est trop peu ! Ils eussent

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voulu empoigner les crins des idées-forces, des idées-
génisses et génitrices, qui devaient renouveler la France et
l’Europe. Où étaient-elles ? Leur main tâtait en vain dans la
nuit, et, dégoûtée, écartait les doigts, laissait retomber. Ils
passaient des heures à errer, parmi le chaos des choses
politiques et métaphysiques : car ils mêlaient tout
ensemble ; faute de précisions sur aucun point, ils
rechutaient toujours dans les généralités, — si générales
qu’immanquablement ils enfonçaient jusqu’au goulot dans
la poisse. Quelque sujet qu’ils essayassent de traiter, ils ne
savaient jamais par où le prendre, par où commencer, ils ne
pouvaient jamais pousser une question à fond : chacun en
savait un peu plus que les autres (un peu moins que rien)
sur un coin, où les autres mesuraient le gouffre de leur
ignorance. Ils se noyaient. Ils divaguaient. Ils ne se tiraient
du marais que par une sanglante ironie, à l’égard de tout et
d’eux-mêmes, par la négation et la violence. Marc était de
tous celui qui apportait aux discussions le plus de sérieux et
le plus franchement avouait qu’il ne savait pas. Il s’en
affectait avec amertume. Bette l’en estimait moins, et
Ruche plus, mais en secret : elle observait. Bouchard
haussait les épaules avec mépris : — « Agir, d’abord ! On
saura, après ! » Chevalier pinçait les lèvres, se taisait, trop
conscient pour ignorer son ignorance, trop orgueilleux pour
la reconnaître. Véron canonnait le vide à coups de boulets.
Sainte-Luce souriait. Il se moquait de Marc et des autres. Il
n’en faisait pas moins son choix entre eux…

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Quand ils avaient bien pataugé dans l’inconnu — le
monde, l’action, le lendemain — ces jeunes bourgeois
intellectuels retournaient, comme les mouches au sirop, à
leur littérature. C’était leur cône de lumière. Ils y
barbotaient dans le sucre et les déchets. Chacun avait son
coin du compotier, dont il claironnait l’excellence, après
s’en être gavé. Véron était surréaliste. Chevalier, Valéryen,
Sainte-Luce découvrait Proust, Cocteau et Giraudoux.
Bouchard, Zola et Gorki. Marc, Tolstoï et Ibsen… Il était en
retard, mais ceux qui l’en raillaient eussent été bien
embarrassés pour critiquer son choix : car de ces noms ils
ne connaissaient pas beaucoup plus que le son. En ce
temps-là, les jeunes navigateurs découvraient à bon
compte : tout leur était l’Amérique. Ruche, tranquillement,
venait de découvrir Stendhal ; et elle se le réservait. De son
miel, la « guespine » n’était pas prêteuse. Bette ne
découvrait rien, mais elle acceptait tout, de la bouche des
autres : tout le sucre et l’épice. Elle en avait parfois un peu
mal au cœur ; mais elle était brave, à manger.
Il venait un moment où les Sept avaient la bouche
affadie. Ils se taisaient, pâteux, saturés, mâchonnant, l’esprit
rotant, se regardant, les yeux lourds et vides de pensée. Ils
seraient pourtant restés toute la nuit à traîner ainsi autour de
la table, dans la chambre de jeune fille qu’ils avaient
pendant des heures empoisonnée de leurs cigares, de leur
souffle et de leur néant. Ils seraient restés, par épuisement,
par moindre effort, parce qu’ils étaient là, vissés sur cul, et
par attente éternelle de ce qui n’était pas venu, par effroi

46
secret de devoir rentrer sans lui. C’était l’instant que Ruche
choisissait pour rappeler qu’elle était maîtresse chez soi.
Elle levait le menton et disait fermement :
— « Assez ! J’ai droit à la vie. Vous m’avez mangé tout
mon air. J’ouvre les fenêtres et la porte… Les animaux,
allez coucher ! »
Et d’un geste décidé de sa main longue et maigre de
quattrocentista, elle les poussait sur l’escalier. Après, ils se
retrouvaient dans le froid de la nuit, dans le brouillard et
dans la boue. Et ils retrouvaient ce qui les séparait. Il se
faisait entre eux un classement : ceux qui n’avaient qu’à
rentrer au logis, pour s’étendre dans leur confort ; et ceux
qui devaient songer au pain du lendemain. Véron et
Chevalier s’en allaient avec Bette ; ou, si un taxi venait à
passer, Véron le hélait, plantait Chevalier sur le trottoir, et
enlevait Bette, pour la reconduire (à ce qu’il disait !) …Les
trois autres cheminaient ensemble, quelques moments. Le
silence tombait. Sainte-Luce, câlin, prenait le bras de Marc.
Marc n’y avait aucun plaisir ; il laissait froidement pendre
son bras inerte. Sainte-Luce ne pouvait résister au besoin de
flûter encore quelques balivernes, qui avaient plus de suc
qu’elles ne semblaient ; il lui fallait vider son carquois de
son restant de petites flèches contre les parlotes de la soirée
et les parleurs. Mais les deux autres, renfrognés, laissaient
tomber ses fusées dans le ruisseau. Il se sentait congédié, et
il ne leur en savait point mauvais gré. Il était trop détaché
d’eux tous, pour qu’il ne trouvât point un amusement de
plus dans leur rageuse volonté de se détacher de lui. Puis, à

47
l’instant le plus imprévu, il les quittait, sur une nasarde
appliquée d’une main leste, au museau de chacun des deux ;
avant qu’ils eussent eu le temps de se moucher, Puck
s’évanouissait dans la nuit. Bouchard, furieux, se retournant
tout d’une masse, lâchait au jugé dans le brouillard son
coup de fusil, un mot sanglant contre le Casimir. Après
qu’il s’était soulagé par ses grognements, ils en venaient
enfin, les deux restants, à l’objet caché, au premier objet de
leurs cuisantes préoccupations : « Comment être libres,
comment se faire libres, quand on ne sait pas comment
manger ? » Bouchard en était rarement sûr pour le
lendemain, jamais pour les jours qui suivaient. Marc était
nourri par sa mère ; et il savait que ce devenait pour elle un
problème de trouver la subsistance de tous les deux : il
rougissait à la pensée que, malgré ses résolutions, il
continuait de vivre aux dépens de Annette ; ce qu’il gagnait
ne suffisait pas à lui payer quotidiennement une demi-
portion de repas. Il devait toujours aller demander la
becquée à cette femme qui s’épuisait… « Assez ! Je veux,
coûte que coûte, plonger dans le lac et nager seul… »
Ah ! comme tous les autres soucis intellectuels, leurs
discussions de tout à l’heure sur l’art, les lettres, la politique
et l’au-delà, tout ce cliquetis de lames creuses, avec
lesquelles ils s’escrimaient, leur paraissaient en ce moment
une sotte parade d’opéra ! Avant le beau, avant l’idée, avant
la paix, avant la guerre, avant l’avenir de l’humanité, il y a
la gueule. Elle bée de faim… Fais-la taire ! Nourris-la !

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Annette ne suffisait plus à sa double charge : sa vaillance
n’y pouvait mais ! Les moyens d’existence se raréfiaient
dans sa sphère. Toute une classe moyenne de travailleurs
intellectuels, à l’ancienne mode, la meilleure part, la plus
honnête et la plus désintéressée de la bourgeoisie libérale,
était en train de mourir à petit feu, ruinée et décimée par la
guerre, par la banqueroute masquée, par l’anéantissement
de ses laborieuses économies, par ses traitements de famine
et l’impossibilité de s’adapter aux nouvelles conditions qui
exigeaient une race neuve, une race de proie. Elle
s’éteignait, en silence, sans un cri de révolte, stoïquement,
comme avaient déjà fait ses sœurs, plus tôt frappées,
d’Allemagne et d’Autriche. Ce n’était pas la première fois
que l’histoire enregistrait cet écroulement — fatal après les
grandes guerres et les crises sociales — d’une des plus
nobles ailes de la vieille bâtisse humaine. Mais l’histoire
n’a point coutume de s’y attarder. Elle est faite par les
vivants, qui marchent sur les morts, après les avoir
détroussés. Tant pis pour ceux qui tombent ! Que l’herbe
pousse sur eux, et le silence !
Annette n’était pas près de tomber. Elle avait ses jambes
et ses bras vigoureux. Nulle tâche ne lui faisait peur. Elle
était solide et souple. Elle savait s’adapter. — Mais elle
avait affaire, en plus des conditions oppressantes qui
pesaient sur sa classe, à des difficultés spéciales qui la
visaient personnellement. Dans sa classe même, parmi cette
bourgeoisie intellectuelle qui travaillait pauvrement, elle se
heurtait partout à la mauvaise volonté. Ils étaient informés

49
de son « esprit », pendant la guerre ; et ils ne le lui
pardonnaient point. Sans connaître les circonstances de son
aventure, ils savaient qu’elle avait trempé dans le
Défaitisme international (ces deux mots accouplés sont le
péché sans rémission) ; elle était sertie impudemment de la
Sainte-Vehme de la patrie et de la guerre. Elle n’y rentrerait
donc pas ! Elle s’en était elle-même fermé les portes
derrière elle. Sans qu’ils eussent besoin de se donner le mot,
elle trouva partout portes closes et visages de bois. Aucune
place pour elle dans une école, ou publique ou privée. Plus
de leçons à donner dans les maisons bourgeoises, qu’elle
fréquentait avant. On ne répondait point à ses lettres. Un de
ses anciens professeurs en Sorbonne, qui lui avait toujours
témoigné quelque bonté, lui adressa, en réplique, sa carte
avec les mots : « p. p. c. » Elle était boycottée… Ces durs
fronts entêtés des bourgeois universitaires de la vieille
souche, qui ont de grandes vertus, un esprit d’abnégation
qui les apparente à leurs modèles (trop étudiés) : les
stoïciens de Rome et les moralistes de l’antique France !
Mais ils cultivent l’intolérance implacable de l’esprit,
assermenté tour à tour au service de leur Dieu, de leur Roi,
ou de leur Loi, de leur Patrie ; et leurs narines reniflent
encore l’odeur, sinon de chair, d’âme grillée sur le bûcher
de l’hérétique et du relaps qui se refuse à leur Credo. Au
reste, qu’on ne les accuse point de n’y croire que des lèvres
et d’en esquiver le fardeau ! Nous ne les confondons point
avec ces bateleurs de la plume, qui ont fait les Tyrtées chez
soi, les fesses au feu du foyer, abritées des shrapnels devant
qui elles auraient détalé, et des semelles fangeuses des
50
poilus qui brûlaient de s’y imprimer. Ces revêches
bourgeois y allaient, de leur sang. Il n’était pas une de ces
familles qui n’eût payé. Annette le savait. Elle ne leur
reprochait point leur dureté. Cette inhumanité de la douleur
est humaine, trop humaine ! — surtout quand la douleur
n’est point sûre de ne s’être pas trompée, de n’avoir pas été
sacrifiée sur un autel douteux par de fourbes pontifes. Et
comme le reconnaître serait le suprême désespoir, elle serre
les dents et mourra plutôt que de s’avouer son erreur.
Malheur à quiconque, par son opposition à l’entraînement
commun, par son refus d’obéir, par sa seule existence à
l’écart du troupeau, fait brèche dans le Credo !
Annette recommença la course aux mille places d’un jour
ou d’une semaine, qu’elle avait dû apprendre, quelque vingt
ans avant, quand Marc était encore au berceau. Elle aurait
dû avoir plus de peine à s’y réhabituer, passé la quarantaine.
Ce fut tout le contraire. Elle se sentait plus souple qu’à
vingt-cinq ans. Une étrange euphorie, que n’expliquait peut-
être pas seulement la détente morale produite par la fin de la
guerre, devait avoir ses racines dans un état d’équilibre
physiologique, ainsi qu’il s’en produit parfois à cette étape
de la vie, pareille à un haut plateau entre deux rudes
montées : on jouit de l’escalade, de la muraille surmontée,
des précipices au fond desquels on a failli rouler, de la saine
fatigue des muscles qui ont bien travaillé, et de l’air vif d’en
haut qu’on boit à poitrine élargie. Ce qui viendra après, on
aura le temps d’y songer !… « Je ne suis pas pressée. Ce
que j’ai, je le tiens. Je tiens cette gorgée d’air. Respirons

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bien ! Le cauchemar qui pesait sur l’Europe et sur moi, la
masse de souffrances, sont dissipés pour un temps — un
temps qui passera trop vite — mais je passe aussi, tout
passe, — et de ce temps il faut savoir jouir. Je l’ai
appris… »
Elle est au stade où l’on connaît enfin le prix de l’heure
présente. L’heure est bonne à mâcher, quand on a de bonnes
dents. L’herbe a beau être hérissée de piquants ; elle est
grasse et juteuse ; même l’amertume qui s’y trouve mêlée
en relève le goût. Annette broute son pré. Elle sait que, joies
ou peines, il ne lui en reste plus beaucoup à palper du
museau et à arracher de la langue. Aussi, elle n’était pas,
comme son fils — (c’est le lot des jeunes, elle l’a connu !)
— à se tourmenter du lendemain, voire de la fin des temps.
Il le lui reprochait, au fond de sa pensée ; ses yeux le lui
disaient parfois amèrement. Il trouvait qu’elle faisait
comme les autres de ce temps, les égoïstes, les myopes, les
insouciants, les : « Après moi le déluge ! » — tous ceux
qu’il maudissait. Mais il ne la maudissait pourtant pas, elle,
elle lui était devenue, au cours des épreuves communes,
comme un morceau de soi ; et sa rancune tombait devant
l’énigmatique clarté des yeux bleus qui riaient du fils au
visage froncé. Ce qu’il ne comprenait pas en elle, il
l’acceptait, — même s’il ne l’acceptait pas chez les
autres… Injustice ? Passe-droit ? Pourquoi pas ? Il fait bon
être injuste, au profit de qui l’on aime ! Et c’est là, la
justice. Ça ne se raisonne pas.

52
Mais pourquoi donc riaient-ils, ces yeux, — même des
tourments dont les ombres passaient sur le visage du fils
aimé — même du malheur des temps — même de sa propre
peine à vivre ? Le jour présent ne lui en offrait vraiment pas
beaucoup de raisons ! S’il lui arrivait d’y songer, elle était
tentée, elle-même, de se le reprocher. — Mais elle avait une
raison, mystérieuse, terrible, de celles qu’on ne s’avoue pas,
car elles semblent un outrage à soi et à son cœur, infligé par
une force implacable venue d’on ne sait où, des sombres
profondeurs : — Mêlée à tout son amour des êtres les plus
chéris, mêlée à tout le flot de ses passions, mêlée à tout le
renouveau de sa vie amassée, dans son été de la St-Martin,
elle sentait monter l’étrange Indifférence… L’Indifférence
de ceux qui ont tant de fois usé dans la passion, la
souffrance et la joie, les liens de l’Illusion que ces liens se
détendent, et que si l’on garde leur marque profondément
encore gravée dans sa chair, c’est qu’on y a jouissance et
que, soi-même en secret, on resserre la sangle : elle tient,
parce que l’on aime, elle tient parce que l’on veut, parce
que l’on veut qu’elle tienne… Mais si l’on ne voulait
pas ?… On le sait, on le sait !… Mieux vaut n’y pas
penser… On a beau n’y pas penser. On le sait !… Clairs
yeux terribles et riants de la Liberté…
Ce ne sont point là des secrets à livrer aux jeunes gens ;
et il vaut mieux soi-même, tant que l’on veut agir, ne pas les
approfondir. Mais d’en porter le sérum injecté dans le sang,
chez une nature robuste et bien équilibrée, ne nuit pas à
l’équilibre, mais l’établit sur de plus riches éléments. Et

53
l’action n’y perd rien ; elle en devient plus ferme, plus
joyeuse, étant plus dégagée de crainte et d’espérance. On ne
saurait l’expliquer — à moins d’un guide très sage : — mais
c’est seulement à partir de ce stade qu’on commence à jouir
pleinement de la vie et de l’action, — parce qu’à toutes les
fièvres qu’elles peuvent apporter est mêlée désormais cette
lumière exaltante, cette révélation — ( « Tais-toi sur ton
secret ! » ) — que « tout cela est un Jeu ».
C’était une disposition générale de l’époque, un
phénomène d’après-guerre. L’action avait été si terrible, si
intenses les passions engagées qu’il fallait, pour pouvoir
continuer, détendre la haute pression de l’esprit : — on
jouait avec la vie ; on jouait avec le terrible ainsi qu’avec la
joie ; on jouait avec l’amour, avec l’ambition, avec la haine.
On jouait instinctivement, sans bien se l’avouer…
Redoutable danger d’une époque, qui a perdu, pour un
temps, le sens des valeurs de la vie, et pour qui les plus
graves sont devenues des jouets ! Il était peu de ces gens,
qui les uns plus, les autres moins, ne participassent à cet
esprit de jeu. — Annette, apte à sentir tous les souffles qui
passent, en subissait aussi la contagion, en apportant au jeu
son style propre. Elle y était prédisposée, l’ « Âme
Enchantée » !…
Mais au jeu de la vie, Annette cessait de s’intéresser à ses
seules cartes ; et elle en voyait mieux dans le jeu de ses
voisins, — non pas pour gagner contre eux, mais pour jouer
leur partie. Et qu’ils gagnassent contre elle, elle trouverait
moyen que tout ne fût point perte pour elle : elle glanerait

54
bien toujours sur leur champ, après rafle des gerbes, une
poignée d’épis d’amusement. Elle saisissait le comique des
situations désagréables qu’elle avait tirées à la loterie, et le
ridicule des gagnants qui l’exploitaient. Le côté
bourguignon de sa nature avait pris le dessus. Plus de
puritanisme, plus de tendance chagrine à un pessimisme que
les malheurs du temps et sa propre déveine auraient pu
justifier ! Elle va son chemin, elle est franche du collier, et
elle n’a pas besoin de faire la leçon à qui ou quoi, sur son
chemin, est bossu ou tortu ; elle en rit des yeux, se disant :
— « Le monde est comme il est. Et je suis comme je suis.
Qu’il tâche de me supporter ! Moi, je le supporte bien ! »
Même ce fils chéri, la plus chère Illusion — ( « Trésor !
tu l’es aussi, comme le reste… Lumière de mes yeux…
Sans toi, verrais-je encore ?… » ) — elle ne lui demandait
plus d’être à sa propre image, de penser ce qu’elle pensait,
d’aimer ce qu’elle aimait… Elle riait, en regardant au fond
de lui, avec ses yeux libres et curieux, ce monde
incandescent, avec des tourbillons de fumées. Ah ! tout
n’était pas beau, là dedans, il s’en fallait ! On y voyait
passer d’assez vilains animaux, de cruels et d’avides, haine,
orgueil et luxure, tous les vices de violence, mais — (
« Dieu soit loué !… Louerai-je Dieu ? Loué soit mon ventre
qui t’a moulé ! » ) — aucun vice de bassesse… Beaucoup
de petits loups… Bah ! il n’est pas sans eux de forêt de
jeunesse… « Courez !
J’ai mis dans la forêt le maître-louvetier. Qu’il apprenne
son métier ! »

55
Elle riait au cher garçon, qui répliquait au rire par des
yeux orageux.., — « Quel sans-cœur est ta mère ! pensait-
elle, amusée. N’est-ce pas, mon pauvre Marc ? Tu en as,
devant toi, des peines et des combats ! Et elle ne te plaint
pas ?… Va, elle sait (et tu sais) qu’il faut passer par là, qu’il
faut y passer seul, et que tu en sortiras, battu, moulu, blessé
peut-être, mais bronzé. Je ne me soucie pas d’une vertu sans
risques conservée à l’abri. Risque ! Et plonge sept fois sept
dans le feu ! Quand tu en ressortiras, tu me diras merci. »
C’est pourquoi elle comprit qu’il souhaitât de s’évader
d’elle et de sa maison. Si libre qu’elle le laissât et
quoiqu’elle s’abstînt prudemment de le questionner sur ce
dont il ne parlait point le premier, la susceptibilité de Marc
s’imaginait qu’il était surveillé. Il se gênait dans ses
mouvements, et s’irritait de l’entrave ; mais il reculait
devant son désir courroucé de le dire à sa mère. Elle n’eut
pas besoin qu’il le lui dît : ses brusqueries rancunières, ses
silences orageux parlaient. Elle prit les devants. — Aussi
bien, les circonstances matérielles rendaient difficile
l’habitation en commun. Les exigences d’un nouveau bail
obligeaient à quitter le vieil appartement, et la crise du
logement ne laissait entrevoir aucune possibilité de
retrouver dans Paris, à des prix abordables, une installation
qui leur convînt. Enfin, l’argent manquait ; et sa chasse
allait probablement forcer Annette à quitter Paris.

On s’étonnera peut-être qu’elle n’eût pas demandé à sa


sœur les moyens d’y rester. Car Sylvie était en mesure de

56
l’aider ; et elle ne s’y fût pas refusée. Mais il faut se
rappeler l’esprit des deux sœurs et, malgré leur mutuelle
affection, les frottements irritants entre ces deux caractères
entiers et rivaux. Elles avaient beau toutes deux se chérir et
même s’accorder, à chacune, la supériorité dans son
domaine à part : chacune regardait (cela va de soi !) le sien
comme le meilleur ; et, sans trop s’en rendre compte,
chacune tâchait d’établir sur l’autre sa victoire morale, dans
la course de la vie. Ce n’était donc jamais avec plaisir que
l’une se résignait à demander à l’autre de lui rendre des
points. Elles étaient joueuses toutes deux, — oh ! sans tenir
à l’enjeu ! — et elles voulaient gagner, sans redemander de
cartes.
Annette avait dû pourtant consentir à Sylvie la
satisfaction, d’orgueil et d’affection, de se faire avancer
quelques milliers de francs, peu de mois auparavant, pour
ses dettes urgentes, les dépenses scolaires de Marc et ses
termes de loyer arriérés. Elle avait gardé l’esprit des
bourgeois d’autrefois, qui ne dormaient pas bien, tant qu’ils
avaient une dette sur l’estomac. Mais, à sa contrariété, elle
ne fit que changer de dettes : non seulement elle n’avait pas
les moyens de rembourser sa sœur avant longtemps, mais
elle voyait revenir la nécessité de lui faire d’autres
emprunts. Sylvie s’en réjouissait. Elle projetait de s’annexer
l’activité de Annette, en la faisant participer à ses affaires. Il
y avait quelque vingt ans qu’elle en avait tenté l’essai ; sans
aucun succès. Mais, malgré les échecs, elle ne se lassait pas.
Sylvie était, comme Annette, de celles qui, lorsqu’elles ont

57
une idée en tête que contrarie la vie, peuvent s’en taire toute
la vie, mais n’en cèdent jamais d’une ligne, comptant que
l’obstination de la vie se lassera plus tôt que la leur.
Les circonstances la favorisaient aujourd’hui. L’habile
femme avait le vent en poupe ; et elle était prompte à la
manœuvre. Elle avait su profiter de l’explosion de plaisir,
de désirs, de délire de luxe, de danses et d’amusements. Sa
maison de modes, qui avait énormément gagné, dans la
dernière année de guerre, était en train de s’agrandir de
salons d’exhibitions, thé, dancings, récitals, instituts de
beauté, voire fumeries dans les sous-sols mystérieux et
luxueux. On y faisait à peu près tout ce qui pouvait être fait
— dans les limites du bon goût et du plein gré : car
l’abbesse du lieu était trop fille de Paris, libre et fine, pour
souffrir à Thélème violence et grossièreté. Pour le reste, la
bonne devise : — « Fais ce que vouldras ! »… Elle s’était
acquis, en haut lieu, assez d’obligés, pour être sûre qu’ils
l’obligeraient, en veillant à ce qu’on n’y regardât pas de
trop près.
Depuis une demi-année, elle s’était adjoint un
personnage, qui avait cru se rendre indispensable, en la
double qualité d’associé et d’amant. Indispensable, nul ne
l’était à Sylvie : elle n’était jamais en peine d’un
remplaçant, « Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme
pas »… Mais agréé, l’amant et associé l’était, pour
l’instant. Elle y trouvait à la fois son intérêt et son
agrément. « Utile dulci… » C’était un maître bateleur de la
mode. Un éclair de génie lui avait révélé que, pour mener le

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monde, il faut le tenir par le nez. Il s’était improvisé l’as de
la parfumerie, célèbre sur une rive et l’autre de l’Atlantique
par la forme de ses fioles autant que par ce qu’il y avait
dedans. Sa gloire rivalisait avec celle de Foch. Le sire
n’était pas loin de croire qu’il illustrait la France, autant.
Tout compte fait, son genre d’illustration avait coûté moins
de dépens. Il se vantait volontiers d’être le Napoléon des
femmes : c’est la moitié du monde ; il laissait l’autre au
Premier. Il signait ses produits : « Coquille » (Guy) — (de
son vrai nom : « Cocu » ; mais bien que cela porte veine,
dit-on, cela ne s’arbore point : Sylvie se chargerait bien de
faire, un jour ou l’autre, honneur à sa traite !…)
Pour l’heure, ils se tenaient, l’un à l’autre, attachés par
les sens et le bon sens, — c’est-à-dire l’intérêt. Le Coquille
portait beau ; et grâce à quelques sacrifices judicieusement
consentis à un des premiers chanteurs de la presse en crédit,
il n’avait eu point de peine à fleurir sa boutonnière, du
ruban, dont l’insigne rehaussait de 50 % le prix de ses
flacons.
Sylvie lui était une superbe partenaire. La fraîche
maturité de ses quarante ans avait pris l’éclat opulent des
nymphes de Jordaens : le sang lui affleurait sous la peau, au
front et aux tétons — un peu trop — mais elle ne faisait rien
pour en diminuer l’ardeur : c’était un de ses attraits ; il s’en
dégageait, ainsi que des yeux charnels, une buée de
volupté ; elle y paraissait baignée, splendidement dévêtue.
Quand elle se considérait dans son miroir — (et alors, plus
aucune brume aux yeux ! le regard aux sourcils rasés se

59
promenait, du haut en bas, net, aigu et précis, comme le
Petit-Caporal, au front de sa compagnie) — elle cherchait,
ironique, à retrouver les formes de la Sylvie sans gorge, la
chatte maigre des vingt ans, dans ces grasses épaules et le
verger de cette poitrine — belle récolte, pleins paniers —
dont elle étalait les fruits, sans en dissimuler l’orgueilleuse
plénitude. Car elle était assez sûre de soi pour, tout en la
fabriquant, défier la mode qui passait en ce temps le rouleau
sur le devant et le derrière des femelles. Libre aux autres !
Va pour la Vénus « apige » !
— « On te coupera, ma chère, tout ce que tu voudras… »
Mais ce n’était point gratis ! Le moindre de ses déshabillés
valait l’habillement de toute une famille. Annette l’avait
aidée à parer ses créations de noms de prix (le prix
s’ajoutait sur la note), empruntés aux belles de Primatice et
de « Fontainebelleau ». Même, elle s’était amusée à lui en
dessiner quelques libres ressouvenirs. Sylvie avait outré les
compliments, elle s’efforçait de persuader à sa sœur que sa
juste place était à la tête des ateliers de dessins, ou que son
esprit d’ordre la désignait pour tenir sous sa surintendance
les nouveaux magasins qu’elle se proposait de fonder : car
la maison essaimait dans plusieurs quartiers de Paris.
Mais Annette ne tenait aucunement à se faire le satellite
de l’astre de Sylvie. Si suaves que fussent les parfums de la
constellation, ce caravansérail des modes et des voluptés
sentait fort, pour son gré ! Elle ne chicanait pas à Sylvie ses
moyens de fortune. Mais à cette fortune elle prétendait ne
pas avoir part ; et il en coûtait déjà à sa fierté d’avoir dû en

60
accepter quelques miettes : elle n’aurait de cesse qu’elle ne
les eût rendues.
Ajoutons — (ce dont elle n’avait garde de parler) — que
le Napoléon des flacons s’était, un soir qu’il se trouvait seul
avec elle dans un couloir du magasin, permis des privautés,
qu’il n’avait pu pousser bien loin, car on l’avait, d’un geste,
fait battre en retraite ; mais si l’esprit dédaigneux de
Annette avait rayé l’incident de sa mémoire, la chair
offensée ne pardonnait pas. Chez une femme qui ne se
donne jamais à moitié, la chair est fière et, plus encore que
la pensée, rancunière.
Son parti était donc pris de ne rien accepter de sa sœur.
Mais elle laissait son fils libre de ne pas refuser : elle ne se
croyait point le droit de le priver d’une aide, s’il en jugeait
ainsi. À son âge, c’était à lui de prendre ses responsabilités.
Elle le lui dit, en évitant de jeter sur sa sœur un discrédit qui
influât sur la décision de Marc. Celui-ci était trop pénétrant
pour ne pas lire dans une pensée qui lui était devenue
familière. Il comprenait, il approuvait secrètement cette
tranquille intransigeance. — Mais il n’était pourtant pas
disposé à l’imiter. Pas pour l’instant. Il ne voyait pas
pourquoi, si on lui offrait la pomme, il se refuserait
l’occasion d’y mordre et de connaître un monde aventureux.
Il entendait bien qu’un coup de dents ne l’engageât à rien ;
et le méfiant garçon — (il connaissait, aussi bien que sa
mère, Sylvie l’accapareuse et ses ruses pour mettre sur vous
le grappin) — s’était fixé par avance cette règle d’accepter
d’elle le moins possible : car il savait que sa tante n’oubliait

61
jamais l’argent qu’elle avait donné, même à ceux qu’elle
aimait… Oh ! ce n’était pas à l’argent qu’elle tenait ! Elle
tenait à ce qu’elle pouvait tenir, avec. Il lui plaisait de
penser que, par cette créance, ceux qu’elle aimait, ceux
qu’elle voulait, lui appartenaient. Jamais elle ne le leur
rappellerait ; mais elle comptait qu’ils s’en souviendraient.
C’était comme un acte secret qu’ils avaient signé avec elle ;
et qu’ils le reconnussent tacitement, elle n’en voulait pas
plus. — Elle voulait trop. C’était ce qu’un jeune garçon
impatient du mors pouvait le moins tolérer. Il n’irait pas au
râtelier.
Annette n’avait là-dessus nulle inquiétude. Elle était sûre
de l’indépendance de son poulain. Et par avance, sa bouche
mobile souriait malicieusement au film invisible qu’elle
déroulait : Sylvie troussée, pêcheuse à la ligne, jetant
l’hameçon au petit poisson, qui, curieux, mais
soupçonneux, le frotte du nez, dédaigneux, et passe. Le
bouchon tremble. La ligne se tend. La main qui guette, la
fait, d’un coup sec, sauter hors de l’eau. L’hameçon est
vide. L’appât a filé. Le poisson aussi. Annette rit au nez
froncé de la Sylvie : elle connaît sa moue de dépit
courroucé, contre quiconque s’oppose à sa volonté. — Marc
qui, depuis un moment, l’observe, lui demande :
— « Maman, de quoi ris-tu ? »
Elle le regarde, sa mine soucieuse, ombrageuse,
perpétuellement sur le qui-vive, comme si le monde entier
n’avait pas d’occupation plus pressante que de chercher à le
happer, elle lui dit :

62
— « De toi aussi. »
— « Aussi ? Et qui est l’autre ? »
Elle ne le dit pas.
Non, ce n’est point là ce qui l’inquiète, en le laissant seul
dans cette jungle de Paris. — Car décidément, elle va partir.
Une occasion, hasardeuse, vient de s’offrir. Elle la saisit.
Après avoir tâté d’une demi-douzaine de gagne-pain, fait de
la copie, des commissions, des étiquettes pour magasins,
des recherches dans les bibliothèques pour le compte d’un
homme de lettres qui confectionnait des biographies
romancées — (elle lui apportait les documents, qu’il
déformait, afin de faire rire aux dépens de son héros,
paillard, névrosé, grotesque, paillasse de cirque
shakespearien, car c’était ainsi que la nouvelle classe de
clients, ignares, désœuvrés et potiniers, concevaient
l’histoire : comme un ana de commérages chez la portière)
— après vingt et vingt courses inutiles, d’un bout à l’autre
de Paris (elle en avait la corne aux pieds), Annette avait
enfin, quelques semaines, tenu le poste de secrétaire et de
caissière à un hôtel du quartier de l’Étoile. Elle n’y ferait
pas long feu : elle avait dû reconnaître, à sa honte, que toute
son instruction ne la rendait pas experte à débrouiller
l’écheveau de la comptabilité. Mais elle avait, au bureau,
fait la connaissance d’une famille roumaine, qui s’était
entichée d’elle. Dès les premiers mots échangés, les trois
jeunes filles se prirent de passion : elles lui confièrent sur-
le-champ tous les secrets de leurs petits cœurs. La mère ne
lui avait point fait mystère des siens, tout en la consultant

63
sur les magasins, les toilettes et les fards, — royaume de
Sylvie, auprès de qui Anette l’introduisit : (une telle parenté
n’avait pas ajouté peu de lustre à l’ascendant que sa
personne exerçait.) Il n’était pas jusqu’au père qui ne lui
contât ses bonnes fortunes et qui ne quêtât ses conseils sur
l’art de plaire aux femmes de Paris. Un assez bel homme,
au crâne rond, le teint brou de noix, ocré de bile, les yeux
opaques de glaise noire où l’on enfonce, le front bas, le
menton court et la puissante encolure, qui roulait
terriblement les r, en mignardisant. Gros propriétaire
foncier en Valachie, inféodé à un des clans de la bourgeoisie
féodale qui exploitait le pays, il avait été délégué par sa
bande à la Commission des Réparations. Mais les
oscillations brusques de la politique venaient de provoquer
un relais d’équipe mâchant le foin au râtelier ; et Ferdinand
Botilescu, la paille aux lèvres, bien repu, s’en retournait
avec les siens, à Bucarest. Avec les caisses de chiffons
qu’ils déménageaient de Paris, ils eurent la soudaine
fantaisie d’emporter Annette. Son intelligence et son goût
sûr de Parisienne, son expérience variée de la vie, ses
manières aisées et avenantes, l’art naturel de sa
conversation, leur étaient un objet d’émerveillement secret
et d’envie. En moins d’une semaine, ils se persuadèrent
qu’elle leur était une acquisition indispensable. Les jeunes
filles, un soir, se jetèrent bruyamment à son cou, avec des
rires, des larmes et des baisers claquants, ramageant
qu’elles ne pouvaient plus se séparer d’elle. Le père lui
proposa d’accompagner sa femme et ses filles, en qualité de
gouvernante, d’amie, d’institutrice, de dame de compagnie.
64
Les limites des rôles étaient mal établies. Les conditions
offertes, avec largesse et vague, étaient aussi
insuffisamment définies. Mais le tout était présenté avec
tant d’abondance de cœur, que Annette, désireuse de
s’éloigner de Paris, accepta l’occasion. Elle n’était pas
insensible à l’affection débordante des trois affectueuses
filles, qui lui livraient à nu leurs âmes primitives et
compliquées ; leur expansivité sans mesure faisait un
heureux contraste avec la nature renfermée de Marc et avec
la réserve que Annette se forçait à observer dans ses
rapports avec son garçon.
Donc, elle se décide à quitter Marc. Elle sait les risques.
Ils sont immenses. Mais on n’y peut rien. On n’est point de
race, si on n’est de taille à les courir. Qui dit la vie, il dit la
mort : c’est un duel de tous les instants.
Elle lui pose les mains sur les épaules ; à l’improviste,
elle le regarde dedans, jusqu’au fond. Dans ces yeux clairs,
il se voit nu, il a d’instinct un mouvement brusque, comme
pour voiler les parties honteuses de sa pensée. Mais elle les
a vues… Trop tard ! Il serre les narines et se ramasse sur
lui-même, irrité. Elle lui dit :
— « Mon cher garçon, je pèse lourd sur tes épaules…
Si ! je le vois, je le comprends, ne te défends pas !… Tu
m’aimes bien, mais tu as besoin de ta liberté. C’est légitime.
Ce témoin perpétuel te gêne… Je m’en vais t’en
débarrasser. Tu pourras faire tout seul tes expériences.
Quand on fait son école de la vie, les partenaires sont de
trop ; qu’ils vident la place ! On doit pouvoir gaffer sans

65
public… Va donc, et gaffe !… Tu sais, comme moi, que tes
expériences seront souvent à tes dépens… Tâche seulement
qu’elles soient plus souvent à tes dépens qu’à ceux des
autres !… Oui, mon garçon, nous nous parlons en vieux
compagnons ; je puis te le dire : j’ai plus confiance en la
droiture de ton cœur qu’en celle de ton esprit… Et après
tout, j’aime mieux qu’il en soit ainsi… Tu es violent, entier,
sans égards, prompt à prendre et à détruire… Je ne puis pas
t’épargner les injustices et les torts… Mais (c’est la seule
chose que je te demande), épargne-les aux faibles, aux
petits, à ceux ou celles qui peuvent mal se défendre !… Les
autres, c’est leur affaire et la tienne. Qu’ils encaissent ! Et
toi aussi !… Le blé est fait pour être battu. Va te faire
battre !… Comme dit le proverbe,
« Chacune mort a sa bataille

Et chacun grain sa paille. »


Je n’ai point fini de perdre la mienne. Tu es mon grain.
Passe sur l’aire, à ton tour ! Afin que Dieu fasse son pain…
« Da nobis !… » Il ne nous le donne pas. Nous le lui
donnons. C’est nous, avec nos peines, qui lui blutons sa
farine… »
— « Je n’entends pas être mangé, dit Marc, sans manger
aussi ma part. »
Il masquait sous la rudesse l’émotion que lui causait la
parole de sa mère. Elle avait touché droit au fond. Inutile de
s’expliquer. Ils se comprenaient à demi-mot.

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Ils restèrent encore un moment, l’un contre l’autre, à se
dévisager ; et il y avait, sous leur tendresse, un défi :
( — « Je t’aime. Mais je ne te le dirai point. »
— « Je n’ai pas besoin que tu me le dises. » )
Elle lui prit le menton, et rit :
— « Eh bien, mange ta part, mon petit loup. Moi, j’ai la
mienne. »
Elle l’embrassa.

La mère et le fils n’avaient point coutume de


s’embrasser. Ils se méfiaient des effusions. Ce baiser
d’adieu n’en compta que mieux. La bouche de l’une disait à
l’autre :
— « Brûle, si tu veux ! Mais ne te souille point ! J’y mets
mon sceau. »
La nuit d’après, se réveillant, le frémissant adolescent en
perçut du moins l’ordre, ainsi. Et il était trop vrai avec lui-
même pour ne pas savoir qu’il trahirait. Mais en trahissant,
il savait que c’était lui-même qu’il trahirait : l’ordre était
sien, non d’une autre. Et envers cette autre, qui avait
commandé pour lui, il était pénétré, dans cette dernière nuit
qu’ils dormaient ensemble sous le même toit, d’un respect
plus passionné que l’amour. Il retint son souffle pour
écouter le souffle qui venait de l’autre chambre. Il se sentait
chargé de désirs troubles, de pensées lourdes, il eût voulu
en partager le tourment avec elle ; mais il la jugeait trop

67
droite, trop saine, pour les comprendre ; et la confiance
même qu’elle mettait en lui l’arrêtait dans son désir de se
confier : il craignait de lui porter la désillusion.
Annette dormait. Elle le savait bien, que son garçon la
trahirait, se trahirait. Qui vit, trahit et se trahit, d’un chant
du coq à l’autre chant. Mais il suffit qu’on soit capable
d’entendre toujours le chant du coq, et qu’on se dise, à
chaque aube : — « Je suis battu. Je recommencerai… » —
Elle savait que son garçon ne jetterait jamais les armes. Elle
n’en demandait pas plus. Elle dormait.

Marc se trouva plus gêné qu’allégé par sa liberté. Elle a


toujours été le plus coûteux des biens. Elle était ruineuse, en
ce temps. Il fallait être bien riche pour pouvoir la porter.
Marc savait qu’il ne l’aurait pas gratuitement ; mais il se
faisait fort de la conquérir par ses propres moyens. Annette
eut quelque peine à lui faire accepter, en partant, une petite
avance qui lui permettait d’attendre, en cherchant, trois ou
quatre semaines. Elle n’était point dupe de cette jeune
forfanterie ; mais il ne lui déplaisait pas qu’il en fît lui-
même l’épreuve et que la vie lui donnât sur les doigts : la
mare était agitée, son canard serait secoué, mais un canard
ne se noie pas dans une mare. Elle n’en doutait point,
d’ailleurs : elle n’aurait pas le dos tourné, que Sylvie serait
là, sur le bord, appelant : — « Petit, petit !… » Le petit était
prévenu. Qu’ils se débrouillent ensemble !
Marc avait la prétention de se passer de quiconque. Il
refusa négligemment la première offre de Sylvie. Celle-ci
68
n’insista point : elle n’était, pas moins que Annette, fixée
sur la leçon qu’une prompte expérience allait infliger au
rodomont. Marc se montra piqué de la narquoise
indifférence avec laquelle sa tante accepta son refus. À la
réflexion, il y flaira de vagues raisons d’inquiétude, une
conspiration contre sa liberté. Et il n’en fut que plus excité à
la défendre.
Mais il avait beaucoup à faire : car l’ennemi venait d’où
il ne l’attendait pas. Nul ne conspirait que lui.
Il ne savait absolument pas que décider de sa vie. Et
cependant, il était urgent qu’il décidât. La vie actuelle est
une ruée aux emplois. Aux premiers qui se jetteront dessus !
Mais pour se jeter, il faut avoir choisi… Non, prends
d’abord ! Sinon, tu arriveras après la table desservie… —
« Mais si rien de ce qui est sur la table ne me tente ?… » —
« Alors, rien ne te restera que ce qui est dessous. Tu seras
chien. » — « J’aimerais mieux être loup, comme « elle » a
dit. » Mais c’est un luxe. Les exploiteurs, les maîtres du
jour, se le réservent. Le bagne aux autres, aux petits !
Où trouver l’emploi à la mesure de ses épaules ? Dans la
boutique au marchand d’habits, il n’est plus une de ces
défroques qui s’adapte à ces jeunes tailles. Pour un garçon
intellectuel et pauvre, qui a ses diplômes universitaires,
l’Université offre (offrait hier) un naturel débouché. On se
fait enseigneur à son tour. Mais l’Université est en baisse
aujourd’hui. Elle est gueuse. Et elle accepte sa gueuserie,
sans récriminer. Autrefois, cette acceptation était nommée
noble fierté. Aujourd’hui, les jeunes bouches recrachent ce

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pain moisi. Ils ne sont pas loin de l’appeler pain des
pleutres. C’est cependant à ce prix que nos grands savants
désintéressés ont enrichi de leurs labeurs l’humanité. Oui,
mais à ce prix au moins, ils défendaient leur indépendance.
Aujourd’hui, c’est leur domesticité qu’ils défendent. Ces
années de guerre ont montré en l’Université la meilleure
servante du pouvoir. Être à la fois pauvres et valets,
désintéressés et serviles, c’est trop pour l’ironie de ces
jeunes gens. Ils ont beau jeu dans leur mépris de
« l’idéalisme ». Et, par riposte, eux, ils se vantent qu’il leur
faut être riches et libres — et qu’ils le seront… Donnons-
leur rendez-vous dans dix ans !
Des Sept, deux avaient pris ; non par choix, mais par
nécessite, la voie sans joie de l’Université : Bouchard, avec
colère, avec rancune, rongeant son frein hennissant comme
un percheron en rut ; — Ruche, froide ironique et décidée,
ne livrant rien de ses pensées, de ses steppes d’ennui…
« Marche et tais-toi ! Si tu t’arrêtes, tu ne repars plus…
Mais quel est le but ? Je n’en sais rien. Y en a-t-il un ? Peut-
être qu’en marchant, on le trouvera… Si on ne le trouve on
s’en passera !… »
Marc, hésitant, les accompagnait, un bout de chemin ;
mais il était bien résolu à les lâcher, au premier tournant. Sa
mère, tout en le laissant libre l’avait engagé quoi qu’il
décidât par la suite, à profiter de son entraînement pour
prendre le grade de licence : c’était une pauvre carte dans
son jeu ; mais il est prudent de ne rejeter aucune carte,
quand on en a si peu. Elle voyait aussi dans ce but assigné,

70
sans trop y croire, une contrainte salutaire de quelques mois
pendant lesquels l’esprit indiscipliné apprendrait a faire seul
ses premiers pas. Marc préparait donc l’examen, mais sans
la foi, non seulement qu’il le passerait mais qu’il persévérât
jusqu’au bout. Son attention était trop distraite par une
multitude d’objets. Le moyen de s’enfermer dans un réduit
de connaissances poussiéreuses, où ne filtre pas un souffle
du présent ! Autour de soi, l’orbis terrarum de l’esprit s’est
immensément agrandi. Si on veut l’embrasser, même d’un
regard hâtif, pas un instant à perdre : car rien n’est sûr, tout
chancelle, on vit sans lendemain ; demain le gouffre de la
guerre et des révolutions peut m’engloutir. Et je me
condamnerais à l’ascétisme d’un régime scolastique ! Au
nom de quelle foi ? Je n’ai qu’une foi : voir et toucher.
Après croire ! Ce ne sera pas pour aujourd’hui ! Pour
aujourd’hui, voir et voir ! Et palper tout ce que je peux
attraper…
Il n’est pas le seul, dans cette jeunesse, que possède le
prurit d’impudents petits Sts Thomas. C’est autour de lui un
vertige de randonnées des aventuriers de l’esprit… pauvres
aventuriers, qui promènent par tous les climats de l’espace
et du temps leur moi falot d’un jour, avec ses préjugés, et
qui ne lorgnent rien du dehors sans loucher en dedans vers
la Kasbah, Paris, et son : « Qu’en dira-t-on ?… » Ces
« m’as-tu vu ? » qui, des deux Pôles à l’Équateur, se fardent
la gueule pour les boulevards !… Les librairies d’après-
guerre sont remplies d’un dévergondage d’écrits trépidants,
qui sentent le bar et la benzine, les grands express et le

71
radio. Ils pétaradent la pensée, bousculent l’art, la politique,
la métaphysique, et troussent les fesses à la religion. Ivres
pour un quart, mais point dupes, prêts à gouailler avec ce
qu’ils prônent ou conspuent, sincères dans leur besoin de
changer, leur voracité insatisfaite qui mord à tout et qui
recrache la seconde bouchée, la fièvre aux mains, la fièvre
aux pieds, le feu au cul. Le monde défile, toute la terre, en
caquets d’art, en câblogrammes de globe-trotters, en un
bazar d’Encyclopédie romancée. Tout mis en tas. On puise
dans le tas. Sans s’arrêter, on passe la manche d’un
habillement, on entre la jambe dans un système — trop
court ! trop long ! — on le rejette, on écornifle les idées,
sans les regarder, sans se souvenir, une heure après de la
couleur des yeux de celle avec qui l’on a couché. Qui prend
la peine de connaître l’âme vivante qui palpite au fond de
cette chair saccagée ? Le monde défile devant l’esprit,
comme un film. À l’accéléré ! Et les formes se superposent,
en se fondant l’une dans l’autre. Les doigts n’en retiennent
aucune. Ils laissent tomber. Toute la vigne est déchiquetée
par les bandes de sansonnets. On ne fera point de vin, cette
année.
Mais les sansonnets sont gris. La nuée jacasse. Dans ce
tourbillon, il faut des efforts surhumains pour s’attacher à
suivre une idée. Bouchard s’y épuise, le front contracté ; le
sang s’amasse dans les bourrelets au-dessus des yeux ; il
s’acharne à faire entrer dans ses dures méninges la glaise
compacte de ses livres d’examen. Il ne sent point le gel
polaire de sa mansarde. Il a le crâne allumé. Mais son

72
robuste estomac hurle. Il faut boucher la gueule au loup,
jusqu’à ce que les méninges aient absorbé la ration de glaise
assignée pour le jour. Quand il est au bout, la langue lui
pend de la bouche. Il descend dans la rue, comme un
furieux. Il est en quête de quelqu’un qui lui paie à manger.
Il cherche Véron. Il dit crûment :
— « Je viens t’aider à dégorger l’argent volé. Au nom du
peuple, je récupère. »
Véron a commencé par en rire. Il prétend se payer par le
mépris :
— « Tu veux un os ? »
— « Je veux la viande, réplique l’autre. Pour ta carcasse,
je te la laisse ! »
Véron rit jaune. Mais, par orgueil, il tâche de ne pas le
montrer. Quand on joue le rôle de Catilina, il faut nourrir la
canaille. On ne sait pas encore, à cette heure, si la canaille
n’aura point la force de se hisser sur les ruines. La société
est désemparée. Il suffirait de quelques énergies décidées
pour faire irruption par la brèche, avant que les défenseurs
aient repris le souffle. Mais les seuls chefs avertis sont en
Russie, bloqués, sans communication avec le gros des
gueux du monde, qui les ignorent. Clemenceau est en train
d’établir, sur la frontière de Roumanie et d’Ukraine, son
barrage de troupes Alliées, aux yeux bandés par les
mensonges de sa presse. En Occident, les « Soutiens de la
Société » auront le temps de se reformer. Cependant, en ces
premiers mois de 1919, l’air est saturé d’électricité. Véron

73
qui, par son milieu d’affaires, est mieux informé, flaire les
chances d’une explosion. Il est assez avisé pour ne livrer à
ses intimes, de ce qu’il sait, que ce qui ne risque pas de lui
nuire, ce qui fait plutôt parler qu’agir. Il n’est point fourbe,
il n’est point lâche : (aucun de ces jeunes hommes ne l’est ;
ils feraient tous bon marché de leur peau, à condition de
n’être point dupes, comme leurs aînés, ces malheureux —
ils disent : ces imbéciles) ! Mais précisément, Véron ne veut
être dupe pas plus de la Révolution que de la réaction. Il est
tout prêt à chambarder la société, si le chambardement a des
chances ; s’il n’en a point, Véron chambardera les
chambardeurs. Tant pis pour eux ! Merde aux vaincus ! Le
mépris des faibles est la morale des Véron. Que les faibles
ne se trouvent point sous leurs larges pieds !
Véron attend de voir si ceux des aurochs moscovites
sauront se frayer la trouée. Et en attendant, à Paris, il va
tâter, avec Bouchard, le ventre à la Révolution. Il ne lui
faudra pas longtemps pour diagnostiquer que le fruit est
mort. Les organes essentiels y manquent. Dans la masse
confuse de cette jeunesse révolutionnaire, ou qui se dit
l’être, il n’est pas un qui soit préparé à agir. Pour les uns,
agir est simple, trop simple : c’est cogner. Cogner dans le
tas, sans y regarder. Pour les autres, agir c’est discuter sur la
doctrine. Ils ne sont pas près d’avoir fini ; et peut-être qu’ils
n’y tiennent pas. Les doctrinaires les plus fanatiques se
trouvent dispensés d’agir, par le devoir de maintenir pure la
doctrine : l’action est toujours, plus ou moins, un
compromis. Et chez les uns et chez les autres, les gens de

74
l’action et ceux de la théorie, c’est une ignorance crasse de
la vivante réalité, de l’organisme des États géants
d’aujourd’hui, de leur appareil respiratoire et digestif, de
leurs quotidiennes nécessités économiques, des lois vitales
qui commandent aux poumons et aux tripes de ces
Gargantuas. Où et comment ces pauvres garçons, étudiants,
ouvriers ou anciens combattants, auraient-ils eu les moyens
de l’apprendre ? Véron, lui, est familier avec la tripe —
avec l’argent, les banques, les affaires, le va-et-vient
perpétuel du chantier d’exploitation, la machinerie
monstrueuse qui, sans arrêt, mâche la nature et fait passer
de l’élément à l’aliment, à l’excrément, à l’aliment… Il
écoute et il regarde ces niais, avec sa gueule de brochet.
Rire de côté, pitié féroce. Il ne les lâche point, pourtant. Pas
encore ! À l’occasion, sa supériorité incontestable en ces
questions lui assurerait le commandement. — Mais
l’occasion se présentera-t-elle ? Et il n’est point sûr que ces
imbéciles soient disposés à lui reconnaître cette supériorité.
On verra bien ! En attendant, il éructe Marx, et il traite
Bouchard de petit-bourgeois, parce que Bouchard a la
bouche pleine de Proudhon, ce cul-terreux ! Bouchard, qui
n’a pas le mot pour rire, en reste suffoqué, un moment, puis
il brame ; et c’est entre eux, pour la galerie, un assaut de
violences l’un contre l’autre, et tous les deux contre la
société. On dirait qu’ils se croient Danton et Robespierre,
qui se disputent, à la Convention, les têtes des autres et les
leurs. Mais Véron n’est pas si sot que d’y croire. Il faut être
Bouchard pour prendre tout au sérieux. Et plus Bouchard
parle et s’emporte, plus il s’enfonce dans le gouffre de son
75
sérieux. La parole dite ne le dégage point, comme tant
d’autres qui lâchent leur feu en fumée, mais elle l’engage :
elle est le cri, qui bande le muscle et lève le poing, ainsi que
chez les êtres primitifs. Véron éprouve une satisfaction
diabolique à le voir s’enferrer rageusement sur la lance du
picador : il l’y excite ; si, du même coup, il culbute le
picador, ce scarabée empêtré dans sa coque, c’est encore
mieux. Beau spectacle. Véron ne refuse pas de descendre
dans l’arène, pour voir de plus près. On ne pourra pas lui
reprocher d’avoir froid aux yeux. Il est de ceux qui poussent
avec violence à la manifestation Jaurès du début d’avril ; et
il y prend part.
Marc s’est laissé entraîner par Bouchard aux réunions des
Étudiants socialistes révolutionnaires. Il y revient
irrégulièrement, moins par goût que par curiosité : (la
curiosité d’esprit est, chez lui, une passion qu’il baptise du
nom de devoir). Il s’applique à lire Marx. Mais il ne lit pas
bien. Il feuillette. Son individualisme indiscipliné se cabre
devant l’implacable nécessité de ce matérialisme historique.
Il a beau vouloir plier, par ascétisme, son moi envahissant.
Le moi renâcle. Il ne touche au pré marxiste que du bout
des naseaux dédaigneux. Cette prééminence humiliante de
l’ « économique » sur le « psychique », le révolte. Il est
pourtant « payé » pour savoir, lui et sa mère, ce qu’il en
coûte de se heurter à l’ « économique », et qu’il faut
compter avec cela. Mais lui et sa mère, ils sont de ces
romantiques — (dirons-nous surannés ? ou éternels ?) —
dont la vraie raison de vivre est de revendiquer leur âme

76
indépendante contre toutes les fatalités qui l’oppressent. Il
n’est point dit qu’ils y parviennent, en aucun lieu, en aucun
temps. Mais ils le veulent. Ils ne seraient pas eux, s’ils
n’avaient cette volonté. Et qu’ils l’aient, même vaincue,
c’est assez. Même si un Destin l’extermine, le Destin doit
compter avec elle : elle est un fait, qui pourrait bien durer
aussi longtemps que lui. — Marc n’est pas dans de bonnes
conditions pour lire des livres qui ne lui renvoient pas le
reflet de ses désirs. Ses yeux sont hostiles. Il est encore loin
du haut esprit objectif, auquel atteint la maturité des lutteurs
aguerris, en présence de l’ennemi. Il n’écoute pas
l’adversaire jusqu’au bout ; il l’interrompt, il lui dit :
« Non ! »
Mais il y a plus : ce n’est pas seulement la pensée
opposée qu’il se refuse à suivre, pour bien connaître ce qu’il
combat. C’est toute pensée qui veut qu’on fasse effort pour
l’écouter. Il ne peut rien lire avec suite. Il est dans une
courbature de l’attention. Il a la fièvre à la pensée. Il ne peut
la fixer sur rien. Il commence vingt lectures à la fois ; il
n’en achèvera aucune. Au premier tournant de chapitre, son
esprit poursuit une autre piste. Il y en a tant qui s’entre-
croisent, que qui verrait son esprit nu, verrait un chien fou
qui tourne en huit dans une forêt, se déchirant et se heurtant
jusqu’à ce qu’il tombe sur le flanc, et dans les yeux,
dansant, des étincelles rouges. Il envie la colérique
obstination de Bouchard et la discipline de Ruche,
indifférente et réglée (dirait-on), comme un papier à
musique ; ils font ce qu’ils font : que le reste attende son

77
tour ! Mais il ne tient pas à leur ressembler. Bouchard, qui
peine et fume sur son sillon, lui fait pitié. La ponctualité
narquoise de Ruche l’irrite. Il ne la voit pas faisant
l’amour ; mais quand elle le fera, ce sera à la minute
marquée de son emploi du temps, et du même pas
indifférent. Il a envie de la jeter au bas de son lit : (car le
somnambule, en songeant à elle, vient de l’y mettre. Dieu
soit loué ! elle n’y est point…) Mais le lit est vide, et le
cerveau est plein. Quand les filles ne sont pas dans l’un,
elles sont dans l’autre. Elles s’y bousculent avec les idées.
Marc les subit rageusement. Livré pendant la guerre à ses
instincts, il a connu la femme trop tôt et trop crûment, il n’a
été retenu par rien, aucune réserve, aucun voile ; il a été
jeté, frêle et brûlant, dans le corps à corps, comme dans une
cuve de plomb fondu. Il en est sorti, brûlé, blessé. Il en reste
à vif. Il garde, au fond de sa chair, fichée la lance du désir,
le vertige et la terreur de la volupté. Son organisme aux
nerfs vibrants, comme un violon, frémit à la moindre
pression. D’une intelligence précocement aiguisée, il se
rend compte du danger, qu’il n’a confié à aucun. Il a été si
seul et si longtemps qu’il pense qu’un homme vrai doit
garder pour soi ses dangers et se défendre seul. C’est
pourquoi, lâché libre dans Paris et moralement n’ayant rien
qui l’arrête, il se garde des rencontres sexuelles, comme du
feu. Il a peur — non de l’autre — mais de lui. Il ne sait pas
s’il resterait ensuite maître de soi. Il sait trop qu’il ne le
resterait pas. Et lui qui n’a aucun penchant à l’ascétisme,
qui moralement le flétrirait de dérision, il s’y oblige, il y est
contraint. Et il le cache. Nul ne s’en doute (que les yeux de
78
Ruche). Et puis, il est fier et tyran, ainsi que tant de ceux
qui sont jaloux de leur propre indépendance : ils le sont
aussi de la dépendance à leur caprice de ceux qui les
entourent. Il veut à soi seul ce qu’il aime. Il n’est pas si naïf
que de ne pas savoir qu’il ne l’aura point. (Et qu’en ferait-il,
s’il l’avait ?) Alors, il dit : — « Tout ou rien… Rien ! »…
Rien jusqu’à la prochaine explosion !
Tolstoï prétend que la chair assaille ceux qui la
nourrissent trop bien. Marc aurait quoi lui répondre ! Les
jours sont rares, où il mange à sa faim. Aux ventres creux le
feu n’en brûle que mieux.
Il a vu baisser rapidement l’étiage de sa petite réserve
d’argent ; et, à sa honte, il n’est pas capable d’y suppléer. Il
se figurait qu’il saurait bien se débrouiller par ses propres
moyens, et qu’un garçon sobre, actif, intelligent, pouvait
toujours gagner à Paris le peu qui lui est strictement
nécessaire. Mais il faut croire que ce peu est encore trop : il
ne gagne pas. Et d’ailleurs, sait-il s’en contenter ? Il se
privera héroïquement, cinq jours ; mais le sixième, il ne
résiste pas, la bouilloire saute : en un quart d’heure, il jette
l’argent de toute une semaine. Un jeune garçon est trop
tenté ! Il serait un monstre, s’il n’avait point de tentations,
— un monstre et demi s’il ne cédait parfois aux tentations
Marc n’est pas un monstre, assurément, ni un monstre et
demi ! Il cède. Et après, immanquablement, il est navré,
moins encore de sa faiblesse que de son absurdité.
L’inutilité ou l’ineptie de ce qu’il a désiré l’atterre. Que
possède-t-on — être ou objet — l’instant d’après qu’on l’a

79
possédé ? Rien dans les doigts ! Rien dans le cœur ! Tout
vous a fui… Alors, il s’inflige — (bien mauvais remède !)
— une nouvelle période d’austérités. Naturellement, il
explosera une fois de plus, enragé. — Et s’il sait perdre son
argent, il n’a aucun talent pour en gagner. La souplesse
d’échine lui manque pour se frayer le chemin vers le profit.
Le fils de Annette n’a pas reçu ce don, de nature. Il est raidi
dans la conscience anachronique — (les soufflets de la vie
n’ont pas eu le temps encore de l’assouplir) — de la valeur
sociale de l’intellectuel ; et il lui paraîtrait indigne de
déroger ; il promène infructueusement ses diplômes et sa
petite science à dégorger. Qui s’en soucie ?
Bouchard lui dit :
— « Fais comme moi ! Tape Véron ! Le cuir de veau est
pour rien. »
Mais Marc est trop fier pour se mettre dans le cas de
subir, avec l’aumône, les marques d’outrageante supériorité
que s’arrogerait son créancier.
— « Sa supériorité ! Je ne lui conseille point de
réclamer ! Je ne lui dois rien, je lui prends ! » gronde
Bouchard ; et l’on ne sait point s’il plaisante.
Marc lui réplique sèchement que le voleur d’un voleur est
un voleur. Bouchard répond, les yeux torves :
— « La vie, c’est le vol. Vole, ou crève !… »
Oui, vivre, c’est survivre à ceux qui, dans l’éternelle
mêlée, vous disputent le souffle et la place. Nul être ne vit
qu’aux dépens des millions d’autres candidats à l’existence.

80
Marc le sait. Aucun des fils de ces années féroces ne
l’ignore. Mais si tous — sauf ceux qui sont marqués pour la
mort — ont accepté le combat, ils sont encore un certain
nombre (Dieu soit loué !) qui prétendent y maintenir un
esprit de chevalerie. Si on leur disait ce mot, ils
protesteraient : ils auraient peur du ridicule. Mais les mots
seuls sont démodés. L’esprit maintient, sous toutes les
modes, l’impérissable armature de ses grandes vertus et de
ses grands vices. Un Marc eût été Marc, même dans les
temps Mérovingiens ; et il restera Marc jusqu’à la fin des
temps.
Il n’ira donc pas demander — même impérativement —
l’argent à un Véron, qu’en son cœur il méprise. Il a même
hésitation à accepter, aux réunions chez Ruche, un de ces
billets de théâtres, concerts ou expositions, dont Véron a
toujours les poches pleines, et qui ne lui coûtent rien.
Pourtant, certains programmes mettent à l’épreuve sa « non-
acceptation » ; et il le déguise mal : Ruche le voit ; elle
s’amuse de ces secrets combats entre un orgueil jaloux de
son indépendance et une convoitise enfantine des
distractions offertes : l’un et l’autre sentiments lui sont
familiers, et Marc lui en paraît plus proche. Elle s’accorde,
une fois, le plaisir maternel — (encore un mot démodé,
qu’elle répudierait !) — de prendre à Véron un de ses billets
de concert, qui a fait passer dans les yeux de Marc un désir
rageusement refoulé ; et quand ils sont, elle et lui seuls
ensemble, elle se souvient qu’elle ne peut profiter du billet
et elle le lui passe : de sa main, il n’a plus de motifs de

81
refuser. Ce n’est que quand Marc est déjà assis au concert
qu’il se demande, pris de méfiance, si c’est pour elle que
Ruche avait accepté le billet, elle qui se soucie de la
musique, comme de la pluie qui tinte sur ses carreaux ! Il
est si ombrageux que cette pensée lui gâte le plaisir de la
soirée. Un autre en saurait gré à Ruche. Lui, est vexé de
s’être trahi devant elle…
Il commence à penser qu’à tout prendre, s’il y est obligé,
il lui serait moins humiliant d’accepter l’argent de Sylvie
que les cadeaux des autres. Mais après l’avoir refusé, il est
sans gloire de le redemander. Et bien que la caisse soit à
sec, depuis hier au soir, il tient bon, le cœur encore plus
crispé que l’estomac… Sa chance veut que, cette après-
midi, Sylvie qui passe en son auto l’aperçoive, de son œil
de pie sur la branche, et le hèle. Il lui faut se tenir à quatre
pour ne pas bondir dans l’auto… Tout de même, il a bondi !
Mais il a la satisfaction de sentir que du moins, aussitôt
après, il a repris, en écoutant la bavarde, son air
condescendant ; et lorsqu’elle s’avise, après avoir raconté
ses affaires, de s’informer de celles du neveu :
— « Et tu sais, l’argent pleut, en veux-tu ? J’en ai de
trop ! »
il répond, de son air le plus dégagé, un peu fat :
— « Oh ! mon Dieu ! si tu veux ! J’en trouverai
l’emploi. »
Elle lui dit :

82
— « Polisson ! Tu ferais mieux de venir t’amuser chez
moi. »
Mais elle lui bourre ses poches. Quand il veut
l’embrasser, elle lui montre au haut de sa joue l’endroit où
ne pas déranger son fard. Elle lui pince le museau : elle le
trouve pâli, un peu creusé, joli, le regard plus instruit, —
plus intéressant : il n’a point perdu son temps, depuis qu’il
est lâché dans le pré…
— « Promets que tu viendras ! Allons, promets !… »
Il dit, avec son impertinence de Chérubin :
— « Promis ! tu as payé d’avance… »
Elle repousse le museau, où la trace des deux pouces
s’est marquée :
— « Gueux ! dit-elle en riant. Viens toujours ! tu verras !
Je ne paie jamais qu’après… »
Il attend que l’auto ait filé, pour aller dévorer, au premier
restaurant, une tranche de viande saignante. Son souple
estomac rattrape, ce soir-là, les deux repas perdus. Et il
pense que Sylvie tout à l’heure était belle comme un diable.
Quelle braise dans les yeux ! Et quelle odeur ! Il la lèche sur
ses lèvres… Pourtant, il n’est pas pressé de tenir sa
promesse. Il fait encore la sourde oreille, lorsque, quinze
jours après, il reçoit de sa tante un rappel, en coup de vent :
— « Galopin ! Et ta dette ? »
Ah ! non, on n’aura rien de lui, si on le lui demande ainsi.
Mais, chaque jour, et surtout quand il vient de lire dans la

83
presse du Parfumeur-Roi que la jolie parfumeuse a, dans ses
salons, offert aux maîtres de la finance et de la politique,
flanqués de leurs femelles, escortés de leurs bouffons de
l’art et de la presse, une fête princière, avec les
divertissements de danse, musique et comédie du dernier
bateau, il brûle d’y aller voir. Que lui en coûte ?

Il lui en coûte beaucoup plus qu’il ne veut se l’avouer. Il


ne veut pas se l’avouer, mais il ne peut pas l’ignorer il se
sait en danger. Il est comme le jeune Hercule, à la croisée
des routes ; et si Hercule même a pris celle de la quenouille
et de l’oreiller, il y a peu de chances pour qu’un enfant
perdu de Paris, qu’appelle Omphale à chaque tournant de
rue, prenne la route du renoncement. Marc mesure des yeux
le plaisir et la peine, les escarpements à pic qu’il lui faudra
escalader ; et dès les premiers pas, il se sent si fatigué ! La
tête lui tourne, les membres lui font mal, une langueur
insidieuse lui coule dans les jambes. Comme tous les jeunes
hommes qui l’entourent, l’aspiration vers l’en bas, le
gouffre d’oubli — l’oubli, le plus fort appât de la
volupté !… Échapper à soi-même… Se dérober à la tâche…
« Qui me l’impose ? Le destin de ces temps inhumains ?
Ai-je demandé à y vivre ? Je le rejette !… Je ne puis. Ce
destin, c’est moi. C’est moi seul qui me commande de
gravir là-haut… Mais quelles chances d’atteindre là-haut ?
Et quand, après des peines épuisantes, j’arriverai là-haut,
usé, vidé de ma substance, qu’est-ce que je trouverai ? Et

84
trouverai-je quelque chose ? Ou, sur l’autre revers de l’arête
coupante, le néant ?… »
Néant partout et mort ! Cette guerre que l’on dit finie
(elle dure encore) a ceinturé l’espace de sa barre de gaz
asphyxiants. Elle bloque l’horizon. Elle est le fait —
l’unique qui s’impose à tous ces jeunes hommes. Toutes les
idéologies qui la nient ou qui, ne le pouvant, prétendent la
célébrer, sont des garces, des faces à soufflets. Je leur fesse
la gueule ! La guerre est là. J’ai sa griffe à mon cou et, dans
mon nez, son souffle putréfiant. Si je veux vivre, il faut me
dégager et fuir, ou bien passer au travers. Passer au travers,
c’est savoir ce qui est au delà… Savoir, pouvoir ! Le
pourra-t-on ?… Et fuir est une autre forme, plus basse, de
savoir. Savoir que la bataille est perdue. Sauve qui peut !…
Ne peut se sauver un Marc Rivière qu’en traversant les
lignes ennemies. Fuir en avant !… Il se le répète, afin d’en
être bien sûr… Mais en est-il sûr… ? Autour de lui, c’est
une débandade d’hommes jeunes et vieux qui prennent
leurs jambes à leur cou !
Une ruée vers la porte de sortie : — les dancings, les
sports, les voyages, les fumeries, les femelles — le plaisir,
le jeu, l’oubli — la fuite, la fuite…
Il y avait vingt façons de fuir. Et pas deux sur vingt qui
eussent la loyauté de convenir qu’elles étaient une fuite. Il
faut être bien fort, pour se mépriser et, se méprisant, garder
l’élan à la vie ! Les plus distingués évoquaient, comme
Adolphe Chevalier, le refuge de l’art et des champs… La
Première Églogue (la Seconde aussi)… Ah ! le bon exemple

85
d’un vaincu comme eux, le doux Virgile de l’après-guerre,
chantre après dîner des proscripteurs, des nouveaux
riches… (Ô ironie ! que ce soit l’ombre dont ait choisi la
main molle pour le guider, l’âpre Dante !…) Encore le
Mantouan pouvait-il invoquer son : « Deus nobis haec
otia… » Mais pour les jeunes Tityres et Corydons
d’aujourd’hui, aucun Deus n’est venu. Et il leur eût fallu
une forte dose d’illusion, pour s’imaginer que le prochain
bouleversement du vieux monde oubliera dans leur
douillette ceux qui tâchent de l’oublier en s’hypnotisant
comme la poule devant le trait de craie, aux tables de jeu de
l’art, où le croupier est l’esthéticisme émasculé, dont les
mains blanches, les sales mains, n’auraient garde de se
commettre avec l’action, — ou ceux qui comptent que le
vieux foyer, l’antique toit de la tradition, la séculaire vie
domestique et rurale, qui a su abriter leurs pères, pourra
continuer à les défendre contre les assauts de la tempête.
Comme si les tempêtes à venir laisseront un seul gros mur
debout ! Malheur aux joueurs de flûte, qui se retirent de
l’arène avant que la bataille ait décidé ! Quelle que soit
l’issue de la bataille, le vainqueur les foulera aux pieds. Et
leurs chants iront en poussière… Mais peut-être qu’en
secret ils supputent que le Déluge attendra qu’ils aient fini
leurs jeux sur le sable, pour venir les balayer ?. Il leur suffit
de jouir du quart de jour qu’il leur reste. Ils trompent leur
vie.
Qu’ils aient au moins le franc cynisme de le dire ! —
« Demain, je serai mort. Demain, je n’aurai plus de bouche.

86
Je n’ai qu’aujourd’hui. Je mange. » — Mais ils s’évertuent
à se trouver ou l’une ou l’autre (n’importe laquelle !)
justification idéologique… Pourquoi ce leurre ? — Parce
que les intellectuels qui abdiquent ont besoin de se cacher
l’abdication par des raisons. À moins que par des raisons ils
ne se la prônent. Ils ne peuvent rien faire sans raisons. Leur
instinct a désappris de marcher seul. Lâches ou braves, il
leur faut toujours un « pourquoi. » Et quand on en veut, on
en trouve toujours. Les fuyards de 1919 n’ont jamais
manqué de motifs sages et profonds pour foutre le camp !…
Marc méprise ceux qui fuient. Il les méprise avec une
violence qui est une défense contre sa propre tentation de
fuir. Et comme, d’avance, il tremble de n’y pouvoir résister,
il se ménage un semblant d’excuse, en réservant son
implacabilité contre les fuyards qui mentent, contre ceux
qui s’efforcent de dorer leur fuite. La loi de vérité du clan
des Sept : « Sois ce que tu veux ! Fais ce que tu veux ! Si tu
veux, fuis ! Mais dis : — « Je fuis ! »
Ils ne le disaient pas. Même les Sept, ils commençaient à
équivoquer. Le premier, Adolphe Chevalier, excipait, ore
rotundo, du devoir de « l’accommodation au réel », pour se
retirer dans ses propriétés… « Arrangez-vous ! Moi, je
m’arrange. Je suis réaliste… » (Un mot qui fit fortune en ce
temps. Il permettait de faire ses affaires, en prétendant
infuser au pays le sang nouveau d’un pragmatisme
politique, sain et viril, qui s’opposât à l’idéologie creuse des
générations précédentes… L’idéologie de ces générations

87
n’a pourtant jamais empêché les habiles gens d’arrondir
leur pelote ! …)
Véron et Bouchard perçaient à jour la vertueuse
Géorgique de Chevalier, et ils l’écrasaient de leurs
sarcasmes. Mais eux aussi trichaient. Tout leur tapage de
Révolution était un jeu qui les dispensait de l’action. Quand
ils vociféraient entre copains pendant des heures,
pulvérisant la société, quand ils brossaient le plan vigoureux
d’une future manifestation, ils jouaient aux soldats de
plomb.
Le seul qui reconnût la situation, sans chercher à la
déguiser, était celui de qui Marc eût le moins attendu la
franchise : Sainte-Luce. Il préparait, aux deux Écoles des
Sciences politiques et des Langues orientales, sa carrière
dans les consulats. Mais il entendait bien ne pas
s’enchaîner. Il ne cachait point que son objet était l’évasion.
Au lieu de la chercher au dehors de la machine, dont les
courroies et les pilons auront tôt fait de vous happer, il
prétendait la trouver au cœur. Creuser sa niche dans le
centre même de l’ouragan. Et de là, voir, connaître, agir et
jouir, sans attaches avec rien. Libre et lucide, échapper à
l’universelle servitude, en exploitant cyniquement les
intérêts des maîtres du jour et en les jouant, — mais sans
ambition et sans lucre, cherchant seulement à saisir
l’instant, sans jamais se laisser saisir par lui, et toujours prêt
à l’abandonner, avec sa vie : car les êtres de cette espèce
sont détachés de tout et d’eux-mêmes. Des éphémères qui
dansent dans le tourbillon de l’instant… Il ne daignait point

88
s’expliquer aux camarades, qui l’ironisaient. Véron lui
disait, bonhomme et brutal :
— « Tu te vends ? »
Et Bouchard à Véron
— « La fille suit sa nature, r
Et Adolphe le cossu se taisait, dédaigneux, et il ne
comprenait pas comment on pouvait aliéner sa liberté à
l’État. Et Marc se taisait aussi, mais son silence était sans
outrage : car il devinait en partie les raisons du fin et félin
garçon, qui ne se donnait point la peine de se défendre. À
quoi bon ? Mais conscient de l’attrait (mêlé de répulsion)
qu’il exerçait sur Marc, Luce lui disait, désignant les trois
augures, avec son joli sourire qui creusait la fossette à la
joue :
— « Qui de nous, le premier, trahira ? »
Et sur-le-champ, posant sa main câline sur celle de
Marc :
— « Mais le dernier, ce sera toi. »
Marc écartait sa main, grondant. L’éloge était pour lui un
affront. Les yeux de Luce le caressaient. Il savait que Marc
aussi le méprisait ; mais le mépris de Marc ne l’offensait
pas, il était sans injure ; et des camarades, Marc était le seul
à qui Luce en reconnût le droit : car Luce l’avait jugé le seul
qui jouât et qui jouerait franc jeu jusqu’à la fin… Bouchard
aussi, peut-être ? Mais cette franchise de brute n’avait, pour
Luce, aucun intérêt. L’aristocratique garçon ne se sentait le
« semblable » que d’un homme à l’esprit lucide et fin
89
comme lui, où la vive pensée affleure sous la peau. Marc
avait beau lui être de caractère opposé et hostile. Ils étaient
de pair. Et Marc aussi le sentait. Avec colère, il devait
s’avouer que Sainte-Luce lui était, de tous, le plus proche
— le seul proche. Il se laissait prendre le bras par lui, et
confier ce que Luce ne livrait à aucun autre : tout ce
machiavélisme juvénile et roué, d’une expérience
incomplète, mais précocement aiguë et désabusée. Et il n’en
était pas révolté. Tl n’avait que trop lui-même la
connaissance innée de ces instincts tentateurs. Le sang de
Annette, chez lui, était mêlé à celui des Brissot. Quand on
méprise les hommes, n’est-il pas légitime qu’on se serve
d’eux, et de leurs idoles stupides ? Les Brissot ont toujours
été des maîtres à ce jeu ; tant ils y sont rompus, on jurerait
qu’ils s’y laissent prendre ! Mais il n’y a point de risque !
La légion des Brissot savent à temps retirer du jeu leur
épingle — leurs épingles — toute une pelote… Oh ! Marc
les connaît bien ! Il les a dans le sang. Il lui prendrait
souvent un furieux désir de jouer les « Volpone »… Mais il
jouerait mal. Il est trop excessif, il ne résisterait pas au
prurit de trahir son mépris au milieu de son rôle ; et pour
finir, après avoir piétiné les autres, il trépignerait sur lui…
Sainte-Luce a la juste dose du mépris, riant, aimable,
humain, — ainsi qu’il plaît aux hommes (car le mépris leur
plaît, quand on y met les formes et la dose modérée.)
Le plus étrange, c’est que par une contradiction qu’il ne
peut s’expliquer, Marc est, au fond, enragé de l’idée de les

90
sauver. Il n’en veut pas convenir ; et quand Luce le lui dit, il
s’irrite. Mais quand Luce, ironique et courtois, ajoute :
— « Non ? Tu es le meilleur juge. Si tu dis non, nous le
dirons aussi… »
il est trop véridique pour ne pas dire : oui… Faut-il être
stupide ! Sauver, sauver les autres, quand on a tant à faire
de se sauver soi-même, et quand les autres ne se soucient
point que vous les sauviez ! Marc le sait aussi bien que
Luce. Mais il n’y peut rien : il est ainsi. Ce sont des forces
opposées de sa nature. Et celle qui lui vient de sa mère est
peut-être erronée ; mais elle lui tient au nombril. Et — qu’il
soit franc ! — il y tient. S’il aurait honte de l’exposer à
l’ironie des autres, dans le secret du cœur il en est fier —
plus fier de cette erreur que des vérités contraires. Elle lui
donne goût à vivre. Elle lui soutient le menton au-dessus de
l’écume. Sans elle, il n’aurait plus que lui, lui seul, le seul
intérêt de soi — l’ardeur de connaître, sans doute, et de
voir, et de prendre, et d’être, — mais pour soi seul…
Seul !… C’est terrifiant !… Il faudrait être plus fort qu’un
garçon de vingt ans pour le porter sans convulsions. Luce le
porte, parce qu’il n’y pense point, il se défend d’y penser, il
ne s’arrête pas pour regarder au fond ; il fuit, il fuit à la
surface…
Marc ne peut fuir, en rien. Ni dans le plaisir, ni dans la
peine. Le fond émerge de la mer, comme ces îlots
volcaniques que projette le feu intérieur, et qui s’effondrent
dans un frisson perpétuel du gouffre. Il campe sur un sol
miné. C’est pourquoi il cherche des yeux, au dehors, une

91
main — la main des hommes, à saisir… — Pour qu’ils le
sauvent ? Non, il sait bien qu’il n’a rien à attendre d’eux…
Pour les sauver ! Même quand on la sait une illusion, la
pensée d’avoir charge d’âmes, en peuplant notre solitude,
prête aux natures généreuses des énergies décuplées.
— « Joue ton rôle ! lui dit Luce, indulgent. Je serai le
public. »
— « Un public tel que toi, dit Marc avec amertume suffit
à tuer la pièce. »
— « Il t’en faut un, pourtant. »
— « Ce sera donc moi. Je serai le public et l’acteur et la
pièce. Je le sais, je le sais que je suis l’étoffe d’un rêve ! »
— « De le savoir, c’est quelque chose ! » acquiesça Luce,
échangeant avec lui un regard d’intelligence. « C’est plus
que n’en soupçonneront jamais nos compagnons. »

Ils se laissèrent pourtant enrôler dans la manifestation du


premier dimanche d’avril.
Les esprits, en ces jours, étaient sous haute pression.
L’acquittement criminel de l’assassin de Jaurès — ce
second assassinat — au cours du mois de mars, a souffleté
ces jeunes gens. La sève de violence monte au cœur de
Paris, avec celle du printemps. Même les plus calmes de ces
étudiants, les agnelets chrétiens, bêlent après le Bon Pasteur
de la Révolution. Même les pâtres de bucoliques sonnent
sur leurs flageolets des ritournelles de marche : « Formez
vos bataillons !… » Même Adolphe Chevalier, qui ne
92
concevait, pour son compte, l’action — (la passion aussi,
prétendaient les mauvaises langues) — que la plume en
main, devant son écritoire, se résigna à prendre place dans
les rangs de cette foule, dont la promiscuité faisait souffrir
sa délicatesse. Il ne fallait pas avoir l’air de se dérober, pour
la première fois qu’on agissait — (qu’on feignait d’agir) —
et qu’il pouvait y avoir du danger.
Ils se retrouvèrent donc six sur sept — (la seule Ruche,
indifférente, sachant d’avance, était restée au logis) — dans
l’avenue Henri-Martin, parmi un peuple qui jubilait.
Étrange commémoration d’un grand mort, non pas une fois,
mais vingt millions de fois vaincu, vaincu dans les vingt
millions d’assassinés par la guerre, comme lui, tué par
derrière lâchement par ses ennemis, et lâchement trahi par
ses amis !… Et sous le buste de Jaurès, vacillait
l’incertitude d’Anatole France. Guidé par un infaillible
instinct, Chevalier, la Bette au bras, s’était glissé vers le
vieil homme, dont la présence en cette funèbre kermesse
rassurait son intelligence. Et le vieil homme était bien aise
de rencontrer dans cette houle de passants, dont les visages
et les cris lui étaient problématiques et lointains, la rose
Bette radieuse, sur la bouche de qui poser les yeux. Il la
voyait comme elle était, fraîche et moelleuse, sotte à
souhait, bien reposante pour l’esprit. — Mais dans les
groupes les plus excités, au premier rang, Véron tenait en
laisse Bouchard aboyant, et il guettait le moment de le
déchaîner. — À quelques pas, Sainte-Luce et Marc, coude à
coude, échangeaient leurs réflexions ironiques, et ils ne

93
perdaient rien du spectacle. Et, sans le savoir, Marc était
pour Luce un morceau du spectacle : car on le voyait secoué
brusquement par les ressauts de la foule. Il avait beau se
moquer d’elle, amèrement. Il était couché dans son lit. Elle
faisait passer en lui ses frissons. Sainte-Luce surprenait sur
le visage du compagnon, des contractions, de durs éclairs,
le pli mauvais aux narines, mâchoires serrées, et, sous le
menton, le flot de fureur agglutinée, qu’il ravalait avec sa
salive. Fraternellement, il veillait au grain, s’apprêtant à lui
épargner une imprudence, et il savait détendre cette vapeur
comprimée, en lui ouvrant la soupape d’un éclat de rire, par
quelque saillie inattendue. Il se faisait la remarque qu’un tel
visage était un océanographe des courants sous-marins dans
la foule. On y lisait la tempête, quelques secondes avant…
Et soudain, Sainte-Luce y lut la tornade. Avant qu’il eût
eu le temps de la constater autour d’eux, claquaient les
coups de revolver. La police chargeait les anarchistes, qui,
le drapeau noir éployé, foncèrent sur les agents de
Guichard, à coups de triques, et les mitraillaient de grilles
de fonte mises en morceaux. Sainte-Luce et Marc furent
emportés par le flot ; en un instant ils se trouvèrent jetés au
cœur de la bagarre ; et toujours poussés, ils passèrent,
trouant la barre des agents. Ils avaient vu, au pas de course,
luire des lames de couteau, et des visages ensanglantés. Et
devant eux, Bouchard enfonçait, à coups de crâne, le ventre
d’un Goliath de police. En descendant les Champs-Élysées,
leur bande réduite se reforma en colonne ; mais Chevalier
n’y était plus… « Passez, muscade !… » Il avait su, fort à

94
propos, avec sa compagne, se hisser sur le perchoir à
Anatole, pour lui servir de garde du corps. Au bas de
l’impériale avenue, de nouveaux combats attendaient les
manifestants ; ils n’étaient plus de force contre le nombre
de l’ennemi. Il fallut que la troupe se disloquât et qu’on
tâchât, par petits groupes, de rentrer dans Paris par une des
voies de traverse, quitte à opérer ensuite le rassemblement
sur la place de l’Opéra. Marc vit Véron, passant devant la
bouche d’un caniveau, y jeter son revolver ; et Véron, qui
surprit le regard de Marc, lui dit en riant :
— « Il a droit au repos. Il a travaillé. »
Mais Bouchard refusa de se défaire d’un long couteau qui
lui gonflait la poche, et qu’il exhibait seulement par
bravade : car ses lourds poings lui suffisaient.
Sainte-Luce n’avait point lâché le bras de Marc, trop
occupé pour s’apercevoir de ce grappin, qu’il abhorrait ; il
était pâle et excité, parlait tout haut, ne voyait pas que le
sage pilote, au gouvernail, détournait la barque vers la
gauche et lui faisait franchir les plates-bandes de l’avenue,
le dirigeant vers une issue. Comme un enfant, il s’amusait à
sentir sous ses pieds l’herbe défendue, et il eût voulu
s’arrêter pour arracher une branche en fleur de marronnier.
Mais la police avait prévu le mouvement de côté, et elle
précipita la débandade. Bon gré mal gré, la dignité générale
dut céder au souci du salut particulier ; il fallut prendre ses
jambes à son cou. Aux environs de la Madeleine, au
débouché d’une rue étroite, les quatre compagnons suivis
des rares survivants — « rari nantes » — de la colonne, se

95
heurtèrent à une vague de policiers en civil, qui les
attaquèrent avec fureur. La mêlée fut courte, mais sauvage.
Marc eut juste le temps de voir Bouchard qui ruait contre
une grappe d’agents, roulant par terre sur un agent, sous un
agent, et piétiné à coups de talons. Le vaste coffre de Véron
résonnait comme une peau de tambour sous les poings qui
le bourraient. — Et Marc fut tiré par le bras, si brusquement
qu’il chancela, faillit tomber, vit une masse d’acier — la
poignée d’un sabre — s’abattre près de sa face qu’elle
érafla, se retrouva à quelques pas, toujours agrippé par
Sainte-Luce, qui venait de lui éviter un coup mortel. Ils
détalèrent, poursuivis, par un lacis de rues formant toile
d’araignée autour du boulevard. Les devantures des
magasins se fermaient en hâte. Marc ne voyait rien, le sang
lui coulait sur les sourcils, et la tête lui bourdonnait. Il
entendait derrière lui vociférer les poursuivants. Il se laissait
entraîner par Sainte-Luce, qui n’hésitait point, sûr de sa
route. Après avoir fait un ou deux crochets, au coin d’une
rue, Luce tambourina, comme un lapin, aux volets fermés
d’une boutique de modiste ; il appelait :
— « Anie !… »
Prestement se releva le panneau de fer, qui fermait le bas
de la porte ; il fallait se plier en deux pour passer : Luce
poussa Marc, et le suivit à quatre pattes. Des mains de
femmes avaient saisi par les oreilles les jeunes garçons et
les tiraient. Le panneau de fer retomba derrière eux. Ils
étaient dans le noir, sur les genoux. Un agent gueulait au
dehors, grêlant sur les volets. Marc, essayant de se relever,

96
entendait contre sa joue un souffle rieur qui faisait : —
« Chut ! » ; et ses mains, en voulant s’appuyer,
s’emboîtèrent à deux rondes cuisses, au pli du genou. Ils
restèrent muets et sans mouvement ; et les filles étouffaient
leurs rires. Un coup de sifflet rappela impérieusement
l’homme aux grêlons, qui s’entêtait ; il dut, jurant, rejoindre
le gros de l’armée : là-bas, la bataille continuait de gronder,
et l’on avait d’autres chats à fouetter. Le silence revint dans
la rue. Alors, Marc, dont le crâne fiévreux s’apaisait,
s’aperçut qu’il était à genoux, dans la nuit, contre une fille à
genoux, et qu’une bouche chaude, qui sentait l’ambre, se
posait sans façons sur la sienne, en lui disant : —
« Bonjour ! » Il dit : — « Bonne nuit ! » Et l’autre rit, et elle
dit :
— « Et maintenant, si l’on se voyait ? »
Ils se relevèrent, et l’on alluma, non l’électricité, mais un
bougeoir, dont la flamme longue et fumeuse se cachait dans
le creux d’une main. On se présenta. Elles étaient deux :
Ginette et Mélanie, les deux sœurs, dix-sept et vingt ans.
L’aînée, brunette ; la petite, rousse à la peau blanc de lait,
toutes deux fardées, bien entendu ; de petits plis rieurs aux
coins des yeux vifs et gonflés, et des museaux de petites
belettes, tendus en avant. Mélanie était la maîtresse de
Sainte-Luce. Ginette aussi, probablement. Ce qu’on a de
bon, comme le mauvais, on le partage en famille. Il y eut
bien des rires et des mots. Elles racontaient toutes les deux
la même chose, en même temps, ou le répétaient, l’une
après l’autre, dans les mêmes termes, et riant de plus belle

97
toutes les deux, comme si la seconde fois était la meilleure.
Elles tapaient des mains, se réjouissant de l’aventure ; et
cette veine qu’elles avaient eue, d’être debout sur leur
escabeau, regardant par une fente de la devanture, quand
Luce poursuivi avait frappé !.,. Et pour corser leur joie d’un
frisson, elles se persuadaient que tout à l’heure les
« bourriques » reviendraient et feraient une perquisition.
— « En attendant l’échafaud, disait Sainte-Luce, buvons
le dernier coup ! »
Et il chantait :
— « Mourir pour Mélanie est le sort le plus doux… »
Mais Ginette, qui était prête aussi à ce qu’on mourût pour
elle, observait, intriguée, le visage de Marc qui se
détournait avec dépit. On fit la dînette ensemble, dans la
demi-nuit ; et Marc s’humanisa, au point de se laisser
mettre à la fin les bouchées dans le bec ; et même il lécha le
doigt de Ginette, qui était frotté de chocolats Mais Ginette
cria : le chiennot l’avait mordu ! Il s’excusa, honteux, et se
leva, disant que maintenant il rentrait au logis. Mais les
trois autres protestèrent. La rue était encore agitée, il y avait
du danger. Ginette se glissa par l’entre-bâillure de la porte,
et alla en reconnaissance. Elle revint, assurant que la police
barrait les sorties de la petite cité. Marc ne fut pas
convaincu de sa véracité ; et il s’entêtait à sortir. On n’y
consentit pas. Son éraflure à la joue le désignait au premier
regard. Et Ginette s’aperçut que le veston avait été déchiré à
l’épaule. Elle le lui fit ôter, afin de le recoudre. En
l’enlevant, on découvrit, entre les trous de la chemise
98
lacérée, que l’épaule était rouge, bleue, verte, et meurtrie.
Pourquoi ne le disait-il pas ? Ce fut occasion à Ginette et à
Mélanie de montrer leur science d’infirmières. Elles y
prenaient goût.
Il n’était plus question de partir, cette nuit. On s’occupa
du campement. Dans l’arrière-boutique, grande comme un
double placard et sans fenêtre, il y avait un divan-couchette
qu’on dédoubla, les matelas par terre… C’était la guerre !…
« Et maintenant, choisis ta tienne ! »… Marc,
abominablement gêné, irrité, écœuré, cherchait tous les
moyens de se dérober. Mais il n’y en avait pas. Les deux
hôtesses s’offraient, tout simplement, à la bonne franquette.
Quoi de plus naturel ? Il ne pouvait pourtant pas désobliger
ces bonnes filles, et jouer le Joseph : (le rôle n’était pas de
son goût !) Aucun moyen de s’expliquer. Luce, qui avait
fait son choix, voyant Fembarras de Marc, lui dit, bon
camarade :
— « Veux-tu changer ? »
Marc avait envie de le gifler. Honteux et furieux, il aidait
Ginette à retourner le matelas. La petite lui murmura à
l’oreille :
— « Ça ne fait rien ! Si vous ne voulez pas, on fera
semblant ; on dormira, chacun de son côté. »
Il fut touché. On éteignit. « Dormir, chacun de son côté »,
c’était facile à dire ! Il n’y avait place que dessus ou
dessous. Et, en étendant la main, on touchait l’autre

99
couchette, où les deux autres n’attendaient pas pour
commencer. Ginette humblement s’excusait :
— « Je suis laide. »
Il dit :
— « Non ! »

avec conviction. Non, vraiment, ce n’était pas pour cela.


Elle tâchait de comprendre. Elle supposa qu’il en aimait une
autre et qu’il voulait lui rester fidèle. Il se garda de la
détromper. Elle trouva que c’était beau ; elle n’était pas
habituée à ces scrupules. Elle bavardait sur l’oreiller,
puérile, touchante, vicieuse, honnête encore. Marc qui, quoi
qu’il fît, appuyait la bouche presque au coin de ces lèvres
bavardes qui remuaient, goûtait leur suc d’amande, doux-
amer. Et le moindre mouvement qu’il faisait démuselait les
esprits de la terre. Il n’osait pas remuer. Et naturellement, ce
fut à l’instant qu’il affirmait énergiquement : — « Non ! »
qu’ils dirent : — « Oui ! »… Et après, il fut indigné,
dégoûté de soi. Elle, ravie, croyant toujours qu’il pensait à
sa belle trahie, tâchait de le consoler, disait : — « Elle n’en
saura rien. » — Mais il n’y tenait plus ! L’air de ce galetas
l’étouffait. Elle se leva humblement, pour lui ouvrir en
secret la porte du magasin, pendant que les autres
dormaient. Au moment de se glisser par la chatière, il lui
baisa les genoux. Il se retrouva dans la froide nuit d’avril,
mouillé de sueur, l’esprit perdu, fiévreux. Il se sentait
impuissant à lutter contre les appels de ses sens réveillés. Et

100
le déroulement de sa pensée, la ruée du jour, l’émeute, la
fuite et la poursuite, tout le ruban du film déclenché…
Puis, ce fut le lendemain, l’écœurement de l’action
ratée… Cette stupide manifestation politique, sans plan,
sans direction, sans suite, n’avait été qu’une ruée brutale de
la bête dans les brancards, incapable de les briser ; ce
n’avait servi à rien qu’à s’y meurtrir : la bête avait les reins
cassés ; il n’y avait plus qu’à appeler l’équarrisseur !…
Bouchard avait disparu. Marc fut le seul à s’inquiéter de
lui. Les autres ne s’en souciaient guère. Ils étaient tous
maussades et furieux : ils ne songeaient qu’à se rejeter,
comme une balle, la responsabilité. Après trois ou quatre
jours, Bouchard reparut, la face tuméfiée, un œil
sérieusement atteint. Il avait été passé à tabac, férocement,
jeté au Dépôt pour quelques jours, provisoirement relâché,
après interrogatoire ; l’affaire était transmise aux tribunaux
correctionnels. Il était passible de quelques années de
prison, pour port d’armes défendu, coups et sévices aux
agents, insultes à l’autorité, menées anarchistes, et
provocation au crime. D’ores et déjà, les portes du
professorat lui étaient fermées, il était mis à l’index de
l’Université ; les camarades prudents s’écartaient. Il
s’enrageait pourtant à reprendre sa préparation obstinée à
l’examen — à l’échec.
Véron, lui, s’en moquait ! Il n’avait même pas été rossé.
On lui demanda comment. Il se vanta en ricanant d’avoir
graissé le sabot aux bourriques : au commissariat, le nom de
sa banque l’avait mieux garanti que s’il eût exhibé les

101
insignes de député. — Quant à Bouchard, cet imbécile
s’était laissé prendre. Il ne faut point être pris. Tant pis pour
lui ! On doit savoir ce qu’on risque…
— « Et toi, qu’est-ce que tu risques ? » lui demande
rudement Marc.
Véron lui rit au nez et, fanfaron de cynisme :
— « Ta peau. Quand tu voudras ! »
Mais il sent qu’il a été trop loin, et il ajoute, bonhomme :
— « Après tout, c’est un service que les Sorbonagres lui
ont rendu, en le recrachant. Qui veut faire sa fortune et n’a
pas froid aux yeux, il n’a qu’à se baisser pour ramasser. »
— « Il faut avoir le dos fait pour cela », réplique Marc,
sèchement.
— « S’il n’est pas fait, la trique de la vie le fera », dit
Véron.
Ils se le tournent… Adieu !
On n’a pas revu Adolphe Chevalier. Mais pour celui-là, il
n’y a point lieu de se faire du tracas. Il est allé visiter ses
propriétés. Il lit Montaigne. Que peut-on lui demander de
plus ? Yeux ouverts. Bouche close. L’esprit libre et sans
risques. Et le derrière bien au tiède… On n’accusera pas ce
clerc d’avoir trahi ! À d’autres, de compromettre avec
l’action l’esprit !
La ménagerie de Ruche s’est dépeuplée. Quand y
retourne Marc, il se trouve seul en tête à tête avec elle ; et il
ne sait que lui dire. Les coudes sur la table, le menton sur

102
les paumes, elle le vrille du regard, avec un étrange sourire ;
on dirait qu’elle attend… Quoi ? Il est irrité. Mais plus il se
fait brusque, plus le sourire s’aiguise ; il n’arrive pas à
détendre les dures petites prunelles qui fouillent dans son
champ. Elle le déconcerte. Il y a quelque chose en elle de
changé, ou qui change. Mais elle ne l’intéresse pas assez
pour qu’il s’attarde à la comprendre. Et il lui est déplaisant
qu’elle se permette de le comprendre… Car il a beau se
dire : — « Elle ne peut rien savoir de moi. Ma porte lui est
fermée », — il n’est pas du tout sûr qu’elle ne regarde point
par le trou de la serrure. Alors, il s’interrompt au milieu de
sa phrase, se lève en lui lançant un regard de colère, et part
impoliment. — Elle n’a pas bougé. Quand il est dans la rue,
il se dit que s’il remontait et s’il rouvrait la porte, n’importe
à quel moment, cette nuit, dans huit jours — ses yeux
rencontreraient, de l’autre côté de la table, la vrille de ces
prunelles entre les cils mi-clos, et son bec ironique d’où
fume un filet bleu de la cigarette qui brûle entre ses doigts
longs. Il tape du pied, dans la rue. Il se jure qu’il fera chaud,
avant qu’il y retourne ! Mais ainsi qu’à un enfant dépité, lui
passent dans le cerveau des rages de l’ouvrir, l’insolente, et
son œil effronté, comme on ouvre un coquillage au couteau,
pour voir ce qu’il y a dedans…
Sa solitude accrue, et sous la peau l’incendie allumé par
la peau douce-amère de la petite nocturne, il passa quelques
jours dans un ébranlement moral et physique, où il ne
parvenait plus à retrouver sa route. Il se forçait au travail,
comme on se jette à l’eau ; mais l’eau rejetait l’épave. Plus

103
de force ! Goût à rien. Agir, penser ? Quoi ? À quoi bon ?
Et toujours, d’heure en heure, ce trou de la volonté s’élargit
et l’aspire, comme un suçon… C’était comme s’il avait
senti, collées à son flanc, de grosses lèvres avides. Sa
substance s’écoulait, son énergie fuyait… La pente
irrésistible… La fuite, la fuite… Non !… Il s’accroche des
ongles au bord… Si je tombe, je ne remonterai plus !… Le
torrent est en bas. Il a beau fermer les yeux, il l’entend, et
sous ses ongles, le grésillement du sablon qui s’éboule, la
pierre qui se déchausse… Il ne lâche point, il est lâché… Et,
un soir, Sylvie entre, et, d’un coup de talon, envoie rouler la
pierre et l’araignée qui pend au bout…

— « Allons, ouste ! Je t’emmène !… Assez perdu ton


temps !… Et ne me dis point que tu le gagnes, à bayer !…
Tu bayais, oui-dà, je t’y ai pris… Eh bien, tu bâilleras pour
quelque chose, chez moi. Tous les Ennuis les plus chers, les
plus neufs, des Quat’z-Arts — (ils sont au moins un
quarteron) — j’en tiens boutique. Et des « artisses » !… Si
tu veux voir la Comédie — ( « Tutt’è burla ! … » ) — je te
donne la clef des coulisses. Ce n’est pas sur la scène que
sont les meilleurs cabots, ni les pires. Pour pouvoir jouer,
un jour, dans la farce ta partie, vois, vois, vois, vois ! Est
roi, qui voit ».
Elle l’emmena dans son hôtel de l’avenue d’Antin — son
petit Louvre, où trônait le roi Coquille. Les reines en
France, en dépit de la loi Salique, ont tenu le sceptre plus
d’une fois. Elle le tenait, et laissait la quenouille à son

104
Coquille, qui s’endormait sur son renom musqué, parmi sa
cour. Il se croyait l’inspirateur de son époque. Il était
entouré de femmes, d’intrigants et d’artistes, qui le
flagornaient, se moquaient de lui, touchaient son argent, et
qu’il prétendait avoir approvisionnés d’idées, de flair, et de
beauté. Car il se mêlait, comiquement, de tous les arts. Il
conseillait les peintres, qui lui refilaient leurs toiles zébrées
et leurs problèmes géométriques. On le voyait tomber en
contemplation devant des idoles nègres, dans son jardin. Il
découvrait les beautés vertes et entamées, les talents blets et
les fruits-secs, les danseurs hindous, les inspirés de
Ménilmontant ou les swamis de Montauban. Il était
onctueux comme ses crèmes et familier avec servilité,
envers une clientèle de grandes dames, qui ne payaient pas,
et deux ou trois têtes couronnées — découronnées — qui,
entre le chef et le couvre-chef ayant le choix, avaient
préféré perdre le chapeau. Il avait aussi son mot à dire en
politique, et il méditait, encouragé par les flatteurs qui lui
trayaient le pis, l’acquisition d’un grand journal, où il pût
faire entendre au monde le mot (quel mot ?). Il eût été bien
embarrassé pour l’écrire, et même pour savoir quel il était.
Mais ses entretenus de l’écritoire se chargeraient de le lui
fabriquer.
La reine, elle, régnait sur la couture et sur les fêtes, dont
la folle extravagance défrayait la chronique de Paris. Elle
n’était pas fâchée de s’y adjoindre son neveu dans le rôle
d’un sien ministre des délassements et plaisirs, ou, plus
simplement, d’un informateur des beaux-arts — les arts

105
mineurs, dans leurs rapports avec l’Art majeur du
Divertissement. Car aux beaux-arts, elle ne connaissait pas
grand’chose, elle n’avait que son goût naturel et son
instinct. Ce n’était pas peu : c’était assez pour commettre,
çà et là, des gaffes cocasses, qu’au reste l’engouement du
jour prenait pour de spirituelles espiègleries. Mais
l’engouement du jour est le débinage du lendemain. Sylvie
ne s’y trompait pas, elle sentait le terrain chancelant sous
ses pieds. Elle était bien aise de s’appuyer sur Marc. Il vint,
méfiant, alléché. Et, comme c’était à prévoir, dans ce
furieux carnaval de plaisir et d’esprit dévergondé, où se
mêlaient l’art, l’amour, l’intrigue et la folie, il perdit pied
dès les premiers pas. Il avait prétendu s’assigner
l’impossible règle, à son âge, de spectateur impassible, qui
veut tout voir sans être pris, afin de se rendre maître de la
vie : un Julien Sorel, émacié par le long jeûne, à qui deux
doigts de vin font tourner la tête. Aux premières gouttes, le
cerveau se mit à danser.
Sylvie s’y attendait. Elle ne fit rien pour le trahir, mais
rien non plus pour le défendre. Elle suivait du coin de l’œil
ses combats ; elle s’en amusait, ils lui plaisaient, elle
reconnaissait en lui sa fière Annette ; et secrètement, elle
prenait sa revanche de la mère sur le fils… « La tour,
prends garde !… » Brave petite tour ! Elle se hérisse dans
son armure. Sylvie l’applaudit, goguenarde. Elle est
sceptique. Elle attend la fin. Elle sait trop bien que cette
armure craque, que tous ces murs, un jour, d’un coup,
seront emportés. Et elle pense : — « Qu’y peut-on ? Qu’on

106
le veuille ou non, mal ou bon, il faut toujours passer par là.
Que jeunesse sache ! et à ses risques ! Tant pis pour ce
qu’elle y laissera de ses houseaux ! L’animal est bon. Il en
sortira… Et l’essentiel, c’est qu’il y passe. N’est pas
homme, qui n’y ait passé… » — Elle ne s’en tourmente pas.
C’est l’affaire de Marc. Un mauvais service à lui rendre,
que de vouloir la faire pour lui… Elle a la sienne, les
siennes, et ses affaires et ses plaisirs. Pas de temps à
perdre ! Elle brûle son été de la St Martin.
Marc reste donc seul pour tenir tête à tout ce qui
l’assaille : les jolies filles, les hurluberlus, les aigrefins,
toute la salade qui se tasse dans le compotier. Et lui-même
est un fruit vert, qui tente plus d’une bouche au vermillon.
Et il est le neveu, le grand favori de la sultane, on se sert de
lui pour se servir d’elle. Il n’est pas assez sot, pour
l’ignorer. Il est soupçonneux, le petit gars ! Il serait plutôt
porté à croire qu’on veut le manœuvrer, que même les
femmes qui le poursuivent effrontément lui jouent un jeu
intéressé : — ce qui n’est point ; le jeune sauvage les
aguiche. Ses gaucheries même, ses brusqueries et ses
rudesses, qu’éclaire soudain un sourire confus et charmant,
— et, sous le sourcil contracté un regard tenté, timide,
interrogateur, qui tout à coup se livre, comme une petite
vierge, — une vierge folle qu’on a grisée, et qui commence
à divaguer… Ce petit Lucien de Rubempré… Mais il y a
toujours au fond le Marc, le Marcassin, qui se reprend dès
qu’on le prend, d’un coup de boutoir, d’un dur éclair… Il
n’en est que plus attirant. On s’y meurtrit. Double plaisir !

107
La chasse est ouverte. Et le gibier n’a pas seulement à
veiller aux toiles, mais aux coups de vent qui passent en lui,
à l’improviste, et qui le font s’y jeter, tête en avant. Il a
grand peine à y résister. À chaque fois, il en sort plus
ébranlé. Et il prévoit ce qui va venir. Il devrait fuir… Dix
fois, il s’est dit : — « Va-t’en ! »… Il ne fuit pas… C’est
tout de même trop intéressant ! Il y a trop à voir et à happer,
pour son œil de tiercelet, sur ce terrain de chasse réservé, où
il est chasseur à son tour, et, de son affût, voit passer tous
les gibiers, gros et menus, poil et plumes — il pige même
du bec quelques becs de grives, au passage ; mais c’est
dangereux : à ces moments, son œil chavire, il risque d’être
pigé, à son tour… Il le sera… Il ne le sera pas !… Il s’y
entête. Fuir, ce serait avouer sa défaite… Il reste et, chaque
jour, sa carnassière d’expériences se remplit. Mais il n’en
est pas rendu plus sage. Il a les yeux plus ivres. Et sous le
crâne, un tourbillon… Tout ce qu’on a cru, ou bien non cru,
mais accepté pour pouvoir vivre, tous les supports de la vie
sociale, tout s’effondre. Ah ! toute la morale d’avant-hier —
(hier, n’en parlons pas ! c’était la guerre !) — qu’est-ce qui
en reste ? Les vieux péchés, les préjugés, les contraintes
mêmes de la loi, toujours en retard sur la marche de la
société… ce serait trop peu de dire qu’on les foule aux
pieds ! On n’a même plus d’effort à faire. On marche
dessus, sans y penser… Est-ce l’écroulement de la maison
des hommes ? Le contrat social que l’on déchire ? Et le
retour à la forêt ?… Non, c’est l’échéance du contrat. Avant
de renouveler le bail, on y rature, on y ajoute des articles.
Le vieux logis, étroit, malsain, tombe en ruines. Il faut le
108
refaire et l’agrandir. L’humanité, malade, dans ces crises
d’âge, a besoin de rajeunir son sang vicié et appauvri, en se
retrempant dans ses réserves de redoutables énergies
animales. Les pères douillets et les poltrons pleurnichent :
— « Tout est perdu !… » Tout est sauvé, ou le sera. Mais
rien pour rien ! Il faut y mettre le prix…
Marc est tout prêt à mettre le prix. Mais n’est-ce pas plus
qu’il n’a ? Son intelligence est brave, trop brave, elle
l’entraîne au delà de ce que le reste peut tenir. Il a beau voir,
juger et comprendre, sans faiblesse : le cerveau n’est pas un
empyrée, il tient au ventre par tous ses sucs ; il est trahi, il
est livré, et il se livre à l’ennemi…
En attendant, il se défend. Cerveau et cœur sont révoltés,
ont des sursauts de mépris furieux contre certains
spectacles. Marc se permet des insolences de langage, qui
suffoquent le parfumeur-roi dans sa coquille, et qui font rire
sous cape, en lui tirant le bout de l’oreille, le petit-Caporal,
Sylvie, son bonnet de police sur le côté :
— « Malotru ! veux-tu bien apprendre à te tenir dans le
monde ! »
Et il regimbe. Il lui rétorque de dures vérités. Ce qui
l’indigne particulièrement, c’est le gaspillage effréné pour
ses fêtes. Il le lui dit, que c’est honteux, quand des milliers
n’ont pas à manger. Sylvie ne s’en émeut guère. Elle n’a pas
eu à manger, avant-hier, Elle rattrape aujourd’hui les
bouchées. Elle répond, cynique :

109
— « Le trop compense le trop peu. Le trop des uns, le
trop peu des autres. Ça fait balance… Et puis, mon petit,
qu’est-ce que tu veux ? Ce qui vient de la flûte s’en
retourne au tambour. Il faut gâcher… »
Marc lui en dit de toutes les couleurs, et aussi bien sur sa
façon de gagner que sur sa façon de dépenser, sur ces
commerces de luxe, de dessous et d’onguents, ce vestibule à
accouplements, et sur cette exploitation de la clientèle, à des
prix de vente (à des prix de vol) aussi déréglés que les
caprices de ces insectes en folie — les imbéciles
d’acheteurs ! Sylvie réplique que si l’on devait vivre de la
sagesse des hommes, et non de leur idiotie, on pourrait se
serrer le ventre, et qu’au bout du compte, elle et son
Coquille font vivre, non pas seulement eux et son neveu —
( « Mouché, morveux ! » ) — mais des armées d’employés.
Marc, vexé, dit stupidement :
— « Et à quoi ça sert ? »
— « Quoi ? »
— « Tout ce que tu fiches ? Tout ce qu’ils font ? »
— « À rien. À vivre. Est-ce que la vie sert à quelque
chose ? On sort du ventre, on naît, on ne sait pourquoi. On
remplit son ventre, on mange, on aime, et on s’agite, on ne
sait pourquoi. On meurt, on rentre dans le je ne sais quoi, on
ne sait pourquoi… Il n’y a qu’une chose qu’on sait
pourquoi : on s’ennuie ! Et tout ce que l’on fiche ici-bas, est
à la seule fin de ne pas penser que l’on s’ennuie… »

110
Marc est frappé de l’amertume subitement révélée. Il voit
la brusque fatigue qui vient de s’imprimer aux bouffissures
des yeux et aux plis de la bouche excédée. La femme s’est
livrée, dans un moment d’éreintement. Mais elle a vite fait
de se redresser, d’un coup d’échine. Elle a refoulé tout le
lourd bagage qu’elle traîne dans ses fourgons. Et elle repart
en campagne, avec sa mine de défi et d’ironie, où passe un
éclair d’irritation. Ce sot neveu, avec ses sornettes, qui lui a
fait remâcher l’herbe amère ! Il commence à lui échauffer
les oreilles. — « Plastronne, mon petit ! Fais ton Caton !
Caton, catin. La première venue t’aura, quand elle voudra,
fera de toi ce qu’elle voudra. Tu as besoin qu’on te rabatte
la crête… » — Elle reprend son jeu et son activité enragée.
Marc n’est pas injuste, à son égard. Il sait très bien que
Sylvie ne cède jamais à l’oisiveté. Il la voit qui mène de
front le labeur et le plaisir ; elle continue durement de
travailler et de faire travailler ses employées, elle ne débride
jamais. Elle n’estime, au vrai, que le travail, — quel que
soit le travail, — et elle méprise les bêtes de luxe, de « ne
rien faire », qu’elle exploite : elle n’aurait aucun scrupule à
les détrousser. Il y a en elle, comme en beaucoup des filles
du peuple de Paris, un fond de pétroleuse de la Commune,
qui, à un moment donné, aurait tôt fait de faire flamber —
et vivement ! — la société. Mais elles n’ont aucune idée
raisonnée de Révolution sociale organisée. Et une Sylvie
n’en veut pas entendre parler. La petite bourgeoise et la
pétroleuse font, en elle, ménage ensemble. C’est le même
pétrole à enduire la Cour des Comptes, qui sert à chauffer le

111
fourneau. Quant à la logique des idées, une Sylvie ne s’en
pique pas. Elle est une anarchiste de tempérament, qui
entend faire sa justice et son injustice, toute seule, sans que
l’État et les autres s’en mêlent. La morale est ce qu’il lui
plaît. Ce qu’il lui plaît est, dans son impudence, plus droit
souvent que le Droit. Elle déteste toutes les farces
hypocrites de la bienfaisance officielle et mondaine ; mais
sans le dire, elle a sa bienfaisance à elle, active, précise ; et,
pour la faire, elle ne s’en remet à aucun autre. Elle mène à
la baguette ses équipes de travailleuses, car elle n’admet pas
à la tâche les flâneuses ; mais elle les veille, elle s’occupe
de leur santé ; elle a fondé pour elles, près de Paris, une
maison de repos et de vacances ; elle les marie, elle fait à
celles qui sont ses préférées de gros cadeaux qui sont de
petites dots ; mieux, elle s’est attiré leurs confidences, elle
les conseille, elle les dirige, — à sa façon immorale ou
morale, mais toujours humaine, qui sait ce qu’exigent les
faiblesses, mais qui ne leur laisse pas prendre plus que leur
part. — Elle ferait bien de se conseiller aussi et de se limiter
la part du feu.
Mais pour elle-même, elle s’arroge le privilège d’un
traitement à part. Elle se fie, un peu trop, à son instinct et à
ses forces, dont elle abuse impunément depuis vingt ans…
L’impunité ne peut être éternelle. Sylvie devrait sentir les
signes précurseurs, les ébranlements de sa santé. Elle les
sent. Mais elle est habituée à risquer… Et puis, il y a, dans
cette fureur d’activité et de plaisir, — comme Marc l’a, une
seconde, entrevu, — un fond d’amère indifférence à sa vie

112
sans enfants, une rancune contre la vie, dont elle n’a pas
besoin que ce petit imbécile de Marc lui apprenne
l’inutilité… Alors, crève, carcasse ! Mais jusqu’au dernier
souffle, œuvre, et jouis !

Dans une de ses fêtes en son hôtel — dancing, fumeries,


petites Lupercales — où Sylvie, grasse et fleurie,
décolletée, comme elle dit, jusqu’au cul, diaboliquement
fardée et, finalement, la raison chavirée par les cocktails,
une vraie faunesse, met le feu autour d’elle, — le cerveau
de Marc fait le plongeon. Avec sa fièvre permanente dans
les moelles, il faut si peu pour l’enivrer ! Et quelquefois, la
conscience de son infériorité, au lieu de le rendre plus
prudent, l’excite, par bravade… Il est « bu »… Ses yeux
vacillent. Il ne voit plus rien, il ne sait plus rien, il est
entraîné au fond du tourbillon, que mène la chèvre-pattes ;
dans ses oreilles, son sang fait un bruit de tonnerre, le désir
gronde, et la raison hébétée trébuche et tombe. Il ne
distingue même plus dans la farandole la bouche saignante
qui rit contre sa bouche… Mais il la mord. Et une étrange,
une sauvage jalousie l’incendie… Il perd conscience, il se
retrouve, terrassé, dans un sous-sol, d’où l’on entend au loin
le brouhaha et la musique, seul, égaré, ne pouvant plus faire
le compte de ses pensées… Que s’est-il passé ?… Il ne se
souvient plus, il ne sait plus s’il se souvient, ou s’il
invente… Et dans ce qu’il invente, la crainte n’est pas
moins active que le désir… Plus de borne-frontière entre ce
qui fut et ce qui aurait pu être… De l’un ou de l’autre il se

113
sent autant brûlé, flétri, marqué au cœur… Et s’en allant,
fuyant peureusement la kermesse qui là-haut, infatigable,
déroule et enroule sans fin ses anneaux, il aperçoit la
bouche saignante, et il entend le rire de gorge de la
diablesse de Jordaens. Il s’évade dans la nuit, frissonnant,
glace et feu, et son esprit qui se flagelle se fait saigner, sans
arriver ni à savoir, ni à regretter. Haine et mépris, oui, quoi
qu’il en soit ! À feu, à sang. Mais non regrets. Mais oubli,
non. Il est hanté… Pour se châtier, il se replonge dans son
taudis d’étudiant, dans son désert. Il ne revient plus. Sylvie
est incapable de comprendre la tourmente qui se déchaîne
dans le corps de l’adolescent. Du tourbillon de la nuit, il ne
lui reste, le lendemain, la moindre gêne. Elle revoit
nettement, dans les yeux du jeune garçon, cette fureur
subite qui a flambé, cette bourrasque de jalousie qui lui a
fait craquer les os et imprimé cette morsure aux lèvres…
Un point, c’est tout… Et c’est à la fois flatteur et bouffon…
Sylvie est indemne de tous les troubles que son sillage
laisse à sa suite, grâce à l’aplomb de sa nature amorale sans
vice profond, indifférente aux conventions, justes ou
injustes, esprit des Gaules, l’œil d’ironie toujours éveillé sur
le burlesque des situations. Elle avait vu jadis la vieille
Sarah dans Phèdre, et elle se rappelait Hippolyte… Ah ! le
serin !… Son Hippolyte, honteux, a détalé… Elle en
pouffe… Quelle importance ? Dieu, qu’on est bête à vingt
ans !… Et ce sont toujours les esprits chevaucheurs des
étoiles qui se font un monde de ces riens ! Quand on couche
avec l’éternel, devrait-on se soucier d’une feuille de rose
dans ses draps !… Elle se cligne de l’œil dans le miroir. La
114
rose est mûre… Elle rit d’elle et de lui, impartialement. La
petite carogne rit aussi de sa chère sœur Annette : qu’est-ce
qu’elle dirait si elle savait !… Il n’y a aucun risque qu’elle
le sache. Hippolyte courrait plutôt, « sorti des portes de
Trézène », s’engloutir dans les flancs du monstre… « Va,
mon Jonas !… » Elle le laisse courir. Il reviendra…
Il ne revient pas. Le dur garçon amasse en lui sa rancune.
Il ne pardonne point sa défaite. Pas seulement celle de cette
nuit, dont il n’arrivera jamais à savoir ce qu’elle fut. (Et
c’est le plus cuisant ! Car, l’autre sait… Qu’est-ce qu’elle
sait ?..) Mais la défaite de tous ces jours qu’il a vendus à ce
monde ennemi : (ne s’est-il pas fait entretenir ?) Et il y a
pire encore : la défaite de la jouissance que dans cette
défaite il a goûtée. Cette vermine de profiteurs et de
prostitués, qui vit sur la misère du monde, — et lui aussi,
s’y est mêlé ! Et lui aussi, il se flétrit de l’injure de
« prostitué »… Point d’excuse ! Sa faiblesse n’en est point
une. Il la connaissait mieux que quiconque. Il se mentait,
quand il se disait qu’il serait le plus fort. Il se le disait, à
l’heure même où il trahissait. Il trahissait, par complicité
avec l’obscur désir qui le brûlait de jouir de cette fleur de
luxe dépravé, de tous ces fruits d’un monde pourrissant. Il
le justifiait menteusement par l’excuse des droits de l’esprit
qui doit voir et connaître, pour mieux combattre. Eh bien, il
avait vu maintenant, — et il s’était vu ! Et certes, rien de
tout cela ne serait perdu. Il revenait, chargé de dépouilles.
Mais dans ces dépouilles, il y avait aussi la sienne : « Marc
le prostitué »… Il le foulait aux pieds, avec ce monde

115
auquel il s’était accouplé. — Il se châtia. Par une réaction
d’ascétisme furieux, il fit le serment de châtrer en lui tous
ces instincts traîtreux qui l’avaient livré à l’ennemi. Il
s’imposa une discipline de dur travail, de gêne austère et
d’abstinence totale de la femme. Vaincre sa nature, la
reforger, en la broyant sous le marteau. Bon moyen, pour
accumuler au fond de lui les révoltes de l’ennemi violenté !
Mais l’inhumain est, à cet âge, souvent l’unique moyen de
salut. Car, à cet âge, chez des garçons de cette trempe, il
n’est de choix qu’entre les extrêmes. Marc choisit celui des
« Côtes de fer ». Il emboîta son jeune corps maigre, brûlant
de fièvre et de faiblesse, dans une armure d’implacable
renoncement. Il la garda, jour et nuit, sur sa peau. Il la
gardait, même pour dormir — pour ne pas dormir (Per non
dormire »… la grande devise !) — pour s’obliger aux yeux
toujours ouverts.
Sylvie, qui avait ses informateurs au Quartier, sut qu’il se
trouvait dans l’embarras matériel. Elle lui tendit la perche.
Il la repoussa. Deux ou trois mois, périodiquement, elle
persista. Il persista. Il ne répondit à aucun billet. Elle lui
adressa, sans un mot, un chèque. La dernière insulte !… De
l’argent d’elle, maintenant !… Il barra le chèque d’un
colérique : « Refusé ! » et le lui retourna, d’un revers de
courrier. — Elle avait bien envie d’aller lui frotter les
oreilles. Ce petit idiot !… Elle se voyait, ouvrant la porte de
son réduit, allant à lui, et lui qui se retourne, les yeux
rageurs, pâle de saisissement, le bec cloué… Elle fit aussi
bien de ne pas essayer ! On ne sait pas lequel des deux becs

116
eût été cloué. Et il se fût peut-être échangé des mots cruels,
difficiles à effacer jamais…
Mais par bonheur, Sylvie fut reprise dans le tournoiement
de ses journées. La machine grondait. On n’était plus maître
de l’arrêter. C’eût été prudent : deux ou trois fois, par
grosses ondées, le sang lui avait passé devant les yeux.
Mais Sylvie n’avait pas l’habitude de s’attarder à ses
bobos… En avant, danse !… Elle repartit, de son pied léger,
dans la farandole. La farandole s’éloigna. Pendant six mois,
Marc n’entendit plus parler de dame Coquille, que par les
journaux. — Elle l’avait totalement oublié.

Marc se retrouve donc aussi seul qu’il peut le désirer S’il


tient à n’avoir plus à compter que sur lui pour se
débrouiller, il sera servi ! Il n’a plus de quiconque à attendre
un radis. Sa mère est au loin et n’a pas d’argent à lui
envoyer. Elle a bien du mal elle-même à se faire payer. Ils
s’écrivent peu. Elle est dans une campagne perdue : les
communications sont difficiles, et les lettres ont des retards
extravagants. Annette est aux semaines les plus critiques de
son exil, au fond de la nasse. Elle en parlera — si elle en
parle — quand elle aura réussi à en sortir. Jusque-là, bouche
cousue, comme son fils, quand il est pris dans quelque
piège. La mère et le fils ont le front dur : — « Cela ne
regarde que moi ! personne n’a le droit de mettre le nez
dans mes ennuis. » — Ils s’envoient seulement, tous les
quinze jours, quelques lignes sans précision, mais
vigoureuses, pour rappeler : « Je suis là ! ». Ce sont moins

117
celles d’une mère et d’un fils que de deux compagnons. La
ferme main de la femme aux yeux clairs serre les doigts
brusques, toujours fiévreux, de son garçon… Va bien ! On
tient !…
Il n’a plus remis les pieds chez Ruche. Le groupe d’amis
est dissous. Éparpillé aux quatre vents. Chacun pour soi !
Il a fini par comprendre que ce n’est pas de son
intellectualité qu’il a à attendre son pain. S’il veut vivre, il
doit « déroger ». N’importe quel métier, dont le salaire lui
permette de durer !… C’est déjà beaucoup, d’en être venu à
en accepter l’idée ! Ce n’est rien. Il est bien question
d’accepter ce que personne ne vous offre ! Le monde vous
rit au nez : — « Tu peux garder ta magnanimité. Qu’ai-je
besoin de toi ? »… Ils sont des centaines à guetter l’os
qu’on jette. Marc arrive toujours en retard. Et, dans ces
premiers chocs avec les autres, il est encore retenu par
quelque pudeur : il laisse passer ceux qui sont devant, ou
qui s’y glissent, ou qui paraissent faibles et dignes de pitié,
ou au contraire trop effrontés : parce qu’en ce cas, il
faudrait se colleter, et il a le dégoût de se salir les mains à
ces collets gras ; quelquefois la fureur rouge lui monte au
crâne : ce n’est pas des autres qu’il a peur, c’est de soi…
(Le matamore ? « Retenez-moi ! »… Non ! l’ironie n’est
point de mise avec ce garçon, qui se sent brusquement
balayé par les ondes intérieures, et qui a l’angoisse de
savoir qu’à ces moments sa volonté ne peut rien contre
elles, qu’il est entraîné à la dérive. Il faut du temps et plus
d’un ratage périlleux, avant d’apprendre, non à les refouler

118
— c’est s’exposer à être détruit — mais à les diriger, en les
utilisant comme houille blanche, forces motrices… Laissez-
lui le temps ! S’il vit, il peut y réussir un jour. Mais vivre,
c’est là justement le problème ! Le pourra-t il ? Et combien
de temps ? Et comment ?…)
Il a fait le tour des maisons d’éditions et librairies. Après
vingt démarches inutiles, il a été pris à l’essai dans une
imprimerie de journal, équipe de nuit. Novice, maladroit,
mal vu par ses compagnons de chaîne qui flairent en lui
l’aristo et, au lieu de l’aider, l’embourbent, il est après trois
nuits évincé. Il a, deux ou trois fois, à grand’peine trouvé
des traductions à faire de prospectus, lettres commerciales.
Sans lendemain. Sa connaissance des littératures échoue
devant les termes usuels de la vie d’affaires. Un jour,
Sainte-Luce, qui le voit rôdant affamé, le fait engager dans
un cinéma, à titre de remplaçant, comme préposé aux billets
dans la salle. Il a le malheur d’attraper une grippe, qui,
après qu’il l’a traînée dans le froid et le chaud, l’oblige à
s’aliter quelques jours. Et après, naturellement, sa place est
prise ; et il n’en trouve plus d’autre. Sainte-Luce, qui s’est
intéressé, toute une soirée, à ses ennuis, n’a pas l’habitude
de s’attarder dans une pensée ; après le coup de main qu’il
lui a donné, il l’oublie ; et on ne sait plus où le retrouver.
Dieu sait comment il vit, lui aussi ! Dans cette nuit qu’ils
étaient ensemble — (après le cinéma, Sainte-Luce l’a
entraîné, d’un dancing où il fonctionne, au fond d’un bar
clandestin, où ils ont causé, exténués et fiévreux, jusqu’au
matin) — Marc a appris, stupéfait, que l’élégant Luce n’est

119
pas beaucoup moins gueux que lui. Avec sa mère, la jolie
star, qu’il nomme José, et dont il parle avec une incroyable
familiarité, les relations étaient étranges et espacées : elle
était toujours en voyage ; quand ils se revoyaient de loin en
loin, ils se cajolaient, couraient ensemble les boîtes de nuit ;
elle le bourrait de bonbons, de cadeaux inutiles, et de
dollars s’il lui en restait dans les doigts ; il les dépensait en
contre-cadeaux, bijoux et fleurs, dont elle ne savait que
faire, mais dont elle n’était jamais lasse, voire en chiens de
luxe, singes ou perruches, n’importe quelle fanfreluche qui
les mettait tous deux en joie. Et puis, elle redisparaissait
pour des mois, en le laissant à Paris sans un sou, ne
s’inquiétant plus l’un de l’autre. Ou soudain, elle se
ressouvenait : il recevait, un gros chèque — ou un rien :
(c’était en général, aux jours où il ne savait plus où dîner).
Il en riait : au fond, cet imprévu l’amusait. Bien loin de lui
tenir rancune, il lui savait gré d’être ce qu’elle était. Il avait
plus de plaisir à se savoir sorti de cette jolie fille que si on
lui eût offert, à la place, une mère sérieuse et de tout repos.
Il se débrouillerait bien tout seul ! Il était né acrobate, il
avait mille trucs pour, en cas de chute, retomber toujours
sur les pattes. Et un estomac si complaisant l Les jours de
jeûne ne l’effrayaient guère ! Il lui suffisait, à cet oiseau, de
quelques miettes dans le creux d’une main — pourvu que la
main fût jolie. De jolies mains, il n’était jamais en peine.
Elles venaient d’elles-mêmes le trouver. Et l’on pouvait se
demander si, à l’occasion, il n’acceptait pas d’elles, entre le
gîte et l’agape, l’obole. Il n’en faisait pas mystère à Marc,

120
cette nuit où celui-ci s’étonnait de l’élégance qu’arborait
Luce, aux mauvais jours. Le charmant effronté lui dit :
— « Elles me déshabillent et m’habillent. Il ne tient qu’à
toi qu’il en soit autant… »
Marc, suffoqué, ne trouva rien à répondre. Se fâcher ?
C’eût été disproportionné ; on sentait si bien que toutes les
pluies eussent glissé sur les plumes de ce canard ! On ne
pouvait pas le juger à la mesure du fils de Annette. Au
temps où il y avait encore un après-vie, où l’on parquait
après Jugement les âmes humaines dans trois
compartiments séparés, Luce n’eût trouvé place dans aucun
des trois ; il eût été où vont les âmes des animaux ; dans les
volières de l’éternité… Marc n’était pas très sûr de sa
supériorité d’âme d’homme. Mais il était mieux de se
l’affirmer, si l’on voulait — et il voulait ! — ne point lâcher
pied.
En tout cas, il ne pouvait oublier que Luce lui avait, un
soir, sans hésiter, offert le fond de sa bourse : et il avait été
le seul des amis à le faire. Le nabab Véron s’était contenté
de lui ouvrir son étui à cigares, un jour qu’il avait rencontré
Marc exténué de la chasse au salaire. Véron n’avait pas eu
un mot pour s’informer de sa situation : il s’en foutait ; et
Marc, tout en le haïssant, lui savait gré de ne point faire
effort pour dissimuler son égoïsme. Aussi bien, ne s’était-il
pas donné plus de peine pour lui voiler ses propres
sentiments. Véron était, ce jour-là, d’une humeur
massacrante il portait un bras en écharpe. Marc lui demanda
ironiquement si c’était pour une blessure de guerre. Véron

121
sacra, parla d’un furoncle, injuria on ne savait qui, une
guenon, rompit la conversation. En se séparant, Marc lui
donna rendez-vous à la prochaine soirée du Val-de-Ruche
— (du Val-de-Grâce) — il eût aussi bien dit : à la Semaine
des Quatre Jeudis, car il n’avait aucun désir de retourner à
ces réunions, Véron éclata d’un rire insultant, cracha de
colère sur le boulevard, le traita de Veau-de-Ruche, et
couvrit la donzelle d’ignobles épithètes. Puis, comme Marc,
surpris de ce déchaînement, lui demandait quelle mouche le
piquait, il s’interrompit brusquement, lui jeta un regard
furieux, et lui tourna le dos.
Marc continua ses courses aux emplois. Dans cette lutte
pour la vie, il était encore très maladroit : la fierté enseigne
mal à se couler, comme une couleuvre, par toutes les fentes
de la clôture qui protège le garde-manger. Mais en
revanche, elle prête des forces enragées pour résister, aux
pires heures où le corps est affaibli et l’esprit miné par le
doute. Marc avait beau se dire : — « Je suis, je serai
vaincu » — il ne le dirait jamais au monde ; et c’est le dire
que renoncer à la lutte. Pas un instant, l’idée du suicide ne
l’effleura. Est-ce qu’on se suicide sur le champ de bataille ?
Ce n’est pas la mort qui manque ! On n’a même pas
l’embarras du choix. Elle s’en charge. Non, ce qui manque,
c’est la vie !… « Car tout cela qui m’entoure, ces femmes,
ces hommes, ce tourbillon, ces corps-à-corps, ces
accouplements, ce n’est point la vie, c’en est une
moisissure. Mais la vraie vie, comment l’atteindre, où la
trouver ? Existe-t-elle, seulement ?… Je n’en sais rien. Et

122
cependant, une poussée irrésistible m’érige au nord, comme
l’aiguille aimantée… Qu’est-ce que le nord ? Une
banquise ? Un trou d’abîme dans les glaces éternelles ?…
Je n’en sais rien. Mais le nord est là. Et il faut que j’aille au
nord. La force aveugle voit pour moi. Elle veut pour moi.
Ma liberté est de vouloir ce qu’elle veut. Droit ou non-droit,
c’est ma loi. »
Au bout du compte, toute sa sagesse de ce moment se
résumait en celle du vieux bon sens gaulois : — « Ne point
mourir, tant qu’on est en vie ! »

Il faisait, de jour, le métier de vendeur qui veille à la


porte d’une épicerie, sur le trottoir, rue Caumartin. Le col
relevé, il grelottait, en ces grises semaines de janvier. — La
nuit, il s’imposait quelques heures pour lire, écrire, méditer,
tâcher d’étreindre le plus qu’on peut de l’énigme du monde.
Mais elle lui échappait des doigts gourds ; et sa tête vacillait
de sommeil. Il se faisait, quand il pouvait, un café très noir,
pour ne pas dormir. Et après, il le sut trop bien. Il perdit la
clef des plongées dans le lac bienfaisant d’oubli. Il traîna,
pendant des suites de jours et de nuits hallucinés qui
s’allongeaient, en se repliant, comme les anneaux d’un
serpent sans commencement ni fin, sa courbature et ses
crampes d’estomac, ses idées fixes, ses yeux brûlés. Il
n’avait point payé son terme. Il était menacé d’être expulsé.
Il avait vendu ce qu’il pouvait vendre. Les rares objets
auxquels il tenait, il les emportait avec lui, dans sa serviette

123
d’étudiant — puis, (il fallut aussi s’en défaire), dans ses
poches : il avait peur qu’en son absence on les saisît.
Un jour que, dans le demi-vertige de l’insomnie, il était
planté comme un héron, le cou rentré dans les épaules, au
coin de la devanture du magasin, sur le boulevard embué de
brouillard glacé, regardant sans voir — voyant après qu’ils
avaient passé — le défilé précipité des fantômes dans la rue
(il s’y sentait, fantôme lui-même, flotter et fondre), — il
eut, après coup, l’impression d’avoir rencontré, dans une
face blême ; un regard préoccupé qui le guettait, une main
furtive fermée sur un objet qui s’engouffrait sous une
cape… Il s’arracha à l’engourdissement et il fixa, à
quelques pas, l’image de femme dont la trace s’était
imprimée dans ses yeux las : les bras cachés sous le
manteau, il la vit figée devant l’étalage ; il était sûr qu’elle
voyait son regard posé sur elle, elle était comme la perdrix
que le chien arrête : à l’instant même, là, sous sa robe,
venait de disparaître le larcin — quelques tomates. Elle
attendait ce qui allait arriver… Il ne le savait pas plus
qu’elle. Il vint vers elle. Il était tout près, les bras, aussi,
collés au corps. Ils se touchaient presque, et tous deux
étaient à peu près de même taille, la bouche de Marc était à
hauteur de la joue maigre, où se contractaient les
maxillaires ; mais elle ne bougea point. Il fallait pourtant se
décider. Il fit effort, il dit d’une voix étranglée :
— « Allons, rendez ! »
Mais à ce moment, il vit, à la porte du magasin, un
inspecteur qui les observait. Il se hâta de souffler à la

124
perdrix :
— « Non, ne bougez pas !… On nous guette… »
L’imprudent !… Il se mordit la lèvre… Tant pis ! « Alea
jacta… » Il fit quelques pas pour se donner une contenance.
Elle paraissait examiner d’autres objets. L’inspecteur rentra
dans la boutique. Marc se rapprocha. D’un regard, il
parcourut l’échiné maigre, le crâne rond, le museau froncé,
chatte affamée. Il lui fourra, d’un geste brusque, sous son
châle élimé, trois ou quatre bananes, et il lui dit, sans
desserrer les dents :
— « Plus nourrissant !… Prenez, filez ! »
Elle releva la tête et lui lança un regard aigu ; la gratitude
était moins forte que la surprise : « — Ah ! tu es donc de la
confrérie ?… » On n’avait pas le temps de s’expliquer. Elle
disparut dans le flot de la rue… Marc se disait : — « Je suis
le chien qui retourne au loup. J’ouvre ma ferme aux ventres
creux… » Drôle de jeu ! Il eût refait sans hésiter ce qu’il
avait fait. Le coup était bon. Mais, à ce jeu, il ne se sentait
pas à l’aise.
Il s’en retournait à la maison. En chemin, il rencontra
Bette. Il trouva plaisant de lui raconter l’aventure. Il était
sûr de ce qui suivrait. Bette en oublia, du coup, ses
romantiques idées de révolte antibourgeoise. Son sang de
grande épicière lui remonta au front ; et elle cria, indignée :
— « Ah ! non ! Ah ! non !… Ça, c’est trop fort !.. Ça ne
se fait pas !… »

125
Marc lui rit au nez. Elle le quitta, d’un air de majesté
offensée.
Il ne reprit point sa faction au magasin. Il n’eut même pas
la peine de la refuser. On se débarrassa de lui. Sans qu’on
pût articuler aucun grief précis, il s’était rendu suspect. Les
chiens avaient flairé dans son poil un relent de la forêt.
Il rentra plus avant encore qu’hier dans la confrérie de la
faim. Nulle place, nulle part. Et dans ses poches, plus rien à
bazarder. Pour l’achever, un soir, ce qu’il redoutait : il
trouva la porte de son logis fermée ; il était expulsé.
Une nuit de fin février, avec des coups de bise qui
balayaient le boulevard et des giboulées de neige qui
fondait en s’écrasant sur le pavé, il courbait le dos, dans son
manteau, tâchant d’offrir le moins de prise à l’assaut ; la
tête baissée, il se raidissait. Il était harassé et trempé. Il se
disait : — « Je vais tomber… » Il se heurta à une passante.
Il ne regarda pas. Une main lui prit le bras. Il se secoua…
— « Rivière !,.. »
La main ne lâchait point. Il leva des yeux égarés…
Ruche… Il n’entendit pas ce qu’elle disait, dans le bruit du
boulevard et du vent enragé. Elle le tira dans un angle de
maison abrité. Il ne sut pas ce qu’elle demanda, ce qu’il
répondit. Mais il n’y eut pas besoin de beaucoup de mots
pour qu’elle comprît. Et sans plus lui demander son avis,
elle l’emmena. Il ne discutait pas. Il se laissa traîner, sans
échanger une parole, jusqu’à la porte… Ah ! sa maison…
— « Montez !… »

126
Il monta.
— « Entrez ! »
Il entra… La tiédeur de la chambre, la fatigue, le jeûne…
Il fut étourdi… Ruche le poussa dans l’unique fauteuil. Il
sentit qu’elle lui déboutonnait son manteau gorgé d’eau et
qu’elle lui tirait les bras des manches. Il entendait qu’elle
parlait, mais sans comprendre, comme un murmure qui se
confondait avec celui de la bouillotte sur le réchaud. Elle
allait et venait, il n’essayait pas de suivre ses
mouvements… Ses yeux se fermaient… Il les rouvrit, pour
un moment : il avait contre ses lèvres une main qui lui
entonnait dans le goulot une gorgée chaude, réconfortante ;
et une voix bonne lui disait : — « Bois, mon petit !… » Il
n’avait pas la force de regarder plus haut que cette main,
mais l’image lui en demeura, fixée. Longtemps après,
quand il repensait à la Bonne Samaritaine, ce n’était point
son visage, mais sa main qu’il voyait. Dans cet état de
demi-conscience, il lui semblait que c’était cette main qui
parlait… Après que le flot de lait eut coulé, sa tête glissa
contre le dossier, elle pendait, le cou meurtri, mais il n’eût
pas fait un mouvement, il avait mal à tout le dehors, mais au
dedans cette tiédeur… Les bonnes mains lui relevaient la
tête, qui retombait… Encore une lueur de conscience, puis
il plongea…
Quand il remonta à la surface, quelques heures après, il
était étendu dans la nuit. Au plafond de la chambre filtrait
dans l’ombre une pâle lueur de la rue. Il cherchait à
comprendre, immobile, sans bruit, méfiant comme un

127
animal qui vient de s’éveiller dans la forêt. Il tâtait
lentement des jambes autour de lui. Il était sur un matelas,
dévêtu, enveloppé de couvertures. Sous le matelas, un
dallage de chambre. Au-dessus, le souffle d’une poitrine,
puis un froissement de draps, et la voix de Ruche :
— « Tu es réveillé ? »
Alors, tout lui revint, et il voulut se soulever, mais il
retrouva ses membres endoloris ; et Ruche disait :
— « Non, ne bouge pas !… »
Il demandait :
— « Mais où est-ce que je suis ? Où est-ce que tu es ? »
sans prendre garde qu’il la tutoyait.
— « Ne t’agite pas ! Tu es à l’abri… »
Il continuait de se retourner :
— « Non, je veux voir… »
— « Tu veux que j’allume ? Rien qu’un instant… »
Elle tourna le bouton d’électricité. Il vit au-dessus de sa
tête la tête de Ruche, clignant des yeux. Elle lui avait fait,
au pied de son lit, un lit de camp. Il se dressa sur son séant,
et son front arrivait au niveau de l’autre couchette ; ses veux
coururent sur tout l’entour. Ruche étendue, le mur, la table,
et les objets… Déjà Ruche avait éteint…
— « Non, pas encore !… »
— « Assez ! »

128
Il se rétendit. Mais dans ses yeux toutes les images
s’étaient marquées ; et maintenant, l’une après l’autre, il
retrouvait leur sens. Ils se taisaient. Marc, se tâtant, dit :
— « Ho ! »
— « Quoi ? »
— « Mes habits !… »
— « Je te les ai enlevés. »
— « Ô Ruche !… »
— « Ils étaient à tordre… À la guerre comme à la
guerre !.. »
— « Oh ! C’est honteux ! Je suis venu me faire
hospitaliser, je t’encombre, je ne suis pas capable de
m’aider tout seul, je suis une fille… »
— « Dis donc ! fit d’en haut la voix rieuse, tu pourrais au
moins n’en pas dire de mal. Les filles ont quelquefois du
bon. »
— « Oui, toi. Mais des comme toi, il faut aller loin pour
en trouver. »
— « Il n’y avait que la rue du Val-de-Grâce à tourner. »
Il sentit sur son visage la longue main qui, d’en haut,
pendait, qui le cherchait, qui lui caressa le front, les
sourcils, les yeux, puis, gamine, lui pinça le nez. Il essaya
de l’attraper, comme un poisson, avec la bouche, sans sortir
les bras de son lit. Elle lui dit :
— « Je suis sûre que tu ne connais pas le dicton de mon
patelin. »
129
— « Quel ? »
— « Qui n’a couché à Orléans ne scait que c’est de
femme ».
Il se remua :
— « Je ne demande qu’à le savoir. »
La main lui donna une claque et se retira :
— « Non, mon ami, non, mon ami. Ce n’est pas l’heure
de l’école. L’heure pour dormir. Éteignez tout ! »
— « Tout ? »
— « Tout ce qui brûle, en haut, en bas. Couvre-feu.
Dors ! »
Il garda le silence, quelques minutes, puis :
— « Ruche… »
— « Je dors… »
— « Un mot… Qu’est-ce que c’était, cet objet que j’ai vu
briller, là, sur ta table ?… »
— « Rien. »
— « Un revolver ? »
— « Oui. »
Elle rit :
— « Pas contre toi, grosse bête ! »
— « Je pense bien ! Tu es sûre de moi, autant que de
toi. »
Elle se répondait :

130
— « Ce ne serait pas encore beaucoup dire ! »
Mais il entendit seulement son rire étouffé. Il s’agita de
nouveau :
— « Est-ce que tu n’as pas confiance en moi, Ruche ? »
— « Paix là ! Couchez !.. Si, mon ami, autant qu’on peut
avoir confiance en un homme… »
— « Ou en une femme. »
— « Ou en une femme… Et tu sais, ne te plains pas ! Ce
que je t’accorde là, c’est beaucoup… Mais en général, avec
les animaux de ton espèce, il fait meilleur avoir confiance,
quand on a l’arme dans la main ».
— « … « Para bellum !… » Quelle pacifiste !… Je parie
bien que tu n’as jamais joué de ce joujou ! Sais-tu
seulement comment on joue ? »
— « Eh bien, mon petit, si tu as parié, tu as perdu. Qu’as-
tu parié ? »
— « À discrétion. Ce que tu voudras. »
— « Convenu ! J’enregistre. »
— « Quand as-tu joué ? Et contre qui ? »
— « Cherche ! »
— « Je le connais ? »
— « Tu ne connais que lui ! »
— « Qui ? »
— « Je vous ai vus, l’autre jour ensemble, au coin du
café Soufflot… »

131
Une lumière se fit : le bras en écharpe…
— « Véron ! »
Elle s’étranglait dans son oreiller.
— « Véron ! Véron ? Ce gros verrat !… »
— « Oui, ses principes lui disaient qu’avec la femelle la
force est l’argument préféré. Tambour battant, mèche
allumée, il s’est mis en mesure de me le démontrer. Pour lui
prouver que nous étions d’accord je lui ai mis un lardon
dans l’épaule. « Qui est le plus fort, mon bonhomme ? » Si
tu avais vu son air stupéfait ! Il en bâillait… Oui, mais
après, quelle débondée ! … »
— « Il jure encore », dit Marc, en s’esclaffant.
Ils rirent tous deux, comme des enfants.
— « Maintenant, dors ! » dit Ruche, s’essuyant les yeux
aux draps.
Il se soumit docilement… Ils étaient déjà assoupis…
Marc s’arracha à sa torpeur, se souleva, souffla d’une voix
ardente et étouffée :
— « Ruche… Ruche… »
— « Ah ! tu m’ennuies, fit la voix endormie, je n’en peux
plus, je meurs… Fiche-moi la paix » »
Mais il frottait sa tête contre les jambes de Ruche
emmaillotées :
— « Ruche… Ruche… Je t’admire… Je te vénère… »
— « Tu es idiot ! Tais-toi et dors », fit Ruche, touchée…

132
Ils dormirent jusqu’au matin.
Quand un rayon de soleil qui s’égarait dans la vieille rue
lui décocha sa flèche sur les yeux clos qui battirent des
paupières, il l’entendit qui clapotait dans son tub derrière le
paravent. Elle avait dû pour sortir du lit, l’enjamber. Elle en
riait encore ; en écrasant la grosse éponge ruisselante sur
ses longues cuisses.
— « Ruche ! »
— « Pas le temps ! Suis en affaire… »
Un bras nu le saluait par dessus l’écran.
— « De quoi ris-tu ? »
— « De toi. »
— « Ris ! Tu as le droit. »
D’un mouvement irréfléchi, derrière l’écran, elle pressa
contre sa bouche l’éponge mouillée pour lui envoyer un
baiser…
— « Ah ! Je suis idiote, autant que toi… »
— « Pourquoi ? »
— « … te regarde pas !… »
Il n’avait pas envie de protester, ni de bouger. Cette
bonne nuit, ce bon réveil, ce bien-être… Il était encore tout
engourdi… Pourtant, non ! C’était honteux… Il se redressa
comme un jonc…
— « Je me lève… »

133
— « Non, non, attends encore ! Fiche le nez dans ton
matelas ! Je sors. Défense de regarder… »
Bien entendu, il regarda, il vit la nymphe, du haut en bas.
Elle lui jeta, du fond de la pièce, tout ce qui lui tomba sous
la main : coussins, serviettes, et la culotte, qui avait séché
pendant la nuit, il était enfoui sous la pile.
— « Plonge et étouffe !… »
Avant qu’il se fût dégagé, en un tour de main, elle s’était
nippée. Elle lui rendit l’air et le jour.
— « Et maintenant, fais ta toilette ! Moi, je m’en vas aux
provisions. »
Il resta seul et se vêtit. Elle revint avec le lait, le pain et
quelques tranches de jambon. Pendant qu’ils déjeunaient,
tête à tête, ils causèrent. Ruche regardait de ses yeux de
Chinoise, où la distance s’était recreusée, la jeune tête qui,
dans la nuit, contre ses jambes s’était frottée… le petit
idiot !… Ils échangèrent un sourire d’intelligence. Sans se
l’avouer, ils en étaient venus, chacun de son côté, à la même
conclusion :
— « On ne pouvait pas renouveler une pareille nuit… »
— « Voilà, dit Ruche. Tu n’as point peur de faire
n’importe quel métier ?… »
— « Ils sont tous sots, dit Marc, mais nous le sommes
aussi, nous n’avons pas le droit d’être difficiles. »
— « Ça me plaît en toi : tu es trop fier, pour ne point
croire que tu fais honneur à la nécessité, quelle qu’elle soit,

134
en l’acceptant. Tu ne lui fais pas la petite bouche. »
— « Je ne la fais plus. »
— « Oui, tu as changé depuis six mois. La bouche grande
te va mieux. »
— « La tienne non plus n’est pas petite. »
— « Telle bouche, telle souche… On est tous les deux du
bon bois, dont on fait flèche… »
— « Mais qu’est-ce qu’elle vise, la flèche ? »
— « Oui, j’ai bien craint, l’an dernier, que la tienne ne
dépassât point la cible du dessous de la ceinture. »
— « Tu me fais rougir… Tu as donc les yeux partout ? …
Comment tu as su ?… »
— « Tu avais l’air pris à la glu. »
— « Je me suis détaché. »
— « Que tu l’aies pu, ce n’est pas peu. Je t’ai estimé,
depuis ce jour. »
— « Est-ce que tu ne pouvais pas me le dire ? »
— a A quoi ça sert ? »
— « Ça peut aider, aux jours où soi, on ne s’estime pas. »
— « Il y a six mois, ça n’eût pas compté pour toi. »
— « Eh bien, ça compte aujourd’hui. »
— « Pauvre gosse ! Faut-il qu’il soit démuni ! »
— « Ne me dis pas cela, juste au moment où je
commence à faire ma pelote ! »

135
— « Et je suis, sans doute, la première épingle ?.. À ton
prochain million !… En attendant, accepterais-tu, pour juste
le temps de te débrouiller, de servir dans un restaurant
d’étudiants ? »
Marc avala sa salive et dit bravement :
— « Oui, si tu y viens quelquefois prendre ton dîner. »
— « Pourquoi ? »
— « Si je te sers, cela m’aidera. »
— « On t’aidera. »
Elle le présenta à la gérante, qu’elle connaissait ; et Marc
se mit, le jour même, à l’ouvrage, aidé du regard et des
conseils de Ruche. Elle fit mieux : après que le flot des
clients fut parti, elle poussa Marc vers un coin de table, et
elle le servit à son tour. Après, tout devenait aisé. Quant au
logement, elle lui avança le loyer d’une chambre dans un
petit hôtel du quartier.
Il eût semblé qu’ensuite ils dussent se revoir souvent. Il
n’en fut rien. Les premiers temps, Marc alla le soir, deux ou
trois fois, frapper à la porte de Ruche : les deux ou trois
fois, elle était sortie. Ou bien, était-elle là, accroupie dans
un coin, la cigarette au bec, ses deux pieds dans ses mains ?
L’étrange fille avait sa vie à soi, qu’elle ne livrait à aucun ;
et l’élan de sympathie qui l’avait, une nuit, rapprochée de
Marc, n’ouvrait à celui-ci aucun accès privilégié. C’eût été
plutôt le contraire ; l’instinct de Ruche eût dit :
— « Aha ! il a tiré le loquet ? Mettons alors le
verrou ! »…
136
Aucun plaisir pour elle ne valait l’indépendance.. Belle
indépendance !… Pour ce qu’elle en faisait !… Elle se
bafouait, en se pinçant les orteils… « Niquedouille ! …
Mais soit ! Niquedouille suis et veux être. Mes orteils sont à
moi. À moi ma peau. Et tout mon moi. Je m’ai, du haut en
bas. Et personne ne m’a… Attends un peu, ma fille ! Rira
bien… Eh ! On rira… Parions !… Je parie… »
C’était un de ses jeux : parier contre elle-même. On est
bien sûr de gagner ! Surtout, lorsqu’on triche… Il n’y a pas
à se gêner !
Marc eût été capable de comprendre son instinct de
défense… « Je me garde. Garde-toi !… » Mais il avait trop
à faire de débrouiller ses propres secrets, pour être curieux
de ceux de Ruche. Ses préjugés masculins lui donnaient
d’ailleurs à penser que les secrets d’une fille étaient « du
pipi de chat » !… Il aimait bien les chats. Mais un chat est
un chat. Et un homme est un homme…
Ruche s’informait, sans qu’il le sût, de ce qu’il devenait,
jusqu’à ce qu’il parût à peu près remis à flot. Alors, elle
s’en désintéressa. Une seule fois, elle vint le surprendre
dans sa chambre d’hôtel : il n’était pas loin de minuit. Marc
exprima sa surprise de la voir ainsi courir les toits. Il flottait
dans ses yeux, justement, une certaine lueur féline. Elle
était gaie, familière, et cependant étrangère, fuyante comme
des yeux d’oiseau nocturne qui volent dans un bois, loin ou
près, sans bruit d’ailes ; on ne pourrait pas dire où ils seront,
l’instant d’après… Vers une heure du matin, la chouette

137
s’envola, sans qu’il cherchât à la retenir. Et passèrent des
mois, avant qu’on se rencontrât.
Et ce fut en ce temps — prime avril — que lui revint,
avec les bandes de migrateurs, l’autre oiseau : — Annette,
évadée des marais du Danube.

138
DEUXIÈME PARTIE

Annette dans la jungle

Elle avait bien failli s’y embourber !


Elle s’était laissée emporter de Paris, emballée comme un
colis capitonné. C’était un soulagement de n’avoir plus,
pour un temps, à s’occuper de rien… Pour un temps… Cela
ne dura guère. Annette n’était pas habituée à ne rien faire,
avec ses mains. L’impression la plus nette qu’elle garda du
voyage de luxe, en flânant, par l’Italie du Nord et le Veneto
— (sleepings, palaces, autos, etc.) — fut qu’elle traversa
ces beaux pays, qu’elle connaissait et aimait depuis
l’enfance, — avec froideur et ennui. Elle s’en étonna,
d’abord ; puis, elle comprit : ce luxe l’isolait ; elle avait
perdu contact avec la terre ; elle ne le retrouvait qu’aux
rares instants où elle pouvait s’évader seule et courir sur ses
pieds, dans les ruelles ou les champs. Ses orteils,
quelquefois, en frémissaient, quand elle foulait ces épais
tapis d’hôtel, dont la banale toison s’acharne à enjuponner
le bois et la pierre. Ses pieds brûlaient de baiser, nus, la
peau de la terre. Mais son escorte lui laissait peu de répit.

139
Le babillage écervelant des trois petites perruches lui
remplissait la tête, jour et nuit.
À Bucarest, ce fut d’abord un tohu-bohu et un vacarme
assourdissant de grosse volière — de Jardin des Plantes —
une innombrable famille, parents, amis : toute la « gens »,
qui se retrouvait. Ils en avaient pour des jours, des jours,
des nuits, des nuits, à s’exclamer, à s’embrasser, à exploser.
Portes ouvertes. Tout s’étalait. Tous les secrets. Des
panerées d’intrigues, de flirts, et davantage, se déversaient,
à l’œil nu, dans chaque pièce, dans les couloirs. Entre
hommes et femmes, peu d’entretiens qui ne tournassent
autour du feu dans la lanterne, rouge allumée, et ne s’y
heurtassent. Annette, qui se croyait tenue de surveiller ses
pupilles, avait beaucoup à faire, dans cette atmosphère
surchauffée. Elle n’était pas elle-même à l’abri des
poursuites : elle s’en aperçut, avec agacement, mais peut-
être pas sans un ironique contentement — (hé hé ! à
quarante-trois ans !…) Sa qualité de Parisienne la désignait,
malgré son âge, aux attentions et aux assauts. Et Ferdinand
Botilescu, qui l’avait, au cours du voyage, assommée de ses
pesantes galanteries, commença à l’inquiéter un peu.
Toutefois, aussi longtemps qu’on demeura dans la ville,
le risque n’était pas grand : le terrain de chasse était assez
giboyeux, pour occuper les Nemrods ; et Ferdinand avait
d’autres chattes à peloter — sans parler de la politique, et
des affaires, et de la chasse aux honneurs et à l’argent.
Mais après deux mois, on se rendit dans un domaine des
Botilescu : des terres plates isolées, au milieu des étangs et

140
des forêts, dans la plaine valaque, que, tour à tour, brûlent le
soleil et le gel. C’était l’automne. D’épais brouillards
tramaient sur les marais, où jacassaient les poules d’eau. La
lourde auto s’embourbait dans les ornières des chemins
creux, en éclaboussant et secouant rudement les cinq
femmes et leur seigneur maître. Mais Annette était la seule,
dont les reins courbaturés geignaient ; et elle admirait
l’endurance des croupes roumaines : elles ne semblaient
point s’en soucier, elles étaient d’airain, comme les gosiers
des demoiselles, qui ne cessaient pas un instant de parler.
La vaste demeure, délabrée, moitié château et moitié
ferme, était bâtie sur un renflement de terrain, qui
surplombait à peine, en taupinière, la monotone étendue. On
l’avait construite par morceaux, et aucun étage n’était de
plain-pied ; les couloirs, qui serpentaient, montaient et
descendaient à tous les détours par des marches de pierre
usée, qui branlaient. Elle était restée inhabitée pendant les
années de guerre, et la nature en avait pris possession ; la
vigne vierge, rouge comme sang au soleil d’automne, et le
lierre pelé qui s’incrustait sur la façade, avaient rampé, par
les trous des murs et le bois vermoulu des fenêtres, dans la
maison, y amenant leurs invasions de perce-oreilles et de
fourmis. La rude toilette qu’on avait faite, hâtivement, au
dernier moment, pour la venue des maîtres, n’avait que peu
troublé l’installation des noires araignées dans la pénombre
et les rideaux ; les lézards couraient, dormaient sur les
murailles des corridors ; et quelquefois, au rez-de-chaussée,
on entendait flûter une couleuvre. Les jeunes filles et leur

141
mère n’y prenaient pas garde ; ces habituées au luxe
d’Occident se retrouvaient à l’aise, du premier coup, dans
l’incurie et la poussière qui recouvrait les sofas et les
divans. Annette avait honte de s’avouer ses répugnances, et
elle tâchait de prendre l’aventure, du côté plaisant. Elle se
hâta, le premier soir, d’éteindre sa bougie, dont la mèche
charbonnait avec une odeur graillonneuse, sans trop
regarder dans les coins ; et elle s’étendit, les reins moulus,
dans le vieux lit de bois dur, craquant, peinturluré de scènes
romantiques, amours, batailles, où deux paires de coucheurs
auraient pu tenir à l’aise. À leur défaut, d’autres hôtes, non
moins gênants, l’habitaient. Réveillée dans son premier
sommeil par les brûlures qui lui couraient sous la peau, elle
dut fuir son monument historique avec le peuple affamé qui
y logeait, et passer le reste de la nuit sur une chaise. C’était
passer de Charybde à Scylla. Par les fenêtres qu’elle ouvrit,
pénétrèrent les escadrons ailés des moustiques. On
entendait les grenouilles de l’étang, et, dans le lointain, à la
prime aube, les cloches fêlées de monastères.
Les nuits suivantes, en attendant qu’on fît venir de
Bucarest une literie neuve, nul ne trouva surprenant que
Annette couchât sur un matelas posé sur le carreau. Il est
vrai que les jeunes filles lui avaient offert place dans leur
lit. Elles dormaient, à poings fermés, dans la grande pièce à
côté, la bouche ouverte, avec un petit ronflement doux et
régulier, les genoux relevés sous les draps défaits, les
cuisses nues, invulnérables aux piqûres. Elles plaisantaient,
le lendemain, les joues, le front, le nez gonflés de Annette,

142
et ses chevilles tuméfiées. Elle riait aussi, en se grattant
comme une damnée : il fallait payer l’impôt d’étranger ;
quand la vermine l’a prélevé, on devient mithridatisé. À
quelque chose malheur est bon : il était peut-être prudent de
paraître laide aux regards désœuvrés du patron. Mais elle se
faisait illusion si elle croyait qu’il s’arrêtait à ces bagatelles.
Il tournait trop autour d’elle. Toujours empressé à la servir,
lui témoignant d’excessives attentions, qui la rasaient, il la
traitait, avec affectation, comme une invitée dans sa
maison ; mais quand ses lourdes paupières se relevaient un
peu sur ses yeux, elle y voyait luire des éclairs (vite
amortis), peu rassurants. Il n’eût pas fait bon, à certains
moments, se trouver seule avec lui. Les égards n’eussent
point pesé lourd. Il l’eût traitée en jument. C’était ainsi qu’il
en usait avec les filles de son domaine qu’il surprenait,
trayant les vaches dans l’étable, ou pataugeant, liant les
roseaux coupés dans l’étang. Elles se rajustaient après, en
gloussant, l’air furieuses et satisfaites, comme les poules. Et
ni la femme ni les filles du seigneur ne paraissaient
l’ignorer ; elles n’y attachaient pas d’importance ; peut-être,
au fond, étaient-elles fières de leur sultan. Plus d’un, parmi
les petits paysans, étaient marqués à son effigie. L’animal
avait toujours faim. Les lourds repas, une nourriture
presque uniquement carnée (Annette en était écœurée), les
vins riches et la tuica (eau-de-vie de prune) ne comblaient
pas le trou dans l’estomac, que le grand air creusait et
l’oisiveté. Madame Botilescu fainéantisait, tout le jour,
sommeillait, se déchargeait sur Annette des tracas
domestiques. Ferdinand se dépensait en de longues
143
marches, des courses, des chasses ; il y entraînait
quelquefois son monde, à cheval, ou en auto. Mais Annette
se méfiait, depuis qu’un jour, se promenant avec les jeunes
filles, cueillant des fleurs dans la jungle des marais, elle
s’était trouvée seule, laissée par elles, et à ses appels avait
entendu répondre la voix du jars. Rentrée au château par la
direction opposée, elle s’était ensuite reproché son soupçon
malsain, devant les mines ingénues des jeunes filles qui lui
avaient sauté au cou, en lui criant qu’elles l’avaient
cherchée partout. Mais le soupçon chassé s’obstinait à
l’entrée, comme le chien, couché en rond sur le paillasson.
Certains regards de côté, qu’elle avait saisis entre les petites
cajoleuses, lui tenaient un œil ouvert en dormant. Sa
curiosité de Française trouvait son compte à guetter les
mobiles qui pouvaient agir sur ces petites âmes naïves et
compliquées. Elle démêlait, mieux qu’elles peut-être, la
secrète rancune qu’elle avait pu exciter, en les contrariant, à
Bucarest, dans leurs flirts : l’aînée, surtout, celle qui lui
prodiguait les plus tendres embrassements, lui réservait une
de ses belles dents, une de ses incisives aiguisées de
renardeau, sous le sourire enjôleur de la grasse lèvre
ombrée. Est-ce qu’elles mentaient ? Non, si mentir c’est
dire le contraire de ce qu’on pense. Elles pensaient ce
qu’elles disaient — et le contraire. Elles étaient sincères et
rusées. Elles aimaient Annette, et elles s’amusaient à la
faire choir dans les toiles du papa. La plus jeune n’y voyait
pas malice : c’était pour elle un bon tour. Même la seconde,
plus avertie, ne songeait qu’à l’air vexé de la gouvernante,
bien attrapée. Mais l’aînée, Stefanica, savait ce qu’elle
144
faisait ; et elle trouvait double sujet de délectation à se
venger de Anette, qu’elle aimait, en la livrant aux bras d’un
père, dont les exploits lui inspiraient peut-être des
sentiments défendus. Elle gardait pour soi ses sentiments et
elle ne s’avouait pas clairement son jeu, tout en s’en
pourléchant par avance. Annette, qui en avait eu deux ou
trois fois des lueurs, se refusait à y croire. Mais elle veillait.
Un soir, au moment de se coucher, elle s’aperçut que la
clef de sa chambre n’était plus à la serrure. Un quart
d’heure avant, elle l’y avait vue ; et les fillettes étaient avec
elle dans sa chambre. Elles l’étouffaient de leurs
embrassements, en lui souhaitant le bonsoir. Elle n’eut point
de doute. Le poil de la louve se hérissa. Elle se dit bien : —
« Je suis stupide. Annette, ma fille, tu romantises. Tu es
trop nerveuse. La clef est tombée. Ou quand bien même
elles l’auraient prise, ces enfants ont voulu me jouer une
niche. Il n’y a qu’à ne point s’en occuper. » — Elle se
coucha. Mais trois minutes après, elle sauta du lit. Elle
entendait les rires étouffés des deux aînées qui couchaient
dans la chambre à côté. Elle alla chez elles, pieds nus, en
chemise de nuit. Quand elle entra, la bougie précipitamment
s’éteignit. Elle ralluma. Elles faisaient semblant de dormir.
Et quand Annette les secoua, d’une voix fâchée, elles
jouèrent la comédie du réveil, les yeux innocents, jurant
leurs grands dieux qu’elles ne comprenaient pas ce qu’on
leur voulait : elles ne savaient rien. Annette ne perdit point
son temps à discuter. Elle dit froidement à Stefanica :

145
— « Sors de ton lit ! Je reste ici. Va prendre ma place
dans le mien ».
La jeune fille sursauta ; elle fit :
— « Non non non non ! »

épouvantée.
Annette la regarda dans les yeux, n’insista pas ; elle
s’installa, côte à côte, dans ses draps. La nuit se refit. Elles
se taisaient. Une heure après, le carrelage branlant du
couloir cria sous des pas ; la porte d’à côté s’ouvrit ; on
entrait dans la chambre que Annette avait laissée. Annette,
soulevée sur son coude, écoutait. Stefanica, qui feignait de
dormir, écoutait aussi ; et un souffle angoissé la trahit.
Derrière le mur, l’homme excité — (il se trouvait, presque
toutes les nuits, dans un état de demi-ébriété) — était
furieux de la déconvenue ; il remuait les draps et barrissait.
Annette, que la colère envahit aussi, empoigna rudement
Stefanica aux épaules ; elle la sommait à voix basse
d’avouer, et lui soufflait à la face des mots ignominieux en
roumain : (en toutes langues, ce sont les premiers qu’on
apprend, avec ceux qu’il faut pour manger). L’autre,
éperdue, continuait de nier obstinément — jusqu’au
moment où, dans la dispute, tomba sur le carreau la clef
cachée sous l’oreiller. Le galant joué avait vidé la chambre,
faisant claquer la porte avec dépit, et s’éloignait, en
piétinant comme un buffle. Les deux jeunes filles,
bouleversées de honte et d’émotion (elles venaient
seulement de comprendre avec horreur leur trahison), se

146
jetèrent à genoux, en larmoyant, baisaient, mouillaient les
mains de Annette, demandaient pardon. Elles étaient
sincères. Stefanica se désolait bruyamment, frappait de ses
poings sa poitrine robuste qui résonnait, et elle voulut
passer le reste de la nuit, couchée aux pieds de Annette.
Elles se rendormirent, en reniflant leurs gros sanglots
d’enfants fouettées On ne pouvait pas leur en vouloir. Mais
se fier à elles, pas davantage.
Annette voulait partir, dès le lendemain. Mais les petites
la supplièrent, avec des cris et des transports d’amour
impétueux. Et Ferdinand, penaud, sans allusions à
l’incursion manquée de la nuit, se tenait à distance
respectueuse, avec tous les dehors du repentir, Annette
consentit à remettre sa décision. De sérieuses raisons
matérielles s’opposaient d’ailleurs à ce qu’elle l’exécutât :
elle n’avait point d’argent ; et quand elle réclamait son dû,
on trouvait tous les prétextes dilatoires pour ne la point
payer ; l’hiver venait et bloquait la maison isolée ; les
voyages étaient difficiles en cette saison : on ne s’en allait
pas, comme on veut.
Annette résolut d’attendre au printemps. L’alerte passée
semblait avoir assagi les esprits. Il y eut un temps de
sommeillante tranquillité. La neige, étendue sur les champs,
mettait aux cœurs son coi duvet. Au clair de lune, l’étang
glacé jetait des feux de diamant. On s’en allait dans les
traîneaux à clochettes, les tempes rougies par la bise, les
oreilles chaudes sous le bonnet, le corps heureux dans les
fourrures, par l’afflux du sang rajeuni, et le bout des seins

147
brûlait. La saleté des chaumières aux toits de joncs et la
fétidité des marais se recouvraient de la tunique sans
souillures, en drap blanc. Annette tâchait, non sans succès,
d’intéresser ses oiselles à la misère des paysans, au poil de
loup sous leurs haillons, dont les beaux chants, les traits de
médailles, aux jours de fêtes les parures barbares et
éclatantes, les vieilles coutumes et le bon sens, la
charmaient. Elle s’essayait à converser avec eux ; et leur
méfiance se détendait ; elle avait plaisir à voir luire sous le
masque dur des Daces enchaînés autour de la colonne
Trajane l’éclair rieur de l’ironie, qui juge et raille, des Colas
Breugnons de sa Bourgogne. Quelquefois aussi, on
entendait gronder le tonnerre. C’était au loin. Un mot, un
geste, un éclat de voix. Les siècles de révolte amassés
contre le maître… Le maître le savait ; mais depuis des
siècles que cela durait (avec de brusques explosions), cela
lui semblait une loi naturelle, dont le plus fort (c’est à
savoir lui) usait, devait user à son profit. « Tu tiens le
cheval entre tes cuisses. Quand il regimbe, déchire lui la
bouche avec le mors !… » Annette avait saisi le duel
silencieux ; et — (pour qui la connaît il est inutile de le
dire) — c’était sur le cheval qu’elle misait. Quand se
désemboîtera-t-il le dos de la pince ?… Elle ne regrettait
pas d’être restée. Il faisait bon reprendre contact avec les
forces élémentaires : cette vieille terre, balayée par le vent
d’hiver, où les rafales soulevaient en tourbillons de neige
les batailles de Marc-Aurèle et celles à venir, qui
sommeillaient au cœur des Gètes.

148
Mais ce climat rude et ces courses au grand air lui
rendaient une vigueur et un éclat, dont elle eût été sage
d’amortir l’insolente allégresse : car c’était, sans qu’elle
s’en avisât, un appât jeté sous le nez du brochet. Elle était
toute à la flambée de son arrière-automne ; en pleine santé
et joie organique, l’esprit tranquille, pour le moment, au
sujet de Marc qu’elle savait alors sous l’aile duveteuse de
Sylvie. Elle prit part avec entrain à des réjouissances
populaires, où les jeunes filles Botilescu l’habillèrent et
s’habillèrent de lourds et somptueux costumes paysans :
(car la brutalité des rapports entre maîtres et serviteurs
n’excluait pas la familiarité) ; mais la comparaison des
costumées ne fut pas à l’avantage des petites patronnes ; et
les jeunes gars n’hésitèrent point : Annette dansa avec les
farauds, avec les coqs de villages. Elle ne vit pas la colère
jalouse, aux museaux froncés des chattes ; pas davantage
aux yeux allumés du patron elle ne prit garde, jusqu’au
moment où, l’arrachant à un danseur du village, il
l’empoigna à son tour. Alors, elle se dit lasse et, la danse
finie, elle se retira. Les jours suivants, elle revint à la
prudence. L’alerte parut sans lendemain. Et de nouveau,
l’on s’assoupit.
C’était un jour de la fin mars. Le pouls de la terre, encore
gourd, se réveillait. Une fièvre cachée courait sous la neige
épaisse, qui se ridait ; et les coins de l’étang glacé
s’écornaient. Les nuits, on entendait passer dans le silence
des cieux les cris des bandes de migrateurs. Carême avait
été mis en terre ; et l’on s’invitait, de fête en fête, dans les

149
châteaux. Les trois jeunes filles étaient parties avec leur
mère pour souper et baller dans un domaine des alentours.
Leur père, absent depuis quelques jours, était, dit-on, à
Bucarest. Annette n’avait pas accompagné ses pupilles :
quelques frissons dans les épaules, la tête lourde, un début
de grippe, l’avaient retenue à la maison. Le soir tombait, et
la nuit vint. Annette était étendue dans sa chambre, et elle
ne faisait point l’effort d’allumer. Elle entendait, au-dessous
d’elle, dans une salle du rez-de-chaussée, le tic tac d’une
vieille horloge rouillée, qui boitait — et dans la plaine
ensevelie sous l’ombre le grincement des essieux mal
graissés d’un chariot. Elle s’assoupissait. Un bruit de
serrure la réveilla. Elle ne chercha pas à le définir. Mais un
malaise fut en elle, comme le bourdonnement sourd d’une
gencive gonflée. Elle l’attribua d’abord à sa grippe. Puis,
une pointe commença à lanciner la gencive, et l’endroit
sensible se précisa. Ce n’était pas au dedans ; c’était au
dehors qu’était le danger. Elle se souvenait d’avoir surpris
Stefanica téléphonant à mots précipités, dont le sens obscur
maintenant lui remontait à l’esprit, et elle revit ses airs
troublés et cachottiers. Elle pensa qu’elle se trouvait seule,
au château, avec une valetaille soumise, servile, bonne à
tout faire, sourde et muette. Et elle sursauta, se rappelant le
bruit de serrure qui l’avait réveillée. Elle se leva, alla à sa
porte, et la trouva, cette fois, fermée à clef, du dehors. Juste
à cet instant, elle entendit le ronflement d’une auto qui
rentrait. Tout devint clair. Le maître se glissait dans la
maison, comme un voleur. Elle poussa le loquet intérieur,

150
qu’elle avait fait mettre, soupçonneuse. L’homme allait
venir, elle le savait.
Et l’homme vint. Il poussa la porte, qui résista. Annette,
debout derrière, silencieuse, rageant comme une rate prise
au piège, évaluait la résistance de la barrière et jugeait
qu’elle ne serait pas longue. Elle gagnait du temps. D’une
voix froide elle répondait, par mots brefs, à la voix de
l’homme qui parlementait, tout en faisant le tour de la
chambre et, comme la rate, cherchant une fente. Il n’en était
que par la fenêtre. Elle l’ouvrit. La chambre occupait, au
premier, un angle de la maison, qui avançait à l’extrémité
de la taupinière ; et la fenêtre à balcon rond surplombait au-
dessus de la pente. Annette se pencha sur la rampe en fer
forgé, et elle sonda la distance. Elle réfléchit. Elle tâta le
cep noueux de la vieille glycine dépouillée qui s’accrochait,
en les tordant, aux barreaux de la rampe, commue les
anneaux d’un boa. Elle rentra, elle s’habilla, passa ses
bottes en feutre, de paysanne, mit ses gros gants, puis les
enleva, pour être plus sûre de sa prise ; d’un tour de main,
elle rafla sur les meubles ses objets les plus essentiels, elle
trouva même le temps d’obéir, en un pareil moment, à
l’instinct féminin de se regarder dans le miroir, tandis
qu’elle enfonçait ses oreilles sous le chaud bonnet
d’astrakan ; et elle voyait ses lèvres irritées qui répliquaient
par « oui », par « non » méprisants, à l’animal qui
s’impatientait, en ébranlant sur ses gonds la porte. Enfin,
elle se décida, après un dernier coup d’œil circulaire ; au
seuil de la fenêtre, elle se ravisa pour retourner prendre à la

151
muraille une photo de Marc qu’elle avait épinglée au-dessus
de son lit, près de l’oreiller ; et elle l’enfouit dans son giron.
Alors, elle enjamba la rampe du balcon, et s’agrippant au
corps annelé de la glycine, elle descendit, glissant
rudement, ou accrochée, risquant de s’éventrer, ou de
laisser un de ses yeux aux lances pointues des rameaux qui
lui fouettaient durement la face. Elle ressentit, à un
moment, une douleur si vive à l’avant-bras qu’elle lâcha
prise. Par bonheur, elle avait fait plus des deux tiers de la
descente ; et la neige amortit la chute. Elle roula le long de
la pente, et se retrouva au pied de la butte, sous la grande
ombre du château derrière lequel se couchait la lune, la robe
en loques, les mains et les cuisses éraflées, mais en
possession de tous ses morceaux. Après avoir repris son
souffle, elle s’en alla à travers champs, se dépêchant de
profiter, pour s’orienter, des dernières clartés de la lune.
Mais celle-ci ne tarda pas à disparaître ; et ce fut l’ombre
complète, qui, d’une part, assurait la fuite de Annette contre
les poursuites, mais qui, d’autre part, l’entravait en lui
faisant perdre le sens de la direction. Elle voulait marcher
vers Bucarest, où le consul français la rapatrierait ; mais elle
connaissait mal la carte de la région ; et la nuit opaque lui
enlevait ses points de repère. Elle marchait, marchait,
cherchant sa piste comme un chien, le nez à terre, d’où se
dégageait une phosphorescence qui la guidait, qui la
trompait ; elle chutait dans des trous de neige, elle
pataugeait dans les marécages, elle s’embourbait, elle se
repêchait, glacée, fiévreuse ; elle marcha toute la nuit,
hallucinée par le chœur intarissable des grenouilles, sans
152
s’apercevoir qu’elle tournait en rond autour du vaste étang.
Elle se retrouva, aux premières lueurs de l’aube, sur une
chaussée au milieu des marais ; et, par dessus les joncs, se
profilait à brève distance le damné château qu’elle fuyait.
Elle reprit sa course, harassée. Un petit paysan qu’elle
croisa, coupant des joncs, le museau noir de vase durcie, la
dévisagea, et, au lieu de répondre à ses questions, laissant
son fagot coupé de roseaux, il s’esquiva à toutes jambes.
Elle pensa que l’on était à sa poursuite et qu’il allait la
signaler. Elle chercha un chemin de côté, où s’échapper ;
mais il n’en était point : l’interminable chaussée se
prolongeait droite, sans un repli qui pût masquer, comme
une digue, entre deux rangées de marais. Elle avait beau
hâter le pas. Un roulement d’auto, qu’elle vit venir, lui
annonça l’approche du poursuiveur. Il l’avait vue, lui aussi ;
en trois minutes, il l’aurait rejointe. Elle n’hésita pas, elle se
jeta en plein marais. La croûte de glace céda, elle enfonça
dans la vase froide et gluante, elle se rattrapa à des souches
de saules. Elle entendait de la chaussée la voix enrouée de
Ferdinand : il était inquiet et irrité ; il la conjurait de revenir.
Du tronc boueux d’où elle émergeait, elle lui cria :
« Non ! » et entêtée, elle se rejeta dans la brousse, où elle
disparut à ses yeux : on ne voyait plus de la route que les
joncs et les massettes qui s’agitaient sur son passage de
louve traquée. De cette folle opiniâtreté, la rage monta à la
face congestionnée du chasseur. Il vociféra que si elle ne
revenait pas immédiatement, il tirerait dessus, au jugé,
comme sur une bête. Elle cria : — « Tue ! » — Elle était
ivre aussi de fureur. Elle s’enragea. Elle enfonçait jusqu’au
153
poitrail dans la boue, et les lianes plates et puantes se
glissaient comme des sangsues, noires et visqueuses, autour
de sa peau. Un épervier dans le ciel vaseux miaulait. Elle
pensa :
— « Il ne m’aura pas ! Plutôt nourrir les rats et les
cafards des marais ! »
Mais lui, là-bas, s’épouvantait. Il changeait de ton. Il
suppliait. Il lui jurait sur son honneur (elle s’en fichait !)
qu’il la respecterait, qu’il se mettait à son service, qu’il
acceptait d’avance ses conditions. Elle n’y croyait plus,
chatte échaudée !… Elle fermait sa bouche obstinée, autant
pour ne pas lui répondre que pour ne pas manger la bouillie
fétide où elle barbotait. Jamais elle ne se fût rendue, si la
glaise ne lui eût collé au corps, paralysant ses mouvements ;
en voulant se dégager des lianes enroulées, elle s’étranglait.
Il pénétra dans la jungle, risquant lui-même de s’enliser
pour la sauver ; il réussit à l’empoigner aux aisselles, en
fourrageant dans la vase, et il l’extirpa de sa gaine. Il la
ramena au rivage. Elle était boueuse et noire, du talon au
front ; mais elle conservait son intrépidité. Elle le défiait. Il
n’eut pas envie de relever le défi. Il l’admirait. Il lui parla
avec respect, avec regrets, de l’avoir forcée à cette fuite. Il
implora son pardon, la suppliant de revenir au château. Il
s’exprimait avec une humilité et une emphase oratoires,
mais sincères, qui ramenèrent un sourire sur le visage de
Annette durci par la rancune et par le masque de boue
craquelée. Elle dit :

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— « Bon ! passons l’éponge ! Nous en avons besoin tous
les deux… Mais quant à revenir, non ! Il n’est plus
question… Je pars. » |
Il prit une mine consternée, mais il ne protesta que pour
la forme ; il n’était pas trop étonné. Il s’attendait si bien à la
décision qu’il avait pris dans son auto la valise de Anette, et
il y avait ramassé les effets qu’elle avait laissés. Il lui offrit
de la conduire à la prochaine gare du grand express
international ; il lui demandait seulement, de l’air piteux
d’un vieux collégien pris en faute, de vouloir bien lui sauver
la mise, en écrivant une lettre au château, qui expliquerait
son départ précipité par des nouvelles urgentes de son fils la
rappelant à Paris. Elle y consentit, et elle monta dans l’auto.
Ils firent halte au premier hameau, dans la chaumière la
moins sordide, afin que Annette pût changer de linge et se
laver. On fit bouillir l’eau dans un chaudron, et Annette
procéda à une lessive complète, tandis qu’après expulsion
de la marmaille avec les maîtres de céans, Ferdinand,
pudique et farouche, le dos tourné, montait la garde à la
porte. Annette, nue, claquant des dents, la peau rougie par
les frictions, eut un accès de fou rire, en se rappelant le duc
dont parle Saint-Simon, se promenant l’épée à la main
devant la porte de l’église, où se soulageait la dame de ses
pensées. Et comme la grippe et le froid mortel des marais
lui tordaient aussi les entrailles, elle ne craignit pas, en
Bourguignonne qu’elle était, dans la courette, sous l’égide
du valeureux chevalier, de faire de même. Honni soit qui
mal y sente ! Même Cléopâtre a la colique…

155
Ils remontèrent dans l’auto. Le prochaine gare était
lointaine ; et quand ils y parvinrent, par des routes que le
dégel défonçait, ce fut pour apprendre qu’un grave accident
de chemin de fer interrompait l’Express-Orient, pour
quelques jours : la voie ferrée était coupée, à la sortie des
Karpathes, par des inondations. Botilescu offrit à Annette
de la déposer dans un hôtel de Bucarest, en attendant que
les communications fussent rétablies. Mais elle s’y refusa
énergiquement ; elle avait hâte d’être partie. Bien qu’il eût
été prudent de soigner en chambre son refroidissement, la
fièvre qui cheminait dans ses membres et l’excitation de la
poursuite la brûlaient d’une impatience irritée d’avoir quitté
le pays. Elle avait la hantise morbide d’y laisser ses os.
Quand elle se débattait dans les marais, elle ne songeait pas
à avoir peur. Mais maintenant, la peur avait surgi ; la vase
lui montait au menton : (l’odeur putride la poursuivit
pendant des nuits ; elle la flairait, sous ses ongles) ; elle
frémissait que cette glaise ne lui emplit la bouche, elle en
avait l’étouffement. Elle voulut que Ferdinand la conduisît à
Constantza, et elle monta sur le premier bateau en partance.
C’était un bâtiment italien, qui, par un assez long parcours,
retournait à Brindisi. Mais Annette n’écouta rien des
objurgations que lui faisait Botilescu. Elle s’enferma dans
sa cabine ; une fatigue écrasante la terrassait ; et elle resta
seule en tête à tête avec sa fièvre, elle ne vit rien de la
traversée. Elle n’avait plus qu’une pensée : — vivante ou
morte, être rentrée.

156
Elle était rentrée à Paris. Elle arriva avant le télégramme
qui l’annonçait et qui s’égara dans une loge de concierge :
Marc avait changé plusieurs fois sa tente de place ; et
Annette n’avait point reçu, avant le départ, la dernière
adresse. Elle eut quelque peine à la trouver. Sylvie, à qui
elle la demanda, ne la connaissait point. Annette ne cacha
pas son mécontentement de l’indifférence de sa sœur.
Sylvie, qui savait mieux ce qu’il en était, dit qu’elle n’était
pas une bonne d’enfants. Elle avait d’autres martels en tête !
Annette, après l’avoir quittée brusquement, songea qu’elle
avait bien changé : le visage gonflé, avec des poches sous
les yeux, l’air alourdie, congestionnée. Et elle se reprocha
de ne lui avoir même pas, dans son impatience, demandé
des nouvelles de sa santé. Sylvie ne se sentait pas non plus
sans reproches.
Ce fut Sainte-Luce qui mit Annette sur la piste. Mais,
bon camarade, il ne lui dit pas que Marc était, pour
l’instant, chasseur dans une boite de nuit. Il connaissait
l’amour-propre de son camarade ; il le prévint. Annette
attendit son fils, toute la nuit, sans se coucher, dans sa
chambre d’hôtel. Marc vint, à l’aube, frapper à la porte. Il
avait autant de hâte qu’elle de la revoir. Mais quand ils se
virent, il n’y eut aucun épanchement. Au premier contact,
ils sentirent entre eux un froid. Ils ne se retrouvaient plus
tels qu’ils s’étaient quittés. Tous les deux avaient subi des
chocs, et ils avaient réagi différemment. Ils étaient,
d’ailleurs, tous les deux, énervés par la longue veille.
Annette dissimulait mal l’impatience un peu fâchée de

157
l’attente et des soupçons que lui causait cette vie nocturne
de Marc ; et Marc fut irrité de le sentir, et qu’elle tombât à
l’improviste sur sa déroute, dont il n’était pas sûr que
Sainte-Luce n’eût pas trahi l’humiliation. Il demanda, d’un
ton plus sec qu’affectueux, pourquoi elle ne s’était pas
couchée. Elle riposta, avec plus de douceur qu’il n’y en
avait peut-être dans l’intention :
— « Et toi, mon petit ? »
Il ne tenait qu’à lui de répondre qu’il ne venait pas de
s’amuser ; mais il était trop fier pour s’expliquer ; et elle
avait l’air de lui demander des comptes : il n’admettait pas
qu’il en dût à qui que ce fût. Il ne daigna pas relever la
question. Annette l’examinait, son teint fané, ses traits
meurtris, des rides précoces, qui lui étaient nouvelles, aux
coins du nez, où l’usure et le dégoût étaient inscrits. Son
cœur se serrait, en soupçonnant une vie de désordres et leur
flétrissure dans l’esprit. — Il la laissait imaginer ce qu’il lui
plaisait. L’examen qu’il faisait d’elle ne le contentait pas
davantage. Elle avait l’air trop bien portante, trop bien
nourrie, le teint fleuri, et, dans ses yeux, dans ses
mouvements, une joie de vivre, qui éclatait, à son insu. On
n’eût pas dit qu’elle sortait des marécages de Roumanie et
d’une mauvaise grippe. Le sang aux joues était trompeur.
Elle traînait encore un reliquat de congestion. Mais ce qui
ne trompait pas, en définitive, c’était que malgré toutes les
mésaventures, elle ne se trouvait pas du tout mal de vivre.
Non, en vérité ! elle y prenait goût, en vieillissant.
L’incohérence, l’imprévu, les catastrophes mêmes et

158
l’incertitude du lendemain, ajoutaient à la saveur du repas.
C’était diablement plus appétissant que les menus insipides
de sa jeunesse, la vie bourgeoise de France, entre 1890 et
1900 ! Elle avait bon estomac. — Meilleur que Marc, elle le
voyait bien. Qu’y faire ? Elle ne pouvait pas jouer, pour lui
plaire, la dyspeptique, la chlorotique… Lui, il était maigre
et rongé d’amertume, exaspéré contre la société, dont il
devait voir de près et servir la noce imbécile et les vices
sans vigueur ; quand il sortait de ces cloaques à vadrouille,
il ne pouvait même pas manger sans nausées le pain qu’il
avait gagné : le pain sentait la sueur des filles. Il eût
souhaité de mettre une cartouche de dynamite, au cul du
monde. Et ce prurit d’irritation s’exacerbait, au contact avec
des compagnons de servitude, des ouvriers dont il s’était
récemment rapproché. Un d’eux avait pris un certain
ascendant sur lui — autant qu’on pouvait parler d’ascendant
sur un garçon aussi ombrageux que Marc. Eugène Masson
ne l’était pas moins. Ils avaient fait connaissance, la nuit, en
métro, puis en rentrant ensemble du travail, vers deux ou
trois heures du matin, à pied, à travers tout Paris. Masson
était typo dans l’équipe d’un journal ; et il y fit engager
Marc, après que celui-ci se fut fait flanquer à la porte de son
cabaret de nuit, où son mépris sanglant avait fini par trop
percer : (il s’était colleté avec un client). Le journal était
d’ailleurs ultra-chauvin, impérialiste d’affaires, il attaquait
toutes les idées de Marc et de Masson. Mais en dehors de
l’imprimerie, la direction ne s’inquiétait pas que ses typos
eussent ou non des idées. Qu’ils fussent des hommes et
qu’ils pensassent, c’était pour lui sans importance. Fais ton
159
travail ! Il payait le travail, exactement. C’était tout ce que
Marc et Masson pouvaient lui demander. La Révolte n’était
point mûre. Et moins encore, la pratique de la Non-
Coopération, à la façon de Gandhi. Qui en eût parlé, à
Paris ? Et qui eût fait appel à l’héroïsme de l’abnégation,
qui refuse le pain acheté par une tâche que contredit la
conscience ? Et cependant, il y a plus d’héroïsme en
disponibilité dans le peuple de Paris que ne sait le voir la
veulerie des chefs, et que lui-même ne s’en doute ! Faute
d’emploi, il reflue en amertume.
Celle de Masson avait sur celle de Marc la supériorité
d’être plus cruellement justifiée. Le jeune ouvrier était un
« gazé » de la guerre ; il avait la mort dans le sang. Et il
brûlait d’indignation contre l’abominable égoïsme, contre
l’apathie de tous ces Français qui avaient traversé de telles
épreuves, et qui ne faisaient rien pour en empêcher le
retour. Il était particulièrement agressif contre la caste de
Marc, les jeunes intellectuels bourgeois — (les vieux aussi.
Mais ça ne valait pas la peine d’en parler ! Les vieilles
carcasses, la mort se charge de les balayer)… Il traitait avec
un sarcasme passionné leur hédonisme de pensée (car il
lisait), leur indifférence aux souffrances du monde, cette
fausse élite, qui a trahi, ces parasites bons à rien, cette
vermine qui ronge les restes des rapines !… Marc avait des
raisons de bien connaître la vérité de l’accusation ; il avait
lui-même (pas longtemps ! ) ramassé les miettes sous la
table ; dans son humiliation, son ressentiment contre Sylvie
se rallumait. Il essayait pourtant, par une instinctive

160
solidarité, que déjà sa conscience révoltée désavouait, de
défendre la raison d’être et les mérites de la classe
intellectuelle. Mais quand, sous l’âpre aiguillon des insultes
de Masson, il tâchait de faire sortir les meilleurs
intellectuels qu’il connaissait, de leur commode neutralité
derrière le rempart de leurs livres, quand il voulait les faire
agir, il constatait, à sa honte, que les jugements les plus durs
contre la gent intellectuelle ne l’étaient pas encore assez. Ils
avaient presque tous, les moyens — et beaucoup avaient les
loisirs — de voir plus clair et plus loin que les autres. Il y
avait un peuple prêt à suivre avec reconnaissance le premier
guide désintéressé. Mais ils ne craignaient rien tant que
d’être suivis par une armée trop décidée, qui les poussât et
les compromît. Ils feignaient de regarder d’un autre côté…
« Je n’ai rien vu… » Leur carence par peur des
responsabilités était dégradante. Il faut la marquer au front,
d’un fer rouge. — Même parmi les jeunes écrivains qui,
pour se donner le luxe d’être « humains », consentaient à ne
pas ignorer l’action politique, aucun de ceux que Marc
connaissait ne s’engageait à fond dans un parti ; ils se
ménageaient deux ou trois selles différentes : radicalisme,
socialisme, internationalisme, nationalisme, voire une petite
fugue de temps en temps, sous le couvert de la vieille
France classique, chez le royalisme de littérature, qui
disposait de suffrages à l’Académie et dans la presse. Après
un stage d’œillades équivoques avec les passants de l’un ou
de l’autre trottoir, l’affaire se traitait selon les rites des
professionnelles du métier : immanquablement, ils
trouvaient chaussure à leur pied. Paris offrait tous les degrés
161
de la prostitution intellectuelle, — depuis la maison close
des bateleurs de journaux, grassement payés pour
empoisonner de leurs sales mensonges le gros public pas
dégoûté, — jusqu’aux grandes grues des Académies et des
salons littéraires, qui distillaient avec art leur virus de
« servitude volontaire », mais non gratuite, et de paralysie
générale. Leur fonction tacite était, en somme, de détourner
d’agir. Et pour ce but, tout était bon. Même la pensée.
Même l’action !… Car le paradoxal était que la passion du
sport, en fin de compte, aboutissait à l’inaction.
L’alcoolisme de l’action physique et du mouvement pour le
mouvement faisait dériver de leur lit naturel les énergies
torrentielles et les épuisait dans le rond d’un stade, ou, au
bout de leur course enragée, les déversait dans la poubelle
aux déchets. Le moins atteint ici n’était pas le peuple. Marc
avait beau jeu pour opposer aux sarcasmes de Masson
contre l’abjection des bourgeois intellectuels, sa dérision
des ouvriers abrutis par les sports. Les sports achevaient
l’œuvre destructrice des journaux. Ils créaient des classes
d’intoxiqués et d’inutiles. Les grands clubs achetaient,
comme des chevaux, des écuries de professionnels, qu’ils
dénommaient amateurs, et constituaient des équipes de
foot-ball. Des milliers de travailleurs en pleine vigueur
vendaient leurs muscles sans vergogne, jouissaient d’une
vie de luxe, palaces et wagons-lits, comme internationaux
de foot-ball, jusqu’au moment où, précocement, les muscles
raides, leur valeur marchande tombée à zéro, ils étaient jetés
au rebut, comme les charognes des gladiateurs, aux jeux de
Rome. Mais du moins, les gladiateurs étaient morts. Les
162
vies perdues, aux nouveaux stades, se survivaient. La plèbe
spectatrice ne s’en souciait pas plus que celle de Rome. Il
lui fallait d’autres athlètes, d’autres encore ! Et elle
dépensait à ces spectacles toute la passion, toute la furie qui
auraient pu, bien dirigées, d’un coup d’épaule, culbuter
toute l’oppression sociale. Elle apportait un chauvinisme
meurtrier aux matches internationaux. Les jeux
dégénéraient en combats. Il y avait des tués. Et les
« avants » au rugby devenaient des nettoyeurs de tranchées.
C’était pour cela que les peuples rescapés du front avaient
passé sous l’Arc de Triomphe ! C’était à cela qu’aboutissait
leur serment de reprendre en main le contrôle de l’État et la
refonte de la société ! Même pas le « panem et
circenses… » Le pain, il fallait le gagner. Et les
« circenses », les payer. L’exploitation de la badauderie et
de la bêtise humaine avait fait des progrès, depuis la plèbe
de Menenius Agrippa. Non, Masson n’était pas plus fier de
son peuple, que Marc de ses bourgeois ! Quand il voulait
faire la leçon à ses camarades ouvriers de l’imprimerie, ils
le traitaient d’em… et ne se donnaient pas la peine de
discuter. Le seul qui consentît à lui répondre, un ancien
compagnon de la tranchée, haussait l’épaule :
— « Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on se fît trouer la
peau, une seconde fois, pour le Droit des autres ? Qu’on
« remette » ça ? Assez pour moi ! Je ne suis plus assez c…
pour m’occuper des autres. Je m’occupe de moi. Chacun
pour soi ! »

163
Et Marc et Masson, qui flétrissaient amèrement
l’égoïsme de leurs classes, n’avaient pas l’esprit de décision
de renoncer eux-mêmes à leur libertarisme congénital, qui
était une autre forme de l’égoïsme et qui réduisait à néant
leur révolte. C’est pour un Français un dur effort, quand il
s’est libéré des préjugés de masse, de rentrer dans des
cadres définis et d’accepter la discipline d’un parti. La
faiblesse du socialisme français d’avant-guerre a été l’effet
de ses liens trop lâches qui rapprochaient
conditionnellement ses membres, sans les tenir aux
moments décisifs. Et si Masson avait rapporté de la guerre
une leçon, c’était la volonté de ne plus se donner, en aucun
temps, en aucun lieu, à aucun maître, à l’impératif d’aucun
parti, et de s’appartenir, soi à soi seul… Dès lors, comment
compter sur les autres ? Penser que les autres, même de sa
classe, même opprimés comme lui, pourraient agir
d’accord, en restant soi à soi seuls, sans se renoncer au
service consenti d’un commandement, d’une dictature de
parti, était le plus chimérique des espoirs. Les plus violentes
poussées collectives sont passagères ; leur violence même
les épuise ; si un poing ferme ne les retient, elles se
relâchent, bien avant d’avoir atteint le but, et elles
replongent au plus profond : la pierre lancée retombe au-
dessous même du niveau d’où elle est partie. Mais il y avait
trop longtemps que la France révolutionnaire avait perdu la
pratique de l’action. Et la guerre avait achevé de la dégoûter
des règles du combat. Tout ce qui rappelait aux esprits
libres le régiment était par eux haï et rejeté. Les
conservateurs et les chauvins étaient les seuls à en accepter
164
la leçon et à la mettre à profit. La partie était belle pour la
Réaction. La Liberté forgeait son mors, tout en se refusant à
accepter contre ses flancs les genoux du chef choisi qui la
chevauche et qui la mène à la victoire. Masson n’avait pu
rester dans aucune organisation syndicaliste ouvrière :
celles qui subsistaient de l’avant-guerre avaient beaucoup
de peine à se reformer ; et les nouvelles passaient leur
temps à se fusiller dans les jambes. — Quant à Marc, il était
l’autoipsisme incarné. Toutes ses faiblesses venaient de là.
Mais aussi, toutes ses forces. Il ne semblait pas qu’il pût
jamais renoncer à celles-là, sans renoncer à celles-ci et
perdre sa raison d’exister. On ne voyait donc aucune issue
au cul-de-sac, où leur critique acerbe de la société faisait
buter contre le mur les deux compagnons. Compagnons, ils
ne l’étaient même que dans l’impuissante négation.
L’action, qui soulage, leur manquait. Et qui sait si, pouvant
agir, ils auraient su se consentir les concessions nécessaires
pour coordonner leur action ? C’était tout un apprentissage
à faire. Où l’eussent-ils fait ? Aucune école d’action
n’existait en France. Il n’y avait de maîtres que de parler. Et
là-dessus, chaque Français en sait assez, pour en remontrer
aux autres. Marc et Masson avaient le dégoût de la parole.
Mais ils parlaient. Faute d’agir ! Ils parlaient, parlaient
l’action qu’ils ne faisaient pas, qu’ils ne pouvaient pas. Ils
sortaient de là, vidés et écœurés, de soi et de l’autre.
Action ! Action ! Ô flancs de l’action, à féconder !
La société ne sait pas assez que cette puberté inassouvie
de la volonté est aussi dangereuse que celle du sexe. Un

165
peuple sain a toujours besoin d’un but offert à ses efforts. Si
ce n’est un noble qu’on lui offre, il le prendra ignoble.
Mieux vaut le crime que le vide écœurant d’une vie qui
sèche, inféconde ! Plus d’un de ces jeunes hommes de l’an
14 que nous avons connus se sont rués dans la guerre, pour
échapper au dégradant ennui. Si ceux-là ont, depuis,
dégorgé leur sanglante orgie, d’autres sont venus après la
guerre qui, à leur tour, sont en proie au rut affolant de
l’action. Si la femelle leur manque, ils se brisent le front
contre les barreaux de leur cage, comme les fauves des
ménageries qu’un long supplice n’a pas encore avilis. Marc
et Masson tournaient, en grondant, dans leur fosse. Et des
centaines d’autres étaient comme eux, chacun isolé dans la
sienne, chacun hurlant dans le fond de son cœur son agonie
et sa fureur.
Mais c’est ici que le fils de Annette fut soutenu par son
bon sang. Ce sang : peut-être pas celui de sa race. Il n’eût
pas fallu remonter bien loin dans la Rivière ! Le mal et le
bien y étaient mêlés. Mais chacun refait son sang, au cours
d’une vie. Dans ses globules, le fier effort de Annette était
inscrit. Marc avait beau être un assez sale petit garçon,
comme le sont presque tous les petits mâles de vingt ans,
quand on les prend à l’état de nature, bourbeuse et non
filtrée. Avec une pensée (corps et esprit) profondément
troublée, et dans un temps et dans des conditions de vie
moralement épouvantables — (pas une foi ni dans les
hommes, ni hors des hommes, pas un appui !) — il ne
cédait jamais rien de son instinctive, de son absurde, de son

166
héroïque volonté de se surmonter… « Surmonter quoi ?
Soi ? Qui ça, soi ? Moi ? Ce moins que rien ? Ce moi qui
m’échappe, que je ne connais pas, suis-je même sûr qu’il
existe ?… Sûr ou non, je veux, je veux, je veux ! Je le
surmonte. Je ne me laisserai sombrer avec lui… » — À ces
moments, il parlait de soi, comme d’un autre. Mais de cet
autre, il avait la garde. Même quand cet autre lui glissait
entre les doigts, flanchait, tombait, se prostituait, il
maintenait intact, contre lui, pour lui, pour le juger, pour le
condamner, pour le relever, de fiers sentiments que son
ironie corrosive bafouait pourtant, comme fossiles :
honneur, orgueil moral, décision ferme de ne point
déroger… « Déroger de quoi ?… Idiot ! Idiot !… Du lâche
bourgeois qui m’a planté et s’est sauvé ? Ou bien du ventre
qui s’est livré et m’a livré à cette vie abominable, où je ne
demandais pas à entrer ?… Idiot !… Soit !… Veuille, ou
non veuille, j’y suis entré ! Elle m’a jeté dans le combat. Je
ne me rends pas ! »
Et il pensait :
— « Elle (ce ventre) ne s’est pas rendue. Et moi, je le
ferais ? Je serais moins qu’une femme ? »
Il s’estimait, ce jeune mâle, infiniment au-dessus… Mais
dans son for intérieur, bien caché, il y avait, non formulé,
un « Ave Mater… Fructus ventris… » Le fruit ne trahira
point l’arbre…

Mais, en ce moment, c’était l’arbre qui trahissait…

167
Marc observait d’un regard sévère cette femme, cette
mère, qui lui était revenue de l’Orient, et qui évoluait
étrangement dans le milieu en fermentation de Paris. Elle
lui était suspecte. Elle ne réagissait pas, avec l’âpreté qu’il
eût voulu, contre ce monde, qui lui était devenu un ennemi
personnel. Acceptait-elle ? Il ne pouvait lire, au fond du
cœur. Mais sur la bouche, dans les yeux, dans sa personne,
une sorte de flânerie active, heureuse, sans révolte, sans
remords. Et de quoi donc ? Eût-il voulu qu’elle en eût de ce
monde, des misères et des hontes de ces hommes, et d’y
participer ? Bon pour lui, qui était encore un débutant, au
jeu amer où l’on suce tout le fiel de la vie, comme si c’était
pour soi seul qu’il était distillé ! Elle avait eu le temps de se
familiariser avec ce goût, ou ce dégoût. « Le fiel est mêlé à
tous les aliments. Cela n’empêche pas de manger ! Il faut
manger. Je prends la vie. Je n’ai pas le choix… » Il la
prenait aussi, cette vie. Mais avec dépit, avec rancune, avec
une rage rentrée. Et il ne pouvait souffrir que cette autre,
que sa mère s’en accommodât si naturellement, et même
qu’elle parût y prendre un plaisir indécent. Mais quel droit
avait-il de prétendre le lui interdire ? — Le droit que,
tacitement, il s’était arrogé : le droit du plus-que-fils, le
droit de l’homme. Cette femme était sa propriété. — Mais
s’il le lui avait dit, elle lui aurait ri au nez. Il le savait. Il
savait qu’elle aurait raison. Et il n’en rageait que plus.

Annette se retrouvait donc sur le pavé, après des


expériences bigarrées. Elle avait bien failli, dans la dernière,

168
laisser de son poil ; et toute autre qu’elle y eût semé une
bonne part de sa confiance en soi et en la vie. Mais le poil
de Annette était dru. Et quant à la confiance, il n’y avait
point de risque qu’elle la perdît : car elle ne s’inquiétait
même pas d’en avoir. — « Se confier, en qui ? en quoi ? en
moi ? en la vie ?… Quelle baliverne ! Qu’est-ce que j’en
sais ? Et qu’est-ce que j’ai besoin d’en savoir ?… Vouloir
bâtir sur l’avenir, c’est commencer la construction par le
sommet… Bon pour les hommes !… La terre n’est pas près
de me manquer. Je saurai toujours où poser mes pieds. Mes
bons grands pieds ! Ils ont toujours le même plaisir à
marcher… »
Sa robuste constitution ne paraissait plus garder trace
d’une pneumonie, suite de la grippe, heureusement jugulée
sur le chemin de retour, en Italie. Et malgré ses quarante-
cinq ans, pas une annonce du changement de saison. Sylvie,
qui, plus jeune, en éprouvait, sans résignation, les
incommodités — (et ceux qui l’entouraient, davantage : car
son caractère n’y gagnait point, il était inquiet et harcelant)
— établissait d’aigres comparaisons ; et elle semblait en
faire à sa sœur des reproches. Annette riait et lui disait :
— « Voilà ce que c’est, d’avoir commencé trop tôt ! La
vertu est toujours récompensée. »
Sylvie grognait :
— « Jolie vertu ! Et pour ce que tu en fais, à présent ! »
— « Et qu’en sais-tu ?… »

169
Non, elle ne faisait rien de sa vertu. Du vice, non plus.
Elle se trouvait, en vérité, dans ces années, étrangement
insouciante et de l’un et de l’autre. Quand il lui arrivait d’y
songer, elle était près d’en avoir honte : elle essayait ; mais
même à cela — à avoir honte — là, sincèrement, elle
n’arrivait pas :
— « Mais qu’est-ce que j’ai ?… Quoi ? Même pas la
force d’être immorale ?… Le pire de tout : amorale…
Quelle déchéance !… Rougis ! Rougis !… Ah ! non, assez !
Je suis bien assez rouge, comme cela… Tout de même pas
autant que cette pauvre Sylvie, avec ses coups de scirocco
qui lui font le front, les joues, le cou, comme un champ de
coquelicots… Quelle insolente bonne santé !… »
Certes, elle n’inspirait point la pitié. Ses conditions
n’étaient pourtant pas brillantes. Elle vivait, au mois le
mois, ayant tout juste en réservée pour quelques semaines
d’entretien, avec de sévères restrictions ; elle ne faisait
qu’un repas par jour, dans des restaurants à bon marché, où
la nourriture n’était ni abondante ni choisie. Mais Dieu sait
comment ! tout lui profitait.
Elle voyait bien que sa bonne mine faisait l’objet d’un
examen sévère, lorsque son fils la rencontrait. Il eût voulu
lui demander compte de sa scandaleuse indifférence.
Indifférence il la nommait, parce qu’elle ne se passionnait
point, comme lui, contre quelqu’un ou quelque chose : ses
yeux un peu myopes et bombés étaient occupés à tout
regarder, à tout refléter, sans prendre parti. Mais rien de ce
qu’elle voyait n’était perdu, elle en gardait l’image au fond.

170
Un de ces jours, elle ferait le compte… Pas aujourd’hui !
Elle allait son chemin, happant tous les reflets au passage.
Et elle continuait de jouir de l’étrange euphorie qui
persistait… pour combien de temps ?… sans qu’elle fît rien
pour la garder, pas plus qu’elle n’avait rien fait pour la
chercher. Le plus étonnant n’était pas qu’elle l’eût goûtée,
quelques mois, ou quelques ans dans la détente qui avait
suivi l’effort crispé des années de guerre : toute l’époque y
avait plus ou moins participé, ç’avait été une revanche
naturelle de la vie contre la mort. Mais cette revanche, pour
l’époque s’était après deux ou trois ans épuisée : elle avait
brûlé comme un feu de paille ; et la grange avait brûlé,
avec ; il en restait à peine les quatre murs branlants, ouverts
aux vents et à la pluie. La grange de Annette, elle, n’avait
point gardé la trace du feu ; elle était en bon grès, bien
bâtie, et ses récoltes y étaient rangées ; il y avait de la place
et pour celles de l’an passé, et pour celles de l’an prochain.
C’était cela le surprenant : que son euphorie se prolongeât,
quand celle des autres avait plongé dans l’épuisement ou
l’écœurement, comme après une fumerie d’opium. Elle
n’était donc pas de même qualité ?
Il s’en fallait ! Elle était à base d’énergie et entretenue
par l’activité. Pas de stupéfiant ! Agir… (Mais n’est-ce pas
une autre sorte de stupéfiant ?) Que cette activité fût avec
ou sans succès, c’était d’importance secondaire. Avec ou
sans, c’était tout gain. Car a chaque pas, — fût-il faux-pas
— elle prenait, avec ses antennes, d’autres parcelles,
d’autres et d’autres, de cet univers en spasme de mort et de

171
renouvellement — cette grasse prairie nourrie par la
décomposition d’un monde.
Mais pourquoi des millions d’antennes, plus jeunes et
plus vives que les siennes, n’en retiraient-elles pas la même
jouissance ? Pourquoi en prenaient-ils au contraire, ces
jeunes gens, une sorte de vertige et d’horreur ou de fureur
ou de peur hallucinées ? Ils ne voyaient que le cadavre sous
la prairie. Ne le voyait-elle pas aussi ? — Elle le voyait.
Elle voyait et le dessus et le dessous. Quoi ? c’est dans
l’ordre ! Beaucoup de mort, beaucoup de vie. Et l’une est
fille de l’autre… Alors, la guerre, ne la condamnait-elle
plus ? — Elle était toute prête à recommencer sa lutte
contre elle et contre les misérables qui en avaient fait leur
jeu affreux de fanatisme, de vanité et de profits… Comment
donc arrangeait-elle tout cela ensemble ?… Ne lui
demandez pas d’expliquer ! Sa nature le sait, cette nature de
la femme, profonde, aveugle et sûre, qui participe aux
grandes lois de toute la nature. Mais son intelligence ne le
sait pas, — si ce n’est qu’elle vient d’être traversée par
quelques lueurs : mais ces lueurs ont été trop brèves pour
qu’elle puisse encore en distinguer le sens clair… [1] Oui,
elle lutte, comme la nature, passionnément, contre tout ce
qui tue. Mais elle brûle passionnément, comme la nature,
pour tout ce qui vit, de tout ce qui vit, de toutes ces flammes
de vie nouvelle qui sortent du champ des morts. Et
l’harmonie de la mort et de la vie, dont sa raison n’est pas
capable de formuler les lois, ses yeux, ses mains, ses

172
mouvements, le cours naturel de sa vie, en réalisent tout
simplement l’accord.
Elle aime à voir et à vivre. Et dans la vie de cette prairie
nouvelle qui pousse sur le sang des morts — ( « Et moi
aussi, suis-je pas morte ? Et je ressuscite… » ) — tout
l’intéresse, même le pire. La Bourguignonne n’a point la
bouche petite. Elle ne fait pas la dégoûtée. Droite et solide,
elle est d’aplomb ; cela va de soi ! Quand on est saine et de
bon plant, ce n’est pas la peine d’en parler. Mais cela ne
donne aucun droit pour dire aux autres : — « Sois comme je
veux ! » — « Eh ! mon ami, sois comme tu peux ! Je saurai
bien m’en accommoder… Je ne dis point que je ne te
dauberai… C’est un des plaisirs de l’existence… Mais que
cela ne te gêne pas plus que tu ne me gênes ! Va, montre-toi
au naturel, nu, ou vêtu ! Sois beau, sois laid, tu
m’intéresses. Tout aliment n’est point de même qualité.
Mais tout ce qui me nourrit, je m’en contente. J’ai faim… »
C’était bien là ce qui mettait hors de lui Marc… Cet
insolent appétit, indifférent (eût-on dit) à la qualité… Et de
cette joie animale, tranquille, robuste, à tout manger, l’être
et les êtres, il ne pouvait pourtant pas se défendre. Pas plus
que la plupart de ceux qui avaient contact avec Annette.
Même s’ils étaient assez intelligents pour saisir dans ses
yeux clairs qui les palpaient, l’éclair de la lucide ironie, ils
ne pouvaient pas en être blessés. Car il y avait toujours au
fond — (ces vieux enfants n’eussent pu le dire, mais ils le
sentaient) — pour eux tous, même pour les pires, une
inconsciente maternité.

173
Elle choisissait bien ses enfants !
Elle ne les choisissait pas. Elle prenait ceux que le sort
lui mettait sur les bras… C’est une façon de parler ! Elle
avait beau avoir de bons bras, pleins et musclés : je ne la
vois pas portant dessus, cet espèce d’ogre auvergnat ou de
taureau d’Assur, Timon, l’écumeur de presse ! C’était bien
lui qui la tenait. Elle était allée se jeter dans sa chiourme.
Un jour qu’elle était sans place, elle avait rencontré une
ancienne amie de pension, qu’elle n’avait plus revue depuis
vingt-cinq ans. Cette femme, d’un milieu bourgeois aisé,
rangé, avant la guerre, avait été, comme tant d’autres de sa
classe, réduite à la portion congrue, qui de mois en mois se
rétrécissait, à mesure que fuyaient par les trous du coffre les
derniers filets du mince capital subsistant. Avant la guerre,
elle avait battu froid à Annette, depuis le double scandale
qu’avaient causé, dans le cercle bourgeois des honnêtes
gens, sa vie irrégulière et sa ruine. Mais après la guerre, qui
l’avait faite veuve et ruinée, avec une mère et trois enfants,
il lui avait fallu descendre de sa confortable honnêteté et
chercher, n’importe où, n’importe comment, pitance. Ses
beaux principes, ses diplômes, et l’honorabilité de sa
famille, lui étaient d’un maigre secours. Elle ne posait plus
ses conditions à la vie. Il lui fallait accepter celles que la vie
lui posait. Et bien heureuse elle devait être, lorsque la vie
lui en posait. Car la vie ne se soucie guère de ses épaves !
Mais la pauvre femme, en se pliant, ne parvenait pas à en
prendre son parti. Elle gardait son « collet monté » — sali,

174
cassé, élimé ; — c’est devenu comme incorporé à l’espèce :
on naît avec, on meurt avec. Et c’est un lourd embarras pour
les malheureux survivants de l’espèce, qui doivent aller à la
chasse du pain quotidien, dans la jungle de l’après-guerre.
Le jour qu’elle rencontra Annette, elle était désemparée.
Son premier mouvement fut d’une bête poursuivie qui se
jette vers le premier abri. Elle ne pensait plus, certes, à cette
heure, qu’elle avait jadis condamné Annette ! Jadis, elle
était assise sur la rive, et Annette était à l’eau. À l’eau, elle
y était, à son tour ; et elle allait à la dérive. Elle rencontrait
cette nageuse, qui avait réussi à se maintenir, depuis vingt
ans. Elle s’y raccrochait éperdument. Ce fut, du moins, le
premier geste… Mais qu’est-ce que Annette pouvait faire
pour elle ? Elle le sentit immédiatement. Annette était,
comme elle, en quête.
Annette vit son désarroi, et elle la fit parler. Les deux
femmes ne dirent rien du passé. Trois phrases suffirent à le
liquider. Le présent absorbait tout. L’épave humaine
frémissait d’un choc récent, et elle était pleine de l’écume.
Elle ne pouvait penser à rien autre… Elle conta, d’une voix
entrecoupée, qui suffoquait de révolte et de pleurs, la
dernière épreuve d’où elle sortait. Elle avait trouvé une
place de dactylo dans les bureaux d’un grand journal à gros
tirage, à forte gueule, dont les éclats assourdissaient Paris.
N’importe qui eût pu penser qu’à l’intérieur de la mâchoire,
ce ne pouvait être de tout repos. Mais l’innocente n’avait
rien imaginé. Elle était encore de l’époque, où la
bourgeoisie avait, le respect de la feuille imprimée, où

175
persistait encore le mythe fabuleux (pourtant, déjà bien
éculé) d’une presse libérale, dont l’exercice était un
sacerdoce. Elle tombait de haut, dans la caverne des
Quarante Voleurs, avec les Afrits, joutant de lances et de
langues. Et toute la bande était menée par un roi des Afrits,
plus horrifique que tous les autres ensemble, un minotaure
dont les mugissements faisaient frémir un million de
lecteurs, — Timon (il eût mieux fait de s’appeler : « Ubu » )
— toujours enclin à asperger ses hôtes de l’eau de son pot.
La rédaction, qui se trouvait entre le maître et le dehors,
recevait sa part de l’arrosage : elle était habituée au
baptême ; et du haut en bas de l’échelle, chacun se secouait
sur celui qui était dessous. La malheureuse femme qui
siégeait sur l’escabeau, au dernier rang, recueillait tout. Pas
une goutte n’était perdue. À la première pluie, elle essaya,
horrifiée, de se révolter. Mais la révolte n’alla pas loin. Du
premier coup d’œil, ils avaient soupesé la victime. Elle
avait l’air d’une volaille effarée, qui gonfle ses plumes et
court se jeter, pour l’éviter, sous les roues de l’auto. Ce fut
un jeu. Les autos se mirent à ronfler. Il en sortait de tous les
côtés. Ils se relançaient, de l’un à l’autre, la balle de plumes.
On peut juger si l’ahurie était capable, en cet état, d’avoir la
tête et les doigts à l’ouvrage. Elle n’arrivait pas à suivre,
dans le brouhaha, les phrases hachées qu’on lui dictait ; elle
restait, perdue, en arrière ; elle n’entendait plus le sens des
mots, elle en oubliait l’orthographe — le suprême honneur,
le pudendum de l’esprit bourgeois ! Le résultat, on
l’imagine. Ils n’avaient aucun égard à l’âge et à l’émoi. Des
apostrophes qu’elle encaissait, elle rentrait malade au logis,
176
elle en pleurait dans son lit. Et l’énormité des propos qui se
croisaient au-dessus de sa tête, dans la journée, continuait
de l’assourdir, la nuit. Elle en pantelait, affolée, comme
éventrée sous les outrages. — L’ultime coup avait été, cette
après-midi, une pitrerie infâme, dont l’Ubu-Roi avait régalé
sa rédaction, aux dépens d’un malencontreux visiteur, un
vieux curé mal inspiré, qui était venu chez lui quêter… La
scène était trop dans le goût de Karagheuz pour que nous
puissions l’exhiber ici… Le curé avait vu le Diable, il
s’enfuit. La volaille aussi, dès qu’elle put. Elle était résolue
à ne plus rentrer.
Annette écoutait, la main passée sous l’aile ébouriffée, et,
sans parler, la tapotant, tâchait de la calmer. Quand l’autre
eut fini, elle dit :
— « Alors, la place est libre maintenant ? »
L’autre en ravala ses hoquets :
— « Vous ne voudriez pas la prendre ? »
— « Pourquoi pas ? Si je ne vous prends pas le pain de la
bouche. »
— « Je ne mange plus de ce pain-là. »
— « J’en ai mangé d’autres ! On sait bien qu’il vaut
mieux ne pas regarder de trop près les mains du
boulanger. »
— « Je les ai vues. Je ne peux plus manger. »
— « Je les verrai. Et je mangerai. »

177
La femme affolée ne put s’empêcher, malgré la hantise
qui lui barrait le front, de rire en regardant Annette, et sa
belle humeur, qui la défiait du menton
— « Vous avez de l’appétit ! »
— « Je n’y puis rien, dit Annette. Je ne suis pas un pur
esprit. Manger, d’abord. Après, l’esprit n’y perdra rien. Je
vous en réponds ! Je ne le vends pas. »
Elle se munit des renseignements nécessaires : le salaire
était bon, la tâche ne dépassait point ses facultés ; elle avait,
par grand hasard, la chance de connaître, d’autrefois, un des
rameurs de la galère, un vieux rédacteur (elle avait dansé
avec lui, du temps où elle flirtait dans les salons avec
Roger, son mari manqué). Elle n’attendit pas la fin de
l’après-midi, pour enlever la place toute chaude. Elle se
disait :
— « Il ferait beau voir que j’hésite ! Le monde est une
cage aux singes. On y est né, on ne peut pas s’en évader.
Ceux-ci, ceux-là, toutes leurs grimaces, n’ont rien de
nouveau pour m’effarer. Et quant au grand orang-outang…
Nous verrons bien ! Je suis curieuse de l’affronter… »
Oui, la curiosité… Si Annette eût été Eve, elle n’eût pas
hésité à cueillir la pomme. Elle n’eût pas eu la sournoiserie
de la faire cueillir à Adam… — « Je sais, je risque. Et je
risque, pour mieux savoir. L’ancienne morale recommandait
de fuir les risques. Mais la nouvelle nous a appris que qui
ne risque rien, n’a rien — n’est rien. Si je ne suis, je serai. »

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Était-ce un vice, d’être curieuse ? — Peut-être, mais chez
Annette c’était un vice courageux. Car la curiosité
s’accompagnait chez elle d’un défi jeté à l’inconnu qu’elle
allait chercher. Elle avait un peu l’âme du Chevalier errant.
Faute de géants, elle affrontait les singes. Et puis, son
excuse avec elle-même (le maigre Don Quichotte ne l’avait
pas), c’était celle que ses belles dents lui donnaient : —
manger. « Singes, nourrissez-moi ! »
Elle assura son port de tête et sa démarche, quand elle fit
sa première entrée. Elle savait bien que sa situation aux
bureaux du journal serait, non pas celle qu’on lui ferait,
mais qu’elle se ferait, et dès la première minute. Elle était
froide, souriante, et claire, en répondant aux questions. Pas
un mot de trop ; mais en vingt mots, l’énoncé net de ses
références et de ses connaissances, — (de celles utiles à sa
tâche : les autres, on fait mieux de les garder pour soi ;
l’ignorant ne vous en sait pas gré.) — Puis, sans se soucier
des regards et des propos qui l’évaluaient, ni du ton de
gouaille par lequel on cherchait à l’interloquer, elle se mit à
l’ouvrage et l’exécuta dextrement.
Ils n’étaient pas des imbéciles ! L’homme de Paris a le
regard bon. Il a tôt fait de tâter les seins et, dessous, le cœur
de la femme. Les uns et l’autre, Annette les avait fermes. —
« Présentez armes !… » D’un muet accord, on l’accepta. On
s’octroya bien le luxe supplémentaire de débiter à pleine
voix une panerée d’énormités, afin d’éprouver ses oreilles ;
mais les bonnes oreilles de Bourgogne, qui n’en perdirent
rien, n’en furent ni plus ni moins rouges aux deux bouts : —

179
« Allez ! mes singes !… Vous n’êtes pas très inventifs !…
Vous n’avez rien de plus à montrer ? … Alors, la paix ! »
Annette riait, au fond, sans sourciller, faisant danser ses
doigts sur sa machine, mais sans un zèle exagéré. Elle ne se
croyait pas tenue de prendre un air crispé, pour attester son
application au travail. Le vieux sous-chef, qui la guettait de
côté, comme un brochet, et relut, après, sa copie, ne jugea
pas non plus nécessaire de prolonger les commentaires ; il
dit ; — « Ça va. » — Tous le pensèrent. Ce fut réglé.
Restait le maître. Il était parti pour quelques jours, dans
une de ses expéditions mystérieuses, où il brassait des
peuples en affaires, — (aussi des femmes, quelquefois : car
quand l’une d’elles le tenait, il n’avait de cesse qu’il ne la
tînt : il partait en chasse ; plus rien à faire jusqu’à ce qu’il
fût repu !) Il fut absent, cette fois, une quinzaine. Annette
eut le temps de s’assurer en selle. Elle eut même le temps
d’oublier l’existence du patron. Quand il revint, elle ne s’en
aperçut qu’après qu’il était déjà ressorti. Il avait traversé
toute la salle, mais sans parler, d’un pas lourd, le front
chargé, l’œil mauvais. Sur son passage, les employés se
levaient. Annette, lisant et pianotant, allait son chemin, sans
regarder à droite, à gauche de son papier. Tout en suivant
exactement chacun des mots, elle suivait, au dedans, des
ressouvenirs du passé, qui l’égayaient. Et elle souriait. Elle
n’échappa point à l’œil du maître. Son regard épais pesa sur
elle, de la nuque à la croupe. Elle ne plia point, mais sans
mérite, puisqu’elle ne le voyait point. Ce ne fut qu’au

180
moment précis où il sortait qu’elle eut la perception,
retardée, du silence ; et elle leva les yeux, demandant :
— « Mais qu’est-ce qui se passe ? »
Les voisins rirent :
— « Il a passé. »
— « Qui, lui ? »
Elle était à mille lieues… Elle sursauta, quand elle sut. Ils
lui chuchotaient qu’il avait pris ses mesures, du haut en bas.
Le vieux sous-chef les fit taire. Le patron laissait ouverte la
porte de son cabinet. Et il ne paraissait pas d’humeur
commode, aujourd’hui. Il devait avoir laissé de ses plumes
dans une histoire. Gare au grain !… Le silence retomba sur
la place. On n’entendait, bien sagement, que le
claquètement des touches sous les doigts des dactylos. Et
dehors, le grondement de la rue. Puis, éclatèrent des
sonneries furieuses, et des coups de poing sur la table du
patron. Annette entendit, pour la première fois, le hurlement
de l’orang. Le vieux sous-chef se précipitait. Il y eut fracas,
quand il entra. La tempête tonnait sur son dos. Et dans la
salle, baissant le nez, les autres n’en menaient pas large. Du
premier coup d’œil, naturellement, le maître avait griffé
toutes les bévues amassées en son absence. On vit ressortir
du cabinet, plus vite qu’il n’y était entré, le vieux sous-chef,
comme un noyau pressé entre les doigts. Et par derrière,
dans l’embrasure de la porte qu’il remplissait, la stature
énorme de Timon, au haut des trois marches d’escalier. Il
tenait, plein les mains, des feuilles. Et il gueulait :

181
— « Tas d’idiots ! Tenez, tenez, vos torche-cul ! » Il les
lançait, à toute volée.
Ils rentraient la tête dans leurs épaules. Annette seule
regardait. L’œil de Timon la foudroya. Elle continuait de le
regarder, tout en tapant sa copie : un bref coup d’œil pour
vérifier, puis de nouveau face à l’orage. Il fut sur le point
d’éclater :
— « Baisse ta persienne ! »
Elle ne baissa pas. Il entendait, très régulier, le
pianotement. Il descendit deux des trois marches, avec
fureur. Puis, il se ravisa, tourna le dos, et dans sa tanière il
rentra.
Après un temps, sonnerie de nouveau. Un employé
épeuré alla chercher les ordres, les rapporta avec une liasse
griffonnée : à mettre au net, un article du maître. Annette
eut à taper la prose fangeuse de Timon. Elle n’avait pas jeté
dessus un regard qu’elle eut un haut-le-corps, et, se
penchant vers le sous-chef :
— « Dites donc, chef, on est chargé de nettoyer, n’est-ce
pas ? »
L’autre sursauta :
— « Quoi ! nettoyer ? »
— « Eh bien, l’ordure. Il y en a là dedans ! »
Il leva les bras ; et, d’une voix étranglée :
— « Malheureuse ! Garde-t’en bien ! »
Et il ajouta, avec une amère goguenardise :

182
— « C’est justement ce qui en fait le prix ! »
Puis, très sérieux :
— « Ah ! n’est-ce pas ? Pas de bêtises ! Tu nous mettrais
dans de beaux draps ! Tape le tout, exactement ! »
— « Avec les fautes d’orthographe ? »
— « Qu’est-ce que ça te fiche ?… Bon, les plus grosses,
mais vas-y prudemment ! Qu’il ne soit pas forcé de le
remarquer ! Le bougre ne te le pardonnerait pas… »
— « Mais tout de même, voilà qu’il barbote dans un tas
de mots qu’il ne sait pas ! Il nous fait du Pirée un
homme… »
— « Eh ! je m’en fous ! C’est son affaire. La mienne est
d’avoir la paix ici. Toi, la première, fiche-la moi !… Ne te
mêle pas de ce qui ne te regarde pas !… Allons, la belle,
sans rancune !… Mais c’est entendu ! Tape,
littéralement ! »
Annette avait la tête dure. Elle entendait ce qui lui
plaisait. Elle tapait, du bout des doigts, dégoûtée. Ça lui
collait à la pulpe, c’était gras. Elle avait envie de les
essuyer. Et ça sentait. Elle fronçait le nez… Tout de même,
ça sentait le mâle ! C’était puissant. Et par moments, il y
avait de ces coups de griffes qui broyaient les os… Une
rude bête… Dommage qu’on n’osât pas — non l’émonder !
c’était à prendre ou à laisser — mais lui épargner les
trappes, où il allait se jeter gratuitement — des fautes
énormes, de langue, d’histoire, de science, etc. Que diable
allait-il s’empêtrer là ?… « Et pourquoi donc est-ce que je

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n’oserais pas ?… Je le trahirais, en n’osant pas… Je ne vais
pas passer mon temps ici à grelotter dans ma peau, comme
ces froussards… J’oserai. Et j’ose… »
Elle osa. Elle corrigea hardiment — non les ordures de
langage (elles sont les couleurs de son écusson, il faut les
lui laisser), mais ses bévues. Permis au singe d’être singe !
Mais non pas âne. « Je coupe les oreilles. Garde le reste ! »
Le sous-chef n’y vit que du feu. Il n’eut pas la patience
de vérifier. Mais rien n’échappa à Timon. Ce ne fut pas
long. À peine la copie lui fut portée, que le furieux appel, de
nouveau, retentit.. Le sous-chef retrottina chez le cyclope,
faisant le gros dos. Il en ressortit presque aussitôt, blême de
peur et de rage, et, de ses petites jambes torses de basset, il
courut à Annette, lui criant :
— « Sale bête !… Je t’avais pourtant avertie !… Eh bien,
ma petite, va, va !… Il veut te voir… Ah ; cochon de
femme !… tu vas trinquer !… »
Il s’étranglait de colère… Annette se leva, tira sa robe,
alla vers l’antre, s’efforçant de garder l’air très calme : —
(tout de même, son cœur sautait rudement dans la cage) !
Nul n’en vit rien. C’était l’essentiel.
Elle ne monta pas une marche plus vite que l’autre. Elle
hésita une seconde au sommet, et elle entra.
Timon, assis derrière sa table, le corps penché en avant,
les deux gros poings posés sur les papiers, la regardait
avancer, faisant les yeux du Condottiere d’Antonello, ou du

184
Duce. Elle avança. Debout et droite, elle s’arrêta, à trois pas
de la table. Il ricana :
— « Alors, c’est toi ? Qui t’a chargée de blanchir mes
draps ? »
— « Ils ne sont pas blancs, je vous promets ! J’ai
seulement reprisé les déchirures. »
Les terribles poings cognèrent la table si violemment
qu’un jet d’encre de l’encrier vint asperger la robe de
Annette. Et sur les poings appuyés. Timon se souleva,
comme s’il allait se lancer sur elle :
— « Et tu te fous de moi !… »
Annette dit froidement :
— « Pardon ! Voulez— vous me passer le rouleau de
papier buvard ? »
Il le lui passa machinalement ; leurs deux visages étaient
si rapprochés qu’elle sentit contre sa joue le souffle furieux.
Elle évita de le regarder. Elle était occupée à étancher avec
le rouleau la tache d’encre. Elle dit, glaciale :
— « Allons… Soyez donc plus maître de vous ! »
Il suffoqua. Il se balança encore quelques secondes sur
ses deux poings, et puis il se rassit pesamment. Annette
achevait son nettoyage. Il la regardait faire. Elle reposa le
rouleau sur la table.
— « Il y avait des trous dans vos draps, dit-elle. J’ai cru
bien faire, en les rapiéçant. J’ai peut-être eu tort. C’est une
manie de femme : elle ne peut pas voir du linge déchiré,

185
sans vouloir le raccommoder. Si j’ai mal fait, je le regrette,
et je vous rends mon tablier. Mais est-il utile que vous
étaliez à toute votre domesticité — (elle désignait, par-
dessus son épaule, les bureaux) — votre linge sale et
troué ? »
Elle le regarda, en terminant, droit en face. Il ouvrit la
bouche, près d’éclater ; puis, le front plissé se détendit, la
bouche violente eut un rictus ; et presque égayé, il dit :
— « Allons, assieds-toi là, la blanchisseuse ! »
— « Je n’ai rien blanchi, je vous l’ai dit. Je vous rends le
paquet tout aussi… propre que je l’ai reçu. » Elle s’assit.
— « Oui, tu veux dire que tu y as sali tes mains. »
— « Oh ! vous pensez que mes mains ont eu bien d’autre
linge sale à remuer ! Non, je ne suis pas une dégoûtée. »
— « Alors, fais-moi l’honneur de m’expliquer pourquoi
tu t’es permis de changer et ci et ça ! »
— « Est-ce que j’ai le droit de vous dire la vérité ? »
— « Il me semble que tu le prends, sans demander ! »
— « Eh bien, quand je vous vois, dans un article qui a de
l’allure, risquer de compromettre l’effet par des bévues de
collégien, est-ce que ce n’est pas vous rendre service que
discrètement les corriger ? »
Timon rougit au cou. Il dit, vexé :
— « Sous-maîtresse, eh ? Où as-tu été pionne ? »
— « La dernière fois, dans les marais de Roumanie. »

186
— « Qu’est-ce que tu me chantes ? Je les connais. J’y ai
traîné mes bottes. »
— « Moi, j’y ai laissé une des miennes ; et depuis, j’ai
beau frotter, il doit m’en rester encore de la boue sous
l’ongle. »
— « Tu as roulé, à ce qu’il paraît ? »
— « Comme vous, comme tous, depuis dix ans. Mais je
n’y ai pas, comme vous, amassé mousse. »
— « Tu n’as pas du moins perdu la tienne. Tu as du
crin. »
— « Il le faut bien, puisque je vis ! Ceux qui sont glabres,
d’âme ou de cuir, en notre temps, la vie a tôt fait de les
liquider. »
— « Il en reste trop encore sur la route ! »
— « Cela ne doit pas vous gêner beaucoup. »
— « Tu veux dire que je marche dessus ? Ah ! ils sont
pires que la vase du Danube. On y enfonce jusqu’au ventre.
N’as-tu pas vu dans ce que j’écris ? »
— « Oui, j’ai bien vu la marque de vos doigts… »
— « Quand on remue l’homme à la pelle, on n’a pas le
temps de se parfumer. »
— « Pour ce qui est de le remuer, vous êtes un rude
terrassier. »
— « C’est le premier compliment que tu me fais. »

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— « Je ne suis pas payée pour vous en faire, mais pour
vous servir. »
— « Et c’est pour me servir que tu me rapièces ? »
— « Naturellement. Il serait certes plus commode de
vous laisser vous montrer dans Paris, avec des trous dans
vos habits. Mais du moment que je vous sers, je vous sers
selon mes moyens, bien ou mal, mais en conscience. Et je
ne veux pas… »
— « Que je montre mon cul à Paris ?… Mais, mon petit,
je ne fais que cela ! C’est ma gloire. Si l’éloquence n’était,
avec un type de ton calibre, salive perdue, je te jouerais
Danton qui gueule : « Je leur montre la tête de
Méduse !… » — Mais avec toi, pas de frais inutiles !
Installe-toi là, à cette table, et explique-moi, la sous-
maîtresse, mes bévues de collégien ! »
Elle les lui expliqua, en camarade, sans embarras ; et il
écouta bien sagement. Après, il dit :
— « Merci. Je te garde. Tu resteras ici pour revoir mon
linge. Et en attendant, voici pour réparer le dommage que
j’ai fait au tien ! Remplace cette robe que mes grosses
pattes ont éclaboussée ! »
Mais Annette dit :
— « Rien, de la main à la main. Et quant à la robe, elle
est assez bonne pour le travail. C’est plus prudent. Vous
n’auriez qu’à recommencer ! »

188
Elle resta, comme secrétaire et dactylo particulière de
Timon, dans son bureau. Elle avait sa table installée, dans
un coin. La porte était presque toujours ouverte. On entrait
et sortait constamment. Timon ne perdait jamais contact
avec la machine. Il en surveillait tous les rouages ; et tous
les frémissements en arrivaient à cette oreille de Denys.
Cela ne l’empêchait point, dans le brouhaha, de recevoir
cinquante visites, de suivre vingt affaires à la fois, de
téléphoner et de dicter ordres et articles, et de causer, à
bâtons rompus, avec la secrétaire.
C’étaient d’étranges entretiens, d’un caractère brusque et
impromptu. Il ne fallait pas être une engourdie, pour
attraper au vol la balle et la renvoyer, du tac au tac. On
pouvait se fier à l’œil et au poignet de Annette : elle avait
été en son temps championne de tennis ; et ses articulations,
qui avaient tendance à se raidir, reprirent vite leur
souplesse. Timon lui en faisait compliment, rudement,
« pour son âge » : (il savait le nombre de ses années ; elle
n’était pas femme à le lui cacher). Il avait besoin de cette
escrime, de ces ripostes. Et elle n’avait aucun doute que, le
jour où elle flancherait, il la rejetterait, comme un vieux
cheval. Ce n’était pas une vie de tout repos. Il la tenait en
haleine, du matin au soir. Guetter, saisir au bond ses
pensées, les débrouiller, débarbouiller son expression, en la
tapant sur le papier, l’oreille dressée, prête à l’attaque et à la
réponse… le bras se détend comme un ressort, et un bon
poing bien serré lui applique un crochet droit sous le
menton… Timon riait : — « J’encaisse… » Elle encaissait,

189
à son tour. Le soir, elle rentrait moulue… Et il faudra,
demain, recommencer ?… Elle recommençait, le
lendemain. Au fond, ça lui faisait du bien. Cette activité
incessante de l’esprit en éveil lui était une gymnastique, qui
dérouillait les rouages et combattait l’encrassement du
cerveau par l’âge. Et le péril du poste aiguisait son goût de
la vie et ses sens : ils étaient plus vifs et plus sûrs. Elle ne se
plaignait pas de ses peines.
L’homme dangereux qu’elle servait la payait. Pas en
argent seulement : (il payait bien !) Mais en confiance. Très
vite, il se laissa aller à d’extraordinaires confidences. Il lui
en avait, au reste, soutiré aussi certaines, dont elle était à
l’ordinaire avare ; et le plus fort, elle s’était laissé faire, sans
s’offusquer des demandes indiscrètes. Avec un animal de
cette espèce, rien à cacher — (que, naturellement, ce qui
n’est pas de l’animal : pour une Annette, l’essentiel.) —
Pour tout le reste, qu’importait ? Pudeur était un mot, pour
lui, dénué de sens. Franc parler, entre les deux.
Pour quiconque les entendait, — pour toutes ces oreilles
du journal qui attrapaient des bribes de leurs propos, —
Annette était la maîtresse du patron. Et ils rageaient, en
admirant la mâtine.
Or, ce qui était, justement, certain pour Annette comme
pour Timon, c’est que la coucherie n’entrait pas en ligne de
compte. Pas question de cela ! — « Et Dieu merci ! »
pensait Annette. — « Et que le diable !… » eût pensé
Timon. Ni l’un ni l’autre n’était tenté. Timon courait plus
jeune gibier. Et Annette en avait assez d’être courue… Non,

190
non, ce qui justement les associait, c’était cette tacite
sécurité qu’en ce qui concerne l’animal, il n’y avait point à
se méfier. La force de Annette venait de là que Timon n’y
voyait pas une de ces dactylos perpétuellement à l’affût du
maître, une de ces guetteuses de l’aventure. Il était sûr
qu’elle était prête, d’une heure à l’autre, s’il disait un mot, à
se lever de sa table, à glisser du doigt ses cheveux sous son
bonnet, et à faire son salut du menton : — « Adieu,
patron. » Et pour jamais. Rien ne la retenait. C’est bien pour
cela qu’il y tenait. Une aide dont on a pesé, du premier
regard, la valeur pratique, et qui, tout en sachant exactement
toucher son dû — (si elle ne l’eût pas su, il l’eût méprisée)
— joignait à la ponctualité du service l’indifférence la plus
complète — (qui est le sommet du désintéressement ) —
était trop rare, pour qu’il eût la sottise de s’en priver. Mais
elle, qu’est-ce qui la tenait ? Était-ce la place seulement et
le salaire ? — Il y avait lui. Au bout du compte, il
l’intéressait. Sans nul attrait, rien qui les lie, ils sentaient
tous les deux qu’ils n’étaient pas des animaux ordinaires. Ils
ne pensaient de même sur aucun point, mais encore moins
pensaient-ils comme tout le monde. Chacun des deux s’était
fait son moi, il ne l’avait pas ramassé aux laissés-pour-
compte ; ç’avait été coupé dans sa propre étoffe, et par des
ciseaux qui coupaient rade, mais juste, — par l’expérience
personnelle. Si différentes que fussent la coupe et l’étoffe,
ils se reconnaissaient tous les deux compagnons au métier.
Entre eux, on pouvait parler à mi-mot. On parlait aussi à
mots entiers.

191
Timon en avait plus qu’assez de la pleutrerie de tous ces
dos qui se courbaient sous la peur de ses coups de gueule,
de tous ces culs qui s’offraient à son pied. Enfin un homme
— (c’était une femme : en allemand, il y a un seul mot pour
dire celui ou celle qui est de la grande espèce) — enfin un
visage humain, qui vous regarde en face et qui dit : —
« Non ! » — et qui vous inflige tranquillement sa critique
ou son blâme motivé — et qui a raison… (On n’en convient
pas, mais on en profite !…) Ça fait du bien. C’est la terre
ferme. On n’enfonce pas. On peut poser les pieds dessus. La
tête aussi. La grosse tête, qui aurait quelquefois tant besoin
de s’appuyer !… Mais cela, on ne le montre pas. Il suffit
qu’on regarde cette poitrine et qu’on se dise : — « Elle a
allaité un homme. Ces seins ont du lait pour la faim. Et pour
la peine, c’est un coussin ». — Sans avoir l’air de s’en
soucier, il racontait à l’oreiller, avec sa gouaille souvent
cynique, les aventures de sa vie. Il lui étalait, sans se gêner,
Timon nu et sa « belle âme », qui n’était pas trop
ragoûtante ; mais elle avait été, comme toutes, celle d’un
naissant ; et, comme toutes, elle serait, un jour, celle d’un
mourant. Une femme vraie peut toujours comprendre. Et
compatir. Mais elle se garde bien de le dire à
l’orgueilleux… C’est entendu, le mâle n’a rien à faire de la
compassion ! Elle est une offense. Mais il est telles offenses
(on dit même : outrages, quelquefois), dont secrètement, on
n’est pas fâché. Il ne s’agit que d’être habile à offenser, et
que l’offense vienne à propos, quand — la volonté a beau
protester — la chair attend. Timon s’accommodait très bien
de certains froncements imperceptibles au coin de la bouche
192
de Annette écoutant, où il y avait de la pitié en dilution pour
un dixième, avec un dixième de mépris, et huit dixièmes de
curiosité intelligente, qui est libre de préjugés. Car, au total,
le composé formait une sympathie. Indépendante. C’était
son prix. — Le mot de Timon était : — « Frappe et
encaisse ! mais ne cède point ! Ami ou ennemi, ne te rends
jamais !… » Annette ne se rendrait jamais. Il avait essayé, il
était sûr… (Cela ne l’empêcherait pas d’essayer à
nouveau…)
Un pacte, à moitié secret à moitié dit, fut établi. Il avait
pris Annette pour son service personnel. Il lui dictait, à gros
traits, lettres et articles. Elle rédigeait. Elle pouvait nettoyer
les ongles de son style, — pas les rogner. Elle pouvait
émonder certaines erreurs, — mais non pas toutes : ne pas
toucher à celles qu’il avait voulues. Car dans la lutte, on
(Timon) ne se soucie pas de vérité ! On se soucie de
« tomber » l’adversaire. Et il ne se donnait pas la peine de
tout expliquer à la secrétaire ; à elle, de deviner — et sur-le-
champ — ses intentions ! Timon ne laissait pas l’encre
refroidir. Si tôt sorti du four, si tôt servi. Brûle-toi les
doigts ! Et gare à toi, si tu laisses tomber ! … La main de
Annette ne bronchait pas… Le patron lui exposait
carrément ses ruses d’action, les gros dessous de ses
articles, sa conception du journal et de la vie. Il savait
qu’elle ne l’approuvait point. Mais elle l’acceptait comme
un spectacle. Et c’était lui qui avait payé la place. Elle
n’avait pas le droit de siffler. Il le lui disait :

193
— « Ce n’est pas l’envie qui t’en manque ! Je vois tes
lèvres qui avancent… Allons, vas-y ! Pour une fois. Je te
permets. »
Elle y alla. Elle siffla. — Il lui coupa, du geste, le sifflet :
— « Ferme !… Et maintenant, tape exactement ce que
j’ai dit ! »
Elle tapait. — C’était le poing de Timon qui tapait sur la
tête du monde. Il avait sa revanche à prendre.

Une dure revanche. La rancœur d’une enfance de misère


et de honte. Fils d’une fille d’auberge périgourdine et d’un
client de passage, dont elle n’avait même pas vu le visage
dans la nuit. Elle avait réussi, intrépidement, à cacher son
fruit, jusqu’à l’heure où, trimant comme une bête harassée,
elle l’avait sorti sur le carreau d’une chambre qu’elle était, à
quatre pattes, occupée à laver. On l’avait trouvée dans son
sang avec l’enfant. Il était trop tard pour renvoyer
l’indésirable là d’où il était venu. Il manifestait par ses
braillements une prise puissante de la vie. Mais on les
renvoya tous les deux, la mère et l’enfant, dès qu’elle put de
nouveau tenir sur ses quilles.
L’existence qu’elle mena par la suite, elle ne l’a racontée
à personne, et personne ne s’en est soucié. Il ne fut rien
qu’elle n’acceptât ; rien ne lui coûtait, si dur, si bas, qui lui
apportât le manger : elle avait cette ténacité inexplicable à
la vie, de ces bêtes qui n’ont de la vie que la peine ; mais ne
se présente pas à leur esprit l’idée de la quitter. Et elle avait

194
cette autre ténacité de la femelle à son fruit, tant qu’il n’est
pas assez mûr pour se détacher. Après, qu’il roule ! À la
nature, de s’en charger ! Le petit Gueuldry, quand il partit
se louer, la première fois, en avait assez vu pour être déjà
endurci à toute honte. Elle n’avait pas essayé de lui cacher
les siennes. L’aurait-elle pu, dans la promiscuité où ils
vivaient ? Elle avait misé toute sa vertu sur la seule carte de
ce fauve attachement à la chair de sa chair — qui ne
l’empêchait point de le brutaliser. Brutaliser, c’est aimer
fort. Cette force n’est pas du goût des délicats. Mais Timon
ne l’était — ne le fut — jamais. Il comprenait. Il comprenait
qu’étant, enfant, le tout dernier degré de l’échelle, il était le
seul sur lequel la mère, qui servait de marchepied aux
autres, pouvait à son tour essuyer ses pieds. C’était dans
l’ordre… Mais bon Dieu ! Quand il aurait grandi, il saurait
bien essuyer les siens sur le dos de toute cette pile qui pesait
sur eux deux.
Cela n’alla point sans sueur ! Il ne fallait point avoir le
dégoût au nez. Car il connut d’abord l’humanité par les
pieds. Petit valet d’hôtel borgne, mêlé, sans en avoir l’air,
aux secrets des filles et des clients, il eut, un jour, une
heure, la chance, qu’il saisit, de tenir en main les papiers
compromettants oubliés par un voyageur qui venait de
quitter l’hôtel. Moins d’une minute lui suffit pour évaluer
obscurément leur importance, peser les chances pour ou
contre, prendre parti. Il rattrapa l’individu à la gare ; et entre
quatre yeux, sans un mot de trop — (pas question de
chantage ! mais aucun doute à ce sujet : l’autre chanta…)

195
l’homme recouvra ses papiers contre engagement pris, et
tenu, sur l’heure, de s’attacher à son service le petit
complice. Le garçon méfiant ne prit même point le temps de
rentrer à l’hôtel pour ramasser ses frusques. Il monta avec
l’autre dans le train qui partait.
C’était un courtier d’affaires internationales assez
étranges, qui se dissimulaient sous le couvert d’un
Gaudissart tout rond, tout franc. Il s’était fait le rabatteur
d’une firme métallurgique pour des commandes d’artillerie,
— jouant la navette entre les forges à canons et les cibles —
c’est-à-dire les peuples, ou plutôt ceux qui s’en servent. Ses
voyages le menaient assez fréquemment dans les Balkans et
le Proche-Orient, partout où la langue de l’homme lui
démange de laper le sang de son voisin. Les bienfaiteurs de
l’humanité qui s’ingénient à la fournir de joujoux de mort
ont toujours eu un flair canin pour dénicher la clientèle qui
brûle d’envie de les utiliser. Au besoin, ils s’arrangent pour
lui fournir, avec les engins, les prétextes. Naturellement,
l’humble et grossier, bien que râblé, rabatteur ne voyait pas
si loin ! Il se contentait de transmettre sous main l’offre et
la demande, en prélevant sa part des deux côtés. La
politique ne l’intéressait pas. Mais le jeune goret du
Périgord avait le groin du chasseur de truffes. Il eut tôt fait
de comprendre que la politique était l’arbre au pied duquel
les truffes poussaient. Il cultiva l’arbre ; il arriva, par ses
voyages, ses coups de sonde, ses réflexions, et la
connaissance d’aventuriers bien informés (donnant
donnant), à repérer grosso modo, puis de plus près, la

196
structure de l’arbre, ses branches maîtresses et ses racines,
les dents pourries que la sagesse est d’entretenir, en se
gardant bien de les arracher, toutes ces tumeurs qui sont
truffes pour ceux qui savent en faire leur cuisine. Il n’eut
pas besoin non plus de beaucoup de temps pour juger qu’il
fallait un bien petit génie pour servir, comme son patron, les
intérêts d’une seule firme. Pourquoi pas deux ? Pourquoi
pas trois ? Pourquoi pas toutes ? Il va de soi, en les
trahissant toutes, également. Au plus offrant ! Mais le
moins offrant, s’il t’est offert, aussi, empoche ! Plat de ruolz
ou plat d’argent, sur tous les plats la truffe est bonne. On
pense bien que le petit truffier n’arriva pas, du premier
coup, à l’art dangereux d’enfourcher plusieurs selles à la
fois. Mais l’essentiel est qu’il y arriva. Il avait large fessier,
et là où il l’asseyait, il le vissait. Le patron n’eut pas le
temps de s’en apercevoir. Le moment mûr, l’autre, en un
tournemain, le liquida. L’histoire ne dit pas très bien
comment. Mais le fait est que, quelque jour et quelque part,
en Balkanie, le vieux disparut du champ de ses exploits ; et
nul ne s’est jamais avisé de rechercher sa trace : (quel
intérêt ?)
Il ne se passa pas beaucoup de temps, avant que le
Périgourdin fût éventé par un autre animal de son espèce, et
qui avait sur lui l’avantage du nombre : car l’homme au poil
châtain et aux yeux clairs appartenait à cette puissante harde
de « l’Intelligence », dont la franc-maçonnerie mystérieuse
assure, par toute la terre, la domination de l’Empire
britannique — (ou, peut-être bien, de la harde : car ceux qui

197
ont le jeu en mains, finissent par croire qu’il leur
appartient). — Les deux animaux se flairèrent longuement ;
et en silence, le poil hérissé, ils examinèrent s’il était plus
avantageux que l’un des deux étranglât l’autre. Mais tout
pesé, le plus gros qui était aussi le mieux instruit, vit qu’il y
avait plus de profit à s’attacher un Truffaldin de cette
encolure. Et ils posèrent crûment les conditions du marché.
Truffaldin ne les fit point légères, et l’autre ne perdit point
son temps à marchander : la harde paie à son prix ce qui le
vaut. Mais elle entend tenir ce qu’elle a payé. Et pour tenir
le Périgourdin, il faut serrer. L’acheteur ne se faisait là-
dessus point d’illusion. Et il n’en laissa point à l’acheté.
Gueuldry sut qu’il vendait sa peau : il n’était pas homme à
s’en tourmenter, pourvu qu’il en eût touché un haut prix ; le
reste, on aviserait après ; il servirait l’employeur aussi
longtemps qu’il y trouverait son intérêt ; le jour où l’intérêt
se refroidirait, il s’arrangerait pour lui glisser entre les
pinces ; le danger n’était pas pour l’arrêter :… (nous ne
parlons point — nous sommes sérieux ! — de la signature
sur le chiffon de papier).
Chacun sachant à quoi s’attendre, ils s’entendirent,
somme toute, convenablement : car le marché s’avéra
fructueux pour tous les deux. À part quelques petites
trahisons, de seconde grandeur ou de troisième, dont çà et là
s’offrait le luxe le Périgourdin, pour se prouver son
indépendance, ou bien pour s’entretenir la main. L’autre ne
disait rien, mais il montrait qu’il avait vu : double sagesse !
il ne faisait pas sentir la longe, mais il la tenait : à bon

198
écouteur, salut ! Gueuldry savait qu’on le ménageait ; et
l’on faisait bien : mieux que quiconque, il connaissait son
prix. Bien encadré et instruit, il révéla une maîtrise, faite
d’audace et de roublardise, dans les intrigues dont ses
maîtres tenaces et ingénieux dévidaient l’écheveau
embrouillé et embobinaient les longs fils autour des
membres des nations. Ils ne tardèrent pas à reconnaître ses
aptitudes particulières pour le bagout : (le fils des Gaules a
dans la bouche son meilleur membre) ; et ils lui fournirent
les moyens de l’exercer, en achetant pour lui un grand
journal français, à Paris. On le nomma : « France,
d’abord ! » On ne mentait pas, c’était sa peau qu’on voulait
avoir ! Timon, cynique, (ce fut alors qu’il sortit de l’œuf),
proposait :
— « On les aura ! »
Il les eut. Cela ne traîna point. Du premier coup, le
membre de sa bouche s’érigea, comme celui de Gargantua,
par-dessus les tours de Notre-Dame. Il inonda de son verbe
les avale-bourdes, la badauderie béante de Paris. Sorti de
leur jus, il savait le jus qui convenait à leur ragoût. Chacun
de ses plats emportait la gueule. On y courut. Il se gardait
bien de cajoler. Il accueillait les clients à coups d’injures.
Les affaiblis sont flattés qu’on les malmène : cette rudesse
leur paraît un hommage que l’on rend à leur virilité ; et elle
en rallume les bouts de chandelle. Le tout est de connaître
le point-limite où la trique, au lieu de gratter l’âne, l’irrite.
Timon le connaissait exactement. Jamais dans ses plus
âpres emportements, il ne perdait de vue le manomètre, ou,

199
si l’on veut, l’aiguille du cadran qui bondit sous le coup de
poing asséné sur la tête du nègre. Il était froid dans ses
fureurs, dans ses menaces, dans ses campagnes effrénées.
Dès le point de départ, il savait le : — « Jusque-là ! Halte !
Demi-tour droite !… » Le sanglier avait d’autres champs à
dévaster… Entendons-nous ! Si le « jusque-là ! » n’avait
point arraché la dépouille convoitée — (c’était bien rare !
presque toujours, le gibier épeuré laissait un morceau de
son râble dans la gueule du poursuivant ; il eût filé de sa
peau, s’il l’avait pu, pour échapper), — on le retrouverait,
une autre fois. Timon n’oubliait jamais.
Surtout, il n’avait garde d’oublier la partie vraie qui se
jouait derrière le paravent et le tonnerre des gargouillades
— les grosses batailles internationales entre les firmes, et
où il avait à servir la sienne. L’ultra-nationalisme de
langage était le masque obligé de l’internationalisme
d’intérêts. Il était fichtre bien indifférent à Timon et à ses
pairs (qui n’étaient point des pairs d’Angleterre…
Patience ! un jour ou l’autre, ils le seront…), il lui était
refichtre indifférent que ce fût sous ce pavillon-ci ou ce
pavillon-là qu’il raflât le marché des aciers, et que ce fût
pour la paix ou pour la guerre. La couleur ne faisait rien à
l’affaire ; et l’affaire s’accommodait de toutes les couleurs.
— Oui, aux débuts, avant la grande guerre, qui a été un jeu
de massacre des idées presque autant que des hommes,
Timon cultivait encore, comme ses patrons, dans un coin de
leur exploitation, la fleur nationale, rose à épines, rouge du
sang qu’elle avait coûté ; et c’est même en quoi leurs jeux

200
n’étaient pas toujours d’accord… Guerre des deux roses…
Ils se trichaient. Mais la grande guerre leur apprit qu’ils
seraient bien sots de limiter leur champ aux profits et pertes
d’une seule nation, quand ils avaient la chance de totaliser,
à leur profit personnel, la ruine de toutes les nations. S’il
leur restait quelques scrupules, les aventuriers nouveau-nés
se chargèrent de les leur enlever : ceux-là sortaient du fond
des mers, que la violence du tourbillon avait soulevées ; ils
étaient tels les bâtards sans lois de Shakespeare, qui foulent
le monde sous leurs pieds. Bâtards de races, Levantins,
Malais, faits de mixtures et de rinçures des quatre ou cinq
continents : on avait peine à discerner de quelle patrie et de
quels ventres, au juste, ils provignaient ; ils ne s’en étaient
jamais souciés, ils n’en nageaient que mieux entre toutes les
eaux ; et tant pis pour les aristocrates de la mâchoire, qui
prétendaient choisir leur proie, dans le lit tout fait de leur
vivier ! Les nouveaux brochets raflaient tout. Ou faire
comme eux, ou être raflé. Timon n’eut pas de peine à se
mettre au pas. Ce n’était point le souci de ses origines qui
l’embarrassait ; le mot de patrie lui évoquait plutôt celui du
père, dont il avait à se venger. Mais comme on ne peut pas,
malgré l’esprit, faire qu’on ne soit pas de la chair d’une
race, et que la sienne était, par la femme qui l’avait mis bas,
comme la terre d’où elle et lui étaient sortis, truffée de la
rude et fauve raillerie gauloise, dont l’odeur indélébile reste
aux doigts, il se revanchait par la vigoureuse ironie, avec
laquelle il se jugeait, lui et les autres de sa bande, jamais
dupe, comme certains d’entre eux, des patenôtres et des
pieux prétextes, ou religieux, ou moraux, ou sociaux, dont
201
ces Tartuffes enveloppaient leurs rapines, impitoyable pour
l’hypocrisie et — par moments — oui, plein de pitié (mais
le mépris l’emportait) pour ces peuples exploités, et prêt à
foncer, pour eux, contre les exploiteurs. Mais cela n’allait
pas plus loin que des explosions et des éclats de langage
furibonds, surtout aux heures où la boisson déchaînait les
Titans refoulés sous la montagne et faisait fumer le cratère.
Il savait bien que les Titans étaient vaincus, et il n’était pas
de ces benêts qui disent : « Gloria victis ! » Il se contentait
du : « Vae victoribus ! » car il les connaissait ; et ce qui
pouvait lui rester de vertu, il le mettait dans la haine qu’il
avait, secrète, féroce, sans fond, sans mesure, pour eux, ses
complices ou ses rivaux. Mais les vaincus ne valaient pas
mieux ; il les avait connus, eux aussi, ces exploités, ces
peuples, parmi lesquels son enfance avait rampé ; leurs
pieds n’étaient pas moins lourds à ceux qui étaient dessous.
Qu’ils restent donc dessous ! — Non, il n’était pas à
craindre que Timon prêtât sa large épaule à ceux qui
voulaient renverser l’ordre social, quoique aucun d’eux ne
jugeât cet ordre — ce désordre — d’un œil plus
poignardant. Mais cet œil — précisément — il n’avait pu le
dissimuler à ceux qui, comme lui, savaient voir, entre les
sourcils, le dedans du front. Et ses patrons, en l’employant,
le surveillaient. Il inquiétait.

Et par là même, il rassurait un peu Annette. (Entendons-


nous ! elle n’en veillait que mieux…) Mais elle y trouvait,
si faible qu’il fût, un motif d’indulgence et d’espoir. Aussi

202
longtemps qu’un homme reste libre et vrai dans le fond de
son esprit, — quand il serait perdu de crimes, — tout n’est
pas perdu encore. Car, si livré qu’il soit dans ses actes au
plus honteux intérêt, dans sa caverne il garde encore le
désintéressement. Et ce désintéressement secret, lointain,
essentiel, qui finit parfois par se fondre avec le total
désintérêt de tout, était l’invisible pierre de touche, à
laquelle l’un et l’autre s’étaient, sans autres explications, du
premier coup, éprouvés et acceptés. Ils pouvaient tout voir
et tout entendre, de soi, comme du reste, sans broncher. Ils
ne s’arrogeaient point, dans leur for, un traitement
privilégié. Ils n’avaient pas hypocritement, comme la
vermine, deux mesures, l’une pour soi, l’autre pour les
autres. Ils évaluaient, exactement, à l’échelle, tout le
paysage, eux y compris. L’œil était premier de tout. Car
c’est par l’œil, dit-on, que pourrit d’abord le poisson. Sain
était l’œil de Timon. Sain, l’œil de Annette.
Le patron ne s’y trompa point. Il n’eut rien de caché pour
ces oreilles, dont la conque recueillait, impassible, tous les
frémissements de la mer. Il y jetait tout ce qui le chargeait,
de ce qu’il voyait et connaissait de la comédie humaine, où
lui-même était acteur, et des pitres-rois qui la menaient. Ces
oreilles étaient son coffre-fort. Il le lui disait :
— « Gare à la caisse ! »
— « C’est vous, le caissier, répondait Annette. Vous avez
la clef. Vous n’avez qu’à vérifier. Vous trouverez votre
magot au complet. «
— « Et rien de perdu ? Rien d’oublié ? »
203
— « Pas un centime. Le compte y est. »
Oui, elle n’oubliait rien de ce qu’il y avait mis. C’était
dangereux. Pour qui, le plus ? La situation d’un dépositaire
gênant, ou qui peut être suspecté de l’être, dans ces
mondes-là, n’est pas de tout repos. Il suffisait de voir là, sur
la table, ces poings d’étrangleur, pour s’en douter. Mais
Annette les regardait, indifférente, et n’avait pas même l’air
d’y penser. Et Timon était honteux de l’ombre du soupçon
qui, un moment, avait passé. Non, rien ne sortirait de la
caisse. Il avait la clef en poche.
Mais le coffre fut bien rempli. Annette fit son instruction
politique. Elle pénétra derrière les coulisses. Elle apprit à
compléter le mot du chancelier de Suède, que les perroquets
de l’histoire nous répètent : il disait par combien peu de
sagesse le monde était conduit ; mais il ne parlait que des
mannequins qui sont en scène. Annette voyait ceux qui
tirent les ficelles. Assurément, les souverains, les
Parlements et leurs ministres, tout ce qu’on nomme les
pouvoirs dirigeants, font figure de marionnettes avec des
disques enregistrés pour occuper la galerie ; toute leur
sagesse mise ensemble ne fournirait pas dix chevaux-vapeur
pour faire marcher la machine énorme des États. Mais
d’autres s’en chargent, derrière le rideau, qui la mettent en
branle, et eux avec, ces battants de cloches. Les maîtres-
sonneurs sont les Affaires et l’Argent. Le temps est passé de
la politique. L’Économique règne. Et l’on ne peut pas dire
sans doute que ce soit la sagesse qui l’étouffé ! Car elle n’a
pas toujours visage humain. Ce sont souvent des Oktopus,

204
des monstres informes anonymes, dont les mille bras
fouillent, et qui lapent de leurs trompes aveugles, dans la
nuit. Et les quelques individus, dont la personnalité,
généralement peu désireuse de se mettre en lumière,
surnage encore dans le vortex aux milliards, sont presque
tous, aujourd’hui, des produits artificiels, sans racines et
sans semence, sans ascendants, sans descendants, sans fils,
sans associés, sans avenir. Comme eux et leurs œuvres sont
destinés à disparaître, ils n’aspirent qu’à leur heure de
surpuissance, — mais démesurée. Une frénésie les entraîne.
Le sage « demain » n’intervient point dans leur destin, pour
en assurer l’équilibre et la durée. Ils ont l’air de dire : —
« Après moi, le Déluge ! » — Au moins, le roi cynique et
lucide qui le disait, voyait venir le déluge, en calculant,
avec une secrète volupté : — « Quand il viendra, je serai
parti. » — Mais eux, les rois sans couronnes, ils ne voient
rien que leur « aujourd’hui » ; et rien, après. Ils ouvriraient
les digues au déluge, s’ils pensaient que sa venue leur
apporterait des épaves à rafler, avant de les rouler, épaves, à
leur tour. Le roi des huiles n’a-t-il pas, depuis dix ans, mené
de front le double jeu d’ameuter le monde de la réaction
contre la Révolution russe, et de tâcher de traiter, contre ce
monde, avec elle ?
Timon révélait à Annette les nouvelles puissances qui
gouvernent les peuples. Il parlait avec un mépris sans
bornes des vieux politiciens de métier et du cercle étroit de
passions, de préjugés et d’idées mortes où ils tournent
aveuglément. En cela, Annette était d’accord avec lui. Les

205
nouveaux maîtres réalisaient un progrès sur les anciens : ils
répudiaient le nationalisme suranné, ils jetaient par-dessus
bord son bagage écrasant et imbécile de vanités, de
rancunes, de haines et d’orgueils héréditaires, transmis de
père en fils depuis des siècles. Ils faisaient sauter les
barrières, ils travaillaient à fonder un internationalisme,
d’affaires et de profits.
Mais il ne faut pas longtemps pour découvrir qu’ils
substituent au vieux collier usé, rongé, de nouvelles chaînes
bien autrement asservissantes. Ils ont élargi la prison ; mais
c’est pour y faire entrer des millions d’hommes — non plus
seulement ces poignées de professionnels de la politique,
qui se disputaient tous les rôles de la comédie — mais tous
les comparses, les figurants et le public même, toute la
salle. On n’échappe plus. De même que dans les guerres de
l’avenir, tous écoperont, et les civils, et les femmes, et les
vieillards, les impotents et les enfants — de même dans la
prison modèle du capitalisme international, chacun aura son
numéro, on ne tolérera plus un seul indépendant… Oh !
sans violence ! Le mécanisme sera si parfait qu’il n’y aura
de choix que de s’y soumettre ou de mourir de faim.
Libertés de presse et d’opinion seront des chimères de
l’ancien temps. Et plus un pays où échapper à l’oppression
des autres. Les mailles du filet se resserrent peu à peu
autour de la terre.
— « Vous ne m’aurez pas, dit Annette. J’irai plutôt avec
les rats. Je rongerai les mailles. »

206
— « Et où iras-tu ? demanda Timon. Il n’y a plus de
dehors où aller. Tout est dedans. »
— « Il y a la mort », dit Annette.
— « Cela te satisfait ? »
— « Non ! » dit Annette.
Elle rageait.
Timon, s’en amusant, insistait sur la solidité du filet. Pas
un défaut : et il comptait sous cette rubrique les scrupules
moraux dont s’embarrassait encore le vieux nationalisme
politique. L’Internationale nouvelle de l’argent laissait aux
peuples qu’elle exploitait et aux arriérés de la politique
leurs vieilles grues idéalistes. Elle faisait des affaires,
indistinctement, avec l’ami, avec l’ennemi. Elle spéculait
sur la guerre et sur la mort de l’une ou de l’autre nation —
de la tienne — de la mienne… Telle, cette société des
torpilles, où s’associaient les noms des princes de la guerre,
des grands seigneurs de la diplomatie, hongrois, allemands,
Bismarck, Hoyos, des grands barons des forges anglo-
saxonnes, Armstrong, Whitehead, sous la présidence d’un
amiral français et sous la coupe d’un Levantin. Quelques
condottieri d’industries, quelques gangsters de la finance,
avec, au cou, non pas la corde de la potence qui eût
convenu, mais les cravates de tous les ordres de l’honneur
du vieil Occident, jouaient leur jeu, non sans éclat, mais
sans boussole, parmi les trusts et les holdings de
l’Angleterre et de l’Amérique, dont la lourde main
s’appesantissait sur l’un et l’autre continents. La puissance

207
des proconsuls ou la roublardise des aventuriers n’excluait
pas leur médiocrité. Ils dirigeaient beaucoup moins les
forces énormes, entre-choquées ou associées, qu’ils
n’étaient dirigés par elles et par leur mécanique mise en
branle. Ce jeu aveugle de forces économiques n’en était que
plus étouffant. Selon un rythme implacable de flux et de
reflux, elles imposaient, alternativement, paix et guerre,
fortune et ruine.
Timon étonnait Annette, par la clarté impitoyable avec
laquelle il sondait les reins de ces maîtres du monde et la
stérilité de leurs accouplements avec l’Argent. C’était
surtout en lui le joueur qui n’avait pas assez de dédain pour
l’incohérence d’un tel jeu. Quand on prétend à usurper le
commandement, il faut savoir ce qu’on veut faire. Ils
n’avaient rien en tête — hors commander — c’est-à-dire,
dans le langage de ces sacs, amasser. Vienne donc qui leur
crève la panse ! Bien que ses intérêts fussent de leur côté, et
que tout, dans son destin, fît de lui un ennemi de la
Révolution Prolétarienne, au secret du cœur, il n’était pas
sans voir, avec une satisfaction cruelle, ces masses serrées,
profondes, organisées, de l’URSS qui se rassemblaient,
avant de monter à l’assaut ; et il leur criait, enroué, du fond
des bois : — « Vas-y ! Au ventre ! » — Mais ce n’était que
le sursaut furieux d’un instant. Il ne pouvait pas ! Il était
contre eux. Il ne voulait pas les comprendre — quoiqu’il en
fût capable. Il était des rares de son espèce qui auraient pu
leur rendre justice. S’il était né de leur côté, il eût pu faire
un de leurs chefs. Peut-être la pensée l’en avait effleuré.

208
Mais les chances de la vie en avaient disposé autrement, et
le coup avait été raté, en naissant. N’en parlons plus ! Il
jouait un autre jeu. Quel que soit le jeu, il faut le jouer à
fond.
Le faisait-il ? — C’était toute la question. Avec sa
plasticité de sympathie, Annette avait accepté, comme un
postulat, le point de vue de Timon pour le juger. Elle ne
songeait pas à lui opposer, pour le moment, d’autres
conceptions sociales : à supposer que Timon le lui permît,
elle n’en avait pas alors d’assez fermes, d’assez sûres, en
ces sujets d’Économique universelle, où son individualisme
à larges ailes, mais à ciel restreint, n’avait guère eu
occasion de s’aventurer. Elle connaissait bien le centre du
cercle — le moi profond — mais assez mal la
circonférence. Timon lui élargissait les horizons ; et si peu
rassurant qu’en fût le spectacle, sa curiosité d’esprit, avide,
ardente, s’y lançait comme une hirondelle. Elle n’avait pas
de vieux monde à défendre. Pas de vieux clocher avec son
nid. Seulement ses ailes et l’air libre. (Et il y avait bien
aussi l’hirondeau : Marc. Mais il était de ses plumes, il
ferait comme elle)… Donc, pour l’instant, elle n’était
occupée qu"à regarder. Et elle en avait, plein le regard.
Quels duels de forces ! Quel bestiaire ! Et l’on se plaignait
de l’ennui des temps ! Tas de benêts ! La riche époque !…
Oui, elle n’est pas très confortable. Elle râpe la peau et elle
l’écorche. Le sang y coule, comme de l’eau. Mais c’est
tellement intéressant ! On n’a pas le temps de songer à ses
maux. Et tout au plus, à ceux des autres. Fameux

209
spectacle !… Oh ! ce n’est pas une parade de théâtre. Le
décor marche, comme la « marche au St-Graal ». Mais le
décor n’est pas seul à marcher. Avec mes yeux, ce sont mes
jambes, c’est tout mon moi, et le monde entier, qui sont
entraînés. Je sens battre contre mes joues le vent de la terre
qui tourne. Ou va son tour ? Où courons-nous ? Je ne sais
pas… Mais quelle course ! Il fait bon vivre, à la proue…
Beaucoup mieux que tous ces hommes, cette femme
percevait, du premier coup, l’écliptique où la masse
humame roulait, irrésistiblement emportée par des forces
élémentaires. Et sans chercher à leur résister, mais en
cherchant, d’instinct, à s’identifier avec elles, elle
s’efforçait d’épouser cette énergie qui était là, contre ses
flancs ; et, tout jugement de qualité, morale ou immorale,
mis de côté, elle eût voulu l’aider à se réaliser. Il est Timon.
Qu’il soit donc Timon, tout entier !
Il ne l’était point. — Annette ne mit pas long temps à
s’en apercevoir ; et elle fut la première à s’en soucier. Car
Timon n’avait, sous lui, qu’une domesticité à l’attache, sans
attachement ; et en face de lui que des rivaux, dont le
premier souci était qu’il ne put donner toute sa mesure. Et
lui-même n’en avait cure — que par accès sans durée. Ce
colosse était intoxiqué par les poisons de la puissance. On
n’est pas vainqueur impunément d’un monde infecté
jusqu’aux moelles. À l’étreindre, quarante ans, cuir à cuir,
on lui prend son suint, ses poux et son typhus. Timon était
un jouisseur, vorace, violent et sans freins. Il lui fallait
assouvir, et sur l’heure, ses ruts, ses fantaisies et ses haines

210
personnelles. Il ne savait pas, il ne voulait pas se régler,
comme faisaient tels de ces grands aventuriers, ses rivaux et
modèles, le Basile, ou le roi des huiles, ou celui des
allumettes, dont le déséquilibre de puissance semblait
prudemment balancé par une vie domestique mesurée, à
l’écart, et qui cherchait à se faire ignorer. Il les traitait de
rats, de ladres, et de ronds-de-cuir. Ils étaient, par le fait, des
excroissances de la bourgeoisie, des cancers sur sa peau,
bien plus que des hommes nouveaux. Mais Timon, qui eût
pu l’être, se laissait arrêter en chemin par les lianes au
ventre et la vase mouvante sous les pieds. Et Annette
enrageait : car elle s’était prise, curieusement, de passion
pour cette destinée qui pourtant ne lui inspirait certes
aucune sympathie ; mais elle ne pouvait supporter de voir
gâcher une puissance de nature, qui avait su empoigner la
victoire et qui la laissait retomber. Et Timon, qui le
remarquait, s’amusait de l’intérêt qu’y prenait, plus que lui,
sa secrétaire. Il lui en savait gré. De se découvrir un public,
qui appréciait sa force, lui était un stimulant qui lui avait
trop manqué. Mais c’était bien tard, pour qu’il en profitât !
Oui, il le savait comme elle, il était plus intelligent que
ces rivaux, contre lesquels il luttait ; il voyait plus loin
qu’eux, et plus vrai, plus à fond. Il voyait leurs faiblesses, et
le néant de leurs constructions. Il le faisait voir à Annette,
par jets de lumière saisissants.
« Eh bien alors, patron ?… »
examinait sa bouche qui frémissait :
— « Parle, madame Sans-Gêne ! »
211
— « Pourquoi n’y mettez-vous pas l’épaule ? »
— « Afin de les étayer ? »
— « Afin de les culbuter, et de bâtir à leur place. »
— « Montre-moi le terrain ! »
— « Toute la terre. «
— « Ce n’est qu’une fondrière. »
— « Est-ce que vous n’êtes pas capable, avec vos bras,
de la combler, d’assécher, s’il le faut, les marais ? Et quand
tout serait dans l’eau, est-ce qu’il n’y en a pas eu d’autres,
dans les temps, qui ont bâti leurs maisons et leur vie
nouvelle sur pilotis ? »
— « Et pour quoi faire ? Pour y pondre, comme ils ont
fait, dans leurs marais, leurs têtards ? Non, non, c’est bien
assez de ceux qui restent ! Je ne tiens pas à y ajouter, ni à
perpétuer ma race. Assez d’une vie ! Je ne recommence pas.
Mais celle que j’ai, j’entends au moins en presser le jus. »
— « Et après ? »
— « Après, la m… ! »
Annette détournait la tête, irritée, le mufle froncé.
— « Mal aux oreilles ? » lui demandait, narquois. Timon.
— « Non !… Mal au cœur. La nausée. »
Elle lui braquait son regard au front.
— « C’est bien la peine de juger et de mépriser ces
autres, qui usurpent la domination sans être capables de
s’en servir, pour faire comme eux ! »

212
— « Mais moi, je vois ce qu’ils ne sont même pas foutus
de voir. »
— « Quoi ? »
— « Leur néant. Le mien. Le tien. Le néant de tout. »
— « Parlez du vôtre, si cela vous plaît ! dit Annette,
sèchement. Mais non du mien. »
— « Tiens, tiens, tiens, tiens ! fit Timon, intéressé. Tu
prétends à un traitement spécial ? »
— « C’est mon affaire. »
— « Et tu m’abandonnes à la mienne ? »
— « C’est vous qui vous y abandonnez ! N’est-ce pas
honteux ? Vous avez été de taille à vous colleter avec tous
les risques de la vie. Et vous allez vous buter, lâchement,
contre le Néant !… Pff !… (Elle soufflait des lèvres)… Le
Néant n’est qu’un ennemi de plus, comme les autres.
Tordez-lui le cou !… Vous ricanez ?… Lui rendre les
armes !… Vous me dégoûtez. »
Timon, content, lorgnait la chatte irritée qui semblait
prête à lui cracher au nez. Son regard en fit le tour :
— « Dommage, dit-il, que tu ne sois plus d’âge à prendre
ma graine ! À défaut de moi, elle eût peut-être livré le
combat qui te tente. »
— « Pas besoin de vous ! J’ai ma graine. Et ce combat,
j’espère bien qu’elle le livrera jusqu’au bout. »
— « Tu as ton gosse. C’est vrai. Amène-le moi ! »
— « Non ! »
213
Elle secoua la tête, résolument.
— « Pas digne de lui ? » nargua Timon.
Elle dit :
— « Non ! »
Timon s’esclaffa.
— « Tu me plais, dit-il. Tu n’as pas peur. Il m’eût fallu
une femme, comme toi. Trop tard, maintenant ! Tu as
manqué le train. »
— « Mon train est le bon », dit Annette.
— « Alors, roulons !… Et tu vas voir que je suis encore
d’attaque — faute du Néant qui se dérobe, lâche anonyme !
— contre ses sacrés fondés de pouvoir ! »

Suivaient des heures de rude travail, — travail de sape,


travail de mines, travail de circonvallation, — en attendant
le coup de clairon, ou le klaxon de la charge, et l’assaut…
Car Timon, piqué tout de même par les propos de Annette,
rentrait en lice et gaillardement joutait avec ses grands
rivaux… — Qu’est-ce qu’une Annette faisait là dedans ?…
— Elle se le demandait, aux rares moments où le maître la
laissait souffler. Mais il y avait alors une telle fatigue, des
heures de sommeil à rattraper ! Zut aux pensées ! Laissez-
moi dormir ! On se retrouvera demain…
Mais un autre — Marc — ce Marc dont elle se parait
orgueilleusement devant Timon — n’attendit pas jusqu’à
demain. Il ne lui permit pas de sommeiller. Que sa mère fût

214
devenue la secrétaire de confiance de Timon, le requin
Timon, l’écumeur de terres, l’avait jeté dans une
consternation, soulevée d’accès de fureur. Il ne l’avait
appris que depuis peu, s’étant séparé d’elle, et la boudant ;
ce n’était pas dans les milieux de misère où il chassait son
pain, qu’il eût entendu parler des relations de Annette avec
Timon. Et la première nouvelle qu’il en eut lui vint, à des
heures particulièrement tragiques.
Masson, le typo, son compagnon, venait de se tuer. Le
malheureux était rongé par les doubles poisons de la
syphilis et des gaz, qu’il avait également rapportés de la
guerre. Le corps, brûlé, était incapable de soutenir l’assaut
furieux de l’esprit. Ses déceptions et ses rancœurs étaient de
l’huile sur la torche. Il crachait le sang, en aboiements
inutiles pour réveiller, aux meetings, l’indifférence des
anciens combattants. Ils se détournaient de lui, irrités ; ils
lui en voulaient de leur rappeler ce qu’ils préféraient
oublier ; et plus d’un cachait sa gêne sous l’insulte. Il
rentrait de là, épuisé, étouffé par sa douleur et sa rage
impuissante, le cerveau en fièvre, que l’insomnie achevait
d’affoler. Une netteté hallucinée lui faisait voir le retour de
la guerre, que rendaient fatale l’hypocrisie de la paix de
rapines et la complicité, par veulerie, du peuple de France.
Ce recommencement de l’enfer, d’où il avait cm sortir trois
ans avant, lui était impossible à supporter. Et la trahison
morale de son peuple lui arrachait toute raison d’exister. Il
ne pouvait rien. Et s’il eût pu, pour qui eût-il trouvé encore
l’énergie de lutter ? Pour ces traîtres, — traîtres à leur

215
cause, traîtres à leur classe ? Pour ces lâches ? — Une nuit
que le désespoir et la toux l’étranglaient, il se coupa la
gorge, avec son couteau des tranchées.
Marc le trouva sur sa paillasse repue de sang, comme une
éponge, le corps vidé, la gueule crispée, aboyant encore à la
trahison des vivants…
Et ce fut ce jour-là qu’il rencontra, dans la rue, près de sa
porte, sa mère qui venait lui faire visite. Il ne vit pas la
fatigue des traits, les yeux cernés ; il vit son rire. Elle lui
apportait deux billets de concert ; elle les lui tendait ; elle se
réjouissait d’entendre de belle musique avec son fils. Elle le
lui dit, heureuse et essoufflée d’avoir marché trop vite. Il
sursauta, il ricana, les mains enfoncées dans les poches, et il
dit : — « Non ! » Elle ne comprit pas, elle pensa qu’il était
pris par quelque liaison et qu’il ne voulait pas le lui
expliquer ; et s’effaçant, elle lui dit :
— « Si tu as quelque ami que tu aurais plaisir à emmener
au concert avec toi, prends, mon petit ! Moi, j’irai une autre
fois. »
Il lui arracha des mains les billets, il les froissa, et il les
jeta dans le ruisseau. D’une voix sifflante, qui s’efforçait de
ne pas crier, il lui souffla au visage :
— « Je ne veux rien de toi ! »
Annette en resta, le sourire figé, le cœur glacé. Il ne lui
laissa pas le temps de parler :
— « Rien de ce qui vient de ce gredin, dont tu manges le
pain, cet assassin… »

216
Elle fit un geste pour se défendre :
— « Mon petit, ne juge pas avant d’entendre !… Le pain
que je mange est bien gagné… »
Elle lui prenait le bras, affectueusement. Il se dégagea
avec violence :
— « Ne me touche pas ! »
Elle le regarda. Il avait un tremblement convulsif.
— « Tu es fou, mon petit… »
Il cria — (il grondait, comme un chien furieux, le mufle
avancé vers la bouche de la femme, pour que les passants
n’entendissent pas) :
— « Il y a du sang sur tes mains. »
Il tourna le dos, et il s’éloigna, à grands pas. Annette
restait plantée à la place où il l’avait laissée, les bras
pendants, et elle le voyait s’éloigner. Dans sa stupeur, son
regard clair scrutait cette explosion de haine, et il y démêlait
des éléments de « fas atque nefas…)) Une jalousie
inavouée… Elle comprenait mal son apostrophe de mélo.
Elle regarda ses mains de dactylo. C’était de l’encre, et non
du sang qu’il y avait au bout des doigts. Elle n’avait pas vu
le sang du mort, qui était encore sous les ongles de Marc…
Elle sourit tristement, haussa l’épaule, et s’en retourna…
S’il avait su ce qu’il en était de ses rapports avec Timon !
Mais comment les lui expliquer ? Se les expliquait-elle à
elle-même ? Qu’est-ce qu’elle faisait dans cette galère, dans
cette guerre de corsaires qui n’était point la sienne et dont

217
l’enjeu, disputé entre des bandes de rapaces, était la terre et
l’eau et l’air, dont vivaient elle, son fils, et les millions
d’humbles travailleurs ? Elle avait voulu voir. Elle était
prise par les yeux, malgré le dégoût et l’aversion, elle était
prise au jeu. Elle se faisait l’effet, quand elle y songeait —
(jamais le jour, elle n’avait pas le temps ; rarement la nuit,
elle dormait, soûle de fatigue ; de loin en loin, seulement
quelques minutes d’insomnie… Stupeur, effroi… « Qu’est-
ce que je fais ?… Où est-ce que je vais ?… » ) — elle se
faisait l’effet d’un explorateur qui est entré dans une
jungle ; il a conclu un pacte avec l’un des gros animaux et il
s’abrite derrière son dos ; il voit autour de lui ces mêlées de
monstres ; son sort est lié à celui de l’énorme bête qui,
devant lui, défonce le mur de la forêt et piétine les tigres et
les pythons. Elle lui crie : — « Gare à ta droite, gare à ta
gauche ! Lève ta trompe ! Écrase et fonce ! » — Mais il
s’en faut toujours d’une ligne que le lourd pied ne l’écrase
aussi. Le danger constant libère Annette des scrupules de sa
conscience ordinaire. Elle songe seulement : — « Être
sortie de la forêt !… » Et cette Forêt, elle le découvre à
présent, ce n’est pas seulement elle qui y est engagée, c’est
l’Europe, c’est le monde. Alors, elle apprécie la masse
puissante et les défenses de l’éléphant, qui lui fraie le
chemin. Elle n’a pas le temps de le juger, comme elle ferait,
sortie de la jungle. Elle n’a pas le temps d’être morale. Il lui
faut suivre les gros pieds. Un seul instant de négligence, ou
de faiblesse, elle sera dévorée par les rôdeurs ! Elle va, elle
va ; mais elle voit et elle inscrit. Elle réglera ses comptes,
après, avec elle-même et l’univers…
218
Elle se doutait bien, dès le début, que tôt ou tard, son fils
lui demanderait ses comptes. Et elle s’apprêtait à les lui
fournir. Elle ne lui eût pas dit — (ça ne se dit pas) — que
quand, parmi la tourbe des impuissants, des à-moitié, des
au-millième, qui ne sont rien, qui ne font rien, qui ne savent
rien vouloir ni agir, on a la chance de rencontrer une force
entière, issue de l’arbre du mal et du bien, la femme se
souvient toujours de l’Appel, d’où est sorti l’immense
effort, le déroulement de l’histoire humaine. Même la plus
chaste, celle qui livre, non pas son corps, mais son esprit,
s’offre à l’homme qui féconde, à celui qui veut et qui agit.
Et elle se flatte, en la canalisant, de diriger son action. — Et
puis, plus humblement, il y a ce souci de la bonne ouvrière,
qui, quelle que soit la tâche où elle se trouve associée, ne
peut souffrir que cette tâche soit mal faite, et s’y passionne.
Avoir un Timon sous les doigts, son énergie et ses moyens,
et, pour je ne sais quels scrupules impuissants, refuser un
pareil instrument, — non ! on ne serait pas une Annette…
Bonne ouvrière ne boude jamais l’ouvrage… — Elle ne lui
eût pas dit tout cela. Elle savait trop que de telles
explications n’expliqueraient rien à l’esprit du fils, ce dur
esprit de jeune garçon intolérant. Mais elle lui eût dit le bien
social qui pouvait sortir de la volonté de combat d’un
Timon et de cette puissance bien orientée, — et que sa
présence auprès de lui n’était peut-être pas inutile, même à
la cause des masses travailleuses et des esprits
indépendants. — Mais si elle s’attendait à une discussion
assez vive avec Marc, elle ne prévoyait pas cette éruption.
Marc ne la prévoyait guère mieux. Il avait été assailli par
219
les forces sauvages, qui rôdaient autour, au fond de son
âme. Et à présent, elles ne lui permettaient plus de se
déjuger.
Annette lui écrivit un mot affectueux, qui ne faisait
même pas allusion à sa brutalité, qui ne reprochait rien, qui
s’inquiétait de son état et lui offrait de venir causer. Elle eût
voulu s’expliquer loyalement. Elle lui eût sacrifié, si ses
explications ne l’eussent pas tranquillisé, sa situation chez
Timon. Mais elle n’allait point plaider coupable, comme ce
violent l’eût exigé : elle n’en avait aucune raison. Et lui, ne
se souciait point de la raison, ni de la justice, ni d’aucune
considération… Point d’égards ! Son emportement voulait
qu’elle brisât, sans discussion, avec cet homme qu’il
haïssait — et sur-le-champ — en ayant l’air de demander
pardon ! Il lui envoya un ultimatum, en trois lignes
impérieuses, sans un seul terme d’affection. Elle lut, elle
soupira, et son sourire, à elle aussi, se fit dur. Elle avait,
comme lui, son orgueil. Elle n’obéissait pas aux
sommations. On obtenait tout d’elle, par le cœur ou la
raison. Rien, par injonction. Elle referma la lettre et la laissa
sans réponse. Et elle reprit sa marche dans la jungle,
derrière le bouclier vivant du mammouth… « Quand tu
seras d’humeur à causer poliment, mon petit Marc, je
t’attendrai. Ne m’attends pas !… » Il faisait de même. Il
attendait… — Vous pouvez attendre, tous les deux ! Les
deux caboches sont aussi dures l’une que l’autre. Aucune
des deux ne dirait :
— « Je me suis trompée. »

220
Qui n’attendait pas, c’était Timon. Il fallait le suivre. Pas
de temps à perdre à de stériles débats de conscience ! On
n’avait pas trop de tous ses sens, pour ne pas se laisser
distancer. Marchons !… « Où me mènes-tu ? » — « Marche
toujours ! Tu le verras »… Le sait-il lui-même ? Mais sans
le savoir, il a un flair infaillible. Ce n’était pas le seul
instinct. Timon avait emmagasiné une masse de leçons, et
de l’expérience et des livres. Car il avait lu beaucoup plus
qu’on ne croyait, et goulûment. Mais beaucoup plus encore
que les livres, il avait absorbé les vivants. Il les possédait à
fond. Du premier coup d’œil, il savait ce que chacun avait
dans le ventre, le point faible, les limites — et le prix
d’achat. Il n’avait aucun respect pour les animaux sans
carapace, les chairs molles, les désarmés : pour lui, ils
étaient des vils ; il en abusait, sans remords. Quant aux
costauds qui lui tenaient tête, c’était le duel au couteau.
Entre eux et lui, toutes les armes étaient bonnes. Si la vieille
Europe eût été mûre — (ils étaient en train de la pourrir,
comme une nèfle sur la paille) — ils eussent rendu des
points aux gangsters de Chicago.
Mais Annette lui en imposait — et d’autant plus qu’elle
ne lui faisait pas de morale inutile. Il la sentait imbrisable,
intangible, et pourtant, exempte de préjugés. Elle ne
bronchait pas devant les pires spectacles. Elle les jugeait,
d’un regard net et péremptoire. Sans faire intervenir aucun
principe. Elle n’avait pas besoin de béquilles morales ou
religieuses. Elle avait ses yeux de femme, fiers et
tranquilles. Ils ne clignaient pas. Ils ne mentaient pas, ni à

221
elle-même, ni à celui qu’ils pénétraient. Et leur absence
d’illusions n’altérait point sa solidité allègre. Elle aimait à
vivre, mais elle n’eût pas (il en était sûr) prolongé sa vie,
d’une heure, si on lui en avait fait une condition lésant ses
droits — ( « Ses droits ! » Timon narguait… « Je les
écraserais, entre deux doigts !… » Mais il savait que, même
écrasée, il lui en resterait, comme du dard de l’abeille, le
fier regard qui le défie)… Rude typesse, armée, comme lui,
magnifiquement, pour la lutte !… Mais elle ne tenait pas,
pour elle-même, pour elle seule, à la lutte. Elle était femme.
Il lui fallait, afin de s’y intéresser, avoir un homme pour qui
lutter : fils ou amant — ou, à défaut, maître. Un homme
avec qui elle fît corps. — Ainsi, Timon la voyait,
brutalement. Elle se fût cabrée contre l’affront. Mais ce
n’en était pas un, au jugement de Timon. Il jugeait d’elle,
par ses yeux de mâle pour qui la femme vaut ce qu’elle vaut
par rapport à l’homme. Elle ne peut avoir d’existence par
elle seule. Et que cette Annette, faite pour la lutte, eût
besoin d’un homme pour s’y incorporer, comme la lame
cherche le manche et la main qui tient le manche du
couteau, — il l’en estimait davantage. Il appréciait la lame,
en connaisseur.
De ce seul fait, il la ménageait. Il ne l’employait pas à se
curer les ongles. Il était amené, quand il l’avait en main, à
surveiller sa propre action. Sa seule présence lui était un
frein, elle l’arrêtait au seuil de certains abus.

222
Mais la nature ne s’arrête que pour mieux sauter. Et
quand c’est celle d’un Timon, gare aux bonds ! Parmi ses
vices, dont la collection n’était pas mince, Timon avait celui
de la boisson. Il n’était pas sensible au raffinement des
poisons ; il pratiquait la lourde intempérance du porte-faix,
qui porte aussi bien le vin que la barrique. Il n’était jamais à
jeun ; et son génie, si l’on peut dire, ne prospérait qu’en
étant plein. Il était assez maître de sa cuve, pour en
connaître le degré et mesurer jusqu’à quelle ligne il pouvait
coram populo laisser monter la fermentation, non seulement
sans dangers pour ses opérations démagogiques, mais
même avec profit : car il tirait parti de ses fumées, comme
cet autre qui fit de la vapeur la domestique de nos manies.
Mais il lui fallait aussi, de loin en loin, ses heures de
décharge, où la chaudière expulsait l’excès de pression :
sans quoi, gare à l’explosion ! Généralement, il organisait
ces détentes à huis-clos, autant que possible hors de Paris,
en lieux gardés et inconnus : s’il se produisait quelques
dégâts, on s’arrangeait pour les faire disparaître.
Annette en savait assez, par ses expériences encore
fraîches aux Balkans, pour imaginer ce qui se passait, et
dont l’écho arrivait, grossi, écarquillé, peureux, envié, dans
les salles de rédaction, pendant les fugues du patron. Quand
il revenait, alourdi et assombri comme une nuée qui vient
de crever et qui remonte en brume épaisse de la terre,
Annette fronçait le sourcil, hostile, glacée, en feignant
l’impersonnalité d’une machine qui exécute ce que le
maître lui imprime. Il savait très bien ce qu’elle pensait. Ce

223
lui était un divertissement. Il eût cherché à la faire parler.
Mais elle se garait. Il n’était pas prudent d’ouvrir la porte.
Une fois entrée, elle ne répondait plus de la façon dont elle
en sortirait. C’était justement ce qui le tentait.
Pendant plusieurs mois, tacitement, il avait, comme elle,
reconnu cette convention d’une porte de sûreté, bien
fermée, entre lui et elle. Sur ces régions de sa vie, ces
terrains de chasse, il ne tenait pas à introduire cette femme
au flair trop aiguisé ; elle l’eût gêné : il la ménageait. — Et
puis, peu à peu, plus sûr d’elle, il ménagea moins ; il eut
envie de cela même qu’il écartait : lui mettre le nez dans ces
marais et voir un peu la grimace qu’elle ferait. Au fond,
toujours le mortel prurit de dégrader ce que secrètement on
estime pour s’y être refusé…
Il commença par provoquer Annette dans son silence ; il
essayait de piquer sa curiosité ou son amour-propre. Il lui
disait :
— « Hein ! tu as peur ?… Tu aimes mieux ne pas
savoir ?… Hé ! la Vertu, c’est plus commode… On ne
risque pas d’être tenté… »
— « Et par quoi donc ? Et par qui donc ? » répliquait-
elle, dédaigneuse.
— « Tu es trop sûre. C’est à bon compte !… J’aimerais à
te voir, une fois, perdre la tête. »
— « Moi, je l’ai trop vu. Et grâce à Dieu, j’ai passé l’âge.
Je n’ai pas envie de retourner. »

224
— « Puisque tu as passé la barrière, qu’est-ce que ça te
coûte de regarder de l’autre côté ? Qu’est-ce que tu
crains ? »
Elle lui jetait un regard noir.
— « Vous le savez. »
— « Peut-être. Mais j’aimerais à te l’entendre dire. »
— « De vous mépriser. »
Il rit durement :
— « J’imaginais que c’était chose faite, depuis
longtemps. »
— « Mais au delà de ce que je puis supporter. »
Elle avait les deux poings sous son menton. Elle
l’amusait… Tout de même, il eut envie de la gifler. Il se
leva, et il marcha, pour faire passer la fantaisie. Il s’arrêta,
face à Annette :
— « Je veux donc voir jusqu’où tu peux… La prochaine
fois que je ferai la fête, je t’emmènerai. »
— « Non, non, patron, ne faites pas cela !… Je vous, en
prie… Ce n’est pas un jeu que l’on peut jouer… Je vous ai
parlé sans réflexion, je vous ai blessé, je vous demande
pardon… »
Il ricana ; et ils reprirent le travail. Elle pensa qu’il avait
oublié. Mais une dizaine de jours après, Timon lui dit :
— « Cette nuit, tu ne rentreras pas chez toi. Je t’emmène
à La Garenne, dans mon auto. »

225
Elle protesta. Il ne voulut rien entendre.
— « Tu n’as personne qui t’attende. Tu es à mes ordres.
J’ai besoin de toi. »
Elle lui dit :
— « Patron, c’est grave. Réfléchissez !… Il en peut
coûter cher à vous et à moi. »
Il goguenarda :
— « À moi ? »
— « Oui, à vous aussi. Car je suppose que vous n’êtes
pas assez bête, pour perdre gratuitement une aide comme
moi, dont vous êtes sûr. »
— « Si j’en suis sûr, pourquoi la perdrais-je ?… Et puis,
ma fille, si tu te crois irremplaçable, tu t’abuses. »
— « Bien ! À votre aise ! »
Elle se remit à sa machine, la bouche serrée. Elle était
décidée, à la fin de la journée, à rendre au maître son tablier.
Et en même temps, son amour-propre lui soufflait : — « Tu
n’es guère brave ! Tu détales. N’es-tu pas de force ?… »
Elle eût mieux fait de ne pas l’écouter. C’est le diable, en
chaque femme. Timon le connaissait. Il ne disait rien ; mais
son regard narguait : — « Tu as peur… Ma pauvre vieille,
et de quoi donc ?… »
Elle n’eût pourtant pas cédé si, le soir venu, quand ils
achevaient le travail, une jeune femme n’était entrée. Très
jeune, très frêle et très jolie. Elle avait encore l’air d’une
enfant. Annette vit que Timon l’attendait. Elle était très

226
intimidée. Parée comme une petite châsse, elle semblait
neuve et gênée dans ses jolis et frais atours. Timon dit à
Annette :
— « Fini, le turbin !… Prépare-toi ! »
Et il sortit, pour un moment. Annette, se levant,
s’enfonçait sa cloche sur la tête, grondant tout haut entre ses
dents :
— a Tu peux m’attendre, je n’irai pas. »
Elle sortait, en coup de vent, lorsque la petite visiteuse, à
qui elle n’avait plus prêté attention, la retint timidement par
le bras, chuchotant :
— « Oh ! Madame, est-ce que vous ne venez pas ? »
Annette la regarda :
— « Qu’est-ce que ça vous fait ? »
La petite, sans s’expliquer, disait, lui serrant le bras :
— « Venez ! »
Annette, encore froncée, fixait l’enfant, se détendit, sourit
de ce brusque accès de confiance. Elle regarda mieux. Il y
avait dans ces yeux un muet appel. Par un de ses absurdes
élans, elle se sentit immédiatement la poule couveuse qui
ouvre l’aile. Rien qu’un éclair. Mais ce fut le moment où
Timon, rentrant dans la chambre, saisit d’un regard la
situation, et, raillant à froid, dit à Annette :
— « Tu seras le chaperon. »
Annette n’était pas encore décidée, quand elle se trouva
hors de la maison, devant la portière ouverte de l’auto.
227
Cette petite, qui, sans la connaître, se fiait à elle, implorait
l’aide… Elle monta.
Elle ne retint pas grand chose de ce qui se dit en route. Le
patron se carrait devant, bloquant de sa masse l’ouverture.
Les deux femmes étaient assises au fond. Elles ne se
parlaient pas. La petite crispait ses doigts sans réflexion
dans les plis de la robe de Annette. Celle-ci profita d’une
minute où Timon, se souvenant d’un télégramme à
expédier, faisait arrêter l’auto devant un bureau de poste de
province, pour arracher à sa compagne quelques lambeaux
d’explications. La petite était d’une famille d’ouvriers
italiens des Marches, émigrés en Languedoc. Un rabatteur
l’avait dénichée dans une boutique de confiseur. Il avait fait
miroiter à ses yeux un prix dans un de ces concours de
beauté, qu’organisent des maîtres-maquereaux,
entrepreneurs de royautés. Faute du prix, la compensation
était venue sous la forme d’un engagement dans un music-
hall, d’où elle aurait voulu fuir à toutes jambes, le premier
soir qu’elle s’était vue étalée nue aux regards voraces de la
salle. Au lieu de fuir, elle était tombée dans un tel état
d’inhibition qu’elle semblait paralysée : rien n’y avait fait,
ni les rires, ni les bourrades de son manager. Mais si le
spectacle de cette brunette, ployant le cou, tournant la tête
sur l’épaule, les bras gauchement collés au corps, avait
déchaîné l’hilarité des spectateurs, il n’avait pas été perdu
pour le regard de Timon : il avait fait choix de la victime.
On l’avait, quelques semaines, embauchée, dressée, parée,
dans une soi-disant officine de modes ; et, à la date

228
convenue, on en faisait livraison. La petite ne savait rien de
Timon que ce qu’elle en avait entendu dire en termes
mystérieux : c’était assez pour trembler ; et l’aspect de
l’ogre l’avait achevée. Certes, elle n’était pas sans se douter
de ce qu’elle allait chercher ! Et il ne fallait pas s’exagérer
l’innocence de la victime. Si elle ne savait, en s’offrant au
sacrifice, ce qu’il serait exactement, elle était prête au
sacrifice. Tout pour sortir de la pauvreté ! L’Iphigénie
n’ignorait point qu’elle n’en sortirait pas sans payer. Mais
son imagination de petite paysanne n’avait point prévu
l’encaisseur. Dans le premier émoi (on ne calcule pas !),
elle s’était jetée vers la première protection qui se
présentait. C’était absurde, puisqu’elle ne connaissait pas
Annette. Mais les bêtes traquées flairent autour d’elles la
moindre parcelle de pitié. — Tout cela fut deviné, beaucoup
plus qu’exprimé, en un désordre de mots précipités, où
l’italien se mêlait au français. Ce qui avait achevé de
conquérir la confiance de l’enfant fut que Annette lui
répondit aussitôt dans sa langue. Ce fut comme si lui venait
le souffle de son Adriatique. Elle lui baisa le creux des
mains :
— « Bella buona signorina, mi rimetto nelle sue mani,
come nelle santissime della Madonna ! … »
Timon rentrait.
Ils arrivèrent, après trois heures, par nuit noire, à un
château dans une forêt, qu’entouraient plusieurs kilomètres
d’enceinte. Impossible de savoir le nom du lieu. Timon
avait plus d’un de ces rendez-vous de chasse et de plaisirs,

229
disséminés en France et au dehors. Ils furent aussitôt reçus
et encadrés par une domesticité silencieuse. Après que les
femmes eurent été conduites dans leurs appartements
séparés, afin de refaire leur toilette, on vint
respectueusement les chercher et les conduire aux salons du
rez-de-chaussée où le souper était préparé. Il y avait là une
table ronde de deux douzaines de convives, hommes et
femmes de divers pays. On ne prenait pas souci de
présenter. Ces hommes se connaissaient. Et pour les
femmes, il n’importait pas qu’elles connussent, ni peut-être
qu’elles fussent connues, — sinon en particulier. Annette
remit leurs noms sur trois ou quatre durs visages, qu’elle
avait vus défiler chez le patron ; et bien entendu, ils la
reconnurent. Ils ne furent pas sans surprise de sa présence.
Ils ne savaient pas quels étaient exactement ses rapports
avec Timon ; et dans le doute, ils lui témoignaient des
égards, un peu boiteux. Annette les recevait comme son dû,
et ceux qui clochaient, les remettait au pas, d’un port de tête
indifférent, un peu hautain, qui avait l’air de ne point
entendre. Son regard ne perdait pas son temps. Il explorait
les vies tapies sous les visages. Elle les cataloguait, aidée
des souvenirs de ses entretiens avec Timon, et des portraits
qu’il lui avait faits. Elle reconnaissait ce vieux monsieur, au
crâne ridé, qui semblait rire et guetter de tous les plis de son
occiput, comme de ses petits yeux aux bords rouges,
maigre, voûté, frileux, l’air d’un petit bourgeois retraité, —
un roi des métaux américain. — Et cet autre, bourgeois,
grand bourgeois, bien français, guindé, collet monté, avec
des allures de notaire et de commandant en civil : un maître
230
de forges et député. — Plus loin, ce beau garçon, au teint
hâlé, aux larges épaules à l’étroit dans le frac, avec un
sourire enjôleur et des yeux d’acier, qui échangèrent du
premier contact avec Annette, un gai salut de camarade : de
quelle nation était-il ? Il parlait toutes les langues, avec un
accent irlandais, l’air très franc, mâle et câlin… Un mot de
Timon à Annette lui désigna ce fameux agent de
l’Intelligence Service, qui, sous tous les déguisements, fait
et défait les royaumes, en Orient. — D’autres agents ne
manquaient point, dans la respectable compagnie. Il en était
qui portaient un grand nom : — un gentilhomme aux belles
manières, le crâne étroit et allongé, altier, courtois, distrait,
— d’autres, moins relevés, qui puaient le dollar : l’un venait
d’arroser, à une conférence Genevoise du Désarmement, la
presse d’alarme que l’Amirauté américaine chargeait
d’assurer le succès d’un programme de nouvelles
constructions navales. — Un petit gros, plein de faconde du
Midi, qui fleurait l’ail et l’œillet, mariait don Quichotte
avec Sancho, se répandait en effusions, en protestations de
dévouement, serrait les mains dans ses mains moites, à
grosse bouche baisait avec bruit les paumes de Annette, en
lui faisant le dos rond, lui vantait Timon, avec emphase,
avec extase, et presque des larmes dans les yeux ; il mêlait à
table dans ses propos à l’érotique le mystique : — un
maître-chanteur, forban de journaux… On ne savait pas à
quel degré la canaillerie cédait le pas à la sincérité : il n’en
était pas lui-même toujours sûr. Car la belle âme et le
salopard étaient, par on ne sait quel décret divin, accouplés
en lui, pour la vie. Ils se démêleraient seulement, au
231
Jugement Dernier. En attendant, il y avait profit, pour les
maître et rivaux de céans, à employer ses talents ; il y avait
surtout danger à se refuser à les employer. — Toute
l’assemblée n’était pas trop rassurante. Mais les parties,
comme celle de ce soir, étaient pour tous une trêve de Dieu.
Il faut bien jouir, quand on est homme, par détentes, de la
compagnie des hommes, fussent-ils ennemis, mettre en
commun leurs bonnes fortunes et leurs exploits. Leurs
rivalités mêmes n’étaient-elles point, après tout, leur
meilleure raison de vivre ?
Et ils avaient plaisir, pour quelques heures, à se retrouver,
armes au repos, autour d’une table, en s’observant par-
dessus les plats et les épaules nues des femmes, sans
négliger le contenu des robes et des plats — (à part le
dyspeptique roi des métaux américain, pour qui les vins et
les femmes ne paraissaient pas exister, et qui s’en tenait à
son régime, méticuleusement suçotait son œuf à la coque, et
s’humectait d’eaux minérales).
Nous ne décrivons pas les femmes : elles faisaient partie
du repas, et le menu ne nous intéresse pas. Elles étaient
belles ou laides, mais toutes de choix, pas toutes jeunes,
mais toutes propres à exciter l’appétit ; point toutes
vénales : plusieurs avaient un métier, de théâtre ou de
plume ; mais toutes avaient la vocation. La petite novice
d’Ancône était la primeur de la table. Annette étonnait, en
ce milieu. Et Timon lui-même parut en éprouver quelque
gêne ; il eut maintenant le regret de l’avoir amenée.

232
Mais ce fut elle qui trancha la situation. Aimable et fière,
elle fit les honneurs de la table. On eût dit que la maison fût
la sienne. Et Timon la laissa faire. Assise en face de lui, elle
se trouvait entre le vieux monsieur ridé, très occupé de sa
santé, qui lui parlait de ses petits-enfants, d’œuvres
charitables, de pouponnières : on eût dit un Vincent de
Paule ; — de l’autre côté, le beau garçon, qui, dans le creux
de l’oreille de sa voisine, ne se gênait pas pour traiter le bon
vieillard de vieux caïman, et qui contait allègrement
quelque aventure de déguisement chez les Arabes ou bien
dans l’Inde : il se montrait très connaisseur en robes, fards
et onguents… Mais ses voisins n’empêchaient pas Annette
de surveiller le reste de la table ; elle dirigeait, sans en avoir
l’air, et le service et la marche des entretiens. Les
domestiques n’avaient eu besoin que de quelques minutes
pour chercher l’ordre dans son regard ; et, le plus fort était
que les convives avaient pris le ton, sans qu’elle parût le
leur donner. Il s’en fallait que la musique visât à la
correction académique. Annette était trop bonne Gauloise
pour ne pas connaître les justes droits d’une libre
assemblée, et même, puisqu’elle y participait, pour ne pas
les regarder comme siens. Elle savait tranquillement
détailler, sans appuyer, de sa voix chaude et bien timbrée,
quelque malicieuse histoire. Et plus d’un, parmi ces
hommes qui l’écoutaient, avaient assez d’exercice de
l’esprit, pour goûter la mesure des mots dans la licence du
récit. Timon était secrètement flatté du succès, qu’il n’avait
pas prévu, de sa pouliche ; il la voyait sous un nouveau
jour ; il appréciait en connaisseur « l’honneste dame » qui,
233
sans passer la ligne du trop ou du trop peu, joutait si
dextrement de la langue — et du palais : car elle ne boudait
point devant son assiette. Elle était propre à tous les
combats, et dans tous elle gardait l’équilibre. Le beau du
compte était que, sans efforts, elle le faisait garder aux
autres.
Mais, tout de même, ils n’étaient pas venus pour cela ! Et
à la fin, se levant de table, Timon, prenant à part Annette,
avec des égards qu’il ne lui avait jamais montrés et
quelques rudes compliments qui ne furent pas sans la flatter
— (quelle femme y est insensible ?) — l’invita à se
dispenser de la suite peut-être bruyante de la soirée et à aller
se reposer dans l’appartement qui lui avait été préparé. Elle
comprit bien qu’il l’engageait à leur laisser le champ libre ;
et il appuyait un peu trop sur les droits que son âge lui
donnait au repos, après une fatigante journée. Mais sous le
lourd manque de galanterie, il y avait une attention
affectueuse et même une nuance de respect, auquel il ne
l’avait pas habituée. Elle lisait dans son regard qu’il
cherchait à lui éviter le risque probable d’incidents, où sa
présence serait déplacée. Elle lui en savait gré. Et d’autant
plus que la première intention de Timon, en l’amenant,
avait été de lui en imposer l’affront. — Il y avait bien cette
petite, sur qui elle s’était promis de veiller. Mais
(n’exagérons pas la naïveté !) elle se rendait compte que
c’était un rôle ridicule : on ne venait pas ici pour garder les
demoiselles ! Et ce n’était pas au moment où Timon, lui
rendant les armes, semblait lui dire : — « Pardon ! ta place

234
n’est pas ici. C’est toi qui avais raison », — qu’elle allait lui
répondre : — « Je reste, pour sauver la vertu… » De qui ?
De ces brebis ? Elle n’aurait plus ensuite qu’à postuler des
galons dans l’Armée du Salut… Elle rit et dit gaîment :
— « Merci, patron, de me relever de ma faction ! Je vous
passe le mot. »
— « Et quel est-il ? »
— « La tête claire. »
— « Claire de tête. Oui, c’est bien le mot qui t’habille. Va
te coucher, claire de lune ! »
Ils se quittèrent affectueusement. Avant de quitter le
salon, pour mettre en repos sa conscience, elle chercha des
yeux sa protégée. Elle l’aperçut, dans un groupe, riant,
fumant, un tantinet allumée (deux doigts de boisson lui
tournaient la tête) ; elle ne prêta aucune attention à la sortie
de Annette.
Annette se croisa, sur le seuil, avec le vieux monsieur
américain, qui n’était pas plus curieux qu’elle de la suite de
la soirée, et qui, comme elle, s’en allait se mettre
vertueusement au repos. Il la gratifia d’un petit salut
d’entente et d’un clignement d’yeux qui l’approuvait. Elle
se retira dans sa chambre, au premier, au bout d’une aile
tranquille de la maison, dont les fenêtres donnaient sur le
grand parc. Elle était lasse, et eut plaisir à étendre son
« clair de lune » (elle en riait) dans les draps frais. Elle
n’était point mécontente de sa soirée. Elle ne s’était pas trop
mal tirée, pour son âge, d’un jeu qui n’était pas sans

235
dangers… « Pour son âge !… » C’était son âge qui l’avait
aidée à s’en tirer. Mais, pour les autres, comment le jeu
finirait-il ? À qui perd gagne, selon les règles ordinaires !…
« Bah ! je suis bien bête d’y penser… » Elle prit, sans
choisir, dans une petite bibliothèque vitrée près du lit, un
volume finement relié, pour se distraire ; elle lut un peu,
sourit, songea, et, les doigts encore dans les pages, elle
s’endormit…
Une heure passa, deux heures peut-être, sans qu’elle eût
fait un mouvement. Quand elle émergea (c’était encore la
pleine nuit, la nuit d’été, claire, sans lune), elle était comme
précédée d’un appel lointain et d’un remords. Le lit
moelleux l’engloutissait, lui disait ; — « Ne bouge pas !
Reste ! » — Mais une vague inquiétude montait. Elle
s’appuya sur son coude… L’agitation ne venait pas
seulement du dedans. Il y avait des bruits et des lueurs
indistincts, dans la nuit. Elle tendit l’ouie. Il ne lui fallut pas
longtemps pour comprendre… « La tête claire, ils ne l’ont
plus !… » Elle haussa l’épaule et se renfonça… Tout de
même, ils allaient fort !… On entendait des hurlements. Et
un concert de chiens aboyants… Elle se leva, ouvrit la
fenêtre… La chambre était à l’encoignure de l’aile gauche,
dans un rentrant ; et sur sa droite, la masse toute proche du
bâtiment principal lui masquait la perspective des jardins.
Elle apercevait seulement, au faîte du rideau d’arbres, les
reflets de lueurs, qui couraient. Et le fracas d’une trompe de
chasse, avec les abois qui redoublaient… Des cris aigus…
Elle se vêtit hâtivement, et sortant de sa chambre, elle

236
chercha dans le corridor une fenêtre d’où l’on vît… Elle
trouva, près du grand escalier, une porte à balcon sur le
devant. Elle regarda et crut rêver…
Des valets de chasse, torches en main. Des chiens
braillant, qu’on tenait en laisse, dansant une danse de St-
Guy. Et sur les pelouses, des femmes nues, qui détalaient…
La chasse de Diane… Mais ici, c’était Diane qu’on
chassait… Et d’un bosquet, débouchèrent, au milieu des
rires et des fanfares, quatre chasseurs en habit rouge qui
portaient, sur les épaules, comme une biche, attachée des
quatre membres à une perche, une nymphe nue, tête
pendante, qui, pour dire vrai, ne criait point en style des
dieux : une forte fille de Jordaens, qui bavait de rage et
s’étranglait. Le cénacle des spectateurs en gaîté se tenait les
côtes et ripostait par des paroles qui n’étaient pas non plus
ailées… Le premier sentiment de Annette, en voyant du
balcon la chasse nocturne, fut :
— « Les idiots !… Et voilà ce qu’ils ont inventé !… Ces
croquants (jamais le nom ne fut si bien appliqué !) qui
s’imaginent jouer les Borgia !… Ces grosses cervelles
allumées d’images de romans-feuilletons !… Leur poésie :
Dumas papa et Octave Feuillet… Sont-ils cocos !.. Les
derniers romantiques de la Tour de Nesle… » Mais son
mépris n’eut pas le temps de s’attendrir sur leur bêtise…
Voici qu’on amenait, au bord de la pelouse, une autre
victime, qui, elle, prenait la Tour de Nesle au sérieux !… La
petite naïade Adriatique, mourant de peur, se cachant le
visage dans ses mains, et étalant sa fine et frêle nudité…

237
Annette se rendait bien compte que le jeu cruel resterait un
jeu, que la meute hurlante ne serait point lâchée, et que la
chasse de Diane ne coûterait aux nymphes que la peur ;
(honte et pudeur n’entraient pas en ligne de compte : c’était
payé…) Mais c’était trop déjà pour la pauvrette, courbée
d’effroi, prête à tomber sur les genoux, qu’entouraient les
gambades des chiens et le chœur brutal d’hommes avinés.
Annette sursauta de colère, quand elle vit Timon appliquer
le large revers de sa main sur le derrière grassouillet de la
figurine de Saxe, en lui cornant aux oreilles :
— « File ! Ou tes fesses feront le souper de mes
chiens ! »
Annette ne s’accorda pas une seconde pour réfléchir. Elle
descendait déjà, courant, l’escalier, sans s’apercevoir que
ses pieds étaient nus. Elle déboucha sur l’esplanade où
étaient groupés les invités, à l’instant même où la petite,
terrorisée, s’envolait à bonds éperdus sur la pelouse, au
milieu des acclamations des spectateurs enchantés. Et
Timon, tenant au collier son grand chien, attendait le
moment pour le lâcher. Annette connaissait le chien, elle
savait qu’il n’offrait aucun danger, c’était un grand gamin
fou, bousculant tout, point méchant. Mais la biche en fuite
ne le savait pas. Annette se fraya violemment passage,
parmi les gens étonnés, et faisant irruption devant Timon,
elle l’empoigna par les revers de son habit :
— « Assez ! Timon, tu es ivre ! »
Timon roula des veux terribles et, lâchant le chien qui
s’élança à la poursuite, il assena son poing sur la bouche de
238
Annette. Elle recula sous le coup, mais lui tenant tête, dans
le brusque silence qui s’était fait, elle articula :
— « Tu as le vin lâche. »
Sa bouche saignait. Timon relevait son terrible poing.
Mais il vit cette bouche. Son poing retomba. Et par derrière,
en quatre enjambées, venu vers lui, le beau garçon de
l’Intelligence lui emboîtait le poignet dans sa pince. Timon
restait muet et pétrifié… Sur la pelouse, la petite hurlait à
l’aide. Le grand chien l’avait rattrapée, de ses deux pattes
sur les épaules jetée à terre, roulée, boulée ; et tout joyeux,
il gambadait, tirant la langue et aboyant… Annette, lançant
à Timon un dernier défi, lui tourna le dos et courut vers
l’enfant renversée. Elle n’eut pas de peine à la délivrer : le
chien la laissait faire, dansait autour, heureux, attendant
qu’on le félicitât. Mais il ne fut pas facile de rassurer
l’épouvantée. Elle se croyait morte déjà. Annette la releva,
de force, essuya avec ses mains et son linge ce jeune corps
mouillé de pleurs, de rosée nocturne et de la salive du
vainqueur. Et l’enveloppant, comme elle pouvait, dans sa
houppelande, serrée à elle, nues ou demi-nues toutes les
deux, elle la ramena, tremblante encore, vers la maison.
L’esplanade s’était à peu près vidée. Timon avait donné des
ordres, et disparu. Restaient seulement quelques valets,
porteurs de torches, qui s’empressèrent à leur frayer
passage, et dans le hall, à distance, quelques curieux,
lorgnant la rentrée singulière de la Junon, bouche sanglante,
tête altière, qui ne daignait s’apercevoir de leur présence.
Elle soutenait la poulette blottie sous son aile. Un vieux

239
domestique très correct, que rien ne semblait pouvoir
étonner, les escorta respectueusement dans l’ascenseur,
jusqu’à la chambre de Annette. Annette, que la petite
suppliait de ne la point quitter, fit coucher sa protégée dans
son lit. Et ce fut alors qu’elle s’aperçut, par le rond rouge
laissé sur le jeune front par son baiser, qu’elle avait la
bouche blessée. Elle la lava, l’examina : une de ses bonnes
dents, une canine, était brisée. Blessure de guerre. Elle avait
de la chance que le reste de la mâchoire eût résisté ! Mais
l’ennemi avait fui. Elle couchait sur le champ de bataille.
Elle s’étendit près de la petite, qui, après avoir beaucoup
pleuré, s’endormit d’un sommeil agité. Elle, ne dormit pas
un instant. Elle avait des douleurs lancinantes à la face et
des points de feu dans les yeux. Elle eut le temps de
ruminer le plan du lendemain.
Le lendemain était commencé. L’aube s’annonçait.
Annette se leva avant six heures, fit sa toilette, elle sonna,
donna des ordres, se prépara, puis elle réveilla sa
compagne, qui retombait sur l’oreiller :
— « Hop ! tu dormiras dans l’auto… »
Il fallut presque l’habiller. La main de Annette l’entraîna.
Elles trouvèrent en bas, devant la porte, la puissante voiture
de Timon. Annette parlait, agissait en maître. Et soit que
son ton en imposât, soit que plutôt Timon eût donné des
instructions, on s’inclinait comme si elle l’eût été. La petite
se rendormit presque aussitôt, lourde des peines et des vins
de la nuit ; Annette lui cala la tête contre les coussins ; et les
yeux las, elle regarda, rêvant, glisser comme une bande de

240
cinéma, la route blanche entre les haies, les champs, les
villes, les fumées — et ses combats avec la vie. Elle déposa
à son adresse de Paris sa pupille, enfin réveillée ; et elle
rentra chez elle prendre un repos bien gagné.
Le sommeil lourd était entrecoupé d’éclaircies où
ressurgissait, dans le bourdonnement de sa meurtrissure, la
conscience nette d’une seule pensée bien arrêtée : — « Fini,
Timon !… » — Et cependant, elle ne fut aucunement
étonnée, lorsque, vers la tombée du soir, s’étant enfin
paisiblement assoupie, elle fut tirée de sa torpeur par le
timbre de la sonnette. Elle n’hésita point entre les noms des
visiteurs. Et s’étant levée pour ouvrir, il lui parut tout
naturel de voir encadrée dans le chambranle de la porte la
puissante carrure de Timon. Ils n’échangèrent aucun salut.
Elle fit le geste : — « Entrez !… » et passa devant. Il la
suivit, se mettant de profil pour passer par le couloir étroit.
D’un tour de main, elle referma le lit ouvert. Mais aucun
regard à son miroir. Elle resserra seulement sa robe de
chambre, indiqua un siège bas à Timon, s’assit dans le
fauteuil près de la fenêtre et, sans un mot, elle attendit. Rien
dans le visage de Timon ne trahissait ses intentions. Il était
sombre et sourcilleux. Il savait ce qu’il avait à dire. Il
entendait ne pas apporter d’excuses. Mais quand il vit, dans
cette face aux yeux sévères, la bouche tuméfiée, il oublia ce
qu’il venait dire, il ne vit plus que cette bouche et,
gauchement, pour parler, il demanda des nouvelles de sa
santé. Elle dit froidement : — « Bien » — sans se donner la
peine de rien ajouter. Et comme après quelques instants à

241
s’observer, elle voyait ses yeux toujours collés à la blessure
elle lui dit, la désignant :
— « Du beau travail !… Vous êtes content ?… »
Et elle montra la dent cassée.
Timon serra les poings, avec colère, et gronda contre lui :
— « Salaud !… »
Annette continuait de le toiser. Il dit :
— « Injurie-moi ! »
Annette dit, dédaigneuse :
— « C’est inutile. Vous vous en chargez, pour moi. »
— « Qu’est-ce que je puis faire ?… Te payer ta dent ? Ça
ne suffit pas… Si une de mes dents de chien pouvait la
remplacer !… »
— « Non, fit Annette, ne parlons pas de chiens !
Timon s’agita, décontenancé.
— « Qu’est-ce que tu veux ? Une indemnité ? »
— « Vous feriez bien, pour commencer, de me demander
pardon. »
Demander pardon n’était pas dans les habitudes de
Timon. On écrase, ou on est écrasé. Le pardon qu’on
demande ou qu’on donne n’a point cours : c’est temps
perdu. Il eût trouvé plus naturel que Annette lui cassât une
dent. Elle vit son hésitation et dit :
— « Mais n’en faites rien, si la pensée n’en vient pas de
vous ! Je m’en soucie ! Et j’aime mieux vous prévenir que

242
cela ne changerait rien à ma décision. »
— « Et quelle est-elle ? »
— « Ne plus avoir affaire à vous. »
Timon remua ses terribles sourcils ; on voyait qu’un
combat se livrait sous son front et dans ses mains qui se
crispaient. Puis, il dit :
— « Je ne puis pas t’y forcer… Ah ! je ne dis pas que si
je pouvais… » (Et ses mains recommencèrent à s’agiter.
Annette le vit en Assurbanipal, et elle, l’échine sous son
pied…) « Mais si pourtant je te le demandais ?… »
Il fut sur le point de lui dire : « Combien veux-tu ? »
Mais son instinct l’avertit que parler d’argent en ce moment
serait le plus sûr moyen de rompre. Il dit, il fut étonné de
s’entendre dire :
— « Si je t’en priais !… Si je… »
Depuis un moment, il fixait le pied nu de Annette à demi
sorti de la babouche, qu’elle balançait, les jambes croisées,
distraite, hautaine. Et avant qu’il eût le temps de réfléchir, il
s’était penché, il l’avait saisi et il appuyait dessus sa bouche
lippue.
Annette ne se donna pas davantage le temps de penser.
Elle ne modéra point sa répulsion. Elle dégagea
violemment, avec courroux, son pied du mufle qui se
permettait, même par hommage, d’en prendre possession ;
et en l’arrachant, elle lui érafla rudement les lèvres. Elle
était furieuse. Lui, aussi. Il gronda ;

243
— « Je te dégoûte donc bien ? »
Elle souffla :
— « Oui ! »
Ah ! comme il eût joui de la broyer !… Mais il se
dompta, et la grosse tête, vaincue, s’inclina :
— « Pardon ! «
Annette se vit, à son tour, en Assurbanipal. Et c’était elle
qui écrasait sous son talon le crâne rasé du roi nègre.
Seulement, la vision d’un instant… Ce fut comme si elle
l’avait fait. Ses orteils dressés en frémirent de satisfaction.
Elle dit après, apaisée :
— « Les honneurs du pied… Fin de la chasse… Allons,
Timon, terminons-en avec cette histoire ! »
Timon, relevant la tête… (Cette sacrée femme
l’interloquait )… vit la bouche de Annette, — la blessure,
qui s’éclairait d’un sourire dur… Tout de même, le pont
rompu était rétabli. Il y passa.
— « Terminons-en ! Je te prends au mot. »
— « Je ne l’ai point dit. Je n’ai point fait mes
conditions. »
— « Tu ne pars plus, » dit-il, assuré.
— « Je n’ai rien dit. »
— « Tu viens de parler de conditions. Je les accepte. Tu
ne pars donc plus. »

244
— « Je resterai donc, dit Annette, haussant l’épaule,
jusqu’à ce que les affaires en train soient réglées. »
— « Bon ! fit Timon. Ce ne sera pas demain. »
Annette regrettait la parole imprudente. Timon le vit, et
fut bon prince :
— « Je ne veux point te garder malgré toi. S’il t’est trop
dur de me supporter, après la scène d’hier soir, je le
comprends : quitte-moi ! J’ai besoin de toi, tu m’es
beaucoup plus qu’un secrétaire, tu m’es un frein. Mais ce
n’est pas drôle, d’être un frein à un animal de ma sorte. Je le
reconnais. Tu as tous les droits de dire : « Assez ! »… Tu es
libre. Je ne suis pas digne de toi. »
Annette fut touchée. Elle dit :
— « Je reste. Timon, tant pis pour toi ! Et tant pis pour
tous les deux ! Il faudra donc que le frein ou les dents soient
brisés. »
— « Pour la prochaine fois, tâche que ce soient les
miennes ! »

Rien ne fut changé, en apparence, dans la situation de


Annette, au journal. Elle reprit sa place à sa table, près du
bureau de Timon. Mais on ne fut pas long à remarquer le
changement de ton et les attentions du patron. Il va sans
dire que la bouche blessée avait fait jaser, et sur la nuit au
château circulaient des récits fantastiques. Ils n’étaient pas
trop d’accord ; mais le fait établi sans conteste, c’est que,
dans l’affaire, la femme avait eu le dernier mot… Une rude
245
maligne !… Et comme elle savait cacher son jeu !… Elle
gardait son rang, elle affectait le même zèle attentif à
exécuter les ordres du patron, ne lui exprimait jamais son
opinion en public, avant qu’il la lui eût demandée, et devant
un tiers, elle continuait de lui dire : « Vous ». Mais on savait
que, la porte fermée, elle le tutoyait et qu’elle avait avec lui
des discussions, où Timon avait appris — le plus difficile
pour un despote de sa sorte ! — à écouter sans interrompre.
On se vengeait de ce pouvoir occulte (dont ils auraient dû
pourtant se féliciter, car il avait un effet calmant sur Timon),
par des bons mots atroces. Sans les connaître, Annette
connaissait assez la malveillance humaine pour s’en
douter ; et elle était arrivée à un état de dédain amène, qui
l’y rendait indifférente. Ce n’était pas la vertu que Timon
prisait le moins en elle : car son dédain à lui était fracassant.
Le mystère était que, sans chercher à profiter pour elle de la
situation, elle prît à cœur les intérêts de Timon.
Les intérêts, ou l’intérêt ? (Au siècle classique, on eût dit
pompeusement : « la gloire ! »…) Oui, elle eût voulu que
cette force amoncelée sur un néant se bâtît au moins sa
pyramide au-dessus des sables. Elle eût voulu y employer
l’ascendant, dont momentanément (pour combien de
temps ?) elle jouissait. Et secrètement, elle s’était fait un
plan de route, où elle cherchait à l’aiguiller. À vivre au
creux de toutes ces intrigues qu’élaboraient les grands
barons détrousseurs de l’industrie et des affaires, son
instruction politique s’était ébauchée ; et son instinct la
portait, sans bien savoir encore, vers les partis qui

246
cherchaient à assurer la défense et la revanche des
exploités. L’U.R.S.S., tant calomniée, déformée non moins
dans les récits puérils des touristes ignares, qui la
parcouraient et décrivaient en quinze jours, qu’en les
inventions empoisonnées des menteurs professionnels de la
presse ennemie, restait une énigme pour Annette, mais une
énigme qui l’attirait. Elle sentait bien que là seulement était
le contrepoids nécessaire à l’écrasante masse de la Réaction
qui pliait les reins de l’Occident ; et sans un dessein
mûrement encore délibéré, elle cherchait à entraîner de ce
côté de la balance le poids décisif de Timon. Le voyait-il ?
C’est probable. Il lisait peut-être mieux qu’elle-même dans
les tâtonnements de cette pensée, dont il savait où la
mènerait sa pente. Mais comme il n’était pas pressé de l’y
pousser, il affectait de s’y méprendre. Il lui disait en la
raillant :
— « Tu fais le cornac, juché sur le cou de l’éléphant. Tu
veux le dresser. Mais le dresser, à quoi ? Le sais-tu
seulement ? À défiler dans les rues, pour me faire acclamer
de la foule d’idiots ? C’est fait, je suis repu. À me faire le
rempart de la cité ? Quelle cité ? Un homme comme moi
n’en a aucune. À construire, quoi ? Un arc de triomphe,
pour passer dessous, comme ce nabot de Napoléon ? Tout
ce qu’on bâtit, c’est des tombeaux. Je n’ai pas besoin de
tombeaux pour m’y claquemurer. J’ai besoin d’espace, pour
me mouvoir tant que je suis en vie. Je vais à droite, je vais à
gauche, dans la forêt, et je détruis ce qui me gêne. Baisse le
cou ! Gare à ta tête ! »

247
— « Même si tu n’es fait que pour détruire, au moins
Timon, sache détruire ! Pas au hasard ! Fais la trouée ! Va
jusqu’au bout ! Tu restes là, à piétiner. Décide-toi ! Passe
devant ! »
— « Où est le devant ? »
— « Tu le sais mieux que moi. Ne fais pas celui qui ne
comprend pas ! Tu vois très bien qu’un grand duel est
engagé. Pour qui es-tu ? »
— « Pour moi. »
— « Ce n’est pas grand chose ! Au moins, ce moi.
Timon, sois-le tout entier ! Qu’il soit non, ou qu’il soit oui,
rien à moitié ! »
— « Le jeu est le jeu. Selon la chance, la couleur
change. »
— « Je joue la mienne. Je la jouerais, si j’étais, comme
toi, à la table de jeu. »
— « Oui, je te vois devant le tapis de Monaco, narines
serrées. Tu y jouerais jusqu’à ta chemise. »
— « Je ne joue jamais. Car je me connais. Ce n’est pas
ma chemise que je jouerais. Ce serait ma vie. »
— « Ce l’est, ma petite. Tu ne t’en doutes pas. Auprès de
moi, tu joues ta vie, ou tu la joueras. On te surveille. »
— « J’ai joué ma vie plus d’une fois. Bah ! Je suis sûre
toujours de gagner… »
— « Comme tous les joueurs ! »
— « N’es-tu pas joueur ? Tu viens de le dire. »
248
— « Tu ne joues que ta peau. Tu peux la jouer. Elle est à
toi. »
— « Et toi, qui t’a ? »
— « Je ne joue pas seul. Dans toute partie, il faut
compter non pas seulement avec l’adversaire — (ça, c’est le
plaisir !…) — mais avec les partenaires. Partie liée. »
— « Et c’est ce que tu appelles être libre d’aller et venir
dans la forêt ? »
— « C’est ce que j’appelle la forêt. »
— « Brise-la ! »
— « Tu parles en femme. Je ne peux que m’y faucher un
rond. Mais la forêt couvre le monde. Elle nous tient… Et
que m’importe ? »
— « Moi, il m’importe. Si elle me tenait, j’y mettrais le
feu. »
— « Et tu brûlerais avec… »
— « Pourvu qu’elle brûle !… »
— « Et vive la Révolution !… Veux-tu un billet pour
Moscou ?… Elle brûle bien, la forêt rouge !… Et je ne dis
pas qu’ils aient tort ! La terre, dit-on, en produit mieux,
après qu’on l’a brûlée… — Mais ce ne sera plus la terre où
je serai. Je suis sur celle-ci. J’y reste. »
Non, il n’était pas facile de le faire sortir du fourré social
du vieux monde. Il avait assez à faire de s’y tailler sa part.
Et sa part était de taille. Mais il ne l’avait qu’en concédant
la leur (donnant donnant) aux autres grands flibustiers. Ils

249
étaient liés par leur duel même. Fer à fer. Annette apprit
qu’on peut être un maître du monde, et être moins libre
qu’un qui n’a rien. À condition que qui n’a rien ait une âme
— ou (ce qui est le même) croie qu’il l’a. Mais ils sont
rares. Le plus grand nombre n’en a point — ou (ce qui est le
même) ne s’en doute pas. Annette était en puissance d’âme
(comme on eût dit : en puissance de mari). Non qu’elle y
attachât une question de survivance, une assurance pour
après-mort. Quand on est vraiment une âme, on n’a pas la
mentalité sordide d’un propriétaire qui s’y agrippe et qui
tremble toujours qu’on ne la lui vole. — « Je n’ai pas mon
âme. Mon âme m’a. » — Timon aurait pu lui répliquer : —
« Tu n’es donc pas libre, toi non plus ! » — C’est vrai. Qui
l’est ? Nous sommes tous des pièces sur l’échiquier. Et qui
nous joue ?
Mais toutes les pièces ne sont pas d’égale valeur. Annette
était la dame sur l’échiquier, où Timon était la tour. Elle
influait sur la partie. Ce n’était pas rien, qu’à son contact le
minotaure s’humanisât, qu’il se montrât capable çà et là de
mouvements généreux. — Certes, il n’en avait jamais été
dénué, il s’en offrait le luxe, de loin en loin ; mais il les
traitait en maladie, à coups de quinine, à coups de cynisme :
il y avait en lui la double étoffe d’une fripouille et d’un
héros ; et l’on ne savait pas lequel des deux était la
doublure : car il pouvait, d’un instant à l’autre, retourner
son manteau ; en général, jusqu’à la régence de Annette,
c’était la fripouille qu’il exhibait le plus volontiers. Annette
sut l’obliger à employer l’autre côté du manteau. Elle obtint

250
de lui, sans grand effort, un large appui à nombre d’œuvres
d’intérêt public, moins charitables (il s’en méfiait) que
professionnelles, éducatives, favorisant le développement
de l’activité des groupes et des individus. Pour les cas
d’aide particulière, il laissait carte blanche à Annette, qui
cependant lui en tenait registre régulier ; mais il y jetait à
peine un coup d’œil, et elle savait qu’il ne fallait pas
l’ennuyer. Une des premières à en bénéficier avait été la
petite biche Adriatique, qu’on avait rapatriée et établie dans
sa ville du Midi français ; elle y était maintenant mariée, et
allaitait un petit faon, qui s’endormait contre son sein, et qui
peut-être tressaillait, en entendant au fond des bois aboyer
le chien…
Mais le plus grand service qu’à Timon rendait Annette,
c’était d’ordonner son action, de n’y rien laisser au caprice,
de viser son but, et, le but atteint, de viser plus loin, sans
laisser d’autres ramasser le lièvre, ni sans perdre son temps
en foucades. Et naturellement, elle l’orientait dans sa
direction propre, qui, d’instinctive devenait de mois en mois
plus raisonnée : dans le sens d’une transformation sociale
internationale organisée autour de ce noyau du cyclone :
l’U. R. S. S. En quelques mois, le résultat fut si apparent
que les partenaires s’en inquiétèrent ; et ils n’eurent pas
besoin de beaucoup de temps pour remonter à la source.
Annette reçut d’étranges avances, de la part d’hommes
intéressés à contrôler les plans secrets de Timon et à
entretenir ses désordres : car ils ne se faisaient aucune
illusion sur le plaisir que leur allié et associé aurait, s’il

251
pouvait, à leur tordre le cou ; et ils craignaient son
intelligence. Il leur était utile qu’il dépensât une moitié de
son énergie en route. Annette eut à comprendre à mots
voilés qu’on lui saurait gré d’y veiller. Mais la glaçante
ironie avec laquelle cette femme répondit, leur enleva toute
envie d’insister. Timon rit bien, quand il le sut ; et un éclair
vindicatif s’alluma dans l’œil de l’éléphant. Annette mit à
profit sa rancune, pour donner avec lui double coup de
collier ; et dans l’élan, il souffla au nez de ses rivaux une
magnifique affaire dont ils se croyaient assurés.
— « Tu deviens dangereuse, disait Timon à Annette. Ils
t’enlèveront, pour avoir raison de ta vertu. Il faudra que je
t’épouse, pour te garder. »
— « Ce serait le plus sûr moyen de me perdre, répliquait-
elle. Pas de cela. Timon ! »
— « Oh ! je n’y tiens pas ! la narguait-il. Mais tu peux
t’attendre à ce qu’ils ne reculent devant aucun moyen pour
te supprimer. Si nous étions à Chicago (avant dix ans, nous
y serons), ce serait déjà fait. »
Elle ne lui disait pas que si ce n’était fait, peu s’en fallait.
On lui avait récemment envoyé une boîte de dattes de San-
Francisco. Expéditeur inconnu. Elles étaient si belles
qu’elle en eût fait son déjeuner. Mais une méfiance… Elle
porta les fruits au laboratoire d’analyses d’une
bactériologue, une Polonaise, qui donnait des articles au
journal de Timon. L’analyse avait décelé une instillation de
daturine. Annette avait jeté la boîte, sans en parler à Timon.
Il lui était venu aussi une boîte de caviar de Turquie, qu’elle
252
ne s’était pas donné la peine de vérifier. Puis, les envois
avaient cessé. La piste était éventée. Annette guettait de
quel autre coin pourrait surgir le danger. Timon aussi
guettait, sans le lui dire. Aucun des deux ne jugeait utile
d’inquiéter l’autre. Mais leurs sens étaient éveillés, et le
danger mutuel, la charge secrète qu’ils s’attribuaient de
préserver le compagnon, les rapprochaient.
Dans une course qu’ils firent ensemble, en auto, un soir,
au sortir de l’hôtellerie des Vosges où ils avaient soupé, le
chauffeur de Timon, un homme de confiance, qui lui était
attaché depuis des années, fut pris d’un malaise brusque et
violent. Inutile d’en approfondir les causes ; il n’y avait
qu’à le laisser aux mains du médecin. Et comme Timon
devait à tout prix rentrer à Paris, il se trouva, à point
nommé, un autre chauffeur pour le remplacer. Mais Timon,
méfiant, après l’avoir toisé, le refusa ; et il se livra à un
examen minutieux de sa machine : il constata qu’une vis
essentielle avait sauté. Il se procura, à des prix qui défiaient
toute velléité de refus, la seule auto du village ; et il repartit
avec Annette par une autre route que celle prévue. Ils
échangèrent, en chemin, leurs expériences des derniers
mois. Depuis ce temps, Timon ne s’en reposait que sur
Annette pour le contrôle, dans ses expéditions secrètes. Il
lui avait appris q maniement de l’auto et même un peu de
l’avion, pour le suppléer, en cas de besoin.
Aux menaces qu’il voyait s’amasser sur lui, sa fureur
plébéienne se ralluma. Il répondit en attaquant. Il contre-
mina ses adversaires. Il éventa avec une joie sauvage les

253
menées politiques et financières du Royal Huilier, comme il
nommait (du plus doux nom, car il usait d’autres
apostrophes), le sir Henry de Batavia. Il se trouva ainsi, de
jour en jour, engagé davantage dans le combat contre tout le
clan de la coalition antisoviétique. Ce n’était pas qu’il ne
détestât le communisme ; mais il haïssait et méprisait ses
adversaires. Il n’avait maintenant plus le choix. Une lutte à
mort s’engageait. Il se sentait environné de leurs espions, de
leurs policiers, et il avait contre eux les siens, qui
quelquefois étaient les mêmes. La politique et l’affairisme
se sont, en ces quinze dernières années, si bien entremêlés à
la police des États ou des particuliers, que tous ces animaux
finissent par faire corps ensemble. On ne sait plus, dans
l’amalgame, celui qui prend, celui qui est pris. Un
interchantage les neutralise, le plus souvent ; et c’est une
chance ! Voyons-nous pas, en nos pays, des préfets de
police factieux, qui se maintiennent contre tous les vents,
par les dossiers secrets dont ils jouent contre tous les
hommes politiques, de tous les partis, indistinctement, et les
pendus, qui, à leur tour, tiennent le maître-chanteur par le
lacet de la corde à pendre ?... Il se fabrique ainsi, entre
ennemis, les plus étranges pactes secrets. — Mais
maintenant, ces pactes n’existaient plus pour Timon. Il avait
déchiré les « chiffons de papier ». Il s’était mis hors la loi
même de la jungle. Le trust britannique qui l’entretenait,
laissa tomber son journal. Timon le fit passer
immédiatement dans le camp rival, le grand trust américain,
qui le releva ; et il sapa ses alliés de la veille. Mais la partie
était meurtrière. Ses alliés nouveaux ne l’utilisaient que
254
pour leurs visées. Il risquait d’être écrasé entre les deux. Le
pavé de Paris n’était plus sûr pour lui. Il mit sur pied une
nouvelle entreprise, un vaste Cartel d’industries, qui devait
être tourné contre l’hégémonie d’affaires anglo-saxonnes, et
qui nécessitait son déplacement à l’étranger.
Ce furent des mois d’intense labeur, auquel Annette se
trouva étroitement associée. Elle n’avait pas le temps de se
soucier des perfidies qui, dans la presse, commençaient
sournoisement à la viser. Timon, plus sourcilleux qu’elle
pour son compte, tempêtait ; et il avait ses moyens de tenir
en respect les coupe-jarrets. Mais Annette n’avait aucune
raison de préférer ceux de Timon à ceux de l’ennemi…
« Capuletti ! Montecchi !… » Mêmes bandits. — « Fais-
moi le plaisir, Timon, de m’épargner la protection de tes
bravi ! »
— « Préfères tu qu’on te diffame ? »
— « Eh ! qu’ils parlent ! »
Elle haussait l’épaule. Que lui faisait l’opinion ?… Si !
sur un point elle était sensible. Elle avait son talon
d’Achille. C’était sur ce que pourrait penser d’elle son
garçon. Et par lui, l’opinion dédaignée reprenait son
avantage. Car il en pouvait arriver des relents à Marc. Elle
devait être très attentive à ne fournir aucune prise au
soupçon qu’elle retirât de son emploi chez Timon des
avantages équivoques. Et comme il lui était insupportable
de tricher Marc, elle se refusait, même si Marc n’en dût rien
savoir — (il ne venait plus jamais la voir) — tous les
cadeaux que Timon lui offrait, et qu’à part soi elle eût
255
trouvé juste et naturel d’accepter… Et pourquoi donc pas ?
Est-ce que son travail et tous ses risques ne les payaient
point largement ? Faut-il l’avouer, elle avait surtout regret
des toilettes qu’une ou deux fois elle avait refusées. À qui
son refus pouvait-il faire plaisir ? Si elle eût été seule en
cause, elle eût laissé jaser le monde. Mais pour une fois,
une seule fois, qu’elle avait accepté une robe, simple, jolie,
bien coupée, qui la tentait, elle avait eu la malchance de
rencontrer Marc. Et de quel regard il l’avait toisée, de la tête
aux pieds ! Elle en avait rougi de tout son corps. Elle avait
eu hâte de rentrer pour dépouiller la funeste robe, et elle
l’avait rangée dans son armoire, pour ne l’en plus sortir.
(Elle entr’ouvrait parfois l’armoire, avec tendresse et dépit,
pour la regarder.)… Mais le mal était fait. Le fils jaloux
n’oubliait pas. Elle avait formellement interdit à Timon de
lui renouveler ses présents. Elle se condamnait à conserver
son modeste train de vie et son appartement étriqué. Elle
imaginait trop bien, s’il venait, les yeux inquisiteurs de
Marc, inspectant tout. Timon, à qui elle n’avait point caché
les raisons d’une « abstinence », qui ne répondait pas à ses
goûts — (elle eût joui d’un peu de confort : une échine de
cinquante ans l’apprécie mieux que de jeunes reins) —
Timon raillait et s’exclamait :
— « Mais, nom d’un chien ! Tu aurais moins d’égards à
faire cocu un mari ! »
Elle répondait, sur le même ton :
— « Assurément. Cela va de soi ! Le mari prend ce qu’on
lui donne. Ce que Dieu donne, il peut le reprendre. Mais ce

256
que Dieu lui-même ne peut pas, c’est se déprendre de son
fils. Son fils est sorti de sa maison ; et sa maison est à son
fils. Il lui en doit compte. Et je dois compte de la mienne.
Un mari n’est qu’un locataire. Le propriétaire de ma
maison, c’est mon fils. »
— « Pour ce qu’il en fait !… Je suis l’intendant, je la fais
valoir. »
Annette toisa Timon :
— « Je ne suis pas une maison de rapport… Ne t’occupe
pas de ma maison ! J’en ai la clef, et je la garde… Mon
vieux Timon, je te remercie ; mais occupons-nous de la
tienne ! Tu me paies pour la gérer. Ne perdons pas notre
temps en sornettes ! »
Timon lui disait, après des jours, parfois des nuits de
travail acharné, quand il l’obligeait à prendre un bref
congé :
— « Tu finirais par me faire estimer l’humanité. »
Annette répondait :
— « Ce n’est pas d’estime qu’elle a besoin. C’est d’air et
de pain. Tâche de ne pas trop l’écraser ! Vous êtes si lourds,
si lourds, Timon ! On ne peut plus respirer. Qu’avez-vous
besoin de tant de terre ? Un trou suffit, au cimetière. »

La décision était prise par Timon d’établir son quartier-


général à Bruxelles, d’où il avait à faire de fréquentes
expéditions en Allemagne, à Londres, et ailleurs. Annette

257
avait consenti, non sans hésitations, à l’accompagner. Il
avait abdiqué tout orgueil pour la prier de le suivre. Elle
l’avait vu déjà dans de mauvaises heures — (c’étaient peut-
être les bonnes) — avec un sombre désir de tout briser, de
faire crouler sur lui la maison, pour écraser avec lui ces
hommes ! Lassitude, écœurement, certains désastres
personnels, dont il ne parlait pas, — une femme qui s’était
tuée, une belle actrice de Paris, en pleine fleur, dont il
s’était grisé, qu’il avait voulue, achetée, emportée dans une
croisière sur son yacht, et qui, un jour où le joug du maître
était trop lourd, s’était noyée, pour échapper… L’homme
implacable en avait été ébranlé jusqu’à la base. Lui qui
avait passé par tant de ruines qu’il avait faites, sans l’ombre
d’un remords, il portait celui-ci, inexplicable, au cœur.
Peut-être parce que ce choc venait à une heure
d’affaiblissement. Peut-être parce qu’il avait été atteint
profondément par cette passion, qu’il avait traitée comme
une aventure, sans ménagements, et dont il n’avait reconnu
le prix unique qu’après qu’il l’avait saccagée. Il s’en était
confié à la seule Annette, et d’autres confidences avaient
suivi qui avaient montré à l’écouteuse le plus pitoyable, le
meilleur, l’humain, caché dans le cyclope. En le confessant,
elle avait pris des obligations envers lui. Des droits aussi. Il
les lui reconnaissait implicitement. C’était prudent de n’en
pas abuser. Elle s’en gardait, mais elle utilisait cette
influence pour orienter, avec précautions, l’activité de
Timon dans le sens social qu’elle jugeait juste. Si fine que
fût la pression de sa main, rien n’en échappait à Timon ;
mais il lui plaisait de laisser faire : ce n’était point contraire
258
au plus secret de ses instincts ; il ne lui manquait que d’y
croire assez pour le vouloir ; que Annette y crût, ne lui
déplaisait pas : il en était un peu rafraîchi, dans l’aridité
brûlante de sa volonté lancée sans but ; il pouvait bien lui
accorder cette satisfaction de faire comme s’il y croyait.
Et peu à peu, il se prenait à son jeu. Il devenait, dans la
forteresse capitaliste, l’armée qui passe à l’ennemi, — le
barbare incorporé dans les légions de Rome, qui s’apprête à
ouvrir les portes à l’invasion. Il contrecarrait aujourd’hui,
sans prendre la peine de dissimuler, la coalition impérialiste
qui, à défaut de l’intervention, ruinée maintenant, cherchait
à étouffer l’U. R S S. par le blocus économique. Il les
obligeait à le rompre, en concluant des traités d’affaires
avec la Russie, qui n’étaient point d’ailleurs pour les beaux
yeux de celle-ci : il y trouvait largement son avantage. Et
ses rivaux, exaspérés, ne voulant pas lui en laisser le
privilège, étaient forcés de solliciter à leur tour des
arrangements avec ce monde prolétarien, qu’ils auraient
voulu écraser. Leurs défections faisaient brèche dans la
coalition. Les haines s’accumulaient contre Timon. On
voulait lui casser les reins. Il le savait. Ce n’était pas en ce
moment, lorsqu’il allait se jeter dans la fournaise, organiser
sa machine de guerre, son Cartel de l’Acier, fait pour briser
la domination de l’omnipotente machine anglo-saxonne,
que Annette pouvait l’abandonner. Elle était la seule intime
à qui il pût se fier.
Elle eut de la peine à se décider. Elle ne voulait plus
s’éloigner de son fils. Bien que l’éloignement moral, en

259
apparence, persistât entre eux, ils avaient eu le temps de
faire leurs réflexions et même leur mea culpa. Annette était
prête à éviter à Marc le premier pas. Mais depuis l’affaire
de la robe, le sot ombrageux boudait sous sa tente. Allaient-
ils donc se quitter sur ce stupide malentendu ? Le temps
passait. La vie passait. Et l’on s’en va pour jamais… Elle
lui écrivit, un matin :
— « Mon cher garçon, je vais partir de Paris, pour
quelques mois. Je ne serai pas loin, cette fois. Guère plus
loin que nous ne le sommes, depuis un an. Mais je ne puis
plus partir ni rester sans t’embrasser. Ne veux-tu pas
m’apporter ton museau ? Si tu crois avoir quelque chose à
me pardonner — (je crois que tu te trompes, mais je ne tiens
pas à avoir raison) — ne peux-tu pas me le pardonner)
Pardonne ou non, viens m’embrasser ! »
Il n’avait pas encore reçu ce mot, quand le hasard les mit
en présence. En passant devant l’église St-Eustache, Marc
vit qu’on y donnait les Béatitudes de César Franck. Il
brûlait d’entendre de la musique. C’était une soif d’âme
desséchée. À l’entrée des places les moins chères dans
l’abside, une cohue s’écrasait. Marc s’y glissa, et profitant
de la confusion, il pénétra sans payer ; derrière lui, il
entendait qu’on l’interpellait, il s’enfonça plus avant dans la
foule ; d’autres comme lui forçaient la digue, on l’oublia. Il
plongea, comme des centaines, dans le lac de musique,
mélancolique, pure, enfantine et très sage, comme des yeux
de vieillard. Et une lumière sans soleil, de jour qui s’achève,
flottait, pareille aux pieds du Christ qui marche sur les eaux.

260
Il connaissait mal cette musique ; elle était loin déjà de la
jeunesse d’aujourd’hui ; mais le cœur de Marc était assez
véridique et son sens de l’art assez sûr, pour qu’il perçût
plus vivement la beauté d’une âme différente de la sienne et
le manque poignant en lui des espérances, même des
souffrances, qui soutenaient cet âge passé, auréolé comme
son Dieu de la couronne d’épines. Et il pensait, non sans
envie : — « Heureuse douleur, qui porte en elle sa joie
promise ! »… Le chœur chantait :
— « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront
consolés… »
Et brusquement, il eut beau faire, il se mit à pleurer. Il se
tourna le visage contre le pilier, auquel il était appuyé, les
yeux cachés sous sa main. Si quelqu’un le vit, nul ne songea
à en sourire ; mais l’orgueilleux en éprouvait un dépit ; il
renifla en grimaçant, et il essuya avec ses doigts les larmes
honteuses… — Et à ce moment, se redressant, les yeux
éclaircis par la pluie, il aperçut, de l’autre côté du pilier, à
quelques pas, la même rosée, les mêmes larmes qui
coulaient sur le sage douloureux de sa mère… Elle était là.
Elle ne l’avait point vu… Il se dissimula, et, de son pilier
qui l’abritait, il l’épia, il la scruta ; chaque émotion qui
surgissait, il la prenait dans son filet…
Cette musique réveillait dans le cœur de Annette de bien
autres échos que chez Marc. C’était elle-même, c’était sa
vie d’autrefois qui ressuscitait. Toute œuvre qui dure est
faite de la substance même de son temps ; l’artiste n’a point
été seul, pour la construire ; il y a inscrit ce qu’ont souffert,

261
aimé, rêvé, ses compagnons, toute l’équipe. Annette aussi,
dans cette musique, avait mis son sang. Elle s’y revoyait,
comme un portrait que l’on compare au vieux visage, déçu
par les années venues depuis. Elle écoutait dans cette
musique les cris de douleur de l’homme qui désespère de la
justice, et la voix du Juge qui console. Elle se souvenait de
les avoir entendus jadis dans la Strasbourg allemande, neuf
ans avant la guerre. Et ce poème de la justice opprimée, les
Allemands d’alors, dans tout l’orgueil épanoui du triomphe,
n’en entendaient pas le sens. Annette, perdue parmi cette
foule aux grands corps blonds, gorgés de joie et de victoire,
pensait :
— « Nous, vos vaincus, nous entendons, nous
comprenons ces saintes paroles ; et par ce fait, nous, vos
vaincus, sommes vos vainqueurs, nous avons la meilleure
part… »
Et maintenant, la situation était intervertie. Le peuple qui
souffrait de l’injustice — le peuple de Annette — était
devenu celui qui fait souffrir l’injustice. Et le chant de
désespoir et de réconfort des Béatitudes n’était plus écrit
pour lui. Le Christ de la défaite était passé sur l’autre rive.
Hélas ! les hommes n’ont le sens de la justice que dans la
mesure où elle s’accorde avec leurs intérêts. Annette avait
grandi dans une génération qui s’était nourrie du généreux :
« Gloria Victis ! » Et elle voyait avec déchirement que,
victorieuse, sa nation avait repris, sans le formuler, au fond
de son dur égoïsme, le mot du Brenn gaulois. Et l’invisible
roue du Destin tournait, tournait, et ramènerait les jours

262
sombres… Annette était transpercée par les sept glaives du
souvenir, et du reniement, et de la honte, et du remords, et
de la cruelle ironie, et de la terreur de l’expiation qu’elle
voyait venir, et du renoncement résigné à la vie. Et son fils,
caché derrière le pilier, cueillait au vol chacune de ses
pensées, il les buvait, il l’épousait, il éprouvait exactement
comme étant sien ce qui était d’elle, il en était sûr, au même
moment il ressentait la même amertume, et il savait
pourquoi cette larme coule : car, dans ses yeux, la même
larme était refoulée. — Et soudain, un chaud élan l’emporta
vers elle. Il fendit la foule, et, par derrière, il prit la main de
sa mère. Elle eut un sursaut ; tournant le cou, elle vit par-
dessus l’épaule, y appuyant presque son menton, elle vit la
tête de son garçon ; elle l’embrassa des yeux
reconnaissants ; ils échangèrent leur regard fraternel ; et la
main dans la main, sans bouger, ils écoutèrent jusqu’à la fin
l’oratorio.
Quand ils sortirent de l’église, alors seulement leurs
mains se déprirent. Mais leurs cœurs ne se déprirent point.
Il n’y eut pas un mot d’explications sur le passé, ni de
reproches, ni de pardon : on avait tous deux passé l’éponge.
On parlait de ce qu’on venait de sentir ensemble, de
l’amertume de la victoire… Ah ! si les vaincus allemands
s’en doutaient, et qu’une France sous le bâillon est
souffletée par l’injustice, l’hypocrisie, la rapacité des
politiciens qui édictent en son nom ! Mais chez tous les
peuples, il en est de même. Et presque aucun peuple

263
d’après-guerre n’a plus la force de réagir. Ils sont un sable
où s’engloutissent les bonnes volontés. Marc disait :
— « Chaque pas qu’on fait vous y enfonce. Nous
sommes pris dedans, par l’en-bas. »
Annette, la main posée sur l’épaule, lui répondit :
— « Évadons-nous, par l’en-haut ! Si nous avons les
jambes prises, dégageons-nous, de la tête et de la poitrine !
Se dégager, c’est l’œuvre de la vie. Elle ne sera complète
qu’avec la mort. Mais au lieu que la plupart sont des morts
vivants, qui se laissent, vivants, sucer dans la fosse,
arrachons-nous aux sangsues du marais ! » (Et elle songeait
à ceux de Roumanie). « Fais comme moi ! Ne te lasse
jamais ! Et aide à sortir ceux qui s’enfoncent ! »
Marc sentait la vase du marais qui lui collait aux
aisselles. S’il n’eût été dans la rue, il eût mis les bras,
comme un enfant, au cou de Annette. Il était réconforté par
sa présence. Et il la regardait avec amour, il était fier de ses
paroles. Comment avait-il pu soupçonner ? Il lui prit le
bras, il s’appuya ; il n’avait pas honte — c’était bon ! — de
peser de tout son poids sur elle.
Et ce fut à ce moment que Annette lui apprit qu’elle
devait de nouveau s’éloigner, pour quelque temps de Paris.
Il en ressentit un regret cuisant, une peur d’enfant. Elle en
perçut un frémissement. Elle dit :
— « Tu as besoin de moi ? Veux-tu que je reste ? »
Mais son orgueil s’était immédiatement ressaisi. Il dit :
— « Je puis être seul. Tu l’as bien été ! »
264
Il pensait aux longues luttes du passé, quand sa mère se
débattait dans Paris. Elle sourit :
— « Je ne l’étais pas : car je te portais sur mes bras. »
Il sourit, à son tour, et il dit :
— « J’espère qu’un jour je te le rendrai. »
1. ↑ Le lecteur retrouvera, dans le volume suivant, le ressouvenir, dans
l’esprit de Annette, de son passage en Italie et des rencontres qu’elle y a
faites, à son retour de Roumanie. Il n’est pas temps de les conter : leur
trace en elle semble effacée. Les images dorment. Elles se réveilleront.

265
TROISIÈME PARTIE

Le Vent du Crime.

En ce temps-là, Sylvie se ressouvint de son neveu. Sa


furie d’affaires et de plaisirs était tombée. D’un coup de
vent, comme le vent s’était levé. De sérieux craquements à
sa fortune et à sa santé lui avaient rudement rappelé qu’il
était l’heure de se ranger… « Rien ne sert de courir. Il faut
savoir… » s’arrêter à temps !… Trop de bonne chère, trop
de bons vins. Le sang aux yeux. De brusques poussées de
colère folle, ou de fous rires… Après l’une d’elles, à un
souper, elle fut tout près de la congestion. Elle se rendait
compte, elle se voyait clair et sans flatterie ; même au
milieu de ses accès, quand elle avait perdu la direction, elle
se disait :
— « Tu dérailles ! Serre le frein !… »
Mais le frein refusait d’agir. Les artères du cou et de la
tempe battaient, et elle commençait à divaguer… Halte !…
Elle se décida, dans une nuit, ferma boutique, vendit l’hôtel,
réalisa. Son imbécile de Guy Coquille avait sauté, comme
un œuf pourri, dans une faillite de banque et d’États : car

266
c’était le temps où les parfumeurs, par vanité de jouer un
rôle dans la politique, entretenaient, comme des filles, les
gouvernements, qui d’ailleurs faisaient défaut à leur
signature et les escroquaient, sans vergogne, après avoir
empoché. Bien fait pour lui ! Ce n’était point cela qui
troublait le sommeil de Sylvie… Mais son sommeil était
troublé, toute la machine était à mettre au repos, à démonter
et à huiler… Elle se purgea, se sinapisa, se fit sucer le trop
de sang par des sangsues. Et elle se mit à vivre,
bourgeoisement, la vie de famille.
Elle en avait une, qu’elle avait prise, toute pondue, et
dont elle acheva de régler légalement l’adoption. Trois
enfants, entre quatorze et dix-sept ans. La mère. Perpétue
Passereau — (elle avait affublé son pif Bellevillois du nom
de grenade sur l’oreille : Carmen, qui lui allait comme un
chapeau de paille à un bourricot) — avait été une de ses
vieilles compagnes de travail et d’aventures. Elle lui
rappelait ses premières armes, ses durs débuts à Paris. Une
fidélité de vingt-cinq années. Sylvie n’oubliait pas ses vieux
chiens, même si c’était un chien coiffé, un peu toqué,
pataud, gaffeur, qu’elle bourrait de coups de poing, comme
l’encombrante Perpétue, qui, sans rancune, lui léchait la
joue. Elle avait fait un sot mariage, dont le bon Dieu l’avait
délivrée, sans la délivrer de son extravagance. Le mari,
coureur, buveur, avait disparu à la guerre. Carmen s’était
hâtée de le remplacer. Sans posséder le périlleux équilibre
de Sylvie, elle en copiait les fantaisies et l’exemple ruineux.
Elle avait été la proie des amants, se faisait gruger et

267
dépouiller par un joueur, qui, finalement, l’amena (sans
l’obliger, ce qui est le comble de l’art) à se vendre à
d’autres pour l’entretenir. Bonne femme au reste,
travailleuse, sans dessoûler de son ivresse de plaisir. Elle
n’avait jamais perdu, même aux pires heures, son fatalisme
de bonne humeur ; et, pour conclure, quand il lui fallut s’en
aller, elle fit une fin édifiante dans les bras d’un brave
prêtre, très humain, — mais sans pouvoir sincèrement
regretter ses péchés : elle le dit, en toute franchise, au curé
qui fit semblant de ne pas trop entendre ; et, de son côté,
docilement, sous sa dictée, elle ânonna son mea culpa,
« afin, dit-elle, de lui faire plaisir. » Elle se vit mourir, sans
émoi, versant une larme cependant à la pensée de ses
enfants ; mais elle fut tout à fait tranquillisée de les laisser à
Sylvie ; et elle s’entretint avec celle-ci, presque jusqu’au
dernier moment, de la bonne vie (en dépit des saloperies),
du bon travail, et des amants.
Les trois enfants, dotés par elle des noms suaves de
Bernadette, de Colombe et d’Ange, avaient, chacun selon
son rythme, réagi contre l’exemple de cette vie au petit
bonheur, au petit malheur, offerte sans voiles à leur précoce
expérience. Les deux cadets étaient jumeaux, Ange et
Colombe ; ils avaient, à la mort de la mère, entre treize et
quatorze ans. Bernadette en avait seize. Le garçon, sage,
appliqué, qui possédait l’esprit de famille, montrait des
aspirations pieuses et mystiques, que les curés ne
manquèrent pas de capter : il se destinait, de bonne heure, à
devenir prêtre. Il exerçait une influence sur sa jumelle, une

268
brunette aux beaux yeux d’ânon, tendrement sotte et
sensuelle. Ils faisaient tous deux ménage à part. Ils
s’aimaient en Dieu. C’était bien Dieu que le pieux Ange
aimait en Colombe. Mais la Colombe avait déjà l’instinct
naïf, qui la posséda toute sa vie, pour aimer Dieu, d’aimer
le garçon : c’en est l’image. À cette oaristys, chaste et
gourmande, bien innocente, l’aînée assistait, avec une
ironique indifférence. Elle n’avait point une âme de couple.
Elle avait sa vie à soi et pour soi. Elle n’en faisait point part
aux autres. À peine à soi. Elle ne tenait pas à trop se
connaître. Et personne au monde ne la connaîtrait. Elle était
une « refoulée », par son contact d’adolescente avec les
milieux de Paris qu’affolait la détente orgiaque des années
1919-1920 ; elle avait vu ces oiseaux fous se brûler au feu ;
et contre le feu, son instinct l’avait garée. Elle ne les
condamnait pas moralement. La morale tenait une place
minime dans ses pensées. La question, pour elle, était
d’ordre, de raison, de propreté — surtout du dehors : corps
et maison, la tenue de la vie… Elle avait trop souffert du
« Va comme je te pousse, ! » de la vie de sa mère. Et c’est
pourquoi sans véritable religion de cœur, elle acceptait de la
religion l’armature extérieure. Elle y voyait une force de
limitation nécessaire à éviter les expériences désastreuses,
comme avaient été celles de sa mère. Ne pas penser au delà
de ce qu’il est prudent de laisser entrer dans sa vie : c’était,
chez elle, une règle instinctive de salut particulier. Cela ne
nuisait en rien — (bien au contraire !) — à son sens, froid et
aigu, du réel, qui était étroit, cru, et rangé, comme l’est
celui d’une petite bourgeoise du quartier du Maine. Pas
269
davantage, cela n’avait de prise sur sa vie passionnelle, dont
elle gardait les clefs pour elle. Elle tenait noués, d’une main
sèche, tous les cordons de son escarcelle. Point incapable
d’affections, voire même ardentes, elle n’appliquait son
énergie, son intérêt, même chez ceux qui la touchaient du
plus près, que dans la zone de leur vie qui lui paraissait
mitoyenne de la sienne. Peu lui chantait l’au-delà, — les
jeux mystiques des deux cadets, les caprices toumeboulants
de Sylvie, la vie d’esprit de Marc, que Sylvie (nous y
reviendrons) lui faisait danser au bout d’une ligne. Elle
n’avait aucune envie de discuter ce qu’ils pensaient. Elle ne
fourrait pas là dedans son nez, petit, acéré, recourbé,
comme d’un autour, qui cependant, s’il eût voulu, du
premier coup, eût croché au fond du pot. Mais à chacun son
pot ! Elle était toute à écumer le sien. Elle était d’ailleurs
bien trop avisée pour ne pas savoir qu’il est décent de ne
pas trop laisser voir aux autres cet intérêt trop exclusif
qu’on porte à soi. Il faut avoir l’air de s’intéresser à ce qui
les intéresse. Même Sylvie s’y trompait, — au moins en ce
qui la concernait ; pour ce qui est des autres, elle n’était pas
fâchée que sa pupille en maniât si dextrement les ficelles :
— (elle n’aimait pas ceux qui sont dupes ; — et elle l’était).
— Bernadette, qui avait saisi son faible, lui faisait part de
ses observations malicieuses, dont elle mesurait la pointe
selon les dispositions secrètes de Sylvie envers ou contre les
gens ; et à Sylvie elle réservait ses câlineries de chatte
maigre qui vient se frotter aux mollets du maître qui tient
l’assiette. Tout n’était pas faux dans son ronron et son dos
rond : la chatte maigre aimait la main qui tenait l’assiette. À
270
seize ans, Bernadette était portée à se faire un idéal de la
sultane des Mille et Une Nuits, que représentait Sylvie aux
yeux du jeune peuple de l’aiguille, à Paris. Si elle n’avait
pas l’étoffe pour l’imiter dans ses plaisirs et fantaisies, elle
se sentait de taille à ramasser sa pelote, et elle lui savait gré
de l’avoir faite pour son profit. Sylvie ne lui cachait pas
qu’elle avait l’intention de l’instituer son héritière
privilégiée, à défaut de Annette et de Marc, qui
s’obstinaient à ne rien vouloir recevoir d’elle. Et comme
elle se piquait au jeu, elle avait entrepris, pour forcer Marc à
accepter sa pelote, de l’y emmailloter dans le lit de
Bernadette. Elle prétendait les marier. Elle eut la sottise —
(les plus fines sont sottes là-dessus) — de le leur faire
entendre à tous les deux. Le résultat, pour l’un et l’autre, fut
différent. La froide Bernadette s’enflamma, comme un
échalas. Marc, dédaigneux, se détourna de la vigne. Il en
eût peut-être — (qui sait ?) — apprécié le raisin musqué, si
on l’avait laissé lui-même le chercher. Mais il s’indigna
qu’on disposât de lui, sans le consulter. Cela suffit pour que
le renard pissât contre le cep. Du coup, il ne vit plus rien de
Bernadette, corps et esprit, que ce qui l’irritait.
Elle n’était pourtant pas dénuée d’attraits. Sa maigreur
était souple et bien faite, un peu trop brune, mais
savoureuse. (La maigreur est, ou peut être, mère de
volupté.) Surtout, elle avait l’art parisien de tirer parti de ses
défauts. Un rien de fard, une toilette simple et de goût sûr,
une ligne parfaite… Ce n’était pas un de ses moindres titres
à l’estime de Sylvie. Elle eût pu faire une Tanagra, — à part

271
la tête de pie-grièche. Mais la tête même, la petite tête,
ronde et rêche, ne déparait point la ligne ; elle était de style
et dans le style de tout l’objet. Elle s’illuminait, au reste, —
quand elle voulait (c’était seulement quand Marc la
regardait) — de deux yeux pers qui se faisaient tendres et
pleins d’esprit, et dont l’appel eût pu réveiller un mort.
Mais le résultat était, sur Marc, qu’il regimbait, — et
d’autant plus que, malgré lui, il en vibrait ; il arrachait, avec
colère, l’aiguillon.
Sylvie ne comprenait pas pourquoi son neveu ne voulait
pas du bonheur qu’elle lui offrait : un fin et solide article de
Paris : (elle s’y connaissait !) Pas de camelote ; en bonne
étoffe, faite pour durer : la tunique userait le corps, plutôt
que de s’user, — une fille probe, active, avisée, dotée (en
plus de l’héritage ) d’une intelligence vive, claire et
pratique, — qui, par-dessus le marché, apportait à ce
méchant singe une virginité non entamée et un cœur tout
neuf à l’amour, un cœur qui ne brûlait que pour lui… Ce
sapajou !… Car Bernadette lui avait versé ses effusions. Et
Sylvie, grondeuse, ravie au fond, lui avait fait honte de
s’enflammer pour ce mauvais garçon, laid, sot et
orgueilleux, pauvre comme Job, et comme Job hargneux —
(elle le pensait et ne l’en aimait que mieux :) — si elle
l’épousait, c’était un honneur qu’elle lui faisait… Mais il
n’eût pas fait bon que Bernadette la prît au mot et le répétât,
comme de son cru : elle lui eût lavé les oreilles, en lui
disant qu’elle n’était pas bonne à dénouer les cordons de
souliers de son neveu : elle en était sacrement fière ! elle ne

272
s’accordait qu’à elle, qui lui avait, gosse, mis et enlevé sa
première culotte, le droit de le dénigrer : elle se l’arrogeait,
de la tête aux pieds. Mais pourquoi diable cet animal, quand
elle lui faisait son lit, se refusait-il à y entrer ? Après avoir
fait honte à Bernadette de trop aimer Marc, elle lui faisait
honte de ne pas savoir s’en faire aimer. Et c’était là, pour la
fierté de Bernadette, un point beaucoup plus sensible. Elles
débattaient ensemble comment prendre cet ingénu. Puisque
c’était pour le bon motif, tous les moyens étaient licites :
même de farder sa pensée, comme le museau était fardé.
Sylvie enseignait à Bernadette comment ferrer à l’hameçon
le brocheton, en s’intéressant à ses préoccupations, ou
intellectuelles ou sociales… (Pauvre toqué ! tout homme
l’est plus ou moins !…) Bernadette s’appliqua
consciencieusement à tirer parti de ces leçons. Mais le
résultat de ses beaux efforts fut que la situation, qui n’était
pas bonne, devint pire. On ne se fabrique pas un esprit,
comme un corps. La petite bourgeoise n’était point bête,
mais dans ses limites naturelles ; quand elle en sortait, elle
se guindait, elle récitait, sans mettre les points et les
virgules : la pie-grièche devenait une perruche. Marc
n’avait pas la politesse de cacher ses impressions.
Bernadette, mortifiée, ne s’attarda point sur ce terrain
avancé ; elle envoya promener, sans le lui dire, Sylvie et ses
sermons ; elle se replia sur ses positions, et elle eut raison.
Mais quand on se bat, c’est trop peu d’avoir raison ; ce qu’il
faut avoir, c’est la victoire. Elle ne l’eut point. Elle tenta,
sans plus chercher à lui servir la messe, d’offrir à Marc
toute faculté pour lui de dire la messe, — (celle qu’il
273
voudrait ; elle s’en fichait !) — tandis qu’elle veillerait,
rangerait, épousseterait la chapelle. Pour lui, la chaire et
l’autel. Pour elle, l’entretien des bénitiers. Est-ce que
l’affaire ne serait pas, ainsi, arrangée à souhait ? Il serait
libre de dire et penser tout à son gré. Elle s’occuperait du
matériel. Ce n’était pas peu ! C’était assez, pour elle, si elle
tenait le mari. Elle ne tenait pas au reste.
Le reste était le seul à quoi le Marc tenait… Avec la fille
dans ses bras, bien entendu ! belle ou laide, mais qui lui
agréât. Bernadette ne lui agréait pas. Et de la sécurité
matérielle qu’elle lui offrait, comme un appât, il ne faisait
aucun cas. Pis encore ! il s’en méfiait. La sécurité trop
complète, pour un Marc, c’est avoir fini avant d’avoir
commencé. Il est en chasse de ce qui lui échappe et qu’il lui
faut dangereusement attraper. La sécurité d’une Bernadette
était acquise à trop peu de frais. Son peu de besoins
intellectuels lui faisait clore, avant vingt ans, son jardin —
moins, sa courette de maison bourgeoise, sans s’inquiéter
de ce qui se passait hors de son quartier. Tels ces petits
bourgeois de la rue Cassette qui, en pleine Commune, ne
s’apercevaient pas des combats boutant le feu à d’autres
quartiers… Marc, lui, humait, la poudre et flairait le sang,
d’un bout à l’autre de la ville ! Il sentait, sous ses pieds,
crouler tout l’univers de la pensée. Il lui fallait vivre et
jusqu’au menton barboter dans les révolutions de la terre,
assister, aider au monstrueux accouchement… Bernadette
n’ignorait point les bouleversements ; chaque fille de Paris
les lit, dans son journal, — après les petites nouvelles de

274
Paris, les faits-divers, le feuilleton, la mode, les sports, et
les annonces — quand elle a le temps ! Il faut d’abord faire
ce qu’on a à faire, on ne vit pas pour s’amuser ! « Bon pour
les hommes, de perdre des heures à discuter sur ce qui se
passe en Chine, ou chez ces voleurs de nos fonds russes, les
bolcheviks ! » Il n’y a qu’à s’occuper de son travail et de
ses comptes, de sa table aussi et de son lit, dans son
appartement propre et rangé, sans se soucier des
extravagances du dehors : elles s’en iront, comme elles sont
venues… Les théories lui paraissaient des billevesées. Elle
se contentait de tout l’ensemble de conventions, morales,
sociales, mises à l’épreuve, cimentées par le labeur et
l’épargne de solides générations bourgeoises ; la religion y
tenait sa place, — une religion catholique, point exigeante,
avec ou sans foi, surtout pratique et ponctuelle, qui
contribuait à l’ordre et le consolidait. En ceci, Bernadette se
distinguait de l’incroyante Sylvie, qui n’avait jamais pu se
défendre de brocarder les « ratichons » mais qui laissait
faire sa pupille, avec une blague indulgente, en marmonnant
à son bonnet que, chez une femme, la cagoterie, à petites
doses, offrait, « en somme », un gage de plus de sécurité
domestique, pour le mari.
Ce qui n’était, « en somme », pas aussi sûr que cela !..
Cette Bernadette, en apparence, modérée, dénuée de
surprises ; froide et sensée, trois semaines par mois, avait
des troubles singuliers, l’autre semaine. Elle changeait de
tempérament ; elle ne jugeait plus, ne raisonnait plus, des
mêmes yeux ni des mêmes lobes, les choses et les gens ;

275
elle ne gouvernait plus sa direction : gare aux fossés et aux
arbres sur la route ! La machine semblait tentée d’aller
piquer du nez dessus… Comme ces risques étaient
chroniques, Bernadette avait appris à les entendre venir ; et
elle s’arrangeait pour, quand ils venaient, s’enfermer le
mieux possible à l’écart ; elle s’était fait, pour dissimuler,
une force extrême de contrainte. Mais dans son for, et à ces
heures, haine et amour, désir, envie et jalousie, toutes les
poussées venues du ventre ou du front, les pires
imaginations d’un tempérament inassouvi et sans frein,
rôdaient, guettaient. Elle eût été toujours à deux doigts des
plus inconcevables inventions. Mais on ne s’en apercevait
qu’aux ondes rosées qui, brusquement, lui mouillaient le
cou, ou, refluant, laissaient aux joues des pâleurs vertes.
Elle frémissait, se broyant la bouche avec le mors, elle se
sentait près de s’évanouir, et elle s’arrêtait juste à temps.
C’était, au fond, tous risques comptés et toutes peines, une
volupté. Elle était seule à la savourer.
Marc était loin de s’en douter. Et, qui sait ? s’il l’eût
connu, peut-être aurait-il commencé de s’intéresser à elle. Il
était de ces hommes qui, sottement, sont attirés d’instinct
par le dangereux, l’obscur, le gouffre trouble : car la nuit
chaude est prometteuse de richesses, que le jour plat
démonétise ; et dans la vie, ils ne craignent rient tant que
l’uniforme. Il était, en cela, pour son malheur, bien fils de
Annette !.. (Elle avait eu, plus d’une fois, à en pâtir ; et son
pire remords était que son fils en pâtît, pour elle…). Même
si Marc eût vu au fond de Bernadette la vie informe et

276
reptilienne qui remuait la bourbe de la mare (elle remue au
fond de presque chacun de nous), il l’eût honorée de plus
d’attention qu’il n’honorait la plate surface de la mare, la
froide vie de la petite bourgeoise monotone.
Sylvie, moins sage que Bernadette qui la suppliait de ne
pas s’en mêler, eut beau prêcher à son neveu les avantages
d’une femme qui administrât, avec une sage économie, son
strict domaine domestique, et qui le laissât d’autant plus
libre au dehors. Mais cet idéal familial de « proprio » qui
touche ses rentes et sa femme, par coupons, en gardant les
titres enfermés dans sa banque, n’est plus de mise à notre
époque, qui ne peut plus se renfermer à la maison : elle veut
de continuels déplacements, — l’âge revenu du
« Wanderer ». La femme peut-elle être, pour « le
Voyageur », le compagnon de route qui partage sa
perpétuelle instabilité, l’insécurité journalière du corps et de
la pensée ? C’était la question. — Si elle eût été posée à
Bernadette, celle-ci eût répondu, avec un soupir de renoncer
à la maison, mais fermement, — puisqu’elle l’aimait ! —
— « Oui, je le veux. Donc, je le peux. »
Et elle l’eût pu, au moins pour un temps. Elle était brave.
Elle eût affronté tous les dangers pour ce qu’elle voulait,
pour ce qu’elle aimait. Mais si sincère que fût ce « Oui ! »,
seul le corps l’aurait suivi ; l’esprit, non. Elle eût promis au-
delà de ce dont elle disposait. Elle se fût appliquée en vain :
elle eût été perdue, hors de chez elle ; et fatalement, elle eût
réagi : (c’était son droit). Ç’aurait été une pierre attachée au
talon de l’homme, et qui le tire en arrière. En fin de compte,

277
la terrible force d’inertie de la femme eût eu raison de l’élan
du mâle, qui traîne son boulet dans la montée. L’instinct de
Marc était plus sage que les calculs de Sylvie pour faire son
bonheur malgré lui. Mais aussi bien Sylvie n’eût-elle pas
été fâchée de lui lier les pattes, pour l’empêcher d’aller se
casser le cou. Entre les deux femmes, la maréchale et la
conscrite, il y avait, sans se le dire, entente secrète là-
dessus. Et le nez de Marc, méfiant, l’avait flairée. Il n’en
fallait pas tant pour qu’il prît Bernadette en grippe. Plus
Sylvie lui en chantait merveilles, plus Marc lui en répondait
pouilles. Cela alla si loin des deux côtés que Sylvie, après
lui avoir mis marché en main, dans une de ses bourrasques
apoplectiques, rouge à craquer, claqua sa porte, en furie, au
nez de Marc :
— « Au diable, gueux ! Et tire-lui la queue ! »
Le jeune gueux ne s’en priva pas.
Et Bernadette resta assise, comme Cucendron, sur sa
braise, — héroïquement, le visage froid, couvant le feu et la
rancune, sous sa jupe.

Un jour que Marc, n’ayant en poche que quelques francs


à dépenser pour son manger, était allé les boire au café —
(oh ! sans excès ! sa déraison n’avait pas les moyens de
s’exercer… Mais quand il se trouvait, comme ce matin, las,
écœuré, sans appétit, il n’avait pas le courage d’ingurgiter
une viande de mauvaise qualité, mal présentée, qui lui
répugnait, il préférait prendre un café noir avec un marc qui

278
lui était un stimulant, au détriment de son estomac), — il y
joignait l’autre stimulant de la lecture des journaux. En
première page d’un quotidien, son regard tomba sur un
portrait, sensationnellement déformé ; mais il le reconnut,
du premier coup, ce front bas, bourrelé au-dessus des yeux,
sillonné de gros plis, ce mufle de gorille en colère…
Simon… Simon Bouchard… C’était bien lui ! Au-dessus de
la tête, à l’étal, la boutique annonçait, en manchette :
« Un assassinat en express. Le bandit est arrêté… »
Marc renversa son petit verre de cognac. Il lut sans voir.
Il relut, en se forçant à mâcher chaque mot. Le fait ne
laissait aucune place au doute. Dans l’express de Paris à
Vintimille, entre Dijon et Mâcon, la nuit, un voyageur qui
dormait avait été étranglé, sur sa couchette. Le meurtrier,
surpris au sortir du compartiment, avait sauté du train en
marche et roulé sur le ballast, où on l’avait ramassé, la face
tuméfiée et un fémur fracturé. La victime était une
personnalité connue de Paris, un financier, membre de
nombreuses Sociétés d’administration. L’assassin, un
intellectuel dévoyé, un anarchiste, un communiste… La
presse bourgeoise n’est jamais parvenue à distinguer entre
les deux… (elle se fait plus bête qu’elle n’est ! son intérêt
est de les confondre). Bien entendu, « la main de Moscou
était au fond de l’affaire… »
Marc, bouleversé, partit, laissant à moitié bue sa tasse de
café. Il ne savait ce qu’il faisait. Sur le boulevard, il se
répétait : « Simon !… Simon !… » sans s’apercevoir des
passants, que dans sa marche son instinct de somnambule

279
lui faisait frôler sans les heurter. Il revoyait confusément les
jours passés avec Bouchard, et par un système inconscient
de défense, comme s’il était au tribunal, c’étaient surtout les
premiers jours qu’il revoyait, les premiers temps de leur
connaissance, lorsque Bouchard arrivait à peine de sa
province, mai dégrossi, incorruptible, intact et dur comme
une pierre à fusil. Marc sentait en lui une probité de
percheron entier, qui ne trompe sur rien, sur la solidité ni de
son encolure, ni de son plantoir, ni de ses pâturons. Auprès
de lui, que Marc se sentait mal défendu, perméable, livré à
tous les germes de putréfaction qui rôdent dans les grandes
villes ! Si les sorcières de Macbeth leur eussent dit : —
« L’un des deux sera tranché sur l’échafaud », Marc eût
porté, épouvanté, ses mains nerveuses à son cou. Il était si
sûr de l’autre, et de lui, si peu ! Qu’avait fait l’autre ?
Qu’avait-on fait de lui ? Qui « on » ? Tous ! Tout ce monde
atroce d’après-guerre. Et nous, les premiers…
Son regard heurta, à la terrasse d’un café, contre les gros
yeux, qui le voyaient venir, de Véron-Coquard. Il ricanait.
Marc traversa la rangée des tables, et sans s’asseoir, lui dit,
d’une voix oppressée :
— « Véron, tu sais ? »
Véron n’arrêta point son ricanement. Il dit :
— « Je sais. L’idiot s’est fait piger. J’attendais ça ! On le
saignera… »
Marc vit rouge. Le sang de Simon lui jaillit aux yeux. Il
se jeta sur Véron, et l’empoignant par son gros cou, il le

280
colla contre le mur du café, criant :
— « Assassin !… C’est toi, c’est toi qui l’as tué !… »
Véron-Coquard se dégagea, furibond ; il pilonna, de ses
gros poings, les pectoraux maigres de Marc ; il le rejeta
contre une table, où Marc s’assit sur les soucoupes et la
bière renversée ; dans le hourvari de protestations, l’intrus
fut, en un tournemain, expulsé. Du trottoir, où l’on
commençait à s’attrouper, Marc voyait Véron, les yeux
saillants, qui lui montrait le point, tonitruant :
— « Et tâche, salaud, de ne pas recommencer ! Ou je te
fais empoigner par la police… »
Deux agents traversaient le boulevard. Marc, dont les
jambes tremblaient de colère, dévisagea Véron par-dessus
la haie humaine qui les séparait, et dit :
— « Bourrique ! tu en es donc ? C’est complet ! »
Véron hurla, bousculant tout, fonçant sur lui. Marc
l’attendait, les bras croisés. Mais une main de femme s’y
coula. Une fille, qui le connaissait, l’entraîna, disant :
— « Tu es fou, mon petit ; ne reste pas ! Je ne veux pas
qu’ils t’abîment. »
Elle ne le lâcha qu’après avoir passé le tournant de la rue.
Il n’entendait lien de ce qu’elle disait. Il ne vit qu’après,
deux rues après, dans son souvenir, les paupières lasses et
bouffies, le fard saignant aux lèvres allongées, qui lui
avaient adressé un sourire d’adieu fraternel. Il pensa :

281
— « Si cette bonne Samaritaine avait rencontré Simon, il
eût peut-être été sauvé. »
Il chercha vainement à se remémorer son nom. Mais le
flot brûlant de la tragédie le refoula, avec son image, dans
l’ombre éternelle. Il continuait de se répéter : « Simon…
Simon… » Et le ricanement de Véron lui fit remonter la
rage au cœur. Il monologuait :
— « Cette canaille l’a dévoyé. Il lui a mis au ventre
l’alcool, la fureur de l’or et des femmes, comme aux
renards de la Bible, la torche en feu ; il l’a lâché, fou de
torture, dans les blés. Et du supplice, et de l’incendie, le
gredin se frotte les mains… »
Et dans les siennes, ses longues mains, il sentit, lui aussi,
des démangeaisons d’assassin. — Mais il s’aperçut qu’on le
regardait, il fit un violent effort sur lui-même, il serra les
ongles contre les paumes ; et, d’un coup, redevenu froid, il
examina la marche à suivre.
Ils ne pouvaient laisser sombrer Bouchard, sans un
secours ! Il fallait battre le rappel des compagnons… Les
compagnons ! Où étaient-ils ? En était-il encore ?… Jean-
Casimir était à Prague, deuxième attaché à l’ambassade.
Adolphe Chevalier, secrétaire particulier d’un ministre,
toujours en route et en banquets… Ils se souciaient bien de
Bouchard !… Il fallait les y forcer. Mais où les saisir ? Jean-
Casimir, il n’y avait pas à y songer ! Marc lui griffonna, à
un bureau de poste, une carte-lettre incohérente et
impérieuse, qui était plutôt faite pour le blesser. Après
l’avoir jetée dans la boîte, il eût voulu la reprendre. Trop
282
tard !… Tard ou tôt, on ne pouvait compter sur lui… Jean-
Casimir n’en perdrait pas, pour un homme à la mer, une
soirée. Marc se mit à la chasse de Chevalier. Si peu de
sympathie que celui-ci eût jamais marquée pour Bouchard,
il professait du moins, en principe, le sens de la
camaraderie ; il trouverait peut-être son intérêt de camarade
à étouffer, autant que se pouvait, le scandale de l’affaire ; et
par ses femmes de ministres, il avait les bras longs… Marc
courut au ministère de la rue de Grenelle ; il fut de là
carambolé, comme une boule de billard, au luxueux
appartement de Chevalier, Avenue du Bois, mais sans
trouver l’hôte. Finalement, se rabattant sur le Palais, il
réussit à l’attraper, en conciliabule d’importance, entouré de
toges pérorantes, que flanquaient, cherchant à happer, les
becs de harengs jaunes et salés de trois ou quatre
journalistes. Chevalier, sans s’interrompre, lui fit un signe
protecteur de la main ; et quand sa période fut finie, il
l’entraîna à grands pas, l’oreille distraite, l’air affairé :
— « Et alors, mon bon ? Qu’est-ce que tu as à me
raconter ? »
Mais aux premiers mots, il dit :
— « Pardon ! »

et s’en alla serrer la main d’un maître qui passait. Marc


attendait. Chevalier n’était pas pressé de revenir. Marc
attendait. Chevalier comprit que l’animal attendrait jusqu’à
la nuit. Il revint et arrêta Marc, qui voulait reprendre sa
requête. Il fit un grand geste pathétique, qui voulait dire : —

283
« Quel malheur ! » — qui disait aussi bien : — « Quel
rasoir ! »
— « Oui, oui, fit-il, c’est navrant !… Mais qu’y pouvons-
nous ?… La parole, maintenant, est à la loi. »
Il hocha le menton, solennellement, sourit à droite, sourit
à gauche, puis bredouilla :
— « Je suis pressé… Pardon… Et autrement, cette
santé ?… Je te ferai signe, un de ces matins, pour
déjeuner… Adieu, mon bon ! »
Et s’évada.
Marc resta figé. Rien à répondre. Chaque animal reste
fidèle à sa nature. Le chien est chien. Le chat est chat. Le
loup est loup. Moi, je suis loup, que fais-je ici ?…
Il rentra… Mais il ne pouvait s’enfermer seul, avec ce
poids sur l’estomac. Si las qu’il fût, il cherchait des
prétextes pour retarder le moment de remonter dans sa
chambre. Il se raccrocha à la pensée de Ruche. Il avait cessé
de la voir, depuis longtemps. Entre elle et lui, il y avait une
glace. Chose curieuse, ce refroidissement avait commencé,
du matin même de cette nuit, où Ruche s’était montrée
secourable pour lui, — où, d’une couche à l’autre, leurs
mains s’étaient tenues. Ils s’évitaient. S’ils se rencontraient.
Ruche affectait de ne pas le voir, ou elle avait un sourire
hostile. Marc, sans comprendre, ne tenait pas à en éclaircir
la cause.
Mais, à cette heure, il avait besoin d’une femme, d’une
camarade, dans le cœur de qui (même hostile) se décharger

284
de ce qui l’oppressait. Une femme est toujours une femme,
une mère, une sœur : si froide que puisse être sa tête, son
ventre est chaud, et il frémit de toutes les passions de
l’homme, il compatit ; on peut y poser son front, quand il
est trop lourd à porter. Elle est le nid.
Il monta à l’entresol du croissant de rue, sous la masse du
Val de Grâce. Il frappa.
— « Entrez ! »
Il était tard, La chambre était déjà dans l’ombre. Au fond,
Ruche était étendue dans sa niche, ses jambes nues, ses
longues jambes de lévrier, que découvrait sa jupe courte
retroussée ; l’une pendait sur les marches de l’alcôve. Elle
ne fit aucun mouvement pour la voiler. Elle regardait,
indifférente, Marc qui avançait à pas lents. Et celui-ci, dont
les prunelles élargies peu à peu s’habituaient à l’ombre,
avant même qu’il eût vu, avait perçu le grésillement et
l’odeur : elle allait fumer l’opium. Il ne perdit pas son
temps à discuter là-dessus. Il avait d’abord à laisser tomber
son fardeau. Il parla, parla, avant qu’elle l’eût interrogé. Il
raconta tout, Simon, Véron, Chevalier, toutes ses agitations
de la journée, ses fureurs et sa douleur et son horreur. Il
n’attendait pas d’elle un conseil. — (Qui sait, pourtant ?
fille de procureur, elle pouvait, mieux que lui, voir clair
dans la marche de l’affaire) — mais un simple mot, un cri
de pitié, — moins : sa main tendue, qui presse la main
cherchant dans l’ombre un appui, et dise : — « Mon
petit !… » Elle ne dit rien, elle ne fit rien, elle entendit, elle
attendit. Il attendit. Rien ne sortit. Il la voyait maintenant

285
sans ombre, couchée sur le dos, tout de son long, la tête plus
bas que le ventre, un bras pendant et une jambe, immobile,
impudique, indifférente, le fixant d’un regard froid. Et dans
ce regard, il lisait ce qu’il avait toujours soupçonné… Mais
il s’était toujours refusé à le croire, surtout en face d’un
aussi tragique dénouement : — une antipathie de femme
pour Bouchard, muette, profonde, implacable, sans appel.
Elle l’avait toujours détesté.
Il suffoqua… Les lèvres minces, et que barrait un sillon
rouge, de la femme étendue, s’entr’ouvrirent froidement,
pour lui dire :
— « Veux-tu une pipe ?… Non ?… Eh bien, va-t’en ! »
Il s’en alla sans un mot. Derrière lui, il entendit craquer
les lamelles de parquet sous les pieds nus, et sur son dos, le
grincement de la clef dans la serrure, que l’on fermait à
double tour.

Quand il fut rentré chez lui et qu’il fit le compte de sa


journée, il ne savait plus lequel des trois il haïssait le plus :
Véron, Chevalier, ou Ruche… Plus tard seulement, très tard
dans la nuit, le visage de Ruche, qu’il s’acharnait à
redessiner, afin de pouvoir mieux le détester, lui apparut
ravagé. Quand il était là, en face d’elle, il n’avait vu que la
dureté des yeux, la haine qui ronge. Il voyait les traits. Elle
aussi était rongée… Tant pis ! Tant mieux !
Les jours suivants passèrent sous le joug de l’obsession
perpétuelle. Il s’obligeait à travailler ; il le fallait bien ! Il

286
était pris par son métier ; mais il se faisait un classement de
l’esprit : tout le métier s’opérait machinalement ; toute la
pensée était sucée par l’idée. Il n’avait aucun moyen d’agir.
Le seul soulagement fut d’écrire à sa mère. Elle ne pouvait
rien lui conseiller. Mais ils partageaient leurs misères.
C’était un pacte entre eux tacitement conclu. Marc avait
senti un flot de fierté et de gratitude au cœur, quand, la
première, Annette lui avait écrit des choses qu’une mère n’a
point l’habitude de confier à son fils, — les choses toutes
droites, les choses toutes crues de sa vie et de ses combats,
ainsi que fait un compagnon à un compagnon. Il ne lui avait
rien dit de son émotion. Mais il avait payé son écot en
faisant, depuis, assaut de confiance avec elle. Cette
confiance, de sa part, allait fort loin ; et Annette était parfois
interloquée ; mais elle non plus n’en témoignait rien. Elle
comprenait que ce n’était point impudence, mais
témoignage d’allégeance : il se livrait, avec ses hontes,
pieds et poings liés. Et l’on ne pouvait le soupçonner de je
ne sais quel malsain étalage moral, à la Jean-Jacques. On le
devinait rougissant, se disant : — « Elle me méprisera, cette
fois… Tant pis ! Je dois… » Maintenant, ils étaient sûrs :
rien d’eux qu’ils confessaient à l’autre, l’autre ne le
renierait. « Le mien est tien. Le tien est mien… » C’est
grande fortune, dans le chaos des jours, que cette
communion du sang. Marc et Annette lui durent, à plus
d’une heure, le salut. Quand de lassitude et de dégoût, le
sang reflue au cœur, le rythme régulier des valvules qui se
contractent relance le sang dans les artères. Il n’est même
pas besoin que la réponse soit arrivée. L’appel suffit, pour
287
qu’on perçoive la systole. D’avoir écrit, Marc fut soulagé,
pour une nuit.
Et six jours après, il eut la surprise de voir entrer Jean-
Casimir. C’était le dernier qu’il eût attendu ! Il balbutia :
— « Tu as reçu ?… «
— « J’ai reçu ta lettre, dit Jean-Casimir. J’aurais dû lire
l’affaire dans les journaux. Mais tu as bien fait de me
l’écrire. L’événement m’avait échappé. »
— « Et d’où viens-tu ? »
— « De Prague, naturellement. J’ai pris l’avion pour
Strasbourg. Il y a déjà trois jours que je suis ici. Je ne suis
pas venu te voir plus tôt, parce que je suis allé droit au plus
urgent. Tu ne m’en veux pas ? »
— « Jean-Casimir ! »
Marc l’embrassa.
— « Je crois n’avoir pas perdu mon temps, poursuivit
l’autre. Mais je te le dis tout de suite, je crains que nous ne
puissions rien. »
— « Quoi que nous puissions, tout le possible, nous
devons le faire. »
— « C’est ce que je pense. Mais le possible ne va pas
loin. Tu sais déjà ce qu’il faut attendre des amis. »
— « Oui te l’a dit ? »
— « J’ai fait leur tour. J’ai trouvé ta trace sur leur seuil. »

288
Marc se répandit en invectives contre eux. Jean-Casimir
dit :
— « Ils sont ce qu’ils sont. Tu te fais toujours des
illusions ? »
— « Je n’en ai aucune. Et je m’obstine à espérer que je
fais tort aux hommes. Mais ils sont encore pires que je ne
les jugeais. Et le pire de tout, ce sont les femmes. »
Quelques mots brutaux et accablés laissèrent voir sa
hantise de la haine atroce qu’il avait vue et touchée dans le
silence de Ruche. Jean-Casimir dit :
— « Oui, Mais elle a peut-être ses raisons de haïr. »
Marc fut saisi :
— « Quoi ? Quelles raisons ? Contre Simon ? »
— « Contre Simon, ou contre un autre, toi, moi ?
n’importe ! Elle hait quelqu’un, ou tous les hommes… L’as-
tu bien regardée ? Qu’elle ait ses raisons, c’est inscrit. »
Marc fut frappé de la perspicacité de cet homme qui
passait sur tout sans s’arrêter. Il revit instantanément le
visage ravagé de Ruche, il plongea au fond, et il se dit : —
« C’est vrai !… » Il demanda :
— « Mais que penses-tu ? »
D’un plissement de lèvres, Jean-Casimir écarta le sujet :
— « Je n’en pense rien. Je n’ai pas le temps d’y penser.
Chacun est pris au piège, quelque jour. Elle a laissé de ses
plumes, ici ou là. C’est son affaire. Avec ou sans plumes,

289
elle s’en tirera. Les femmes s’en tirent toujours. Occupons-
nous de nous, de notre affaire !… »
— « Tu es devenu dur pour elles, dit Marc, tu passais
jadis pour être de leur bord. »
— « C’est pour cela. Nous avons roulé ensemble. Je les
connais. Elles m’ont roulé. J’en ai roulé. Nous nous
retrouvons toujours sur nos pattes… Pensons plutôt à cet
imbécile, qui a trouvé moyen de se casser la sienne, en
attendant qu’on lui rompe le cou !… Si je suis femme,
comme tu dis, c’est donc dans l’ordre que je m’intéresse à
ces idiots d’hommes, comme toi, et lui… Ne proteste pas !
Tu es comme lui — d’une race plus fine — mais aussi
entier, aussi borné dans tout ce que vous entreprenez. Vous,
quand vous tombez dans le piège, ce n’est pas vos plumes
que vous laissez, c’est toute la bête. Vous me faites pitié !
On a pour vous un peu de mépris ; mais c’est peut-être pour
cela qu’on vous aime… »
Marc l’aurait volontiers giflé. Du fond de sa gorge, il
soufflait : — « Cette fille !… » Et puis, il avala sa salive :
— « Elle a raison… » Et se rappelant qu’ « elle » ou « lui »,
Jean-Casimir n’avait pas hésité un instant à revenir de
Prague pour secourir l’ami tombé, il éteignit le regard
furieux qu’il assenait sur le sourire équivoque du malicieux
garçon, et dit :
— « Assez causé ! Allons au fait. »
— « Le fait, reprit Jean-Casimir tranquillement, est que
j’ai vu Simon… Oui, j’ai réussi, non sans frapper à diverses

290
portes (ce ne sont point les plus hautes qui ouvrent le
mieux), à me faire entre-bâiller celle de sa prison, ou plutôt
de l’infirmerie, où l’on est en train de lui recoller les
morceaux, afin qu’il soit au complet pour le grand jour. J’ai
essayé de lui parler. Mais aux premiers mots, il m’a couvert
d’imprécations. Sous ses bandages, il n’avait de libres
qu’un œil et le museau : un œil de rhinocéros, petit, dur et
renfoncé, sous la corne de la paupière. Mais du premier
coup, l’œil a vu ; et il s’est rué, le rhinocéros ! Il piétinait
tout, moi, toi, Véron, tous les amis. Il refuse de recevoir
aucun de nous. Il a fallu tourner les talons. »
Marc demandait le cœur serré :
— « Moi aussi ? il m’a nommé ? »
— « Il t’a nommé. Ne t’affecte pas ! Tu es dans le bloc.
Côté des vivants. Lui, c’est déjà marqué sur son front : côté
des morts. »
— « Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de le sauver ? »
— « Je ne crois pas. J’ai vu l’avocat et quelques autres.
J’ai tâché de les intéresser. Mais que peut-on faire, quand
l’animal refuse de se laisser sauver ? Il refuse même de
causer avec l’avocat, et il lui déclare qu’aux assises, il
l’injuriera… »

L’instruction ne traîna point. Le fait était clair. Il n’y avait


rien à démentir, et l’accusé ne démentait rien. Jean-Casimir
revint de Prague, encore une fois, pour les assises. Bien que
leur intervention dût être vaine, les deux amis s’étaient fait

291
un point d’honneur de comparaître, comme témoins. Devoir
pénible pour Marc. Il lui était insupportable de s’exhiber en
public ; il savait qu’il s’y montrait toujours inférieur à lui-
même : la sauvagerie, l’orgueil le paralysaient. Et la pensée
de se retrouver face à face, dans la lumière du sinistre
spectacle, avec l’ancien compagnon, d’affronter peut-être
ses invectives et ses reproches, lui faisait peur. Il eût voulu
fuir, ou, comme un enfant, se boucher les yeux et les
oreilles, jusqu’à ce que « ce fût fini »… Mais plus il avait
peur, plus il était brave : car il s’enrageait contre lui. —
« Marche, poltron ! » — Il marcha.
Tout était trouble autour de lui, il ne vit rien, il ne retint
rien de son entrée, au Palais bruissant, dans la salle des
témoins. Jean-Casimir, très à son aise, le guidait, échangeait
avec l’un, avec l’autre, un salut ou un mot plaisant. Il n’était
pourtant pas beaucoup plus tranquille que Marc sur sa
rencontre avec Bouchard. Leur tour vint assez tôt. Les
témoins à décharge n’étaient pas nombreux. Quand il fut
introduit dans la ruche à mort, Marc, raidissant ses jambes
qui lui paraissaient rembourrées de son, serrait les dents, se
disant : — « Ne pas regarder ! Surtout pas lui ! Ne pas le
voir ! » — Et ce fut lui que, du premier coup, il vit ; et dès
qu’il vit, il fut pris ; il n’en pouvait plus déprendre ses yeux.
La voix impatientée du président dut lui rappeler qu’on lui
parlait. Il revint précipitamment au rôle que l’on attendait
de lui. Mais dans un trouble où il ne retrouvait plus son
propre nom. Il entendait des rires derrière lui. Le président
les réprima et voulut bien le rassurer. Il reprit peu à peu son

292
aplomb : il était honteux que l’on crût qu’il avait peur ; ce
qui lui avait coupé le souffle, c’était, là-bas, ce mufle qui
l’avait fixé, cette face connue, et si changée par les coups
du destin (ceux de la police y compris), qu’il eût douté, si
son regard n’avait rencontré l’œil féroce du rhinocéros :
(Jean-Casimir avait bien vu ! Mais le rhinocéros n’avait
qu’un œil : il était tout à fait borgne, maintenant). Les deux
regards s’étaient reconnus. Marc avait vu le mouvement
brusque de Bouchard pour se lever, — aussitôt rassis sur
son banc par les gendarmes, — et le jet de fureur, le premier
jet, qui avait jailli de l’œil unique. Les yeux de Marc
s’étaient baissés. Il était terrifié. Il lui semblait qu’il était
coupable et que la voix de Bouchard allait l’écraser. Il
n’avait pas vu le second jet. Le regard de rage s’était
subitement radouci ; et l’œil de Simon n’avait plus pour lui
qu’un mépris cordial et bourru. Mais Marc s’attendait, à
chaque instant, à ce que sa déposition fût interrompue par
une apostrophe. Et il lui fallut quelque temps pour retrouver
son assiette. Enfin, après avoir enfantinement pataugé, se
rassurant du côté du cyclope, et de l’autre côté piqué à vif
par les ricanements étouffés qui accueillaient ses
maladresses de langage et qu’entretenaient plus que
n’empêchaient les ironies du président, Marc se rebiffa ; et,
comme les timides, quand la poudre leur monte au nez, il
souffla le feu, instantanément. Il sauta, d’un coup, toutes les
barrières de la prudence. Il fit, non pas même le plaidoyer
(qu’on ne lui demandait pas), mais l’éloge de Simon, avec
une violence provocante. Aux premiers essais pour l’arrêter,
il répliqua, comme un jeune coq ébouriffé, en attaquant la
293
société. Une sèche et claquante intervention du procureur
lui tordit le bec et le moucha. Décontenancé, forcé de se
rétracter, le coquelet retomba, de son pauvre vol aux ailes
coupées, dans sa mare, où il repataugea. Et la déposition
écourtée finit sans éclat. Comme il s’en allait, humilié,
Marc jeta de nouveau un regard de honte sur Simon ; l’œil
de Simon le suivait, avec une gouaille affectueuse ; il avait
l’air de dire : — « Pauvre gosse ! » — Confus, ému, Marc
bravement le salua de la tête. Simon, d’un geste protecteur
et familier, leva la main, lui donna congé.
Marc, dans son trouble, ne sut pas ce qui se passa après
lui, l’accueil que fit Polyphème à Jean-Casimir. La vieille
haine ne désarma point. Dès qu’il aperçut le fin museau de
l’androgyne, Simon, le corps en avant, aboya. Il inonda de
son crachat l’ancien ami. En quinze mots, il l’enduisit
d’ignominie. Son avocat, se précipitant, tâchait de lui
remettre la bonde. Le président tonitruait qu’il le ferait
sortir, s’il continuait à insulter les témoins. L’autre
répliquait insolemment qu’ « il défendait qu’on le
défendît » ; et il traitait tous les témoins de « chiens
couchants », et celui-ci de « chienne ». Enfin, on réussit à le
faire taire ; et il consentit à écouter en ricanant. Jean-
Casimir, pâle, dédaigneux, commença, d’un débit net et
froid, bien ponctué, à déposer. Il affectait une objectivité
indifférente, dont tous les traits calculés pouvaient servir à
la décharge de l’accusé, en le rabaissant, en le représentant
comme un paysan dévoyé, une victime de la noble et
stupide illusion démocratique, qui arrache à la glèbe

294
l’homme de la terre, non dégrossi, et qui l’attelle, dans nos
écoles, à des exercices de pensée que son cerveau ne peut
mener sans danger. Il dit qu’à l’ancien mot, qui avait fait
époque, de Barrés : « Les Déracinés », il fallait substituer
celui plus exact de : « Les Désorbités », et que le vrai
responsable du désordre était le système, non les outils qu’il
avait faussés. Une telle thèse flattait la vanité secrète des
bourgeois qui l’écoutaient : ils étaient bien aises de
s’attribuer, in petto, le privilège de rester les détenteurs de
la raison civilisée. De temps en temps, en parlant, Jean-
Casimir promenait son regard froid et fin sur le prétoire,
frôlait sans hâte, indifférent, la face grondante de Simon,
gonflée de fureur, l’évaluait comme un objet, et retournait à
d’autres objets, en achevant de dérouler ses petites phrases
impeccables. Un mot flatteur du président et les ondes
muettes de la sympathie générale accueillirent la fin du
témoignage.
Mais un coup de théâtre se produisit. Le père de l’accusé
demandait à être entendu. Bien qu’il eût été convoqué, dans
ses Causses, on ne comptait pas beaucoup, le connaissant,
que ce cul-terreux s’arrachât à ses champs pierreux pour
une besogne aussi ingrate. Il s’était décidé, au dernier
moment. On attendait, naturellement, qu’il prît la défense
de son fils. Mais avant même que le premier mot fût sorti,
toute la salle avait frémi. Les deux hommes — père et fils
— étaient dressés, l’un contre l’autre, et, tordant la bouche,
se dévisageaient terriblement. Un vent de haine souffla sur

295
toutes les têtes. Dans le silence de mort, après avoir levé la
main, prêté serment, le vieux parla.
Il était, comme sa graine, lourd et carré, taillé dans le
bloc à coups de hache, le buste épais sur des membres
courts, ébranchés ; au bout, vissées, les mains — des
pinces ; les pieds, qu’on ne voyait pas, devaient au sol tenir
de même. On ne pensait pas à regarder la tête. Elle était un
membre, comme les quatre autres. Le bloc cria : (un
enrouement et la rage refoulée l’empêchaient de parler à
voix posée) :
— « Messieurs les juges, je ne viens pas pour vous
demander d’épargner cet homme-là. Je viens vous dire : —
« Vengez-moi de lui ! » Depuis le jour qu’il est sorti du
ventre de sa pauvre mère, qui en a péri, il a été ma maladie.
Il ne m’a causé que des ennuis. Trop orgueilleux pour
travailler avec ses mains, il avait honte d’être paysan, il
aimait mieux se prélasser sur les bancs, à ne rien faire qu’à
se bourrer le cerveau de sacrés livres, pleins de vermine, qui
lui apprenaient à insulter tout ce à quoi on doit le respect. Je
me demande à quoi vous pensez, messieurs de Paris, de
nous empoisonner ainsi nos gars. Si c’était de moi, je les
foutrais tous dans mon fumier, — tous ces papiers, avec
leurs torche-culs d’écrivassiers ! On se disait au moins,
pour se consoler, que cette sale denrée finirait peut-être par
lui rapporter. Il se vantait d’être en passe de devenir, un jour
ou l’autre, quelque ministre. Il est devenu ce que vous le
voyez : gibier de chafaud ! L’un mène à l’autre, —
possible ! Lui, il est resté en chemin. Gardez-l’y bien !

296
Nous ne vous le réclamons pas. Il a eu le temps de nous
faire assez de mauvais sang. Il n’y en a pas un de sa
connaissance, dans la famille ou le pays, à qui il n’ait tâché
de soutirer de l’argent. Si l’on racontait tous les moyens
dont ce gueux-là se servait pour trayer le pis aux gens, on
aurait de quoi déjà le faire embarquer pour la « Nouvelle ».
Il n’y a qu’avec moi que ça n’a pas pris. Je le connais. On
ne me le fait pas ! »
Simon ouvrit une bouche énorme, et lui cria :
— « On te l’a fait !… Vieux cocu !… »
Une explosion de rire nerveux secoua la salle. Elle se
soulageait de sa tension. La cible — le vieux — marquait :
— « Touché ! » Il avait beau se démener, vociférer. Il n’en
accusait que mieux le coup porté. Dans la mêlée de gueules
qui suivit, avant que le président eût réussi à rétablir le
silence, il fut facile de reconstituer la tragi-comédie de
village, qui mettait furieusement aux prises le vieux Thésée
remarié et son Hippolyte. Le drôle avait sali son nid ; et qui
plus est, on entrevoyait qu’il avait dû se faire ouvrir par sa
Phèdre non seulement le lit, mais la bourse. Le vieux
refusait mordicus d’en convenir. Être volé l’enrageait
encore plus qu’être cornard. Mais il affectait
maladroitement de nier le tout. Et c’était le voleur qui le
proclamait.
Dès cet instant, il fut clair à tous que le père allait livrer
sa chair au bourreau. On attendit…

297
On n’eut pas longtemps à attendre. Quand la parole lui
fut rendue, le vieux, serrant les poings, les brandit :
— « Je ne réponds point à ces saloperies. J’en ai assez !
Je ne connais plus ce gredin-là. Il nous a tous déshonorés.
Je demande pardon à Dieu de l’avoir pissé. Messieurs les
juges, il est à vous. Faites votre devoir ! J’ai fait le mien.
Lavez-moi de lui ! »
Tout d’une pièce, il se tourna, une dernière fois vers son
fils, le front baissé, le regard torve. Il cracha par terre, vira,
et au petit trot, cornes en avant, il détala. Dans le brouhaha,
on entendit le procureur, qui le traitait de « Romain » ; et,
barrissant, Simon, qui s’étranglait de rire. Il y eut ensuite
une mêlée de trompes, entre lui et le président. Simon
voulait se décharger de sa rancune contre le père, qui,
lorsqu’il luttait contre la misère, l’eût vu plus volontiers
crever que son cochon, — ce ladre, dont la dureté l’avait
acculé au crime ; il prétendait, pour se venger, non
seulement dénoncer les friponneries du vieux avec le fisc
qu’il avait fraudé, mais sans pudeur étaler la scène de
fabliau gras qu’il lui avait jouée, avec le concours de la
belle-mère. Le public ne demandait pas mieux que
d’entendre. Mais la cour s’interposait : elle couvrait de son
écu, à défaut de la vertu, (on eût été en peine de la
rencontrer !) le Code. Le furieux refusait insolemment de se
taire : il bafouait le président, et se fût colleté avec son
avocat, s’il n’eût été tenu par les menottes. Pour mettre fiun
à cette dispute, il fallut le faire sortir de la salle.

298
Le réquisitoire et la plaidoirie parurent, après, sans
intérêt. On le rappela pour le jugement. Il ne faisait de doute
pour aucun. À l’unanimité, le : Oui : « Coupable », — « en
mon âme et conscience ». Sans circonstances atténuantes.
La peine de mort.
Simon, tout rouge, mais impassible à la lecture de l’arrêt,
darda son œil de braise ardente sur la Cour, les mesura tous
à la ronde, férocement, puis il dit :
— « Je n’ai qu’un regret, c’est qu’il n’y ait pas en France
une douzaine comme moi, pour vous crever la panse à
tous. »
Aussitôt traîné hors du prétoire, il leur hurlait :
— « Assassins !… Je vous jette ma tête. Mangez-la ! »
Le public mugissait avec lui. Il paraissait pris de folie.
Jamais spectacle ne l’avait mieux possédé. Le vrai « théâtre
du peuple », tant cherché, le voilà ! Au moins, l’on tue,
pour de bon ! La meute ne s’y trompe pas : elle sent le sang.
Ils aboyaient. Il y avait des femelles, près de tomber en
convulsions. Sans rangs de classe. On fraternise. Marc,
livide, que Jean-Casimir entraînait, fut agrippé par une
Bette méconnaissable, très excitée, qui déversait un flot de
mots incohérents, riait, pleurait. À un moment, Jean-
Casimir, qui la guettait, l’empoigna, quand elle allait
tourner l’œil. Il la fit asseoir sur une marche de l’escalier.
Elle ressaisit presque aussitôt le peu qui lui tenait lieu
d’esprit. Mais ce fut pour être prise de nausées. Marc n’était
pas loin d’en avoir aussi. Ils réussirent à lui faire descendre

299
l’escalier. Mais au bas, dans un angle, elle vomit.
Fraternellement, Jean-Casimir lui tenait la tête. Il voulait la
reconduire ; mais il ne pouvait lâcher aucun des deux. Il les
hissa dans un taxi, et donna l’adresse de Bette. Mais elle
retrouva une vigueur inattendue pour protester : elle voulut
qu’on la déposât chez Ruche. Dans le trajet, une fois
encore, elle vomit. Jean-Casimir la monta chez Ruche ; il
redescendit et rejoignit Marc dans le taxi, le mena chez lui,
dans son hôtel. Marc, défait, se laissa conduire ; il n’osait
pas desserrer les dents : le cœur était contre l’écluse. Il se
trouva, sans savoir comment, dans la chambre de Jean-
Casimir, sur sa chaise longue. Jean-Casimir lui disait :
— « Étends-toi ! »
Il eut honte. Il se fit dur. Il dit :
— « Ils ont bien joué ! Nous en avons eu pour notre
argent ! »
Jean-Casimir n’en fut pas dupe. Il était trop fin pour
reprendre avec lui ce sujet. Il regardait bouillir son café,
dans un élégant filtre de voyage. Il le lui fit admirer ; et
tandis qu’ils humaient l’arôme de leurs tasses, il prit son
sourire d’Arlequin, pour demander :
— « Quelle est la bête ? »
— « La Bette ? » répéta Marc, étonné.
— « Je dis : « la bête de la Bette »… »
— « Je ne comprends pas. »
— « L’as-tu regardée ? »

300
— « La pauvre fille ! elle ne paie pas de mine. Elle a
maigri. »
— « Mais non du ventre ! »
Marc s’exclama… Il avait compris… Ils ne parlèrent plus
de Simon, aujourd’hui.

Le surlendemain, dans la soirée, Marc reçut la visite d’un


homme jeune, dont le visage laid, ingrat, famélique, ne lui
était pas étranger. Avant qu’il l’eût identifié, le visiteur
s’était nommé : l’avocat de Simon. Il n’était pas très habile
dans sa façon de s’exprimer, et sa parole n’avait aucun
charme. Mais il montrait une sincère émotion. Il dit que son
client s’était refusé à signer le recours en grâce, et que le
dénouement était imminent, mais que Simon, en vain pressé
d’exprimer ses derniers vœux, l’avait, à l’instant même où il
se retirait, rappelé pour dire qu’il serait bien aise de voir
Marc.
Marc ne l’était point. L’angoisse lui était remontée au
cou. Mais d’une gorge contractée, il dit :
— « Je le verrai donc, si c’est possible. » Il espérait que
ce ne le fût pas. L’avocat lui dit qu’il s’était assuré
l’autorisation nécessaire, et que si Marc y consentait, on se
rendrait sur-le-champ à la prison : un taxi attendait en bas.
Du lendemain, on n’était pas sûr. Marc se leva :
— « En ce cas, allons ! »
L’avocat voyait son trouble, et le comprenait. Dans le
taxi, il essaya de lui témoigner gauchement la
301
commisération que lui inspirait son client ; il savait la cause
perdue d’avance : c’est pourquoi, d’ailleurs on la lui avait
laissée pour compte ; et il l’avait acceptée, ayant lui-même
connu le désespoir où la misère, la soif de jouir qu’on ne
pourra jamais satisfaire, et le féroce abandon des proches
peuvent acculer un jeune paysan perverti de l’après-guerre,
à Paris. Son amertume était profonde ; mais elle était sans
vigueur. L’homme était né vaincu. Il ne faisait pas bon être
pris sous son égide. Marc, qui écoutait sans trop entendre,
s’écartait instinctivement.
L’ordre était donné, à la prison. Ils passèrent ; et, à la
porte de la cellule, l’avocat, serrant la main de Marc, le
laissa seul. Marc entra, comme dans la fosse.
Une lumière blanche, dépouillée de vie, tombait de la
vitre d’en haut, grillée et dépolie. Il n’y avait point d’ombre.
L’ombre est la vie.
Le mort était debout, dans un coin. Il vint à Marc, qui
restait figé, au seuil, et sans le vouloir, recula d’un demi-
pas, se heurta le dos contre la porte refermée. Simon perçut
l’effroi, et ricana :
— « Tu as peur ?… Allons, mon gosse, remets-toi ! Ce
n’est pas ta peau que l’on va prendre… Ta peau, veinard,
elle est à toi. »
Marc rougit. Il dit avec honte et douleur :
— « Simon, crois-tu que je tienne à ma peau ? Mon Dieu,
mon Dieu, pour ce qu’elle vaut ! » D’un ton bonhomme,
Simon dit :

302
— « Elle ne vaut pas cher. Tiens-y, tout de même ! Elle te
va. »
Il était debout devant Marc, jambes écartées, les bras
ballants. Marc, qui n’avait pas osé encore le regarder, leva
les yeux, vit la grosse face au crâne tondu, qui lui souriait
sans méchanceté. Il eut un élan. Ses mains, peureuses, qui
se dérobaient derrière son dos, se tendirent. Simon les saisit.
— « Une sale corvée, que je t’ai imposée !… Hein ! mon
petit ?… Je le savais ! C’est même pour cela que je l’ai
fait… J’avais parié ma tête contre moi-même que tu ne
viendrais pas… Tu es venu, J’ai perdu. C’est tout gain… »
— « Simon, dit Marc d’une voix encore tremblante, en
quoi puis-je t’aider ? »
— « En rien. En étant là. En me prouvant qu’il y a encore
dans ce bordel du monde que je vais quitter, un petit garçon
qui ne s’est pas encore vendu tout à fait, qui ne se renie pas,
qui ne me renie pas… Tu as beau trembler… Si, tu
trembles… Comme aux assises… Tu n’étais pas fort ! On
t’a fait peur. Tu as eu peur, tu t’es dépêché de demander
pardon, tu as retiré ce que tu avais dit… N’importe ! tu l’as
dit… Tout seul contre les loups, les chats-fourrés et les
cochons… Et ce n’était pas si mal pour un petit garçon ! Je
t’en ai su gré. Il y a dans tes tripes plus d’honnêteté que
dans tout le troupeau mis ensemble. »
Marc était plus humilié que flatté. Il eut un écart
imperceptible, pour se cabrer, et il répliqua amèrement :
— « Merci du brevet d’honnêteté ! »

303
— « Tu te dis que je ne suis pas qualifié pour le donner ?
Tu te trompes, mon petit. Je m’y connais !… Honnête, je
n’entends pas un mouton châtré. Tu peux avoir sali ton poil,
dans la sanie et dans le sang, tu es honnête si tu ne fuis pas,
si tu ne dis pas lâchement :
— « Ça n’est pas moi » — si tu leur craches dans la
gueule : — « Moi ! Me, me ! adsum qui feci ! » — si tu
acceptes ta responsabilité. »
— « Et tu l’acceptes ? » demanda Marc.
— « Et je l’accepte. Et si c’était à refaire, je le referais…
Je le referais, mieux. »
Marc n’avait pas envie de discuter. Il murmura :
— « A quoi bon ? »
— « À quoi bon vivre ? Vivre, c’est tuer, ou être tué. »
— « Non ! » cria Marc, en faisant un geste des mains,
pour se garer, comme un enfant.
Simon le considéra avec un sourire de pitié.
— « Veau de lait ! il te faut toujours le pis de ta vache…
Allons ! les cornes pointent pourtant, sous ton front. »
— « Dans l’arène, le taureau est toujours condamné
d’avance. »
— « Eh bien, tâche au moins que le spectacle soit beau !
Et étripe le matador !… Moi, je suis resté, idiot, encornaillé
aux entrailles des chevaux… Tu feras mieux. »
— « Et c’est pour me dire cela que tu m’as fait venir ? »

304
— « Et pourquoi pas ? » fit le cyclope, se redressant de
toute sa hauteur. « Mon testament à la société ! »
— « Tu lui lègues un monstre ? »
L’œil unique eut un éclair de gaieté, s’humanisa. Simon
pétrit dans ses poings rudes les maigres bras du jeune ami :
— « Pauvre petit monstre ! Il a peur de son ombre…
Mais tu as beau faire, je te connais, tu combattras… Veux
ou ne veux pas !… Qui naît taureau, taureau il meurt. On ne
le coupe pas… Mais ça te regarde ! Je n’ai pas besoin de
m’en occuper… Si je t’ai fait venir, c’est, mon garçon (je ne
vais pas mentir, à cette heure), qu’on a beau s’être tanné,
avoir le cœur plus dur que les poings, haïr les hommes, et
regretter de n’avoir pu faire sauter la boutique, — au
moment de s’en évader, on se sent, à des minutes, une
faiblesse dans les jambes, et sur la langue — la langue
sèche du taureau, — une démangeaison de lécher, une fois,
une fois encore, le poil d’un autre taurillon… »
Il le regarda, qui eût voulu se dérober. Il sentait le frisson
des bras sous ses doigts. Il lui souffla, avec une gauche
tendresse :
— « Ça te coûterait trop de m’embrasser ? »
Marc l’embrassa, plus mort que vif.
— « Merci. Va-t’en ! dit Simon. Tu es le seul que j’aie
aimé. »
Marc ne trouvait plus la porte. La poigne de Simon,
fraternellement, l’y ramena. Il n’eut même pas la force de
se retourner, pour dire adieu à l’homme qui allait mourir.
305
Le lendemain, la tête tomba.

Marc, en ces jours, déversait plus que jamais toutes ses


pensées dans ses lettres à sa mère. Pour les âmes qui se sont
proches, l’absence est le plus grand bienfait : elle les libère
de la pudeur ; elle brise entre elles toutes barrières.
C’était une étrange correspondance. On n’eût point dit
d’un fils et d’une mère. Ils se sentaient tous deux en marge
de la société. Ils n’étaient pas seulement affranchis, au fond
du cœur, de ses préjugés, de sa morale conventionnelle et de
ses lois : — (des milliers d’hommes et de femmes,
aujourd’hui, en sont là !) — ils s’étaient construit, d’un sûr
instinct, leurs lois à eux. leur pacte moral d’alliance et
d’union : — le pacte secret, inscrit par la nature, de la mère
et de son petit, dans la jungle. À mesure que le petit avait
grandi, les relations avaient changé de caractère, la mère
avait insensiblement fait place à l’aînée, — plus proche :
car ils sont maintenant sur la même rive, et le cours d’eau
ne coule plus entre eux : ils s’y abreuvent, côte à côte ;
chacun apporte à l’autre sa chasse — ses expériences de la
jungle : ils les partagent, neuves ou anciennes ; et ce ne sont
pas les plus anciennes qui semblent au jeune les moins
neuves ; ni les plus neuves qui sont pour l’aînée les moins
substantielles.
Marc lui a tout raconté du drame, que sa vie a côtoyé de
si près qu’il lui semble que le couperet, en tombant, a sifflé

306
près de son oreille. Il lui a dit que, si le coup ne l’a pas
tranché, c’est une affaire de hasard : Simon aurait pu être
Marc, et Marc Simon ; le désespoir et la démence, le crime,
rôdent en chacun de nous : l’un résiste, l’autre succombe,
sait-on pourquoi ? « Ç’a été lui, ç’aurait pu être moi. Je n’ai
le droit de condamner personne… »
Il n’est pas surpris d’entendre Annette qui lui répond :
— « Non, ni toi ni moi n’avons le droit de condamner ce
malheureux. »

et qui lui parle de Simon avec une pitié qui a compris. Mais
elle ajoute — (et son cœur sursaute) :
— « Mais il n’est point vrai, mon Marc, qu’il aurait pu
être toi, que tu aurais pu être lui. Tu es celui que tu es :
toi… Mon fruit… Il peut être arraché de l’arbre. Il ne peut
être véreux… Le crime et la honte rôdent, oui, je le sais, en
toi, en moi. Mais ils n’entreront point dans notre lit. Tu
aurais beau être tenté… (Tu l’as été… Tu ne me l’as point
dit, mais je m’en doute… Et qui te dit que je ne l’aie pas
été ?…) Mais, grâce à Dieu, ils ne veulent pas de nous ! »
Marc se sent chaud par tout le corps. Et il frémit… « Tu
l’as été… » — Et elle aussi, cette femme, elle « l’a
été !… » Et elle le lui dit !… Elle vient, d’un geste, de
balayer sa peur secrète. Si elle a frôlé les mêmes abîmes et
est si sûre de ses pas, il ferait beau voir que lui, un homme,
ne le fût point ! Pour l’éprouver, il va pourtant dans ses
confidences plus loin qu’il n’a jamais été. Il lui écrit
certaines heures de cette démence qui couve au ventre des
307
jeunes hommes, et où il s’est réveillé en sursaut, haletant,
les doigts crispés, au bord de l’infâme. Après, il pense : —
« Qu’ai-je dit !… » Mais elle répond :
— « Tu as été au bord. Tu as vu au fond. C’est bien. Tu
ne seras plus pris au dépourvu. J’ai fait mon Marc, pour
qu’il risque. Mais je l’ai fait, pour qu’il résiste. Risque ! Je
risque, et j’ai risqué. Il n’est pas donné à tout le monde de
se perdre. »
Et elle ajoutait, avec son libre sourire, grave et
malicieux :
— « J’ai essayé, vingt fois. Jamais je ne l’ai pu. Tu ne
seras pas plus habile. Résignons-nous, mon petit, et
embrasse-moi ! »
Quand il fut à ces lignes, Marc trépigna de joie. Le
carreau de sa chambre en trembla. Il souffla de ses lèvres la
honte, avec une bouffée de cigarette.
— « Va dans d’autres poumons ! »
Ce jour-là, dans les rues, il aspirait, par bravade, l’air
souillé. Il disait :
— a J’ai mon air. J’ai, sous mes pieds, ma terre ferme.
J’ai dans mon sang, ma Rivière. »

Mais la rivière ne roulait point l’or. Et la vie fut dure, cet


hiver-là. La chance ne favorisait point le courage de Marc ;
et sa santé eut à souffrir des privations. Il se refusait à faire
appel à sa mère ; et même, il eut l’absurde amour-propre de

308
lui refuser l’offre d’argent qu’elle lui faisait. En premier
Heu, il n’était pas sûr qu’elle ne se privât point. Et en
second, ce sot petit coq n’admettait pas de recevoir de
l’argent d’une femme… Est-ce qu’une mère est une
femme ?… Eh bien, pour lui, oui !… Sa lettre de refus
claqua sèchement : — « N’insiste pas ! » — Elle n’insista
pas… Ces stupides hommes !… Elle était bien aise qu’il en
fût un.
Mais s’il ne prenait point l’argent de Annette, il se tenait
à sa pensée ; et s’il ne l’avait portée en lui, ce dur hiver, il
se fût senti bien seul et transi. Il s’y réchauffait, comme à
un feu que nul ne voyait. Même pas elle, à ce qu’il croyait.
Mais elle était trop liée à lui par les fibres les plus secrètes,
pour ne pas voir luire dans certains mots rudes et serrés,
comme des blocs de charbon, le grain de feu concentré. Elle
se devinait obscurément l’objet d’une exaltation violente et
pure, presque religieuse. Elle la jugeait absurde ; mais elle
en avait au cœur une humble gratitude. Il faut aux
combattants une illusion d’amour et de vénération… « Non
sum digna… Mais je te remercie, mon petit chevalier… »
Cette étrange communion, entre eux inexprimée, porta le
jeune combattant sur les eaux noires et glacées de ces mois
de solitude et de gêne, sans y couler… Mais il avait bien
froid aux pieds ! Et il claquait de la semelle, dans la rue,
attardé, cette nuit-là, quand il crut apercevoir, au travers du
brouillard, dans un coin du trottoir mal éclairé, une forme
connue. Il fit un brusque crochet pour la voir sans être vu. Il
ne se trompait pas : c’était elle — c’était Ruche. Collée

309
contre un kiosque à journaux fermé, de façon que ne
l’atteignît point la lueur du fanal électrique, elle guettait la
porte d’une maison. Elle était comme à l’affût, tapie,
l’avant-corps projeté hors de l’abri. Marc s’arrêta, se
dissimulant à quelques pas. La rue était déserte. Une
horloge marquait une heure du matin. Ruche ne bougeait
point. Son regard était rivé à la porte fermée… La porte
s’entr’ouvrit. Ruche fut près de bondir ; et son bras droit
jaillit de l’ombre, pointa, mais aussitôt se replia… L’homme
qui sortait n’était pas celui qu’elle attendait… Elle s’était de
nouveau tapie, écoutant s’éloigner les pas de l’étranger. Et
Marc s’était replié aussi. Mais il avait vu le bras, et il savait
maintenant. Il s’approcha sans bruit, tourna autour du
kiosque, et la saisit. Elle eut un sursaut d’effroi et de colère,
elle se débattit, sans un cri, mais enfonçant ses griffes. Marc
avait commencé par lui arracher l’arme, en lui tordant le
poignet. Il l’immobilisait durement contre le mur, tout en
soufflant à la nuque de la femme enragée qui, penchée sur
sa main, la mordait :
— « Ruche ! C’est moi ! C’est Marc ! Ruche, ma petite,
ne crains rien !… Veux-tu lâcher ! »
Après une lutte brève, mais violente, la frénétique,
vaincue, céda. Ses derniers soubresauts s’apaisèrent en une
crise de sanglots. Marc la serrait, la bouche en pleurs,
contre sa poitrine…
— « Allons ! allons !… »
Il lui releva le menton ; faute de pouvoir atteindre son
mouchoir, il lui essuya, d’un geste de nourrice, les joues, le
310
nez, avec ses doigts ; elle se laissait faire, effondrée. Il lui
renfonça sur le front son casque d’étoffe, chaviré ; il rajusta
le désordre du manteau dégrafé ; et quand il la vit sans
résistance, il lui passa le bras sous le bras, emboîta sa main
sous le coude, et l’entraîna. Elle allait comme une
somnambule… Où allaient-ils ? Ils ne savaient. Elle n’avait
point d’avis à donner. Où il allait, elle allait, sans voir,
traversait la rue, tournait à droite, à gauche, docilement.
Que lui importait ? Elle eût été aussi bien au fond de l’eau.
Marc parlait machinalement, sans que ni elle ni lui
entendissent ce qu’il disait. Il se demandait : — « Que vais-
je en faire ? »… La ramener chez elle ? La laisser seule
dans cet état, n’était pas humain, ni prudent. Ses pas le
conduisirent vers son hôtel de la rue Cujas. À la porte, il se
décida.
— « Monte !… »
Et il pensa, à haute voix :
— « Chacun son tour ! »,…
C’était à lui d’abriter la désespérée.
Elle n’objecta rien, elle ne fit aucun geste de refus ou
d’acquiescement. Elle monta.
Dans la misérable chambre, sale, en désordre (il eut honte
qu’elle la vît, mais elle ne voyait rien…) elle restait debout
et figée. Il la fit asseoir sur son lit ; elle exécutait tous les
mouvements qu’il lui faisait faire, sans réagir, les bras
pendants, les deux mains posées à plat. Il fronça le sourcil,
se mordit les lèvres, et se résolut. Il lui enleva son bonnet, il

311
lui dégrafa son manteau, il lui défit ses chaussures, et
l’étendit sur son lit. Le corps avait maintenant une réaction
nerveuse, il frissonnait sous une vague de froid. Marc
murmura :

— « Entre dans le lit !… Laisse-moi faire, ma petite ! … »


Il la souleva, pour ouvrir sous elle les draps. Elle se laissa
déshabiller, les yeux ouverts, le regard absent. Ses épaules
maigres ne percevaient pas le contact des doigts maladroits
qui la dépouillaient. Il couvrit le lit de tout ce qu’il trouva
dans sa malle de lourd et de chaud, de ses vêtements. Et
tandis qu’il lui faisait chauffer une boisson sur sa lampe à
alcool, il était assis près du lit, et glissant un bras sous les
draps, il lui réchauffait entre ses doigts les pieds glacés dans
les bas. Ils s’absorbaient tous les deux dans la même
immobilité d’épuisement. Le grésillement de la bouillotte
qui débordait sur la flamme l’en arracha. Il se releva, il fit
un grog, il souleva la tête de la femme, afin de lui faire
absorber quelques gorgées. Le liquide d’abord lui ressortit
de la bouche ; il lui coula du menton le long du cou ; la
brûlure la réveilla. Elle regarda Marc enfin avec des yeux
qui consentaient à le voir. Elle regarda ses yeux inquiets, le
verre fumant qu’il tenait, ses gestes gauches qui tâchaient
de lui introduire dans la bouche une cuiller. Elle ouvrit le
bec et avala, comme un enfant. Un peu de couleurs lui
revint aux joues. Elle écarta le biberon, d’un mouvement
ébauché de la main. Marc, soulagé de la voir revenir à la
vie, lui serra les tempes entre ses doigts, et lui dit

312
— « Maintenant, dors ! As-tu bien chaud ? »
Et presque aussitôt, il remarqua sous la tête la taie sale de
l’oreiller et il fut accablé de confusion. Au lieu de le cacher,
il dit :
— « Pardon ! »
Et il alla chercher une serviette propre pour l’étendre
entre l’oreiller et la tête. Cette honte naïve réveilla Ruche
tout à fait ; et même, après avoir soulevé un coin de la
serviette, elle sourit, elle enleva la serviette, la laissa tomber
sur le parquet, et, appuyant la joue sur l’oreiller, elle ferma
les yeux.
Marc attendit encore un moment, puis, la voyant
tranquille, il s’installa, comme il pouvait, sur deux chaises,
et il éteignit sa lampe.
Dans l’obscurité, la voix de Ruche dit :
— « Mais toi, comment vas-tu passer la nuit ? »
— « Ne t’inquiète point ! Je suis bien. »
— « Tu ne peux pas dormir sur une chaise. »
— « Ce ne sera pas la première fois. »
— « Eh bien, au moins, viens appuyer ta chaise contre le
lit, pour ne pas tomber ! »
Il s’installa sur les deux chaises, le long du lit, les pieds
vers la tête de Ruche, et la tête presque appuyée sur ses
pieds.
— « Oui, tiens-les moi ! dit Ruche. Ça me fait du bien. »

313
Il les reprit.
Après un temps, elle dit :
— « Tu es bon. »
— « Je ne sais pas… Je ne crois pas… »
— « Quand je dis : « bon », c’est par comparaison. »
— « Avec qui ? »
— « Avec les autres chiens. »
— « J’en suis, aussi. »
— « Et moi, une chienne. »
— « Oui, tu l’étais, cette nuit. »
— « Et n’avoir même pas été capable de lui déchirer le
ventre ! »
Elle lançait des coups de pied dans le lit.
— « Allons, assez ! Ne gigote pas ! Tu es à l’attache. »
Il l’enserrait rudement aux chevilles.
— « Écoute, Marc, il faut au moins que tu saches,
puisque le sort a voulu que tu te jettes dans ma toile… »
— « Je n’ai besoin de rien savoir… Et quoi savoir ? Une
stupide histoire d’amour trompé — si on peut appeler ça, de
l’amour »
— « Oui, moi, je l’appelle… Et qu’est-ce que cela me
fait, qu’on l’appelle ainsi ou autrement ?… Il m’a voulue, et
je l’ai voulu. Il m’a prise, et je l’ai pris. Et il me jette, il en a
assez. Il veut une autre, il prend une autre. Je veux le
tuer… »
314
Marc gronda :
— « Ruche, c’est fini, ces bêtises ? Tu ne vas pas
recommencer ? »
Ruche avala sa salive, respira fortement deux ou trois
fois, puis elle dit :
— « C’est fini. Oui. Le coup est manqué. On ne le refait
plus… Mais j’ai besoin de te raconter, pour me soulager,
pour me venger… »
— « Ma pauvre fille, tes petites histoires me dégoûtent.
Tais-toi !… Et puis, je n’en peux plus de sommeil. Je
meurs… »
Ruche rit nerveusement :
— « Tant pis !.. Meurs !.. Et écoute !… Ça m’est égal,
que tu aies dégoût. Je l’ai aussi. Je t’en frotterai le nez… »
(Elle lui avait empoigné la tête par les oreilles, et lui frottait
le nez contre son drap)… « Tu as fait le terre-neuve, tu m’as
sortie de l’eau, malgré moi… Tant pis pour toi ! Il faut,
pour compléter le sauvetage, que tu absorbes ma poche à
fiel. »
— « Allons ! » fit Marc, résigné.
Mais il ne tarda pas à s’assoupir. Ruche, assise dans le lit,
penchée sur lui, lui débitait furieusement sa chanson et,
pour rappeler l’attention partie, elle lui secouait de temps en
temps la tête, où ses doigts fiévreux fourrageaient. Mais le
sommeil était le plus fort. Marc percevait seulement ce
grondement comme une berceuse, un peu agitée… Il
pensait à une nuit en mer… Et la dernière conscience qui
315
persista fut celle, dans ses mains, des deux pieds qui
remuaient, remuaient, se repliaient comme des mains,
tandis qu’elle parlait…
Bien qu’elle sût que depuis longtemps il n’entendait plus,
elle alla jusqu’au bout de son histoire. Et alors seulement,
repue et dégorgée, elle s’arrêta. Au silence brusque du
moulin, Marc fit un mouvement dans son rêve. La chaise
sur laquelle étaient ses jambes bascula. Ruche l’attrapa par
la ceinture, et des deux bras passés autour des hanches, elle
fit glisser le dormeur sur le lit, auprès d’elle. Il était tout
habillé, mais les pieds nus. Elle les posa sur l’oreiller, près
de sa joue, et la tête de Marc à ses pieds. Et dans le sommeil
elle le rejoignit. Ainsi, ils passèrent la nuit, côte à côte, elle
dans les draps, et lui dessus. Les deux étaient écrasés de
fatigue. Ils formaient bloc. Ils dormirent comme on peut
dormir à cet âge, sept heures d’affilée, sans un mouvement.
Il était près de onze heures du matin, quand ils se
réveillèrent à la même place, les deux ensemble.
Marc, stupéfait, se mit d’un bond sur son séant, vit contre
ses pieds la joue de Ruche, les retira précipitamment sous
lui en balbutiant :
— « Pardon, pardon !… »
Ruche rit, et dit :
— « Merci ! »
en s’asseyant, comme lui, sur ses talons. Ils étaient là, à
se dévisager, accroupis sur le lit, comme deux bonzes.
— « Tu me fais honte », dit Marc.

316
Ruche frotta son nez contre celui de Marc.
— « Aie honte, aie honte, stupide gamin !… Je n’ai
jamais eu un meilleur oreiller… Quel bon sommeil ! Je suis
lavée, je suis vidée de tout ce fiel qui m’infectait. Je suis
sûre que tu n’as rien écouté, rien retenu de tout ce dont je
t’ai arrosé, cette nuit… »
Marc chercha :
— « Pas un mot. »
— « Ça ne fait rien ! Tu as reçu tout le paquet. Et, mon
ami, tu as beau faire, tu le retrouveras, par morceaux, un
jour ou l’autre : car je te l’ai infiltré, par les os du crâne :
j’avais collé dessus ma bouche, pour parler. »
— « Joli cadeau ! »
— « Qu’est-ce que tu veux ? On ne se soulage qu’en se
vidant de sa charge sur un autre. »
— « Et tu es soulagée ? »
— « Absolument. L’estomac vide. Le cœur libre. Nette et
fraîche. »
— « Alors, c’est bon. Je ne dis plus rien. »
— « Et tu fais bien ! Car si tu osais maintenant faire
allusion à quelque chose de cette nuit, je nierais. Je nie…
Ose un peu !… Il ne s’est rien passé du tout. »
Elle le défiait. Il en restait, bouche bée, devant l’aplomb
de ce visage riant et reposé, qui ne gardait plus trace des
convulsions de la nuit.

317
— « Sacrées femmes ! dit-il. Elles ont sept âmes et sept
visages. »
Ruche dit :
— « C’est bien peu. »
Elle lui prit les joues entre ses mains et les pinça :
— « Mon bon garçon !… Mon petit garçon !… Comme
tu es maigre !… Ce que je te dois !… T’en fais-tu
seulement une idée ?… Non, n’essaie pas ! C’est mieux que
je sois seule à m’en rendre compte. »
— « Mais je m’en rends très bien compte, aussi. »
— « Voyez-vous ça !… L’outrecuidant ! Sot vaniteux !
… Il va me faire valoir maintenant les services rendus… Il
prétendra peut-être me les faire payer… »
— « Mais parfaitement ! Il faut payer. »
— « Juif !… Dis le prix ! »
— « Que tu t’engages envers moi à ne plus jamais
recommencer. »
— « À chaque fois que je recommencerai, je viendrai,
avant, te demander la permission. »
— « Et si je refuse ? »
— « Je t’obéirai. »
À la raillerie avaient succédé brusquement un ton de voix
ferme et sérieux, et des yeux francs, qui disaient :
— « Fini de jouer ! »
— « Tope ! dit Marc. Tu es liée. »

318
Ils se prirent les deux mains.
— « Et maintenant, dit Ruche, dépliant ses jambes du
fourreau, allons manger ! J’ai une faim… »
Elle sauta sur le plancher.
Marc était embarrassé. Sa bourse était plate. Ruche s’en
doutait. Elle lui dit effrontément :
— « Et je t’entretiens. C’est moi qui paie ! »
Marc protestait énergiquement.
— « Mon petit, tu en passeras par ma volonté.
Autrement, il n’y a rien de fait ! Je recommence ma
tuerie. »
Marc discutait.
— « Ferme ton bec ! Tu le rouvriras devant l’assiette. »
— « Ruche, tu veux m’humilier. »
— « Mais certainement ! C’est excellent pour ta santé.
Tu crèves d’orgueil. Il faut que je le saigne. Tu m’as
lessivée. Chacun son tour !… Et dis-moi, n’est-ce pas ? Tu
n’as jamais mangé de l’argent d’une femme ? »
— « Sûrement que non ! »
— « Parfait ! tu mangeras du mien. »
Elle se frottait les mains, fit une pirouette, lui prit le bras,
le lui pinça dans l’escalier, et sortit avec lui, dans la rue.
Au restaurant d’étudiants, ils dévorèrent la viande
saignante. Ruche ajouta à l’ordinaire un entremets, un Brie
bien gras, et un vieux Beaune. Ses yeux brillaient de malice

319
et le narguaient. Il n’eût pas fallu la défier ! Marc se laissait
faire, résigné — bien satisfait — la conscience muette et
engourdie, comme un chien de garde qu’on a repu. C’était
bon de manger, une fois, à sa faim !
Quand ils ressortirent, Marc devait se rendre à son
travail. Ruche lui dit :
— « Donne-moi ta clef ! »
Il la retrouva, le soir, installée dans sa chambre, au milieu
de ses chemises et de ses chaussettes, qu’elle reprisait. Tous
ses tiroirs et sa malle étaient vidés. Papiers, effets,
encombraient le lit, les deux chaises, et le parquet. Et tout
n’était pas propre, il s’en fallait ! Marc jetait son linge sale,
dans le recoin d’un placard. Ruche avait tout sorti, rangé,
compté, examiné, et même, elle avait fait dans la cuvette un
blanchissage. Devant la fenêtre, sur une corde, des flanelles
et des mouchoirs s’égouttaient.
Marc aurait voulu rentrer sous terre. Rien ne lui était plus
sensible que de laisser voir ses misères de corps et ses
hontes sous-vestimentaires. Il s’affaissa sur le lit, cachant
sous sa main ses yeux. Il répétait, d’un ton plaintif :
— « Ah ! non, non, non !… »
La voix de Ruche, avec bonhomie, dit :
— « Allons, allons !… Est-ce que ça n’est pas tout
naturel ?… »
Il gémit :
— « Toutes ces guenilles… »

320
— « Précisément. Elles avaient grand besoin de mes
doigts. »
— « Non ! Les salir dans ces ordures ! »
— « Si tu crois qu’ils n’ont pas l’habitude ! Quand on est
femme, on en voit d’autres ! »
— « Ça n’est pas bien ! Non, non ! Tu n’avais pas le
droit… »
— « J’ai le droit que je prends. Il fallait bien qu’après
cette nuit, je reprenne sur toi l’avantage… Je l’ai repris. Je
m’en suis donné, cette après-midi !… Je te l’avais dit : « Je
te lessiverai »… Je t’ai lessivé… Petit saligaud !… »
Marc s’enfuyait de la chambre, suffoqué de honte. Ruche
envoya promener l’ouvrage qu’elle faisait, rattrapa Marc
par le bras, le ramena :
— « Mon cher petit gosse… Je t’aime mieux, ainsi… »
Marc continuait de détourner la tête. Ruche la lui prit au
menton, la fit tourner sur son pivot :
— « Gros bêta !.. On est frères, — frères de misères… »
— « Frères cochons », fit Marc, grognant, riant, touché.
— « Qu’est-ce qu’il y a de mieux ? »
Il l’aida à ramasser le linge. Le jour tombait. Il fallait
allumer.
— « Assez pour aujourd’hui ! dit Ruche. Il y en aura bien
encore pour une après-midi. Je reviendra demain. »
— « Comment ! fit-il, tu pars ? »

321
— « Naturellement. Je rentre chez moi. »
Elle vit son regret.
— « Oui, mon ami. On ne risque pas deux fois la belle
aventure de cette nuit. »
Il avait l’air penaud. Elle rit.
— « Tu ne trouves pas ? Quand ç’a été, pour une fois, par
impossible, si réussi, ce serait tenter le diable que de
recommencer. »
— « Le diable ne demanderait pas mieux que d’être
tenté. »
— « Parbleu !.. Et la diablesse ! »
— « Alors ?… »
— « Alors, non. »
— « Tu as raison. Ce qu’on a eu, c’est trop bon. »
Elle enfonçait du doigt ses cheveux sous sa capuche, en
se regardant dans le miroir pendu à la fenêtre ; elle voyait
Marc derrière son dos :
— « Tu es tout de même un bon garçon. »
— « Et toi, pas si mauvaise ! »
— — « Mais très suffisamment, je t’assure, pour mes
amants. »
Elle se retournait, dressée sur ses ergots.
— « Et alors, nous ? »
— « Et alors, nous… Justement !… Quelle veine qu’on
ne le soit pas !.. Allons, ne fais pas ta moue de politesse ! »
322
— « Pas de politesse ! »
— « Si, menteur !.. Et dis avec moi : « Quelle veine !… »
Il lui tendit les mains. Elle les prit.
— « Quelle veine qu’on soit toi, qu’on soit moi, et qu’on
se tienne les mains ! »
Narquoise :
— « C’est les pieds qu’on se tenait. »
— « Tu as marché sur moi, et j’ai marché sur toi. Amis,
amants, si on ne l’est. Ruche, qu’est-ce qu’on s’est ? »
— « On s’est sa terre. On enfonçait dans le bourbier, on a
repris pied, on a repris terre. Maintenant, on repart. Pour le
départ, — une fois n’est pas coutume — on peut
s’embrasser. »
Ils le firent, à pleine bouche, comme deux gamins.
— « Mais tu reviens ? » demanda Marc.
— « Il le faut bien ! Gueux, j’ai tes nippes… Et puis,
nous n’avons rien dit, aujourd’hui. Demain, on cause. »

On ne causa point, le lendemain. Quand Marc rentra de


son travail, attardé, Ruche déjà s’était évadée, — le tas de
linge bien rangé, une seule paire de chaussettes sur la table,
avec sa paire de brèches étalée, par où devaient passer au
moins six sur les dix doigts. C’était comme une impudente
carte de visite, qui disait : — « On me reverra demain. »

323
On la revit. C’était samedi. On avait l’après-midi pour
causer. Elle était assise sur le lit. Lui, sur une chaise, à
califourchon. Ils se brûlaient les doigts à leurs cigarettes, en
oubliant de les fumer. L’intimité s’était faite, sans la
chercher, tout uniment. Ruche se dévidait de ses mystères.
Belle forfanterie que ses amants ! Elle n’en avait jamais eu
d’autre que celui de l’embuscade de l’autre nuit. Elle
convenait railleusement, avec un cynisme de parade, que
dans sa vie très libre à Paris et qui avait couru après les
risques, elle n’avait jamais pu se décider à sauter le pas :
une répulsion quasi-physique l’en défendait, au dernier
instant. — « Cependant, protestait-elle, je suis entière, je
suis saine, j’ai des besoins, je n’ai pas peur de les satisfaire,
je l’ai bien vu avec cet idiot-là !… Mais pourquoi faut-il
que ce soit précisément avec cet animal, ce grand cheval…
(Je voudrais lui casser le fouet sur le dos)… plutôt qu’avec
quelqu’un qui me ragoûte… par exemple, toi ?… »
Marc la laissait parler. Puis, il dit :
— « Au fond, tu es une bonne femme française, qui
t’obliges à jouer un rôle pas ajusté pour toi. Tu t’y entêtes,
par dépit, par défi contre tes vieux. Ta place serait bien
mieux dans ta province, à côté d’eux… » (Elle protestait)…
« Tu n’es point faite pour guetter, la nuit, des amants avec
une carabine. Tu es faite pour garder dans ton lit un mari,
un bon, un seul, pour toute une vie, et fabriquer avec,
consciencieusement, des enfants — des ribambelles… Je
les vois qui te pendent aux tétons… »
— « Je n’en ai point. Mets-y la main ! »

324
— « Les petites vaches donnent le meilleur lait. »
— « Même pas une vache ! Une bique maigre, qui court
aux champs. Et tu t’imagines qu’elle se laissera attacher à
une haie, pour toute une vie ! »
— « Tu garderas, si tu le veux, la bique en tête,
cabriolant, mordant, mâchant, aux autres haies. Tu
tromperas, dans ta tête, plus de dix fois ton mari… Et
même, mon Dieu, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu
le coiffes, une ou deux fois. Une ou deux fois, dans toute
une vie, ça n’est pas une affaire !… »
— « Je voudrais t’y voir, grand brigand ! »
— « Non, non, il ne s’agit pas de moi. »
— « Mais dis-moi, Marc, dis-moi franchement, depuis le
temps que nous nous connaissons, tu n’y as jamais pensé
une seule fois ? »
— « À quoi ? »
— « À ce que je te coiffe ? »
— « Non, vraiment non. Et tu y penses ? »
— « J’essaie en cet instant. Je ne peux pas. »
— « On n’est pas fait pour l’attelage. »
— « Et pourtant, on se comprend si bien ! Tu es le seul
qui aies vu en moi, et je te vois… C’est pour cela,
précisément ! Il n’y a, pour s’unir que ceux qui n’y voient
goutte. »
— « Il faut la nuit, pour qu’on se prenne. »

325
— « Toi, tu l’auras, tu te la feras, j’en suis certaine, tu
tomberas dans la toile de celle qui pourra le plus te nuire.
Tu ne voudrais pas d’une tout unie, de tout repos, dont tu
sois sûr. Il ferait trop jour ! »
— « C’est peut-être vrai. »
— « Chacun des deux sait mieux le destin de l’autre, ce
que l’autre doit faire pour son bien. Et naturellement, l’autre
ne le fera pas ! »
— « Alors, je n’ai pas trop mal vu — tu en conviens ? —
ce que tu devrais être, ce que tu es ? »
— « Ce que je ne suis pas. Oui, cette vie que je mène à
Paris, tu as dit vrai, je m’y massacre. Je suis née Ruche, une
ruche à moi, au soleil ardoisé de ma Loire. Mais ces
énormes termitières, avec leurs champignons de pensées
empoisonnées, me gorgent de dégoût et d’horreur. Je
voudrais pouvoir y fiche le feu. Vivement, les gaz, qu’on en
finisse avec ces saletés ! »
— « Eh bien, va-t’en ! Fuis ! Retourne aux champs ! »
— « Je ne peux pas. »
— « Pourquoi ? »
— « Il y a mon vieux. Il m’a défiée. »
— « Tu crois que la leçon que tu lui as donnée ne suffit
pas, pour qu’il se tienne sage ? »
— « Oh ! je ne le crains plus ! Il est malade. Il se
tiendrait coi. Il n’aurait qu’une peur, c’est que je reparte. »
— « Alors ? ».

326
— « Alors, c’est à lui de faire les premiers pas. »
— « Qu’il demande pardon ? »
— « Qu’il tende les pouces ! »
— « Et s’il ne le fait, tu ne bougeras pas ? »
— « Non, sûrement non ! »
— « Tête de bourrique ! »
— « Tête de bique !.. »
Il recommença ses exhortations. Elle écoutait, elle se
taisait, elle trouvait in petto qu’il avait raison. Mais elle
était bien résolue à garder son tort.
Pour détourner la conversation — (mais elle suivait
obscurément sa pensée) — elle lui parla de Bette. La
grossesse avait failli se dénouer tragiquement. La petite
bourgeoise affolée, qui continuait niaisement à la nier,
quand elle s’étalait comme le nez dans le visage, n’avait su
ni l’accepter, ni la refuser. Par triste bonheur, une chute
dans l’escalier l’en avait délivrée ; mais sa vie avait été bien
près d’y rester.
— « Et qui était le drôle ? » demanda Marc.
— « Elle n’était même pas capable de le savoir
exactement. Bonne, faible, simple, sotte, ils ont joué d’elle,
tant qu’ils ont voulu. »
— « Qui ? »
— « Tous, Véron, Simon, Chevalier, toute la bande. Tu
es le seul qui n’y ait point passé. »

327
— « Ma pauvre Ruche ! Je comprends ta haine. »
— « Non, c’est une faute, même de haïr. Il faut savoir
qu’il n’y a qu’une loi dans la jungle : être le plus fort.
Malheur à ceux qui se font rouler ! »
— « On ne peut pas toujours être sur la défense. »
— « Attaque, alors ! Pas d’autre choix ! »
— « Et nous, en ce moment, Ruche ? »
Elle vint s’agenouiller devant lui, et posa la joue dans ses
mains :
— « Trêve de Dieu. »
Il lui caressa doucement la tête :
— « Eh bien, il faut en profiter. Sauve-toi, Ruche ! Pars
de la jungle ! Tu finirais par y laisser tes os, tes petits os
blancs. Et ce serait piteux. Tu vaux bien mieux que tu ne le
veux. Tu as beau tâcher de le faire croire. Je ne te crois
pas… »
Ruche lui embrassa le creux des mains :
— « Mais qu’est-ce que nous avons tous ? Nous sommes
piqués… »
— « Tout est troublé. La guerre, les guerres, la
sauvagerie des temps nouveaux, qui ont détruit tous les
vieux nids, ont mis la folie chez les fourmis. Toi qui le
peux, refais le tien ! C’est le plus sûr. Je pense bien que tu
ne t’en tiendras pas à ton nid. Mais il t’en faut un. Pour
rebâtir, il faut commencer par le commencement. Fais ta
cellule, ton rayon, et puis ta ruche. »

328
Ruche se releva, soupira, se recoiffa, siffla, se détendit
les bras, dit ;
— « Père Marc, tu devrais prêcher le catéchisme. »

lui rit au nez, le lui tira, et s’en alla…

Elle ne fît rien, elle laissa passer le temps. Un jour, elle


revint, gantée de noir :
— « Le vieux est mort. Tu avais raison. J’ai trop attendu.
Je m’en vais. Trop tard !… »
Elle parlait sans émotion. Mais il vit la peine et
l’amertume des remords.
— « Ce qui est fait est fait, dit-il, en lui serrant la main.
Ma Ruche, regarde devant toi ! »
— « Ta Ruche, oui, eh bien, on la refera. On tâchera…
Mais toi, mon petit, je m’inquiète, c’est toi qui restes…
Promets-moi qu’au moins, un jour, tu y goûteras ! »
— « À quoi ? »
— « À Ruche. À moi. À ma famille. À ma maison. »
— « Je promets. Ruche. Fais ton miel ! »
Ils se serrèrent dans leurs bras.
Marc replongea dans la cuve. Il était alors dans cette
fureur de jeunesse, « où ton cœur se fond dans l’ouragan,
— où tout sonne en toi, et frémit, et tremble… », — cette
participation aux forces élémentaires, que le jeune
Prométhée de Francfort clamait, les cheveux au vent, dans
329
son Chant du voyageur dans la tempête. Marc n’avait pas,
hélas ! sa magnificence de dons lyriques. Moins encore il
possédait ses privilèges de jeune grand-bourgeois, qui
connaît toutes les faims de l’esprit, mais jamais celle de
l’estomac et la misère du corps épuisé, qui se surmène pour
gagner son pain. Il avait le sentiment de sa force
torrentielle, de sa communion avec la Nature, bonne ou
mauvaise : même chair…
« Celui que tu n’abandonnes pas, Génie,
Ni la pluie ni l’ouragan
Ne lui feront frisson au cœur.
Celui que tu n’abandonnes pas, Génie,
Chantera en face de la nuée pluvieuse,
Chantera en face de la trombe de grêle,
Comme toi, l’alouette, Comme toi, là-haut…
Celui que tu n’abandonnes pas, Génie… »
Le génie — le démon — n’abandonnait pas… Il battait
des ailes, en furieux. Mais (assez menti, poètes !) l’alouette
là-haut ne vole et ne chante que parce qu’elle est soûle du
grain pillé en bas. Tu n’en as jamais manqué, Prométhée du
Mein ! Mais Marc devait chercher le sien, comme les
moineaux de Paris dans le crottin. (Et même le crottin se
fait rare, dans la ville qui pue la benzine d’autos.)
Il se consumait éperdument, sans pouvoir jamais trouver
l’aliment et le repos indispensables à entretenir un jeune
corps qui brûle par tous les bouts. En fin de compte, il avait
attrapé, pour un temps, un emploi mal rémunéré et fatigant
de placeur et poseur d’appareils de radio. (Comme tous les

330
garçons de son âge, — même les moins inclinés aux
sciences, — il tripotait les « mécaniques », avec aisance). Il
se trouvait donc enrôlé dans l’équipe de ceux qui brassent
cette machine invraisemblable à fabriquer la bouillie
cérébrale du nouveau genre humain, en le bourrant d’une
macédoine de bruits, sons musicaux et leur vermine (on les
appelle : parasites), chuintements, grincements,
grondements, pétarades électriques, sifflets qui crèvent le
tympan, — une tour de Babel de sermons et de réclames
d’apothicaires ou de tribuns, une foire sur la place de
« m’as-tu vu ? » de la politique et des tréteaux, jazz et
chorals, pas-redoublés et symphonies, juxtaposés,
superposés, à deux, à trois, à cinq étages, — un défilé de
cornets à piston et de clairons, ( « Dieu ! que j’aime les
militaires ! » ) avec la Neuvième de Beethoven — une
parade électorale, sur une mélopée de Debussy, — ou le
grand-gousier d’un commis-voyageur toulousain, duellant
avec le vocifero d’un ténor de Milan… Ce défilé
abracadabrant de tous les pays, par rangs d’ondes, qui fait
de la carte de l’Europe un puzzle, où toutes les langues, où
toutes les races sont malaxées sous le rouleau en une seule
pâte qui n’a de nom qu’à Capharnaüm… Mais il faut bien
songer aussi — (nul mal sans bien !) — à l’extase
hallucinée des pauvres vieux Schulz abandonnés, cloués au
foyer, que vient visiter dans leur lit telle divine messagère,
expédiée des lointains du monde…
Marc, surmené, astreint tout le jour au maniement des
outres à Éole, sortait de la cuve aux sons, l’ouïe pullulante

331
de vibrations jusqu’à la fièvre. Il semblait que se fussent
ouverts à son oreille de jeune Siegfried tous les
frémissements de la forêt. Mais ce n’étaient pas les beaux
bois frais des bords de la Sihl, où se détendait l’oreille
hantée de Wagner. Marc entendait des harmonies sortir de
barres de fer sur un camion, du rail qu’ébranle le lourd
tramway, de tout ce qui l’entoure, de tout ce qu’il touche, de
la feuille qu’il froisse, d’un tintement de vitres dont il
sursaute, de l’air qui bruit dans ses oreilles… Plus de
repos !… Nulle part, un trou de néant où s’engloutir… Est-
ce là cette musique des sphères, que nous promettaient les
grands menteurs de la Grèce et de Rome, aux oreilles
bouchées, si peu musiciens (ils n’entendaient rien !) Merci
de Dieu ! Qui nous rendra le silence, la mort sans oreilles,
la bonne tombe !
Marc achevait de se détraquer, en usant de l’éther, qu’un
mauvais garçon lui avait fait goûter. Il avait des crampes et
des cauchemars, une conscience exacerbée, désagrégée, qui
perdait son moi, ou le retrouvait multiplié, par morceaux, en
tourbillons vertigineux, sans point fixe. C’était d’ailleurs
une maladie de la conscience européenne, consécutive de la
surtension, sans mesure, sans frein, sans fruit, des années de
guerre ; et que les intellectuels cultivaient, comme ils
cultivent toutes les maladies de l’esprit. (L’esprit lui-même
n’en est-il pas une ?) Elle se trouvait, des mers du nord à
celles d’Afrique, chez Joyce, chez Proust, chez Pirandello et
chez les aulètes de toutes flûtes qui font danser la
bourgeoisie-gentilhommière, les nouveaux-riches de

332
l’intelligence. L’étonnant n’était pas qu’elle s’y trouvât,
mais que les professionnels de la pensée, les professeurs et
les critiques, se contentassent de l’enregistrer, en
l’encensant, pour se montrer « à la page », au lieu de réagir
vigoureusement, pour sauver la santé de l’esprit européen,
que leur raison d’être était de garder. Marc, peu attiré par le
snobisme neurasthénique de l’androgyne aux yeux de
velours franco-sémite, ou par le dévergondage paralytique
de l’Irlandais, était plutôt livré à la contagion du mal du moi
décomposé, chez le Sicilien halluciné Pirandello : car la
décomposition s’accompagne là d’une violence explosive,
qui se lie à l’acte et le déclenche. Son tempérament y était
apparenté. Mais ce délire mental — inoffensif chez
l’écrivain qui s’en décharge, (surtout quand il est déjà
parvenu à la maturité), — a des répercussions dans un corps
de jeune homme à peine formé, fiévreux, miné, épuisé de
fatigues, de jeûnes et de tourments, qui risquent de le tuer.
Le brave petit luttait de son mieux, sans crier grâce, sans
demander aide. À bout de souffle, crispé des poings, penché
de tout l’avant-corps sur l’abîme, il assistait à cette terrible
dissolution d’un monde dans la fosse, il aspirait ces
pourritures qui s’exhalaient du cadavre d’une civilisation —
près de tomber d’horreur sacrée et d’asphyxie, — mais
transpercé par les coups de feu de violentes fusées, — il
attendait, il appelait, avec une foi aveugle et enragée, que de
la bouche du cadavre surgît la tige droite et verte, porte-
graine de la vie nouvelle, du nouveau monde qui allait
venir. Car il viendrait ! Il faut qu’il vienne…

333
— « Je sens sa brûlure dans mes reins. Je meurs, ou je le
sème ! Même si je meurs, je le sème. Il jaillira !.. Il est — je
suis, vivant ou mort, le flot de substance, le flot d’esprit, qui
se renouvelle, l’éternel Renaissant »

Le petit hôtel du Quartier Latin suait la fièvre. C’était, la


nuit, un bourdonnement de mouches entassées. On
entendait tout, du haut en bas : les portes frappées, les
craquements des lits et du plancher, les rires idiots des filles
soûles, les discussions et les étreintes sur les sommiers.
C’était comme si on y prenait part. Tous pour chacun ! On
était noyé dans la sueur de tous ces corps. On cherchait une
place sèche dans ses draps. Tout le troupeau y avait
couché… Marc avait fini par échouer là, par dénuement, par
épuisement, par dégoût même. Il vient un moment où le
dégoût est si âpre qu’on s’y abandonne, il submerge : on ne
choisit plus entre le plus et le moins puant : ils puent… Il
avait pris sa chambre, au coin le plus éloigné de l’escalier,
au fond du couloir, l’avant-dernière, là où le bruit parvenait
le plus étouffé ; mais avec le bruit, le jour et l’air. Les vitres
jaunes de la fenêtre, presque toujours fermée pour éviter
l’odeur nauséabonde, donnaient sur le mur sale d’une
courette où jamais rayon ne s’était égaré. — La dernière
chambre près de la sienne était occupée par une personne
taciturne, absente comme lui pendant le jour, qui revenait
tard, s’enfermait, travaillait, lisait jusque très avant dans la
nuit, ne dormait guère comme lui : (il percevait les
moindres mouvements, à travers la paroi mince comme une

334
feuille), elle ne faisait aucun bruit. Il n’eût point connu le
son de sa voix, si dans son sommeil elle n’eût parlé, gémi,
même crié. Une voix de femme, volubile, saccadée, aux
modulations riches, plaintives et courroucées. Dans les
premiers temps, réveillé par ce flux de paroles en une
langue qu’il ne comprenait pas, il avait pensé qu’elle n’était
point seule, et il avait frappé avec colère contre son mur.
Elle se taisait alors, et il l’entendait, après, longtemps,
comme lui, se retourner sans sommeil dans le lit. Il avait
regret de sa brusquerie, car il savait trop le prix de quelques
heures de sommeil pour ceux qui peinent, pour ne pas sentir
le remords d’en avoir frustré un autre. Il imaginait (non sans
raison) que la femme qu’il venait d’arracher à son
monologue était crispée dans la crainte d’y retomber. Et en
vérité, l’étrangère, que venait de souffleter le brutal réveil,
brûlait aux joues dans la nuit. Non qu’elle se souciât de
gêner ses voisins. Elle avait un mépris total de ce qui
l’entourait. Mais une colère contre soi de s’être livrée dans
son sommeil. Et elle s’empêchait de se rendormir jusqu’au
matin.
Avec le temps, ils s’habituèrent l’un à l’autre. Il s’imposa
de tolérer ces coulées de paroles dans la nuit ; et même, il
finit par y trouver une compagnie : la voix était belle, grave,
un peu voilée, âpre parfois, parfois douloureuse : il avait
pitié. Encore une qui avait porté plus que son faix de la
vie !… Il ne savait pas que lui-même offrait à l’autre un
spectacle du même ordre. Elle l’entendait parler et s’agiter
derrière le mur. Mais elle ne faisait rien pour l’éveiller ; et il

335
ne savait pas, au réveil, qu’il avait parlé. Bien d’autres dans
la maison monologuaient, s’agitaient en rêve, et dans leurs
ronflements éructaient des mots informes. Tous ces corps
fatigués, cuisant dans la cuve du sommeil, digéraient
lourdement leur âme corrompue, souillée, blessée, avide et
lasse, criant grâce, ou aboyant au gibier.
Ce délire des nuits devenait chronique dans l’organisme
épuisé de Marc. Pauvre, sous-nourri, dans un logement
insalubre, abusant de ses forces, se tuant de travail, se
défendant contre le désir et sucé par lui, ayant le feu au
ventre et dans le crâne, enragé à faire l’ordre et la maîtrise
dans son chaos, il livrait son combat de tous les instants
dans un désert, à l’écart des yeux de tout être humain. Cette
solitude meurtrière le livrait aux soubresauts d’une fièvre
chaude, qui pompait tous les sucs du corps et du cerveau. Il
ne savait plus se reposer. Il avait abusé des narcotiques. Et
maintenant, à peine sombrait-il dans le sommeil, qu’il
divaguait. Par lueurs de conscience, il s’en apercevait, au
fond du trou, et il se tendait désespérément pour en sortir. Il
se réveillait, hagard, las à la mort, écœuré, poursuivi par des
hallucinations de l’ouïe. Tout bruissait, des moindres objets
qu’il effleurait, de la barre du lit, de la vitre, de l’oreiller. Sa
fièvre happait les vibrations imperceptibles et les amplifiait
démesurément. Il se disait, angoissé : — « Je deviens fou. »
Il combattit, plusieurs nuits ; et les jours, anéanti par le
reflux de la fièvre, il campait prostré sur le champ de
bataille. La dernière nuit, il ne se rendit, il était dressé sur

336
son lit, il criait : — « Non ! » Il arrachait avec ses ongles
l’ennemi de ses tempes et de sa nuque…
La porte s’ouvrit… Des mains de femme prirent ses
poignets. Stupéfait d’abord, puis courroucé, il se secoua.
Mais elles tenaient comme un étau. Il entra en furie. Il
baissa la tête, il les mordit. Ses dents entrèrent dans la chair
au-dessous du pouce. Mais l’autre main qui l’enserrait, se
dégageant, lui appliqua un coup sous le menton. Il lâcha
prise et se retrouva, étourdi, la tête renversée sur l’oreiller ;
et une jeune femme, penchée sur lui, un genou posé sur le
bord du matelas, pour assurer son point d’appui, le
maintenait au cou, en lui disant d’une voix chantante :
— « Paix, mon garçon !.. »
Elle avait des yeux bruns ponctués de roux. Il fixait,
hypnotisé, ces flammes rousses dans l’iris. Puis, son regard
hébété tomba sur la main près de son visage, petite et
musclée, dont la peau d’un brun doré avait, au-dessus de
l’index la rayure pâle d’une cicatrice. Son flair fiévreux
percevait avec un mélange d’avidité et de dégoût l’odeur
soufrée de cette peau. Il eut un dernier ressaut d’énergie,
banda son corps pour se libérer, mais resta cloué, et, le
visage très rouge, la bouche ouverte, il chercha l’air comme
un poisson hors de l’eau, jeta un regard d’appel désespéré
aux rousses étincelles dans les yeux, et s’évanouit.
Il était nu. le corps tombé en travers du lit en désordre et
souillé, et une jambe pendait sur le plancher.

337
L’intruse passa ses bras sous le jarret et les reins maigres
du jeune corps abandonné, le recoucha dans les draps sales,
l’examina, lui tâta le front ; puis, elle alla chercher dans sa
chambre son oreiller pour lui hausser la tête, et s’installa.

Elle était de taille moyenne, plutôt petite. D’apparence


frêle, elle ne l’était point : le corps maigre, mais robuste ;
forte charpente ; les seins plats, mais les reins larges ; les
bras musclés. Elle avait le teint blême, la face large, la
caisse du crâne ronde et osseuse, un museau de chatte qui
ne sera jamais domestiquée. Des yeux précis, jamais
troubles, même dans les troubles qui la prenaient : il y avait
de la pierre dedans. Et dur était le pli de la bouche
volontaire, dont la lèvre inférieure était un peu gonflée,
parfois mordue, avec une ombre de souvenirs amers et
d’implacabilité. Il se dégageait d’elle toute, une énergie, qui
saisit, inquiète et lie. (Il ne fallait point trop s’y fier !
L’énergie était à éclipses. C’était une âme périodique…)
Elle était Russe, réfugiée à Paris. Quand elle y avait
échoué, deux ans avant, elle avait vingt ans. Elle en avait
seize, au début de la Révolution. De dix-sept à vingt, elle
avait vécu vingt vies — et combien de morts ? Elle avait été
balayée dans les torrents de la guerre civile. À dix-huit ans,
encore enfant, elle était mère ; et en Ukraine, à un des
assauts de Ekaterinoslav par une bande de Makhno, elle
voyait son enfant, son petit mâle, tué à son sein. À dix-neuf
ans, elle était entraînée dans la déroute de l’armée de
Wrangel, et traversait, en Turquie, les abominables étapes

338
de l’exode, les hontes atroces du marché fait par
l’hospitalité d’Europe à ces troupeaux humains, que la
réaction européenne avait d’abord utilisés, poussés dans le
gouffre, et puis lâchés. Elle avait connu les hystéries de la
haine, qui veut se venger et faire souffrir à son tour. Elle
avait connu les soubresauts de révolte frénétique contre les
cruautés, — qui lui avaient fait exécrer celles de son parti
comme des ennemis. Elle avait connu les égarements d’un
corps recru de souffrances et délirant. Elle avait connu les
heures d’horreur de soi et du monde, de vie vomie,
d’impossibilité d’exister. Et elle avait connu,
inexplicablement, l’oubli total de tout ce qu’elle avait vu et
vécu — et les impitoyables recommencements. Ces années
terribles étaient un tourbillon vertigineux, dont il ne lui
restait presque plus rien de conscient. Table rase, en ses
journées ! Les nuits prenaient leur revanche. Le passé
n’était plus qu’un rêve halluciné. Elle l’écartait de ses
talons. Elle se disait : — « Qui était-ce ? » — Elle avait
semé derrière elle tant de ses « moi », usés, souillés,
égorgés !… Le nouveau moi marchait dessus. Elle avait
beau cracher sur la vie. La vie vivait en elle, et voulait
vivre. Elle était une femme aux fortes hanches, de vingt-
deux ans.
Son père était professeur d’histoire du droit à l’Université
de Kazan, — un haut représentant respecté de l’ancienne
intelliguentsia, qui avait été le marchepied de la Révolution
et que la Révolution avait aussitôt dépassée, brisée, rejetée
dans la pire réaction. En quelques semaines

339
« l’intelligence » de Russie, comme une boussole affolée,
avait sauté de Kerensky à Denikine, du socialisme
révolutionnaire aux collusions indélébiles avec la contre-
révolution blanche. Elle n’avait pas eu le temps de
reprendre son souffle et son chemin ; égarée de trouble et de
fureur, aveuglée par l’ouragan, elle s’était retrouvée, avec
stupeur, parmi ceux qu’elle méprisait comme la boue de ses
souliers. Elle s’en sentait déshonorée ; mais elle ne pouvait
plus s’y arracher ; elle y était engluée par des caillots de
sang ; même la langue était liée. Il ne restait plus d’autre
issue que de s’enfoncer dans la fondrière, jusqu’à ne plus
voir et ne plus sentir, jusqu’à mourir. Fedor Volkoff avait eu
la chance de mourir, dès les premiers pas de son chemin de
croix — (il n’est pas de croix que pour les justes : le Christ
a eu pour compagnons sur son gibet deux hommes qui se
sont trompés) ; — fait prisonnier dans une fuite, il s’était
laissé fusiller sans un mot, ne pardonnant rien ni aux
ennemis, ni aux amis, — ni à soi-même, — les dents
serrées, maudissant le monde… La nuit, enfin !…
Et il y avait aussi un jeune frère, de quatorze à quinze
ans, qui adorait Assia[1], qui partageait ses rêves d’amour et
de génie, qui était parti, aux premières sonneries de
rassemblement, avec une troupe de jeunes fous lycéens
comme lui, à peine armés, pour combattre les bolcheviks :
ils avaient tous été exterminés.
Assia avait continué seule sur le chemin de la déroute, où
chaque station était marquée par une souffrance et par une
honte. Et plus d’une fois, elle y avait fait le coup de feu.

340
Elle y aurait rendu son âme, à chaque fois que la course
éperdue s’arrêtait, si la fureur de vivre qui est au ventre des
jeunes êtres et le délire qu’elle entretient dans leur cerveau
ne lui avaient bloqué les yeux sous un voile rouge, et
enfoncé leur éperon aux flancs. Elle le savait. Elle le
voulait. Elle suffoquait de dégoût de soi et de mépris. Et
puisqu’il fallait manger, pour vivre, le mépris, elle s’en
gorgeait.
Quand elle avait pu, enfin, atteindre le havre d’occident
— la côte de sable entre les falaises, où les naufrageurs
achevaient de voler aux naufragés leurs épaves — Paris, la
grève bruissante, où, rejetés par l’océan, les crabes entassés
dans le panier se dévoraient, — elle s’était terrée à l’écart.
Aux premiers contacts avec les émigrés, qui y avaient établi
leur camp dès le début de la Révolution, elle s’était repliée,
glacée : ils lui étaient plus étrangers que l’étranger ; ils
avaient perdu liaison avec la vie ; ils ne comprenaient plus
rien à rien ; et ils continuaient de pérorer, de disputer, de
décréter, sans s’apercevoir qu’ils étaient morts. Chaque fois
qu’elle les voyait, elle avait un recul de répulsion
hallucinée : — « Morts… ils sont morts… Comment ne le
sentent-ils pas ?… » Ils le sentaient, dans une convulsion
désespérée. Ils hurlaient à Dieu, au diable, au tsar et à la
mort — la mort des leurs, la mort des autres, la mort de
l’entière humanité. Puisque l’Europe, puisque le monde, ne
voulaient pas les sauver, il fallait que l’Europe, que le
monde pérît avec eux. Et la folie du meurtre s’emparait de
ces cerveaux qui sombraient dans la démence mystique et le

341
délire de l’alcool. — Elle les fuyait, elle haïssait leurs
bavardages, leur frénésie et leur inutilité. Elle fuyait, elle
haïssait tout ce qui lui rappelait son passé. Elle avait plongé
dans le gouffre énorme de la solitude, qui est le plus énorme
au cœur d’une grande ville. Cette ville ne comprenait pas
plus ces Russes qu’elle abritait, que ces Russes — qu’elle-
même — ne comprenaient cette ville qu’ils méprisaient, en
y logeant. Assia était en marge des vivants. Elle avait le
sentiment d’appartenir à un monde englouti.
Mais elle ne pouvait pas être engloutie. Elle était d’une
substance indestructible : la forme seule peut changer.
Comme ces vies sous-marines qui s’adaptent à toutes les
pressions, elle eût vu sans yeux et respiré sans poumons.
Rien ne pourrait, avant son heure, la déloger : pas même,
peut-être, sa volonté.
Elle avait duré deux ans dans un isolement presque
complet, dénuée de ressources, vivant de moyens de hasard
invraisemblables, se nourrissant certains jours d’une
pomme qu’elle avait volée à un étalage, d’autres jours rien ;
ou bien, le jour qu’elle avait gagné quelque argent,
mangeant pour une demi-semaine, avec la voracité d’une
jeune louve : elle avait l’estomac cosaque, on le resserre ou
on le distend, selon qu’on a ou qu’on n’a pas à mettre
dedans. Incapable, d’ailleurs, d’un effort régulier. Quand
elle donnait le coup de collier, elle faisait le travail d’une
équipe : aucune tâche ne la rebutait ; elle avait lavé le
carreau d’un café, et les crachats ; elle restait sur ses jambes
d’acier lisse, quatorze heures d’affilée, à faire la femme de

342
charge dans une maison, ou à porter pour un magasin des
paquets dont les ficelles sciaient les doigts, d’un bout à
l’autre de Paris, sur des chaussures qui prenaient l’eau. Et il
arrivait qu’en rentrant au logis, ces nuits-là, elle ne se
couchât point : elle restait à lire, jusqu’à l’aube, assise sur
une chaise défoncée, dans ses vêtements qui sentaient le
chien mouillé ; elle avait seulement enlevé ses socques et
rafraîchissait ses pieds gonflés sur le carreau. — Mais il
arrivait aussi qu’elle plantât là le métier, sans s’excuser, et
qu’elle restât, toute la journée, couchée sur le dos dans son
lit, jambes repliées, les genoux dressés, à rêvasser, ne
penser à rien, penser à tout, le sourcil froncé, en remplissant
ses draps fripés de la cendre de ses cigarettes. — Et puis,
elle avait, de loin en loin soudain, la fringale de se mêler
aux êtres humains. Elle courait, sans but, toute la nuit,
entrait dans les endroits bruyants, les cabarets et les
dancings, mais à sa façon de chienne sauvage, qui flaire, qui
passe, et qui repart dans la nuit. Elle n’avait aucune
coquetterie, mais un goût barbare des couleurs. Jamais un
homme n’eût songé à en sourire. L’expression, le
mouvement, donnaient le style. L’apparition ne passait pas
inaperçue. Les autres femmes faisaient la lippe, la voyaient
laide, la « détaillaient ». Rien n’y faisait. Elles enrageaient,
car elles savaient bien que, sur son passage, pas un homme
qui ne tressaillît. Elle eût vécu, si elle eût voulu, de son
corps. Et aucun préjugé ne retenait ce corps maigre, ardent,
affamé, à qui la vie ne semblait plus avoir rien à apprendre.
Mais pas une fois, elle ne le vendit. Même pour rien, à
aucun corps ce corps à jeun, elle ne l’accola. Une horreur
343
muette du passé et une rancune sauvage contre ce que ce
corps avait subi. Souffrance, révolte, acharnement contre sa
nature. Besoin inavoué d’expiation, l’inguérissable plaie
que porte au flanc un être fier, un être sain, que l’indigne
vie a outragé. De cette blessure, les effets sont tout pareils à
ceux du renoncement religieux. Il se punit, pour les
souffrances, pour les affronts qu’il a reçus. En ces deux ans
de solitude effroyable à Paris, elle se contraignit à
l’ascétique chasteté. Le monde entier n’eût pu l’obliger à
rompre son vœu non formulé. Même pas les crispations de
son estomac, que plus d’une nuit le manque du manger
tenaillait. Au contraire ! Plus la nécessité lui broyait les
côtes, plus elle se cuirassait dans son refus. Elle était
défendue par son âpre fierté de vaincue, qui n’avait plus que
ce gage à sauvegarder, pour ne point toucher la terre avec
les épaules ; et elle s’engageait à ne le point céder, même
dans la pire nécessité, — bien qu’elle n’y attachât
aucunement le prix qu’y attribuait l’ancienne morale.
C’était le signe des derniers restes de sa liberté. Dans sa
méfiance soupçonneuse qu’on ne le lui arrachât, elle se
condamnait, cette sans-dieu, à une Thébaïde sans eau et
sans amour de moine farouche et entêté des premiers temps.
Elle cherchait à sa famine un ersatz dans un étrange
intellectualisme, intermittent, mais, par accès, aussi
tenaillant que la faim au ventre, et qu’en comblant, on
soulageait l’autre. Alors, elle allait passer des heures, lisant
un livre non coupé à la devanture d’un libraire, dans ces
galeries de l’Odéon, où coulait glacé le vent d’hiver ; et les

344
commis emmitouflés, qui battaient la semelle, la laissaient
faire ; ils avaient fini par la connaître, et elle leur faisait
chaud aux yeux. Elle, scrupuleuse, remettait le livre, après
l’avoir lu, à la place et sous la bande d’où elle l’avait tiré ;
mais elle avait, cachée dans sa manche, une épingle à
cheveux, dont elle usait comme coupe-papier, quand le
surveillant avait le dos tourné. Elle lut ainsi des livres
entiers, des traités, — certaines brochures de Marx, que,
dans sa course de trois ans, pourchassée par la Révolution,
elle n’avait connu que par rumeurs furieuses, comme une
des sept têtes du Dragon. Elle y passa plus d’une journée,
s’ingurgitant, page par page, chaque chapitre. Elle se
gardait de rafler le volume, comme elle faisait des tomates
et des pommes, à l’étalage des épiciers. Le garçon nu
qu’elle veillait en ce moment dans son lit d’hôtel, ne se
doutait guère que c’était elle qu’il avait prise au poignet,
certain jour, à la devanture de la rue Caumartin. Elle
n’aurait eu aucun scrupule à emporter aussi un bouquin,
dont sa faim avait besoin, si elle n’avait dû se ménager la
possibilité de revenir manger le foin au râtelier du libraire.
Elle aurait aussi bien pu arracher une page ou deux du livre
qu’elle lisait. Elle était de ces barbares dangereux — (toutes
les femmes le sont plus ou moins) — qui, dans leur avidité
de s’approprier quelque parcelle de savoir, n’hésiteraient
point à lacérer un livre précieux prêté dans une
bibliothèque. — « Pourquoi donc pas ? Les livres sont faits
pour que je les mange… » — Mais puisqu’elle devait
s’assurer pour le lendemain le vivre — les miettes sous la
table du libraire, la prudence lui commandait d’être aussi
345
soigneuse que le libraire des livres qu’elle feuilletait. Ils se
faisaient mutuellement confiance.
Après, elle rentrait ruminer son avoine, le ventre vide, le
cerveau plein. Et elle mâchait l’écorce sèche et les pépins
de l’orange d’hier, pour tromper ses crampes d’estomac.
Au bout de deux ans de ce régime de carême héroïque,
entrecoupé de quelques lippées de rencontre, elle n’était
point morte, elle s’était refait une vie neuve. Elle avait cette
inquiétante élasticité des Slaves, à qui les siècles ont appris
à tout souffrir, et à durer. Et elle avait ce miraculeux
pouvoir de résurrection, qui est le don des âmes élues :
(quand je dis : « âme », je dis : « corps » : il est des corps
que — l’on croirait ! — l’âge et la mort n’atteint pas :
aucune blessure, aucune souillure ; quand vient l’usure,
l’enveloppe fripée se fend et tombe, une autre toute fraîche
se montre à l’air)… L’âme féminine est un film. Comme
des images, les âmes s’y succèdent et tournent (sont
tournées). Des âmes souvent étrangères les unes aux autres.
Même les plus stables, même une Annette, ont assisté plus
d’une fois en elles à ce déroulement. Mais jamais en une
Annette, et rarement en une femme d’Occident, ne se
produisaient des coupures aussi nettes, de l’une à l’autre
âme. En une seconde, chez Assia, il y avait éclipse totale de
l’âme régnante : oubli complet. Et une autre âme, d’autres
vouloirs, apparaissaient ; elle n’en avait aucun étonnement ;
elle s’identifiait à eux immédiatement ; ils étaient siens, elle
était leur, tout le temps de l’éclipsé. Puis, elle se retrouvait
de plain-pied, sans heurt et sans surprise, dans la première

346
psyché qu’elle avait quittée. C’était un danger permanent.
Mais c’était aussi une assurance et un repos. Puisque la
première âme revenait ! (On était sûr…) Et dans le temps
qu’elle s’était engloutie, elle avait repris force et fraîcheur ;
elle ressurgissait, comme des draps d’un bon sommeil…
Ainsi, Assia, sans liens, sans lieu, sans dieu, sans
illusion, sans rien de ce qui fait vivre, vivait, imbrisable,
l’arc retendu chaque matin, ferme et tout neuf, à la chasse
de chaque journée. Des expériences accablantes de la vie où
son esprit et sa peau s’étaient frottés, sa peau ne gardait pas
la sanie, et son esprit point le goût de néant. Elle était
foncièrement saine. La raison avait eu beau tout saper :
l’instinct déterrait le jeune avenir sous la sape. Sa libre
critique effrénée et la santé sauvage de sa nature, qui allait
toujours droit à ses fins, sans s’embarrasser de faux-fuyants,
l’avaient peu à peu rapprochée — d’abord, sans qu’elle en
eût conscience, puis : — ( « Que m’importe ? Je vais mon
chemin ; le chemin est aussi aux chiens !… » ) — des
conceptions de la Russie nouvelle. Quand elle s’était
retrouvée en contact avec quelqu’un qui en venait — une
ancienne compagne de pension, à présent communiste,
dactylo à l’ambassade des Soviets, — elle avait subitement
reconnu sa terre et son climat spirituel. Son orgueil de
vaincue qui ne voulait point l’être s’était refusé à
l’admettre. Mais qu’elle l’admette ou non, le fait est là :
cette émigrée voit, juge les émigrés et l’Occident, et le
monde moral et social tout entier, avec les yeux d’un Russe
de la Russie révolutionnaire. Ce qui le plus l’empêche d’y

347
participer, c’est une fierté individualiste, que la solitude de
l’exil avait encore accrue. Les circonstances de sa vie
avaient imprimé à sa nature ce pli ineffaçable ; mais le fond
même de sa nature eût aspiré à se mêler à ces masses
humaines en fusion. D’où, des accès intermittents de
nostalgie fiévreuse et torpide.
Alors, ces jours dont j’ai parlé, d’immobilité prostrée sur
son lit. C’était alors qu’avait filtré peu à peu, à travers la
cloison, la présence invisible du jeune voisin. Dans la
paralysie des membres étendus, l’ouïe gardait une acuité
accrue, et elle plongeait, comme une antenne d’insecte
géant, entre les fentes, dans la chambre de Marc. Elle
l’explorait, en tâtonnant, et, morceau par morceau,
reconstituait l’antre et la bête. Celle-ci — je dis : Marc —
trompée par l’immobilité du voisinage, se livrait, sans se
douter que tous ses mouvements étaient palpés : l’antenne
sans yeux, tenace, le fouillait, du haut en bas. La fièvre de
Marc ne monologuait pas seulement en rêve. Quand il se
croyait seul, il ne surveillait pas son bouillonnement : il en
fusait des apostrophes passionnées, des sommets de phrases
sorties de l’ombre, comme des crêtes de vagues au soleil,
des dialogues de Jacob avec l’Ange. L’ouïe aux aguets
plongeait, comme la mouette, sous l’écume ensoleillée des
mots apparus, au fond du cœur. D’abord attentive au seul
timbre de la voix et à l’image de la bouche, que la voix
évoque, comme l’odeur évoque le fruit : puis, de la bouche
se promenant sur le reste du corps, qu’elle tâchait de
reconnaître dans la nuit. Elle le flairait. Non par attrait, mais

348
par instinct animal de femelle, et par désœuvrement. Quand
elle eut achevé son inspection et, au flairer, palper, goûter,
pris possession de l’être à côté, elle eut le désir, mais sans
hâte, de contrôler de visu l’individu qu’elle avait construit.
Elle ne le chercha point ; mais un soir, elle le rencontra dans
l’escalier ; elle s’arrangea pour que dans l’ombre il ne la vît
pas ; mais elle le vit et, du premier coup, elle reconnut le
garçon de la rue Caumartin, le piège à loups, qui s’était
fermé puis rouvert sur son poignet. (En ce moment, à son
chevet, penchée sur Marc brûlant de fièvre, elle la regardait,
la belle jeune patte aux doigts longs, qui l’avaient tenue
dans leur étau ; et avec sa main, elle la caressa). Pour le
reste, l’image réelle ne lui parut point trop différente de
celle qu’elle avait créée. En de tels cas, le réel se substitue
instantanément à l’inventé, au point que l’esprit se figure
qu’il ne l’a jamais vu autrement.
Mais le certain, c’est que, de cet instant, le voisin prit
pour elle plus d’intérêt ; et elle suivit sa destinée d’un
regard d’ouïe plus pénétrant. Elle fut frappée du sérieux de
cette jeune vie, et son expérience personnelle lui ouvrit les
retraites cachées de cette solitude inhumaine, comme la
sienne, et les souffrances, dont l’orgueil stoïque défendait
l’accès. Maintenant qu’elle s’obligeait à ne point dormir,
une partie des nuits, pour ne point livrer les secrets de son
sommeil, elle suivit ceux de l’autre sommeil et la marée de
fièvre qui montait. Elle vit venir sur le jeune corps le mal
infaillible, qui décrivait, comme l’épervier, ses gires, les

349
rétrécissant à chaque tour. Elle attendait l’heure pour
intervenir. — L’heure était venue. Elle entra.

Elle avait assez vu de maladies, dans les années de


l’exode atroce où elle avait été balayée dans les remous de
l’armée débandée, — elle avait assez dû soigner, par des
moyens de fortune (d’infortune la plus abjecte), toutes les
misères et toutes les hontes des corps blessés, — pour
qu’aucun mal ne la prît au dépourvu. Elle ne jugea point
utile d’appeler un médecin. Elle décida qu’elle suffisait.
Marc guérirait, ou il mourrait, aussi bien dans ses mains que
dans celles de la Faculté. Jugeant d’ailleurs de l’autre
d’après elle-même, elle pensait que la première chose était
de lui éviter l’hôpital, et que l’hôpital serait la première
chose qu’un médecin ordonnerait… Non ! quand on meurt,
on veut mourir, seul. C’est le dernier luxe.
Elle usa de révulsions énergiques. Elle lui appliqua aux
cuisses des sinapismes et de la glace sur la tête. Elle le
veilla, l’alimenta, elle le lava. Il n’était point pour elle de
soins rebutants. La chambre était sale et l’air vicié ; le jour
de la fenêtre sur la cour était bloqué par le mur d’en face si
rapproché qu’en se penchant on touchait ses flancs lépreux.
La chambre du coin, où gîtait la Russe, bénéficiait d’une
échappée sur la rue. Assia ouvrit — força — la porte
intérieure qui reliait les deux chambres, et transporta le
malade dans la sienne. Il était plus grand qu’elle ; ses
longues jambes maigres pendaient et une de ses mains
frôlait le plancher : il avait l’air d’un jeune Christ porté au

350
tombeau. Assia marchait, arc-boutée sur ses piliers, ses
fortes cuisses écartées, la lèvre inférieure remontée, bouche
serrée, sourcils froncés, ses yeux sévères couvant le corps
livré à ses bras. Un je ne sais quoi de maternel s’éveillait
sous son sein aride, d’où, avec la bouche de l’enfant tué, le
lait de la tendresse humaine avait été arraché. Le flot tari
remontait, par battements. Elle installa l’homme sans
connaissance, dans son lit. Quand, la nuit qui suivit, dans un
éclair de conscience, il rouvrit les yeux, appelant : —
« Maman ! » comme ceux qui se noient, il se vit dans une
chambre étrangère et, penchée sur lui, une belle bouche
consolatrice, qui lui disait avec pitié : — « Oui, mon
petit… » — et qui baisa ses lèvres sèches.
Elle nettoya la chambre abandonnée. Pendant les
semaines qui avaient précédé la maladie, la saleté s’y était
amoncelée et les papiers étaient épars dans tous les coins.
Elle eut le temps, pendant ses veillées, de les classer. Il s’y
trouvait beaucoup de lettres. Elle les lut. L’homme dans son
lit était sa proie, — momentanée ; mais compte seul le
moment présent ; l’avant et l’après ne sont rien. Toutes les
dépouilles du prisonnier faisaient partie du butin.
Beaucoup des lettres étaient de la « maman ». De son
écriture ferme et élancée, qui s’envolait par grands coups
d’ailes réguliers, comme un oiseau sûr de son chemin,
surgit Annette. Sa figure passionnée se dessina dans la
chambre obscure, au fond des yeux de Assia. À chaque
page que tournaient les doigts de l’envahisseuse, le dessin,
fier et tendre, se précisait. Bientôt, elles furent l’une en face

351
de l’autre, se mesurant. Elles ne se dirent rien. Assia, les
lettres repliées, flairait la femme inconnue. Elle évaluait son
énergie d’amour et de combat : la force vitale. Elle s’y
connaissait. Elle ne s’y trompa point. L’homme couché dans
la chambre à côté lui en valut davantage, pour être sorti de
cette femme.
Par les lettres de la mère, elle reconstituait celles du fils.
Elle pénétrait les derniers replis de ce cœur ombrageux,
toujours en lutte, ses ressauts de colère contre le monde et
contre soi, sa pureté foncière et ses impuretés journalières,
qui le faisaient cabrer de dégoût, ses faiblesses et ses
défaites, qui le rendaient plus proche d’elle et plus
humain… Et la franche intimité avec cette mère, dont la
virile compréhension expliquait l’homme à lui-même et le
calmait. Elle ressentit une jalousie pour cette femme. — Et
ce lui fut le premier signe qu’elle aimait l’homme.
Elle perçut le signe. Rien ne lui échappait de ce que sa
nature cherchait, sournoise, à lui voiler. Elle haussa l’épaule
et se leva. Debout près du lit, elle considéra le corps étendu,
qui se débattait toujours sous l’étreinte. Malgré les soins, le
mal ne cédait point, redoublait. Le dénouement fatal
menaçait. La main de Assia caressa le front brûlant, puis,
s’introduisant sous les draps, serra tendrement les pieds.
Elle réfléchit, jeta un regard sur les lettres laissées sur la
table. Elle sortit, et télégraphia à la mère.

Annette se trouvait en Angleterre avec Timon. Quand


elle reçut le télégramme bref et brutal, sans signature, elle
352
chancela. Timon lui prit la feuille des mains, lut : (elle
n’avait point la force de parler) ; et cet homme dur, qui eût
vu mourir un peuple sans broncher, montra une bonté
inattendue. Annette, dans son affolement, jetait sur ses
épaules son manteau, voulait courir à la gare prochaine,
oubliant tout, argent, passeport, effets. Il la retint, il la fit
asseoir affectueusement :
— « Allons, mon petit ! Ne perds point la boule !
Prépare-toi, mais tranquillement. Avant quatre heures, tu
seras près de ton garçon. »
Et il téléphona à l’aérodrome de tenir prêt
immédiatement son avion. Il accompagna dans son auto
Annette jusqu’au champ d’aviation. Il la rassurait, chemin
faisant, avec une brutale bonhomie, qui ne la convainquait
pas, mais la touchait. En la quittant, il était plus ému qu’il
ne voulait le laisser voir. Il lui dit :
— « Tu le sauveras. Mais quand tu l’auras sauvé,
reviens ! Est-ce que je tiendrai jusque-là ? » Elle dit — (le
mot l’effrayait, mais cet effroi était lointain, elle était prise
par d’autres pensées) :
— « Rien ne te menace… »
Il répliqua :
— « Moi. Quand je me retrouverai seul avec moi. Tu le
sais bien. Aurais-je tenu jusqu’à aujourd’hui, sans toi ? »
Il vit que la pensée de la femme n’était plus là. Il dit :
— « Allons, merci ! Tu as fait plus que je ne pouvais
l’attendre de toi. Et ne te souviens pas de tout ce qui, en
353
moi, t’a sali les yeux ! »
— « Je me souviens de notre amitié. Elle a toujours eu
les mains propres. »
— « Eh bien, mets la tienne dedans ! »
Elle les serra. — L’avion faisait ronfler son moteur. Elle
regarda l’homme à la face d’athlète, comme martelée par
les coups de poing, marquée des doigts brutaux des
passions (quelques-unes nobles, et d’autres viles, pas une ne
manquait à l’appel), le front de taureau et les lourds yeux,
dont le regard épais s’imbibait de son image, afin qu’elle
restât bue par leur éponge. Elle approcha son visage. Et elle
dit :
— « Embrassons-nous !… »
La porte de la chambre était ouverte. Assia ne s’inquiétait
point qu’on entrât. Il n’y avait rien à voler chez elle. Et elle
comptait les voisins pour rien. Mais quand elle vit la mère
qui était entrée (au premier regard, elle la reconnut), elle
s’étonna ; elle ne s’attendait pas si tôt à la venue. Il n’y eut
aucune parole échangée. Annette alla droit au but et, sans
prendre le temps d’enlever son manteau, elle se jeta sur son
petit. Mais comme une mère le sait faire : les bras emportés
et les mains douces, comme une brise qui caresse les tiges
brûlées d’un pré. De leur contact les membres fiévreux
parurent éprouver un soulagement. Les lèvres du malade
remuèrent. Il soupira. Annette reposa, avec précaution, la
tête brûlante qu’elle avait soulevée, sur l’oreiller. Et se
retournant, pour défaire ses vêtements, elle vit l’autre

354
femme qui était restée, bien décidée à ne point céder la
place. De brefs regards s’entre-croisèrent, droits et rudes.
Annette dit :
— « C’est vous. Madame, qui m’avez télégraphié ? »
Assia dit, sans bouger la tête :
— « C’est moi. »
Anette lui tendit la main. Assia la prit. Les deux mains
étaient sans chaleur. Elles signaient le pacte. Annette alla
dans la chambre à côté, du geste invitant Assia à la suivre,
et elle lui dit :
— « Racontez ! »
Il est naturel qu’une mère ait des droits. Mais ceux que
Assia s’était arrogés s’y heurtaient. Et son instinct se cabra,
contre l’involontairement impérieux de cette voix et de ce
geste. Il y eut quelques secondes de muet engagement entre
les volontés des deux femmes. Leur conscience le perçut à
peine, mais leurs forces étaient tendues, comme un cheval
sous la main qui serre la bride. Puis, le cheval céda. Assia
parla. Elle exposa brièvement la marche de la maladie. Elle
ne dit rien sur les rapports existants ou non entre elle et
Marc. Mais elle prit un plaisir obscur à faire savoir à cette
autre que le lit où dormait son fils était le sien. Annette,
dont le regard rapide étudiait les deux chambres pendant
qu’elle parlait, n’eut aucun doute que cette femme fût la
maîtresse de Marc. Pour son esprit sans préjugés, dès lors
Assia ne fut plus une étrangère. Et son attitude se détendit.

355
Assia ne s’en expliqua point la cause. Elle restait froide et
durcie, devant ces yeux graves, qui s’étaient adoucis.
Les deux femmes ne songeaient point à se faire
comprendre l’une à l’autre. Il y avait là cet homme à sauver.
Toutes deux s’allièrent pour sa défense. Elles mirent en
commun leur expérience. Annette fut frappée de la maturité
de celle de Assia et de la sûreté de sa pratique. Avec une
froideur prompte et précise, la jeune femme, sans hésiter,
faisait les gestes nécessaires. Pas un de trop. Pas un à faux.
Devant la mère elle agissait comme si elle était seule, sans
s’embarrasser des soins les plus secrets, maniant ce corps
pitoyable et livré, comme sur un lit d’hôpital la chair qui
souffre est la propriété de l’infirmier. Annette choquée et
captivée, observant cette apparence d’inhumanité, en
reconnaissait la justesse efficace. Elle subissait à son tour
l’ascendant, et elle obéissait docilement, quand, d’une voix
brève, l’autre lui disait :
— « Allons ! Soutenez cette jambe ! Soulevez les reins !
Ne voyez-vous pas ?… »
Bien qu’elle eût l’habitude, elle aussi, de ces soins —
(quelle femme d’Europe n’en a fait son école pendant la
guerre ?) — ses mains trahissaient leur émotion, en
touchant le corps de son fils. Elle admirait l’exactitude
impassible des mouvements de Assia. Cette impassibilité
l’étonnait d’autant plus qu’elle avait aussitôt décelé la
violence inscrite dans cette figure et ses passions ; mieux
que Assia, avant que Assia l’eût définitivement reconnu et

356
accepté, elle saisit, à des éclairs qui passaient sur cette face,
que cette femme avait pris possession de son fils.
Elles se partagèrent la veillée. L’une après l’autre fut de
faction auprès de Marc, et prit ensuite sa ration de repos.
Assia, qui n’avait point dormi les nuits d’avant, tomba dans
le sommeil comme une masse. Annette eut le temps de
ruminer ses pensées, en écoutant le souffle fiévreux des
deux êtres, — l’un inégal et saccadé, l’autre hâtif et rude,
comme s’il se pressait de manger sa part. Et en effet, à
l’heure convenue de la faction, Assia s’éveilla brusquement,
et revint prendre sa place au chevet de Marc, forçant
Annette à prendre la sienne sur le lit qu’elle avait quitté,
tout chaud encore de son sommeil halluciné.

Quand, après plusieurs jours anxieux, Marc reprit


connaissance, son regard trouble encore s’éclaira, en
retrouvant le tendre visage de sa mère. Il lui sourit ; et ce fut
pour elle un délice. Mais le regard qui tâtonnait, au-dessus
de l’épaule de Annette rencontra les sourcils froncés, les
yeux pailletés de Assia ; et il s’immobilisa, étonné,
interrogeant, s’interrogeant, cherchant à comprendre ; il
revint aux yeux de la mère et elle y lut l’interrogation.
Derrière elle, Assia n’avait point parlé… Ainsi, ils ne se
connaissaient point ? Elle observait, en silence. La réserve
ombrageuse de Assia ne permettait point qu’on la
questionnât. Elle continuait de remuer Marc sur l’oreiller,
de disposer de lui, comme si elle avait des droits sur lui. Et
Marc, muet, se laissait faire, n’osant demander, fasciné par

357
cette présence qu’il ne pouvait s’expliquer, et cherchant à
retrouver la clef de l’énigme dans les lueurs éparses de ses
nuits de fièvre. Il avait l’étrange appréhension que s’il
formulait une question, l’apparition s’évanouirait. Après
des efforts qui retombaient, l’esprit retrouva la piste. Un
jour se fit dans la pénombre. Mais il avait besoin d’en être
sûr, et, pour pouvoir le contrôler, il était gêné par la
présence de sa mère. Enfin, il profita d’un instant où elle
était éloignée et où Assia se penchait sur lui, pour
chuchoter :
— « Vous êtes ma voisine d’à côté ? »
Elle dit :
— « C’est vous qui êtes d’à côté. Vous êtes chez moi. »
Il ne l’avait pas remarqué… Son regard courut autour de
la chambre. Sa tête encore faible fut inondée d’une coulée
chaude, et son front rougit. Assia y posa sa main ferme :
— « Allons ! Reste tranquille ! Tu penseras, un autre
jour. »
Et, toujours penchée, comme pour remonter l’oreiller,
elle expliqua, en mots sommaires qui n’admettaient point de
réplique, les événements :
— « Il y avait plus d’air dans cette chambre. Je t’y ai
porté. Maintenant, ferme !… Il n’y a rien de plus à penser. »
Elle parlait à mi-voix, brusque ; mais Annette entendit le
tutoiement impérieux, qui clouait de saisissement fasciné
son fils sur l’oreiller. Et quand Assia, se retournant, croisa
son regard avec celui de l’autre femme, elle y lut. Peu lui
358
importait ! Elle n’avait rien à cacher. Mais elle ne tenait pas
à parler. Et Annette, respectant ce silence, attendit qu’il plût
à l’étrangère d’en dire davantage.
Ils restèrent ainsi, tous les trois, sans se livrer,
s’observant. Marc lentement étudiait ce corps, qui
lentement l’enveloppait d’un inexplicable attrait. Chacun
des traits, séparément, lui était étranger, lui paraissait
presque hostile ; et l’ensemble était comme un filet, qui se
resserrait sur sa volonté, maille après maille, inextricable. Il
s’irritait, il s’acharnait à en découvrir les raisons, il
additionnait toutes ses critiques ; il n’arrivait qu’à un total
différent des unités additionnées. Et il s’apercevait qu’il
n’eût pas voulu effacer un des détails, y rien changer.
Chacun était une maille nécessaire du filet. C’est que cette
femme n’était pas, comme les autres que l’on aime pour une
bouche, un nez, une gorge, des morceaux. Elle existait, et
on l’aimait ou la haïssait, pour elle toute, pour l’animal
unique, sans second, qu’elle était, qui s’imposait par sa
force d’être. Et chacun de ses détails, beaux ou laids —
surtout laids peut-être — enchaînait d’autant plus qu’il était
sa marque, qu’il la désignait… « Toi… Et nulle autre… »
Par une convention tacite, il lui parlait le moins possible,
directement ; et jamais il ne se risquait à la tutoyer, comme
elle continuait de faire, avec un sans-gêne insolent — (on
eût dit : une pointe de défi). Annette leur servait pour se
faire entendre. Ils avaient tous les deux bonne oreille pour
écouter d’une chambre à l’autre ce que chacun disait, seul à
seul, à la mère. Mais comme Assia le savait, elle se

359
surveillait et elle éludait les patients efforts de Annette à la
connaître. Elle était bien ingénieuse à échapper, mais sans
rudesse : car les yeux sincères et la cordialité de Annette la
gagnaient. Elle se dégageait, par détours souples, qui,
l’espace d’un moment, avaient ouvert des perspectives,
évanouies avant qu’on ait pu les repérer, et augmentaient
encore l’incertitude. Mais la déception de son jeune
auditeur était recouverte par la jouissance que lui causait la
voix chantante et balancée. C’était plus beau et plus
savoureux que le plus beau corps. Il la goûtait, les yeux
fermés, comme sur sa bouche et sous ses mains. Elle était
chaude et chargée de volupté. Après, quand revenait à son
chevet la femme qui lui disait : « Tu », en le brusquant avec
des mains douces, qui mettaient le feu, il lui tournait le dos,
pour éviter la tentation de lui ouvrir cette bouche volontaire
et d’entrer dedans…
Quand il était seul avec sa mère, il était moins habile à
dissimuler. La convalescence et le désir, qui remontait avec
la sève dans ses jeunes membres, l’ouvraient naïvement aux
regards. Peut-être en secret n’était-il pas fâché que ceux de
la femme inconnue pussent y plonger, par-dessus l’épaule
de sa mère, à qui seule il paraissait parler. Annette ne s’y
trompait guère. La confiance débordante que son fils lui
témoignait n’était pour elle qu’à moitié… — « Petit
rusé !… Tiens ! Je t’embrasse, de compte à demi avec
l’autre… Mais cela ne fait pas ton affaire… »
Marc parlait de lui, de lui, de lui… Il ne se vantait pas. Il
disait le mal et le bien. Mais il y mettait une passion âpre et

360
insatiable. Et c’est tricher qu’être passionné, en parlant de
soi. Fût-ce contre, fût-ce pour, on prend tout l’air et la
lumière. On mange l’autre. Ou on lui dit : — « Mange-
moi ! » (c’est le même). Marc s’offrait, avide, naïf, sans
vouloir ou pouvoir se l’avouer, à la bouche fermée et
obstinée de l’inconnue : « Ouvre-toi ! Mange ! » Et comme
cette bouche était affamée, elle n’en perdait pas une
bouchée.
Elle mâchait sous ses robustes dents cet esprit brûlant,
violent, amer, et tendre, comme un jeune bourgeon encore
vert. Il était frais à la bouche, et sain. Dans toute cette vie
en bouton, désordonnée, contradictoire, qu’il étalait, qu’il
accusait, avec une sincérité emportée qui émouvait et faisait
sourire les deux femmes — ( « Pauvre petit chien ! » ) — il
n’avait rien de gâté, des salissures de ruisseau, dans ses
poils — ( « Viens que je te lave ! »…) — mais le corps tout
neuf resté, comme celui d’un nouveau-né : la convalescence
y contribuait, elle est une nouvelle naissance… Assia,
impassible, frémissait, dans son silence de la chambre à
côté. Ses mains étaient démangées du désir de toucher ce
jeune corps impudent. Elle aimait en ce garçon candide et
hardi cette sincérité de torrent des montagnes, et ses
ressauts contradictoires. Dans ces contradictions de pensée
et — plus encore — d’instincts opposés qui s’arrachent
l’être et qui l’exposent aux plus fâcheuses aventures, Assia
ne cessait pas de se mouvoir, pour son propre compte. Mais
elle y était accoutumée, elle s’en accommodait : c’était sa
nature. Marc s’acharnait à en sortir ; et il se meurtrissait aux

361
murs. L’âpre indifférence de Assia, par mépris de soi et de
la vie, dont la démence des événements lui avait imposé le
pli, s’éprenait du sérieux tragique dans le jeu, que
manifestait ce garçon. Elle avait envie de le bercer contre
son sein, ce grand bêta, violent et vrai jusqu’à l’absurde, et
qu’on aimait pour son absurdité.
Et elle était rapprochée de lui, par leur commun
isolement d’esprit, leur arrachement à leur milieu, dont ils
avaient pénétré l’incurable erreur et vanité. De même
qu’elle avait rompu les ponts entre elle et tout son camp de
l’émigration russe, sans pouvoir passer à l’autre camp, qui
avait tué les siens, qui l’avait traquée et outragée, qu’elle
haïssait de toute la violence de son orgueil foulé aux pieds,
— de même Marc rejetait avec fureur tous les mouvements
de sa génération française, toute cette jeunesse, dont il
perçait à jour l’incohérence, la frivolité, l’égoïsme et
l’arrivisme, naïfs, cyniques ou hypocrites, le mensonge
d’art, le mensonge de pensée, le mensonge d’action, le
mensonge de politique : faux « intellectualisme », faux
« réalisme », faux « européanisme », tous ces masques et
ces mensonges de la servilité ( « Intelligence service ! » ),
de l’impuissance et de l’intérêt…
Il était injuste, atrocement ; et c’eût été inutile de le lui
prouver : il le savait, il voulait l’être ; il en avait trop
souffert ; il y avait participé ; il avait besoin de se venger,
d’arracher de sa peau cette glu, Annette n’essayait pas de
discuter. Elle disait :

362
— « C’est le mauvais sang qui s’en va. Soulage-toi !..
Fais tes dents ! Fais-les aussi sur moi, si ça te fait du bien !
Ça ne sera pas la première fois que tu m’auras mordu le
sein. »
Assia n’eût pas refusé qu’il mordît le sien. Ces jeunes
dents cruelles lui plaisaient. Elles savaient haïr et aimer, —
comme les siennes. L’injustice de Marc, qu’elle était
capable de reconnaître, lui était plus proche et plus chaude
que les jeux d’équilibre de ces singes sur la corde, qui
pêchent l’argent et le succès. Ce n’était point un animal si
commun qu’un Français qui déshabillait, avec cette
vengeresse impudeur, l’hypocrisie de sa mère France —
(non ! point la mère, mais la marâtre !) — Sans doute les
Français toujours se sont targués — (les autres peuples,
également) — d’être les seuls à s’accuser les uns les autres,
tandis que les autres peuples se glorifient. Mais ce leur est
encore — (aux autres peuples, également) — une façon
détournée de se glorifier, en s’attribuant le privilège
dangereux de savoir se critiquer soi-même. Et leur critique
ne va pas loin. Ils l’enveloppent de coups d’encensoir. Ils
sortent de là, agréablement parfumés : car ils s’exceptent de
leurs blâmes. — Marc ne s’exceptait aucunement. Il
flagellait, à tour de bras, ses compatriotes sur son dos. Assia
qui, comme tous les Slaves, pratiquait l’auto-analyse, avec
cette âpre volupté qui soulève les derniers voiles — (la
confession est une manie qui développe chez les mieux
doués de ce peuple le sens psychologique, aux dépens du
moral) — appréciait en connaisseuse ce dépouillement de

363
soi, ce libre regard et cette âme nue. Elle n’était pas sans
pressentir qu’il la déshabillait pour elle. Et c’était vrai. Un
obscur instinct animal poussait Marc à se faire voir et flairer
de celle que l’instinct lui faisait désirer… — « Je me
montre nu. Toi, montre-toi !… »
Elle entendait l’appel. Elle était maintenant parcourue,
par bouffées chaudes, de l’envie d’y répondre, de se
dégrafer et de lui crier : — « Regarde ! »
Elle le connaissait de beaucoup plus près que lui, elle. Il
n’avait plus rien de caché pour elle. Chaque détail de ce
corps était inscrit au fond de ses yeux. Et maintenant que
dans ce corps la vie renaissante remontait, cette vie affluait
aussi dans le double que ces yeux en avaient pris.
L’empreinte brûlait. Le prisonnier prenait, à son tour. Il
devenait gênant…
L’homme et la femme — les deux enfants — s’épiaient,
d’un regard de côté, qui ne perdait aucun de leurs
mouvements. Et maintenant muets — (Marc s’était tu,
quêtant la réponse à l’appel) — ils écoutaient monter en eux
le désir. Et maintenant, l’ouïe suraiguë du convalescent
l’entendait monter chez la femme. Mais à mesure que celle-
ci le sentait, elle se faisait plus dure et plus fermée.
Et un soir vint où l’homme eut la certitude que la femme
livrerait son secret. Elle tournait autour de lui, elle
approchait, puis s’écartait, — le crépuscule se répandait
dans la chambre, Annette sortit, ils étaient seuls — la
femme hésita, se décida, vint brusquement, et elle se
pencha, comme tant de fois, pour remettre en ordre les
364
draps ; — mais cette fois, il fut sûr que ses bras allaient se
refermer sur lui, que sa bouche allait fondre comme
l’épervier ; et, les reins tendus, la chair hérissée, il attendait,
prêt à mordre…
D’un coup d’échiné, elle se redressa ; elle recula contre le
mur ; elle s’y adossa, et dit froidement :
— « Vous êtes guéri. Il est temps que chacun rentre dans
sa chambre. »
Il fut assommé. De stupeur, la parole lui manqua. Puis, le
dépit la lui rendit ; et jetant ses jambes hors du lit, il dit,
d’une voix étranglée :
— « Sur-le-champ. »
Elle haussa l’épaule et, sans bouger :
— « Demain suffit. »
— « Pourquoi attendre ? »
Elle ne fit pas un geste pour le retenir. Il piétinait déjà le
plancher, traînant après lui les draps où, dans sa colère, ses
pieds nus s’étaient empêtrés. Annette rentrait. Elle s’étonna.
Marc dit :
— « C’est une affaire décidée. »
Le silence impénétrable de Assia acquiesçait. Annette
n’insista point, elle savait lire. Elle dit :
— « Soit ! Le déménagement ne sera pas long. Il n’y a à
changer que les draps. »
— « À quoi bon changer ? dit Assia. Ceux-ci, ou ceux-
là… Nous n’en sommes plus à ces délicatesses. »
365
Dans sa rage froide, Marc lui en sut gré. Il était déjà
rentré dans l’autre chambre. Puis, il réfléchit que cette
indifférence était, dans sa froideur, encore plus insultante.
Et il tourna le dos à l’assistance.
Annette, souriant aux deux boudeurs, dit à Assia,
toujours adossée au mur, le museau froncé :
— « Ma fille, nous avons indignement abusé de votre
hospitalité. Pardonnez-nous ! Jamais je ne pourrai vous
aimer assez, pour tout ce que vous avez fait pour mon fils. »
Assia gronda :
— « Je n’ai rien fait. »
(Elle avait été touchée au cœur par cette voix, — par
deux mots).
— « Vous l’avez sauvé », dit Annette.
Elle lui tendit les bras. Assia s’y jeta, le front en avant,
qui s’enfouit contre le sein de la mère. Impossible de
soulever ce front obstiné. Annette n’avait que les cheveux à
baiser.
— « Maintenant, dit-elle, convenons de nos
arrangements ! À présent que ce grand garçon est capable
de sortir, je pense qu’il est mieux de lui chercher un autre
logement, plus salubre. »
— « C’est mon avis », dit Assia.
Marc grogna :
— « On a le temps ! »
— « Pourquoi attendre ? » dit Assia, les lèvres pincées.
366
Marc, furieux, s’aperçut qu’elle lui rétorquait les mots
mêmes qu’il lui avait dits.
— « Très bien ! fit-il. Alors, demain. »
— « Laisse-moi le temps de trouver ! » dit Annette
— « C’est tout trouvé, dit Assia. Je vous indiquerai, rue
de Châtillon, si vous voulez, un logement vacant qu’une de
mes connaissances a dû quitter, ces jours-ci. »
— « Nous verrons demain », dit Annette.
Elle tendit la main à Assia, qui se retira dans sa chambre
et s’enferma ; elle jeta un regard apitoyé et ironique à son
fils et lui dit bonsoir, en n’ayant garde de remarquer sa
méchante humeur. Elle s’en retourna dans sa chambre,
qu’elle avait louée, dans le même hôtel, à deux étages au-
dessous.
Marc resta seul. Il eut le temps de cuver son dépit. Il eut
même celui de perdre toute fierté, pour ne garder que le
chagrin. Mais le désir était resté. Il se muait en une soif
enragée. La source était là, tout près. Un seul mur l’en
séparait. Un mur de plâtras, un mur d’obscurs malentendus.
Mais demain, ce serait toute une ville. Il ne se donna pas le
temps de réfléchir. Sa main frappa au mur. À peine l’avait-
elle fait, qu’il le regrettait. Il eût voulu crier : — « Ne venez
pas ! » — Il n’eut pas la peine de le dire. Elle ne vint pas.
Rien ne bougea, de l’autre côté du mur. Marc, indigné,
penaud, se mordait les poings… Il attendit… La nuit vint.
La nuit était venue. Par-dessus les toits, la grêle horloge de
la Sorbonne sonnait onze heures, sonna minuit, sonna une

367
heure. Marc se rongeait, la face au mur, le corps ramassé
fiévreusement dans ses draps, les genoux remontés comme
un chien qui s’est mis en rond… Que voulait-il ? L’étreinte
brutale ? — Non. Il n’eût pas su dire quoi… Cette femme,
ce qu’elle porte dans son sein, ce qu’elle cache, ce qu’il
flaire de cette vie, de cet esprit, le mal, le bien. Il veut tout.
Il a besoin de ce ruisseau, pour le mêler au sien. Que roule-
t-il dans ses eaux ? Il ne sait pas. Il lui faut ces eaux. Il lui
faut tout… Et pour l’avoir, il faudra bien l’étreinte brutale.
C’est le seul chemin. Mais tout son sang se révolterait, si
vous disiez à ce garçon que c’est là ce qu’il veut. Il crierait :
— « Non ! » — et il serait sincère. Comme le ruisseau qui
se précipite vers la rivière. Il ne court pas à elle. Il court à la
mer. Et il lui faut cette transfusion de sang, son affluent,
pour ne pas mourir avant, dans les sables… La bouche de
Marc veut boire le sang de Assia… Soudain, cette bouche
aux lèvres sèches se colla contre la paroi ; elle souffla :
— « Assia !… »
La plus fine oreille n’eût pu l’entendre. Quelques minutes
se passèrent. Il répéta :
— « Assia !… »

plus fort… Silence de mort. Marc haït. Haït jusqu’à en


perdre le souffle. Il retomba sur sa couche, les mains au
cou, cherchant à arracher le nœud invisible qui
l’étranglait… Puis, l’air revint, afflua. Avant même qu’il eût
entendu, il avait vu… La porte s’ouvrit, la femme entra.

368
Depuis qu’elle était sortie, elle se tenait là, dans la nuit,
tapie sur son lit, muette, immobile. Elle avait tout entendu,
depuis le premier coup sur le mur, qui l’avait fait flamber de
colère, jusqu’au premier souffle imperceptible, qui l’avait
fait défaillir de douceur. Elle était tour à tour, et par
sursauts, presque en même temps, feu et glace, un jet de
sang brûlant qui fuse et qu’un coup de piston refoule, et
l’insensibilité la plus complète… Elle était résolue à ne pas
bouger… Et pourquoi donc ? Que lui coûtait de prendre cet
homme, si elle le voulait ? Elle en avait pris d’autres…
Mais celui-là, non ! Elle était prise. Et elle ne voulait plus
l’être. Elle ne voulait plus se reprendre à l’illusion… Et
comme elle aimait vraiment, cette fois — (elle se refusait à
le savoir) — elle s’inquiétait, pas seulement d’elle, — de
lui, et du mal qu’elle lui ferait. Car elle savait — (ceci, elle
consentait à le savoir) — qu’elle n’était pas inoffensive.
Qui la prendrait, prendrait, avec le corps, l’âme, l’âme
tourmentée, l’âme harassée, l’âme affamée, les pieds talés,
brûlants, qui marcheraient jusqu’au dernier souffle, —
prendrait le passé, prendrait l’avenir… C’était beaucoup
pour les jeunes reins du fiévreux garçon, que dans la nuit
elle revoyait et étreignait !… Elle tâtait la souple échine.
Elle la sentait, sous sa main, arquée jusqu’à se briser… Elle
l’écarte, mais sa main revient Elle ne peut s’en détacher…
À force de dire : « Non ! » et de la repousser, en la
cherchant, ses mains, ses bras et ses genoux l’entraînèrent.
Elle se retrouva pieds nus, sur le seuil de l’autre chambre,
indignée, se roidissant contre la violence qu’on lui faisait,

369
haïssant celui qui la haïssait, prête à crier, d’une voix
hostile : — « Qu’est-ce que vous me voulez ?… »
Elle courut à lui, et s’y heurta…

Maintenant, le nœud de leurs corps, distendus, se déliait.


Mais leurs esprits restaient noués. L’un contre l’autre, ils
sentaient battre, au creux du ventre, le même sang, et se
répandre dans leurs membres, sa chaleur calme, son flot
d’or. Et Marc enivré de sa prise, disait, riant, et
l’étreignant :
— « Je t’ai, je t’ai !… Tu es à moi… »
Et Assia, muette, pensait :
— « Je ne suis à toi. Je ne suis à moi, ni à personne. »
Mais elle le serra dans ses bras… La fine échine, les
doux reins… Il lui sembla qu’elle pourrait les casser… Elle
fut inondée de tendresse. Elle se baissa impétueusement, et
elle les couvrit de baisers. Le jeune compagnon soupirait,
promenant ses longs doigts qui tremblaient, sur l’ardente
face, dont les lèvres voraces les happaient. Et dans sa
reconnaissance éperdue, il parlait, parlait, ramageait comme
un oiseau, il se confiait en mots naïfs et sans suite, il
épanchait le fond de son cœur, il livrait candidement sa
solitude, le plus secret de son être et son destin, il les
remettait aux mains de cette femme inconnue, qui
l’écoutait, la face enfouie dans le sillon de sa ceinture. Elle
l’écoutait, attendrie, avec amertume et ironie. Il se donnait,
s’imaginant qu’il la connaissait : il ne savait rien d’elle, rien

370
de sa vie, rien des cicatrices et des marques indélébiles qu’y
avait laissées le passé, rien du dépôt de l’âme au fond du
vase, rien du fond… S’il avait pu l’entendre, il eût
répondu :
— « Le fond de toi, je le connais, mieux que toi. Si je ne
puis pas faire le compte des jours et des nuits qui ont passé
à ta surface, j’ai touché le fond. »
Qui eût pu dire lequel des deux avait raison ? L’éperon de
l’amour entre jusqu’au delà de la conscience. Mais il est
bien vrai qu’il est aveugle. Il touche, il tient, il ne saurait
dire ce qu’il tient, il ne voit rien.
Tl tient pourtant… Quand les jaunes vitres de la chambre
s’éclairèrent d’un jour plus jaune encore que d’habitude —
la pluie tombait — Assia se pencha sur le jeune compagnon
qui s’était enfin endormi, au matin. Elle n’avait point fermé
les yeux… Elle regarda ses joues lasses, sa bouche
heureuse, son souple corps abandonné, et leurs jambes
étaient entrelacées, elle ne pouvait se dégager ; elle pensa :
— « Où est le mien ? Où est le sien ? Nous sommes
maintenant emmêlés… »
Et, de lassitude et de volupté, elle avait envie de
retomber… Mais elle se raidissait. Elle se disait :
— « Non ! Il ne faut pas ! Qu’a-t-il à faire avec moi ? Et
moi, qu’ai-je à faire avec lui ? Que chacun de nous reprenne
le sien !… »
Elle s’arracha. C’était dur. Il rouvrit les yeux. De ce
regard, elle défaillit presque. Elle se fit violente. Elle lui

371
referma les paupières, sous sa bouche. Elle lui dit :
— « Dors… Je dois sortir un moment ; mais je ne te
quitte pas : je t’emporte, et je me laisse… »
Il replongea dans le sommeil, trop anéanti pour répondre.
Elle s’échappa. Elle disait vrai : elle emportait, au fond de
son cœur, un morceau de lui, incrusté. Il était trop tard pour
échapper. Elle alla frapper à la porte de Annette. Elle lui
dit :
— « Je vous ai parlé d’un logement libre. Je vais vous le
montrer. Sortons ensemble ! »
Annette, habillée déjà, rangeant ses affaires dans sa
valise, semblait prête au départ. Elle se tourna vers Assia.
Un regard lui suffit pour entendre souffler dans cette
poitrine les grands vents chauds, — non plus la bise glacée
d’hier soir : — c’était toujours la tempête, mais l’ouragan
avait tourné. Elle dit : — « Sortons ! » — Assia n’entendit
pas dans la poitrine de cette autre femme une autre tempête
de douleur. Son regard brûlant lut sur la table un
télégramme ouvert :
— « Timon dead… » [2].
Les mots, à peine lus, s’effacèrent. Que lui importait ? …
Elles sortirent.
Elles marchèrent d’abord, échangeant quelques brèves
remarques inutiles sur la pluie qui tombait. Puis, elles se
turent en traversant le Luxembourg, entre les deux portes
grillées de la rue de l’Abbé-de-l’Épée et de la rue Vavin.

372
Les vertes pelouses étaient sous la bruine. Brusquement,
Assia s’arrêta, prit une chaise, dit à Annette :
— « Asseyez-vous ! Je veux vous parler. »
La pluie tombait, fine, tenace, pénétrante. Pas un passant.
Elles étaient au pied de la pastoure et de sa chevrette
sculptées en pierre. Annette ne discuta point. Elle s’assit sur
la chaise ruisselante. Assia, près d’elle. Annette avait un
imperméable, Assia un simple châle rouge, très usagé, dont
elle ne cherchait même pas à envelopper ses épaules ; sa
robe de laine et coton grise, échancrée, buvait l’eau.
Annette se pencha, partageant son parapluie avec elle. Assia
dit :
— « Ne vous occupez pas de moi ! J’en ai vu d’autres !
Cette robe aussi… »
Annette n’en continua pas moins à l’abriter. Et à mesure
que Assia racontait, les deux femmes, coude à coude, prises
également par le récit, se serraient, et leurs têtes finirent par
se frôler.
Assia avait débuté ex abrupto :
— « Voilà cinq ans que tous les ruisseaux de l’Europe me
roulent. Je n’ai pas peur d’une douche de plus. Je le
connais, le goût de fange, le goût de suie, qui est dans votre
pluie ! L’eau des grandes villes ne lave pas, elle salit. Mais
je n’en suis plus à défendre mon hermine. Elle n’a plus une
place qui n’ait traîné. Elle a ramassé l’odeur de tous les
troupeaux. La sentez-vous ? » (Elle lui mit son châle sous le
nez…) « Il a roulé dans les boues grasses d’Ukraine et dans

373
la millénaire ordure de Constantinople et ses marchés
atroces, avant de venir ici ramasser la poussière de votre
épouvantable indifférence… »
— « La mienne ? » murmura Annette.
— « Votre Occident. »
— « Je n’ai à moi, dit Annette, que moi. »
— « Vous avez de la chance ! dit Assia. C’est plus que je
n’ai jamais eu… Écoutez-moi ! Je dois parler… Si ce que je
dis vous écœure ou vous ennuie, vous partirez… Je ne vous
retiens pas. Je ne retiens personne… Mais essayez !… »
Annette se tut, observant de profil la jeune femme au
front saillant, qui, la tête droite sous la pluie, le sourcil
froncé, le dur regard fixé devant elle, ne voyait rien devant
elle, tout au dedans, redescendait dans la prison de ses
souvenirs.
— « Vous avez, dit Assia, plus du double de mon âge.
Mais la plus vieille des deux, c’est moi. J’ai tout vécu. »
— « Je suis mère », dit doucement Annette.
— « Je l’ai été », dit Assia d’une voix rauque.
Annette tressaillit. Avec précaution, elle murmura :
— « Vous ne l’avez plus ? »
— « Ils me l’ont tué dans mes bras. »
Annette étouffa un cri. Assia fixait un coin du châle
taché :

374
— « Tenez ! Regardez !… Les bouchers !… Ils l’ont
saigné, comme un agneau… »
Annette, sans mots pour s’exprimer, avait, d’un geste
instinctif, posé sa main sur l’épaule de Assia :
— « Ma pauvre petite !… »
Assia écarta son épaule, et dit sèchement :
— « Laissez !… Nous n’avons pas à nous apitoyer… Ce
qu’ils ont fait, je l’aurais peut-être fait. »
Annette cria :
— « Non ! »
— « J’ai voulu le faire, reprit Assia. J’avais juré, après,
de tuer tout enfant d’eux qui me tomberait dans les mains…
Mais je n’ai pas pu… Et quand j’ai vu l’homme qui, pour
me venger… ! c’est lui que j’ai failli tuer. »
Elle ferma la bouche. Pendant quelques minutes, on
n’entendit plus que la petite pluie qui tombait, tombait,
s’égouttait. Annette posa la main sur le genou de Assia :
— « Parlez ! »
— « Pourquoi m’avez-vous interrompue ? »
Elle reprit :
— « Je n’étais pas née pour de tels temps. J’ai dû m’y
faire. Les temps sont venus. Ils m’ont violée. Je ne suis pas
la seule. Nous sommes là-bas des milliers, qu’ils sont venus
prendre dans notre lit de jeunes filles et qu’ils ont
saignées… Le tour viendra pour vos filles de l’Occident…
Tout le sang de notre cœur, de nos illusions, s’est écoulé.
375
Beaucoup sont mortes. Moi, j’ai vécu. Pourquoi ? Je ne sais
pas. Vous, le savez-vous ? … Qui me l’eût dit, quand
j’agonisais, que je vivrais encore aujourd’hui ? Je lui eusse
craché mon âme à la face. J’eusse crié — « Non ! » — Et
j’ai vécu !… Et je vis !… Et je veux vivre !… N’est-ce pas
terrible ? Que veut-on de nous ? Qui nous veut, — quand
nous, nous ne nous voulons pas ? »
— « Notre destin, dit Annette. Celui des âmes qui ont à
fournir un long chemin. Je le connais. Celui des femmes qui
n’ont pas le droit d’arriver à la mort, avant d’avoir passé par
le triple sacrement de l’amour, du désespoir, et de la honte.
Parle ! »
Assia parla de sa tiède enfance alanguie dans le nid de la
calme vie domestique. Cette épuisante douceur de vie, qui
précède si souvent le coup brutal de la fin… Bonté,
faiblesse, dissolution — l’arôme de lys des marais.,.
Effluves sucrés d’amour sincère, — qui ne coûte rien —
pour une imprécise humanité, et de sensuelle indifférence
qui se caresse en silence, tandis que le ver de l’esprit ronge,
à la branche, le fruit mûr qui va tomber. La force manque
pour être méchant. La seule idée de la cruauté ferait tomber
en convulsions. On se complaît dans l’atmosphère lourde,
molle, chaude, écœurante, des belles pommes qui
pourrissent au cellier… On se disait Tolstoyens, et l’on
goûtait, d’une langue blasée, Scriabine et les entrechats
élastiques de l’androgyne Nijinsky. Mais on acceptait les
brutalités annonciatrices de Stravinsky, comme piment…
Sans doute, la guerre était venue. Elle était venue là-bas…

376
Là-bas, c’était si loin ! Comme un décor à l’arrière-plan.
Elle aussi était un piment… Et la fillette de quinze ans
regardait poindre la fleur de ses seins, et dans son buisson
elle écoutait le chant qui s’essaye de l’oiseau d’amour… La
pastorale égoïste continuait. À la campagne, où s’étaient
retirés les siens, la vie était sans deuils et sans privations.
Dans le grand jardin en désordre, plein de framboises, de
groseilles et d’herbes folles, les deux enfants, le frère et la
sœur, tout en croquant les graines de tournesol, se
confiaient leurs expériences, leurs espérances ; ils
dégustaient jusqu’à l’écœurement les pirojkis et les poètes,
Blok et Balmont. On s’amusait de l’esthétisme,
qu’assaisonnaient quelques pincées de théosophie, en
cultivant un « narodnikisme » [3] tout verbal de pitié vague,
de foi molle et idyllique en le pauvre peuple, ignorant, mal
décrassé, riche de sagesse obscure et de bonté, qui dorment
comme une nappe d’eau sous la croûte. L’idéalisme de
bureau qui était la religion du père, se confiait en la bonne
Nature, en le Progrès humain qui va sans heurts son
bonhomme de chemin, en la sagesse des événements, de la
guerre même et de la défaite, pour réaliser sans trop
d’efforts l’âge d’or : la sainte Russie de la raison libérale et
des lumières du cœur bourgeois : Korolenko, le bon génie,
le président que l’on rêvait à la République idéale de
l’avenir… Même à la veille du grand assaut d’octobre, à
Pétrograd, on ne croyait pas à la gravité de la menace ; on
était si sûr de sa force qu’on n’avait même pas pris de
précautions pour se défendre. Et on se réveilla vaincu, avant
d’avoir combattu… La face du monde avait changé. Ce fut,
377
d’un bout à l’autre du pays, comme la secousse d’un
tremblement de terre. Tout s’écroulait. Et l’énorme
déplacement d’air dispersait en lambeaux des milliers de
nids. Des volées d’oiseaux, affolés, tournoyaient au hasard,
s’abattaient. On se retrouva, fuyant, dans le remous des
armées. Et du jour au lendemain, tous les voiles de la vie,
les derniers linges, furent arrachés. On découvrit avec
stupeur l’amas de rancune et de haine, coagulées au cœur de
ce peuple, hier encore bienveillant et geignant. On vit la
bête, ses yeux fous, sa gueule sanglante, son souffle de
meurtre, et son rut… Un domestique dont on était sûr, qui
avait vu grandir les enfants, avec une humble et familière
sollicitude, se révélait un jour brutalement menaçant, et
voulait violer la jeune fille… Et ce fut la fuite parmi les
Kerenskystes mêlés aux blancs. Et parmi eux, dans son
propre camp, l’éruption des mêmes instincts. Et
brusquement, la dernière ligne de défense, le donjon, fut
envahi : dans la jeune fille firent irruption les mêmes folies.
La bête vous soufflait au visage. Et l’on se voyait semblable
à elle…
— « Et je le fus ! Et (le plus terrible) je le fus sans peine.
Du premier coup… Faut-il donc croire que je l’étais, et que
tout le masque de culture qui nous était collé à la peau, nous
pesait, et que nos ongles brûlaient de l’arracher ?… Mon
père me regardait avec effroi… Les vieux ne peuvent plus
changer de peau… Sa présence m’imposait un dernier reste
de contrainte. Ce n’était guère ! J’étais enceinte, quand il
mourut. Heureusement pour lui, il est mort avant de l’avoir

378
vu… J’ai enterré avec lui celle que j’avais été. Je l’ai
laissée, avec lui, pourrir derrière moi sur la route. Je l’ai
perdue, j’ai perdu jusqu’à son nom, jusqu’au sentiment de
mon identité. Pendant deux ans, je n’ai plus été qu’une
anonyme, une folle qu’entraîne le galop furieux du
troupeau… Encore aujourd’hui, dans cet instant, mes yeux
sont pleins de la poussière. Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je fait ?
Qu’ai-je subi ? »
— « Laisse, malheureuse ! dit Annette, sa main serrant le
genou de Assia. Ne réveille pas ! »
— « Je le veux, dit Assia. Je ne m’en ferai pas grâce. Je
vous l’ai dit, si c’est trop suffocant pour vos narines,
partez ! »
Elle ne lui fit pas grâce. Elle ne se fit pas grâce. Elle
raconta l’affreux exode, la descente aveugle en spirale, avec
des bonds et des chutes, au fond du cercle. Elle ne
s’épargna aucune humiliation. Elle n’en manifestait ni
regrets, ni honte. Elle parlait avec une précision sèche et
pressée, la tête haute, le regard dur : la pluie, faisant l’office
des larmes, lui coulait le long du nez. Annette, saisie,
avalait son souffle, admirait la sobre puissance du récit,
impitoyable, ferme, serré, sans un repentir (ni au sens
d’âme, ni au sens d’art), qui projetait dans l’aquarium de ce
matin d’avril noyé, le film de sa course hallucinée. Si
fascinée par la magie des images qu’elle ne songeait pas à
en évaluer la qualité morale et qu’elle suivait, le cœur
battant, la chasse infernale, ne sachant plus si le profil
camus qu’elle fixait était celui de la Diane scythe, ou du

379
gibier. Et sur son épaule s’égouttait son parapluie, que sa
main distraite laissait pencher.
Un gardien du Luxembourg vint à passer, dévisagea les
deux femmes, qui ne le remarquèrent point ; à quelques pas
il se retourna, considéra leurs poses figées, hocha le
menton, et s’en alla. Il y a tant de toqués ! On est habitué, à
Paris…
Et Assia racontait maintenant l’exil avec ses hontes et ses
avanies, les travaux serviles et dégradants, qui achevaient
de briser tant d’âmes, encore fières, de l’émigration, ou les
jetaient dans la frénésie, — mais qui avaient surexcité la
sienne, qui l’avaient soulevée, par un sauvage ressaut
d’orgueil et de mépris, la solitude farouche où elle s’était
murée, et la révélation qui lui était venue, pendant cette
terrible période où elle se retranchait volontairement de la
vie des hommes, l’affirmation exaltée de son moi seul et
perdu, de la puissance incompréhensible de ce moi inconnu,
qui jetait le défi au monde et qui lui tenait tête, — cette lutte
féroce de deux ans, où elle avait réussi à se défendre, non
seulement contre les autres, mais contre ses propres guet-
apens, ses lames de fond. Elle disait moins que Annette ne
devinait, cette incroyable énergie, mais sans boussole et
manquant de centre, qui s’enrageait, seule, à chercher ce
centre, sans le trouver, qui cherchait, cherchait sa direction
et son sens, parmi les exigences et les humiliations sordides
du bas travail quotidien, et dans les affres de la faim, qu’elle
préférait à la pâtée qui aurait pu lui être offerte, au prix de
son assujettissement à un parti, ou à un homme. Ce dur

380
orgueil, ce diamant pur et cette fureur d’indépendance, qui
l’avait sauvée, Annette les discerna sur-le-champ, d’un œil
exercé parmi le chaos de cette âme de femme qu’un
cataclysme avait saccagée ; et elle sut voir, dans les
alluvions, les filons de force morale et spirituelle que
recouvraient les ruines d’un monde. Elle les vit, mieux que
Assia, qui, dans le prurit de sa confession emportée,
s’acharnait contre elle-même. Et Assia parlait, parlait, et
l’autre écoutait, écoutait, songeait Depuis… depuis
combien ?… Était-ce une heure ou davantage ?… Dans
l’entre-deux d’une phrasé à l’autre, tomba, comme une
pincée de grains de plomb sur le plateau creux d’une
balance, la sonnerie d’horloge du petit-lycée… Assia
s’arrêta, perdit l’élan se passa la main sur le front mouillé…
Sortie du gouffre elle ne sut plus ce qu’elle y faisait,
pourquoi elle avait raconté tout cela. Elle dit rudement :
— « Qu’est-ce que vous faites là, à m’écouter "> »
Annette n’eut pas à faire la réponse. La mémoire
ressurgissait. Assia disait:
— « Depuis deux ans, je n’avais plus jamais remis les
pieds là dedans… Qu’est-ce qui m’a prise, ce matin ? Qu
est-ce que j’ai fait ?… »
Elle respira ; machinalement, elle tordit sa chevelure
gonflée de pluie, sans s’inquiéter que les rigoles lui
coulassent au long du dos. Et elle dit :
— « Ah !… Voici !… Vous savez maintenant qui je suis.
Reprenez votre fils et emmenez-le ! »

381
— « C’est entendu, dit Annette. Nous lui cherchons un
logement. »
— « Mais sur-le-champ ! Qu’il ne me revoie, et que je ne
le revoie ! »
— « Quel danger ? »
— « Je l’aime. »
— « Et lui, vous aime ? »
Assia haussa l’épaule :
— « Si j’aime, on m’aime. «
— « Et que puis-je alors, s’il vous aime ? »
— « Vous pouvez. Vous êtes la seule, à pouvoir sur lui. Je
Je connais. Je vous connais. Je connais les liens qui vous
unissent. Plus étroits et plus intimes que ceux habituels
d’une mère avec un fils. »
— « Qu’en savez-vous ? »
— « J’ai lu vos lettres. »
Annette fut suffoquée.
Assia ne pensa même pas à s’excuser.
— « J’ai trop attendu. J’ai voulu l’éloigner, hier au soir.
C’était trop tard. Le mal est fait, maintenant. »
— « Le mal ? »
— « Lui, il dirait : le bien… Moi aussi, si je m’écoutais,
si je ne savais ce que je sais, ce que je vois venir… Allons,
emmenez-le, tandis qu’il en est encore temps ; et dépêchez-
vous ! Je n’en répondrais plus, demain… Je vous le

382
prendrai et je ferai son mal. Je ne le veux pas. Mais c’est
fatal. »
Annette demanda :
— « Et vous ? »
— « Moi ? Eh bien, quoi ? »
— « Quel est votre bien ? Quel est votre mal ? »
— « Qu’est-ce que cela peut vous faire ? »
— « Je vous demande de répondre. »
— « Cela n’a pas d’importance. »
— « Vous m’avez dit que vous l’aimiez. »
— « Naturellement ! Sans cela, pourquoi vous en
parlerais-je ? »
— « Est-ce que vous avez l’habitude de chasser de vous
ceux que vous aimez ? »
— « Je n’ai aimé personne avant lui… — Oui. après tout
ce que je viens de vous livrer, vous secouerez les épaules.
Je les secoue aussi… Et puis, assez ! Cela n’a rien à voir
avec la question. Ça ne compte pas pour vous. »
— « C’est à savoir », dit Annette.
Elle regarda Assia, que la pluie avait transpercée. Sa robe
avait bu l’eau, comme une éponge. Les seins saillissaient
sous l’étoffe, plaquée au corps. Elle semblait dans un
peignoir, au sortir d’une plongée. Toute couleur s’était
retirée de ses joues. Elle serrait les dents, blême, glacée.
Annette se leva :

383
— « Allons, rentrons ! Nous reparlerons de ceci, chez
moi. »
Elle lui jeta de force son imperméable sur les épaules, et
l’emmena. Assia essayait de résister ; mais après sa grosse
dépense d’énergie, elle était épuisée.
Il n’eût pas fallu voir dans sa volonté de briser avec Marc
un désintéressement par amour, pour sauver d’elle Marc.
L’amour d’une Assia, si brûlant qu’il fût ne pouvait être
désintéressé. Elle pensait bien (elle ne mentait pas !) à le
sauver. Et elle était stupéfiée de ce renoncement : c’était
une traîtrise de l’amour !… Mais elle pensait avant tout à se
sauver, elle ! Il lui était inexplicable qu’elle se fût laissée
reprendre à la passion, alors qu’elle s’était juré de ne plus
rentrer dans la roue, qui l’avait broyée. Il lui restait de ses
rencontres passées avec la passion une peur et une horreur
jusqu’à la haine de cette servitude. Mais eussent-elles été
aussi violentes, s’il ne lui en fût resté aussi le vertige ? Elle
était tentée d’y retomber. Elle sentait le danger du gouffre et
son invincible attrait Marc était le gouffre. Il l’avait prise,
tout entière : tout son corps, que brûlait la torche, — tout
son cœur, qui se consumait pour le cher garçon, par la
tendresse, par la pitié qu’il lui inspirait, par une secrète
maternité, par un mélange de supériorité qui domine et
d’infériorité qui fait appel à la protection. Et déjà, elle
n’était plus capable de se délier de lui, toute seule, après
cette nuit. Elle l’était juste assez encore pour recourir à
Annette, afin de la délier. Mais cet effort l’avait brisée.
Annette, lui emboîtant le bras, la reconduisait à l’hôtel. En

384
route, Assia eut encore un sursaut. Elle s’arrêta, elle l’arrêta
en plein boulevard, dans la cohue. Elle lui cria avec colère :
— « Débarrassez-moi de votre fils ! Emportez-le ! »
— « Je serais bien avancée, dit Annette, si vous veniez
ensuite le reprendre ! »
— « C’est votre affaire ! Que je ne puisse plus le
reprendre ! »
Annette sentait sous sa main frémir l’aisselle de Assia
crispée, et contre son flanc le flanc qui frissonnait. Puis, la
tension des nerfs se brisa. Elle n’eut plus qu’un paquet
mouillé à emporter, lourd et docile, à son bras. Elles
rentrèrent. Annette dit à Assia d’aller se changer. Mais
Assia avait laissé la clef de sa chambre fermée à l’intérieur.
Pour y pénétrer, il fallait passer par la chambre de Marc ; et
elle craignait qu’il ne la vît en cet état. Annette la fit entrer
dans sa propre chambre, et alla chercher dans celle de Assia
le linge de rechange. Assia eût voulu l’en empêcher ;
Annette doutait un peu que ce qu’elle allait chercher existât.
Elle traversa sur la pointe des pieds la chambre de son fils.
Il dormait toujours, comme un bienheureux. Elle s’arrêta un
peu, pour le considérer. Il n’avait pas dû faire un
mouvement, depuis que Assia l’avait quitté. Annette
explora sans bruit le placard moisi de Assia ; la pauvreté
des nippes qu’elle y trouva lui fit pitié ; du moins, leur
propreté relative témoignait de la ténacité de la lutte livrée,
pour tenir le menton levé au-dessus de la boue. Annette s’y
connaissait ! Elle revint, trouva Assia, à la même place où
elle l’avait laissée, debout, appuyée au mur. Une petite mare
385
s’était formée autour de ses pieds. Annette la prit par une
épaule, et lui arracha les vêtements qui collaient au corps.
Assia sortit de sa torpeur, pour faire un mouvement brusque
de l’épaule au coude, qui la dégagea. Mais la poigne de
Anette la reprit :
— « Tenez-vous tranquille !… Levez le bras !… Allons !
Dépêchons-nous !… »
Assia grondait :
— « Des bêtises !… Croyez-vous que je n’aie pas couché
vingt fois dans l’eau, comme aujourd’hui ? »
Annette, sans lui répondre, parla du sommeil de Marc, et
instantanément, le corps rebelle s’immobilisa. Dans le
miroir, piqué de taches, en face, au mur, elle vit se refléter
le sourire de Assia, auquel le sien répondit. Il était leur
enfant, à toutes deux. Les deux femmes étaient d’accord…
Les doigts agiles de Annette avaient déshabillé Assia, de
la tête aux pieds. Un corps robuste et souple, qui ne
répondait pas aux lois de la beauté esthétique, qui était fait
pour la marche, la lutte, l’amour, l’enfantement. Les
attaches solides. La peau très brune, nette, serrée, avec des
coulées de vieil or. Elle reluisait d’eau… Annette
l’épongea. Assia se laissait faire. Elle n’avait plus rien à
cacher. Elle avait tout montré : le dedans et le dehors. Les
deux femmes causèrent, tandis qu’elle était nue.
— « Pourquoi aimez-vous Marc ? »
— « Je l’aime parce que je l’aime. »
— « Je demande pour quoi ? »
386
Assia avait bien compris :
— « Pour quoi ? Comment je l’aime ?… Je l’aime,
comme on aime, — parce qu’on a faim. Mais on n’a pas
seulement faim, du corps. Cette faim-là, on la trompe. Je
l’ai plus d’une fois trompée. — Mais il y a l’autre faim,
qu’on ne peut pas tromper, et qui ne se trompe pas : j’ai
faim de vérité, j’ai faim de propreté. Et votre fils est vrai, il
est propre de pensée. Il est propre, comme vous… Allons !
je sais ce que je dis. Et vous le savez aussi… Croyez-vous
que l’on s’y trompe, quand on s’est, comme moi, six années
débattue dans le croupissoir de ces âmes d’aujourd’hui ? Et
que lorsqu’on en rencontre une, intacte, qui émerge, on ne
se jette pas dessus ? »
— « Mon fils n’est pas plus innocent peut-être, et guère
plus intact que vous. Il a beaucoup erré. Il errera encore. Je
l’ai, pour son malheur, fait de nature troublée ; et si j’ai
confiance assez en sa loyauté foncière et en sa volonté, pour
croire qu’il atteindra un jour à l’harmonie, ce ne sera pas
sans risques, et ce ne sera pas demain… »
— « Je le sais, je le sais ! Et qu’aurais-je à faire de
l’harmonie ? Oui, elle lui manque. Dieu merci ! Je l’ai vu,
votre fils, nu comme vous me voyez, nu de chair et nu
d’âme. Depuis que je l’épie, et dans sa maladie, il n’est rien
qu’il ne m’ait livré… Non, il n’est pas sans tache, votre
agneau ! Je le sais… S’il l’était, je ne l’aimerais pas autant.
Je n’aime pas (ni vous) les agneaux blancs qui bêlent, leur
goutte de lait au nez. On n’est pas un homme (vous, moi,
lui) — si l’on ne s’est affronté à la vie dans son terrier, et si

387
l’on n’y a laissé des morceaux de sa peau. Il faut, il faut
passer par l’ordure et l’épine ! Vous y avez passé, Marc y a
passé. Mais il n’y est point resté. Il est sain. Il est franc. Il
est vrai dans sa haine. Il est vrai dans l’amour. Il a en lui
trop de saine amertume, pour que la pourriture ait pu
mordre sur lui… »
— « Il est comme vous. »
Assia s’arrêta net, dans son élan. Elle fixa, effarée,
Annette qui la fixait. Les deux femmes se regardèrent en
silence. Annette, enfin, ouvrit la bouche. Assia ébaucha un
geste, pour l’empêcher de parler.
— « Je me refuse — dit Annette, pesant ses mots, d’un
air délibéré — à l’éloigner de vous. »
Assia voulut parler. De la main, Annette lui intima de se
taire :
— « Je sais ce que je risque. Je risque, des deux parts.
Car j’ai deux devoirs, maintenant, au lieu d’un. Vous. Lui.
Je les accepte. J’ai confiance en vous deux. Restez
ensemble ! »
Assia, paralysée d’émotion, écoutait sans comprendre…
Le sens des mots filtrait, au travers de sa pensée, goutte à
goutte, glacés, comme des stalactites… Elle se mit à
trembler, nue encore, sous la chemise que Annette
maternellement lui passait… Elle baissa la tête, se tourna
contre le mur, s’y appuya le front et les bras ; et le visage
caché, comme une petite fille, elle sanglota.

388
Annette l’avait étendue sur son lit. Elle couvrit de son
manteau les jambes nues de Assia, qui grelottait. Elle lui
disait :
— « Vous avez pris froid… »
— « Non, ce n’est pas de froid, dit Assia. Laissez, moi, je
vous en prie, ainsi, près de vous, encore un moment ! »
— « Alors, entrez dans le lit. »
Assia lui tenait les mains. Annette s’assit près d’elle :
— « Écoutez-moi ! Je pars aujourd’hui. L’homme, le
maître, l’ami, dont j’étais l’aide, vient de disparaître
subitement. Je rejoins mon poste que j’ai déserté. Je serai
absente, quelques semaines. Je vous laisse Marc. Je vous
laisse à Marc. Veillez tous deux !… Vous me comprenez
bien, ma fille ? Vous ne vous méprenez pas ? Je vous dis :
veillez, restez ensemble, mais attendez avant de vous
enchaîner. Défendez, l’un et l’autre, votre liberté mutuelle !
Vous, défendez la sienne, si seul il n’y suffit pas !
Observez-vous loyalement. Il faudra bien du temps, avant
que vous puissiez voir, non pas au fond de l’autre, mais au
fond de vous. Prenez ce temps ! Soyez francs !… »
— « Je le suis et le serai, dit Assia. Je vous comprends.
Je ne me suis pas méprise… Vous qui savez aimer, vous
devez bien penser que, puisque je l’aime, je crains, en me
trompant, de le tromper… Mais s’il m’aime et se trompe,
est-ce que je serai assez forte pour lui ouvrir les yeux ?… Il
eût été plus sage, peut-être, de l’éloigner. »
— « Si je vous prenais au mot ? » dit Annette.

389
— « Non, non !… Ne le faites pas !… Je ne pourrais
plus… Il est trop tard, maintenant. »
Elle médita un moment, eut honte de sa faiblesse, et
ajouta :
— « Mais je lui dirai tout. Il n’ignorera rien. »
Annette sourit mélancoliquement :
— « Non, ma fille. Je ne vous y engage pas. »
La femme couchée sursauta, et, rejetant ses couvertures,
elle s’assit sur le lit, et regardant Annette :
— « Vous ! Vous m’engagez à ne point lui dire toute la
vérité ! »
— « Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ? de la part d’une
mère… »
— « De la part de vous. »
— « Merci. — Oui, je crois être vraie, et l’avoir toujours
été, surtout quand il m’était inopportun de l’être. C’est ce
qui me donne le droit aujourd’hui de vous conseiller. Vous
voulez tout dire à Marc de ce que vous avez été… »
— « De ce que je suis », dit Assia.
— « L’êtes-vous ? Ou avez-vous passé là dedans, comme
dans les boues des routes, vos pieds qui sont lavés
maintenant ?… Mais soit ! Je garde aussi le souvenir des
boues où mes pieds ont passé. Je me tiens solidaire de celle
que j’ai été. Et je n’aime pas ceux qui, lorsque ressurgit
l’image gênante de celui qu’ils ont été, disent : — « Je ne
connais point cet homme-là ! » — Mais que vous le

390
connaissiez, c’est votre affaire. Vous n’êtes pas tenue de le
faire connaître à d’autres. »
— « Non pas à d’autres, dit Assia. Mais à lui. »
— « Passe encore, dit Annette, avec un fin sourire d’un
peu âpre ironie, passe encore si, en le lui disant, vous
risquiez bravement de l’éloigner de vous ! Mais s’il vous
aime, comme vous en êtes sûre (trop sûre), vous ne
l’éloignerez pas, vous lui ferez une blessure ; et cette
blessure, bien amère sans doute, lui sera un lien de plus, qui
entre dans sa chair. Il ne vous aimera pas moins, il vous
dira : « J’oublie tout. » — Il n’oubliera rien. Dans un an,
dans deux ans, dans dix ans, la blessure se rouvrira et
deviendra purulente. Quand vous, vous ne saurez plus qui
était cette femme qui, recrue de douleur et la tête perdue, au
milieu de la mort, se donnait dans la nuit, afin de s’agripper
dans sa chute à un corps, quel qu’il fût, qui vécût et la retînt
accrochée à la vie, — lui, le Marc, la verra, de ses yeux
d’oiseau de nuit que l’amour emprunte à la jalousie, et il
vous forcera, dans ses yeux, à la revoir. Il vous condamnera
à rester liée, à vie, à cette chair du passé que vous aurez
dépouillée — que nous dépouillons toutes — comme une
vieille robe. Ils veulent que nous gardions, pourrissante
sous notre peau, nos vieilles âmes, que nous avons, grâce à
Dieu ! laissé tomber, à mesure que nous nous renouvelons.
Les hommes sont incapables de comprendre, ma fille, cette
force qui est en nous, et qui est notre devoir, de
rajeunissement éternel. »

391
Sa voix, sans s’élever, avait pris un accent de sereine
amertume. Assia, silencieuse, la contemplait, étonnée.
Annette, qui ne la regardait pas et qui, depuis quelques
instants, ne parlait plus pour une autre, mais pour soi, se
rappela l’existence de celle qui la regardait, et se retournant
vers elle, elle échangea un sourire d’entente :
— « La donna è mobile… » : voilà ce qu’ils disent de
nous. Voilà ce qu’ils diraient, s’ils m’avaient entendue. Ils
ne comprennent pas que, dans une vraie femme, le vrai ne
varie point. Rien de ce que nous avons vécu ne périt, s’il a
nourri notre vie ; il fait partie de notre sang ; et nous
n’évacuons de nous que l’inutile et l’impur… »
Assia dit :
— « Je ne m’attendais pas à trouver une alliée. »
— « Je n’en ai jamais trouvé, dit Annette. C’est pourquoi
je compatis à celles qui n’en ont point. »
— « Soyez-le donc pour moi ! Je n’en abuserai pas. Et je
vous prie de m’aider, non jamais contre Marc, mais pour
lui. Puisque vous ne voulez pas que je lui raconte tout — (je
sens que vous avez raison ; mais je ne réponds pas de me
taire !) — c’est à vous que je remets, dans vos mains, tout
ce qui me pèse. Je m’y suis déchargée aujourd’hui du plus
gros ; mais il en reste encore : vous aurez tout. Vous serez
libre d’en user, à l’heure que vous choisirez, contre moi,
pour votre fils. Je ne vous démentirai point. »
Annette eut un éclair de malice :

392
— « Très bien ! Et gare à vous ! À présent, je vous
tiens. »
— « Tenez-moi ! Je le veux. Je vous fais juge. C’est ma
seule façon de m’acquitter envers vous de ce que j’ai reçu
de vous. »
— « Quoi ? »
— « Ne faites point celle qui ne sait point ! Vous savez…
Ce que vous m’avez donné, personne ne me l’a donné…
Non l’amour : je l’ai eu, je l’ai, et je l’aurai… Beaucoup
plus : — la confiance. Vous avez eu foi en moi. Et savez-
vous le résultat ? Vous me l’avez rendue — si jamais je l’ai
eue… J’ai foi maintenant, foi en moi. Merci ! Je
ressuscite… »
Elle sortit du Ut, et se jetant à genoux, elle baisa
fougueusement les genoux de Annette.
— « Et je m’engage, disait-elle, à refuser à Marc de
m’épouser, à le forcer à rester libre, libre comme moi… »
Annette, la prenant aux aisselles, la releva, avec un
sourire ironique :
— « À beau promettre, qui ne sait pas ce qu’il peut
tenir… »
Elle l’embrassa, elle tâta ses reins et ses épaules, et dit :
— « Ta peau est sèche maintenant… Habille-toi !… Il
nous attend. »

393
Assia était bien décidée à ne pas épouser Marc. Ce n’était
pas une question de loyauté envers Annette. C’était une
volonté bien arrêtée, un refus de sa nature à se laisser atteler
à deux… « J’aime, je t’aime, je te donnerai aujourd’hui ma
vie, ma mort, mais je ne te donne pas mon demain. On ne
me rive point !… »
Annette, qui n’avait pas les raisons de Assia pour se faire
illusion, savait mieux ce qu’il en était, ce qu’il en serait…
Les deux amants, loyalement, se répétant : — « Nous
nous aimons, en restant libres » — faisaient tout ce qu’ils
pouvaient pour qu’ils ne le fussent plus. Ils s’acharnaient à
lier l’autre et à se lier. Annette, revenue après trois semaines
passées à Londres pour l’enquête — (Timon, se rendant de
Londres à Bruxelles, mystérieusement avait disparu, tombé
d’avion : meurtre ou suicide ? Une main secrète avait raflé
tous les papiers qui auraient pu aider à déchiffrer les
circonstances) — Annette, qu’avaient capturée, pendant ces
semaines, ses devoirs envers le mort, le rangement des
ruines, et ses remords — (si elle ne l’avait pas laissé seul,
serait-il mort ?) — Annette, rongée par ces pensées, mais
les gardant enfermées pour elle seule, avait retrouvé à Paris
Marc et Assia pris aux lacs de la passion, qui avait, jour
après jour, tissé sa toile autour d’eux. Et à présent, que
pouvait-elle ? — Les séparer ? Beaucoup trop tard 1 Les
avertir des dangers ? Ils les savaient. Et ce qu’elle-même
savait — ce qu’elle était peut-être la seule à savoir des deux
enfants, — la prenait aussi dans leur toile. Cette Assia qui,
dans ses confessions sans frein, comme une inondation, lui

394
avait tout livré — pas seulement le pire, mais le bon, le rare,
le plus secret, ce qu’une femme fière a le plus de peine à
dévoiler — lui avait aussi inondé le cœur. Elle avait su voir
d’un coup d’œil et apprécier en connaisseur, dans sa nudité,
la sauvageonne, et la rude discipline qu’elle avait eu
l’énergie d’exercer sur soi, pendant ces années d’exil à
Paris, sa solitude et sa misère acceptées, sans transiger, son
intraitable besoin de vérité, cette loyauté de l’esprit envers
soi, — rien ne pouvait être plus sensible à Annette : auprès
de cette vertu dangereuse, la « pureté », au sens bourgeois,
était pour elle, secondaire. Que Assia ait eu et pût avoir
encore des égarements de la passion, c’étaient des coups de
vent à la surface, qui n’atteignaient pas l’essentiel :
l’intégrité de l’âme, sincère et sûre. Elle passait l’éponge…
(Mais elle savait que son fils ne la passerait pas. Et c’était là
un des dangers…)
Des dangers, certes, il n’en manquait pas, ils abondaient ;
et ils n’étaient pas tous d’un seul côté. Marc aussi était
dangereux, — d’un autre danger que celui de Assia. Elle
n’eût pas voulu lui remettre dans les mains, (comme Assia
le disait, mais sans y croire) une jeune fille neuve et
inexpérimentée. Il manquait de frein et d’équilibre, il
manquait de prudence et de justice, il manquait de bonté et
de vraie humanité. Annette voyait tout cela. Elle jugeait son
fils. Il était trop jeune et trop marqué par une précoce
expérience, incomplète et dolente. Il pourrait être assagi et
vraiment bon, plus tard, plus tard, à quarante ans : alors, il
serait peut-être capable de comprendre et de guider une

395
jeune femme. Actuellement, ils achèveraient mutuellement
de s’affoler, ils se feraient souffrir et risqueraient de se
détruire. — Et cependant, il n’était pas bon que Marc restât
seul. Cette solitude dans une âpre lutte contre un milieu
empoisonné était, en se prolongeant, contre nature, et ses
jeunes forces ravagées n’y suffisaient plus. Il lui eût fallu
une aide, une compagne déjà virilisée par le corps-à-corps
avec la vie, une sœur aînée, un peu mère, un peu frère, qui
sache panser ses blessures et, au besoin, se battre à ses
côtés. Assia pouvait-elle l’être ? — Elle le pouvait. Mais
saurait-elle l’être ? Il y avait des raisons d’en douter. Et
quelles raisons d’attendre d’une jeune femme un
désintéressement dans l’amour, que l’homme n’a pas, et sur
lequel la passion donne le change ? (Car elle est l’opposé du
désintéressement ; elle dispose de l’autre, comme de soi).
L’âge seul et la longue épreuve blessée peuvent l’apprendre
à ceux qui sont susceptibles d’apprendre. Eh bien donc,
pourquoi ceux-ci ne l’apprendraient-ils pas ? Annette faisait
confiance à son fils. Et à cette autre ? Pourquoi pas ? Sur sa
confiance Assia avait conquis des droits. Même (et surtout)
en lui confiant ce qui, de sa nature, pouvait le plus
l’éloigner d’elle. Au moins, les risques étaient francs, ils
étaient nus, ils n’étaient pas habillés de petites vertus,
comme chez tant de femmes et de filles, dont on ne sait pas
ce qui se cache sous l’eau plate. Et les risques étaient payés
par d’autres vertus plus robustes, et, comme eux, franches,
comme eux, nues. Risques pour risques, si elle eût été
Marc, Annette savait bien ce qu’elle eût choisi. Elle pouvait
donc donc s’attendre au choix qu’il ferait. Et en le lui
396
reprochant, elle eût été de mauvaise foi. Si la mère eût
voulu épargner au fils les tourments qu’elle prévoyait, elle
ne pouvait lui épargner l’âme tourmentée et les destins
qu’elle lui avait faits… Allez, mes petits, votre destin !
C’est peine perdue de lui barrer la route ; il est plus sage et
plus efficace de lui tendre la main, de faire appel à ses
puissances les plus nobles, d’y prêter foi, de lui dire : —
« Je crois en toi. Ma foi t’engage. » Aussi, quand Assia,
troublée, brusque d’autant, et la défiant, tout en quêtant son
consentement ou son pardon, vint lui annoncer — ce que,
depuis quelques semaines, elle attendait :
— « Je vous reprends ma parole… Non ! Je ne reprends
rien, je n’ai rien promis… Il me faut votre fils. Il lui faut
moi. Nous nous épousons. »

elle sourit, sans répondre, la fixant dans le noir des yeux.


Assia, attendant qu’elle parlât, parlait pour enfoncer la porte
de ce silence qui l’inquiétait. Elle disait que leur décision
était prise, qu’il n’y avait rien à lui objecter qu’elle ne sût
déjà, qu’elle voyait, clair comme le jour, que leur union ne
serait pas sans troubles, qu’ils se feraient du mal
mutuellement, qu’elle lui ferait du mal… « Oui, c’est
possible. C’est même certain. Mais elle ne pouvait plus
autrement ! C’était écrit… » (La fatalité intervenait toujours
chez elle, en dernier ressort, quand la volonté de résistance
personnelle avait épuisé toute sa violence). « Et maintenant,
elle venait l’annoncer à Annette, elle la laissait libre d’y

397
faire obstacle, parce qu’elle savait que Annette n’avait plus
aucun pouvoir de le faire… »
— « Et à la fin, pourquoi ne parlez-vous pas ? Vous vous
taisez, vous me regardez, allons ! Dites un mot !… »
— « Après tout ce que vous venez de me dire, qu’avez-
vous besoin que je parle ? Il vous faut Marc. Il vous faut à
Marc. Qu’est-ce qu’il vous faut encore ? »
— « Il me faut vous. Que vous disiez : oui ! »
— « Si je vous disais non, vous n’en tiendriez aucun
compte. Vous n’avez pas pris la peine de me le déguiser. Le
« non » ne ferait que vous enferrer davantage sur
l’hameçon. Vous avez avalé l’hameçon. Plus rien à faire,
mes pauvres goujons ! Il ne vous reste plus qu’à digérer
l’amorce. Elle est faite autant de ce qui vous sépare que de
ce qui vous rassemble, — de vos différences de natures, de
vos deux races, (elles sont une partie de l’attrait) : vous
aurez le temps de sentir leurs arêtes qui vous raclent le
gosier ! Il eût été peut-être plus sage de ne pas accrocher à
leur appât vos petits boyaux. Qu’est-ce que vous aviez
besoin de vous marier ? Vous ne vous en fussiez aimés que
mieux… Mais puisque c’est fait, c’est fait, on ne le déferait
plus qu’en déchirant les petits boyaux ; et les miens aussi
saigneraient. Tout ce que je vous dirais, ou rien, c’est la
même chose. Alors, mes petits, aimez-vous bien ! À votre
manière, et non pas à la mienne. Je sais que vous êtes, l’un
et l’autre, meilleurs que vous n’agissez. Chacun à part est
faible, faible… Tâchez que vos deux faiblesses fassent une

398
force ! Je te confie à mon garçon. Je te confie mon garçon,
ma fille. »
Assia appuya la bouche sur l’épaule de Annette, et ne
trouva plus rien à dire que :
— « Mamotchka… »
Elles restaient toutes deux, joue contre joue, sans bouger.
Assia, avec son extrême lucidité et sa loyauté de contrôle
intellectuel (inopérant contre les assauts de sa nature),
remâchait au fond de sa bouche ce que venait de dire
Annette ; et elle convenait que c’était vrai, que c’était fou
qu’elle qui traitait le mariage comme une institution
surannée, tînt à passer sous ses fourches, afin de se lier. Si
même le mariage, au lieu d’être, comme désormais, une
porte sans loquet, que le divorce rouvre à volonté, s’il eût
été, comme jadis, une cage sans issue, je crois que tous les
deux, elle et Marc, l’eussent préféré ! Il y a des heures de
l’amour, où l’on aspire à la prison à perpétuité. On dit au
jour : — « Tu ne passeras pas… » C’est la folie de violenter
la nature…
Annette la connaissait. Elle qui, contre son menton
sentait battre la tempe de Assia, elle entendait, elle
comprenait ce qui se passait sous ce front. Dans son
acquiescement à ce qu’elle n’aurait pu empêcher, il entrait
— outre un certain « Amor fati », qui était le fruit de l’âge,
l’acceptation des grands courants qui vous emportent et
vous échappent, en échappant à l’entendement, — il se
glissait une mystérieuse aperception du destin de Marc.
Cette femme, que l’intimité avec Timon avait éclairée sur la
399
réalité sociale et sur l’imminence du grand Conflit, voyait
obscurément la place de son fils marquée, au front de
combat — de l’autre côté ! Elle le pressentait, sans se le
formuler, bien avant que Marc et Assia s’en rendissent
compte avec netteté : (ils étaient trop occupés par leur
passion !) Elle les devançait, et elle attendait, dans une
conscience crépusculaire, elle attendait de leur union que ce
destin se précisât. Elle sentait que cette union, quels qu’en
fussent les épreuves et les échecs domestiques, était dans la
ligne juste de leur marche en avant. Va pour les épreuves et
les échecs ! Marche en avant !

Les deux amants se regardaient, et leurs regards étaient


comme la vasque d’une fontaine où se verse l’eau
jaillissante. Chacun des deux avait fait le vide, pour
recevoir le flot de l’autre. Et noyés de joie, chacun se sentait
plein de l’être de l’autre. Pour se retrouver, ils
s’étreignaient. Ils se disaient :
— « Je t’ai ! Tu m’as ! Ne me le rends pas ! Je ne te le
rends pas… Ah ! que c’est bon d’avoir fait échange ! Et que
j’aime la vie, maintenant que la vie, c’est ta vie ! Je l’ai !
Que je saurai bien la garder ! »
Ces deux enfants qui n’avaient eu, jusqu’à présent, que
soi tout seul à sauver !… Et ce n’était pas peu ! Par quels
combats et à quel prix ils avaient réussi à l’arracher à la
destruction de ce monde qui meurt !… Mais était-ce la
peine de tant combattre, de tant supporter, tant de
renoncements, tant d’avanies et tant de hontes, et, chaque
400
jour, de recommencer, pour ce seul moi, ce moi tout pauvre,
ce moi dénué, souillé, brûlant, brisé, courbaturé qui vous
possède, qui vous obsède, et que vous n’aimez pas !… Ah !
et maintenant, quel sentiment plus exaltant, plus enivrant,
quel afflux de sang, maintenant qu’on se dit : — « Sauver
l’autre !… Il est à moi… » — Est-il à moi, ou suis-je à lui ?
L’ai-je annexé, ou si c’est lui ? N’y a-t-il pas une duperie de
la passion, qui n’avoue pas son égoïsme ? — C’est en tout
cas un égoïsme élargi, un individualisme à deux. La porte
s’ouvre sur la mer. Mais elle s’ouvre du fond du fjord. Il
faut que la barque de l’amour franchisse la porte…
Et la barque de l’amour n’est pas tentée d’en sortir. Les
grands vents sont tombés brusquement dans le repli abrité
du fjord. La barque s’immobilise dans sa flaque d’or.
D’où pourra venir le salut ? De quelle bourrasque
imprévue, dont le tourbillon ait son centre au cœur même de
l’amour ? Faudra-t-il donc que la lutte se rallume au sein du
couple ? Faudra-t-il que la haine souffle dans l’amour, pour
que l’amour se ressaisisse, pour que ses voiles se
regonflent, et que sa proue enfonce son soc dans la mer ?…
Allons, avance ! Dur cavalier qui chevauches la vie, laboure
ses flancs de ton éperon ! Laboure les flancs de ces
enfants ! Le monde ne marche que sous l’éperon. Il faut
marcher. Si tu t’arrêtes, tu tombes… Tu ne tomberas pas !
Je te soulèverai par la douleur.

Douleur d’un monde ! À la même heure, des nations


meurent d’oppression et de misère. La grande famine vient
401
de dévorer les peuples de la Volga. Sur Rome se lèvent la
hache et les faisceaux des licteurs noirs. Les prisons de la
Hongrie et des Balkans étouffent les cris des torturés. Les
vieux pays de la liberté, France, Angleterre, Amérique, la
laissent violer, et ils entretiennent les éventreurs.
L’Allemagne a assassiné ses « précurseurs ». Et dans le bois
de bouleaux près de Moscou, la prunelle claire de Lénine
s’éteint, sa conscience sombre. La Révolution perd son
pilote. La nuit semble tomber sur l’Europe.
Que comptent les destinées de deux enfants — leurs
joies, leurs peines, — ces deux gouttes d’eau, fondues en
une, — dans cette mer ?… Prête l’oreille ! Tu y entendras
gronder la mer. Toute la mer est dans chaque goutte. Tous
ses tourments s’y répercutent. Si seulement chacune des
gouttes savait, voulait entendre ! … Viens, penche-toi !
Mets ton oreille au coquillage, ruisselant, que j’ai ramassé
sur la plage ! Un monde y pleure. Un monde y meurt…
Mais j’y entends aussi, déjà, vagir l’enfant.

septembre 1932.
1. ↑ Anastasia.
2. ↑ « Timon est mort… »
3. ↑ Le Narodnitchestvo fut le grand mouvement pré-révolutionnaire des
intellectuels russes, « allant au peuple » (Narod = peuple. « Populisme »
).

402
PREMIÈRE PARTIE

Le Combat

Les premiers temps de leur amour furent enivrants. La


lune de miel brûlait comme un soleil. Il y avait dans ce miel
un feu caché, un alcool. De quelles plantes les deux abeilles
l’avaient-elles pompé ? Ce n’était point des seules fleurs du
printemps. Elles avaient toutes les deux goûté
prématurément aux sucs de l’été, et, dans le nombre, à
d’assez acres et dévorants. Le jeune amour, en les mêlant
dans son alambic, en avait fait un philtre merveilleux. Tout
était neuf, tout était pur, tout était flamme. Est-il rien que ne
renouvelle et que ne lave la flamme ? (Mais qu’en restera-t-
il, après ?)
Ils passaient des jours et des nuits, oiseaux fous, bouche à
bouche, agrippés, buvant leur souffle, par toutes leurs
griffes agrafés, comme deux vaisseaux éperonnés, entrés
jusqu’au cœur de la place. Ils restaient des jours et des
nuits, enfermés, la fenêtre de la chambre entrebâillée,
refusant de sortir, refusant d’ouvrir, se dévorant, jamais
rassasiés, épuisés.

403
Annette, qui réussit à forcer la porte, les trouva sur leur
lit — ils ne prenaient point la peine de se cacher — ivres,
hagards, heureux, brisés, brûlants de fièvre et de volupté. Et
Assia, étreignant la tête de son garçon, défiait Annette, avec
des yeux avides et farouches. Mais Annette, les regardant
avec tendresse, serra dans ses mains les deux têtes, et dit,
hochant le menton, souriant et soucieux :
— « Mes pauvres petits… Ne mangez pas tout votre blé !
Gardez-en pour la mauvaise saison ! »
Elle savait bien qu’ils ne l’écouteraient pas. Elle s’en alla
sur la pointe des pieds. Elle était triste et heureuse. Elle
voyait trop l’avenir. Mais c’était une belle chose qu’ils
eussent ce présent ! Autant de sauvé ! Elle veilla à ce qu’il
ne fût point troublé. Sans le leur dire (Assia le sut, après ;
Marc, insouciant comme un homme, ne le sut jamais), elle
s’occupa de leur ménage, en ces semaines d’égarement où il
leur semblait tout naturel que leur ménage se fît de soi-
même, sans qu’ils eussent à s’en occuper. Elle était leur
femme de journée, arrangeant tout, invisible et muette.
Lorsque Assia commença à émerger de la griserie qui la
noyait, et que sa tête alourdie, faisant effort pour se dégager,
tendit l’oreille au frôlement de l’ombre active qui allait et
venait dans sa maison, son amour-propre se réveilla, peut-
être avant la gratitude : (les amoureux trouvent naturel que
le monde les serve, à pieds baisés). Elle retrouva l’usage de
ses jambes, pour aller revendiquer son gouvernement
domestique. Annette, qui balayait la salle à manger, la vit
entrer, pieds nus, en chemise, et les yeux écarquillés,

404
comme une petite chouette sortie de sa grange, qui se trouve
brusquement au soleil. Elle rit, laissa tomber son balai, et
courut la prendre dans ses bras. Assia sérieuse — elle
n’avait pas encore émergé jusqu’au rire — se laissait
embrasser, comme une princesse qui condescend et, sur les
genoux d’Annette, assise, elle l’étudiait gravement en lui
tenant le menton. Appuyant le pouce sur la joue, elle lui
faisait tourner le visage, pour examiner le profil. Puis, elle
prit les deux joues entre ses doigts et lui plongea dans les
yeux ses yeux. Et au contact, les prunelles d’acier se
détendirent ; se desserrèrent les doigts durs, et la main
moite encore caressa la bouche d’Annette. Et Assia dit :
— « Merci. »
— « Je n’en veux pas », dit Annette.
— « Je ne m’occupe pas de ce que vous voulez. Je veux.
Merci ! »
— « Merci de quoi ? »
— « De l’avoir fait. »
Annette la serra contre elle.
— « Il est bien fait ? »
— « Juste à ma mesure ! »
Les deux regards, rieurs, s’affrontaient. Il n’eût pas fallu
les défier. Les deux commères n’avaient point peur de louer
les bonnes choses du bon Dieu. Mais Annette dit, avec une
gaie humilité :

405
— « Nous autres, les mères, nous ne les faisons jamais
qu’à moitié. À toi maintenant de le parfaire ! »
— « Je viens déjà d’y travailler. »
— « Oh ! ce n’est pas l’œuvre d’une nuit. C’est de
l’ouvrage difficile. Il te faudra t’y user les doigts. Es-tu
patiente ? »
— « Pas pour un sou ! »
— « Aïe, aïe, aïe, aïe !… »
— « Suffit qu’il le soit ! »
— « Je n’en réponds pas. »
— « Alors, je le rends. On m’a trompée sur la
marchandise. »
— « Et si je te prenais au mot ? Si je le reprenais ? »
— « Non ? Essayez ! »
Elle reculait, l’air provocant.
— « Paix, paix, la belle ! » dit Annette. « Il n’y a point de
risque. Tu y es, tu y restes. C’est dans l’ordre. Tu m’as pris
mon fils. On te prendra le tien. »
— « Oh ! d’ici là ! » fit Assia. « Je fais ma récolte et je la
mange. On s’occupera plus tard de la graine. »
— « Gare que l’été vienne trop tôt ! »
— « Je ne le crains pas. J’aime le feu. »
— « J’y ai passé », dit Annette.

406
— « Je l’ai flairé », fit Assia, promenant son nez.

« Dans les coins, ça sent encore le roussi. »


— « Le feu est mort. »
— « Vous en jurez ? Je m’en vas remuer les cendres ! »
— « Non, non, non, non !… Je ne tiens pas à
recommencer. Chacun son tour. À vous le feu ! Ménagez-
le. »
— « Y en a toujours ! »
Annette avait ses doutes. Mais il n’est point prudent de
les exprimer. Les jeunes gens savent tout, mieux. Que le
Dieu du feu veille sur eux ! On n’y peut rien. Il n’entend
point. Il n’a ni oreilles, ni yeux. Il n’a qu’une langue, point
pour parler, — pour darder : — elle ne laisse rien qu’elle
n’ait consumé. Il est affamé. Il faut sans relâche lui apporter
d’autre aliment. Marc et Assia en avaient plus qu’Annette
ne le soupçonnait. Les cœurs continuèrent de brûler, des
mois encore, après le grand feu de joie du commencement.
Ils avaient repris la vie de travail quotidien, les paupières
baissées sur la flamme du désir ; mais aussitôt qu’ils les
relevaient, elle flambait ; leurs yeux goulus se mangeaient,
comme ceux du couple de la Farnesina. Ils semblaient ne
devoir être jamais rassasiés…
Et puis, du jour au lendemain, le feu s’éteignit. Et ce fut
la nuit…

407
La catastrophe ne les frappa point tous les deux
ensemble. L’un après l’autre. La première, Assia reçut le
coup.
Elle se disposait à sortir. Marc venait de la quitter. Ils
s’étaient broutés. Le store de la chambre était baissé. Soleil
dehors, grondement de la rue. Assia, assise sur le lit, était
vide de pensée. Lasse, un peu triste, écœurée. Il faisait lourd
dans la chambre. Elle leva le store. Le soleil entra. Elle se
regarda dans son miroir, les bras levés pour arranger ses
cheveux ; l’éclat du jour lui faisait mal, elle cligna des yeux.
La brève seconde, que les paupières s’abaissèrent et se
relevèrent : une plongée… Quand elle rouvrit les yeux, ce
n’était plus la même contrée ; les deux instants qui se
succédaient ne se faisaient pas suite : il y avait entre eux un
hiatus monstrueux. La femme aux yeux d’aveugle qui
cherche sa route, ne retrouvait plus son ombre ni son soleil :
elle ne retrouvait plus l’amour. Elle eut le vertige. Elle
s’affaissa sur un escabeau contre le mur. Elle n’avait même
pas eu la force de détacher ses deux mains jointes au-dessus
de sa tête. Elles l’écrasaient, comme un chapiteau. Elle
regardait devant elle, atterrée. Elle ne voyait rien. Elle ne
pensait à rien. Elle pensait rien. Rien dans le cœur. Rien
dans l’esprit. Le vide complet. Pas une trace du passé.
Quand elle tâcha de le fixer, de s’y cramponner (elle
tombait d’une tour), son sang se figea : tout lui était devenu
étranger : cet homme, ce corps qui l’avait touché, le
souvenir de ses transports, cette femme nue et livrée, cette
Assia… « Aimer… Aimer… » Elle répétait, sans les

408
comprendre, les deux syllabes mortes. Nul frémissement,
nul sentiment n’y correspondait… Elle se dit :
— « Je suis folle. Je le sais bien, que j’ai aimé !… »
Mais sa conscience hallucinée lui répliquait :
— « Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? Je ne comprends
pas… »
Elle passa des heures d’égarement, accroupie dans son
coin, sans bouger. Le soir venait. Une horloge d’église lui
rappela que « l’autre » allait rentrer. Elle sursauta. Elle se
lava, elle se recoiffa, elle se composa un visage. Au fond de
ses yeux, mornes et durs, dans le miroir elle revit le
« Rien » ! Elle jeta dessus un voile. Elle ne pouvait pas le
montrer nu… Pitié de l’autre, ou peur de soi ?
Il ne remarqua rien — (les amoureux sont pleins de
moi) ; — et cet égoïsme aux yeux crevés creusa encore
l’aride abîme. La rancune qu’elle en ressentit, déchira le
voile jeté sur son regard ; il y plongea et il y vit, stupéfait, le
désert. Mais le voile se referma. Il n’essaya pas de le
rouvrir. À ses questions, elle répondit :
— « Rien. »
Il se garda d’insister. Il avait peur.
La nuit, il tint dans ses bras un corps mort, un corps qui
vivait cependant, qui se prêtait passivement à ce qu’il
voulait, — un corps évidé de son être : — celui qu’il
connaissait, son bien, n’y était plus. Grâce à Dieu, il ne vit
pas un autre être tapi dans l’ombre, dont le regard de glace
le guettait. S’il ne le vit pas, il en ressentit le froid. Au
409
milieu de l’étreinte, il lâcha le corps qui se laissa faire. Bien
qu’elle restât immobile, elle lui sembla telle une pierre qui,
échappée de ses mains, tombait. L’un en face de l’autre
dans le lit, ils avalaient leur souffle et ils feignaient de
dormir. Mais chacun épiait l’autre, le cœur et les membres
contractés…
— « Quel est cet être, devant moi ? »…
Assia, se persuadant que Marc dormait, en profita pour
s’évader ; très lentement elle se retourna et lui opposa le
mur de son dos. Marc suivait chacun de ses mouvements,
comme d’une bête sournoise qui s’échappe ; et il se
demandait, angoissé :
— « Que lui ai-je fait ? »
Assia sentait le souffle sur son dos, mais devant elle, le lit
vide, la libre nuit. Elle fuyait, dans la forêt…
Heureusement, la feinte du sommeil se mua en sommeil
vrai : il s’abattit sur les deux enfants, et les figea dans la
poursuite. Quand le jour revint, ils se retrouvèrent,
endoloris, mais dégagés ; ils se sourirent, sans trop oser se
regarder. Marc avait appris à craindre Assia ; Assia, à se
craindre, soi : (c’était pire !… elle n’était plus sûre de ce qui
viendrait…)
Après, ce fut le tour de Marc. Le gouffre s’ouvrit. Au
lendemain, à l’heure suiveuse d’heures amoureuses, où la
pensée était uniquement habitée par le désir et par la joie de
l’amourée, se creusait en lui l’absence totale de l’amour :
l’aimée n’était plus rien qu’un poids mort. L’indifférence

410
était si écrasante qu’elle affleurait à une ligne du dégoût, à
deux à peine de la haine. La révolution intérieure paraissait
d’autant plus terrible qu’elle s’effectuait sans bruit, sans
choc : on la constatait après qu’elle s’était faite. Marc y
assistait, épouvanté. Dans sa loyauté passionnée, il
s’accusait, il se condamnait. Mais il n’y pouvait rien. Il était
mis devant le désastre accompli. Toutes les forces qui lui
restaient n’étaient pas de trop pour dissimuler à l’autre les
ruines. Elles ne suffisaient pas. Assia, avertie par sa propre
expérience, flairait les ruines…
Ils passèrent par là, tour à tour. Jamais ensemble. Cela
durait, parfois des heures, parfois des jours. Il semblait
qu’en se répétant, le phénomène eût tendance à se
prolonger : il n’avait plus la violence du premier coup ; il
n’en était que plus morne et plus accablant. Il enlevait le
goût de vivre. Jamais ils n’eurent l’énergie de se faire part
de ces assauts. Ils se les cachaient comme un mal honteux.
Et dans le silence, le mal devenait chronique ; il s’installait.
La seule qui eût pu les instruire, Annette, était par eux tenue
à l’écart ; et elle prenait garde de s’immiscer dans leur
ménage ; elle connaissait l’humeur ombrageuse de sa belle-
fille, elle ne pouvait gagner sa confiance qu’en ne la
cherchant point. Elle était d’ailleurs dupée par eux. Après
avoir prévu et attendu les inévitables baisses de température
qui suivent les trop hautes pressions, maintenant que la
dépression s’était produite, elle ne s’en apercevait point :
car ses enfants s’entendaient pour la lui cacher. Jamais leur
ménage n’avait paru plus uni aux yeux des autres qu’en ces

411
jours où leur amour tremblait sur ses bases. Puisqu’ils
avaient honte d’avouer ce qui leur paraissait une infirmité :
un mal sans causes !
L’un et l’autre pourtant n’étaient pas novices en amour ;
ils avaient déjà goûté à la satiété. Mais aucune de leurs
expériences antérieures n’avait eu l’intensité de celle-ci. Ce
n’était point, jusqu’à ces jours, l’amour vrai qui était
engagé, mais bien plutôt le jeune désir qui part en chasse, la
joie du jeu, rien de malsain, mais rien de profond,
l’insouciance de la nature qui s’essaie et qui se trompe
allègrement : — elle a le temps ! — Ou si, d’aventure, elle
s’est laissée prendre à son jeu, elle se fâche et renverse le
jeu, comme avait fait Marc avec dépit, quand Sylvie l’avait
poussé dans le piège.
— Mais ici, il n’y avait aucun piège, aucun jeu. Il
s’agissait du tout de la vie, librement offert et accepté. Ils
s’étaient tout dit et tout montré. Ils avaient tout pris et tout
donné. Ils avaient versé dans leur amour le torrent entier de
leur vie. Et c’était justement pour cela (mais ils ne
pouvaient pas le comprendre) qu’ayant tout versé, il ne leur
restait rien : pas une goutte ! Quand l’amour était en décrue,
le torrent de la vie était à sec. Ils périssaient, échoués.
Ils ne devaient que beaucoup plus tard arriver à la
sagesse qui comprend et qui prend pitié, qui s’excuse
mutuellement, en se ménageant, à ces moments, une retraite
où l’on attend la fin du reflux et que remonte la marée
prochaine. Car ce n’est rien de moins ni de plus : le rythme
de vie et ses oscillations, d’autant plus larges que la vie est

412
plus prodiguement dépensée. À chaque retrait succède un
élan, — à moins que la violence des chocs répétés ne
distende la corde de l’arc et que le ressort du cœur ne reste
faussé.
L’arc était bon ; mais l’archer avait perdu son assurance.
Même quand se rouvrait la fontaine de vie, ils ne pouvaient
plus oublier les périodes de sécheresse, et comment alors ils
s’étaient vus.
Ils n’étaient pas des amoureux aux yeux bandés, qui ont
peur de se regarder. À tous les moments de leur amour, ils
s’étaient vus comme ils étaient, sans voiles, nus, avec leurs
faiblesses, leurs laideurs, et leurs vices (il y en a chez tous :
chez les plus beaux et les meilleurs). Ils avaient tous deux
les yeux aigus, et se faisaient honneur de tout voir et de tout
montrer. Quand venaient les périodes de mort du cœur, ils
ne découvraient dans le compagnon rien qu’ils ne
connussent. Mais c’était la façon de voir qui comptait !
Quand ils aimaient, ces laideurs mêmes, ils les aimaient ; ils
les aimaient (secrètement), peut-être plus encore que les
qualités ; l’aimé leur en paraissait plus proche, plus livré,
plus touchant. Mais quand l’amour s’éclipsait, quel
changement d’ombres et de reliefs ! Les mêmes lignes se
déformaient, le grotesque et l’odieux s’y accusaient ; quelle
misère ! Comment avait-on fait pour aimer — pour
supporter ?… Pour supporter cela qu’on doit voir et garder
auprès de soi, toute une vie ! — La fin de l’éclipse venue,
on avait beau se rassurer en repérant, au plein jour, les sites
connus et aimés, on n’oubliait plus ce qu’on avait vu ; le

413
regard inquiétant de Assia s’acharnait à tâter le visage et les
mouvements de son amant, qui se sentait observé et
l’observait à son tour. Après, ils tombaient dans les bras
l’un de l’autre ; ils s’en aimaient plus, avec une sorte de
fureur concentrée : fureur contre soi, peur de se perdre,
pardon ! pardon !…
Mais la vague se recreusait, se regonflait, redescendait,
remontait… Ils savaient qu’ils ne la retiendraient jamais. Ils
n’avaient plus de sécurité…

Sans doute !… On ne bâtit rien sur l’amour. Ils le


savaient, ou l’auraient dû savoir : la vie est un chantier, où
le travail ne chôme pas ; il n’y a pas de place pour les
flâneurs ! Droit à l’amour, soit ! Mais comme au pain ! Il
faut le payer par le travail : qui ne travaille point n’a point
droit à manger : pas plus l’amour que le pain._ La loi
d’airain. Si une vermine de parasites réussit encore à y
échapper, elle trouve en elle son châtiment. Le pain volé lui
reste dans la gorge. Elle meurt d’écœurement sur son
plaisir. Non ! l’on ne vit pas seulement de pain et
d’amour… Travaille et crée !

Même quand ils l’eussent voulu, Assia et Marc n’avaient


pas les moyens de flâner, le bec dans le bec, en
s’attendrissant sur le va-et-vient du thermomètre de
l’amour. Ils avaient à gagner, tous les deux, leurs journées.
Marc était au service d’une maison de vente et d’installation

414
d’appareils de radio. Assia faisait des travaux de traductions
russes pour une maison d’éditions. Elle traduisait aussi et
elle tapait, pour une maison d’exportation, des lettres
commerciales. Ils ne se voyaient qu’aux heures des repas et
assez tard souvent dans la soirée. Mais le travail n’éteint
point « l’autre pensée ». Elle s’accumule dans un réduit
sans air, où elle fermente… « L’autre pensée »,
l’inextinguible aspiration de la caravane qui chemine dans
les sables mornes et brûlants, vers la fontaine, dans la nuit
étoilée…
— « O nuit ! O source !… Faut-il que je te retrouve tiède,
fade et troublée ! Ma soif redouble, inapaisée… »
Ils se reprenaient, chaque soir, avec un frémissement
d’attente et un besoin plus dévorant. Ils se déprenaient,
insatisfaits — ils n’osaient pas s’avouer : déçus. Mais tandis
que Marc s’enrageait à la poursuite et, à mesure qu’elle lui
échappait, voulait toujours plus posséder de l’aimée, —
qu’il n’y eût plus un recoin de sa terre et de sa pensée où il
n’entrât, — elle, se cabrait, reprenait conscience, avec une
orgueilleuse amertume, des limites en elle de l’amour :
— « Je t’ouvre ma porte, parce que je le veux. Entre !
Mais jusqu’ici. Tu n’iras pas plus loin… »
Elle redécouvrait, au delà des portes de son cœur, des
espaces illimités, où nul n’avait le droit d’entrer : elle-
même ne les avait pas explorés ; ils se perdaient dans les
lointains : — « l’âme… »

415
— « Mon corps, mon cœur est à toi… Mais « l’âme »,
non ! « L’âme » est à moi… Est-elle à moi ? Ou à elle,
moi ?… »
Et c’était justement l’âme qu’il voulait !
Et cette « âme », elle n’y croyait pas ! En bonne Russe
d’après 1917, nourrie de bouillie matérialiste, selon la
formule officielle, elle s’était coupé l’âme, avec les
cheveux. Elle n’employait plus ce mot creux. Elle disait :
« Moi, mes besoins, mes droits ». Et qui le lui remit en
mémoire, ce vieux mot, cette chanson désuète ?
Ce fut Annette. — Elle avait fini par percer à jour le
malentendu qui s’élargissait entre ses deux enfants, et qu’ils
lui cachaient. Mais ils étaient trop passionnés pour être
adroits. Ce qu’ils cachaient, ils le désignaient aux regards.
Sourcils froncés, crispés, ils avaient l’air, l’un en face de
l’autre, de deux jeunes bêtes qui se défient : elles se
refusent et elles se veulent :
— « Tu es à moi ! »
— « Je suis à moi… »
Mais si l’on avait saisi au mot celle qui se refusait, elle se
fût jetée sur l’autre, en lui criant :
— « Prends moi ! »
Ah ! que Annette connaissait bien ces combats ! Elle se
remémorait les pleurs de Roger dans les bois, et les abois
lointains du chien qui poursuivait le gibier[1]. Elle
comprenait et plaignait son garçon ; et secrètement, elle lui
soufflait :
416
— « Courage ! »
Un jour que Assia, seule avec elle, couvait l’orage et
s’obstinait dans un mutisme courroucé — (elle était
convaincue que Annette ne la comprendrait pas, et — la
comprît-elle — lui donnerait tort), Annette, qui semblait ne
point la regarder et souriait à un petit bonnet de nouveau-né
qu’elle cousait en cachette, à mi-voix, de ses lèvres
allongées, flûta :

« El corazon te daré
También te daré la vida,
Y el aima no te la doy,
Porque esa prenda no es mia ».

L’oreille de Assia se dressa. Elle avait la facilité slave.


Elle saisissait certains des mots :
— « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
— « Tu as compris ? »
— « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
— « Notre chant de bataille ».
Assia mit sa main sur la main d’Annette.
— « Notre chant ? Le mien ! » — « Redis-le voire en
français ! »
Assia, tâtonnant, traduisit, corrigée par Annette :

417
« Je te donne mon cœur — je te donne ma vie. — Mais
mon âme, je ne te la donne pas — car ce trésor n’est pas à
moi. »

Elle s’arrêta, saisie, et demanda :


— « Qui a dit ça ? »
— « Una niña bonita », comme toi et moi… En veux-tu
d’autres ? »
Elle continua :

« Una nitia bonita


Se asomô a su balcon… »

( « Une jolie fille — se tenait à son balcon. — Elle me


demanda mon âme : — ]e lui donnai mon cœur. — Elle me
demanda mon âme. — Et je lui dis adieu. » )
Assia, muette, avalait sa salive ; et sa main enfonçait ses
ongles dans la main d’Annette. Annette se pencha sur sa
tête et lui baisa les cheveux :
— « Ne lui dis pas adieu ! » murmura-t-elle.
Assia se recula, irritée :
— « Comment savez-vous ? Qu’est-ce que vous
savez ? »
— « Je l’ai nourri. Je sais comme il est goulu, mon
garçon ! »

418
— « J’espère bien qu’il l’est ! » fit Assia. « S’il n’avait
pas faim de moi, je n’en voudrais pas. »
— « Mais s’il a faim de plus que de ton lait ? »
— « Je donne ma vie… », dit Assia, répétant la chanson
espagnole.
— « …Mais mon âme, je ne la donne pas… », continua
Annette.
— « Est-ce que j’ai tort ? »
— « Non, tu as raison ».
Assia se jeta sur Annette, lui prit les bras :
— « J’ai raison ? C’est vous qui le dites ? »
— « C’est moi. »
Assia l’embrassa fougueusement.
— « Attention ! Tu vas te piquer », dit Annette, écartant
l’ouvrage et l’aiguille. Puis, elle dit doucement :
— « Mais justement parce que tu as raison, il te faut être
indulgente à mon garçon. Il ne sait pas ! Ils ne savent pas,
ces pauvres garçons ! C’est à nous qui savons, de les
comprendre et de les aimer comme ils sont. »
— « C’est bien comme il est que je l’aime ! S’il était
autre, je ne l’aimerais pas. »
— « Alors, pourquoi est-ce que tu le tourmentes et que tu
te tourmentes ? »
— « Parce qu’il me tourmente. »

419
— « C’est un enfant. C’est ton enfant. L’homme qui nous
aime est notre enfant. Il faut le bercer, lui donner le sein ; et
s’il nous mord, ce jeune chien, c’est qu’il se fait sur nous
les dents. C’est un bon chien. »
Assia promenait ses mains sur les bras d’Annette.
— « Qu’est-ce que tu cherches ? »
— « Les marques des crocs. »
Annette retira ses bras :
— « Indiscrète ! »
— « Racontez-moi ! »
— « Que je te raconte ? Et quoi ? »
— « Une de vos histoires avec vos chiens. »
Annette redit la fin de la copla :

— « Y el aima no te la doy,
Porque esa prenda no es mia. »

— « Alors, on ne peut la partager avec personne ? Cette


âme, il faut la garder pour soi seule ? »
— « Non pas pour toi ! »
— « Pour qui, alors ? »
— « Pour elle. »
— « Je ne comprends pas », dit Assia.
— « Moi non plus », dit Annette. « Mais c’est ainsi ».

420
Assia, glissée sur le plancher, la joue posée contre la
jambe d’Annette, pensait. Et elle dit :
— « Oui, c’est… Mais ce n’est pas rassurant… Cette
étrangère qui est chez moi, qui me commande, cette pensée
qui m’envahit et qui m’échappe… qu’est-ce qu’on loge ? »
— « Il ne faut pas s’en effrayer. Chacun en loge autant.
Tous les locataires ne sont pas beaux. On n’y peut rien. Il
faut de tout pour faire un monde. Toute la question est
d’être un monde, c’est-à-dire de savoir l’organiser. Tu ne le
sais pas encore. Tu apprendras. »
— « J’apprendrai quoi ? À ce que la pensée ne passe
point à l’acte ? Mais de l’en-deçà à l’au-delà, il n’y a
qu’une ligne. Et pour soi-même, quand on est franc, pensée
vaut acte. La femme qui, dans le lit du mari, pense à
l’amant, sait bien qu’elle le trompe autant que dans le lit de
l’amant. »
Le bon sens ironique d’Annette donna à temps le coup de
barre :
— « C’est entendu, ma fille. Il est cocu. Pensée suffit.
Mais au moins, qu’elle sauve de l’acte ! De l’une à l’autre,
il n’y a qu’une ligne, tu l’as dit. Mais pour le mari, mais
pour les autres, sinon pour nous, — cette ligne est très
importante… Je t’en prie, ménage mon Marc, ne passe pas
la ligne ! »
Assia, qui était fort capable de goûter l’ironie, rit de bon
cœur :

421
— « Pas question de cela ! J’aime mon Marc, en deçà,
comme au delà. »
— « Tu ne l’aimeras peut-être pas toujours en deçà. »
— « Pourquoi ? »
— « Tu l’as dit. Notre pensée, mainte et mainte fois, nous
échappe. Ne la suis pas ! Elle reviendra… Et en attendant,
ma grande fille, il est inutile que ton compagnon sache
quand ta pensée a passé le pont. »
— « Que je lui mente, moi ? Non, ça, jamais ! »
— « Ce n’est pas mentir que lui épargner des tourments
inutiles. Livre tes combats, seule ! Après, tu lui diras les
résultats. »
— « Alors, que je garde pour moi mes serpents ?
— « Dévore-les ! Chacune doit les manger, seule. Ou, si
tu en as trop, je suis là. Invite-moi à ton repas ! »
— « On ne sait jamais si vous parlez, au sérieux.
— « Au sérieux, oui. Au tragique, non. La nature est ce
qu’elle est. Il ne sert à rien de protester. Il faut connaître et
s’efforcer de gouverner. Si on ne peut pas et si la barque est
emportée, alors, il ne reste plus qu’à accepter et, selon les
goûts, — prier, — ou rire. »
— « Rire ? »
— « Pourquoi pas ? C’est notre dernière victoire. »
— « Fille de Viking ! »

422
— a C’est bien possible ! Sylvie me disait, quand j’étais
jeune, que j’étais une taure de Normandie. Je me souviens
d’avoir brouté les belles prairies, au sortir de la barque qui
amenait les guerriers blonds du Nord. »
— « Brouter, prier, rien de ça pour moi ! Rire, je veux
bien, mais aux dépens de l’ennemi, en me battant. Non-
acceptant ! »
— « Accepte ou non ! Il se moque bien de la
permission ! »
— « Qui ? »
— « Celui qui vient. »
Dans son effort pour se relever, afin d’interroger le
visage d’Annette, les doigts d’Assia rencontrèrent sur le
plancher l’ouvrage d’Annette qui était tombé ; et
machinalement, ils le palpèrent, puis s’étonnèrent :
— « Mais qu’est-ce que vous faites ? Un bonnet ? »
Elle regarda.
— « Pour qui ? »
— « Pour celui qui vient », dit Annette.
Assia se retourna vers elle :
— « Qui vous l’a dit ? Marc m’avait juré de ne rien
dire. »
Annette lui caressa la joue, de sa main qui pendait :
— « Nul ne me l’a dit. Mais j’ai pensé qu’il était en
route. Et je m’apprête. Il doit avoir les jambes longues, le

423
petit lévrier. Les grands, les deux, vous avez assez couru ! »
Assia riait, se frottant le museau contre la main qui le
caressait.
— « Il court ! Je sens dans mon ventre ses petites
pattes… Il court, il va courir… Ah ! mon Dieu ! Et moi, est-
ce que je vais être enchaînée ? Je ne veux point, je ne suis
point faite pour la niche. »
— « Qu’est-ce que tu crains ? » dit Annette. « Puisque
toi-même tu ne tiens pas ton âme, qui donc pourrait la
mettre à la chaîne ? »

Mais Annette elle-même ne pouvait guider ses enfants


que jusqu’à mi-chemin. Après, elle n’en savait pas plus
qu’eux. Elle se trouvait déroutée. Elle participait, sans
qu’ils se le disent, à la même crise de pensée, —
précisément parce que leur nature était apparentée, et que,
chacun marchant à son pas, et par d’autres foulées du même
sentier, ils aboutissaient à la même impasse.
La religion inexprimée de toute la vie d’Annette, c’était
son haut individualisme. Elle s’était nourrie de cette flamme
qui, chez elle plus pure que chez la plupart, lui était
pourtant l’aliment commun avec les principaux de sa
génération, — surtout avec les plus libres et les plus forts,
— avec tous ceux qu’elle avait élus ou acceptés, comme
amants, amis, ou alliés. À eux, à elle, la tare irrémédiable, le
péché paraissait toute aliénation même partielle du libre
moi. Tout, plutôt que d’y renoncer ! Gêne matérielle et

424
solitude… C’eût été peu encore. Même, elle eût été encline
à verser dans l’excès contraire. Elle s’était sentie plus d’une
fois attirée (elle n’aimait pas à en convenir) vers l’asocial,
le condottiere. D’où, ses coups de vent, ses conjonctions
inexplicables, aux yeux des braves gens qui la
connaissaient, avec un Philippe Villard et un Timon. Ces
braves gens eussent été bien étonnés — elle aussi, peut-être
— si sa conscience, sa vraie conscience, celle qui ne se
soucie pas de la moralité, leur avait dit : — « Je suis plus
proche d’eux que de vous. » — Plutôt être loup que
mouton ! N’importe quoi, plutôt que mouton ! L’horreur
obscure, incoercible, pour le troupeau !
Elle l’avait infiltrée, avec son sang, à Marc. Et ce n’était
peut-être pas le plus beau legs qu’elle lui avait fait. En tout
cas, il ne lui facilitait point la vie. Marc n’avait jamais pu se
lier à aucun parti de pensée. De même que sa mère n’avait
pu consentir à s’enfermer dans le lit d’un mariage, lui se
refusait à emprisonner son esprit entre les draps d’une
doctrine. Il ne concevait pas ce masochisme de la plupart,
qui s’acharnent à se cadenasser, le dos courbé, déformés,
dans des cages à la La Balue ! Qu’avait-il à faire de toutes
leurs rixes entre des « ismes » — matérialisme,
spiritualisme, socialisme, communisme, etc., etc ! … Ce
sont tous des colliers de chiens à l’attache.
Et Assia aussi fuyait l’attache, fuyait les murs qui
limitent, fuyait le chenal, le lit tracé, fuyait, fuyait tout ce
qui lie, si bien qu’à vouloir trop sauver son moi, elle en
arrivait à le perdre, comme un ruisseau qui déborde et qui

425
s’égare à travers champs. À force de courir, il perd sa pente
et son courant. Gare qu’il ne finisse en Maremme qui
stagne, sans bornes, au soleil !… Et gare à Marc ! Cette
petite reine de la fièvre, ce ruisseau sans lit, qu’était-elle
venue faire dans son lit ?
Elle avait cherché, il avait cherché, à réaliser ensemble
l’isolement à deux, l’individualisme à double tête, comme
Janus. C’est l’instinct de vie. Le moi, le moi ! Il a toujours
faim. Il faut le nourrir… « Le nourrir de toi. Je veux être
toi. Être ? T’avoir ! »… Les deux têtes du Janus ne
s’appliquent point nuque à nuque, mais bouche à bouche :
les deux suçoirs. Lequel dévorera l’autre ? Ou l’orange est
dure et amère : elle résiste. Ou elle est molle et elle est bue ;
et après, qu’est-ce qu’il en reste pour ma soif ? La pelure ?
Je la jette… Il ne faut pas longtemps pour que je retrouve
ma solitude et ma soif…
Et il ne fallut pas longtemps pour que Marc et Assia
eussent sur la langue ce double goût d’amertume et de
sécheresse, cet ennui qui provenait, chez ces êtres sains et
sincères, de la conscience (plus franche chez Assia, plus
refoulée chez Marc) de l’inutilité sociale de leur vie.
Annette voyait son garçon s’assombrir, quand il venait
lui faire visite, — pas très souvent : car il avait gêne à lui
parler, et il craignait son regard trop attentif, bien qu’il
voulût se persuader qu’elle ne pouvait pas lire en lui : il
avait toujours la tendance masculine à prêter
dédaigneusement aux femmes une impuissance congénitale
à sortir de soi, une myopie trouble de somnambules,

426
cheminant enveloppées de la fumée chaude de leur rêve.
Quand il venait et qu’il restait muet, ou qu’il parlait de
choses indifférentes, Annette voyait les plis précoces qui se
creusaient à son front préoccupé. Et elle répondait
distraitement. Leur pensée à tous deux n’écoutait plus leurs
paroles, elle suivait, chacune, son sentier. Sans le vouloir,
Annette, une fois, soupira. Marc demanda :
— « Maman, qu’as-tu ? »
— « Un peu de fatigue. Ce n’est rien. »
— « Quand pourras-tu te reposer un peu ? »
— « Quand mes enfants seront heureux. »
— « Ils le sont », dit Marc.
Annette sourit, et le regarda dans les yeux. Le premier
mouvement de Marc fut de détourner les siens. Puis, il fut
irrité de faiblesse, et son regard soutint celui de sa mère. Il
avait l’air de la défier. Annette lui posa sur les bras ses deux
mains, et elle sentit les muscles qui se raidissaient. Elle rit
et dit :
— « Tu veux lutter ? »
Heureux de ce prétexte pour détourner sa pensée, il
dégagea ses bras et empoigna ceux de sa mère, il les broyait
affectueusement, comme dans des jeux de petit loup. Elle
en cria. Elle avait mal. Elle avait bien. Elle se rendit, et elle
dit :
— « Fort, mon garçon ! Une bonne pince ! »
Il la lâcha :

427
— « Oh ! je t’ai fait mal ?… »
— « Ce n’est rien… De bons étaux, que je lui ai
donnés… Il est bien armé… Mais ce n’est rien, d’être bien
armé et d’être fort !… Il faut connaître l’adversaire. Le
connais-tu ? «
Elle ne parlait déjà plus d’elle. Il ne comprit pas. Ils
étaient presque front contre front. Elle toqua le front,
doucement, contre celui de Marc, et répéta :
— « Le connais-tu, mon grand lutteur ? Le connais-tu
bien, l’adversaire ? »
— « Qui ? » demanda-t-il. « Toi ? »
— « Moi, ou elle. Celle qui t’aime le plus, et que tu
aimes… Es-tu bien prêt ? »
Il fut dérouté. Il avoua :
— « Je ne comprends pas. »
Il commençait à être inquiet.
Elle se redressa, elle lui prit le front entre ses mains, pour
qu’il ne pût s’échapper ; et, le tenant attaché à ses yeux, elle
changea de ton. Fini de rire ! Sans élever une note plus haut
que l’autre, mais inflexible… ( « Je n’ai plus à te
ménager… » )
— « Sois prêt !… Celle que tu aimes, qui t’aime le plus,
l’heure viendra où elle te haïra, tu la haïras. C’est peu de la
haine ! L’écœurement… Ta seule présence lui causera une
répulsion. Elle te la cachera, elle se la cachera… Et cela
durera, cela peut durer, ou des instants, ou bien des jours…

428
Cela succédera aux plus ardents élans d’amour, et ils
pourront y succéder. Ou bien, cela s’installera à demeure,
sans bruit, sous la placidité de la vie quotidienne, pour une
période plus ou moins longue, et sans que l’accord tacite,
renouvelé de jour en jour, soit modifié. Mais le mal sera là,
dans le cher cœur. Et ton cœur, à toi, n’y échappera point.
Tu subiras, à tes instants, ou à tes jours, les mêmes
poussées, les mêmes rongées. Le pire sera que tes heures ne
seront pas les siennes : la levée de l’âme en révolte ne
marque presque jamais la même heure aux deux cadrans.
Ce sera peut-être le soir où tu t’approcheras d’elle, avec
l’amour le plus fervent, que son cœur à elle te vomira. Et ce
sera la nuit où son corps s’attachera au tien le plus
éperdument, que ton âme furieuse lui soufflera : — « Va-
t’en ! »… Mais tu ne le diras pas. Et elle ne le dira pas. Car
vous aurez, chacun, honte de soi et pitié de l’autre… Honte
et pitié… C’est bien ! C’est le premier pas. Grâce à ce pas,
vos peines n’auront point été tout à fait perdues. La plupart
des êtres, à condition qu’ils soient doués d’un peu
d’humanité, en arrivent là, en restent là. — Mais il faut que
toi, mon Marc, tu fasses un pas de plus. Il faut apprendre à
regarder en face l’adversaire, comme tu me regardes en ce
moment — (Ne bouge pas !) — et que tu lui dises : — « Tu
es ainsi. Je t’aime, ainsi. Je t’aime, toi qui me rejettes, toi
qui me hais, malgré toi. Pardonne-moi ! C’est la loi
farouche de la révolte. Elle est aussi sacrée que celle de
l’amour. Et peut-être que je t’aimerais moins, si tu n’étais
pas capable de l’entendre… »

429
Elle s’arrêta de parler, mais elle continuait de lui serrer le
front, et elle sentait battre la tempe contre son pouce. Et lui,
avait arrêté son souffle. — Puis, ils s’écartèrent l’un de
l’autre. Et leurs regards s’évitèrent.
Marc, à mi-voix oppressée, dit :
— « J’ai peur… je ne suis pas prêt… »
Annette dit :
— « Mon pauvre petit… Moi, non plus !… Je ne l’ai
jamais été qu’après que la bataille était livrée… Mais c’est
déjà quelque chose, de s’être fait une armée de réserve… Je
te donne la mienne. »
Marc dit, sur le même ton :
— « Elle me fait presque aussi peur que l’adversaire. »
Annette rit :
— « Mon cher garçon !… Je te demande pardon… »
Marc se leva, pour partir. Près de sortir, il se retourna :
— « Maman !… Et tu peux aimer la vie ?… Mais c’est
un monstre ! »
— « Il y a de beaux monstres », dit Annette.
Marc plaisanta :
— « Tu en es un. »
— « Je suis de sa race. Je n’en ai pas honte. Tâche de
n’avoir pas honte de la mienne ! »
— « Si j’étais sûr que je n’aurais pas à te faire honte ! »

430
— Et de quoi donc ? Puisque tu viens de moi, tout ce qui
vient de toi est à mon compte. Je ne proteste pas ma
signature. J’endosse tout, et le présent et le futur. »
— « Jusqu’aux ordures ? »
— « Faut de l’engrais ! » dit Annette, jovialement.
— « J’ai une mère cynique », fit Marc, jouant le petit
saint… « Et par-dessus le marché, elle cite Labiche ! »
— « Je citerais plus volontiers Rabelais. Mais je te
ménage, ma fillette… »
— « Dis donc, dis donc ! » s’exclama Marc, vexé. « Tu
crois que j’ai peur des mots et des choses ? »
— « Dame ! tu fais le dégoûté, devant la vie ! »
— « Je me dégoûte. J’ai bien le droit !… »
— « Non ! tu n’as pas… Retourne ton champ ! Tout doit
servir à l’engraisser. Et le fumier, et même les vers et les
hannetons. Enfonce ta bêche, comme l’homme nu sur les
vieux bouquins de Lemerre ! Retourne ton champ !… Et
n’oublie pas non plus celui de Assia ! »
— « Là-dessus », dit Marc, « honneste dame, je n’ai pas
besoin qu’on me fasse la leçon ! »
Le fils et la mère se rirent au nez.
Marc pensait, dans l’escalier :
— « Si seulement Assia était comme ça ! »

431
Assia n’était pas si loin d’Annette ! Moins que de Marc.
Toutes les femmes ont entre elles — les blanches, les
noires, les jaunes, les vertes, — des signes de ralliement. Si
elles ont l’air de ne pas les voir, c’est que, la moitié du
temps, elles sont rivales, elles se volent l’homme (fût-ce
sans l’aimer : c’est un instinct auquel résistent les
meilleures, mais que les meilleures n’ignorent pas.) Assia,
dès le premier jour, avait senti, beaucoup mieux que Marc,
la prise de possession d’Annette sur Marc. Et naturellement,
sa première tâche était de le lui enlever. Elles avaient beau
se sentir alliées et même, sincèrement, s’aimer, l’instinct de
chacune disait :
— « Cet homme est à moi. »
La seule différence était que Annette écartait, mollement,
cet instinct, quand elle en prenait conscience ; au lieu que
Assia n’y introduisait sa conscience que pour y ajouter un
surcroît d’égoïsme impérieux, qui n’admettait point le
partage. Et c’est pourquoi, dans la crise d’amour qu’elle
traversait avec Marc, la clairvoyance d’Annette fut d’un
médiocre secours… Dans quelle mesure, d’ailleurs, ne s’y
mêlait-il pas, à son insu, quand elle dévoilait si crûment à
son fils les menaces du cœur féminin, un grain de trahison ?
Assia en eût jugé ainsi. Elle est un traître à sa patrie, la
femme qui livre à l’homme les secrets de la femme en
amour… Et chacune l’est, à son tour. Mais aucune ne le
pardonne à l’autre…
La désaffection du jeune couple avait commencé : Assia
n’eût pourtant pas cédé un pouce du terrain conquis à

432
Annette. Au contraire, il semblait qu’elle s’acharnât à la
possession de l’enclos, à mesure que le vent du doute
soufflait en elle :
— « Pourquoi suis-je venue m’encager dans ces murs ? »
L’enfant, qui levait dans son ventre, faisait aussi partie de
la conquête. Cet innocent !… (L’était-elle moins ? Tous
deux, aveugles…) Il était le drapeau du vainqueur. Et
l’homme qui le plante, ne se doute pas qu’il est la hampe : il
est pris.
Oui, mais Assia s’aperçut, trop tard, qu’elle était prise
aussi. Elle s’était passé la tête au même licou. Et qui les
tenait ? Ce petit corps sorti de son corps, et qui lui rivait
Marc enchaîné, il l’enchaînait également, il les rivait tous
les deux à l’au-dehors, à l’anonyme, au maître obscur qu’ils
redoutaient et se refusaient à accepter — au corps social,
avec sa masse écrasante de servitudes. Ils étaient liés, liés
par leur pousse à ce polype inextricable de racines et de
radicelles, aux fatalités de cet aveugle cheminement et de la
sève, à ses erreurs et aux châtiments qui l’attendent. Ils ne
pouvaient plus les observer, du dehors, avec un
détachement dédaigneux. Ils étaient allés se jeter dedans le
filet.
Prise à son piège, la « niña » ! Cela ne s’avoue point.
Mais elle avait la gorge serrée, comme d’un lacet autour du
cou… Et c’était lui, lui, l’étrangleur, ce nouveau-né, avec
ses menottes en chiffons ! Penchée sur lui, Assia l’épiait de
ses regards troubles et rancuniers. Elle était prise au
dépourvu.
433
Ce n’était pourtant point la première fois qu’elle était
mère… Oui, il y avait ce terrible souvenir, qu’elle refoulait,
cette petite victime, ce fruit sanglant… Elle l’avait repoussé
dans l’oubli, elle l’enfonçait au fond de l’eau… Il le
fallait !… Si elle ne l’eût fait, elle fût tombée en
convulsions… Mais était-elle sûre qu’il ne reviendrait plus
à la surface, — qu’il n’était pas revenu ?… Et si c’était lui,
le nouveau venu, celui qui s’éveillait, là, dans son lit ?… Il
y a de ces éclairs fous qui transpercent soudain le crâne
halluciné d’une femme. Et il serait inutile de les raisonner.
Elle n’essaie pas. Tout ce qu’elle peut, c’est de tâcher de
n’y pas penser, laisser passer, faire comme si elle ne savait
pas. Y résister, c’eût été les voir en face… Les voir en face,
son sang se glaçait… Elle se repliait, la face enfouie dans
l’oreiller…
— « Je n’ai rien vu. Je ne sais rien… »
Mais l’instant d’après, elle recommençait, d’un regard de
côté, à épier le nouveau-né… Toute la vie de Assia était
faite de ces refoulements et de ces explosions dans les
cavernes de l’être, que recouvrait de ses nuées avec leur
écharpe d’arcs-en-ciel le mouvement perpétuel de
l’existence quotidienne, la seule qu’il fût permis de
regarder.
Elle était donc dans une attitude de défense, en face de
cet inconnu, — de l’enfant. Presque plus de crainte
(d’hostilité même, par brefs instants) que d’amour.
L’instinct maternel était chez elle peu développé, et la
catastrophe du début l’avait, par une obscure autodéfense,

434
étranglé : elle n’aurait pu vivre avec cette affreuse plaie
ouverte ; la volonté de vie l’avait recousue grossièrement ;
et le sourd battement de la maternité étouffée était interprété
dans un autre sens, avec la complicité de la conscience : son
appel avait été, comme chez tant de femmes, dévié vers
l’amant. Elle avait, à l’avance, très peu pensé à l’enfant ;
quand elle y pensait, c’était à l’homme qu’elle pensait. Elle
a sa graine. Il est en elle. Il est à elle… C’était à elle qu’elle
pensait. Elle était le couple, elle était tout… Et voici !…
Elle n’était plus rien… Il était venu, celui qui était tout…
Ce vermisseau !… Et du combat de l’enfantement elle se
relevait, au second plan, simple soldat, rentré dans le
rang… Quant à Marc, n’en parlons plus ! Il était relégué
aux fourgons…
Et ce nouveau maître, qui était-il ? D’où venait-il ? De la
nuit, de la mort, de ces mêlées de l’Ukraine, où l’autre petit
corps avait fondu ? Et où allait-il ? Où la menait-il ? Vers
quelles autres mêlées ? Ce maître-esclave à son tour, cet
anneau de la chaîne qui la reliait à tout un ensemble de
fatalités, passées, présentes et à venir, à cette asservissante
société, dont elle avait cru briser le joug !… Elle le
regardait avec stupeur, avec terreur, avec répulsion, avec
haine, — et, brusquement, avec des torrents d’amour… Ils
firent sauter toutes les écluses. Ce fut l’emportement inouï
de ces élans qui remplissaient le ciel de Assia comme des
orages et, comme des orages, qui passaient, laissant dans
l’atmosphère un bouleversement de saisons. Assia eut des
semaines imprévues de passion aveugle, exclusive, animale,

435
pour l’enfant. Rien ne compta plus. Marc fut le mari de
l’araignée. Si elle le mange, c’est qu’il est de trop : il a joué
son rôle ! — Il eut le bon sens de s’effacer. Il ne lui
disputait pas son ver de lait. Comme beaucoup d’hommes,
surtout quand ils sont jeunes : ils ont un dégoût pour le fruit
du ventre aimé. L’enfant ne commence à les intéresser
qu’après un an qu’il s’est lavé… De quoi ? De ses
impuretés ? Tu as le droit de parler !… Du gouffre obscur
de l’Informe ?… Ils ont besoin de reconnaître en lui les
linéaments et les limites : — l’homme.
Et c’est à partir du moment où elle les vit, que le torrent
de passion de Assia décrut. Ce n’était plus le maître
mystérieux, qu’interrogeait son attente hallucinée. Il était un
petit d’homme très ordinaire, qui n’avait rien de celui
qu’elle avait perdu, presque rien d’elle, — qui ressemblait à
ces petits Français que Assia voyait, chaque jour, sans
intérêt, exposés au pâle soleil du Luxembourg par les
fourmis ouvrières, et qui n’était point de l’étoffe de son
rêve. Quelle trahison !… Et il était sain, normal, et
exigeant ; il ne se laissait pas oublier. Sa voracité était
encore par quoi il tenait Assia solidement, au téton. Elle
éprouvait une satisfaction animale à sentir cette bouche
goulue lui vider son sein. Oui, il la tenait, il la tenait bien !
Et sourdement, elle lui en voulait ; elle pensait :
— « Quand et comment échapperai-je ? »
Elle oscillait entre la rancune et l’amour. Et la découverte
la plus accablante qu’elle fit, c’est qu’elle ne pouvait plus
maintenant être ni tout à fait libre, ni tout à fait prise… Si

436
elle avait pu être tout à fait prise ! La nature entière de
Assia (entière et changeante avec la succession des instants,
mais chacun des instants tout entière) ne pouvait rien moins
supporter que le oui et le non à la fois… Néant !… Mieux
vaut le pire ! Elle essaya sincèrement de se donner tout
entière à l’enfant… Impossible ! Il faut se faire illusion,
comme ces mères qui croient avoir pondu l’œuf de Pâques
et pour qui leur caneton déplumé est le miracle des
miracles. Assia soupesait l’oison dans sa paume, Jet elle
pensait :
— « Un médiocre de plus dans le monde… Y sacrifier
ma liberté, non, c’est trop !… »
Et cette liberté, que valait-elle ? Qu’en faire ? À quoi
l’occuper ?… Assia était trop franche pour se leurrer, sur
lui, sur elle. Si elle était née avide et impérieuse, elle
n’essayait pas de se persuader qu’une supériorité de nature
lui assurât, à elle et à ses rejetons, des droits privilégiés.
Non ! Elle avait plutôt tendance à voir et à se prouver sans
égards sa médiocrité. Médiocre, d’esprit ; médiocre de
cœur, et plutôt au-dessous du médiocre ; médiocre de
corps : disons laide !
— « Et qu’est-ce que cela me fait ? Est-ce que cela
m’interdit d’avoir faim ? J’ai faim, comme lui. Lui, ce
suçon : lui, il a faim de mon téton. Et moi, je cherche,
comme un chiennot aveugle, le téton à mordre, sur les
mamelles de la nature. Où se cache-t-il ? Il me le faut, et je
le cherche avec mon nez et mes quatre pieds. Si j’ai pris cet
homme avec moi, c’est pour qu’il m’aide à le trouver, à

437
faire gicler du sein le lait — (fi du lait fade !) — le sang qui
sourd du cœur de la vie… »

Cet homme l’aide mal. Il est comme elle, un chien


aveugle ; il remâche en vain sur le vieux corps de la mère
Europe un bout de téton flétri, usé, presque entièrement
desséché… Il se débat dans le désert de l’individualisme.
Comment se fait-il ? Ce fut jadis une grande vallée
ombreuse, fertile, bien arrosée. Hier encore, quand tout
brûlait, parmi les ruines de la guerre, c’était une oasis de
l’esprit libre : il y gardait sa source fraîche et ses nuits pures
sous les palmiers. À présent, la source est orde et piétinée ;
elle est brisée, la ceinture de palmiers ; le sable cingle à
travers l’écran crevé ; le ciel est blanc et l’air brûle : le
désert a presque tout dévoré…
Parlons cru ! C’est encore faire trop d’honneur à ces
lâches que farder d’images leur capitulation. Car il ne s’agit
de rien moins. L’individualisme, l’esprit libre, a fait sans
bruit, depuis que l’autre guerre est finie, son armée de Metz
et son Sedan. Il s’est rendu. Qu’en reste-t-il ? Quelques
lambeaux de drapeaux, cachés en poche, que l’on exhibe en
petits comités, ou dans des palabres sans danger. Quel est
celui qui ose tenir tête à l’État et à ses chiens : l’opinion et
la presse ? Ils se disent libres, dans leur jardin gardé à vue ;
ils le cultivent, en se gargarisant de nobles vers, comme cet
Horace, le chien couchant qui, à la chaîne, jappait fièrement
pour la postérité. Celui-là, du moins, avait le cynisme de se
vanter d’avoir jeté son bouclier. Mais eux voudraient faire
438
croire qu’ils sont indépendants, alors qu’ils mangent la
pâtée. Tacitement s’est établi entre ces fiers intellectuels et
le maître (le maître change, mais la domesticité ne change
pas) un contrat comme celui qui régit les animaux
domestiques. Toute liberté dans ton emploi et dans ma
ferme ! Mais n’en sors pas ! Moyennant quoi, je
t’engraisse… Ils ont si bien pris l’habitude qu’ils n’essaient
même plus de sortir. Quand le maître les lâche au dehors, il
est tranquille : ils ont le collier. Le petit nombre qui
l’enlève, en cachette, parce que les point encore une honte,
en vain font parade de leur cou : il est pelé. Marc rougissait
de voir des maîtres qu’il avait estimés, des aînés sur qui il
avait compté, s’évertuer piteusement à dissimuler sous une
jactance de libre choix le conformisme de pensée, auquel ils
avaient fait, par calcul ou timidité, leur soumission. Un tel
exemple démoralisait les plus jeunes gens et les exerçait, de
bonne heure, à la prostitution de l’esprit : ils se vendaient au
plus offrant ; mais, à la façon des prostituées qui sont de
marque, ils s’arrangeaient pour faire croire que c’était par
amour pour le maître du jour qui les entretenait. Dès qu’une
idée — ou rouge ou noire, ou guerre ou paix — devenait
officielle ou allait l’être, ils se ruaient à son service, — à ses
emplois. Si elle oscillait, ils oscillaient, flairant le vent.
Mais si elle mourait, par malchance, subitement, ils ne
s’attardaient pas aux obsèques. Ils acclamaient déjà le roi
vivant.
C’est de tous les temps. Mais ce qui est du nôtre, c’est
que les nôtres, nos hommes, nos biens, les intellectuels et

439
tous leurs Saints-Sacrements d’idéologies démocratiques,
aient passé au rôle de courtisans. Quand c’était une
aristocratie dégénérée qui se prostituait, nous n’avions qu’à
laisser faire : creuse ta fosse ! mes champs, dessus, en
seront plus drus. Mais à présent, ce sont mes champs qui
pourissent ; et qui trahissent, ce sont mes idées, mes mots-
lumières, mes paroles-sources, où s’alimentait le grand
individualisme. L’Indépendance de l’Esprit… Où a-t-elle
passé, l’indépendance ? Dans le meilleur cas, à jouer
l’opposition constitutionnelle à un régime qu’elle ménage,
car elle entend s’en assurer la succession, et par avance elle
endosse charges et tares de l’héritage. Ils sont devenus si
experts à nager dans un compromis de pensées que, par
moments, on ne distingue plus les rouges des noirs, ni la
main gauche de sa droite : tout est mêlé, et les partis au
Parlement, comme au dehors, sont plus ou moins des
amphibies.
— « J’aime encore mieux, pensait Marc, les arrabbiati
de la réaction : ils sont francs, comme la lame du couteau
qu’un jour ou l’autre, ils me planteront dans les côtes. Mais
ces socialistes d’après-guerre, ces baisers de Judas, qui
livreraient la Révolution et tâchent de lui couper les jarrets,
parce qu’elle les gêne dans leur réformisme sans hâte et
sans casse !… Ces locataires de l’État, ils se gardent bien de
bouleverser la maison, qu’un jour ils comptent mettre, à
leur profit, en location… Et qu’ai— je à faire de ces
placements de pères de familles, et de ces baux de préjugés
et d’intérêts ! Si seulement je trouvais en Occident un

440
quarteron d’hommes libres, d’hommes décidés, quoi qu’il
en coûte, à rechercher et à servir, où qu’ils la trouvent, la
vérité ! Fût-ce contre leur patrie, ou contre leur caste. Fût-ce
contre eux-mêmes ! La vérité est la patrie de l’homme
libre… — Mais tous ceux que je vois autour de moi sont
des sans-patrie. Des asservis volontaires. Ils fourbent le
maître, qui les laisse faire : car il les tient. Et ces jeunes
intellectuels et ces requins tiennent ensemble boutique
d’idéologies et d’affaires. Hier, la guerre, la nation, la
civilisation latine. Aujourd’hui, la paix d’Europe et, bien
entendu, la liberté qui en est la denrée d’échange : (valeur
cotée en Bourse, elle est en baisse, on l’achète aujourd’hui
pour rien) ! Qui veut être libre, il lui faut l’argent. Et qui
veut l’argent, il faut qu’il vende sa liberté. Combat de
conscience ? Que non pas ! La conscience du jour a le cœur
trop sensible, pour s’exposer à ces troubles de santé : elle se
démontre mathématiquement que si elle est libre, c’est donc
son droit de se vendre ; il lui suffit de vouloir ce pour quoi
on l’achète. Et elle le veut. Vous n’avez qu’à lui dire quoi.
Elle vous fournira aussitôt d’arguments. Il n’est que de les
rendre sonnants. Ou or, ou places, ou rôles à jouer : le
pouvoir… Il a bien dit, celui qui a dit : — « Vouloir, c’est
pouvoir… » Vouloir le pouvoir. Ils le veulent tous. Chacun
sa part ! Et pour quoi faire ? Quand ils y sont, pour y rester.
Ce n’est pas alors qu’il faut compter qu’ils se dégageront de
l’écheveau de compromis, dont ils ont dû s’encorder pour
l’ascension. Ils y resteront pour toujours enchevêtrés,
comme des mouches dans la toile. Et l’araignée, où et qui
est-elle ? Elle est repue, elle veille sur son garde-manger.
441
Les grosses mouches continuent de bourdonner. Elles
veulent se persuader qu’elles sont encore libres. Elles ne le
sont plus. Chaque mouvement de leurs ailes achève de les
engluer. — Annette l’a vu, par l’exemple de son bourdon,
de son Timon. Il avait beau ronfler et faire la peur autour de
lui. Il ne pouvait plus s’échapper. Et il le savait ! Annette a
été témoin de ses fureurs. Tout ce qu’il pouvait, c’était
s’enrober de plus de toiles ; et il enroulait avec, autour de
son dos, les milliers d’insectes emmaillés. Mais ils n’en
faisaient sur ses membres qu’une épaisseur plus étouffante
de linceul. Il était pris… Ils sont tous pris, les grands
preneurs, les rois d’affaires, acier, pétrole, allumettes,
armements ! Ils sont collés aux fils gluants du même
réseau ; quand un fil vibre, ils le sentent au ventre, ils sont
interdépendants ; et tous ensemble sont accrochés à l’étal de
l’Araignée… la bête aveugle, qui a jeté son épervier sur la
rivière de la vie. Le fatalisme économique régit l’écliptique
de la société humaine, et entraîne à la remorque l’Esprit… »
Mais Marc proteste. Il ne consent pas à soussigner la
capitulation. Il prétend maintenir libre en lui l’Esprit. Et il
prend à témoin ses deux alliées, les deux fronts durs et
obstinés d’indépendance, Annette, Assia. Annette dit :
— « Tiens bon ! »
Mais Assia, souriant avec ironie, lui dit :
— « Ton esprit libre, à quoi te sert-il ? »
Il a un serrement de cœur. Avec violence il proteste. Mais
le coup droit a porté…

442
Stérilité de l’iadividuel… Il a beau chercher à se faire
illusion :
— « Je suis un monde. Si je le sauve, n’est-ce rien ? »
Elle répond :
— « Un monde contracté sur soi-même, une étoile rouge
qui s’éteint, ça ne réchauffe plus. »
Il dit :
— « Assia ! Même plus toi ?… »
Elle a pitié ; mais il lui est impossible de farder la vérité.
— « Si, mon petit. Je m’y réchauffe le bout des doigts. »
Cette pitié est encore pire que si elle disait crûment :
— « Mon cœur a froid. »
Il essaie de lutter :
— « Mais n’as-tu pas ton propre foyer, ton feu
intérieur ? »
— J’ai besoin de l’alimenter. »
— « Et ton petit faon ?… » (il hésite à ajouter : « et ton
Marc ?… » )
Elle rit :
— « Mon petit faon et mon grand daim… »
Il reprend, avec humilité :
— « Ils ne suffisent pas à t’alimenter ? »
EUe lui caresse le visage, il baise la main, au passage.

443
— « Bien sûr, bien sûr, cela me fait une belle petite
chaufferette… »
— « Et voilà tout ? »
— « Et c’est beaucoup. Mais (pardonne-moi !) j’aurais
besoin de me dégourdir les pieds sur la terre, chaude ou
froide, qu’importe ? C’est dans mes pieds que je veux le
chaud — marchant, courant et agissant. »
— « Eh bien, ne pouvons-nous agir ensemble ? »
— « Oui, mais comment ? Qu’est-ce que tu peux faire ? »
Il ne sait que trop son impuissance, mais il essaie de
protester :
— « Nous pouvons tout faire. Nous sommes libres. »
Elle a son sourire, qui éteint :
— « Libres de faire le tour de la clôture. Ne dis pas de
bêtises ! Tu sais bien que la liberté est parquée dans des
camps de concentration. Défense de sortir ! On pourrait
aussi bien l’étrangler. Mais ils sont bons princes ! Il n’y a
qu’à laisser la race s’épuiser. Les derniers libres — libres de
quoi ? — on les exposera dans des cages du Jardin des
Plantes. Tu y seras. »
— « Et toi, Assia ? »
— « Moi, non. Je ne sais pas encore comment. Mais libre
ou non, j’en sortirai. »
— « Libre ou non ? Pour sortir, tu renoncerais à la
liberté ? »

444
— « La liberté est dehors. Appelle-la comme tu voudras !
Je te laisse le mot. Je veux la chose. »
Elle est la plus franche des deux. Il s’est toujours
jalousement refusé à s’enrôler dans aucun des partis qui se
disputent le terrain sur le champ de luttes, ou qui, derrière
l’enceinte, se marchandent des arrangements. Il veut garder
sa liberté. Eh ! qu’il la garde ! Personne n’a envie de la lui
disputer. À quoi est-elle bonne ? Elle ne lui donne pas à
manger. Il lui faut passer ses journées dans les bureaux
d’une maison d’éditions ; sa connaissance de trois ou quatre
langues lui a fait avoir un poste assez chargé dans la
correspondance d’affaires ; mais il n’a rien à voir à la partie
littéraire : précisément parce qu’on lui sait une personnalité,
on se garderait de lui confier la lecture des manuscrits ; et
s’il avait le temps d’écrire un livre, ce n’est pas dans sa
maison qu’il aurait chance de le publier. Il fait passer de
temps en temps quelques articles sous un nom de plume,
dans un des deux ou trois journaux qui entretiennent encore,
à peu de frais, l’antique réputation d’indépendance, de
liberté de la presse et autres lanternes… Il n’y a plus que
quelques nigauds de lecteurs pour y croire. Ceux qui savent
lire sont avertis. C’est une innommable ratatouille de
compromis. On y courtise le maître d’aujourd’hui et celui
de demain : (aussi bien, les deux ennemis sont compères, ou
se serrent la main et se tirent dans le dos) ; on y cultive à la
première page la paix, à la troisième les armements ; et les
grands ténors de la troupe y chantent la sainte démocratie et
les droits sacrés de l’humanité, tandis que la direction

445
empoche, pour se taire et pour faire taire les rédacteurs naïfs
qui ont pris le mot d’ordre idéaliste au sérieux, sur les
crimes et les dividendes de la colonisation. Un jour ou
l’autre, quelque fâcheuse indiscrétion révèle engagés ces
grands cœurs, ces chevaliers des Immortels Principes, dans
quelque sordide escroquerie d’une société d’affaires ou
d’aventures, que la bande rivale a dénoncées. Beaucoup de
bruit pour rien ! Il n’est que de riposter par la menace d’un
autre scandale contre l’autre bande de voleurs. Les deux
s’enrouent à crier : — « Justice ! justice ! » — pendant une
semaine ou deux ; puis, tout se tait ; ils ont fait un pacte : —
« Je vole à gauche, tu voles à droite, n’en parlons plus ! »…
Bouche close et les poches pleines !… Elles ne le sont pas,
celles des bonnes bêtes de rédacteurs, les quelques braves
gens sans caractère, qui ont accepté de jouer au naturel le
rôle d’idéalistes dans l’équipe, afin de raccrocher les
clients. Eux, ne mentent pas, mais ils sont l’amorce du
maraudeur qui pêche en eau trouble ; et ils s’efforcent
d’oublier cet office humiliant. Que peuvent-ils d’autre ? Il
faut bien vivre ! Et où écrire ? Ils se persuadent qu’ils
accomplissent un sacerdoce. Leur négrier a l’habileté de les
laisser ramer « librement », — bien encadrés à leur banc ! Il
sait bien qu’ils sont sans danger, et que leurs coups de
rames asthmatiques ne feront pas dévier d’un pouce de sa
route le bateau. C’est le bateau qui les entraîne, eux et leurs
boniments d’idéalismes, comme des tritons sculptés à la
poupe, tandis qu’à la proue, sous l’écume, opère la gueule
de requin. De quoi se plaindraient-ils, ces « idéalistes » ?
Toute liberté pour épancher leurs vertueuses homélies !
446
Pourvu qu’elles s’appliquent à tout en général, et à rien ni à
aucun en particulier, tout est très bien, cela fait partie de la
parade. Rares, très rares, sont les esprits mal faits, comme
celui de Marc, qui s’offusquent de ce rôle de tapins. Il n’a
pas le bon goût, ou — (si ce n’est pour lui, que ce soit pour
les autres !) — la charité de garder sur les yeux le bandeau
complaisant qui permet aux compagnons d’être dupes. S’ils
ne le sont, ils seront donc complices ? C’est une épreuve
cruelle à faire subir à de braves gens, qui ont du foin au
râtelier. S’ils y renoncent, où manger ? Ils ne sont plus tout
jeunes, ils sont fatigués, et les autres râteliers sont occupés.
C’est un métier de riches que de prétendre, sans passer
par aucun joug, exprimer sa pensée libre sur les sujets qui
touchent de près aux intérêts d’aujourd’hui. Et
naturellement, les riches ont mieux à faire qu’à miner le sol
sous leurs pas, en révélant de quoi est faite leur richesse.
Alors, il y a ces phénix d’intellectuels, qui, sachant très bien
l’impossibilité ou les dangers de la liberté agissante, font les
rodomonts avec elle et affectent de la mépriser : fi de
l’esprit qui s’asservit aux réalités de la vie sociale et
politique ! Il n’est de liberté de l’esprit pour ces preux, que
stérile : « la foi qui n’agit point… » — si ce n’est en cet
empyrée des Idées, dont le mécanisme d’horloge se déroule
dans la boutique du fabricant, portes fermées aux risques et
aux cahots de la vie. Certes, ils sont libres de la vie, car ils
sont morts. Benda, le « clerc » accroupi, veille sur les
ossements blancs, dans la vallée de Josaphat. Il veille à ce
que l’Ange ne les réveille pas…

447
L’appétit de Marc se satisfait-il de cette Liberté
funéraire ? Il la recrache avec horreur. Il n’est d’esprit, il
n’est de vie, que ceux qui agissent ! Mais où sont-ils, les
vrais vivants ? Et comment feront-ils pour se tenir debout
sous la toise, qui courbe aujourd’hui toutes les têtes ? —
Brise la toise ! troue le plafond ! — Tu ne le peux, seul.
C’est ton crâne qui s’y brisera. Il faut t’unir aux autres
révoltés. Mais s’unir, c’est se lier. C’est accepter les
disciplines de partis et les doctrines, dont ces partis sont
bardés. Marc refuse. Assia, dont il quête l’approbation,
hausse l’épaule et dit sèchement :
— « Qui veut la fin, veut les moyens. »
Il se récrie :
— « Assia ! C’est toi qui parles de prendre des liens ! »
Elle a son mauvais sourire :
— « Je les prends hier. Je les déprends demain. »
Il ne rit pas.
— « Aussi les nôtres ? Entre toi et moi ? »
— « Et pourquoi pas ? » (Elle le brave.) « Si tu es libre,
tu dois l’être de te lier et de te délier. Je le suis, moi. »
— « Assia ! Ne plaisante pas avec ces choses-là ! »
Elle voit son expression anxieuse. Elle sourit : (le bon
sourire, cette fois !) Et elle l’embrasse.
— « Petit garçon ! »
Il reste à son cou, soulagé, un peu piqué.

448
— « Je suis ton homme. »
— « Non. Pas tout à fait. »
— « Eh bien ! qu’est-ce qu’il te faut ! »
— « Il me faut un homme. Toi, si tu peux. Sois-le !… Ou,
gare ! »
Elle plaisante. Mais les plaisanteries de Assia ont
toujours un arrière-fond sérieux. Marc le sait. Il est troublé.
Il demande :
— « Dis-moi ce que je dois faire. »
— « Ah ! non » fait-elle. « C’est ton affaire. Ton rôle
d’homme. »
— « Mais si ensuite cela te déplaît ? »
— « Plaire ou déplaire, je te le dirai ensuite. Pas avant !
Tu es l’homme. D’abord, fais ! »
Ce refus de parler, de discuter, cette menace suspendue,
cet œil qui observe sans indulgence et qui juge tous ses
actes — cela n’aide point à agir. Il est gêné aux entournures.
Si elle ne sait pas clairement ce qu’elle voudrait, il sent trop
bien qu’elle voudrait de lui ce qu’il ne veut ni ne peut. Il la
voit qui, depuis quelque temps, flaire dans les journaux et
dans les livres, dans les entretiens, dans l’air du temps, les
relents d’action violente qui fument des flancs du vieux
monde : à droite, à gauche, partout, au loin, au près, en
Amérique, en Russie, en Italie, en Balkanie, en Europe
Centrale. Ces soubresauts de frénésie sont, pour la plupart,
désordonnés ; ils ne semblent mener qu’à la destruction ;

449
mais les plus aveugles, les plus sanglants sont une révolte
de la vie. Tout, plutôt que rester gisants ! Ignavia est
jacere… Et cette révolte, qui s’amasse au fond de Assia,
fait qu’elle observe, avec une avidité inavouable — (qu’elle
ne s’avoue pas) — même la montée de ces fascismes, qui
achèvent d’assommer les anémiques libertés de l’Europe, à
coups de matraques. Mais son instinct de troupeau, la voix
du sang, la ramène de préférence vers les combats de l’U.
R. S. S. Elle glisse, par une pente invincible, vers les
sanglantes destinées où s’élabore par la violence un monde
nouveau. Marc pressent, par l’intuition de l’amour menacé,
le travail mystérieux qui s’opère dans l’esprit de Assia
muette : il le voit prêt à filer sur la pente, et il voudrait le
retenir ; mais il n’ose pas lui-même regarder la pente ; il a le
vertige de cette U. R. S. S., et il évite d’en parler avec
Assia. — Il l’attaque par un biais, de côté, sur les
événements d’Italie, il essaie de lui arracher un blâme, un
sursaut contre ces crimes organisés. La bouche de Assia
reste cadenassée. Marc s’écrie :
— « Enfin, Assia, tu ne vas pas dire que tu as de la
sympathie pour ce qu’ils font ? »
Elle réplique durement, sans daigner même le regarder :
— « Plus, en tout cas, que pour ce que d’autres ne font
pas. »
Marc est atteint au cœur. Rien à répondre. Il ne le sait que
trop : il ne fait rien, il ne peut rien faire. Sa santé ne s’est
jamais bien remise du terrible assaut d’avant le mariage ; et
le mariage prématuré, la folle dépense qu’il y a faite
450
d’énergies convalescentes, n’ont pas été de nature à la
rétablir. Il y a dû, après sursis, d’être dispensé de son
service militaire ; et ce lui a épargné l’épreuve du refus,
auquel il était décidé, et de la condamnation. Mais c’eût été
plus sain pour lui, peut-être, de l’affronter, car le sentiment
de sa résistance l’eût assuré contre soi-même. Il l’eût voulu,
même sans objet, puisque rien ne l’obligeait plus à se
prononcer ; il l’eût voulu, pour s’affirmer, par pur défi.
Mais ses deux conseillères s’étaient mises à la traverse : —
Assia, parce qu’elle ne comprenait pas la vanité des
bravades inutiles : (passe encore s’il eût été contraint à
prendre parti ! Bien qu’en ce cas elle pensât, comme les
communistes, que le devoir était alors d’entrer dans le rang,
afin d’y prendre les armes de l’ennemi, non de les refuser !)
l’objection de conscience lui semblait niaise… Annette, qui
en connaissait la grandeur, évitait d’y pousser Marc, parce
qu’elle sentait que la conviction de Marc était douteuse, et
qu’il eût apporté à son refus plus d’amour-propre que de foi
sincère. Et trop de raisons « raisonnables » plaidaient pour
qu’il acceptât l’échappatoire : l’enfant qui venait, ses lourds
devoirs de chef de famille, et sa santé. Il échappa. Mais son
moral en garda une humiliation, le regret d’une bataille non
livrée, d’une défaite, — (Assia avait mis le doigt sur la
plaie) : — de « ce qu’il n’avait point fait ». Il se sentait
diminué.
— Il lui eût fallu prendre sa revanche par une autre
action, — fût-ce en parole ou par écrit. Mais les moyens lui
en étaient, on l’a vu, extrêmement réduits. Il ne pouvait rien

451
agir, même par la plume, rien publier, que de loin en loin
quelques paroles sans écho. Il était muré dans sa geôle
d’individualisme. Il n’avait de jour que par l’en haut, par le
ciel vide. Sa mère seule pouvait s’en accommoder. — (S’en
accommodait-elle ? Elle ne disait point aux autres ce qui lui
manquait, et que ce ciel ne lui suffisait pas…) Mais tout de
même, elle y respirait, elle s’y était fait un au-delà.
Marc ne l’a point. Cet au-delà est, aussi bien que le
royaume de l’Infini, le royaume de la mort. Marc a besoin
de fenêtres sur le monde des vivants. Et par la fenêtre, de
sauter dedans… Saute donc ! Ne vois-tu pas sous la
paupière, l’œil de Assia, qui guette tes mouvements ? Si tu
enjambes la fenêtre, elle aura bondi en bas, avant toi… Oui,
il a vu. Il voit que c’est cela qu’elle veut de lui, qu’elle
attend…
Mais il ne peut pas s’y décider. Il y a, en bas, cette
violence, cette tyrannie de la violence, qu’il hait. Il la hait
d’autant plus qu’elle est dans son sang… son sang fiévreux,
qui ne serait que trop porté à tyranniser. Puisque, Dieu
merci ! il ne le peut pas — (il tremble parfois, à la pensée
des abus qu’il en aurait faits) — il ne le tolère pas des
autres. Toute sa violence, il la concentre à ne pas céder un
pouce de ce qui lui appartient : son être. Ah ! si la
Révolution était — comme autrefois, où elle avortait en
feux d’artifice — un libre jaillissement de révoltes, où l’on
met tous dans le tas commun, chacun la sienne ! Mais ils
l’ont aujourd’hui militarisée. C’est une caserne. La
discipline s’étend à tout, aux actes, aux écrits, aux pensées.

452
Jusqu’à la philosophie et à la science que les nouveaux
prêtres de la faucille et du marteau ont la prétention de
régenter ! N’ont-ils pas fulminé l’anathème contre les libres
hypothèses de la physique et de l’énergétique moderne, qui
s’évadent des canaux de l’Évangile marxiste matérialiste !
… Et ils sont peut-être dans leur rôle, s’ils entendent bien
que l’An I de la Révolution soit l’An de l’Hégire : la guerre
sainte veut son Coran… Mais Marc se cabre contre les
Dieux imposés. Il n’entend pas raillerie sur le champ de
l’esprit. Mon esprit est à moi. Ne te risque point à y
toucher !
C’est bien indifférent à Assia. L’esprit est, comme le
corps, à qui le prend, — au plus fort. Et le plus fort ne le
prendra qu’autant que je veux. Quand je voudrai, je le
reprendrai…

Elle se détachait de ce Français, qui ne savait ni prendre,


ni renoncer tout à fait, — dont toute l’énergie se dépensait à
ne décider rien. Elle regardait autour d’elle, et commençait
à faire des comparaisons, qui n’étaient pas à son avantage.
Elle avait été introduite par Annette dans des cercles
français où l’on cherchait, encore timidement, un
rapprochement culturel avec l’U. R. S. S. Elle y avait
rencontré certains Russes des organisations soviétiques.
Annette avait été en relations avec quelques-uns d’entre
eux, aux jours où elle travaillait pour Timon. Ils avaient eu
le temps de l’étudier. Ils prirent celui d’étudier sa bru. Assia
reçut des commandes de traductions du russe pour une
453
Exposition Internationale des Arts Décoratifs, qu’on
préparait à Paris : articles sur l’art populaire russe, tisssus,
jouets, laques de Palekh, théâtre, etc. Puis, des brochures
d’habile propagande intellectuelle. Puis, des travaux plus
techniques pour la Représentation Commerciale soviétique
à Paris. Elle exécuta d’abord la tâche, à la maison. Puis,
après un temps assez long d’observation, corroborée par le
témoignage d’une amie d’enfance, employée à l’ambassade
des Soviets, et qui la revoyait, non sans réservée, de loin en
loin, la porte s’entrebâilla prudemment, et Assia fut admise
dans l’antichambre. Quand son petit fut sevré — ( et Assia
ne lui demanda pas son avis pour le faire), — elle se
déchargea de lui sur Annette, qui ne demandait pas mieux,
et elle s’en alla travailler à la Représentation Commerciale.
Ainsi que les candidats à la chrétienté, des premiers temps,
qui étaient admis à suivre l’office, sous le portique, hors du
sanctuaire, Assia eut sa table de travail, au vestibule, dans
une salle d’à côté. Et peu à peu, elle y passa des journées.
Elle y goûtait une satisfaction, sur la nature de laquelle
elle ne cherchait pas à s’expliquer. Elle ne convenait pas
qu’elle se retrouvait sur le sol natal de sa pensée. Elle
affectait de s’en croire, et non sans rancune, libérée. Mais,
contre l’autre sol où ses racines étaient prises, c’était une
secrète évasion… — « Vous ne me tenez pas… Ni toi, ni
toi !… » Elle en éprouvait un soulagement. Le soir, au sortir
de l’atmosphère russe, elle avait plus de plaisir à retrouver
son foyer français. Mais pour apprécier celui-ci tout-à-fait,

454
elle avait besoin d’en être sortie. Bonne excuse envers soi,
pour le fuir !
L’excuse n’était point bonne pour Marc. (Aussi bien,
Assia ne lui en faisait point part. Elle n’eût pas condescendu
à des excuses.) Il était sombre. Il s’enfermait dans un
mutisme raidi et courroucé. C’était le pire. Il avait l’air d’un
maître vexé. Passe encore de faire le maître, si l’on est le
plus fort. Mais si l’on est le plus faible, quel ridicule ! La
souple échine d’une Assia eût frémi, non sans jouissance,
sous la griffe. Quitte à reprendre plus tard sa revanche !
Mais ces babines boudeuses, ces sourcils froncés, ce dépit
impuissant, qui ne daigne (qui n’ose) même pas se
formuler… Juste assez pour lui faire sentir qu’il avait le
vouloir, sans le pouvoir, de l’asservir. Et pour l’inciter à
s’affranchir.
Assia éprouvait une satisfaction hostile à lui vanter ce
qu’elle avait appris. Il était fatal que s’établissent dans
l’esprit et de l’un et de l’autre des comparaisons entre la
stérilité d’opposition de Marc et la féconde énergie de l’U.
R. S. S., de ceux qui agissent. Marc, qui faisait lui-même
ces comparaisons et en souffrait, ne tolérait point que Assia
les lui fît. Leur duel de pensée s’envenima ; en l’exprimant,
ils accentuaient ce qui les divisait. Marc finit par demander
à Assia, sur un ton impératif, qu’elle cessât d’aller à son
bureau. Assia répondit : « — Non ! » et vertement. Elle
était libre…
Étrange façon d’affirmer sa liberté que de courir à ceux
qui avaient établi sur l’immense Union des Républiques

455
Socialistes Soviétiques la main de fer d’une dictature
idéologique, sociale, économique et policière, et qui eussent
voulu l’établir sur tout le reste de la terre ! Mais par
réaction contre le libéralisme d’Occident inorganisé,
invertébré, sans franchise et sans vigueur, qui faisait le jeu
des pires exploiteurs, la brutalité de Moscou, qui
s’employait au service des classes exploitées, faisait l’effet
d’une bise qui fouette et désintoxique le sang. Elle
décrassait le cerveau lourd et oxydé par la rouille de la
pensée sans volonté de France. Nulle servitude plus
répugnante que celle qui accepte en se leurrant, ou bien qui
boude sans se révolter virilement, — celle de l’Occident.
Assia se sentait plus libre, sous les cuisses dures d’une
dictature qui chevauche les peuples, pour les mener à la
victoire, que parquée dans les clôtures d’une pseudo-
démocratie, qui laisse paître ses troupeaux — ou bien
crever de faim — sans leur permettre d’en sortir et d’agir,
en attendant l’heure où elle dispose d’eux, ou pour la guerre
ou pour la paix, — ou pour la tonte ou pour l’étal. L’eût-on
assurée qu’elle bénéficierait, elle et les siens, d’un
traitement de faveur, comme ces démocraties font pour les
vendus de la presse et du Parlement, ou pour une élite à
l’engrais, Assia leur eût recraché à la face leurs faveurs. La
faveur est une autre servitude, la plus basse, la monnayée.
Celle-là, du moins, son Marc ne l’accepterait jamais, et il
n’y avait pas de risques qu’on la lui offrît : c’était pour cela
qu’il lui restait cher. — Mais pourquoi se résignait-il à
refuser la servitude, sans renverser l’ordre asservisseur ?
Certes, il ne le pouvait à moins de s’astreindre à une
456
discipline de combat, qui était un nouveau contrat de
servage, mais consenti, mais temporaire, et pour un but qui
légitimait les sacrifices.
Il faut ajouter que la rigueur de ceux-ci apparaissait à
Assia fort diminuée, quand on les considérait de la rue de
Grenelle. La chaîne y était distendue, surtout pour une libre
passante qui vient flairer. La dictature est légère, quand on
la soupèse du dehors. Pour l’instant, elle n’entrait pas en
ligne de compte dans les pensées de Assia. Assia n’avait
pas affaire aux moyens ; elle voyait l’œuvre et les fins. Les
unes et l’autre l’exaltaient. On bâtissait un monde nouveau,
à la mesure des cent soixante millions d’êtres humains, qui,
de gré ou de force, étaient enrôlés sur le chantier.
L’imbécillité du vieux monde ennemi, incapable de
combattre ou d’accepter, avait prétendu les étouffer en les
bloquant dans leur maison en ruines et leur refusant l’air du
dehors. Ils avaient relevé le défi et fait de la nécessité
meurtrière la loi de leur élan créateur. Sur les ruines de la
vieille masure surgissaient les constructions babyloniennes
de l’Esprit qui capte les forces des éléments. La première
ébauche s’annonçait des grands Plans, d’où devaient sortir
cette faune de monstres préhistoriques, les Dnieprostoï, les
Avtostroy, les Magnitogorsk, qui de leurs trompes et de
leurs défenses fouillent le sang de l’eau, de l’air et de la
terre, et tous les peuples d’ouvriers qui font paître les
grands troupeaux des mastodontes, les hauts-fourneaux et
les usines et les barrages cyclopéens. Une exaltation sévère
et brûlante menait ces équipes au combat, crispait leurs

457
muscles et leurs fronts, elle instituait entre elles des jeux de
rivalités héroïques, à qui vaincraient, les premiers, la tâche
énorme et assureraient les fondations indestructibles sur
lesquelles s’élèverait — s’élevait, de jour en jour, — la
suprématie du Travail humain, libre, égal et souverain. Nui
sacrifice n’est disproportionné à un tel but. Nul mal présent,
nul mal de soi, nul mal des siens, n’est trop payer le bien
futur, qu’on rêve, qu’on veut, et qu’on bâtit pour tous les
hommes dans l’avenir. Ceux qui se lamentent, en Occident,
ou qui s’indignent de la destruction par l’U. R. S. S. des
dieux, des églises et de la religion, ils feront mieux, ces
morts, d’enterrer leurs morts ! Rien ne sortira plus de ces
sépulcres blanchis. Ils ne voient pas, de leurs orbites vides,
ils ne peuvent pas voir qu’à l’Orient, une fois de plus, un
Dieu est né ! Cette jeunesse prolétarienne, marxiste,
matérialiste, athée, qui se sacrifie avec une sérieuse
allégresse, au bonheur et au bien social qui sera, quand elle
ne sera plus, a plus de religion dans son marteau et sa
faucille que, dans toutes leurs patenôtres cléricales ou
laïques, les faux dévots du menteur Occident. Hors de
l’action, rien n’est que mensonge. Seule, l’action ne ment
pas. Qu’à l’action, l’on juge ceux de là-bas et ceux d’ici !
Dans son injustice passionnée, ainsi Assia dressait le
bilan de la vie de son Marc : — Néant. Elle savait bien que
son inaction était forcée, qu’il en souffrait comme un
insecte, cloué en pleine vie par une épingle sur une planche.
Mais elle était sans pitié, quand elle voyait que d’autres
insectes s’étaient arrachés tout sanglants de l’épingle ! Qu’il

458
fît de même ! Elle baiserait à pleine bouche ses blessures,
comme elle eût été près de baiser la cicatrice qui coupait,
d’un trait livide, la forte joue de Dito Djanelidze.
Il était en mission secrète du Komintern en France, sans
titre officiel, et redouté des offciels. À la Représentation où
il entrait, passait, s’installait sans façon, il paraissait aux
visiteurs un témoin muet, un peu gênant, sans importance :
il fumait une cigarette après l’autre, sans avoir l’air de
s’intéresser aux entretiens ; mais le représentant allait
chercher son regard, avant de donner la réponse. Il était
grand et charnu, lourde charpente, mais les mouvements
souples et sans bruit. Une broussaille de cheveux épais et
durs, très noirs, et plantés bas. Le front coupé d’un profond
sillon transversal. De forts sourcils relevés. Les yeux bridés,
qui pratiquaient la division du travail : l’un disait ruse, et
l’autre dureté. Le nez long, et large en haut, gros du bout,
narines épaisses, mais serrées. Rude moustache. De larges
joues. La mâchoire à l’affût, qui ricanait, tout en guettant.
Dans l’ensemble de la physionomie, la goguenardise mêlée
à l’attention implacable. — Il avait moins de quarante ans.
Assia ne fut pas lente à le remarquer. Il ne semblait pas
prendre garde à elle. Son double regard l’avait bien pelotée
et soupesée, poil et plumes, puis il avait laissé retomber le
gibier. Il avait mieux à chasser. Elle s’en était sentie vexée.
Elle concevait pour lui une violente antipathie. Elle affectait
de ne pas connaître sa présence. Dans la pièce où elle
travaillait, on s’arrêtait parfois pour causer ; et avec la
familiarité slave, il arrivait qu’elle se mêlât aux discussions,

459
sans interrompre sa copie. Deux ou trois fois, Dito
Djanelidze lui coupa la parole, d’un mot ironique,
passablement désobligeant. Assia rageait, n’en montrait
rien, feignait de ne pas entendre. Il en avait un rire
intérieur ; mais rien du rire ne sortait.
Un jour qu’elle était seule à travailler, il vint s’asseoir à
sa table, de l’autre côté. Elle leva la tête, elle vit, presque
contre son visage, la large face aux yeux fouilleurs, avec sa
gouaille au coin de la gueule. Mais l’ironie n’avait, cette
fois, rien de malveillant. Rancunière, Assia fronça le
sourcil. Il lui rit au nez. Elle eut beau faire, elle ne réussit
plus à s’en fâcher. Pour éviter de rire aussi, elle baissa le
front buté, et se remit à travailler. Il étendit sa large patte
sur la page, et dit :
— « Stop ! causons. »
— « Mais s’il ne me plait pas de causer ? » dit-elle.
— « Mais il te plaît. »
Elle suffoqua de cet aplomb, elle le dévisagea et elle dit :
— « Non ! »
— « Ça veut dire : oui », reprit-il tranquillement.
— « En quelle langue ? »
— « Dans la tienne. »
Et avant qu’elle eût pu répliquer, il lui offrit :
— « Une cigarette, camarade ? »
Son regard, son ton, ce mot de « camarade », la
subjuguaient. Avec dépit, elle prit la cigarette :
460
— « J’ai mon travail. Pas de temps à perdre ! »
— « Oui, tu es d’attaque. Tu serais mieux à ta place chez
nous. »
— « Qu’est-ce que j’irais faire ? Sais-tu seulement qui je
suis ? »
— « Naturellement-, je le sais. »
— « J’étais avec les blancs de Denikine. »
— « Mais maintenant, tu n’en es plus. »
— « Qu’en sais-tu ? »
— « Je sais. »
Elle fut si révoltée de son assurance qu’elle eût voulu,
pour un moment, être encore de l’autre camp, afin de lui
infliger un démenti. Mais elle était trop franche avec elle-
même. Elle dut se borner à lui jeter un regard furieux. La
gorge de Dito remuait de son rire muet. Elle avait allumé sa
cigarette, machinalement, à la cigarette de Dito et la
mâchait rageusement. Elle cracha le bout qu’elle avait
coupé, et dit, le provoquant :
— « Et ce que demain je serai, tu le sais aussi ? »
— « C’est évident. Tu seras avec nous. Tu l’es déjà. »
Il ne riait plus. Et elle se tut. Elle était vaincue. Ils
fumèrent, un moment, sans parler. Elle regardait vers la
fenêtre. C’était bien clair : il n’y avait que ce seul côté, vers
quoi elle pouvait aller. Vers cette action d’un peuple — son
peuple — là-bas… Depuis longtemps, elle le savait. Mais il
était le premier à le dire, pour elle, tout haut… Elle essaya

461
encore de se défendre. Elle dit, comme se parlant à elle-
même :
— « Je ne puis accepter aucun joug. J’aime mieux crever
que sacrifier mon indépendance. J’ai tout souffert pour la
garder. »
— « Et tu t’es mariée », dit-il, ironiquement.
— « Mon mari est comme moi. Il pense comme moi. »
— « Et il s’est marié », répéta le railleur.
Elle voulut parer le coup. Elle tricha :
— « À deux », dit-elle, « on est plus fort. »
— « Et à cent soixante millions, combien plus ! »
C’était ce qu’elle pensait. Mais son individualisme
repoussait cette pensée.
— « Je ne peux pourtant pas épouser cent soixante
millions ! »
— « Pourquoi pas ? » dit-il, « tu es râblée. »
— « Je le suis », dit-elle, « mais cela ne me plaît pas. »
— « Ça te plaira. »
Elle avait accepté, malgré elle, ce diapason. Il lui fallait
continuer. Ses lèvres dirent (ses oreilles s’étonnèrent de
s’entendre dire) :
— « Camarade, ce qui me plaît est mon affaire. Fais-moi
le plaisir de t’occuper de ce qui te concerne ! »
— « Tu me concernes. »

462
Ils se fixèrent dans les yeux, le menton appuyé sur les
poings, se soufflant au nez la fumée de leur cigarette. Assia
dit :
— « Tu as du culot. »
— « J’en ai », dit-il.
— « Qu’est-ce que tu veux de moi ? »
— « Que tu nous serves ».
— « Le mot « servir » n’est pas dans mes papiers. »
— « Il y est », dit-il. « Tu ne sais pas lire. »
Elle s’emporta : il y avait trop longtemps que ce ton
d’insolente assurance l’exaspérait.
— « Enfin ! » cria-t-elle, tapant de son poing sur la table,
« est-ce toi ou moi qui dispose de moi ? »
— « Ni toi, ni moi », dit-il. « C’est la loi. »
— « Quelle loi ? »
— « La loi de nature. La loi de combat. Ou contre nous.
Ou avec nous. Tu ne peux pas contre. »
— « Je l’ai pu. »
— « Tu ne l’as pas pu ! »
— « Ne me défie pas ! Ou je te raconte tout ce que j’ai
fait !… »
— C’est inutile. Veux-tu que moi, je te renseigne ? »
Penché vers elle, à mi-voix, à mots hachés, les dents
serrées sur sa cigarette, il lui jeta pêle-mêle une demi-
douzaine de petits faits, qu’elle croyait connus d’elle seule,
463
ou disparus avec ceux qui en avaient été complices ou
victimes ; certains venaient des forêts d’Ukraine, d’autres
de son galetas solitaire à Paris. Le poil de son corps se
hérissait. L’échiné glacée, elle se raidit :
— « Assez ! Ceux qui te renseignent n’ont pas volé leur
pâtée. Ne compte pas que j’en mangerai ! Si je suis une
chienne, je suis une chienne maigre, je le resterai. »
— « Ce sont les meilleures », dit-il. « Je ne compte pas
que tu changeras. Sois seulement ce que tu es ! Mais ose
l’être ! Sois-le franchement ! Tu n’es pas de ceux qui
peuvent se contenter de se balancer indéfiniment entre le
pour et le contre, comme les danseurs de corde de Paris… »
Il ajouta :
— « Comme ton mari. »
Elle se rebiffa sous le coup brusque :
— « Je te défends de parler de lui. »
Elle avait l’air d’une chatte en boule, qui va lui sauter
aux yeux.
— « Je n’ai pas besoin d’en parler », dit-il. « Tu en
penses juste autant que moi. »
— « Ce n’est pas vrai ! » dit-elle. « Tu n’es pas digne
d’attacher les cordons de ses souliers. »
Il goguenarda :
— « C’est un honneur que je te laisse. Mais j’ai idée que
ses souliers sont mal attachés, »
— « Tu espionnes aussi ma chambre à coucher ? »
464
Il avait fini de fumer. Il prit un bras de Assia dans son
étau, et d’un ton bonhomme, mais sérieux, il dit :
— « Mon petit, assez joué ! Parlons sans pique ! Tout ce
qui peut nous être utile, nous avons le droit (ou nous le
prenons) de l’observer. Mais il n’y a pas besoin de lunettes
pour voir que toi et lui, vous n’êtes pas faits pour traîner la
même charrette… Laisse-moi parler !… Je ne dis point de
mal de ton limonier. Il a ou il peut avoir toutes les vertus.
Mais ces vertus ne sont pas les tiennes. Et c’est toi qui rues
dans les brancards. Tu as raison. »
— « J’ai tort », dit-elle. « Il voit le but aussi bien que
moi. Il n’a point peur d’y marcher. Son cœur est brave, plus
que le mien. Mais son intelligence est trop chargée de ces
idées d’Occident, qui vous battent dans les jambes et vous
empêchent d’avancer. Il lui faut encore du temps avant de
s’en dégager. »
— « Nous n’avons pas le temps. Qu’il se décide ! Ou
décide-toi ! Amène-nous-le, ou lâche-le ! L’époque n’est
pas aux jeunes Hamlets, plantés au bord du cimetière.
« Être ou ne pas être… » Qui ne veut pas être, qu’on
l’enterre ! Sors-le du trou, ou pousse-le dedans ! Mais
d’abord, sors-en, toi ! Et viens ! Tu lui trouveras des
remplaçants. »
Elle le toisa, méprisante :
— « Toi ? »
— « Moi ou un autre. N’importe qui ! Je ne brigue pas la
succession. J’ai mieux à faire. Et toi aussi. Ne perds pas ton

465
temps aux bagatelles ! »
Elle dit :
— « Brute ! »
et s’écarta, et se leva.
Il resta assis à la table :
— « Le bât te blesse. Qu’il te blesse ! Je dis ce qui est.
Toutes tes histoires particulières ne comptent pas, auprès de
la grande histoire que nous devons écrire. Quand le ventre a
faim, qu’on le nourrisse ! Mais qu’il se taise ! Il n’est qu’un
ventre, rien de plus. Et nous avons tout l’animal humain à
servir, ces millions d’êtres affamés, non seulement de pain
et d’amour, mais de lumière et de liberté. »
Elle dit, ouvrant la porte pour sortir :
— « Vous osez, vous, parler de liberté ! »
Elle entendit, avant que la porte se refermât :
— « Nous osons, nous. Ceux qui ne sont plus capables
d’y monter seuls, nous les y hissons, par la force. Nous t’y
hisserons. »
Elle claqua la porte :
— « Non ! »
Elle eut, le soir, une altercation avec Marc, qui traitait de
crime toute contrainte exercée sur l’âme d’un autre. Il était
dans la première découverte de la Non-Violence de Gandhi.
Elle lui dit, plus perspicace par opposition qu’il ne l’était
par admiration :

466
— « Et tu ne vois pas que c’est une violence retournée ! »
Il s’entête, et elle s’entête :
— « Tout est violence », dit-elle, « même l’amour.
Surtout l’amour. Il rend esclave. Il fait mentir à sa nature. Il
avilit. »
— « Si tu sens ainsi », dit-il, blessé, « affranchis-toi ! »
Elle dit, avec un pli amer à la bouche :
— « Merci de la permission ! »

Elle est retournée à son travail, mais elle s’est juré de ne


plus accepter d’entretien avec le butor. Elle n’a pas à
prendre cette peine. Djanelidze reste absent de Paris, une
quinzaine ; et quand il reparaît, il ne lui prête aucune
attention. Elle est piquée. En son absence, elle s’est
informée sur son compte. Elle n’est pas la seule, dont
l’attention soit occupée par le personnage. On le redoute et
on l’admire ; on en parle, avec une malveillance fascinée.
Dans ce qu’on raconte de sa vie, beaucoup de légende se
mêle à la vérité ; mais, comme dit le proverbe, on ne prête
qu’aux riches. Il est fils d’un boucher de Bakou ; il a pris
part, de très bonne heure, aux coups de main, aux coups de
bombes, aux « expropriations » violentes, organisées contre
le trésor public et particulier par le jeune parti communiste
du Caucase, aux alentours de 1905. Il a été cinq ou six fois
emprisonné, déporté au fond de l’Asie, et s’est évadé, et a
recommencé. Aux jours d’Octobre, il a été membre du
Comité de guerre révolutionnaire, et, mieux fait pour agir

467
que pour parler, il a été expédié sur tous les points de
l’incendie, afin de l’attiser ; il n’a jamais rechigné devant la
besogne la plus dangereuse ou la plus ingrate ; il ne dispute
point aux ambitieux et aux « glorieux « du parti la viande
du pouvoir ; ce qu’il veut, c’est l’os à broyer : — l’ennemi.
— (Est l’ennemi, tout ce qui menace la cause ; et pour le
supprimer, tous les moyens sont bons. L’action qui risque
pour la cause ne sent jamais mauvais.) Il est de ceux qui,
sans bruit, sans nom, étendent sur le monde la toile d’une
surveillance occulte, raflant les mouches à l’autre araignée :
l’ « Intelligence Service » du British Empire. Sa forte vie
physique se satisfait à peu de frais : il mange sur le pouce,
et on pourrait dire qu’il couche debout ; il n’a pas le temps
de se prélasser sur une femme. Mais quand son œil exercé
discerne, au passage, une énergie — une houille rouge — à
capter, pour le service de la cause, il étend la griffe, et il la
marque, bon gré mal gré, propriété d’État. Il a marqué
Assia. Il peut tout ignorer de sa nature féminine, de son
humeur, de ses désirs qui viennent du sexe : car du féminin,
de l’ « ewig weiblich », il ne se soucie point ; mais il
connaît mieux qu’elle l’ « ewig menschlich », les forts
instincts qui, par delà la porte du sexe, sortent du nœud de
serpents enlacés des entrailles humaines, la gueule affamée
de l’être, mâle ou femelle, qui est comme une torche au
fond du ventre, brûlante d’être, de croître, créer, dévorer,
détruire, et d’agir. Sa main n’a pas besoin de se poser sur le
ventre de Assia, pour y sentir brûler la torche.

468
Assia a beau faire : c’est elle qui va le trouver. Un jour
qu’il sort sans la regarder, elle se lève — (tous ses papiers
sont rangés) — et elle lui dit :
— « Camarade, veux-tu faire route ensemble ? »
Ils vont. Djanelidze est plus attentif à ceux qui passent
dans la rue qu’à la femme qui lui emboîte le pas. Mais à
certaines questions qu’elle lui fait, son attention se réveille ;
il la regarde : le poisson mord. Assia l’interroge avec une
ardeur anxieuse sur les problèmes de la Russie nouvelle et
sur les chances du combat engagé. Elle ne feint pas, elle est
prise. Et Djanelidze change de ton, il peut parler. Afin de ne
pas hausser la voix, il passe le bras sous le bras de Assia, et
marche penché près de son oreille ; une boucle de la femme
effleure sa bouche ; et Assia sent dans son oreille le souffle
qui entre avec les mots. Ils ne s’aperçoivent que la pluie
tombe, qu’après qu’ils sont déjà trempés. Pour continuer la
discussion, Djanelidze entre avec Assia dans un vieux café
de petits rentiers. Il n’est point pressé aujourd’hui : ses
affaires en France sont terminées ; il repartira, le lendemain
soir. Attablés dans le fond d’une salle aux trois quarts vide,
mal éclairée, devant une lavasse de thé, ils parlent sans
bruit, avec cette volubilité de langue, que seuls possèdent
avec les Italiens les Slaves, intarissablement, front contre
front ; et elle se passionne en questionnant. Mais bientôt,
elle cesse de questionner, pour mieux entendre. Et
Djanelidze, qui sent l’intérêt qu’il excite, laisse couler son
flot lourd et puissant. Il expose la lutte épique de l’U. R. S.
S. contre les tourbes d’ennemis et du dehors et du dedans ;

469
il lui arrive d’y jouer un rôle épisodique, mais il en parle
comme d’un autre, ou bien plutôt, comme de quelque
membre d’un monstrueux Myriapode. Le personnage
central de ses récits fait songer à une termitière ; et Assia
qui a, d’instinct, l’aversion de la myriade, à sa stupeur
aspire l’ivresse de la fourmi sans nom qui participe à cette
vie multitudinaire. Elle perd son moi, par plongées au fond
d’une coulée de naphte grasse et fumante ; elle en ressort,
par coups de révolte ; mais elle sent qu’elle y va retomber ;
et la lourde parole de Djanelidze, comme une main, lui tire
les jambes. Toutes ses conceptions chancellent, et les
valeurs se modifient, en passant du plan de l’individuel au
collectif. Ce n’est qu’après, quand elle se retrouvera seule,
que le souvenir lui reviendra, avec l’effroi, de ces succions
par le polypier. Mais cette horreur garde un caractère sacré ;
elle passe ses forces de juger. Sa raison est prise par les
fumées du breuvage. Celle de Djanelidze y est faite depuis
longtemps. Sa tête est froide et lucide dans l’ivresse. Peut-
être le vertige de Assia n’est-il si fort que parce qu’elle
retrouve le fleuve humain, dont les flots débordés l’ont
roulée, il y a des ans, dans le cauchemar de la déroute. Et
cette fois, elle est dessus le radeau, assise auprès du pilote ;
et sous ses jambes, entre les planches, elle voit filer l’eau.
Elle ferme les yeux, ses ongles s’accrochent, la tête lui
tourne…
Il était près de neuf heures du soir, quand elle se retrouva
sur la chaise d’un bar de quartier et se ressouvint de son
logis. Elle tressauta, et prit congé. Elle courut presque

470
jusque chez elle. Elle pensait bien que Marc lui ferait la
mine, et elle convenait qu’il en aurait quelque raison : ce
pauvre garçon, avec ses habitudes d’ordre et de régularité, à
la française ! Elle était prête à s’excuser, quoique ce lui fût
toujours une arête dans le gosier, d’avoir à rendre des
comptes. Elle n’avait rien à cacher, elle disait tout sans
qu’on lui demandât ; mais il ne fallait pas le lui demander…
Et le maladroit, elle s’y attendait, n’aurait pas la sagesse de
se taire… Mais soit ! Pour cette fois, elle consentirait à
avaler l’arête, elle se reconnaissait dans son tort…
Ce fut une peine qu’il lui épargna. Il prit tout le tort. Elle
trouva un Marc exaspéré de l’attente, qui avait tout craint,
tout supposé, et qui l’accueillit avec des airs de justicier. Du
coup, elle perdit son humeur rieuse et contrite de
s’expliquer affectueusement. Elle passa, sans dire un mot,
dans sa chambre, pour y enlever ses effets mouillés, et de
là, dans la salle à manger, afin de servir hâtivement le
souper froid. Il rôdait autour d’elle, avec une mine fatale, la
gorge sèche, retenant son interrogatoire. Elle le voyait par-
dessous ses cils, sans avoir l’air de faire attention à lui ; elle
avait envie de hausser les épaules. Finalement, il demanda,
comme un juge d’instruction :
— « D’où reviens-tu ? »
Elle dit sèchement qu’au sortir de son bureau, elle avait
eu un entretien qui l’avait retardée.
— « Avec qui ? »
— « Avec quelqu’un que tu ne connais pas. »

471
Elle jugea elle-même la réponse insatisfaisante, elle leva
les yeux, prête à sourire ; et quand elle vit son grand garçon
torturé, elle alla vers lui, pour l’embrasser. Mais il l’avait à
peine effleurée, qu’il la repoussait avec fureur. Il lui criait :
— « Tu me dégoûtes ! Tes cheveux, ta robe, puent le
tabac. Où les as-tu traînés ? »
Elle dit, froissée — mais elle convenait qu’il n’avait pas
tout à fait tort :
— « Dans un café : j’ai pu en rapporter l’odeur ; mais tu
pourrais être poli. »
Il répéta :
— « Dans un café ! Tu as roulé, pendant quatre heures ! »
Et elle vit qu’il ne la croyait pas. Elle dit : — « Voyons,
mon petit !… »
Et de nouveau, elle se rapprocha. Mais ce garçon, violent,
nerveux, tendu jusqu’à l’hystérie par un brusque accès de
jalousie, se rejeta en arrière, avec dégoût. Et il criait :
— « Ne me touche pas ! »
Assia dit :
— « Tu es fou. »
Elle s’assit, et se mit à manger. Il était passé dans la
chambre voisine et ne revenait pas. Assia appela :
— « Marc !… »
Il ne répondît pas. Elle acheva son souper. Elle jeta un
coup d’œil dans la chambre à côté. Il était jeté sur un divan,

472
et ne bougeait pas… Ce grand enfant !… Elle dit, apitoyée :
— « Marc, veux-tu m’écouter ?… »
Il répliqua, d’une voix glacée :
— « C’est inutile, tu mentirais. »
Le sang de Assia lui monta au front. Il ne lui resta plus
une once de pitié.
— Qu’est-ce que tu crois donc ? » demanda-t-elle
durement.
Il ne répondit pas.
— « Imbécile ! » fit-elle, avec un sifflement de dédain.
Elle lui tourna le dos… « Crois ou ne crois pas !… » Elle
alla se coucher dans sa chambre. Il resta étendu dans l’autre
chambre ; mais dans la nuit, plus d’une fois, on l’entendit
marcher. Assia rageait, dans son lit. Pas un instant, dans les
entretiens avec Djaneîidze, la séduction n’avait tenu place ;
ni l’un ni l’autre n’y songeaient. Et cet idiot y songeait pour
deux, il ne songeait qu’à cela, il la forçait à y songer !
C’était bien la peine de l’épargner !… Une malice
diabolique lui rappela « l’anguille de Melun, qui crie avant
qu’on l’écorche… » Crie, mon ami ! Tu crieras bien pour
quelque chose… Mais c’était menace toute verbale. Elle
n’avait aucune envie de l’écorcher. Ce pauvre gosse, à la
peau tendre… La comparaison avec l’autre, le rude cuir
râpeux du loup, s’imposa ; et un frisson lui passa, le long du
dos. Elle repoussa le loup ; mais il était là : elle sentait, dans
la nuit, son souffle chaud sur la face. Elle tourna le dos,
irritée. Mais il était là. Le souffle lui brûlait le cou…

473
L’imbécile qui l’obligeait à y penser, à comparer !… Elle
remâchait tout l’entretien de la soirée, ce torrent lourd
d’images et de pensées, ce monde mâle, fauve et fangeux,
ce monde nouveau, qui dans ses poils gardait pourtant
l’odeur puissante et familière du sol natal et du passé. Elle
la reniflait avec une répugnance hypnotisée ; elle en avait
tous les pores imprégnés. Elle se leva fiévreuse pour se
laver les mains, la face, le ventre. Elle se recoucha.
C’étaient ses draps qu’il eût fallu changer…
Dans la chambre voisine, Marc remuait. Elle se tourna et
se retourna… « L’imbécile ! l’imbécile !… » Elle le mettait
dans la balance, avec l’autre sur l’autre plateau. Il ne pesait
pas lourd, avec sa stupide jalousie, son égotisme, son
despotisme, toutes ses pensées recroquevillées sur son moi,
moi, moi et moi… « Tu m’appartiens, tu es à moi… » —
« T’appartenir ? Je n’appartiens à personne. Si je me donne,
que ce soit à plus qu’un homme, à ces grandes forces qui
soulèvent et qui mènent un monde !… En elles seules, je
retrouve ma voie et mon lit. Je m’accomplis… » Et elle
sentait autour de ses flancs l’étreinte de celui qui était
derrière son dos. Elle était broyée, comme par une meule ;
elle en hurlait dans sa poitrine… Elle ralluma, et elle se mit
assise, suffoquant, les seins gonflés, et respirant à coups
rudes…
Elle ressortit du lit, et demi-nue, dans un fauteuil, elle
reprit le contrôle sur soi. Elle examina tout, d’un sens plus
froid. Elle cherchait à s’expliquer l’énigme de cet homme
qui l’excédait, à démonter son mécanisme. Elle tâchait de

474
faire la part de ce qui, en lui, était de lui, et de ce qui était
de la grande Force mystérieuse et multitudinaire, de la
machine en mouvement, dont il était une courroie de
transmission. Elle se persuadait que la machine était tout, et
que la courroie n’était rien. Ou celle-là, ou une autre,
n’importe quelle, faisait l’emploi… Le mot lui revint, qu’il
lui avait dit : — « Moi, ou un autre… » Elle secoua la tête,
de colère… « Sûrement, pas toi !… » Elle le détaillait
froidement, des pieds à la tête, comme s’il était là, devant
elle. Elle se tâtait le pouls. Elle ne trichait pas. Pas une
artère ne battait plus fort et plus vite. Son cœur était sans
désirs. Que cet homme vive ou meure, que m’importe !…
Elle se recoucha, le souffle calmé et le cerveau refroidi.
Elle s’endormit jusqu’au matin.
Rouvrant les yeux, elle ruminait le stupide malentendu. Il
y avait du tort de tous les deux. Depuis quelques mois, la
tension s’accentuait ; et tout en reconnaissant chacun ses
fautes, ils n’avaient pas la sagesse ou l’énergie d’y rien
changer. Le tempérament mal fixé de Marc était secoué par
des accès colériques, comme des rafales nerveuses qui le
brisaient : il passait d’une dépense de passion
disproportionnée à l’épuisement ; et la fatigue même le
livrait, non moins que la passion, à des fureurs. Assia avait
de brusques alternances de mutisme buté et de flux de
paroles emportées, des jalousies, des susceptibilités, des
idées fixes et malades, qui coïncidaient avec ses petites
marées, ou que déclenchait un mot, un geste maladroit,
auxquels son imagination, déjà blessée, prêtait des

475
intentions qu’ils n’avaient pas. Il se produisait fatalement
des heurts brutaux et effrénés, où l’un et l’autre perdaient le
sens, et après lesquels revenaient la lucidité et les regrets,
mais rarement des deux côtés en même temps. — Et
néanmoins, pas un instant, même au plus vif des paroles
injurieuses, comme des soufflets, le grand amour n’est
absent. Mais il se tapit, honteux, meurtri, au fond du
cœur…
Assia reconnaissait, en ce moment, qu’elle n’était pas
tout à fait innocente de l’exaspération où, cette nuit, Marc
était tombé. Au lieu d’apaiser son inquiétude amoureuse
(nullement injustifiée) que Assia lui fût reprise par l’âme
étrangère de cette Russie, qui lui était fermée, un instinct
mauvais poussait Assia à attiser ces soupçons. Elle
prolongeait ses absences de la maison, plus que de raison.
Elle y avait reçu des camarades de rencontre, des Russes de
la Représentation Commerciale, dont la familiarité et les
bavardages avec Assia dans cette langue que Marc ne
pouvait comprendre, avaient causé à Marc une irritation
stupide ; dans une altercation qui avait suivi, il avait été
jusqu’à interdire à Assia de recevoir ces hôtes dans sa
maison : (à peine l’avait-il dit, qu’il s’avouait outrepasser
ses droits.) Le résultat avait été que Assia recevait ses
camarades, hors de chez elle. Et les soupçons ne s’en
portaient que mieux. Assia se reconnaissait non moins
stupide de les avoir provoqués, pour le plaisir de mater
Marc et d’affirmer son indépendance. De ce train-là, ils
allaient tout droit à la catastrophe : elle était assez

476
expérimentée pour le prévoir. Ils étaient fous… Holà,
holà !… Stop !…
Elle se leva, bien décidée à remettre les choses au point.
Si Marc était un méchant gosse aux yeux fous, c’était à elle
de le ramener maternellement au bon sens. Au fond de son
cœur, il était encore plus son petit que son mari ; et le
meilleur de la réserve d’amour disponible était inscrit au
compte du petit. — Mais quand elle ouvrit la porte de la
chambre où Marc avait passé la nuit, elle ne l’y trouva plus.
Il était sorti de la maison, sans laisser un mot. Assia en
ressentit du dépit ; et, comme une chandelle que l’on
souffle, ses bonnes dispositions s’éteignirent. Elle s’obligea
pourtant à l’attendre — (peut-être afin qu’il fût davantage
dans son tort). Elle renonça à aller travailler, comme
d’habitude, à son bureau. Elle n’en avouait aucun regret,
bien que ce fût la dernière occasion de revoir Djanelidze
avant son départ. Mais peut-être cette pensée l’incita-t-elle à
n’y point aller, afin de se prouver son indifférence. Que lui
faisait ?… Elle s’occupa à ranger l’appartement : il en avait
besoin ! Elle était toujours en course, et, jour après jour, la
poussière et le désordre envahissaient tout. Elle était en
plein nettoyage, quand Annette vint prendre le petit Vania :
(elle le gardait toute la journée, et elle le ramenait le soir).
Mais Assia ne la laissa pas entrer, sous prétexte que tout
était sens dessus dessous et qu’elle ne voulait pas qu’on vît
son capharnaüm ; elle lui poussa l’enfant par l’entrebâillure
de la porte ; Annette put seulement saisir à la volée, dans
l’ombre du corridor, la silhouette de sa bru à genoux, qui

477
frottait rageusement le plancher, le front penché, les
cheveux défaits, pendant sur les joues comme des queues de
rat. Elle se vengeait sur le mobilier de ce que Marc ne
revenait pas. Il ne revint pas pour le déjeuner. Elle attendit.
Il ne revint pas…
— « Idiot ! Tu boudes !… Je te le revaudrai. »
D’impatience, en avalant les morceaux, elle s’étranglait.
Elle n’acheva pas son repas. Elle s’habilla, elle se passa en
revue devant le miroir. Elle se montra ses dents aiguës de
jeune chien. Elle avait envie de mordre. Elle était prête à
sortir… Sortir pour quoi ? Vers quoi ? Vers qui ?… Ce
« qui ? » la prit au dépourvu. Elle tressauta. Elle se rassit,
encapuchée, comme en visite, et elle prit une revue sur la
table ; elle tâcha de s’y intéresser… Zut, zut et zut !… La
main nerveuse lança la revue au fond de la pièce… Elle
martelait du talon le parquet… Trois heures sonnèrent.
— a J’en ai assez !… »
Elle sortit. Elle n’avait aucun but avoué. Elle s’assigna
celui de visiter, à des galeries, une exposition de blanc.
Mais elle prit un autre chemin. Elle s’en aperçut, quand elle
était trop loin pour rebrousser.
— « Tant pis ! Ce sera pour un autre jour. Pour celui-ci,
qu’est-ce que je fais ?… »
Elle se trouvait à dix minutes de la Représentation
Commerciale.
— « Il est trop tard. Je n’irai pas… »

478
Elle alla pourtant dans la direction. Naturellement, elle
n’entrerait pas… Elle n’eut pas besoin d’entrer. Sur l’autre
trottoir du boulevard, à quarante pas, elle vit venir, parmi la
foule, les larges épaules et la hure de Djanelidze. Elle eut un
choc. Elle découvrit qu’avant de le voir, elle allait au
devant. Elle s’irrita. Elle s’effraya. Elle s’arrêta, fichée
devant un magasin, tournant le dos à la rue. Elle attendait
qu’il eût passé. Il ne passa pas. Il traversa la rue et, sans mot
dire, il s’aligna près d’elle en face de la devanture. Il lui
clignait du coin de la paupière bridée. Elle tourna la tête et
le toisa. Il n’avait pas l’air de la regarder. Mais ses yeux de
Mongol riaient. Il dit :
— « Tu fais l’école buissonnière ?… »
Elle laissa tomber la question, elle dit :
— « Je te croyais parti. »
Elle mentait, et il le savait : la veille, elle lui avait
demandé l’heure du départ. Il répliqua :
— « Je pars. Je vais de ce pas chez moi, faire mes
paquets. Puis, à la gare. Tu es libre ? Accompagne-moi ! »
Mais il ne lui reprit pas le bras. Il se tenait à quelque
distance. Il lui disait, sans la regarder :
— « N’aie pas l’air de me connaître ! Je suis filé, ou je
peux l’être. »
Il fit des tours et des détours, prenant des rues de côté et
des passages, qui le ramenaient en arrière sur le même
boulevard ; d’un bref coup d’œil par-dessus l’épaule, il
s’assurait qu’il n’était pas suivi. Et cependant, il
479
s’arrangeait pour échanger, le museau de profil, dans le
double flot des passants, des mots rapides et mordants, en
leur langage de là-bas. Arrivés au seuil d’une maison qui
faisait l’angle de deux rues, il clignota vite autour de lui et
dit :
— « Montons ! »
Elle hésitait. Il ajouta :
— « Tu m’aideras à faire la malle. »
Il lui prit le coude, et ils entrèrent. Il la poussa dans
l’escalier raide et obscur. Elle ne voyait pas où elle
marchait. Il lui appuyait sa main au creux du dos. Cette
large main semblait la tenir, comme un oiseau. Mais ce
n’était pas un oiseau de volière. Elle se raidissait durement
pour résister, prête au coup de bec, — peut-être aussi afin
de mieux sentir la main. Sur l’étroit palier, il allongea le
bras par devant elle, pour introduire la clef dans la serrure.
Il poussa la porte et la femme. Ils se trouvèrent dans un petit
logement, mal tenu, dont la fenêtre sur la cour, rideaux tirés,
était fermée. Djanelidze la partageait, pour le moment, avec
un compagnon ouvrier : (il changeait d’abri, tous les deux
jours). La chambre, à cette heure, était vide ; le locataire ne
rentrait qu’à la nuit. Toutes les affaires de Djanelidze, linge
et papiers, plus de papiers que de linge, couvraient le lit, la
table, et le plancher. Djanelidze les prit par tas, et les
engloutit dans une vieille malle de cuir à poignée. Il avait
beau les piler, il n’arriverait jamais à les faire tenir. Assia
ressortit le tas et le rangea. L’air vicié était étouffant ; elle
avait la sueur au dos. Elle voulut ouvrir la fenêtre : il s’y
480
opposa, pour ne pas être vus des voisins. Elle enleva son
manteau, elle échancra le col de sa robe ; il s’était mis en
bras de chemise. Ils parlaient peu, et seulement de ce qu’ils
faisaient ; il lui passait les objets, elle les pliait, assise par
terre sur ses talons, la gorge et la nuque découvertes ; elle
trempait dans un bain de moiteur… Elle eut un bref
étourdissement, elle se revit, la nuit passée, dans son lit ; et
un mufle chaud lui soufflait dans le dos. Elle eut juste le
temps de se retourner : penché sur elle, Djanelidze la
flairait. Et sa large patte, se posant sur elle, la renversa…

Quand elle se rassit sur le plancher, elle avait l’œil égaré,


la bouche sèche, le corps en feu, l’air sauvage. Ils ne se
disaient pas un mot. Elle ne songeait pas à l’accuser, à
s’accuser. C’était écrit ! Mais il n’eût pas fallu qu’il
s’aventurât encore à la toucher ! La herse entre eux était
retombée. Il le comprenait parfaitement, car il avait
l’intelligence la plus rare, celle du corps. Il s’écarta, et
debout, roulant une cigarette, il la regardait à ses pieds,
froide et sombre, qui rajustait sa chevelure. Il n’y avait en
lui aucun orgueil de vainqueur. Il n’avait point préparé, ni
voulu cette prise ; la nature seule avait tout fait : il n’y avait
plus à s’y attarder.
Assia acheva de ranger la malle, dont une partie du
contenu était ressortie. Tout mis en ordre, elle rabattit le
couvercle, il pesa dessus, ferma, boucla. Elle se releva,
remit son manteau. Il dit :

481
— « Descends ! Il vaut mieux pour toi que nous ne
ressortions pas ensemble ! »
Elle s’inspectait dans un miroir de poche. Quand elle fut
prête, elle se dirigea vers la porte. Il dit, lui tendant la
main :
— « Adieu, camarade. »
Elle se retourna, et elle lui mit sa main dans la main.
Tandis qu’il la tenait, — (ils se regardaient avec sérieux,
elle son dur front penché, mais les yeux sondant les yeux,)
— il lui dit :
— « Et amène-nous ton mari ! Je compte sur toi et sur
lui. »
Un tel rappel, en cet instant, était un étrange manque de
goût. Elle ne le remarqua même pas. Il ajouta :
— « Il cherche son chemin. Ce serait dommage qu’il se
perdît. Tu sais la route. Montre-la lui ! Sa place est parmi
nous. »
Elle ne répliqua point. Ce qu’il disait, elle le pensait. Elle
lui savait gré de l’avoir dit. Ce ne fut que plus tard qu’elle
songea qu’il avait dû faire espionner Marc. Mais ce qui eût
jeté Marc dans la fureur lui causait à peine un désagrément :
elle s’était habituée à penser que ces choses-là étaient
naturelles, on a bien le droit de s’informer !… Sa main
encore moite répondit à la pression de la large main et se
dégagea. Elle dit :
— « Adieu. »

482
Et elle sortit.
Elle allait, dans la rue, sans se retourner. C’était la fin de
la journée. Le dernier étage des maisons était, d’un côté du
boulevard, rougi, par le couchant. Elle ne pensait pas ; elle
était trop pleine pour penser. Elle n’avait ni plaisir, ni peine.
Simplement, l’asphalte dur était bon à fouler sous ses pieds
durs… — À un tournant, près de la Seine, qu’inondaient les
derniers rayons du soleil, elle s’arrêta, frappée d’un coup :
— « Qu’est-ce que j’ai fait !…
Elle revit tout, tumultueusement ; mais ce ne fut qu’un
instant ; et sans tumulte, sévèrement, elle refit son compte.
Elle se mordait la lèvre, humiliée. Le compte était à son
débit. Elle avait imprudemment joué et perdu. — Perdu ?
S’il ne s’agissait que d’elle, elle ne s’en fût pas soucié
longtemps. On perd au jeu, on a perdu, n’y pensons plus !
Le fait en soi n’avait que l’importance qu’on lui prête.
Assia ne lui en prêtait guère. Son principal dépit venait, non
pas du fait, mais de ce qu’elle y eût consenti par surprise,
quand sa volonté ne le voulait pas. Elle en ressentait peu
d’estime pour elle. Mais cette estime, il y avait longtemps
qu’elle l’avait perdue. Elle n’était point tendre pour elle-
même. Orgueilleuse, oui. Mais orgueilleuse de ne point se
flatter. Si elle eût été seule, le compte eût été bouclé, avant
qu’elle fût rentrée à la maison. — Mais elle n’était pas
seule. À la maison, il y avait l’autre, — celui dont la
présence, celui dont l’existence lui était un frein qui
l’irritait, mais qu’elle aimait à mâcher, et dont le goût de fer
lui donnait plus de saveur à vivre, — l’autre, l’associé, au

483
nom de qui le compte était à demi. Qu’en penserait-il ? Elle
connaissait son terrible sérieux en ces matières. Il jugeait de
l’honneur en vieux bourgeois, il le plaçait à des endroits où
l’honneur n’avait que faire. Assia l’ironisait depuis
longtemps, à ce sujet. Mais cette ironie, sans qu’elle se
l’avouât, le lui rendait plus digne de respect… Si elle ne lui
disait rien de sa stupide aventure, il ne saurait rien, il serait
tranquille, personne au monde ne le troublerait… Mais
voilà ! C’était justement la seule éventualité qui fût exclue.
Assia l’avait rayée de ses papiers. Le fait en soi, le « délit »,
(comme on voudra le nommer !) lui était relativement léger
à porter. Mais le silence sur le « délit », c’était pour elle le
vrai délit. Non, non, elle n’acceptait pas de s’en charger.
Elle voulait bien faire tort à Marc, mais elle ne voulait pas
le « tromper ». « Tromper », pour elle, c’était uniquement,
mentir (ou se taire). Elle ne trompait pas. Elle ne fraudait
pas.
Elle arrêta donc dans sa tête qu’elle lui dirait tout. Tant
pis pour elle ! Elle ajoutait in petto : « Tant pis pour
lui !… » Sans la sottise de Marc, elle ne fût pas sortie
aujourd’hui. Elle lui en voulait… (elle exagérait !) Sa
décision était prise. Il s’y mêlait de nobles instincts :
droiture, horreur de mentir — et de moins nobles : rancunes
secrètes, qui sait ? peut-être cette inavouable curiosité
psychologique des Slaves, qui les pousse à Dieu sait quelles
actions, pour voir ce qui va se passer en eux. — « Comment
elle et lui réagiront-ils ?… » L’expérience était dangereuse.

484
Elle le savait. Mais le danger lui était un prétexte spécieux
de plus pour persévérer. Les risques d’un acte le légitiment.
Quand elle vit Marc, sa décision fut troublée. Elle
s’attendait à la continuation du malentendu de la nuit. Elle
trouva un Marc qui avait réfléchi et se repentait, un Marc
touchant, qui demandait pardon, avec ce beau regard
humble et tendre, qui fondait le cœur. Assia fut
désarçonnée. Elle ne pouvait plus que lui caresser le visage
avec ses mains, que les lèvres de Marc attrapaient au
passage. Ses mains souillées… Elle les retira et les cacha
derrière son dos. Elle était en fausse situation, pour lui
donner maintenant le pardon qu’il demandait. Elle cherchait
à mettre fin à ces rôles intervertis. Elle lui disait :
— « Assez, mon petit ! N’en parlons plus ! C’est loin,
déjà ; ce qui est d’hier est fini. »
Il était heureux :
— « Alors, c’est dit ! Tu as pardonné ? »
— « Oui », fit-elle. » Et c’est à toi, maintenant de
pardonner. »
Il s’écria :.
— « Il y a beau temps que c’est fait ! »
— « Oui, pour hier. Mais pour aujourd’hui ? »
— « Pour aujourd’hui ? »
Il souriait. Elle ne savait plus comment commencer. Elle
avait pourtant tout préparé. Mais en face de lui, maintenant,
cela devenait terrible…

485
— « Ne me regarde pas ainsi ! Tu me rends la chose
encore plus difficile… »
Elle lui tourna la tête, d’un autre côté.
— « Dis ! »
Il ne le prenait pas au sérieux. Elle voyait, de profil, sa
joue sourire. Elle tapa du pied :
— « Tu es stupide ! Ne ris pas ! »
Il retourna la tête, étonné :
— « Qu’as— tu ? »
Elle le fixait, avec des yeux sombres :
— « Je t’ai trompé. »
Il ouvrait les yeux, sans comprendre.
— « Non, pas trompé ! » reprit-elle. « Je ne cache rien de
ce que je fais… J’ai aujourd’hui… j’ai… » (Elle se
troublait… Ces yeux effarés, craintifs, sans défense, qui
l’interrogeaient !…) « Je ne sais pas comment cela s’est
fait… » (Elle aurait pu dire : « J’ai été prise », mais sa fierté
s’y refusa ; elle réagit, elle fut brutale, pour en sortir)…
« J’ai… je viens de coucher avec un autre. » (Elle n’avait
pas besoin de le nommer. Elle avait plus d’une fois, dans les
récits provocants qu’elle lui faisait de ses journées à la
Représentation, attiré son attention jalouse sur Djanelidze.)
Elle vit les prunelles de Marc se dilater, sa bouche
s’ouvrir… Il fallait le temps pour que le coup pénétrât :
Assia revit un gosse de la rue, sur la main de qui, en jouant,
une roue de voiture avait passé : il continuait de sourire

486
encore, jusqu’au moment où l’atroce douleur reflua ; et il
hurla…
IMarc ne hurla pas ; mais subitement sa face se contracta,
et dans sa gorge son souffle s’arrêta. Il haleta :
— « Tu mens !… »
Il supplia :
— « Dis que tu mens ! »
Elle était glacée d’orgueil et d’effroi :
— « Je dis ce qui est. »
Jamais elle n’eût prévu ce visage. Un animal blessé, fou
de douleur, et des yeux d’assassin… Avant qu’elle pût faire
un geste, il l’avait saisie au cou, et il l’étranglait. Elle ne fit
rien pour se défendre… « Étrangle ! Soit ! C’est ton
droit… » Elle n’avait pas baissé les yeux. Ce fut lui qui les
baissa. Il la lâcha. Une telle douleur dans son regard !…
Cela, c’était beaucoup plus terrible. Il resta, quelques
secondes, épaules tombées, les bras ballants, comme en
suspens. Puis, il fît quelques pas en arrière, il tituba, il
s’écroula sur un coffre bas, près de l’appui de la fenêtre, il
pencha le buste et il tomba, front en avant contre l’appui ; il
sanglota. Ses sanglots n’avaient presque rien d’humain. On
eût dit une bête blessée à mort. Assia était bouleversée. Elle
voulait crier, courir, le prendre dans ses bras. Et elle était
paralysée. Pas une parole ne sortait de sa gorge, et son
visage restait glacé. L’excès inattendu de ce spasme la
pétrifiait ; mais au dedans, son cœur était tordu, comme un
linge aux mains d’une laveuse. Elle dut assister, droite et

487
raidie, les yeux secs, sans un mouvement, à cette agonie
furieuse. C’était un supplice qu’aucun tourmenteur n’eût
prévu. Quand, d’un coup de reins, elle réussit à s’y arracher,
quand elle put enfin mouvoir les genoux et s’approcher, en
murmurant :
— « Mon petit, mon petit !… Si j’avais su !… Ne souffre
pas !… Ça ne vaut pas la peine… »
Il coupa net ses sanglots, releva la tête, montra une face
convulsée, mais implacable, et dit :
— « Va-t’en ! »
Il n’eut pas besoin de faire un geste. Son regard était
comme un poing. Il la jetait hors de la maison.
Encore ici, sa fierté la desservit. Elle ne fit rien pour
s’expliquer. Elle ramassa sur le parquet son manteau tombé,
elle épingla son collet, dont les doigts furieux avaient
arraché l’agrafe ; elle dit :
— « Tu me chasses ? a
Il mugit :
— « Oui ! »
Il retomba, le front dans ses mains, sur l’appui.
Muette, elle alla dans l’autre chambre, ouvrit, ferma des
tiroirs, prit çà et là quelques objets, elle rentra dans la pièce,
un petit sac à la main ; elle regarda une dernière fois Marc
écroulé, elle ouvrit les lèvres pour parler, elle se dirigea vers
la porte, l’ouvrit, se retourna, ; appela :
— « Marc !… »

488
Il ne bougea pas. Elle sortit.

À l’étage au-dessous, sur le palier, ses jambes fléchirent,


elle s’adossa contre le mur ; et dans l’ombre, elle pleura.
Elle pleura, comme un ruisseau. Elle eût voulut remonter et
lui dire, elle se disait :
— « C’est un crime !… Ce que nous faisons, ce que tu
fais… Est-ce qu’une sottise, est-ce qu’une saleté est une
raison, pour que nous détruisions notre vie ?… »
Elle ne voulait pas convenir qu’il eût le droit de la
chasser…
— « M’aime-t-il si peu ?… »
Elle ne disait pas : « Il m’aime trop !… » Elle
reconnaissait bien son offense, mais elle ne reconnaissait
pas que, dans la balance, son offense pesât plus lourd que
tout l’amour. C’était pour elle si peu de chose ! Et le pire
outrage, il lui semblait que c’était à elle qu’elle l’avait fait,
non pas à lui ; s’il y avait une trahison, c’était elle-même et
non pas lui, qu’elle avait trahie. Cette surprise de ses sens,
cette infâme éclipse de sa volonté… Ah ! s’il eût vu, en ce
moment, le torrent d’amour qui se ruait vers lui ! Elle
l’aimait bien davantage, à présent !… À présent qu’elle
l’avait vu souffrir… À présent qu’il souffrait par ses
mains… Ses mains… Elle ressentit la douleur cuisante des
mains de Marc sur son cou… Elle aurait voulu les baiser…
Elle remonta trois ou quatre marches… Mais son orgueil se

489
ralluma. Elle savait que l’autre orgueil serait intraitable…
Non, elle ne s’abaisserait pas à supplier…
— « C’est toi qui me chasses. Adieu donc ! Je ne
reviendrai que si tu me rappelles. Si pour jamais, va pour
jamais ! »
Elle redescendit, le feu aux joues, avec la trace des
larmes mal essuyées. Ses pieds de chèvre faisaient claquer
sous leurs talons les marches cirées de l’escalier. Elle passa
devant la concierge, la tête haute, sans saluer. Et dans la rue,
elle bravait les regards intrigués, qui remarquaient ses yeux
sombres pleins d’éclairs, d’où s’égouttaient encore quelques
larmes attardées. Elle ne se souciait plus de rien. Elle
marchait sans savoir où. Puis, brusquement, elle entra dans
le premier hôtel qu’elle remarqua, — une sale maison mal
famée. Elle prit une chambre sans regarder. Elle la paya
avant de monter, et s’y enferma. Une vie finie ! Encore une
vie !… Bon Dieu ! Quand donc les vies seront finies ?

Marc n’avait pas bougé de l’appui, où sa tête restait


posée comme sur un billot. Il eût souhaité le coup de hache.
Ne plus être forcé de remettre sa tête sur ses épaules ! Si
l’on pouvait trancher la mémoire des jours et des nuits !
Mais dans son crâne, un tumulte… Haine et douleur
s’entremêlaient en un couple convulsif. Et sa chair hérissée
de dégoût tremblait. Pas une pensée de pitié ou de pardon
pour celle qu’il venait de chasser ! Pas un effort pour
comprendre ! Le mâle outragé ne voyait que soi et son
injure…
490
Un petit pas escaladait, en trottinant, l’escalier… Marc se
retrouva, d’un coup, debout. Vania rentrait. Il ne fallait pas
qu’il s’aperçût de rien. D’une main brusque, il essuya ses
yeux brûlants, il remit en ordre les objets tombés, pendant
le bref corps-à-corps — (il ramassa l’agrafe du col), — il
ouvrit la porte du palier, et il se pencha sur la rampe. D’en
bas, Annette criait :
— « Tu es là, Assia ? Je te le ramène. »
Il répondit :
— Je suis là. Merci ! »
— « C’est toi, mon petit ? Elle est sortie ? »
Il répondit :
— « Oui. »
Vania arrivait au haut de l’escalier. Elle dit encore :
— « Je ne monte pas. Je suis lasse. Bonsoir, mon petit. »
— « Bonsoir, maman, »
Il prit Vania par la main, et rentra.
Il fallut expliquer à l’enfant que sa mère ne reviendrait
pas, ce soir : elle s’absentait pour un certain temps. Vania,
curieux, posait des questions. Quand on le croyait satisfait,
à brûle-pourpoint il en posait d’autres, qui prenaient Marc
au dépourvu. Et l’on devait surveiller tous ses mots : car si,
par oubli, on se contredisait, il vous rappelait ce que vous
aviez dit. Marc eut aussi beaucoup à faire, de s’occuper de
son souper et de son coucher. Maladroitement, il déshabilla
le petit bonhomme, qui lui disait, d’un ton de supériorité :

491
— « Mais non, papa, pas comme ça ! Tu ne sais pas… »
Et il lui rappelait les rites consacrés, et du laver et du
reste. Ces petits tracas servaient du moins à distraire Marc
de sa douleur. Et quant à Vania, il était enchanté de cette
nouveauté. On était les deux hommes ensemble, au logis,
seuls. C’était une situation intéressante.
Le lendemain, Marc lui fit promettre de ne point parler à
la grand’mère de l’absence de Assia. Il lui disait que son
voyage était un secret ; et les questions de Vania, qui ne se
contentait pas d’explications vagues, lui donnèrent à
travailler. Il s’embrouillait. Vania vit très bien qu’il
mentait : on lui cachait quelque chose ; mais il n’en dit
rien ; comme un petit chien, il pointa le nez et les oreilles ;
très intrigué par ce mystère, sans en avoir l’air, il fureta.
Mais il tint parole, il n’en parla pas à Annette, il fit comme
son père : il mentit ; il eut même le toupet de raconter que
sa mère allait très bien et qu’elle faisait et ci et ça ; il était
content de tromper ; il avait conscience de jouer un rôle :
lequel ? Il ne savait pas. Mais il en était fier. Il était un
homme, tout à fait…
Le surlendemain du départ de Assia, Marc reçut d’elle
une longue lettre. Vingt pages, au crayon, d’une écriture
serrée. Elle ne manifestait aucun désir de s’excuser et de
rentrer. Mais elle ne se croyait pas quitte envers lui, qu’elle
ne lui eût exactement raconté ce qui s’était passé. Elle ne se
demandait pas de quels yeux il le lirait. Elle se jugeait tenue
de lui rendre compte — son dernier compte. Avec une
étrange impudeur psychologique, cette maladie d’analyse

492
de soi, qui possède les âmes Slaves, elle ne se faisait grâce
— elle ne lui faisait grâce — d’aucun repli de sa
conscience ; elle lui livrait la nudité des actes et des
pensées. Quand l’expression ne l’avait pas satisfaite, elle
raturait, elle corrigeait, elle complétait. Elle entendait ne pas
se ménager. Mais elle ne songeait pas que c’était ne pas le
ménager. Il lui fallait se décharger. Après, elle se trouvait
bien soulagée. Le cilice même est un gant de crin. Il frotte
la peau et la rougit jusqu’au sang.
Marc, lui, devenait blême, et ses mains tremblaient, en
parcourant cette confession. Il prit à peine le temps de
feuilleter, ses yeux en fièvre n’auraient pu lire avec suite ; le
malheur voulut que, dans ce fouillis de notes et de ratures
où se montrait, en dépit de tout, la rude loyauté de la femme
qui l’avait trompé, son regard tombât sur quelques lignes
d’une franchise si dépouillée de tout vêtement qu’il vit
rouge ; il en rugit ; il fit des vingt pages une boule, qu’il
écrasa, qu’il lacéra, entre ses doigts, — il eût voulu que ce
fût le corps de Assia ! — il la jeta dans sa cheminée, il la
brûla… Après, il eut le regret, jusqu’à sa mort, de n’avoir
pas lu ces pages jusqu’au bout. Il aurait beau faire
maintenant, il ne saurait jamais la vérité. Assia ne se
confesserait pas deux fois.
Sur une feuille, à part de la lettre, qui avait échappé au
bûcher, elle demandait qu’on lui envoyât à l’hôtel une liste
de linge et d’effets qu’elle énumérait. Elle laissait à Marc
l’alternative de lui fixer un jour et l’heure où elle pourrait
venir les chercher. Sans doute, y avait-il dans son esprit un

493
vague espoir de le rencontrer. Mais Marc se chargea de le
lui arracher. Il frémissait à la pensée qu’elle pourrait
remettre les pieds dans son logis. Il se hâta de rassembler
dans une malle tous les objets qu’elle réclamait, et il y
ajouta, comme un soufflet, tous les portraits qu’il avait
d’elle. Il les lui fit porter, le jour même, par un
commissionnaire, au nom de Mme Volkov. Lorsque l’envoi
lui arriva, le sang remonta au front d’Assia ; elle tira de son
sac sa petite trousse, et de cette trousse un instantané d’elle
avec Marc qu’ils avaient fait prendre, un heureux jour, et
qui ne la quittait jamais : elle le mit en pièces ; que ce fût
fini ! — La nuit, ne dormant pas, elle se releva pour
rechercher jusque sous son lit, dans les flocons de
poussière, les morceaux du puzzle ; mais elle les avait trop
bien détruits, impossible de reconstituer l’image ! Elle n’en
garda pas moins les morceaux dans une enveloppe, qu’elle
cacheta, pour s’enlever la tentation de la rouvrir.
Marc se rendit à la Représentation Commerciale, pour
souffleter l’homme qui l’avait sali. Il dut apprendre que le
coucou était parti au fond de la forêt ; il lui fallut dévorer
seul, des nuits, des nuits, ses pensées de meurtre
inassouvies.
Cependant, Annette, que le couple rompu s’obstinait à
laisser dans l’ignorance des événements, s’inquiéta de ne
plus voir Assia, et elle finit par arracher de son fils la vérité.
C’était chez lui, dans sa chambre, après souper. Le petit
dormait — ne dormait pas — dans la chambre à côté, une
sorte d’alcôve que ne fermait aucune porte. Il fallait parler

494
bas, tous deux accoudés, côte à côte, sur la table à écrire,
sous le rond de la lampe. Annette n’eut pas besoin de
beaucoup de mots pour comprendre ; elle coupa court aux
amères confidences ; elle ne pouvait pas ici les solliciter, ni
y répondre : elle se méfiait de l’oreille de l’enfant ; et elle
ne voulait pas laisser sortir de la bouche de Marc des
paroles outrageantes, qui ne demandaient qu’à se déverser :
le peu qui reste à sauver dans la ruine, il faut le sauver. Elle
souffrait avec son Marc ; mais elle était femme, elle
souffrait aussi pour l’autre ; avant de l’avoir entendue, elle
n’innocentait pas complètement l’homme : il faut écouter
les deux parties. Il y avait longtemps qu’elle redoutait à cet
amour une telle issue ; et maintenant que l’issue était venue,
elle ressentait plus de pitié que de reproche pour la
coupable — pour les deux coupables — les deux victimes.
Elle ne pouvait naturellement pas dire à Marc ce qu’elle
pensait. Elle lui passa le bras autour du cou. Ils se taisaient ;
mais elle sentait la joue de Marc trembler. Il ne craignait
rien tant que de montrer sa faiblesse. Il craignait aussi que
sa mère ne le plaignît, en lui rappelant : « — Mon pauvre
enfant, je te l’avais bien dit !… » Dès qu’il le put, sans que
sa voix le trahît, il se hâta de prendre un ton sévère pour
parler des arrangements domestiques : — « Annette
emmènerait chez elle l’enfant ; Marc ne garderait pas
l’appartement ; il donnerait congé, dès le lendemain, et
s’installerait provisoirement à l’hôtel ; les quelques meubles
seraient mis, en attendant, au dépôt… » Il n’était pas
question de Assia. Ce fut Annette qui rappela que l’on

495
devait d’abord prendre son avis. Marc ne voulait pas en
entendre parler. Il dit durement :
— « Elle n’existe plus. »
Annette dit, montrant du menton la chambre de l’enfant :
— « Elle est ici. »
Marc se raidit :
— « Elle n’a plus aucun droit sur lui. »
— « Il ne dépend d’aucun de les lui enlever », répliqua
doucement Annette. « Pas plus qu’aucun n’eût pu
m’enlever sur toi les miens. »
Marc n’admit pas la comparaison :
— « C’est elle, elle-même, qui les a reniés. »
— « Non, mon petit, ne confondons point : épouse et
mère, ce sont deux ordres différents. »
Marc, indigné, se heurtait à la franc-maçonnerie secrète
des mères :
— « Alors, tu prends son parti contre moi ? »
— « Mon garçon, toi c’est moi. Mais même qui nous
offense a des droits. »
— « Je ne les reconnais pas », dit Marc.
— « Tu es dans le combat », dit Annette, « le droit se tait,
il n’y a plus que la force. Mais tu n’es pas le plus fort. »
Il se révolta :
— « C’est elle, alors ? »

496
— « Ni elle, ni toi. Mais lui. » (Elle désignait encore
l’enfant).
— « Il est à moi ! » fit Marc. « À moi seul. Ou je n’en
veux plus ! »
— « Il est à lui », dit Annette. « Et je suis à lui. »
Elle eut de la peine à dénicher l’adresse de Assia. Marc
ne la lui donnait pas, et elle ne voulait pas la lui demander,
pour être libre de ses mouvements. Elle finit par découvrir
l’ignoble gîte, dont Assia avait fait choix, les yeux fermés :
que lui importait celui-ci ou celui-là ? Elle n’avait pas les
sens délicats ; et le dégoût qu’elle nourrissait, en ces jours,
pour elle, pour Marc, pour tous les hommes, ne distinguait
pas entre le plus et le moins : toute la vie est vomissure.
Plus que ses sens, son esprit était révolté par l’idiotie de
l’aventure. Non pas la sienne (un accident sordide et
insignifiant, comme une éclaboussure de la rue), mais toute
l’imbécile Aventure, sans suite, ni sens, de la vie. Et
cependant, cette Aventure qu’elle méprisait, Assia n’était
pas femme à la rejeter, à moitié chemin : quelle qu’elle fût,
Assia la mènerait jusqu’au bout…
Elle se trouvait par hasard dans son taudis (elle n’y restait
guère que pour dormir), lorsque Annette heurta à la porte.
Assia ne témoigna aucun plaisir de la visite. Elle avait son
bonnet sur la tête. Elle était prête à sortir, elle n’offrit pas
l’unique chaise, encombrée de ses effets. La chambre sale,
non balayée, le lit non fait, la table de nuit crasseuse,
entr’ouverte, un pêle-mêle d’objets épars de tous côtés,
témoignaient d’une indifférence accablante à tous les égards
497
matériels et sociaux. Annette en eut la gorge serrée. Sans un
bonjour, sans vouloir voir sa main tendue, Assia recula,
pour qu’elle entrât et, appuyée des mains et de la croupe sur
la table boiteuse, elle fixait la visiteuse d’un regard torve,
fronçant les sourcils. Annette fut, un instant, déconcertée.
Les mots de sympathie gelaient sur la langue.
Assia lui dit :
— « Vous êtes contente ? »
Elle eut un cri :
— « Assia ! »
— « Quoi ? » reprit l’autre. « Est-ce que tout ne s’est pas
passé, comme vous l’attendiez ? »
Elle tendit les bras :
— « Ma fille ! »
Assia blêmit, elle frémit de tout son corps, son expression
dure et figée se convulsa, et elle éclata en sanglots. L’effort
qu’elle faisait pour les renfoncer lui modelait un masque
d’une laideur grotesque. Mais Annette ne songeait pas à le
trouver laid : il lui était plus émouvant que le plus beau
visage. Elle se jeta sur elle et l’embrassa. Assia, crispée des
mains à la table, la laissait faire, le corps secoué de hoquets,
et reniflant, les joues trempées, les yeux et le nez
ruisselants. Annette baisa ces joues, ces yeux, ce nez. Assia,
vaincue, appuya son lourd front sur l’épaule de la mère, et
elle essuyait son visage contre la robe.

498
Quand ses gros pleurs furent soulagés, Annette s’assit
avec elle, cherchant une place, sur le lit défait, et elle lui
tenait ses mains crispées, dont les ongles lui entraient, par
coups de violence, dans la peau. Elles n’avaient pas encore
échangé vingt mots. Rien n’était dit. Tout était dit. Annette
ne sollicitait pas de confession, elle n’était pas de ces
bonnes femmes qui ont besoin de questionner : — « Ma
pauvre petite, et comment cela s’est-il passé ? » — Elle le
savait trop, l’histoire n’a jamais rien de bien neuf, ni de bien
appétissant, pour qui est femme et qui a vécu. Mais Assia
ne pouvait se passer de le lui raconter. Bon gré, mal gré, il
fallut l’écouter. Et à mesure que Assia redévidait son
peloton, elle reprenait son aplomb ; et la reprenait son sot
orgueil de combat. Elle mettait une forfanterie à étaler ses
confessions ; elle ne s’excusait pas, elle accusait. Bien ou
mal fait, elle avait fait ce qu’il lui plaisait. Elle avait le
droit. (Et elle défiait insolemment des yeux la mère.)
— « Le droit de faire mal à qui vous aime ? »
Cette observation faite à mi-voix, comme à soi-même,
désarçonna, dans son galop, la réciteuse. Elle s’arrêta, pour
un instant ; puis, elle fit comme si elle n’avait pas entendu,
et remise en selle, elle reprit sa course et son récit. Annette
écoutait sans broncher, même quand son fils était en cause,
— sauf à mettre sa main sur la bouche de Assia, pour lui
bloquer des brutalités de langage inutiles, que la sauvage
lâchait sans retenue, comme les crapauds dans le conte de
fées :
— « Ne salis point ta bouche ! »

499
— « La saleté est dans mon cœur. Je la crache », dit
Assia, frottant sa bouche contre la paume de la main. Elle
n’était pas femme à nier que sale fût la saleté ; mais elle
apportait à l’étaler un orgueil à rebours, cette complaisance
cachée de tant de femmes d’aujourd’hui à mettre à l’air
leurs turpitudes, comme ces loques sales qui sont tendues
en bannières dans les rues du Midi. C’est un Ersatz pour
l’ancien abus des confessions impudiques au guichet de
l’écouteur complaisant en surplis, dans l’ombre
entremetteuse de l’église. Annette dit :
— « Rentre ton linge ! Ne l’égoutte pas sur la tête des
passants ! »
La bouche ouverte de Assia n’acheva point la phrase
commencée. Elle était interloquée et vexée. Elle fut sur le
point de riposter. Puis, elle ricana, malgré son dépit et son
chagrin. Et elle dit :
— « Où voulez-vous que je le mette ? » (Elle montrait
son taudis.) « Je n’ai pas de panier. »
— « Au feu ! Au feu ! » dit Annette. « Et tu ne ferais pas
mal d’y jeter tout ce qui est ici. »
— « Et moi aussi », dit Assia. « S’il ne tenait qu’à moi !
Mais je ne vois pas pourquoi je n’y jetterais pas alors tout
Paris ! »
— « Patience ! » fit Annette. « Mais occupons-nous de
nous, d’abord ! »
L’entretien reprit, sur un autre ton. Assia avait renoncé à
raconter la fin de l’histoire : l’histoire n’intéressait pas

500
Annette, Assia se rendait compte que là-dessus Annette en
savait autant qu’elle. Mais elle revenait avec obstination sur
la question de ses droits, dans l’union libre et loyale. Elle
aurait pu mentir et se taire. Elle ne mentait pas, elle ne
s’était pas tue. Et pourquoi donc se serait-elle tue ? Elle
avait agi selon son droit.
— « Le droit strict », dit Annette, « est ici, comme
souvent, la suprême injustice. Car il est le péché contre
l’amour. Et l’amour vrai est la suprême loi. »
— « Alors, pourquoi serait-ce lui », se rebiffa Assia,
« lui, votre fils, qui serait le privilégié, en excipant contre
moi et contre mon droit, contre mon désir, de son droit
strict ? »
— « Parce qu’il est le plus faible », dit Annette.
— « Le plus faible ! » s’exclama l’autre.
— « Tout homme l’est », dit Annette.
— « Le pensez-vous ? » demanda Assia, étonnée.
— « Tu le penses aussi. »
Assia se tut, elle réfléchit, elle dit :
— « Oui. »
Elle était surprise d’en convenir. Elle essayait de s’en
défendre. Elle reprit :
— « Mais est-ce une raison, pour que ce soit le droit du
faible qui l’emporte ? »
— « Oui, pour mon cœur. Et pour le tien. C’est ainsi.
Nous sommes la mère. Il nous faut avoir pitié de notre
501
enfant. »
Le cœur de Assia tressaillit. Elle ne dit rien de plus, pour
aujourd’hui. Annette se leva.
— « J’étais venue pour parler de l’autre enfant. »
— « Quel ? » demanda Assia. En ce moment, elle ne
pensait plus qu’au grand.
— « Vania », dit Annette, d’un ton de reproche.
Assia fit un geste d’indifférence. Cette passionnée n’avait
pas le temps de se souvenir maintenant du petit. Elle dit :
— « Il est à vous. Naturellement, vous le prenez. »
— « Assia ! » s’exclama Annette, « l’aimes-tu si peu que
tu n’en réclames plus ta part ? »
Le cœur de Assia se rouvrit. Elle revit le petit, et
subitement, elle en fut affamée. Ses yeux flambèrent. Elle
tendit ses mains frémissantes :
— « Donnez-le moi ! Je le veux ! »
Mais presque aussitôt, les larmes lui montèrent aux yeux,
et ses bras retombèrent, découragés :
— « Qu’est-ce que j’en ferais ici ? Non, gardez-le ! Vous
êtes mieux faite pour l’élever. »
Annette demanda :
— « Tu es décidée à ne plus rentrer à ta maison ? »
Assia cria :
— « Jamais ! »

502
Toute sa rancune contre Marc se redressait, comme un
serpent sur sa queue. Elle dardait un regard haineux.
Annette eut mal ; mais elle pensa :
— « Que lui a-t-il donc fait ? »
Assia sentit que son dard, pour toucher Marc, avait
traversé le cœur de la mère. Elle en éteignit la pointe
enflammée. Et, d’une âpreté plus émoussée, elle dit :
— « Je n’ai plus de maison. Rien de ce qui est là-bas
n’est plus mien. »
— « Il te plaît d’oublier, » dit Annette, « mais je n’oublie
pas que la moitié de ce qui est là-bas est tien. »
— « Je n’avais rien quand je suis entrée. Quand je
ressors, je ne reprends rien. »
— « Je n’admets point », dit Annette, « si tu t’en vas, que
Marc te laisse, sans subvenir à tes besoins. »
— « En premier lieu », riposta-t-elle, se raidissant sur ses
ergots, pour ne point perdre un pouce de sa taille, « en
premier lieu, je laisse Marc ; ce n’est pas Marc qui me
laisse. En second lieu, c’était moi seule qui subvenais,
depuis trois mois, aux besoins de la maison. Il n’était même
pas capable de gagner son pain. Pensez-vous que
maintenant j’irais ramasser ses miettes ? »
Annette sentit qu’elle n’obtiendrait rien de l’orgueilleuse,
si elle ne prenait un chemin détourné. Elle dit :
— « N’en parlons plus ! Mais est-il juste que tu me
fasses payer le mal que t’a pu faire Marc ? »

503
Que Annette, au lieu de l’accuser, pût, ainsi que la
rancune de Assia le voulait, retourner les charges de la
présomption contre Marc, toucha Assia, lui fut un baume ;
elle eut un fougueux élan de gratitude. Elle prit Armette aux
épaules.
— « Qui a dit cela ? Pas question de cela ! »
— « Eh bien, alors, est-ce une raison, si tu le quittes,
pour que tu me quittes ? »
Assia lui broya les bras :
— Je ne vous quitte pas. Je ne le veux pas. Je ne le peux
pas. »
— « Ni moi non plus. Ni je ne le peux, ni je ne le veux. »
— « C’est vrai ? »
Assia l’embrassait avec emportement.
— « Alors, » dit Annette, « qu’il soit entendu que mon
logis est terrain neutre ! Tu y viendras, quand tu voudras. Et
— (je comprends ta fierté, mais tu n’as pas à faire la fière
avec moi ; et même si cela te coûtait, tu me dois au moins
ce sacrifice), — quand il arrivera (à chacun de nous, il peut
arriver, en ces temps) que tu aies besoin d’un peu de beurre
sur ton pain, — ou de pain sans beurre, — viens le manger
chez moi, tout simplement. »
— « Je le ferai », dit Assia. « Mais vous n’êtes pas
beaucoup plus sûre que moi du lendemain. »
— « Eh bien, à charge de retour ! »
— « Tope ! »

504
Assia n’était point dupe du marché, elle en sentait la
générosité. Elle dévorait Annette, de ses yeux ardents :
— « Ah ! quel dommage que ce ne soit pas vous que j’aie
épousée ! »
— « Merci ! » fit Annette. « J’aime mieux pas. »
Elle se dirigeait vers la porte. Assia grondait.
— Si l’on pouvait ne jamais avoir à faire à tous ces
hommes ! »
— « Oui, » dit Annette, calme et narquoise, « mais ça ne
sera pas encore pour demain ! Et en tout cas, ça ne sera pas
pour toi. »
— « Pourquoi ? » fit Assia, qui se rebiffa. « Je n’en veux
plus. Que le diable leur brûle, comme aux renards de la
Bible… ! Et qu’avec, si j’y reviens, brûle ma vigne ! »
— « Qui a bu, boira », dit Annette.
— « En tout cas, » dit Assia, dont la haine reflamba,
« pas de votre vin ! Je crache le Marc. »
Et elle cracha.
Annette haussa les épaules, et s’en alla. Dans l’escalier,
Assia la rattrapa impétueusement, faillit la faire tomber, la
rembrassa, lui souffla :
— « Pardon ! pardon ! »
Annette, sortant de la maison, se disait, avec pitié et
ironie :
— « Pour se haïr ainsi, il n’est que ceux qui s’aiment. »

505
Et levant les yeux vers le Trop-Haut, vers le trop loin, le
sourd et muet, elle pria :
— « Libera nos ab Amore ! »

La vie, coupée en tronçons — les deux du couple


désemboîtés, l’enfant des deux, la mère des trois — se remit
en route, en tirant à hue et à dia. Il y avait trop de vie dans
chacun des tronçons, pour que la vie s’arrêtât. Mais plus il y
a de vie, plus de capacité pour souffrir. Le seul à qui la
souffrance fût épargnée, c’était l’enfant. Il n’avait pas à se
plaindre du changement. Il était, chez la grand’mère, le petit
dieu du foyer : on avait l’air de le dédommager en gâteries
de ce qu’il n’avait pas conscience d’avoir perdu. Mais il
était, comme tous les enfants, trop malin pour ne pas avoir
saisi d’emblée son rôle intéressant et pour ne pas en
profiter. Quant au sens vrai de l’aventure, il lui restait
obscur ; mais on ne devait pas trop s’y fier : s’il ne savait, il
avait le nez au vent ; la curiosité primait en lui les autres
sentiments. Point du tout ému ! C’était un jeu très amusant :
chercher la piste. Mais un jeu de plus, entre beaucoup
d’autres. Il passait de l’un à l’autre, sans suivre le lièvre. —
De loin en loin, il recevait la visite de sa mère, ou de son
père, tous deux également tendus et affairés, le sourcil
froncé ; ils se croyaient tenus de lui apporter, chacun de son
côté, des cadeaux ; et ils l’embrassaient avec beaucoup plus
de vigueur que quand il était dans leur maison. Il les laissait
faire : il faut être bon pour les grands ! Il les aimait comme
des objets qui étaient à lui, énigmatiques, intéressants, qui

506
n’étaient plus trop encombrants ; mais il n’avait pas très
besoin de caresses. Il n’en était pas moins, par ruse
naturelle, habile à exploiter leur concurrence : (il la sentait,
sans la comprendre). Ils s’enfermaient, chacun à part, avec
Annette, et ils s’entretenaient longuement. Ils avaient beau
baisser la voix, la petite oreille trouvait toujours à glaner un
mot. Et le mot était rangé dans son placard, jusqu’à ce qu’il
en eût un tas. Ensuite, il triait, il ajustait, il recollait. Mais,
grâce à Dieu, il se lassait et il laissait le travail inachevé,
incohérent, pour passer à un autre divertissement.
Annette avait réussi à éviter entre ses grands enfants
ennemis tout acte de séparation officiel. Le divorce n’a
aucun sens entre gens qui, l’un comme l’autre, n’ont aucun
bien : à part l’enfant, (si c’est un bien !) que Annette,
tranchant le différend, avait pris pour elle. Et la procédure
entraînait une perte de temps, dont on n’avait pas trop pour
gagner son pain. Sans parler de l’intrusion dégoûtante dans
leurs draps de l’œil fureteur de la société. Ils s’entendirent
tacitement pour s’en passer. Ils n’avaient pas besoin du visa
social pour se déclarer séparés. Annette se garda bien de les
y pousser. Elle réservait ses plans.
En attendant, elle évitait qu’ils se rencontrassent dans son
logis, et elle tâchait de paraître tenir la balance égale entre
eux. Il ne fallait pas qu’ils pussent craindre qu’elle voulût
les influencer ; elle devait laisser leurs mauvaises passions
se dépenser ; tant pis, si elles les menaient à des écarts
déplorables, pour se venger, ou pour s’affirmer leur liberté !
Ils seraient les premiers à les regretter, si l’on ne prétendait

507
pas qu’ils les regrettassent. Il est des fautes qu’un tiers ne
peut vous épargner ; chacun doit payer son expérience, de
ses deniers. Annette s’imposait donc l’obligation difficile
de ne point voir, de ne point savoir, de ne jamais paraître
s’immiscer dans leur vie privée. Leur pitoyable vie
désorbitée, prête à toutes les folies de l’instant, si elle
n’avait eu, pour la maintenir, le sentiment de la présence
(proche ou lointaine, à leur gré) de cette zone apaisée, où on
ne leur demanderait jamais, pour entrer, de comptes à
rendre, — où on ne chercherait même pas à les retenir : —
« Viens quand tu veux ! Pars quand tu veux ! Tu ne me dois
rien… » — Ni l’un, ni l’autre n’en abusait. Mais on savait
qu’on avait ce havre, pour y détendre ses nerfs crispés et
reposer, quelques instants, sa courbature de corps et de
pensée. Et ce refuge n’eût pas suffi, s’ils n’avaient eu un
autre frein qui ne leur permettait pas de s’abandonner à
l’âme traîtresse : — la pauvreté, la faim qui ronge les jeunes
ventres et qui ne laisse point au rêve avide, à la vengeance
et au désir, et à l’ennui qui les engendre, le temps de paître.
Il fallait, chaque matin, repartir en chasse de la pitance et,
chaque soir, tomber de sommeil harassé sur sa faim.
Assia faisait de la dactylo-sténotypie de cours et de
discours, du 230 mots à la minute, cinq à sept heures de
tension ininterrompue. Il y fallait son implacable énergie et
son mécanisme d’acier : l’ouïe, les doigts et le cerveau.
Mais que de ratages, avant de parfaire l’apprentissage ! Elle
sortait de là, vidée, les yeux enfoncés : plus une pensée, des
mots, des lettres d’imprimerie, qui défilaient sur l’écran au

508
triple galop… Assez ! assez !… C’était à se trouer
l’écran… Oui, une balle dans la tempe… Elle vendit son
browning, pour ne pas risquer d’être tentée… Et puis, (on
crève ou on s’habitue), elle s’habitua. Une fois qu’on est
bien exercée, avec une intelligence vive et dégourdie, qui
sait saisir ou provoquer les occasions, on peut se créer dans
le métier une situation indépendante et assez largement
rétribuée : on se fait envoyer à des congrès ou des missions
à l’étranger. Mais en attendant, combien de vaches
maigres !… Elle en était une, quand elle se voyait tout
efflanquée dans la baignoire d’Annette. Car Annette
possédait ce luxe, et Assia ne se gênait pas pour en user.
C’était la seule chose qu’elle acceptât. Mais Annette
s’arrangeait, quand elle la tenait là, pour lui enfourner, de
gré ou par surprise, quelque solide tranche de pain et de
viande, qu’elle dévorait, tout en affirmant qu’elle n’avait
point faim. Vania avait compris le jeu ; et quand sa mère le
trouvait en train de déjeuner, il lui tendait un morceau au
bout de sa fourchette et lui disait : «
— « Ouvre ton bec ! »
Assia se demandait si elle devait rire ou se fâcher ; mais
il avait l’air innocent, elle fronçait le sourcil et ouvrait le
bec : le morceau n’était pas long à passer. Annette lui
poussait une chaise sous les jarrets ; Assia se trouvait
devant une assiette, que, tout en disant non, elle nettoyait.
Elle avait un loup dans l’estomac. Mais il ne fallait pas que
l’on parût le remarquer. Brusquement, elle repoussait
l’assiette, et se levait, irritée.

509
Elle s’entêtait dans sa rancune contre celui qu’elle avait
trompé (non ! pas trompé…), lésé (non plus ! elle
n’admettait point qu’il eût un droit), outragé (soit ! s’il lui
plaît… Je me suis vengée !) — Vengée de quoi ? Elle eût
voulu qu’on le lui demandât, pour se répondre à elle-même,
pour déverser l’obscur et trouble qui lui battait au seuil de
l’esprit. Elle avait même l’indélicatesse, pour provoquer
une contre-attaque, de laisser voir cette rancœur à Annette.
Annette faisait celle qui n’entend pas. Jamais un mot pour
répliquer. Le feu tombait, faute de tirant dans la cheminée.
Assia rapportait dans sa sale chambre d’hôtel (elle
s’obstinait à n’en pas changer) son ressentiment non
déchargé.
Mais par un étrange détour du cœur, elle n’avait plus
jamais remis les pieds à son bureau, depuis qu’elle s’était
séparée de Marc ; et elle écartait farouchement de sa pensée
l’image de cet autre homme… Elle ne voulait même plus
savoir son nom… Si curieuse qu’elle fût, jusqu’à
l’impudicité, de lire au fond de ses secrets mouvements, elle
évitait de s’expliquer à ce sujet. Il fallut un brusque accès
de rage, au reçu d’une carte de Djanelidze, pour faire surgir
de derrière sa porte la vraie conscience des pensées qu’elle
tenait sous le verrou. La carte — trois mots insignifiants (
« Bien arrivé. Merci. » ) — fut sur le champ jetée aux
latrines ; et Assia pissa dessus. Elle était toute hérissée de
haine atroce. — Et elle s’aperçut que sa rancune contre
Marc n’était plus : c’était contre l’autre que sa rancune était
dressée. Se décidant enfin à examiner tout cet obscur

510
qu’elle portait au fond de son sac, elle se trouva
terriblement démunie de toutes ses armes, de ses griefs
amassés contre son compagnon. Si elle s’était attribué sur
lui, jusqu’à ce jour, une créance de rancune, elle s’en était
payée, ils étaient quittes. Elle admettait (ce qu’elle s’était
toujours refusé à reconnaître) qu’elle l’avait trahi. Non pas
tant à la façon, dont lui et les autres l’envisageaient. Le fait
importait beaucoup moins que la pensée. Le fait la
concernait, elle, et non pas lui : c’était à elle de s’en
arranger ou non, avec soi-même : elle se suffisait de son
mépris, de son dégoût, pour le juger, pour se juger ; il
n’avait pas à s’en mêler. Mais le grave était qu’avant le fait
elle avait trahi Marc pendant des mois, en sa pensée ; elle
avait déserté de lui, lointaine, étrangère et hostile, des nuits,
des nuits, couchée à côté de lui dans le même lit. Qu’était-
ce que le fait d’un instant de surprise, auprès de cette
longue, de cette tenace et réfléchie trahison de l’esprit muet,
qui serre les dents ? Le fait y avait beaucoup moins mis le
sceau qu’il ne l’avait brisé. Oui, même, il avait déchargé
Assia de cette trahison intérieure. Par un paradoxe de la
nature, c’était à la minute — cette minute sans hier et sans
lendemain — où Assia s’abandonnait à l’étreinte étrangère,
qu’elle se libérait de sa hantise traîtresse et qu’elle avait
retrouvé son grand amour profond, fidèle, unique, pour
Marc. Mais personne autre qu’elle n’eût pu le comprendre,
et même Assia en avait fui la pensée. Elle avait mobilisé
toutes ses forces de révolte dures et mauvaises, pour y
parer. Mais aujourd’hui, la pensée était entrée, par la trouée.
Assia la garda pour soi. Il n’était pas question d’en faire
511
part à quiconque, pour essayer de rien changer. Ce qui était
fait était fait. Assia avait l’orgueil d’endosser le sot billet
qu’elle avait signé, les conséquences de ses erreurs. — Mais
bien qu’elle ne modifiât rien, pour elle-même, à son
appréciation de l’acte qui avait provoqué la rupture,
l’amour, qu’elle ne contraignait plus, l’amour pour Marc, fit
ce miracle qu’il lui apprit à considérer ses propres actes, du
cœur de Marc, non pas du sien. Et elle épousa le
ressentiment contre elle et la souffrance de Marc, qui la
condamnaient, — bien que, seule en présence de soi, elle
pensât :
— « C’était mon droit. » (Elle s’entêtait.) « Et ça compte
si peu ! Passons l’éponge ! »
Mais ce n’était plus son droit de la passer. Cela regardait
l’autre :
— « Pauvre petit !… Mon grand gosse !… Il me hait. Je
le connais. Il ne pardonnera jamais… Tant pis pour moi !
Tant pis pour lui !… »
Cette conscience une fois acquise, elle acceptait, avec un
fatalisme d’Asiatique, la faillite. Juste était l’arrêt. Elle
s’était trompée. Ils s’étaient, tous les deux, trompés. Il ne
fallait pas s’immobiliser sur des regrets stériles ou des
remords. Il pourrait, lui, ne point pardonner ou pardonner,
s’il lui plaisait ! Elle, elle lui avait pardonné. — Et
maintenant, en route pour la suite de son destin ! Elle partit
pour une mission de sténotypie à un congrès de Norvège.
Elle avait un pouvoir incroyable de renaissance —

512
naissance à neuf. — Elle laissait derrière elle la coquille,
brisée, du passé.

Marc y restait englué. Il était d’une race qui tient ses


livres de comptes. Elle ne les inscrit pas sur des chiffons
détachés. Elle ne sait pas oublier.
Il faut avouer que, dans l’aventure, il aurait eu plus de
mérite à le faire que l’autre. Ce qu’elle laissait derrière elle,
c’était l’injure qu’elle lui avait faite. Marc la remâchait
amèrement. Il n’arrivait pas à s’en rincer la bouche. Il en
traîna longtemps le goût de fièvre ; il la sentait sur ses
vêtements ; il lui semblait que, n’importe où il entrât, les
autres devaient la respirer sur lui. Longtemps, il fut repris à
l’improviste par des accès qui le secouaient de frénésie et
de souffrance, de jalousie, d’amour et d’orgueil blessés,
d’intolérables ressouvenirs. Si c’était hors de chez lui, dans
la rue, il se hâtait de rentrer, il se cachait pendant ces crises.
Annette, lorsqu’elle s’en apercevait, n’essayait point de
forcer sa porte ; elle se retirait, par un instinct qui lui faisait
deviner que, comme femme, elle participait à ce qui
entretenait l’acre venin de sa blessure. Et c’était vrai. À ces
moments, sa haine d’une femme s’étendait à toutes. Le seul
contact d’une main de femme, le frôlement d’une passante
dans la rue, lui causait une répulsion. Comme les vieux
peintres des damnés, il eût vu sous chaque robe la gueule
vorace de l’Enfer — la « pute bête » qui ronge et souille la
chair des hommes. Il était heureux que son enfant fût un
fils. Une fille, il n’eût pu la supporter. Mais il ne fallait pas

513
qu’une intonation, une imitation inconsciente ou consciente
(que sait-on, chez ces petits singes ?) lui rappelât en Vania
celle dont la substance était pour moitié dans le petit qu’il
avait engendré. Il s’écartait, il l’écartait brutalement. Il
restait quelquefois plusieurs semaines sans le revoir.
Dans la hantise de cette haine qui l’aimantait, ce n’était
pas seulement le corps de Assia qui le poursuivait, qu’il
poursuivait par la pensée pour le détruire, c’était l’esprit…
Qui peut démêler l’un de l’autre ? Pour des amants, des
haïssants, l’esprit est chair, l’esprit se flaire, se mâche, se
touche, se violente ; on le déchire avec les ongles, avec les
dents… Marc s’acharnait contre celui de Assia. Il reprenait,
l’un après l’autre, tous ses propos, toutes ses idées qui
avaient, jour après jour, pendant des mois, battu le fer
contre les siennes. Il brisait le fer ; mais il ramassait les
tronçons, pour les briser encore ; et il s’y ensanglantait les
mains. Elles étaient de dur acier, les idées de Assia ! Elles
se défendaient, elles attaquaient ; même brisées, elles lui
entraient sous la peau. Elles n’entraient que mieux : il en
restait des limailles dans les blessures.
Marc s’enrageait contre ces dogmes du communisme
russe, que Assia, sans les avoir adoptés, lui avait
hostilement opposés, par réaction de révoltée contre lui,
contre ses idées individualistes (qui cependant avaient été
aussi les siennes à elle) et contre la vie qu’il lui faisait
mener. Il s’entêtait, par contre-coup et pour se sentir plus
éloigné de Assia, dans cet individualisme qu’elle reniait,
qu’elle dénigrait. Il s’y enfonçait jusqu’au cou — jusqu’à

514
ne plus pouvoir respirer : car, à moins de desceller la grille
qui ouvrait sur le long tunnel de l’intuition mystique, au
bout duquel on voyait dans la nuit obscure trembloter
quelques étoiles, on se trouvait muré en soi, libre du
dehors… Oui ! Mais à quel prix ? Entre les quatre murs de
son cachot ! La vie de la taupe qui creuse sa galerie sous la
terre… Mais la taupe en ressort. Quand ils en ressortaient,
ces intellectuels, ces individualistes, qui se disaient
indépendants, quelles taupinières édifiaient-ils ?
Marc, pour raffermir un Credo (ou un Spero), que trop de
doutes, trop d’expériences avaient déjà ébranlé, se
rapprocha en ces mois-là de Félicien Lerond, son ancien
camarade en Sorbonne.
Il s’était fait, dans les milieux scientifiques, plus de
renom que de pécune, par ses recherches sur les réactions
des celluloses nitrées, soumises aux différentes radiations. Il
poursuivait ses travaux en dehors, non seulement de toute
action, mais de toute rumeur sociale, absolument indifférent
à toute la tragédie — à la comédie également — passée,
présente et à venir, de la France, de l’Europe et de l’entière
humanité. Ç’aurait été révoltant, si ce désintéressement ne
s’était étendu à lui, à son confort, à son succès, à tout ce
qui, hors son travail, le concernait. Et ce travail, il le menait
dans les conditions les plus ingrates, sans subvention de
l’État pour acheter ses instruments et réaliser, avec des
moyens de misère complétés de ses propres économies, ses
lentes et difficiles expériences, dans un sous-sol étroit
comme un placard, où il devait entrer presque à quatre

515
pattes, à l’un des angles d’une baraque en planches et
plâtre, qui s’effritait, laissant passer par les interstices le
vent glacial et la pluie. Il devait gratter sur ses modiques
appointements, pour parer aux frais les plus urgents. Il le
faisait sans plainte et sans étonnement, comme si c’était
tout naturel. Bien d’autres savants faisaient de même,
l’avaient fait sous tous les régimes, dans tous les temps. Il
leur eût semblé malséant d’en entretenir le public. Ils y
mettaient un point d’honneur, comme ces gamins qui
méprisent ceux d’entre eux qui pleurnichent et qui vont se
plaindre au maître. Il n’y a pas de mérite à arriver à des
résultats, avec ces fastueuses installations dont disposent les
expérimentateurs américains ! Tout en les enviant in petto,
quand ils rafistolaient leur bric à brac avec du fil de laiton et
des pinces, ils étaient fiers d’être Français. Le plus bouffon
était leur attachement au régime ; on n’eût pas trouvé plus
irritables opposants à tout bouleversement social ; cette
attitude leur était commune avec tous les braves gens du
moyen état, qui aujourd’hui se serrent le ventre : laborieux
et sacrifiés, ils n’ont rien à perdre à un changement ; et le
seul mot de bolchevisme, de communisme, est près de les
faire tomber en convulsions 1 Qu’on ne leur dise pas que
leur travail y serait, à coup sûr, mieux évalué et plus
justement rémunéré ! Ils se refusent à en rien savoir.
Comme ces filles prudes, qui croient toujours qu’on en veut
à leur vertu, ils mettent leurs mains pour protéger leur
précieuse liberté. Ils ne se disent pas qu’elle est un bijou
bien entamée ! Tous les aventuriers y ont passé, après
comme avant l’établissement sur le papier de la sacrée
516
Démocratie. Ce qu’il en reste, c’est ce que les écornifleurs
ne se sont pas souciés de prendre. Ce qu’il en reste, c’est
leur honneur, à ces vieilles filles, à ces braves gens. Ils
tiennent plus à ce laissé-pour-compte qu’à la prunelle de
leurs yeux. On vit de biens fictifs, inexistants, plus que de
réels. Entretenir cette illusion de propriété sans rapport est
l’art de ceux qui gouvernent. Ceux qu’ils détroussent leur
savent gré de l’éloquence avec laquelle ils protègent ce
trésor secret — (bien secret, nul ne s’avise qu’il existe !) —
leur liberté… Libres, libres : sur ce vocable, voleurs et
volés sont d’accord.
Marc, qui n’était pas un des moins obstinés à faire état,
contre Assia, d’une liberté, qu’il n’avait pas — (il s’en
parait, le cou raidi, comme d’une cravate) — en découvrit
maintenant le grotesque, quand il la vit au cou de Félicien ;
et il s’aperçut qu’elle l’étranglait.
— « Espèce d’idiot ! » lui dit-il, « il y a de quoi être fier !
Pour ce qu’elle te rapporte, ta liberté ! » L’autre le regarda,
avec des yeux offensés. Puis, il prit un air de dignité :
— « Ce n’est pas une question d’intérêt. Il y a d’autres
valeurs, au monde. «
— « Et quelles ? Ta belle âme ? Vieille coquette ! Tu lui
souris, devant ton miroir ? Le monde s’en fout ! »
— « Je ne te comprends pas », dit Félicien, placide, mais
peiné. « Je t’ai toujours connu jaloux de ton indépendance.
À qui, à quoi, aujourd’hui en as-tu ? »

517
Marc, honteux, vint à penser que son ton agressif était un
ricochet des cailloux de Assia contre lui ; et il rougit ; puis,
il fut pris d’une envie de rire. Il se vengeait de sa défaite,
sur le dos de sa caricature. De reconnaître les motifs secrets
de son animosité ne le rendit pas plus indulgent. Au
contraire ! Il s’acharna à démontrer à Félicien le peu, le rien
que valait sa prétendue indépendance. Avec une mauvaise
foi insigne, il reprochait à cet ascète de la science, marié
comme Saint-François à la pauvreté, de ne pas sortir de sa
cellule, de son labeur désintéressé, pour partir en guerre
contre la société et condamner les iniquités sociales.
Félicien écoutait, placide, étonné, les yeux ronds, en
essuyant son lorgnon. Il était doux, doux, très doux. De
grosses mains gourdes, adroites à manipuler ses fioles, un
corps tassé, avec des gestes empotés, de courtes jambes
flageolantes, tête sur cul : pensée assise. Il répondait :
— « Eh ! que pourrais-je ? Que pourrait-on ? Je ne suis
pas Einstein, ou Langevin. Eux-mêmes, à quoi servent leurs
protestations ? Ils feraient mieux de rester dans la science.
Chaque heure qu’ils perdent hors de la science, rien ne la
compense. La science est notre maison. Il faut rester dans sa
maison. »
— « Balaie au moins devant ta maison, comme disait
l’homme de Weimar ! »
— « Non ! Tu me vois balayant la rue ? J’ai assez à faire
de tenir propres mes instruments d’opérations et de vérifier
mes pesées. Que chacun fasse son métier ! Si chacun le
faisait, le monde n’en irait pas plus mal. »

518
— « Les requins le font. »
— « Aussi, les petits poissons. »
— « Et tu le trouves bien ? »
— « Le monde est ainsi. Je ne l’ai pas fait. Ce n’est pas
nous qui le changerons. »
— « Tu l’empires. Ta science est au service des requins.
Toutes vos recherches sont immédiatement captées pour la
tuerie. Tu es le complice des assassins. T’inquiètes-tu que
tes études des dérivés organiques nitrés et de l’effet sur eux
des radiations servent à élucider la question de la stabilité et
de la conservation des poudres de guerre ? Tous les
matériaux nécessaires à la destruction pour ses explosifs,
ses gaz asphyxiants, ses ypérites, ses tolites, ses mélinites,
ses phosgènes, et ses arsines, c’est vous, crétins de génie,
qui les lui fournissez. »
— « Les mêmes produits qui peuvent détruire, peuvent
guérir ou servir l’homme. Fabriques de teintures ou de
parfums, ou de produits pharmaceutiques. Ce n’est pas
notre faute, si le mal et le bien sont les deux faces de la
même monnaie. C’est un fait. Nous constatons, nous
expliquons, nous procédons à l’analyse et à la synthèse,
nous n’avons pas à prendre parti. »
— « Impassibles comme la nature ? Engeance de
monstre, monstres vous-mêmes… »
— « Vas-y, vas-y ! l’hydre de Lerne… »
— « C’est vous, les têtes. »

519
— « Et ça t’irait, d’être l’Hercule ? »
— « Ah ! que n’en ai-je les biceps ! Tout ce qui compte,
dans l’histoire de l’homme, sa raison de ivre, c’était de
dompter la nature. Mais aujourd’hui, le dompteur est
dompté. Vous trahissez. Il faudrait vous coller tous au
poteau. »
— « Tu voudrais détruire la science ? »
Marc dit, furieux :
— « C’est toute la civilisation qu’il faut détruire. »
— « Cré bolchevik ! Va à Moscou ! »
— « Et pourquoi pas ? »
Il se mordit la langue. Il enrageait de ce qu’il avait dit.
Mais il ne voulait pas se démentir. Il dit :
— « Faire table rase… »
Félicien, goguenard, toujours placide, surenchérit :
— « La création est à refaire. Coup nul ! On
recommence… »
— « Pas moi ! » dit Marc, « Une fois suffit. Je fous le
camp ! »
Il claquait la porte, en partant. Félicien, sursautant,
jurait :
— « Mais, nom d’un chien ! Fais donc attention ! Tu vas
me casser ma vaisselle ! La baraque ne tient pas ! »
Cet homme tranquille entrait à son tour en furie.
Par réaction, Marc fut déchargé de la sienne. Il rit :

520
— « Il aime ses fioles plus que les hommes. »
Mais il n’était pas fier du rôle qu’il avait joué. C’était lui-
même qu’il avait fessé sur le derrière d’un autre. Et pour
comble, il avait accepté que ce fût avec les verges de
Moscou… Il en sursautait d’indignation.
— « Jamais ! jamais ! Ils ne m’auront pas ! »
Deux petits ouvrières qui passaient lui crièrent :
— « On les a eus ! »
Il se retourna, interloqué. Elles étaient loin déjà, elles
trottaient ; mais l’une, en trottant, tournait le cou comme
une cigogne et lui tendait la langue :
— « Et on t’aura ! »

— « On ne m’aura pas !… Et pas plus vous, petites


femelles (maudite soit l’odeur de femelle ! tout le reste de
ma vie ne suffira pas à m’en laver !…) et pas plus vous que
les grands mâles de Moscou… Je ne me rends pas. Comme
la vieille garde. Et je ne mourrai pas… Mais ce n’est pas à
vous que je dis le mot du maréchal ! C’est à ces neutres de
la pensée, à ces savants qui pratiquent superbement,
stupidement, l’inhumaine « science pour la science », sans
souci des résultats pour l’humanité… »
Et le hasard fit que, s’arrêtant à un étalage de libraire et
feuilletant, en bougonnant, un volume signé d’un illustre
bactériologue, il accrocha de son regard toujours en chasse
l’image burlesque, peinte par lui-même, du savant occupé à

521
créer de toutes pièces une maladie infectieuse. Le microbite
n’y était pas, hélas ! arrivé, — jusqu’à présent ; il déplorait
de n’avoir pas réussi encore à « combler brillamment cette
lacune » : transformer un microbe saprophyte en un
microbe pathogène. Il se consolait par la pensée qu’il avait,
du moins, remporté le brillant succès de rendre leur
virulence à des microbes pathogènes qui l’avaient perdue, et
même d’exalter cette virulence à un degré d’activité jusqu’à
ces jours inconnue. Il était bien satisfait du système gradué
de cultures et d’inoculations lentes et progressives, par
lequel il avait réalisé son exploit, passant d’une souris jeune
à une souris adulte, à un cobaye jeune, puis adulte, puis à un
mouton, puis à un chien, — la suite au prochain numéro…
À demain l’homme !
Marc éclata de rire… À toi, Molière !… Et qu’attends-tu,
Jules Romains ?… Puis, il se souvint qu’en ces jours
sombres où sur l’Europe la guerre des gaz était suspendue,
pas un des grands intellectuels, même les plus désireux de
l’éviter, ne consentait à subordonner les recherches de la
science au salut public. La science über alles !… Et sa
rancune se ralluma… Il ne suffit pas que ces maniaques de
l’intelligence se retranchent derrière leur désintéressement.
Ils sauvent leur âme ? J’en suis bien aise ! Ils ruinent ma
vie. Je préférerais qu’ils ruinent leur âme et qu’ils sauvent
ma vie, la vie des autres… Ils ont mésusé de leurs pouvoirs.
Ils ont des comptes à nous rendre, et ces comptes seront
lourds. La société prolétarienne de l’avenir sera en droit de
les remettre sous les chaînes, — à tout le moins, sous le

522
contrôle d’un Conseil de la communauté. Et peut-être
s’imposeront des exécutions de laboratoires, des
interdictions de recherches. Pourquoi pas ? Primum,
vivere… La Dictature du Salut public sur la science…
Marc s’acheminait de nouveau vers Moscou. Il sacra…
— « Non, non, et non !… J’entends sauver mon
individualisme, — mais non pas en m’y enfermant, comme
dans une tour… »
La tour branlante de Eélicien, avec ses fioles et ses
fourneaux… Il la revoyait, avec le sourire cruel de Assia…
Mais ce sourire s’adressait à lui. Il le chassa d’un revers de
main irrité, comme une mouche… La mouche revint. Elle
revint se poser sur sa bouche… Sa bouche amèrement
souriait de la vanité, de l’inanité de cette attitude
individualiste, isolée du reste des hommes. Ce ne serait rien
que le salut individuel fût un péché d’égoïsme, s’il eût été
seulement possible. Il n’était pas possible : c’est un non-
sens. Comment sauver un rameau de l’arbre, si l’arbre est
condamné ? En admettant qu’il continue à verdoyer quand
l’arbre meurt, ce n’est qu’un dernier sursaut, il ne tardera
pas à se flétrir aussi. Marc, acculé à son moi, et le sondant,
reconnaissait que ce moi n’avait de sève et de durée que
grâce aux canaux qui montaient du soi de la communauté.
Pour se sauver, il faut sauver le soi, ou périr avec lui… —
Mais les génies, dans les nations et les âges qui meurent ?
Oui, ils sont la bouteille jetée à la mer, l’ultime appel quand
tout est perdu ! — Encore faut-il avoir un appel à jeter !
Qu’ai-je à dire, moi, Marc, qui soit digne et capable de

523
survivre ? Et si je ne l’ai pas (si je ne l’ai pas encore… Qui
sait, plus tard ?…) mon seul devoir n’est-il pas, jusqu’à la
dernière minute, de lutter pour le navire qui sombre ?
Rien n’excuse que l’on s’isole de ceux qui luttent, que le
génie ou la sainteté, qui ne sont pas à la mesure du commun
des hommes ; et ils impliquent un combat plus difficile
encore, en transposant le combat sur un plan d’éternité ; il y
faut un renoncement, un sacrifice entier, « au dessus de mes
forces », dit Marc. « Je ne dois vouloir que ce que je puis.
Mais tout ce que je puis, je dois le vouloir, et je le veux.
Puisque je veux sauver mon rameau de liberté, je veux
sauver l’arbre. Puisque je veux sauver l’arbre, je veux
défendre ses racines contre les rongeurs, je veux agir et
m’exposer. Ceux qui prétendent rester au repos à l’abri des
coups, dans leur pensée capitonnée, sont des petits
bourgeois pusillanimes et égoïstes. Les belles raisons
intellectuelles dont ils couvrent leur couardise, la rendent
plus méprisable encore. Il n’est de vrai individualisme que
celui qui est toujours prêt à risquer, celui qui paie, celui qui
perd, s’il le faut, dans la bataille… Pourquoi pas ? Je ne suis
qu’un pion sur l’échiquier. D’autres se battront après moi.
Notre consigne, c’est de ne jamais céder, — jusqu’au
dernier ! »
Pour se prouver, contre l’insultant reproche de Assia, qui
continuait de le poursuivre, — que son individualisme était
capable d’agir, qu’il n’était pas marqué de stérilité, il
chercha des groupes où s’associer. Parmi les causes, dont
les bannières flottaient au vent, — (des bannières il se serait

524
bien passé ! il se méfiait des drapeaux ; mais les hommes
ont besoin d’oripeaux), — il y en avait trois qui devaient
d’emblée solliciter l’activité de Marc : la cause de
l’Indépendance de l’Esprit, — celle de la Paix, — et celle
de l’Europe. Elles avaient eu pour elles d’être traquées et
persécutées pendant la guerre. Comme la République de
Forain, elles avaient été « belles sous l’Empire ». Mais que
restait-il de leur fleur ? Marc, soupçonneux, mais curieux, y
alla voir. Il les trouva bien mal entourées. Les belles
personnes, naguère délaissées, avaient maintenant
nombreuse compagnie. Marc s’imposa de vaincre les
répugnances que lui causait l’approche des prétendants de
Pénélope, — jeunes et vieux aventuriers qui s’étaient
installés dans l’alcôve de la dame, sinon dans le lit, qui les
attirait moins que sa table. Au premier rang, de vieux
professionnels de la politique, dont la souplesse invertébrée
réussissait à se glisser toujours dans les partis d’action
idéaliste et les imprégnait aussitôt de leur odeur de marée
suspecte.
Il y avait, à droite, à gauche, de toutes parts, sortant du
sol, ces taupinières d’Internationales de la pensée, les Pen-
Clubs et les Congrès de l’Écritoire, les Coopérations
Intellectuelles et, culminant dessus ces buttes, le « Comité
permanent des Lettres et des Arts à la Société des
Nations. » Il n’était pas question d’accéder à ces sommets,
parmi les rangs de ces Illustres. À supposer que la place ne
fût pas, comme elle était, bien gardée, elle était de tout
repos : plus haut on monte, moins on agit. Les

525
« Permanents » n’agissaient mie : ils permanaient, ils
étaient trop bien assis ! Et Marc était trop longtemps resté,
malgré lui, le cul sur sa chaise ; il avait besoin de se prouver
son existence, en marchant. Il était rongé du prurit d’agir.
C’était en bas, dans la plaine, qu’il avait le plus de chances
de rencontrer des « agissants ».
Il en rencontra, en rangs compacts, qui s’agitaient, non
sans fracas, dans leurs journaux et leurs banquets
internationaux. Mais c’était au sujet de leurs intérêts
professionnels, pour la sauvegarde de leurs droits d’auteur,
leurs éditions, leurs traductions, leur propagande de
librairie : ils échangeaient contre leur casse leur séné. Nous
n’avons pas à les blâmer ; leur désir d’être lus et vendus est
fort légitime : il faut bien vivre ! Mais notre Marc, moins
indulgent, n’en voyait pas la nécessité. Il ne s’intéressait pas
à l’idéalisme qui « rapporte ». Pense qui voudra au butin,
quand la bataille sera livrée ! Mais en ce moment, elle
s’engage. Ce sont les risques qu’il faut chercher, non des
profits. — Il ne lui fallut pas longtemps pour voir que cette
préoccupation exclusive bloquait l’action de ses
compagnons. Elle les obligeait à tant de ménagements
qu’ils acceptaient du monde tout et le reste, y compris la
trique sur le dos des autres et la confiscation des libertés,
pourvu que le monde les acceptât eux, — c’est à savoir
leurs produits, et les payât. Il était merveilleux que ces gens
aux yeux agiles et professionnellement exercés fussent
frappés de cécité instantanée, quand il s’agissait de voir les
crimes sociaux dont les fauteurs étaient « l’Amphitryon où

526
l’on dîne », — ou bien chez qui l’on aspire à dîner, — les
maîtres français du pouvoir, dispensateurs de la galette et
des honneurs, et les dictateurs pourvus d’une bonne table.
Un bien petit nombre d’écrivains — toujours les mêmes —
étaient assez dénués d’appétit pour protester. Mais leurs
protestations, maigres comme eux et monotones, auxquelles
Marc mêlait la sienne, n’éveillaient aucun écho ; elles se
répétaient, chaque semaine, avec les crimes qu’elles
signalaient. On finissait par ne plus les remarquer. Ou le
bon public ennuyé disait : — « Encore ? » — et il se
désabonnait des feuilles où il pleuvait. Il lui fallait des
baromètres qui fussent au beau et des grenouilles sur
l’échelle. Il préférait Clément Vautel.
Marc lui-même était gagné par l’ennui, qui se dégageait
de ces pluvieuses protestations sans agir. Elles finissaient
par être une échappatoire de la conscience, une porte de
côté qu’on enfilait pour se dérober aux dangers d’agir, ou à
l’aveu pénible de son impuissance. Quand il en eut signé
une douzaine, le cœur lui manqua, et sa main rageuse cassa
sa plume sur l’M de sa signature. Et il écrivit, au lieu de son
nom, le mot à cinq lettres. Faut de l’engrais sur ce champ
aride à « protestants ! »…
Il n’était pas besoin d’engrais pour nourrir les
champignons sur couche du pacifisme, qui brusquement, en
une nuit, étaient sortis. Miraculeux rendement ! Hier
encore, la paix était au ban. En parler était un crime de
trahison. Et aujourd’hui, elle était de bon ton ! C’était à qui
se hâterait d’en fleurir sa bouche, comme les cigarières de

527
Séville, — ou bien le bec de sa plume. Ces colombes de
l’Arche venaient de loin ! Il en était qui, dix ans avant,
étaient corbeaux des champs de bataille et croassaient pour
demander la tête des pacifistes prématurés, non patentés. Si
vous vous en montriez surpris, ils eussent sans doute
répliqué qu’il y a temps pour tout : hier, la guerre ;
aujourd’hui, la paix. Marc, dont « l’inopportunisme » natif,
hérité de sa mère, reniflait, méfiant, à vingt pas, tous les
« opportunismes », considérait d’un regard torve la ruée
subite de ces étranges « gardiens de la paix ». D’où leur
venait la consigne ?… Il n’eut pas longtemps à chercher. La
paix, qu’officieusement l’État, l’Église, l’Université, les
pouvoirs publics encourageaient, était une paix bien
pensante, — la même qui huile la bouche de ces curés, que
les gros patrons des industries ont établis dans leurs églises
bâties en loges de concierges, à la porte de leurs usines, en
face du bar et du bordel, afin de sanctifier leurs
exploitations et d’infiltrer aux exploités, avec la syphilis et
l’alcool, l’évangélique acceptation, — la paix du vol
légalisé et paraphé, la paix à profits des traités, la paix des
profiteurs de la paix (de la guerre d’hier, de la guerre de
demain : ce sont les mêmes.) Les pauvres gens ne sont pas
de la confrérie. Ils ne touchent rien. Ils sont touchés. On
leur remplace les profits par les prêches : le Dieu des riches
est toujours prêt à faire tomber sur le peuple des ventres-
creux sa manne de paix, d’idéalisme et d’amour. Des vieux
Jésus du Palais-Bourbon péchaient à la ligne les poissons,
en récitant leurs Sermons retors sur la Montagne ; ils
engageaient les péchés et les pêcheurs à s’entr’aimer, les
528
dépouillés à faire le sacrifice de leurs biens, pour les beaux
yeux de la Paix. Quant à prêcher ce sacrifice à ceux qui
s’étaient engraissés des dépouilles, lanlaire !… Ces vieux
Jésus avaient fait la guerre. — « N’en parlons plus ! Ce qui
est fait est bien fait. Nous ferons mieux… Paix sur la terre
aux hommes de bonne volonté ! — (la volonté est bonne,
quand elle a conduit au succès !) — Et béni soit l’ordre
établi ! »
Il s’agissait d’en convaincre les vaincus. Il y fallait plus
de rhétorique ; l’idéalisme du vainqueur ne suffisait plus.
Chaque vaincu avait le sien, qui n’était pas écrit dans le
même ton : ils discordaient. Pour rétablir le concert, il
fallait toucher d’autres cordes, celles de la crainte et de
l’intérêt communs. À point nommé, Pan-Europa était venu
refaire l’harmonie des gros poissons : car ce sont eux qui
donnent le ton. Ils sont les maîtres de la rivière ; ils ont
profit à s’associer pour se défendre contre qui menace leur
garde-manger. L’ombre gigantesque du Kremlin Rouge, qui
s’étendait sur la plaine d’Europe, leur était un
Croquemitaine, que très habilement exploitaient les maîtres
du jeu Paneuropéen, le jeune et fin aristocrate, au regard
froid de samouraï, et le socialiste défroqué, le vieux
mystique madré du Quai d’Orsay. Ils se hâtaient de
rassembler sous leur houlette, dans le même parc, les
troupeaux et des vainqueurs et des vaincus, pour garer leur
laine du concurrent commun : l’Union des États
prolétariens, assise en selle, jambe sur l’Europe, jambe sur
l’Asie, comme une nouvelle Horde d’Or, qui menaçait

529
d’enfourcher le monde. Peut-être le monde — celui des dos
déjà courbés sous le poids d’une classe privilégiée — n’eût-
il pas demandé mieux que de changer de cavalier, ou même
de sauter en selle par derrière la Horde d’Or, s’il avait su
qu’elle venait pour l’aider à reconquérir sa propre terre.
Mais c’était ce qu’il ne fallait pas qu’il sût. Il ne le savait
pas. On s’arrangeait. Les millions de porte-toisons, des
bonnes gens, bien serinés par une presse d’Amis du Peuple,
se groupaient, épeurés, autour de leurs tondeurs de laine et
faisaient front contre ceux qui voulaient les délivrer. Cœurs
de moutons sont, par la peur et la bêtise, quand on sait bien
jouer des deux touches, mués en cœurs de lions. Les
ingénieurs de Pan-Europa n’avaient point de peine à
drainer les eaux éparses et stagnantes des idéalismes
vacants, et ils travaillaient à les rassembler pour une
Croisade de Dieu et des Dividendes contre le Matérialisme
expropriateur de Moscou. Princes de l’Église et barons des
Forges, pasteurs, rabbins et croix-gammées, Christ, Krupp
et Creusot, semblaient d’accord. Les Bernard-l’Ermite ne
manquaient pas. Un des anciens amis de Marc[2], le gros
Adolphe Chevallier, était devenu, parmi la suite de Briand à
la Société des Nations, un des porte-dais de Pan-Europa.
Bien entendu, il était aussi un apôtre de la Défense
Nationale, de la Nation armée, depuis le berceau jusqu’à la
tombe, mâles et femelles, toute la harde incorporée.
Inlassablement, la presse bien-pensante reproduisait sa
crinière bien soignée de pianiste et sa figure populaire de
vieille dame qui fait la lippe de Robespierre.

530
On voyait moins, on ne voyait point la face prospère de
Véron. On eût vu plutôt ses mains agiles et trapues : elles ne
perdaient point leur temps ; elles allaient et venaient, elles
allaient droit, mais zigzaguant entre la France et
l’Allemagne, à chaque fois agrippant ici et là les réalités des
affaires. Il était, à cette heure, engagé dans les conciliabules
de l’Internationale Industrielle franco-allemande, avec les
Casques d’Acier de Hugenberg. — Ce fut Jean-Casimir qui
l’apprit à Marc : car, le pauvre diable, dans son trou,
comment jamais l’aurait-il su ? Il avait encore sur
l’antagonisme des forces de paix et des forces de guerre des
idées simplistes. Jean-Casimir les lui éclaircit, à un de ses
passages à Paris. Il avait gardé à Marc sa bizarre fidélité
intermittente de petite putain qui revient, une fois l’an, par
dévotion superstitieuse, par élan de tendre souvenir,
assaisonné de moquerie, à son premier amant. Il y avait
bien aussi, dans le retour d’aujourd’hui, une curiosité qu’il
se gardait de laisser voir. Il était naturellement informé de
l’infortune conjugale de Marc ; il avait été des premiers à la
prévoir et à la guetter ; il n’était pas fâché d’en relever les
impressions sur le visage du compagnon : c’était aussi un
spectacle. Marc connaissait assez son Sainte-Luce, pour
baisser le rideau devant la pièce ; et il offrait un masque
d’impassibilité. Mais il n’y gagna rien. Sainte-Luce savait
lorgner par les trous du rideau et il se dit : — « Le
Marcassin est touché ! » L’intérêt agité que manifestait
Marc aux choses de la politique lui parut — (ce qu’il était)
— une diversion aux tourments, dont au reste il ne
soupçonnait pas la profondeur : car, au delà de la femme, ils
531
se brûlaient au feu de l’âme insatisfaite, qui s’acharne à
résoudre l’énigme de sa destinée. Jean-Casirnir aurait pu,
s’il eût voulu, donner à Marc des nouvelles de l’absente :
car il en avait de toutes récentes, par le canal de
l’ambassade de Stockholm, dont les agents avaient enrichi
de notes burlesques le dossier secret de Assia. Par rosserie
de fille taquine, malicieuse, pas méchante, mais qui se
venge de ce qu’on lui cache, il glissa un mot d’une
rencontre qu’un ami avait eu le plaisir de faire
dernièrement : « Mme Marc Rivière en voyage ». Marc ne
sourcilla pas, il attendit. Jean-Casimir regarda les ongles de
Marc qui grattaient la couverture d’un cahier ; il attendit
aussi, sourit, — et il revint à la politique. Marc fut quelque
temps avant de se ressaisir ; ses oreilles bourdonnaient ; il
eût voulu ramener Jean-Casimir à l’autre piste. Mais c’était
trop tard ; et il se renfonça avec fureur dans l’entretien sur
ces choses d’argent, de ruse et de pouvoir, — cette politique
qu’il haïssait.
Jean-Casimir était, pour l’instant — pas pour longtemps
— attaché à l’ambassade de Berlin. Il avait des raisons
d’être bien informé des conciliabules politiques ou
financiers franco-allemands : il y jouait un rôle. En bon
petit renard, qui a flairé d’où vient l’odeur, l’odeur
maîtresse — (quel nez bouché a bien pu dire que l’argent
n’en avait point ?) — il avait choisi des deux pouvoirs :
l’État, l’Argent. — le plus réel. Il servait les grands barons
d’industries, sous la livrée de l’ambassade. Même son
ambassadeur ne savait rien de ses manèges. Il y avait deux

532
politiques françaises, simultanées, non pas précisément
opposées, mais superposées : celle de parade, celle de fond.
Jean-Casimir évoluait de la surface au lit de la rivière,
comme une ablette, entre deux eaux. Ce qui le guidait
comme toujours, ce n’était pas son intérêt, (encore qu’il fût
adroit à happer ; mais il avait si peu d’appétit ! Il lui
suffisait de mordiller la tête de la mouche), c’était le jeu. Il
eût été un roi du jeu, sans un défaut, qui n’était pas petit :
— bien jouer ses cartes l’amusait moins que lire dans celles
de l’adversaire ; — et un autre défaut, qui était pire : le bout
de la langue un peu trop long. Il aimait trop à rire à deux,
soit dans son lit, soit en tête-à-tête avec le premier
compagnon de rencontre, dont la physionomie lui agréait. Il
savait pourtant, mieux que personne, combien l’on paye les
oreilles. Il avait été, pendant un temps, le contrôleur de
celles d’un bataillon de belles-de-nuit. Mais il avait trop
d’esprit à dépenser. Il s’en remettait à son esprit de réparer
les accrocs que son esprit faisait au jeu. Et après tout, ce jeu
n’était son jeu que pour l’amusement du joueur, non pour la
rafle. Qui gagne ou perd, au bout du compte, il s’en fichait !
Il n’eût même pas été fâché, à certains jours, de faire perdre
ceux pour le compte de qui il gagnait… « À pile ou face !
Selon qu’il me chante ! »… C’est qu’il était, comme
d’ailleurs beaucoup de ses maîtres, les condottieri de la
finance impérialiste, un sang-mêlé, avec la mentalité d’un
affranchi de l’Empire Romain. Ses racines ne tenaient pas
au sol.

533
Quand Marc commença de jouer du violon de la paix
européenne, sa langue de fille se mit à danser. Il s’amusait
de l’intrusion désordonnée de cette sauterelle dans le
guêpier. Ce pauvre gars qui s’imaginait qu’il travaillait à la
paix du monde !
— « La paix, mon bon, elle ne se fait plus, ni dans la
presse, ni dans les discours, ni au Forum, ni au Parlement,
ni dans les parlottes des ministres, ni dans les conférences
des diplomates, ni même sur le front des armées. C’est du
passé. C’est démodé ! La paix, la guerre, sont dans les
mains de ceux qui tiennent les cordons de la bourse : — une
douzaine. « La bourse ou la vie ! » Ils ne t’offrent même
plus le choix. Ils le feront pour toi. Ta vie, ta mort, sont
dans nos mains, mon cher garçon. Quand nous voudrons ! »
Il n’en fallait pas tant pour faire bondir Marc. Cette
fatuité !… Il avait beau la savoir ironique…
— « Quand nous voudrons ?… Quand vous voudrez ?
Qui, vous ? Qui ? Toi, la Puce ? Tu ne peux rien. Tu ne
veux rien… »
La Sainte-Puce n’était point susceptible. Elle ne voulait
rien, pour le moment, qu’agacer Marc. Elle était satisfaite
d’avoir réussi.
— « La puce à l’oreille. Je viens te la mettre. Laisse-toi
faire !… »
Il dévida son peloton d’informations confidentielles.
Marc, boudeur, le laissait aller. À la troisième phrase, son
oreille était dressée. À la dixième, tout son poil se hérissait.

534
Il jappait. Il ponctuait les révélations indiscrètes, de
grognements furieux et stupides (au sens classique). Il était
pendu à la bouche du Mercure indiscret, qui livrait les ruses
du maître. Jean-Casimir complaisamment lui dévoilait la
politique — la vraie — celle de ceux qui tiraient les fils de
l’opinion et des États : les Royal-Dutch, les Standard Oil (
« Aimes-tu l’huile ? on en a mis partout… » ), les Comités
des Forges ou des Houillères, Skoda, Creusot, etc. Il lui
nommait, avec un luxe de précision (ce fieffé Scapin
n’oubliait rien !) les dates, les chiffres et les lieux des
contrats secrets, des conventions qui liaient à leur insu les
États, avec la complicité de leurs valets, — valets de presse
ou de gouvernement. Il énumérait, sur le bout des doigts, les
grands journaux qui s’étaient vendus (quand ? et combien ?)
à l’un ou l’autre de ces ogres, et le contrôle que leurs
commis exerçaient sur la vente dans les kiosques, les
librairies, les étalages des quotidiens, des périodiques, des
brochures, de toute la pensée imprimée. Au fur et à mesure
qu’il avançait, Marc enfonçait dans la mare. Il suffoquait.
La pensée libre coulait à pic. Il n’en restait plus que
quelques borborygmes, qui faisaient des ronds, à la surface
de l’eau grasse. Il se débattait, il protestait, il contestait.
Mais il sentait lui-même que c’était pour la forme. À
chaque effort de dénégation, Jean-Casimir le clouait d’un
fait, auquel il n’avait à opposer que des : — « Je ne veux
pas ! » — d’enfant emmailloté, démailloté, fouetté, torché,
manipulé par les grands, et qui sait bien que les grands se
passent de sa volonté.

535
Il dit, à la fin, atterré :
— « Alors, tout ce que nous faisons, tout ce qu’on peut
faire, cela ne sert à rien ! Il n’y a plus qu’à se faire sauter le
caisson… Si l’on pouvait avant, avec, les faire sauter !… »
Jean-Casimir, content de l’effet produit, tendit, bon
prince, la perche à l’homme qui se noie :
— « Qui sait ? qui sait ? Cela viendra peut-être, plus tôt
qu’on ne pense… Il ne faut pas désespérer de l’imbécillité
des plus forts… Naturellement, s’il fallait compter sur vous,
sur toi, sur les amants platoniques de la belle Europe, elle
serait dans le lac, la belle Europe, ou dans l’Euxin : le
taureau l’emporte… Mais, grâce à Dieu, il y a le taureau,
cet idiot ! (As-tu jamais vu une corrida ?)… Et, les grâces
de Dieu sont infinies), au lieu d’un seul taureau, il y en a
deux, il y en a trois, il y en a une demi-douzaine : il y a le
taureau blanc, il y a le taureau noir, il y a le taureau rouge, il
y a l’Union Jack, la Croix-Gammée, la Bannière Étoilée, et
il y a (saluons !) le Bleu-Blanc-Rouge du cygne tricolore de
Saint-Point, M. Alphonse de Lamartine, qui flotte sur la
cave aux milliards de notre Banque (je dis « la nôtre », tu
m’entends !…) et sur l’Empire de notre République, où le
soleil ne se couche jamais… Tous ces taureaux luttent et se
cognent, front baissé. Ne voit-on pas, dans notre enclos,
jouter des cornes ces deux gros buffles : le capital financier
et le capital industriel ! Chacun, soutenu par d’autres bêtes
d’au delà de l’enceinte : Londres ou New-York. Et tous
veulent prendre tout ce qui est à prendre ; mais chacun le
veut, par ses moyens et à son profit privilégié. Les

536
politiques des voleurs, des valeurs, se heurtent en Bourse et
sur les tapis verts des États, — voire, quand on peut, sur les
tapis rouges des champs de batailles. Ainsi, le jeu reste nul,
et les peuples qui en sont l’enjeu bénéficient d’une heure ou
deux de répit. Profites-en ! « Carpe diem ! » Broute le pré,
en attendant, avec les veaux de l’an passé ! »
— « Je n’ai plus faim », dit Marc, d’un air sombre,
« Quelle dérision de s’engraisser, afin, demain, d’être
mangés ! »
— « Qui sait ? Qui sait ? Cela peut durer aussi longtemps
que nous. »
— « Durer sans agir, ce n’est pas vivre. »
— « Il y a toujours place à la roulette. Je mets au jeu, je
joue : donc, je suis. »
— « Et que peux-tu jouer ? Si tout est pris par la finance,
quelle place reste à la politique ? »
— « C’est le plus fin jeu. La politique tient la balance.
Elle hésite, oscille, et mise des deux côtés, elle guette et
attend lequel des deux sera le plus fort. Le jeu est d’être et
de vouloir avec le plus fort, une minute avant qu’il le soit.
Ainsi, l’on fait mine de marcher devant ; et il arrive que le
lourdaud même s’y méprend. Si c’est qui penche, par
exemple, le plateau de la haute finance, nous jouons le
rapprochement franco-allemand. Si le plateau de l’industrie
lourde, nous dénonçons les armements de l’Allemagne, et
nous armons. À forces égales, nous menons de front le
désarmement et l’armement ; notre écurie a toujours prêts

537
les deux attelages : le Maginot et le Briand, — la guerre, la
paix. — Nos chevaux ruent et se mordent ; mais c’est
surtout pour la galerie. Ce sont de vieux chevaux bien
dressés, encocardés, et tous bien fiers d’appartenir à l’écurie
France. Ils attendent, chacun leur tour. Et quel que soit le
numéro qui sorte, nous ne perdons rien. »
— « Parce que vous n’avez plus rien à perdre. Quel que
soit le jeu que vous jouez, vous jouez le jeu des autres, a
— « En ce bas monde, cela qui compte, mon bon, ce
n’est pas ce qu’on est, c’est ce qu’on paraît. »
— « Pour vous, les ombres ! Non pour ces maîtres de la
finance, dont tu viens de me lever le masque. Ceux-là au
moins (je les comprends !) aiment mieux être que paraître. »
— « Et ainsi, chacun est content. »
— « Je ne le suis pas. Je voudrais vous voir, les uns et les
autres, crever ensemble. »
— « Cela viendra. Je te l’ai dit. Ne t’impatiente pas ! »
— « Si tu es tellement détaché de ce qui viendra, que ne
fais-tu tout pour que cela vienne ? »
— « Je n’ai qu’à faire ce que je fais. Le vieux bateau
plastronne, mais il fait eau ; et nous rongeons la quille ! »
— « Ne vaudrait-il pas mieux alors passer sur l’autre
bateau, celui des Rouges, et nettoyer la mer de ces
épaves ? »
— « L’Internationale de Moscou ? » fit Jean-Casimir,
s’écartant. « Non, non, mon petit ! Je ne suis pas tenté. Ce

538
n’est pas pour moi. Le jeu qu’ils jouent est trop sérieux. Il
n’y a plus plaisir ! Et je n’aime pas la promiscuité. »
— « Oui, tu te plais mieux parmi les croupions et les
croupiers ! »
— « Qu’est-ce que tu veux ? J’aime mieux les voleurs
bien élevés. Je ronge avec eux le vieux bateau. C’est que
nous l’aimons ! »
— « En ce cas, aimez-le bien ! Rongez, rongez ! Et lui et
vous, allez au fond ! »

Il eut besoin, ce soir-là, — (il étouffait) — d’aller quêter


le souffle de sa mère. Il y avait des semaines qu’il n’était
retourné chez elle. Il ne voulait pas lui laisser voir sa
déroute ; il s’était dit : — « Me sauver seul, leur
montrer… » — (à qui ? à Annette ? Ou à cette autre,
éloignée de Paris, qui restait en correspondance avec
Annette ?) — il voulait montrer à celle qu’il avait bannie de
sa pensée, (mais sa pensée trichait avec lui), « qu’il pouvait
se passer d’elle, qu’il faisait sans elle sa vie, sa foi et son
action ». Ce défi secret, qui le bandait, l’avait sauvé de la
destruction. Se laisser détruire, c’eût été donner raison à
Assia… Mais ce soir-là, il n’en pouvait plus ; il lui fallait
s’appuyer sur le sein d’une femme et partager avec des
mains de femme le poids trop lourd de ses rancœurs, de ses
fureurs. Il se déchargea de tout ce qu’il venait d’apprendre.
Annette n’en manifesta point d’étonnement. Son amitié
avec Timon l’avait instruite. Elle savait que la politique

539
était un guignol, dont les paroliers de la Maison-Blanche,
du Quai d’Orsay, de la Wilhelmstrasse, ou de Chequers,
sont les pantins aux mains du grand Capital ; et les ficelles
sont embrouillées : car le grand Capital est un géant à
plusieurs têtes qui sont rivales ; mais quelles que soient la
tête et les mains qui tirent la ficelle, le maître de la politique
est l’Argent. Que voulait le maître, aujourd’hui ? Elle
s’intéressa aux nouveaux renseignements de Marc, mais
elle les accueillit avec un flegme, qui décontenança Marc et
le révolta. Elle s’en aperçut, et lui rappela, avec un sourire,
qu’elle en avait vu bien d’autres ! Pendant toute la durée de
la guerre, tandis que les peuples se déchiraient, l’Argent des
Forges franco-allemandes, qui s’engraissaient du carnage,
n’avait-il pas imposé aux deux États et aux grands
Quartiers-Généraux des deux armées l’obligation de
respecter religieusement leur poule aux œufs d’or, le bassin
de Briey ? Et le contrat avait été tenu, loyalement, des deux
côtés, alors que tous les autres traités des souverains, des
ministres et des États, les Lois des hommes et de Dieu,
n’étaient plus que des chiffons de papier. Si l’opinion du
monde, cependant alertée, avait fait la sourde pour accepter,
que n’accepterait-elle pas encore ? Il n’y avait plus à se
gêner ! Annette montrait un étonnement ironique que les
détenteurs de la toute-puissance se montrassent si modérés !
Marc ne goûtait pas l’ironie, quand ce n’était pas lui qui la
maniait. Il dit :
— « Assez !… Si tu savais tout ce qu’aujourd’hui
seulement je sais, comment peux-tu l’accepter ? »

540
— « Je n’accepte pas », dit Annette. « C’est ma raison
d’exister. »
— « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
— « Je n’accepte rien, mon cher garçon. Ce qui est, est.
Et je suis. »
— « Qu’est-ce que tu es ? Qu’est-ce que je suis ? Ce
n’est pas assez de ne pas accepter. Que voulons-nous ? Où
nous tourner ? Vers ceux qui misent sur la paix, ou vers
ceux qui misent sur la guerre ? Des deux côtés, c’est une
affaire. À l’une, l’Europe (ou, c’est trop dire ! notre
Occident) gagne peut-être vingt à trente ans de paix armée.
Mais quand on voit ce qu’elle recouvre, ce que pour elle le
reste du monde paye et paiera, est-ce que l’on peut, est-ce
que je puis m’y associer ? Ces faiseurs de paix, ce n’est pas
la paix qui est leur objet. C’est l’argent. L’argent veut,
aujourd’hui la paix, demain la guerre. Il n’y a pas de paix. »
Annette dit :
— « Il n’y en a jamais. La guerre est toujours cachée
sous le masque. Et c’est là leur civilisation. Les fleurs
recouvrent la fosse. Les bonnes gens n’en demandent pas
plus. Pourvu qu’ils voient les fleurs et non la fosse ! Leurs
ennemis, ce ne sont pas ceux qui creusent la fosse, mais
ceux qui les obligent à la voir ! Et qu’ils y viennent, le plus
tard possible. Qu’ils aient l’illusion d’être oubliés par le
fossoyeur. Ainsi, l’on vit. La paix, leur paix, c’est le petit
mur du cimetière, derrière lequel on ne voit pas, on ne veut
pas voir ceux que, de l’autre côté, on met en terre, — les

541
exploités, les opprimés, qui paient, ainsi que tu dis, de leur
agonie la bonne vie ou le luxe des autres. »
— « Alors, que faire ? »
— « Mener notre paix et notre guerre. Eux et nous, nous
n’appelons rien du même nom. »
— « J’enjambe le mur du cimetière. »
— « J’ai gratté le mur avec mes ongles ; et par la fente, je
vois le jour sur les champs libres. »
— « Non, je ne vois rien, je ne veux rien voir, si tous les
autres ne voient avec moi. Ou être aveugle avec tous, ou
avec tous partager le jour ! »
Annette lui baisa les yeux.

Ce fut en ce temps que je rencontrai Marc, pour la


première fois. J’étais de passage à Paris, dans un petit hôtel
près de la Sorbonne. Il y avait trois ou quatre ans que je
n’habitais plus en France. Marc avait trouvé chez sa mère
mon livre récent sur Gandhi. Il en était préoccupé. Une
lueur s’ouvrait au bout de la route, dans la nuit de la forêt. Il
se demandait si cette route pouvait être la sienne. Il hésitait,
à la croisée des chemins. — Il vint me voir, un matin, dans
le petit salon de l’hôtel, où l’on passait à tout instant. Il ne
pouvait se décider à parler. Je regardai ce jeune loup maigre
et anxieux, ses mains nerveuses, ses yeux farouches, ses
beaux yeux clairs qui semblaient sombres. Je le compris. Je
l’emmenai dans ma chambre, pas encore faite : le lit ouvert,
tout en désordre. Il n’était pas question de s’excuser. Les
542
beaux yeux sombres s’étaient éclairés. À la méfiance qui
l’armait succéda sans transition une naïve reconnaissance.
Et tout de suite, il se mit à parler.
Ce n’était pas la première fois qu’on me consultait sur
l’itinéraire de la vie : j’étais une sorte d’Agence des
voyages ; et j’avais dirigé plus d’un jeune homme ou d’une
femme, ou vers l’Asie, ou vers Moscou : car plus d’un porte
dans ses prunelles le reflet d’une des étoiles qui se lèvent à
l’Orient. Mais dans les yeux du jeune loup, je voyais plus
d’une étoile : leurs feux brisés se heurtaient ; ils
s’éteignaient et se rallumaient ; de lourdes nuées passaient
dessus et repassaient. Tandis qu’il affirmait précipitamment,
par jets fiévreux et saccadés, quêtant sa route dans mes
yeux, son assentiment aux doctrines de passivité héroïque et
de non-violence mises en action par Gandhi, je me rendais
compte de la violence de cette nature, de ses passions
contradictoires, et que ce n’était pas la paix de l’amour qui
l’attirait, mais ses combats, — et non pas le repos dans la
foi, mais la fièvre d’agir selon sa vérité. Or, cette vérité, il
ne l’avait pas, il la cherchait, écartelé entre ses chemins
opposés, tout son jeune corps tendu et tiré à quatre chevaux.
— Et je le lui dis : car il était de ces garçons (cela se voyait,
du premier regard), qui ne peuvent pas tricher avec eux-
mêmes, pour se faire illusion. Et pourtant, ils ont besoin,
comme tout le monde, de l’illusion. Mais quand ils la
cueillent, elle les charge comme un remords ; ils ne peuvent
pas la digérer ; ils ne respirent plus, qu’ils ne l’aient rendue.
Je le lui dis :

543
— « Votre vérité est votre nature. Ne trahissez, ne
violentez pas votre nature, en épousant celle d’un autre !
Vous n’êtes pas fait pour le mariage. » (Je vis sa bouche se
contracter.) « Vous avez bien assez à faire, de vous épouser
vous-même ! Vous avez l’homme et la femme, le pour et le
contre, le oui et le non, la passion et l’aversion de la
violence, les exigences d’un moi irréductible et le besoin du
sacrifice. Ne rejetez rien ! Gardez tout ! Souffrez, cherchez
la plus belle harmonie, celle qui est le miel noir des
dissonances ! « ἐϰ τῶν διαφερόντων ϰαλλίστην
ἁρμονἰαν… »
— « Vous en parlez à votre aise ! Et si l’accord est
impossible ?… S’il l’est pour moi ?… »
— « Chez une nature brave et sincère, comme est la
vôtre… »
— « Qu’en savez-vous ?… Qu’en sais-je moi-même ? »
— « Je le sais pour vous… Chez vous, si un tel duel
d’âme est possible, s’il est durable entre les forces, entre les
dieux intérieurs, qui s’enveloppent de nuées et d’éclairs,
c’est qu’il est une heure nécessaire du grand combat, de
l’Iliade qu’écrit et livre l’humanité. Et plus les coups portés
et reçus sont douloureux, plus l’héroïque nécessité du
combat s’affirme. »
— « Mais si j’y meurs ? »
— « Meurs, mon petit ! Stirb und werde ! (Pardon de
vous avoir tutoyé !) »
— « Non, je vous en prie ! Je vous dis merci… »

544
Il mit, d’un geste impétueux, sa main sur mon genou et le
serra, de ses doigts tendres et durs, puis la retira, comme
honteux…
— « Je veux bien mourir. Je n’ai pas peur. Je ne demande
que cela !… Mais je ne voudrais pas mourir sans utilité. Pas
pour moi-même ! Pas pour moi seul ! Pas pour me sauver,
comme ces lâches, ces égoïstes de la religion et de la
pensée !… »
Et je conçus pour lui un grand amour… Je lui pris la
main :
— « Ne t’inquiète pas ! L’heure viendra. Tu te sacrifieras
pour les hommes. L’occasion, en notre temps, ne manque
pas. Sois patient ! Elle viendra. Attends ! Sois prêt !… »
Il s’était levé, et je me levai. Il aurait voulu parler, il ne le
put. Mais sa main, dans ma main, parlait pour lui. Il me jeta
un regard de jeune fille, qui remercie, effarouchée. Et il
partit.
Je ne l’ai plus, depuis, jamais revu qu’une fois, de loin,
sans qu’il s’en doutât : (je le raconterai). Mais j’ai appris
plus tard qu’il m’avait su gré de ne l’avoir pas ménagé, de
l’avoir traité en homme sacrifié d’avance et qui, de l’être,
devait se faire une joie fière.

Sur le moment, le souci l’emportait ; l’or de son miel


était sombre. Une vision tragique faisait ombre. Il est
difficile d’accepter, à vingt-cinq ans, le renoncement à la
victoire, (au sens du monde, que l’on a beau mépriser :

545
d’autant plus les pieds me brûlent de l’écraser !…) Mais le
cœur de Marc battait plus fort. On n’était pas le fils
d’Annette, sans concevoir une autre victoire, — celle de
Socrate et de l’homme en croix, celle de Jean Huss et de
Giordano Bruno, celle de ceux qui font la joie des autres
avec leur sang — « Durch Leiden Freude » — du coup de
lance la fontaine, où boivent les cerfs altérés… « Sicut
cervi… » il était fier et attristé (pauvre petit homme !) que
mon regard l’eût élu. C’était donc inscrit sur son front ?
Quoi qu’il en fût, merci à ceux qui lui parlaient, selon la loi,
la loi unique de vérité ! Car il comprenait maintenant,
mieux que jamais, que cette loi était la sienne : c’était sa
mission d’être vrai. Souffrir, errer, se contredire, même
tomber et se souiller, mais être vrai ! On se relèvera. On se
lavera. Une âme vraie ne peut pas être damnée. Le ver de la
mort ne peut ronger l’incorruptible vérité. Et le cœur de
Marc se gonflait, à la pensée que cette loi propre de vérité,
dont sa nature était marquée, était aussi, sans qu’il l’eût su,
le noyau de l’âme de ce Gandhi, vers qui un instinct
aveugle de défense l’avait poussé, — bien qu’il ne dût pas
suivre la même voie. (Je lui avais révélé le Credo du petit
homme frêle et imbrisable, qui conduisait trois-cent
millions d’hommes : — « La Vérité est Dieu… »
Donc, il s’agissait de ne rien renier des forces profondes
de sa nature, même si elles étaient ennemies entre elles,
même si en se rongeant mutuellement elles lui rongeaient le
ventre. L’indépendance de l’individu et le sacrifice à la
communauté. Marx et Gandhi. La Still Voice de l’âme

546
éternelle, fille de Dieu, et la grandiose Anankè du
matérialisme historique, avec l’enclume et le marteau, qui
forge et reforge la société. Forgerait-il jamais ensemble les
deux métaux en un alliage beau et durable ? Ou serait-il
broyé entre l’enclume et le marteau ?… Qui mourra,
verra… En attendant, forge ! Avec ta chair, avec ta
peine !… Et brûle-toi, s’il le faut, mais ne laisse jamais
s’éteindre le feu !
Anette fut frappée de celui qui brûlait, ces soirs-là, dans
les yeux de son garçon. Mais il ne lui dit rien de la visite. —
Cette exaltation se maintint quelques jours, puis elle tomba,
dans l’usure des heurts de chaque jour. Il en resta, au fond
de l’âme, des tisons qui ne s’éteignirent plus désormais.
Marc, résolu à mener son combat, seul et pour tous, sans
compromis, se vit peu à peu congédié de tous les partis, qui
le jugèrent inassimilable. Il ne le rejetèrent pas
brutalement : ce n’était point leur manière, la manière
équivoque du temps ; ils le laissèrent tomber, tout
bonnement. Les articles qu’il portait à leurs journaux
étaient, sans refus, mis de côté. Il se saigna pour publier une
petite brochure : il y dénonçait la collusion qu’il avait
apprise entre les industriels nationalistes de France et
d’Allemagne, sous l’aile complaisante de leurs
gouvernements. Mais la brochure, mécaniquement, fut
écartée de tous les kiosques et des libraires. Mieux, elle
disparut, au sortir de chez l’imprimeur. Presque tout le stock
plongea sous l’eau, comme si le public l’avait absorbé. Six
mois après, tout le bouillon ressortit, vomi, jauni, ranci, sali,

547
invendu : pas un exemplaire n’avait été lu. Dans quel fond
de boutique, dans quel in-pace des Messageries qui veillent
sur la sûreté publique, la pensée de Marc avait-elle mariné ?
Le certain fut que Marc se retrouva avec ses torchons et une
jolie note à payer, pour frais de dépôt. Il serra les dents et sa
ceinture, mangeant sa rage ; et il se replia sous sa tente.
L’heure n’était pas venue. L’heure viendrait, où sa pensée
s’écrirait avec son sang. Il faudrait bien alors qu’ils la
lussent !… En attendant, il fallait la tirer au clair, cette
pensée trouble et chargée ; et d’abord, il fallait nourrir ce
ventre, qui la fait vivre. L’Indien[3] a dit : « Point de Dieu
pour les ventres creux ! »
Il avait heureusement trouvé un emploi chez un vieux
patron ouvrier, individualiste et libertaire, à l’ancienne
mode, qui faisait de la reliure d’art. Ces vieux métiers
s’éteignaient, faute de clients, avec le vieux fin goût
d’Occident. Le gain était à peine suffisant pour faire vivoter
un seul. Élisée Râteau aurait pu se passer de compagnon,
s’il ne s’était pris de sympathie pour le jeune intellectuel
sans travail, dont les mains maigres de trecentiste étaient
adroites au beau métier et dont la fierté probe et froissée
d’individualiste lui faisait écran à la Machine dans la rue, au
monde nouveau. Il ne se doutait pas que le monde nouveau
entrait chez lui, avec l’esprit tourmenté de ce garçon. Mais
Marc serrait les dents sur ses pensées, et il se taisait, laissant
le vieux parler, sans l’écouter. Et côte à côte, travaillant, ils
monologuaient, l’un bouche ouverte, l’autre bouche fermée,

548
chacun tirant de son côté. Le mouvement précis des doigts
occupés n’empêchait point la sape des soucis dans le cœur.
Assia, expulsée, chassée, niée, rentrait dans la chaude
maison de ce corps, que le suc ardent de ses baisers n’avait
jamais quitté. Elle le brûlait dans tous ses membres, muette,
pesante et gonflée, comme une fluxion. Il n’aurait pu
évoquer ses traits ; il la sentait diffuse dans sa tête, dans son
ventre, dans le frémissement de ses mains, et sur la
sécheresse de sa langue. Et parfois, il tressautait, d’un son
de voix ou d’un contact qui le laissait béant, livré et
bouleversé, comme une boussole affolée. Il lui fallait tendre
son énergie pour resserrer sa raison relâchée. Mais sa raison
alors devait, pour se rendre maîtresse de l’objet, l’arracher
de soi, le prendre aux épaules, le dévisager, lui dire : —
« Tiens-toi là ! On n’entre pas !… » C’était alors qu’on
avait le temps de se regarder, du haut en bas ! Mais le
regard de Marc, transpercé d’un choc électrique, retombait,
n’osait se relever au-dessus du menton : car il se sentait
scruté par ces yeux, et il ne voulait pas avoir l’air de les
fuir ; et par bravade, il dévorait des yeux ce corps ennemi,
et il tremblait de ne pouvoir le ployer sous lui. Ce n’était
pourtant plus l’orgueil blessé des premiers temps, la
jalousie qui veut se venger. Le plus fort de la crise était
épuisé. Il recommençait, le front, la bouche, les yeux collés
à ce torse sans tête (il ne voulait pas voir la tête), à
s’imbiber de l’odeur fauve de ce corps, à s’y dissoudre
comme en ces nuits où ils ne faisaient qu’un, à perdre son
moi pour retrouver, au fond de ce puits, le moi de l’autre et

549
ses pensées. Et voici qu’il touchait de la pulpe de ses doigts
les raisons — les raisons justes — de la trahison de Assia.
« Justes » et « trahison » : ces deux mots s’entrechoquaient,
comme une coléreuse contradiction ; mais il n’arrivait à les
disjoindre, il était pris et labouré entre leurs ongles. Il
respirait, avec l’odeur des flancs de Assia, le vide mortel de
cet individualisme sans fenêtres, sans portes sur la grande
vie des hommes et sur l’action, où il avait prétendu la murer
avec lui. Plus franche que lui et plus folle, cruelle, brutale,
livrée à l’instinct, Assia avait enfoncé les murs. Elle avait
passé sur son corps. L’instinct vital ne l’avait pas trompée.
Elle était plus proche de la nature. Elle avait été vraie. Elle
avait fui, fui la mort, — comme une foule en proie à la
panique qui, enfermée dans un incendie, se rue sauvage à la
sortie, sans se soucier du compagnon. !
— « Elle a bien fait !… »
Marc, malgré lui, le confessait, et il entendait ses propres
lèvres, où sa langue léchait le goût de la salive de Assia, —
ses lèvres qui, malgré lui, s’ouvraient pour dire :
— « Sauve-toi, chérie ! Et Dieu soit loué que tu te sois
sauvée !… Pour ce qui est de moi, qui n’ai pas su te sauver,
que je me sauve, si je peux ! Si je ne peux pas, que je
meure ! Ne te retourne pas pour me regarder ! C’est à moi
seul, de me sauver. Et tu m’as montré le chemin… »

Mais cet aveu, arraché, était recouvert, l’instant d’après,


par des rafales d’orgueil ulcéré, qui se cabrait, qui

550
hennissait : — « Trahi ! Tu m’as trahi !… » qui se refusait à
pardonner. Et dans ce typhon de passions opposées, et dans
ce vide, cet écroulement des idées que son esprit avait
assemblées, bâties ensemble, maçonnées, et qui l’avaient
tant bien que mal abrité, il était nu, à vif et flambant,
comme une torche de désir. Son jeune corps affamé, qu’il
obligeait à la famine, s’insurgeait. C’est une discipline
dangereuse que l’ascétisme, au sortir de mille et une nuits
d’étreinte ardente et orageuse. Le Désir est comme la
cocaïne : on ne s’en désintoxique qu’avec peine et
prudemment. Si l’on brise, on risque fort de se briser : le
corps délire, et la volonté sur lui perd barre. Marc était
chargé d’électricité, comme une journée de buée sèche et
brûlante, une fièvre sans sueur, sous un de ces ciels blancs
d’été qui pèsent sur Paris. La terre en feu et crevassée
appelle la pluie ; et sous l’averse, elle s’ouvre et fume.
L’averse rôde, suspendue…
Le secret avait eu beau être gardé : la rupture du jeune
couple était connue. Une des premières à la flairer, avant
même que la nouvelle fût ébruitée, avait été Bernadette
Verdier, née Passereau : (car elle avait changé de nom
d’oiseau), la fiancée manquée de Marc[4].
Lorsque Marc s’était marié, elle avait fermé les volets sur
sa déception. Nul n’en avait rien vu, même Sylvie, qui la
connaissait et qui s’attendait à son chagrin. Elle montra une
admirable indifférence. Sylvie en fut presque courroucée.
Elle eût voulu que l’autre souffrît, que l’autre gémît, pour
l’associer à son dépit. Mais Bernadette la laissait seule se

551
dépiter ; et la situation de Sylvie était ridicule. Elle ne
pouvait pourtant pas jouer, pour son compte, le rôle de la
fiancée dédaignée ! Elle en voulut à Bernadette, presque
autant qu’à Assia. Elle l’appela :
— « Cruche ! »
Mais Bernadette ne se troubla pas. Pas un instant, elle ne
se départit de son froid sourire. Elle ne jouait, point pour la
galerie. Elle n’aurait pu dire exactement pourquoi elle était
ainsi, ni si c’était une attitude de défense. Elle ne cherchait
pas à savoir ce qui se passait en elle. Oui, elle avait, par
moments, une atroce pinçure au cœur, et, le reste du temps,
un ennui mortel sous lequel étaient tapies dans le rocher, au
fond du trou, de petites têtes dures, triangulaires, un nœud
de pensées, de longues formes enroulées, aux yeux féroces :
il valait mieux ne pas remuer les pierres !… On vit, on vit.
Il s’agit de vivre sur le seul plan qu’une Bernadette juge
admissible : la vie raisonnable et pratique. Il n’y a pas de
sens à s’éterniser sur des regrets. Et quant aux rancunes, on
ne bâtit pas sur les rancunes ; mais on bâtit ; et dans le
coffre aux habits, on plie sous le camphre les rancunes :
elles peuvent attendre. Bernadette avait, du même pas,
poursuivi son chemin ; et puisqu’il lui fallait un mari, elle
l’avait pris. Pris sur mesure de sa raison pratique, où sont
incluses les trois satisfactions : de l’ambition, du confort
bourgeois, et du lit.
L’André Verdier qu’elle choisit était un industriel de
trente-cinq ans, associé à une vieille firme en renom (on
vieillit vite à Paris !) de fabrique d’automobiles. Il avait su

552
en dix années faire sa pelote, en guettant l’heure de lancer
sa firme propre, dont le premier soin serait de couler à fond
la vieille maison, qui l’avait formé et nourri. C’était un beau
garçon, aux yeux bleu clair, traits réguliers, souriant,
aimable et accueillant, — prodigieusement indifférent. Il
plaisait beaucoup aux femmes. Comment Bernadette lui
plut-elle ? Il n’aurait eu qu’à jeter le mouchoir, pour que la
plus belle et la plus cossue le ramassât. Ce fut la revanche,
pour Bernadette, de l’orgueil du corps blessé. Il lui fallait
conquérir cet homme, puisqu’un autre homme l’avait
dédaignée. Elle n’était rien moins que belle, — maigre et
noiraude — mais elle était grande et souple, et elle savait
faire valoir ses laideurs, au goût du jour,
« … la maigreur élégante

De l’épaule au contour heurté,

La hanche un peu pointue et la taille fringante

Ainsi qu’un reptile irrité… »


Le Verdier, qui se connaissait en femmes, lut sur la
bouche de celle-ci, mince et crispée sous le fard, la
promesse de nuits sans ennui, — et, dans ses yeux gris-de-
fer froids et précis, le gage de jours actifs comme les nuits,
mais labourant un autre champ. Il ne leur fallut pas
longtemps à tous les deux pour s’entendre sur une mise en
valeur, fructueuse et réglée, de la vie. Et la ronde dot, que
Sylvie assurait à sa pupille, acheva de compenser sa laideur.

553
L’affaire fut enlevée, avant que Sylvie en eût vent. Elle
donna son consentement, en rechignant. Elle n’avait pas
elle-même à se vanter de son mariage des temps jadis : il
n’était pas très reluisant. Mais son Léopold était au moins
d’une grosse étoffe qui dure et qui rassure. Elle perçait à nu
les tares foncières de l’électeur (ou de l’élu) de Bernadette.
Bernadette les voyait aussi bien qu’elle : sous le plastron du
parvenu insolent aux yeux de soie, la lâcheté morale
(souvent physique) et le mensonge huileux, qui est une
forme et un effet de la lâcheté, — l’insigne faiblesse de
caractère, qui se dérobe et fuit devant la vérité, et dont tout
l’art est de se la farder, un homme qui n’a jamais osé voir
son âme nue dans le miroir, mais qui sait très bien voir celle
des autres, leurs vices, leurs faiblesses, et leurs tares, afin de
les exploiter, — jamais leurs peines, car ça ne l’intéresse
pas ; et si ça l’intéressait, ça pourrait le gêner : il n’aime pas
à faire le mal pour le mal, mais pour son bien. Et cependant,
par occasions, quand il se sent protégé par l’impunité —
soit du seul à seul (bien entendu, si l’autre seul est un plus
faible !) soit qu’il s’appuie, dans une grande crise, guerre ou
panique, sur la brutalité élémentaire de l’opinion collective,
il peut très bien devenir féroce… C’est, après tout, un type
de l’ « honnête homme », assez fréquent aujourd’hui :
bourgeois moyen. Nous avons désappris de nous indigner,
pourvu qu’il tienne exactement ses comptes et que sa légale
honnêteté s’exerce aux dépens d’autres que nous et que nos
rentes. — Bernadette n’en était point inquiète. En tête à
tête, elle ne serait pas, des deux, la plus faible. Et en public,
aussi bien que lui, elle savait marcher du côté de l’opinion :
554
c’est le plus fort, et quand on s’appuie sur le plus fort, on
l’est. Les faiblesses mêmes de Verdier lui étaient un gage :
elle le tiendrait plus sûrement qu’un Marc, qu’elle eût été
assez sotte pour respecter, — non par estime, mais par
amour.
Et le mariage fut très bien. Le Verdier, dûment bridé,
marcha au pas. Et elle, de même. Aucun accroc au contrat.
Chacun des deux avait trop à faire, d’arrondir le chiffre des
affaires. Et le maigre ventre de Bernadette trouva le temps
aussi de s’arrondir, par deux fois. Tandis qu’on plante la
fortune, on doit planter aussi l’héritier. L’héritier vint.
D’abord, le mâle, puis la fille : il faut penser à l’avenir ; le
jour viendra, où l’on devra « se faire » un gendre. Et
Bernadette fut bonne mère, comme elle était bonne épouse,
sans grand amour — ce qui ne veut point dire : sans
attachement. On tient à ce qu’on a, et surtout à ce qu’on a
pris et façonné — car c’est « mon » bien : on en a soin.
Mais dans la nuit opaque de sa sous-pensée, qu’elle
retrouvait dans son lit, quand elle se déshabillait l’âme sous
la peau, pendant ses longues insomnies, son vieux désir
sortait du trou, silencieux, blessé, à l’affût. Sans que
personne s’en aperçût, elle épiait, l’œil de côté, dont le
regard est aiguisé par la rancune, — le ménage de Marc.
Avant tout autre, elle avait aperçu les lézardes. Et quand la
rupture se produisit, elle le sut (par quels moyens
d’écoute ?) dès les premiers jours, — avant Annette.
Elle ne commit qu’une erreur — (et l’on ne saura jamais
si cette erreur n’était pas voulue) : — elle en parla à sa sœur

555
Colombe. Elle lui apprit, sans émotion, comme un fait, le
désarroi où la trahison de sa femme avait jeté Marc, et la
solitude morale où il vivait. La sensible Colombe en fut
émue. Le ton de froideur, dont Bernadette en parlait, non
sans une pointe d’ironie, loin d’y nuire, y contribuait : car
Colombe en soufrait pour Marc. Elle avait pour lui un attrait
d’enfance. Toute gamine, elle l’avait connu, à travers les
entretiens de Bernadette avec Sylvie, qui faisait l’article,
même en gouaillant, de son poulain : car elle voulait le
placer dans le pré de la sœur aînée. Et Colombe le regardait,
par-dessus la barrière du pré, avec les yeux écarquillés, où
se lisait l’admiration mêlée à une innocente envie : elle
s’inclinait en soupirant, devant l’heureux destin de l’aînée ;
et quand ce destin fut brisé, elle en soupira, plus que
l’aînée. Elle avait l’âme tendre, romanesque et blessée —
éternellement : car sa belle peau était, au plus léger contact,
rayée par l’ongle de la vie. Mais cette belle peau n’avait
jamais tenté Marc, pourtant gourmand ; la mauvaise chance
avait été que Marc, vexé de l’appât au mariage que Sylvie
lui tendait, fît retomber son irritation contre toute la
famille ; et la poursuite intéressée des prunelles gris-de-fer
ne l’agaçait ni moins ni plus que les grands yeux bruns
extatiques de la Colombe qui le buvait, en innocence. Ils
étaient beaux pourtant, ces yeux, — plus beaux que ceux de
Assia ; et beaux, ces bras, ce cou, ces joues, cette bouche,
pure, triste, un peu sotte et savoureuse… Mais l’amour
souffle où il veut. Il n’avait pas, pour Colombe, soufflé en
poupe. Toute sa vie, il devait souffler de côté. Aussi,
pourquoi ne savait-elle pas manœuvrer ? Elle attendait, elle
556
espérait, elle laissait faire. Pauvre Colombe ! Ce ne fut
jamais son pigeon qui trouva le chemin du colombier…
Sylvie avait disposé de son destin, comme elle avait fait
(mais sans succès) de celui de Bernadette. Sa joliesse, la
grâce native de ses mouvements, à laquelle une naïve
gaucherie du cœur ajoutait un charme de plus, la désigna
aux yeux de l’experte reine douairière des jeux et des
plaisirs parisiens, pour « saltare et placere ». Elle la fit
entrer à l’école de ballets… La petite fleur y étira
consciencieusement les tiges fines et flexibles de ses
jambes. Elle travaillait de son mieux, non sans succès, mais
sans plaisir. Elle eût rêvé de les enrouler autour de l’aimé,
(quel ? n’importe quel, mais qui fût l’aimé de toute la vie) !
Mais les offrir à une foule d’amants anonymes, lui faisait
mal et honte. Elle n’avait rien, mais rien du tout pour le
théâtre : pas même cette pointe de naturel cabotinage, bien
innocent, qui dort ou danse en presque toute jolie fille de
Paris. Elle eût voulu passer sa vie, à son foyer ou dans son
lit, son lit à deux qui n’en font qu’un. Sylvie pouvait se
vanter d’avoir, quand elle se mêlait de psychologie, un
fameux flair ! Mais elle n’entendait pas avoir tort. Si la
nature regimbait, tant pis pour la nature ! La douce
Colombe ne regimbait point, elle soupirait, mais elle
acceptait. Et docilement, elle se laissa, après l’école,
engager dans le corps de ballet d’un grand théâtre qui se
fondait, moitié music-hall, moitié Opéra. Sa docilité ne
faisait pas qu’elle ne restât une étoile de second ordre ; mais
avec ses attraits, pour une plus fine, c’eût été un jeu de

557
devenir, comme dit Forain, une comète du Grand Opéra. Il
n’y manquait qu’un protecteur. Les protecteurs ne
manquaient pas. La pauvre fille ne sut ni les accepter à
propos, ni les refuser, quand l’à-propos faisait défaut. Elle
prétendait écouter son cœur. Son cœur pleurait, disait
« non » à tous les protecteurs « sérieux », — puis,
pourchassé, excédé, disait « oui », pour échapper, aux
protecteurs sans sérieux. Elle venait après (elle n’osait plus
venir) sangloter auprès de Sylvie, qui lui disait :
— « Grande bécasse ! Qui m’a fichu une dinde
pareille ? »
ou de Bernadette, qui pinçait la bouche ennuyée :
— « Je n’ai pas le temps… »
et qui pensait :
— « Fais, ou ne fais pas ! Mais ne dis pas !… Est-ce que
je dis, moi ? »
Elle ne trouvait, pour déversoir, que son frère Ange, le
séminariste. Le bon garçon en entendait, des confessions !
Mais c’était, ou ce devait être son métier : il faut s’y faire !
Il s’y faisait. Il était d’ailleurs habitué, depuis l’enfance, à
recevoir ces confidences. Et il en était, dans leur candeur et
leur confiance, de toutes couleurs. Celles d’aujourd’hui
avaient beau l’effaroucher, il écoutait, recueilli, avec
patience, avec pitié : car il connaissait trop bien sa
Colombe, pour ne pas reconnaître en ses erreurs et en ses
hontes la même candeur ; et s’il eût eu l’absolution à
donner, il l’eût versée à pleines mains sur son plumage

558
maculé ; faute d’eau lustrale, il versait sa tendresse et le
baume de ses homélies, auxquelles la petite danseuse mêlait
dévotement son roucoulement mouillé de sanglots.
Mais le confesseur n’était pas toujours disponible. Il
faisait retraite. Puis, ordonné, il fut nommé dans une cure de
province. Et la Colombe, qui n’était pas douée pour écrire,
dut garder pour elle ses infortunes. Il n’est pas sûr que le
pieux Ange ne s’en soit pas senti bien soulagé. Il continuait
de lui envoyer, de loin en loin, des consolations par la poste.
Mais pas plus qu’elle, il n’avait l’art, tout simple, de parler
en écrivant. Parler, écrire, pour lui, étaient deux hommes.
Celui qui venait à Colombe par la poste était fleuri et
onctueux, un saint prêtre plein de la parole de Dieu.
Colombe lisait religieusement, et elle faisait, après, le signe
de croix. Mais elle avait froid. Elle attendait, il lui fallait,
pour la réchauffer, la parole de l’homme. Ses bras, aussi, et
son étreinte…
La catastrophe conjugale de Marc, que Bernadette lui
confia, la bouleversa, comme si elle était sienne. Plus d’une
nuit, elle la retourna sur son oreiller brûlant.
Elle y retournait aussi Marc, innocemment. La
romanesque se faisait un Marc à son image, aimant, non
aimé, trahi, abandonné. Elle eût voulu le réchauffer, en s’y
réchauffant… Oh ! humblement ! Le consoler, en se
consolant… Qui sait, après ? Mais ces nuits-là, elle ne lut
pas plus avant… La pensée se refusait à tourner la page…
Et un matin, elle se trouva, Dieu sait comment ! sur le
passage de Marc. À ravir, discrètement fardée, le fin visage
559
avivé d’un crayon sobre et exquis, artistement présenté,
bonne à croquer. Et le jeune loup avait faim. Ni l’un ni
l’autre n’y vit malice. La nature s’était chargée de tous les
frais. En vérité, la Colombe ne songeait (elle le croyait)
qu’à consoler. Et c’était là ce que l’orgueilleux Marc, à
l’ordinaire, eût le moins toléré. Mais par un détour non
calculé de l’instinct, la maladroite à l’ordinaire s’offrit à
Marc ingénument comme à un frère de combat, blessé
comme elle, et plus fort, — afin d’être consolée. Peu de
paroles, ses doux yeux tristes, qui n’appuyaient pas, qui se
posaient comme une main légère sur un bras, en prenant
garde de peser : on sent seulement, à travers l’étoffe, les
doigts tièdes… Comme ils étaient beaux, ces doigts, ces
yeux, Marc le découvrit, pour la première fois ! (Il était à
jeun.) Ils semblaient même (c’est incroyable !) intelligents.
Et le plus fort, c’est qu’ils l’étaient, en ce moment. La chair
aimante, la belle aveugle, a de ces miracles. Le malheur est
qu’ils ne durent pas. Mais s’ils durent assez jusqu’à son but,
c’est tout ce qu’elle veut. Marc se trouva, sans y penser, la
main au bras de la jolie fille et le pressant, marchant
ensemble dans la rue, et se confiant affectueusement. Elle
n’avait fait aucune question ; sans qu’elle l’eût interrogé, il
lui disait, avec une sobre vérité, mais sans passion, comme
d’un autre, sa mésaventure ; et elle ne faisait ni « oh ! », ni
« ah ! », elle ne demandait rien de plus que ce qu’il voulait
bien verser dans son oreille et dans son cœur. Il n’avait pas
besoin d’insister. Elle savait. Elle comprenait. Du moins,
ses yeux le faisaient croire. Et Marc ne pouvait demeurer en
arrière. Il se découvrait, par gratitude, la même intelligente
560
sympathie pour les peines de l’autre. Et d’abord, son
attention s’y arrêta, pour la première fois : car jusqu’alors, il
ne s’en était jamais soucié. Il voulut bien se détacher un
instant des siennes, pour se pencher fraternellement sur
celles de la petite danseuse. Aux premières questions qu’il
lui en fit, elle répondit par un regard de reconnaissance si
éperdue qu’il fut sur le point d’y chavirer. Ils s’assirent à
l’ombre d’une statue, dans un square, qu’enveloppait le
ronflement des voitures. Elle lui ouvrit sa boîte de Pandore.
Mais le même art ingénu, qui l’avait jusque-là guidée,
retenait, aux bords de la boîte, les confidences déplacées, ne
laissait filtrer entre ses doigts que les aveux doux et
touchants d’une tendresse pudique et blessée. Quoique le
Marc ne fût rien moins qu’un naïf et qu’il eût pu savoir à
quoi s’en tenir sur les effarouchements de la Colombe de
corps de ballet, il était prêt, en ce moment, à lui donner, si
elle l’eût demandé, le bon Dieu sans confession. C’était le
diable qu’elle eût demandé !… Le diable aussi était tenté.
Mais Marc s’obstinait à défendre l’intégrité de son veuvage.
Il avait beau regarder comme morte l’infidèle. Justement !
Il y mettait son point d’honneur. L’orgueil était complice de
l’amour, nié et renié, pour cette femme qui l’avait trompé :
aussi, la haine, le mépris furieux, qu’il se croyait tenu de
professer pour toutes les femmes, et qu’il ne voulait pas
abdiquer. Il pensa donc maintenir dans la zone neutre de
l’amitié fraternelle l’intérêt qu’il consentait à s’avouer pour
les beaux yeux plaintifs de la petite danseuse et pour sa
bouche de fruit charnu. Les zones neutres sont un terrain

561
dangereux dans les guerres d’aujourd’hui. Un beau matin,
on se réveille envahi…
L’envahisseuse était discrète. Elle avait, la sotte, appris
de son cœur, à se replier en plein avantage, afin de se faire
désirer. Elle prenait garde de fatiguer la patience, trop
novice pour durer, du complaisant écouteur ; elle n’attendait
pas qu’il prît congé, et elle partait la première. Elle espaçait
les rencontres, et se refusait à lui accorder ce qu’il attendait
qu’elle lui offrît : qu’il vînt chez elle. Elle redoutait que son
regard trop averti ne reconnût la source d’un luxe
entretenu ; et en même temps, l’élan sincère d’un pur amour
l’eût fait souffrir si elle eût reçu dans ce lit celui dont elle
voulait recevoir, pour la lui rendre, fondue à neuf, le don de
sa virginité perdue. Ainsi, l’histoire traîna longtemps, sans
qu’ils se vissent que dans la rue, de brefs instants ; et
cependant, croissait la faim du louveteau. Mais la brebis qui
languissait d’être mangée recouvrait toute sa sottise, pour
courir après chaque rencontre chez la bonne sœur
Bernadette, qui lui témoignait un chaleureux intérêt à
connaître les progrès de l’aventure et lui donnait de sûrs
conseils. Elle ne manquait pas de lui conter tout, si enivrée
de son récit qu’elle ne voyait pas le durcissement des
prunelles. — Et le jour vint où, haletante d’avoir monté trop
vite, (elle n’avait pu attendre l’ascenseur), elle cria
d’avance son bonheur : — (la main sèche de Bernadette lui
mit son tampon sur la bouche) : — elle devait, le soir, aller
chez Marc ; le fier garçon avait prié, prié ; et elle s’était
laissé arracher l’Amen : (elle s’était tenue à quatre pour ne

562
pas lui crier : « Enfin ! enfin !… Je baise tes mains…
Merci ! Merci !… » )
Bernadette fit de sérieuses remontrances, pour qu’elle ne
compromît pas son succès, en livrant trop sa faiblesse ; elle
s’intéressa au costume que l’amoureuse porterait, ce soir ;
elle en discuta posément les détails ; et elle recommanda à
la Colombe de ne pas, surtout, arriver avant l’heure : il était
mieux de se faire attendre. Colombe partit, le cœur gonflé
de reconnaissance. Tout était beau, tout était bon, le ciel, la
terre, les hommes et Dieu. Et le plus beau, le plus bon, le
bien-aimé qui l’attendait, ce soir… Elle riait toute seule
dans la rue ; et sous l’étreinte, les yeux perdus, elle pâmait
déjà, comme Danaé…
Marc n’avait point « prié, prié… » Il s’était laissé
arracher par le suçoir de ces beaux yeux d’âne pareils à
ceux de la Fornarina l’invitation à venir le voir dans son
taudis. À force de la lire écrite dans ce regard, il avait fini
par dire les mots, qu’à peine sortis, elle avait happés encore
tout chauds. Ils étaient dits. Il était trop tard pour les lui
reprendre. Mais il était mécontent de lui. Il avait voulu
sincèrement se refuser à cette aventure, que cependant dès
le premier jour il prévoyait. Il eût tenu à conserver contre
Assia l’avantage de la fidélité, même sans raison, pour avoir
plus de raisons de la mépriser. Et il n’était pas sans évaluer
les dangers de gages donnés à l’avidité sensuelle et
romanesque de la belle ânesse du Transtévère. Gare à qui
elle s’attache ! Elle l’attache. Il était bien résolu à ne pas se
laisser river ; et le soir encore, l’attendant, il se dupait en

563
s’assurant qu’il n’irait pas au delà d’une sage conversation.
En se défendant, il se croyait tenu de la défendre : car son
aîné, et l’ayant connue enfant, il s’attribuait à son égard
certains devoirs. Il se répétait même (c’est du toupet !) la
leçon qu’il se proposait de lui faire. Mais il perdait le fil, en
se la disant ; il était distrait. Il comptait les quarts à
l’horloge de l’église voisine ; et il ne pouvait rester assis…
Il reprenait, pour la dixième fois, la phrase de prude accueil
qu’il préparait, et qu’il n’arrivait pas k mener au bout. Il
entendit, dans l’escalier, les pas hâtifs, les pas avides. La fin
de la phrase fut oubliée. Le commencement, aussi. La main
se trouva posée sur la poignée, et la porte était ouverte,
avant qu’elle fût heurtée. Avant de se voir, ils entendaient,
des deux côtés, haleter leur souffle de coureurs…
La coureuse de Marathon entra. Il n’eut le temps que
d’entrevoir le buste penché en avant, avec la tête
enveloppée d’une mantille. Une preste main avait tourné,
près de la porte, le bouton de l’électricité. Porte refermée,
ils étaient l’un contre l’autre plaqués, dans la nuit, comme
les deux couvercles d’une boîte ; et l’avide bouche
plongeait. Il était pris et il la prit. Il perdit conscience de ce
qui suivit. Ils se retrouvèrent dans le lit, roulés pêle-mêle ; il
haletait sous les coups de bec de l’épervier. Quelle
colombe ! Elle n’était point rassasiée. Ils roulèrent de
nouveau dans la nuit. Mais, la fièvre tombant, ses yeux
commençaient à voir dans les ténèbres, et au dessus de lui il
aperçut le bec et les yeux ronds du rapace, et il ne reconnut
pas son oiseau. Se dégageant, et le tâtant, il palpa les

564
cuisses dures et les bras maigres. Son souffle se figea. Il se
tendit pour se relever, et il appela :
— « Colombe ! »
Mais les bras maigres le tinrent cloué ; et contre sa
bouche, la bouche fendue, qui s’étirait, riait, riait ; et l’un
des longs bras, se détendant, alla tourner au-dessus de leurs
têtes le commutateur électrique. Dans la lumière crue qui
l’aveugla, il vit sur lui, buste soulevé, mais l’emprisonnant
entre ses jambes, la pie voleuse, la brune et maigre
Bernadette, qui triomphait… « Nigra sum, sed pulchra… »
Elle l’était, de tout l’éclat de sa volupté, de sa malice et de
sa victoire. Il la fixait, hébété, et sottement il répétait :
— « Colombe… »
Elle éclata d’un rire aigu, et elle lui dit :
— « Achève la semaine de Lia, et nous te donnerons
aussi l’autre, pour le service que tu nous feras, sept autres
années !… »
Son rire, ses yeux, ses dents aiguës, sa longue bouche qui
se tordait d’excitation, d’astuce et de plaisir, et par-dessus
tout cette buée de terre qui s’ouvre au soleil, ce corps
heureux qui, pour la première fois, s’épanouit sous la
bouche qu’il convoitait, qu’il a voulue, qu’il a conquise,
tournèrent la tête au vaincu. La protestation qu’il tentait
vainement de formuler, d’une langue paralysée, comme sa
conscience, mourut avant d’être née. Nerveusement, il rit
aussi, et empoignant aux reins Lia, une année de plus il la
servit…

565
À ce moment, en sueur, en fièvre, il entendit « l’autre »,
qui s’arrêtait sur le palier et qui frappait… Et ce fut la
foudre qui le frappa ! Du coup d’éclair, il s’éveilla,
transpercé ; il arracha le lierre vivant ; il se dressa sur son
séant, l’esprit en déroute, atterré… « L’autre » attendait
derrière la porte, elle écoutait, elle pouvait voir par la fente
la lumière qui, par oubli, brûlait au mur. Il fit la mine d’un
gamin pris en faute, qui tâche de nier ; précipitamment il
allongea, par-dessus le corps de Bernadette dont les yeux
aigus le fouillaient, un bras maladroit pour éteindre ; et dans
son trouble, il rata le coup. Cependant que, sur le seuil, la
Colombe recommençait, impatiente, à donner du bec contre
la porte. Et sous son corps à demi soulevé, il vit la gazza
ladra, dont la longue bouche se crispait d’un de ces rires
qu’il connaissait. Il fit des yeux épouvantés, pour lui
commander le silence. Trop tard !… Le rire aigu partit en
vrille, il se déroula, il s’enroula par toute la chambre, et
sous la porte et dans le trou de la serrure il allongea ses
poinçons. Marc, violemment, lui appliqua sa paume brutale
comme un soufflet. Trop tard !… Il entendit, derrière la
porte, un gémissement… Et puis, plus rien !… Il demeurait
paralysé, incapable même de penser, ne sentant pas dans sa
paume les dents de Bernadette qui s’enfonçaient. Et sur le
seuil, l’autre restait aussi, assommée, étayée au mur, comme
inhibée par la douleur… Et soudain, un cri déchirant. On
entendit la fuite affolée sur les marches de l’escalier…
Marc bondit du lit, repoussant du poing dans la poitrine
celle qui s’accrochait à lui, et il courut sur l’escalier, il se
pencha, il appela :
566
— « Colombe ! »
Il dégringola même, à sa suite, un étage. Mais la
Colombe, qui sanglotait, ne revint pas ; et sur ses « Hou,
hou, hou… », inarticulés, se referma la porte de la maison.
Il remonta. Bernadette, debout et nue, s’étirait devant le
miroir ; elle touchait du doigt, curieusement, la marque au
sein bleui par le coup de poing ; et s’asseyant au bord du lit,
elle se rhabilla posément. Marc, immobile, debout, stupide,
la regardait ; et c’était « l’autre » qu’il voyait. Mais entre
« l’autre » et son regard, cette femme nue, maigre et repue,
se tendait comme un rideau : brune de peau, fauve de crin,
elle étalait sa laideur fière du succès, et chaque détail de ce
corps, les cuisses laineuses, les pieds osseux, l’échiné de
chatte décharnée, et souple et dur le buste penché, cette
silhouette ramassée, aux genoux pointus sous le menton
d’Arlequin qui se chaussait, et son sourire aigu de côté, —
toute cette image se gravait, au fond de ses yeux, comme au
couteau. Il ne fit rien, pas un mouvement pour l’aider. Il se
taisait. Elle se taisait. Elle acheva de s’habiller, elle jeta un
dernier regard au miroir, elle y vit la face sombre et figée de
Marc, et elle sourit ; elle se tourna, elle lui posa ses mains
sur les épaules, elle lui enfonça dans les yeux troubles ses
yeux d’acier, elle y fouilla, elle y trouva sous les décombres
du désir et sous le désarroi, un fer de lance : — la haine. —
Alors, sa victoire fut complète. Elle avait eu sa vengeance
et son plaisir. En se retirant, elle enveloppa, d’un dernier
regard qui fait ses comptes, le champ de bataille, le lit, la
chambre et la face du vaincu. Tout était en règle. Elle partit.

567
Depuis le rire dans les draps, ils n’avaient pas rompu le
silence. Déjà sortie sur le palier, elle se rappela la mantille,
tombée, quand elle entrait, au coin de la chambre. Elle
rentra. Marc, se baissant, la lui tendit. Remerciant du
menton, elle vit le trouble où elle le laissait, et s’humanisant
à sa manière, elle lui dit :
— Ne t’en fais pas ! »
Et le quitta.

Marc, après une nuit de sommeil orageux, se réveilla, le


corps détendu, le cœur honteux. Le malaise moral
s’accommodait moins du bien physique qu’il ne l’eût fait de
la maladie. Une anxiété le rongeait. Il n’eut pas le temps de
s’y arrêter : réveillé tard, il lui fallait courir au travail, et il
ne lut aucun journal. Mais sous-jacente, l’inquiétude flotta,
tout le jour, entre deux eaux.
Le soir, tard, rentrant chez lui, il entendit dans le métro
deux filles causant d’une danseuse, qui s’était jetée à l’eau.
Il acheta, au premier kiosque, il lut, à la lueur d’un fanal,
sous la pluie, sur le trottoir miroitant, le fait-divers qui
défrayait, pour quelques heures, la badauderie des petits-
bourgeois de Paris. Ce qu’il lisait, il l’avait lu, il l’avait vu,
pendant le sommeil orageux de la dernière nuit. La
Colombe éperdue avait fui, droit devant elle, jusqu’à la
Seine ; elle s’était jetée, au pied du pont Saint-Michel. Elle
avait été repêchée, portée à l’Hôtel-Dieu, à demi-morte ; ce
ne fut que le lendemain qu’on établit son identité. Elle était

568
encore trop en danger pour qu’on pût la rapporter chez elle.
Son nom brûla d’un bref éclat, dans les journaux : ce que
n’avaient pu ses entrechats, son plongeon l’auréolait d’un
feu de Bengale. Et sur les causes de son désespoir, les
langues marchaient bon train. Celle de Marc séchait dans sa
bouche. Il était pétrifié d’horreur. Il ne sentait pas la pluie
qui le trempait. Il errait dans les rues et sur les quais ; et il
se trouva au pont Saint-Michel ; il inspecta les sombres
moires sous les arches, et les vitres éclairées à l’hôpital. Il
rentra, fiévreux ; les jours suivants, il promena la grippe à
son travail et à l’hôtel du quartier de l’Étoile, où il était allé
quêter des nouvelles de Colombe. Mais on lui dit qu’elle
n’y était pas rentrée ; et de l’hôpital elle était sortie. Il ne
savait où s’informer : car, pour rien au monde, il n’eût revu
Bernadette ; et celle-ci ne fit rien pour le revoir, sans faire
rien d’ailleurs pour l’éviter. Elle avait eu ce qu’elle avait
voulu : sa réussite, l’apaisement de l’obscur désir qui la
rongeait depuis des ans. Cet apaisement interdisait tout
remords et endormait pour un long temps la faim. Il n’y
avait plus qu’à replier sur le secret de sa jouissance les ailes
ouatées de l’oubli. Elle avait repris le train de sa vie
domestique, qu’une demi-nuit de froid délire calculé avait à
peine interrompue. Le bruyant plongeon de Colombe
l’enragea : il l’obligeait à remettre en cause le coup triché
au jeu et gagné ; et surtout, il provoquait dans l’honorable
famille Verdier-Passereau, l’intrusion de l’opinion, le nez en
truffe du « qu’en dira-t-on ». Elle ne fit même pas prendre
des nouvelles de la rescapée : car du scandale, son
« honneur » était blessé.
569
Mais un soir, rentrant de l’atelier, Marc trouva près de sa
porte, dévisagé par les trotteuses du quartier, un curé qui
faisait les cent pas. C’était Ange. Ils eurent ensemble, dans
sa chambre, un long et bizarre entretien. Le bon prêtre
apprit à Marc que Colombe s’était retirée, convalescente
d’une pneumonie, dans un home provincial, d’un caractère
à demi religieux ; elle se refusait à rentrer jamais dans son
hôtel, ni au théâtre. Ange, qui avait passé des heures à son
chevet, et qui avait recueilli de sa bouche ses confidences,
ou qui les avait reçues, toutes chaudes et nues, sorties de la
fièvre, par l’entremise de la garde qui la veillait, en savait
plus qu’il n’en disait, — et probablement qu’il n’y en avait.
Marc voyait bien que Colombe n’avait pas fait mystère de
sa passion pour lui, mais Ange imaginait qu’à cette passion
il avait répondu et qu’ils avaient été amants. Peut-être elle-
même, à force de le désirer, y croyait. Dans tous les cas, elle
y laissait croire. L’honnête curé, hochant la tête, regardait
Marc d’un air de reproche, mais affectueux ; et il avait l’air
de vouloir dire ce qu’il ne disait pas, ou bien d’attendre ce
que Marc ne disait pas non plus… Qu’est-ce qu’il
voulait ?… Il hésitait, et il toussait ; puis, il parlait à Marc
d’un autre sujet, du propre drame conjugal de Marc, car il
était bien informé ; mais le mot : « conjugal » n’était pas
prononcé ; il avait soin de ne pas dire : « votre femme » :
pour lui, sans sacrement, l’union n’était pas valable ; et la
rupture, en somme, ramenait Marc dans les voies de l’ordre.
Il tâtonnait, il pataugeait… Et brusquement, Marc comprit :
le saint homme aurait voulu que Marc, redevenant libre,
épousât vertueusement sa sœur Colombe. Ainsi, tous
570
péchés, après pénitence, seraient remis, ad majorent
gloriam Dei, et conformément aux intérêts de la famille. Le
curé Ange était sincère dans sa piété ; sincères aussi, le bon
frère qui veut le bien de sa petite sœur, et le madré paysan
de Paris qui n’oublie pas les lois humaines et leurs ficelles.
Il ne restait à Marc qu’à se fâcher, ou à faire la bête. Il la fit.
Il fut atteint d’une déplorable surdité. Le curé Ange eut
beau tousser et élever le ton ; abandonné seul, sur un terrain
compromettant, il fit quelques pas, il s’embourba, il
s’arrêta, regarda Marc, comprit, soupira et, sans rancune, il
le bénit et s’en alla.
Marc avait pitié de Colombe ; mais il ne se sentait pas de
remords envers elle. C’était envers une autre qu’il en avait.
Était-ce du remords, ou du dépit ? Bien qu’il y eût peu de
chances pour que cette autre l’apprît, il était mortifié
d’avoir chu dans la même trappe, où son orgueil et sa
passion lui avaient donné le droit de toiser d’en haut et de
mépriser Assia. Et que ce fût, par-dessus le marché, pour
trouver au fond de la trappe, au lieu de colombe, une
corneille, il était honteux, deux fois honteux, comme un
renard qu’une poule maigre aurait pris. Sa déconvenue, qui
l’ulcérait contre Bernadette, lui fit, par ricochet, faire un
retour salutaire sur lui-même. Il dut s’avouer qu’il n’était
guère autorisé à condamner sans rémission la faiblesse des
autres, et qu’homme ou femme, on n’avait rien à se
reprocher, on ne valait pas cher ! L’occasion faisait le
coupable, plus que la volonté. La pitoyable volonté ! Marc,
si fier de la sienne, sentait qu’elle ne pesait pas lourd, quand

571
la grande faim se lève du corps. Pas seulement celle de
l’amour. Toutes les folies, toutes les passions, où le trop-
plein du sang de l’être monte à la gorge de la conscience et
la submerge… — Un seul remède : se servir de ces torrents,
comme d’un grand feu qui alimente les hauts-fourneaux ;
que le désir, que la passion soient l’éperon qui soulève les
forces de l’action ! « Primum agere… » Saine est l’action,
et nécessaire. Mais où, l’action ?… Assia avait raison de la
chercher, loin de lui.
L’avait-elle trouvée ?

Assia courait, par l’Europe, le nez sur la piste. Mais elle


n’avait pas rattrapé le gibier.
Des millions d’hommes, d’hommes et de femmes, —
surtout des moins-de-trente ans — couraient comme elle.
Dès qu’elle avait passé la frontière, elle avait trouvé ces
peuples fiévreux de la jeunesse, qui couraient, couraient,
butant, s’entrechoquant, comme des béliers, vers une action,
n’importe laquelle, qui les fuyait, — vers un devenir
vertigineux. Et c’était en cette Allemagne d’après-guerre un
chaos de l’âme à la dérive, jusqu’au désespoir furieux. Tout
était détruit de ce qu’on avait cru. État, famille, société,
toutes les traditions de pensée, toutes les formes de la
certitude, et la notion même de certitude. Toute croyance à
un point stable et absolu était crachée comme un mensonge
ignoble et une lâcheté. Et ces troupeaux de jeunes damnés
de Dante, que l’égoïsme insensé des vainqueurs français
avait déchaînés comme des tornades entre les murs de leur
572
morne prison, nue d’espoirs, avaient mie seule fureur
commune : la haine contre les murs qui les étouffaient,
contre le calme, contre l’ordre, contre la sécurité stupides de
cette prison du passé, que la France d’alors, enrichie, repue,
rotant sa victoire, symbolisait aux yeux du monde, et dont
l’obèse artériosclérose prétendait s’opposer au chaos, au
désordre, au combat, qui sont la circulation nécessaire du
sang du monde. Toutes les souffrances de la défaite, toutes
les rancunes de la ruine, étaient habilement captées,
disciplinées, mobilisées par les astucieuses puissances
rivales ou ennemies de la France, par les cyniques
capitalistes allemands exploiteurs de la misère allemande, et
par les pêcheurs dans l’eau trouble des convulsions sociales,
contre la France seul bouc émissaire, seule mort vivante,
seule rendue responsable de l’agonie atroce d’un monde en
révolte, qu’elle prétendait lier à son cadavre pourrissant. Et
l’imbécile suffisance des Poincaré, des Painlevé, des
Herriot et des Tardieu — (tous se valaient en contentement
obtus de soi et de sa certitude !) — leur assurance
meurtrière de tenir en poche la vérité morte et le progrès
ossifié, qu’avaient conquis leurs arrière-grands-pères des
Immortels Principes mis en terre — (ce cimetière !) —
apportaient de l’eau au moulin… « Meunier, tu dors !… »
Le moulin moud le désespoir et la haine. De nouvelles
guerre du Droit se préparaient, qu’une nouvelle idéologie
alimentait : — Droit à la Vie, Droit au Mouvement, aux
Mutations, aux Explosions de la masse humaine comprimée
qui fermente, Droit au Chaos…

573
Le Droit au Chaos était un droit dont l’Allemagne se
faisait alors bonne mesure. En tous les temps, le Chaos
avait été son élément ; l’esprit allemand s’y complaît, sous
prétexte que le chaos renouvelle… « Stirb und werde !… »
Mais pratiquement, tout finissait par des organisations
militaires. Il lui fallait des bassines dures et des conduites à
toute épreuve, où jeter la fonte fumante et la faire servir aux
fins des Krupp, des Thyssen, des Hugenberg, des industries
et des affaires, qui mènent le monde d’à présent.
Assia en recueillait des échos, dans son emploi de
dactylosténotypiste, qui lui faisait enregistrer, machine
vivante, les conciliabules de délégués franco-allemands des
grosses firmes de l’industrie lourde. Sa virtuosité technique
hors pair et son intelligente impersonnalité qui s’effaçait,
comme si elle eût porté au doigt l’anneau invisible, lui
avaient valu des postes de confiance, à la suite de maîtres
français de la politique secrète et de la finance. Il n’eût tenu
qu’à elle d’en profiter. Elle n’en profitait que pour son
expérience et pour la soif de vengeance qu’elle amassait
secrètement contre la société. — Elle amassait aussi
beaucoup de mépris pour ces peuples de pauvres,
d’exploités, de braves gens, qui se laissent mener par un
anneau au bout du mufle. On faisait d’eux, en Allemagne,
tout ce qu’on veut. Grâce à leur incohérence congénitale, à
cette fièvre cérébrale qui est à domicile sous le crâne de
deux tiers des Allemands, de ceux qui pensent ou croient
penser, on enrégimentait leur révolte idéologique, sous
l’uniforme des esclavagismes et des fascismes, venus ou à

574
venir, de la finance et de la violence, des écerveleurs de la
liberté. Assia ne comprenait pas pourquoi tous ces courants
et tous ces vents furieux se heurtaient aux murs et
carambolaient en zigzag, ou bien tournaient en spirale, au
lieu de s’engouffrer dans le seul chenal qui menât au libre et
large avenir, la porte étroite qui s’ouvrait à l’Est sur l’U. R.
S. S. Mais à part quelques noyaux communistes, l’orgueil
obscur et tenace de race germanique privilégiée, le
crétinisme idéologique de l’homme « Aryen » 100 %,
faisaient que même ceux qui voulaient, au prix de leur sang,
la Révolution, la voulaient, sans se l’avouer, made in
Germany. Et les esclavagistes en profitaient. Mais cette
issue — cette porte de l’Est, qui tenait les regards de Assia
accrochés, pourquoi elle-même ne s’y enfilait-elle pas ?
Elle tournait autour, elle s’approchait, le vent de la porte
l’aspirait, elle se sentait sucée par lui ; mais au dernier
moment, elle se rejetait de côté, elle s’arrachait au suçoir…
Pourquoi ? Son vrai emploi eût été là-bas ; elle s’en
persuadait, de jour en jour ; et d’autres le lui faisaient
entendre. Elle ne passait pas ignorée, à Berlin ou à Oslo ;
une surveillance la suivait ; Djanelidze l’avait signalée, et
ils savaient qu’elle leur était une alliée volontaire, postée au
camp ennemi. Elle ne fut pas longtemps à reconnaître
qu’elle n’était pas la seule dans ce cas. De même qu’à la
veille des Grandes Invasions, les barbares s’enrôlaient dans
l’armée de Rome, la Révolution s’infiltre aux grands Q. G.
capitalistes, dans les usines, dans les bureaux, dans les
oreilles ouvertes aux portes et dans les doigts alertes qui
pianotent les secrets des états-majors. Le regard de Assia
575
s’accrochait à tel autre de ses confrères, de ses complices
ignorés, inattendus, dactylos ou secrétaires, en pleins
conseils de guerre des grands capitaines d’industries. Ils se
flairaient, sans mot dire : odeur du clan ! Il n’était pas
besoin d’enrôlement payé. Le meilleur enrôlement est celui
du libre instinct, celui du sang. Quand une civilisation
tremble, à la veille de l’éruption, sous l’enveloppe la terre
se fend, et par les veines le souffle de feu se répand. Il peut
se communiquer subitement à un bourgeois fils de
bourgeois d’Occident, tout aussi bien qu’aux déclassés et
aux déracinés. L’ébranlement de toute l’économie
européenne par la guerre, la ruine, l’inflation, les krachs, le
chômage, la famine, livrait le corps de l’Europe à l’invasion
de tous les microbes de Révolution. Et qu’est-ce autre chose
qu’une de ces grandes épidémies qui font justice des
organismes sociaux ruinés et qui font place,
périodiquement, à de nouvelles vagues d’humanité ? Le
phénomène se manifestait plus implacablement dans ce
centre d’Europe fissuré, à mesure qu’on se rapprochait du
volcan.
Mais Assia, qui en était une coulée de lave, ne cherchait
pas à y rentrer ; sa pente la ramenait, quoi qu’elle en eût,
vers l’Occident. — Était-ce l’Occident, vraiment ? Ou dans
cet Occident, un lieu, un point, un aimant ? Elle s’en
défendait. On ne se défend que de ce qui vous menace, —
de ce qui vous tient. Elle avait beau s’en irriter. Son âme,
son corps n’étaient pas redevenus sa pleine propriété. Un
autre sang était mêlé au sien. Elle ne pouvait s’en dégager.

576
Elle dut faire d’irritantes constatations. Sollicitée
indirectement de communiquer à ses camarades de combat
le compte-rendu des secrètes délibérations dont son emploi
la rendait témoin, elle n’eût eu aucun scrupule à le livrer :
car elle ne s’embarrassait pas d’égards moraux envers
l’ennemi. Et cependant, il lui fut impossible de le livrer ;
une main, un frein, lui serraient la gorge ; elle voulut passer
outre, elle se cabra ; le frein, la main la refoulèrent en
arrière. Elle les rongeait. Elle reconnaissait trop bien celui
dont les scrupules orgueilleux la bridaient, ce mors auquel
sa bouche s’ensanglantait. Elle remâchait le goût du fer sur
sa langue… Ah ! si elle avait pu mâcher aussi la langue !…
Faute de la trouver dans sa bouche, elle mâchait la sienne,
comme si c’eût été l’autre, — avec colère et volupté.
Elle n’était pas femme à se tromper longtemps. Elle
savait voir ce qu’elle ne voulait pas voir. Il la tenait donc
toujours, ce Marc haï et rejeté ? Qu’est-ce qu’il avait, dont
elle n’arrivait pas à se décoller ? Elle aurait eu vingt
occasions de remplacer ce compagnon. Rien ne
l’empêchait… Elle ne l’avait pas fait. Au dernier moment,
l’autre — (non, non, pas l’autre ! l’un et le seul…) —
s’interposait. Pourquoi le seul ? Il ne l’avait pas été, avant.
Pourquoi le resterait-il, après ? Elle se révoltait, elle
l’insultait, elle le mettait nu, pour le déprécier, comme un
lièvre maigre, dont l’acheteur tâte les flancs au marché. Il
était laid et efflanqué, faible et violent, tendre et brutal, une
flamme folle, intermittente, médiocre au lit et passionné,
triste gibier…

577
— « Le voilà, votre lièvre, le reprenne qui veut !… Je
vous le jette au nez… »
À peine jeté…
— « À moi ! je le garde !… »
Mais elle n’entendait pas qu’il la gardât, qu’il la hantât.
Elle accepta, elle donna un rendez-vous, afin de se
désenvoûter… « Attendez-moi sous l’orme ! » Elle n’y alla
point… Le seul qui fut sur le point de triompher fut Jean-
Casimir, qu’elle rencontra et qui lui fit une cour effrontée :
c’est qu’il était, pour elle, un faux alter ego de Marc ; et lui,
le larron, c’était peut-être aussi à Marc qu’il en avait, quand
il voulut piller son nid. Mais aussitôt (ce ne fut pas long !)
qu’elle le comprit, elle lui darda un regard de rage, elle se
haït, elle le haït avec mépris, comme la crotte à ses souliers.
— « Marc ! mon Marc ! À quoi sert-il que, pour te fuir, je
te cherche, par ces honteux artifices ! Mais qu’as-tu donc
par quoi tu me tiens ?… Ah ! tu as ceci que, quoi que tu
sois, tu es mien ! »
Elle se trouvait à un des conciliabules de son patron, le
délégué du grand cartel industriel, en train de sténographier
la discussion, quand elle tenait ce monologue. Marc, son
Marc, avait fondu sur elle ; il la couvrait de ses longues
ailes, de ses membres maigres :
— « …Mon maigriot ! mon vilain oiseau ! Mon lièvre
sans râble ! Tout en carcasse, avec des cuisses en échalas, et
des genoux comme des pieux, et de dures mains qui sont
douces et fiévreuses et font des bleus… Et tes fureurs, et tes

578
faiblesses, tantôt enfant, tantôt tyran, et tes caresses, et tes
insultes, et tes tourments qui vous harcèlent, qui vous
flagellent, et puis qui quêtent un tendre mot pour consoler,
qui cherchent mon sein et qui le mordent ou qui le
tètent !… Petite brute ! Bien-aimé !… Je me suis vengée…
Pas assez !… Mords-moi encore ! Plus fort !… Ah ! que je
voudrais te faire crier !… »
Elle l’écrivait, sans s’en douter. Elle le retrouva,
sténographié, au milieu des comptes du charbon et de
l’acier. Il s’en fallait de peu qu’elle ne l’eût dessiné, — en
gros (en maigre) et au détail. Elle en béa, quand s’éveillant,
elle revit ses pages cabalistiques ; et, serrant les lèvres, elle
se tordit de rire dans son ventre :
— « Marc, mon Marc !… Ah ! ce n’est plus la peine de
continuer à me tromper ! Je trompe tout le monde, excepté
moi… »
Maintenant, elle devait s’avouer qu’elle aimait tout de
lui, même et surtout ce qui de lui l’avait le plus blessée…
Sa fière intransigeance, son indépendance même sans
action, même sans objet, même sa dureté, maintenant lui
paraissaient belles, saines, bonnes à prendre, bonnes même
à s’y heurter jusqu’au sang, — quand elle les comparait à
toutes ces âmes vaseuses, faites de boue et de crachats…
— « Il me le faut ! Et je le veux. — Mais s’il ne veut
plus, lui ?… Raison de plus ! Il ferait beau voir ! Je me
passerai de sa volonté… Mais si pourtant il était trop tard ?
S’il avait refait sa vie ?… Eh bien, il la défera !… »

579
Tout de même, elle n’était pas tranquille. Elle ne savait
plus rien de lui. Les lettres d’Annette, qu’elle quêtait, lui
parlaient d’elle, lui parlaient de l’enfant, ne lui parlaient pas
du seul dont elle attendait le nom et les nouvelles ; et elle ne
pouvait pas les demander. Jean-Casimir, perfidement, pour
se venger, — (il n’y attachait pas grande importance) — lui
communiqua un écho de Paris qui, à propos de la Colombe
repêchée dans la Seine, laissait entendre aux initiés qu’elle
était tombée non de Charybde en Scylla, mais de l’un à
l’autre Rivière. Assia comprit l’allusion, griffa ses paumes :
— « Sale comédienne !… »
Si elle se fût trouvée au Pont Saint-Michel, elle lui eût
plutôt tenu le bec sous l’eau,
— « Ah ! tu veux jouer ? Joue donc ton rôle !… »
Elle revint à Paris. Depuis quelques jours, elle hésitait,
son paquet fait, elle le défaisait, chaque soir. Ce dernier trait
la décida. Elle prit le train. Il lui fallait être, même sans le
revoir, plus près de lui. Il ne s’agissait point de rendre les
armes ! Dans le train qui la ramenait, elle revisait
obstinément le procès, avec une hostilité redoublée. Elle
admettait qu’elle avait cruellement blessé Marc ; elle avait
accepté de l’épouser, sans rien ignorer de ce qu’il était, de
ce qu’il attendait qu’elle lui donnât, qu’elle lui gardât ; elle
était résolue, quoi qu’elle pensât, à s’astreindre loyalement,
dans leur union, aux limitations morales, sociales, de son
compagnon. Elle eût admis que, dans le premier élan de la
douleur et de la colère, il l’eût frappée, même qu’il l’eût
tuée. Elle était prête : « Ce sont les risques du métier. »
580
comme disait ce roi poignardé. On ne doit pas fuir les
conséquences de ce qu’on fait. Mais elle ne supportait pas
qu’il l’eût outragée et méprisée. Sa fierté n’en était pas
moins blessée que son sens de la justice. Elle ne voyait pas
(elle voyait peut-être) que la passion pour elle restait chez
Marc toujours égale en violence au mépris, et que ce mépris
venait de la passion désespérée. Elle pouvait tout supporter
de lui, hors le mépris. En ce moment encore, dans le train
grondant, son sang grondait plus fort. Elle répétait :
— « Je ne lui pardonnerai jamais ! »
Elle revit Annette. Elle revit Vania. Elles causèrent de
tout, sauf de Marc. Annette se gardait bien de lui en parler :
il fallait que l’ombrageuse fût la première à en parler. Et
Assia se fût plutôt brisé les dents que de les desserrer sur ce
nom. Mais elle revenait souvent chez Annette, et elle
cherchait pour revenir des prétextes maladroits ; elle
attendait ; elles attendaient, toutes les deux, guettant leurs
lèvres. Jusqu’à ce que Vania, qui n’avait pas les mêmes
raisons de se taire, et qui peut-être en avait d’être soufflé
par la grand’mère, demanda tranquillement, le nez au vent :
— « Et quand tu reviens dormir avec papa ? »
Assia blêmit, rougit, se leva furieuse, sourcils froncés,
toute hérissée. Et elle sortit. — Mais, dans l’escalier, elle
rit :
— « Le polisson ! Ce ouistiti ! »
Puis, elle pensa que Annette lui avait appris la leçon, et
elle s’imposa, pour la punir, de ne plus la voir, de tout un

581
mois. Elle tint bon, huit jours ; après, elle la revit, tous les
jours. Mais elle était résolue à ne pas céder.
Marc n’était pas moins entêté. Il acceptait bien de se
confier plus intimement à sa mère. En tête à tête, il revenait
mélancoliquement sur le passé, et il ne craignait pas
d’avouer ses déconvenues, non pas des autres, mais de soi-
même, ses erreurs et l’irréparable qu’on a causé. Il y avait
de longs dialogues, — que de longs silences entrecoupaient,
— tendres, amers, ironiques et détachés, entre le fils et la
mère, sur la folie de l’amour qui veut accaparer pour soi un
autre être, ses exigences tyranniques, ses violences et ses
fureurs enfantines, sa jalousie meurtrière. Quel ridicule et
quelle pitié !… Annette considérait le visage amaigri,
précocement vieilli de son garçon, les petites rides
nouvelles autour des yeux, le pli de la bouche, moins
colérique, plus lassée. Son cœur se serrait. Mais elle savait
que la lance d’Achille guérissait seule ce qu’elle avait
blessé. Pour la saisir, les deux ennemis n’avaient qu’à
tendre la main. Mais les deux fous s’y refusaient. Annette
était sûre qu’ils s’aimaient, qu’ils se voulaient ; mais aucun
des deux ne voulait vouloir le premier. Ils n’avaient de
vouloir, qu’à se ruiner.
Ils étaient pourtant au bout de leurs forces ; ils n’en
pouvaient plus, de ne pas se voir ! Car Marc savait que
Assia était rentrée à Paris ; et tous deux avaient été avertis
par Annette des jours et heures qu’elle réservait à chacun,
afin de leur éviter (disait la bonne femme) la peine d’une
rencontre. Ils s’arrangeaient, de mauvaise foi, pour

582
s’apercevoir, ces jours-là, aux abords de la maison
d’Annette, en tâchant chacun de voir sans être vu. Le fort
était qu’en se livrant à ce jeu de cache-cache, chacun
croyait être le seul. Et à chaque fois que, dans la rue,
embusqués au coin d’un magasin, l’un happait de l’œil la
silhouette de l’autre, son cœur bondissait dans sa poitrine,
ils étaient près de s’élancer, ou de s’affaisser, les jambes
molles, parcourus d’ondes chaudes et froides ; et ils
rentraient, épuisés, vidés de sang, la bouche sèche. Après,
leur journée était perdue…
Un tel état ne pouvait durer. Il fallut bien que l’heure
vînt. — Marc était, ce jour-là, chez sa mère. Annette s’était
enfin décidée à suggérer la possibilité d’un rapprochement ;
mais Marc s’y était refusé net ; et il avait coupé court, avec
rudesse, à ces propos. Assia guettait, sur l’autre trottoir, en
face de la porte d’entrée ; elle attendait, cachée derrière un
camion, que Marc sortît. Mais il tardait. Elle n’y tint plus.
Elle traversa la rue, et elle entra dans la maison. Elle voulait
seulement se rapprocher. Elle attendait, dressant l’oreille, au
bas de l’escalier. Quand elle entendrait s’ouvrir au
quatrième la porte d’Annette, elle ressortirait. La porte
s’ouvrit ; et elle monta. La volonté n’y était pour rien,
c’étaient les jambes qui la portaient. Elle montait, comme
une somnambule. De réflexion, plus trace. Mais l’ouïe,
accrue, était une caisse de résonance, où s’amplifiaient les
pas de celui qui descendait. Ils s’aperçurent à mi-chemin.
Assia venait de déboucher sur le palier du second étage.
Trois ou quatre marches au-dessus, à un tournant raide,

583
Marc descendait. Leur sang s’arrêta ; mais leur pas
d’automates ne s’arrêta pas. Au lieu d’attendre sur le palier,
Assia dans son trouble continua de monter la vis étroite, qui
laissait à deux à peine la place de passer. Ils passèrent,
droits, raidis, sans se regarder, se frôlant, près de glisser :
Marc était collé au mur, Assia presque suspendue à la
rampe. Il ne respirait plus. Elle, bouche fermée, soufflait du
nez…
Ils avaient passé… Marc était maintenant sur le palier. Ils
se retournèrent ensemble, d’an seul coup. Ils s’élancèrent…
Marc empoigna au bas des hanches Assia, qui le dominait
de deux ou trois marches. Son visage était à hauteur du
ventre, il l’y enfouit, dans ce ventre traître, ce ventre sacré,
— son logis, — perdu, repris !… Et Assia, perdant
l’équilibre, glissa les marches, se retrouva sur le palier,
bouche contre bouche : toutes les digues avaient sauté…
Au bruit de la glissade, à l’étage au-dessous, une porte
s’ouvrit. Ils se lâchèrent. Qu’allaient-ils faire ? Où regagner
le gîte et disparaître, au fond de l’abîme de la joie
retrouvée ? Chez lui ? Chez elle ? Ils n’avaient plus la force
de marcher, ils n’auraient pu fendre les bancs de la foule
dans la rue. Ils ne voulaient pas engloutir leur amour dans
cette marée… Une seule issue : — ils fuirent, en haut,
jusqu’à la porte du quatrième !
Annette ouvrit. Elle les trouva, les doigts aux doigts, qui
se dévoraient des yeux, comme les amants de Raphaël au
Transtévère. Elle fit à peine un geste de surprise. Elle rit de
bonheur, et s’effaça. Ils se jetèrent à l’intérieur. Rien ne fut

584
dit. « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire… » Annette
referma sur eux la porte de sa chambre. Ils y passèrent toute
la nuit, La mère était dans l’autre chambre, assise au chevet
de l’enfant. Elle chuchotait avec le petit. Il était très
intrigué, curieux, heureux, trop averti. Il s’endormit, riant,
tenant les doigts de grand’maman…
Et dans la nuit, Annette couvait le bonheur meurtri,
l’amour qui baise ses blessures, le fils prodigue, la fille
aussi, — les vagabonds qui ont perdu et qui retrouvent leur
logis. Ils sont rentrés. Elle les a là, de l’autre côté de la
cloison, contre son lit. Et sur son ventre, la mère pressait ses
mains heureuses. Et, dans son ventre, ses deux enfants.

585
1. ↑ Annette et Sylvie.
2. ↑ Voir le tome précédent de l’Annonciatrice : La Fin d’un monde.
3. ↑ Ramakrishna.
4. ↑ L’Annonciatrice, — tome I.

586
DEUXIÈME PARTIE

Mai Florentin

« Il l’attrapa, sur ses lèvres de sucre il la baisa, fort


contre son cœur il la serra. Un peu couchés ils
demeurèrent, et du reste aussi un peu ils firent… Allons,
assez ! je n’en dirai pas plus… »
Ainsi raconte le conte populaire de Maria-la-belle-Natte-
noire, que « Natte-Noire » Assia, pleine de contes, conta à
Vania, plus d’une fois.
Mais cette lune ne ressemblait pas à la première lune de
miel. Ce n’était plus le miel de fleurs, miel de printemps.
Mais miel d’automne (et cependant, ils étaient si jeunes !)
miel de sapins, d’âpre parfum, sombre et doré. C’est le plus
brûlant, l’amour mûri par la douleur. Il ne se dépense plus
en jeux prodigues. Il n’a besoin que de la présence, là
contre soi, du bien-aimé. Il ne se lasse point de le palper, de
tous ses sens, avec tout ce que la vie nous a donné, ce corps
étroit, qui nous dessine et nous limite, sans nous contenir
tout entiers… « Bien-aimé, bien-aimée, est-ce bien toi ?… »

587
« Amantito, amantito,
Amante, amante,
Les cils me gênent pour te regarder ! »[1]
Et ils retombent, épuisés…
« Agrippe-toi et je m’agrippe à ton amour,

Comme lézards à la muraille… » [2]


Le lézard dort, l’œil ouvert… L’œil ne voit pas, il boit le
soleil. Cela qui voit, c’est le flanc chaud contre la muraille,
c’est tout le long corps déroulé… « Toi ? tu es là ?… »
Et l’on n’a même plus la force de bouger… Une lassitude
immense, des siècles de lassitude à réparer… Qui se doutait
qu’on avait ces nuits, ces nuits de non-sommeil à
rattraper ?… Même quand ils s’étaient imaginé dormir, en
ces mois d’exil, loin de leur terre, ils s’épuisaient dans des
souffrances et dans des luttes, et le regret insatiable les
rongeait… À présent qu’ils s’ont, qu’ils se « ré-ont », ils
n’ont même plus la force de reprendre leur possession ; et
c’est assez qu’ils la sachent là, contre leur flanc.
— « Je dors, je t’ai, tu m’as, je dors… »
Assia dort, elle dort… Elle n’aura jamais fini de
dormir…

Quand ils commencent à s’éveiller — (par


intermittences, jamais ensemble), — ils contemplent, à leur
côté, l’autre endormi. Ainsi Psyché tenant la lampe, ils

588
scrutent le corps de l’amant et ce visage, comme un livre
d’amour meurtri, qui, dans le sommeil, se trahit. Ils ont tous
deux un saisissement à lire les secrets de la douleur et de la
révolte, qui ont, pendant les mois de séparation, laissé la
trace de leurs ongles sur cette figure connue, qu’ils ne
connaissent plus. Elle est la même, et elle est une autre…
Quoi de changé ?… Et tandis qu’ils interrogent le miroir de
ce visage, de celui qui dort, ils y découvrent, par
réverbération, le reflet du leur : le leur aussi, celui qui veille
et qui observe, n’est plus le même, il est un autre… Quoi de
changé ?.., En tous les deux s’est accompli un profond
travail de labour. Le soc a passé, et des semences ont levé…
Premières de toutes, premier blé : un autre amour. Celui
d’hier s’est brûlé. Un autre est né. Un amour fait de
gratitude et d’abnégation passionnée. Car ils ont, au prix de
leur souffrance, éprouvé ce qu’ils étaient l’un pour l’autre,
et que l’un sans l’autre ils ne pouvaient vivre. L’orgueil qui
les affrontait l’un à l’autre est brisé. Et quel bonheur qu’il
soit brisé ! La porte s’ouvre entre leurs cœurs…
— « Je suis ta demeure. Habite-moi ! Je suis déserte, si tu
ne me remplis… Ah ! quelle merveille, comme dit Gorki,
d’aimer une créature humaine !… Pourquoi celle-ci ? Je
n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que c’est elle que j’aime.
Et son amour me fait revivre d’entre les morts… Et moi,
c’est moi, qui l’ai mis en croix. !.. » (Assia, penchée sur le
corps de Marc endormi, baisait le coup de lance au côté…)
« Que jamais plus je ne le fasse souffrir !… »

589
Et elle lisait, dans les yeux de Marc réveillé, la même
peur de lui faire mal, la même tendre sollicitude. Tous deux,
meurtris, étaient sur-le-champ avertis des moindres
frémissements qui effleuraient l’épiderme de l’aimé. Ces
attentions qui se manifestaient, de mille façons
imperceptibles, modelaient le fond de l’âme. Chacun
s’efforçait en secret vers ce qui pouvait satisfaire l’autre.
Chacun réprimait les tendances de sa nature qui pouvaient
heurter celle de l’autre. Ils avaient pris un sentiment
d’humilité mutuelle, qui leur était inusité. Il ne s’agissait
plus d’avoir raison contre l’autre. Il était meilleur d’avoir
tort avec lui. Assia ne cherchait plus à pousser Marc hors de
ses limites, ou avant l’heure ; elle cueillait sa joie, en ces
jours de « retrouvance », à adapter le rythme de ses pas à
ceux de l’ami. Il lui suffisait de savoir qu’ils allaient
ensemble…
— « Va à ton pas ! Ne te presse pas ! Je suis avec toi,
nous avons le temps !… »
Même si Marc ne pourrait pas, sans forcer sa nature,
atteindre au but qui semblait naturel à Assia, Assia ne tenait
plus à atteindre au but sans lui. Sa première œuvre, son
premier devoir et son bonheur étaient — (son cœur le
sentait maintenant) — d’aider l’aimé à réaliser sa nature. Il
était son enfant, son vrai enfant, — plus que le petit : — le
petit, une fois pour toutes, était pondu ; mais le grand
enfant, elle le portait toujours dans ses flancs, elle le faisait,
elle le couvait, elle le modelait avec sa tendresse et avec son

590
sang… Elle se souvenait des paroles d’Annette, au
lendemain de la rupture :
— « Nous sommes la mère. Il nous faut avoir pitié de
notre enfant… »
Elle les lui rappela, seule à seule :
— « C’est vrai. Même dans l’étreinte, le sentiment le
plus puissant — (le plus obscur ; mais je vois clair en lui,
aujourd’hui), — c’est le sentiment d’être la mère. Il est en
nous ; et c’est la suprême douceur, de le bercer en notre
corps, celui qui nous prend en se livrant, — notre grand
enfant. »
Annette dit :
— « Il ne faut pas trop le lui montrer. Une mère sage sait
ménager l’amour-propre de son petit, qui se croit grand.
Elle doit apprendre la bonne science de lui servir de champ
d’expérience, pour exercer contre elle, maladroitement, sa
force naissante. Elle supporte avec indulgence ses
injustices ; et même elle y goûte une secrète volupté. Celui
que nous aimons, notre enfant, nous le faisons homme, il
devient homme à nos dépens. Et c’est l’amour. L’amour
débute par une blessure. »
— « C’est moi qui l’ai blessé, mon grand. Je n’ai pas été
une mère sage. »
— « On n’apprend à l’être qu’après qu’on ne l’a pas
été. »
— « Les vierges sages sont, pour vous, les folles de l’an
passé ? Vous ne leur auriez pas fermé la porte ? »
591
— « Je l’aurais fermée plutôt aux sages, qui refusaient de
prêter leur huile. Je ne suis pas une bonne évangéliste. »
— « Oui, vous m’avez prêté votre huile, et ma lampe
s’est rallumée. L’époux est revenu. Je l’ai, je l’ai, et je le
garde, je ne laisserai plus souffler ma chandelle… « Au
clair de la lune !… » Je veille sur mon feu. »
Marc regardait, penchée sur lui, la petite veilleuse. Il
voyait bien sa vigilance à abriter entre ses mains la flamme
de l’amour rallumée, la roseur de la lampe au visage tendre
et soucieux. Les attentions de Assia pour protéger la liberté
de Marc et ne point le gêner dans son développement,
n’étaient pas perdues pour lui. Il était touché qu’elle parût
prête à lui sacrifier sa propre loi. Il n’était pas homme à
l’accepter. Il n’en sentait que davantage les devoirs qu’il
contractait envers elle. L’acte de foi qu’elle faisait en lui,
l’obligeait à se rendre digne d’elle. Ne pas décevoir son
attente. Marcher devant. Et jusqu’au bout ! — Ce n’était
pas qu’il pût jamais lui sacrifier la sincérité de sa nature. Il
savait — (et elle aussi, maintenant, savait) — que ce serait
elle-même qu’il trahirait, si, par faiblesse envers elle, il se
trahissait. Sa sincérité était sa dot, le bien propre de la
communauté. Il fallait veiller dessus, mais en faisant qu’elle
ne restât point improductive, que cette force intérieure
s’accomplit, qu’elle se frayât son lit de torrent entre les
monts. Il fallait résoudre l’énigme des exigences
contradictoires de l’esprit. Et de ces lois qui s’opposaient,
dans l’âme de Marc, faire jaillir la loi plus vaste qui les
embrasse.

592
C’est ici que se révélait la vertu inattendue de l’amour —
de l’amour nouveau, qui rénovait le sang de Marc, par la
blessure. Car, en le dépouillant de certaines chaudes
illusions de la vie aveugle, de l’égoïsme de la chair, de cette
folie d’accaparement d’un autre être, — l’amour l’amenait à
se dépouiller de l’égoïsme de l’esprit — le plus mortel —
celui de ses idéologies et de ses absolus de pensée. Il
l’aidait à passer d’un plan de vie à l’autre plan, de
l’individuel au social. De même qu’en ces premiers mois de
Vita Nuova, Assia trouvait sa joie naturelle à subordonner
son indépendance et son orgueil au service amoureux de
Marc, — Marc s’acheminait au sacrifice de son
individualisme chaotique, plié sous la main des exigences
d’action sociale et de combat, que lui soufflait, sans le
savoir, l’amour de Assia. Elle n’avait pas besoin de le lui
demander. Il suffisait qu’elle se fît lui, pour qu’il se fît elle,
et qu’il y retrouvât, comme siens, cette vigueur d’instincts
élémentaires, qui étaient essentiels à la nature de Assia. Il
va de soi qu’un tel accouplement des deux pensées n’était
possible qu’au paroxysme des premiers temps, où les deux
corps s’étaient retrouvés. Il devait, ensuite, relâcher son
nœud, reprendre le côte-à-côte indépendant des deux vies
intérieures. C’est la loi. Mais de ces instants où ils s’étaient
pénétrés jusqu’au centre et mélangés, au point d’être plus
l’autre que soi-même, ils gardaient une imprégnance d’âme,
qui ne pouvait plus s’effacer. Ils en avaient le goût dans la
bouche. Même s’ils avaient voulu en laver leur langue —
{il y avait des heures où cette hantise sentait la fièvre) — ils
n’eussent trouvé aucune eau pour s’en nettoyer le palais. Il
593
leur fallait vivre avec leur mal — avec leur bien — l’âme
de l’autre greffée au corps. On la sentait battre comme une
dent. Une dent à naître. De neuves dents. Ainsi que de
jeunes animaux, ils cherchaient des objets à ronger, afin de
se faire les dents. Ils avaient faim. Faim d’agir.

Il subsistait entre les deux une différence. La faim de


Assia était tout plaisir ; car elle était saine et sans soucis :
« J’ai faim, je mange… Tant pis pour ce qui est mangé ! »
— Mais la faim de Marc ne pouvait pas oublier les droits à
vivre de qui est mangé, comme de qui mange. Toute vie en
marche chemine sur des victimes. Nulle société vraiment
nouvelle ne s’édifie que sur les ruines de celle qui était,
avant. Et ces ruines ne sont pas des pierres, ce sont des
corps qui ont du sang. Pour connaître le goût de ce sang,
Marc n’avait qu’à lécher ses propres blessures ; dans le
combat qui s’imposait à sa volonté, il se trouvait, par sa
nature, des deux côtés : les coups qu’il portait, il les
recevait. La cruauté du combat lui était deux fois sensible :
frappant, frappé. Et l’idéologie du combat heurtait la
sienne : cet esprit de masse prolétarienne, ce matérialisme
dialectique, l’offensait personnellement dans son
aristocratisme invétéré d’individualiste intellectuel, qui a
beau faire : il lui faut croire aux privilèges de l’intellect et
de la caste qui s’identifie avec lui ; s’il ne croit plus, il se
sent perdu !…
Marc n’arrivait à s’en sauver que par une réaction
ascétique, qui se punissait — lui et sa caste — de leur

594
indignité reconnue, en se condamnant au dur service de la
classe prolétarienne et aux moyens de combat que ce
service impliquait. Il avait usé jusqu’à la corde les vieux
habits de l’individualisme destructeur ou stérile. Il avait vu
et touché, chez ses compagnons intellectuels, la prostitution
des idées qui lui étaient chères : la liberté de l’esprit, la non-
violence. Tous les idéologues de la bourgeoisie, petits et
grands, avaient commerce avec ces idées ; ces idées-filles
leur procuraient la volupté à bon marché de l’intelligence
magnanime et confortable, qui ne risque rien. Il y en avait
pour tous les cuirs : objectivisme, idéalisme, esthéticisme,
honneur, pitié, respect, vertu, libre conscience individuelle,
humanité… Elles avaient passé par tant de lits qu’elles
s’accommodaient de toutes les formes : tous les esprits s’y
emboîtaient. Ils évitaient ainsi le contact pénible du réel, les
mains râpeuses, les mains sales, et le sang. Ils se servaient
de leurs idées, de leurs prostituées, pour échapper aux
responsabilités et aux risques de l’action sociale. Ce n’était
pas seulement, chez les meilleurs, la pusillanimité, la peur
du sang ; c’était surtout le secret orgueil froissé : ils
voulaient bien, à la rigueur, se dévouer pour la cause du
peuple ; mais à condition de ne point perdre leur place
d’honneur, de rester l’élite privilégiée qui dirige les masses
mal éduquées, les professeurs qui font la classe ex cathedra.
Sous la fiction d’une démocratie, ils n’admettaient pas, sans
oser le dire, l’insolente égalité des prolétariats, qui les
acceptaient, mais dans le rang. Quand la nécessité les eût
forcés, comme en U. R. S. S., à coopérer avec ces masses,
ils auraient eu beau faire, ils eussent conspiré, ou bien de
595
cœur, ou bien de fait, pour établir l’oligarchie des
techniciens, de la matière ou de l’esprit. Leur origine
prolétarienne ou petite-bourgeoise, pour la plupart, ne les
défendait pas d’une attitude protectrice à l’égard de ceux
qu’ils regardaient comme des mineurs. Dans tous les temps,
les plus dédaigneux envers le peuple et les plus durs ont été
ceux qui, sortis du peuple, s’en sont élevés, par la souplesse
ou par la force des poignets. Les intendants de l’ancien
régime étaient les chiens de garde des privilégiés. Les
intellectuels et les techniciens sont aujourd’hui ceux de
l’ordre bourgeois. Marc les avait scrutés à fond ; et ce qui
l’avait aidé à lire leurs pensées de derrière la tête, c’est que
derrière sa tête à lui, il avait lu cette même pensée ; il avait
eu à l’extirper. C’était aussi pourquoi il apportait plus
d’énergie à les combattre : car en eux, c’était lui, c’était un
de ses « moi », un « moi « renié, qu’il combattait.
Dans une nuit de lutte fiévreuse avec lui-même, une de
ces Nuits du Quatre août où l’on se libère de ses privilèges,
Marc se libéra de sa liberté individuelle, pour s’imposer de
servir l’action commune des masses qui veulent renouveler
l’ordre social. Mais son esprit n’était pas au clair sur la
place qu’il assumerait dans l’ordre de combat. Car il ne
pouvait dépasser la notion du sacrifice. Celle de la violence,
il s’y butait. Par un effet de la même réaction passionnée
contre ses instincts, qui lui faisait durement mater son
individualisme, son esprit se refusait à admettre, pour soi,
l’emploi de cette violence à laquelle son tempérament
n’était que trop porté. Il savait, par expérience, que s’il y

596
mettait le pied, il s’y noierait. Et il avait quelques raisons de
croire que, pour le plus grand nombre, il en était de même.
La violence est un vin trop fort pour les hommes. Un verre
suffit, pour qu’ils perdent le contrôle de leur raison. Et
cependant, l’Europe d’aujourd’hui ne peut plus agir sans
elle. Il y a trop de siècles qu’elle est habituée à cet alcool.
Pour l’en guérir, que peut-on faire ? Ce ne sont pas des
mots qui opèrent. C’est l’exemple seul de l’action. C’est le
sacrifice. Mais au service de l’ordre de combat.
Une telle décision faisait appel aux plus héroïques
énergies et aux plus pures. Mais il y manquait la touche de
lumière : la joie qui, seule, auréole l’action. Ce grand effort
pour se purifier, pour se sacrifier, pour renoncer,
enveloppait le jeune garçon d’une secrète mélancolie. Il la
cachait à Assia ; et Assia n’y prenait point garde : car sa
nature, dont la substance n’était peut-être pas moins
compliquée, mais dont l’épiderme était moins délicat,
s’arrêtait peu à ces scrupules de l’action. Elle respectait
chez Marc les problèmes qui le tourmentaient ; mais elle le
laissait les résoudre, seul. Il suffisait qu’elle acceptât,
d’avance, de le suivre dans la ligne d’action qu’il aurait
décidée. L’amour faisait confiance à Marc. Mais qu’il
choisît, et qu’il agît ! Tout chez cette femme en pleine sève,
était action, jusqu’à l’amour. Elle était un arbre tourné vers
le soleil, la vie en marche, le flot du jour. Conquérons le
jour ! Jour après jour, prenons le jour ! L’introspection n’est
plus de saison.

597
Si Marc voulait faire part à une autre de ses débats de
pensée, c’était sa mère qu’il cherchait : déjà sortie de
l’action jusqu’à mi-corps, y baignant des genoux à la plante,
elle était faite pour comprendre la dualité tragique de son
garçon. Elle le voyait passionné toujours autant pour la vie,
mais plus tout à fait dupe de cette vie : en l’étreignant, il la
jugeait. Et le plein de sa flamme s’érigeait, à travers la vie,
vers un avenir, vers un au-delà, qu’il ne voyait pas, mais
qu’il voulait et qu’il cherchait, comme un serpent aveugle
qui se tend. Le fils parlait peu à la mère de cette vie secrète.
Ils l’échangeaient entre eux, par contact. Leur sang ainsi
s’établissait au même degré de température ; il atteignait, en
commun, son point d’équilibre. C’était le principal bienfait
de ces colloques incomplets : car Annette pouvait bien lire
dans son garçon ; mais elle ne pouvait pas lire, pour lui, au
delà ; elle était incapable de lui conseiller ce qu’il devait
faire.
Il se tenait ainsi entre les deux femmes, qui l’aimaient,
mais qui ne pouvaient l’aider à marcher, sinon en marchant
avec lui ; elles étaient prêtes à l’accompagner, où qu’il
allât ; mais elles ne pouvaient ou ne voulaient pas lui dire :
— « C’est là ! » Elles attendaient qu’il le leur dît. Il le
trouvait juste. Il était l’homme. Mais vouloir pour elles
deux et pour lui ne simplifiait point le problème. Chacun
des trois avait sa loi. Comment trouver le bel accord de trois
notes, qui réalisât leur pleine harmonie ?
En attendant que l’intelligence le découvrît, l’instinct
plus sage et plus sensible les y acheminait. L’échange secret

598
de leurs natures communiquait à Marc, par Assia la brûlante
sève, l’élan d’agir, — par Annette le calme du front, qui
tient l’écluse de l’action. Et aux deux femmes, il offrait le
point ferme, l’arbre auquel accrocher leur vigne. Il les
mariait.

Ils confrontaient leurs expériences, pendant les mois de


vie à part. Celles de Assia, en Europe centrale, étaient
lourdes de sens, puisqu’elle avait surpris, de son poste aux
écoutes, des lambeaux du « secret des Dieux ». Elles
complétaient les révélations, que Annette avait récoltées, de
son intimité avec Timon. Elles confirmaient les intuitions et
les appréhensions de Marc, dans ses courses de chien errant
sur le pavé de Paris.
Il était clair que l’Europe et le monde étaient livrés au
pouvoir occulte de monstrueuses puissances industrielles et
financières, qui manœuvraient les États ; démocraties,
fascismes, tout leur était bon ; rois de Balkans, les princes
vendus qui vendent leurs peuples, les condottieri et les duci
braquant leurs yeux de revolvers, les grandes gueules
soufflant la guerre et les pogroms, les héros du poignard, de
la matraque et du ricin, — ou, aussi bien, les pères nobles
des Immortels Principes de 89, ces poires blettes, et
l’avocasserie des Parlements, — Hitler, Horthy, Mussolini,
ou Pilsudski — et pourquoi pas ? les hauts-parleurs de
Paris, Prague, Londres, Genève ou Washington ; tout peut
servir, le brigandage et l’idéalisme, la noble candeur et
l’infamie ; il suffit d’y mettre le prix : la gloire, l’argent, ou

599
le crime. Pour tous les goûts ! Les plus naïfs y étaient pris,
comme les plus roués : une fois le doigt dans l’engrenage,
toute la bête y passait. La peur achevait la prise, dont les
flatteries de vanité et les petits cadeaux d’amitié avaient été
l’amorce. Les gros poissons étaient ferrés à l’hameçon.
La partie eût été gagnée, sans deux conditions : — il eût
fallu que ces maîtres du monde s’entendissent pour le
partage du monde ; — il eût fallu qu’ils s’entendissent
contre l’unique ennemi de taille, qui préparait la contre-
offensive du monde : l’U. R. S. S., qui s’armait, derrière la
muraille d’acier, fumante, de ses grands Plans. Ces
conditions étaient élémentaires. Un enfant les eût
comprises. Mais ces géants de l’argent et des affaires,
membrus, charnus, avaient, comme Timon l’avait dit, de
très petits cerveaux. Leurs gros yeux myopes, injectés de
sang, n’arrivaient pas à se dégager de leurs passions
antagonistes, de leurs vanités, de leurs intérêts rivaux, du
jour présent. Depuis des ans, ils n’avaient pas été capables
de faire front commun contre l’ennemi. Ces acheteurs du
monde se laissaient acheter ; ils se trahissaient
mutuellement, pour un gâteau volé à l’autre, pour un contrat
conclu avec le sage ennemi, qui les avantageait aux dépens
du concurrent. Ainsi, ils avaient laissé grandir l’énorme
usine prolétarienne, qui, jour et nuit, forgeait leur ruine.
Mais, à la onzième heure, — (et même le premier quart
était sonné), — ils avaient fini par sentir sur eux l’ombre de
l’usine qui s’allongeait. Et ils voulaient faire l’union.
L’Union Sacrée. Tous leurs buccins et toutes les cloches de

600
leurs églises la sonnaient. C’était bien tard ! La terre
tremblait. De premières secousses lézardaient les gros murs
du capitalisme. Quelques piliers massifs s’étaient
brusquement écroulés : Stinnes, Timon, Lœwenstein…
Ceux qui restaient, les plus puissants, devaient faire bloc.
Assia avait assisté aux tentatives pour grouper les gros
cartels industriels et les fascismes franco-allemands.
D’autres tentacules se tâtaient par-dessous les mers, entre
pays anglo-saxons, British Empire et U. S. A., pour recoller
l’Oktopus ; elles engluaient les bravi à vendre et les
fascismes à tout faire de l’Italie et des Balkans. Une nuée
d’espions et d’agents provocateurs grouillaient, comme des
mouches vertes, dans tous les coins. La France entretenait,
sur son sol même, une armée Blanche de mercenaires, —
chair à mitraille, toute prête à être lancée, à tout moment, ici
ou là, à l’intérieur ou au dehors. Et entre Paris, Londres et
Moscou, par Prague, Riga et Varsovie, c’était un va-et-vient
d’agents secrets, qui s’insinuaient dans l’U. R. S. S., pour
désorganiser, pour saboter les travaux, pour fomenter des
soulèvements, pour bétonner la route aux chars d’assaut de
l’Invasion, que sottement cocoricotait, six mois d’avance, la
jactance des généraux blancs et du roi du pétrole hollandais.
Le « libéralisme » d’Occident laissait faire. Et les
rancunes des socialismes, ulcérés par les polémiques sans
ménagements des vociférateurs communistes, feignaient de
ne rien savoir. Une surdité opportune les dispensait
d’intervenir. Il fallait pourtant les forcer à entendre ! Et eux
aussi, ces intellectuels des partis de gauche, gras et quiets,

601
qui ne voulaient point avoir l’air de se désintéresser de
regorgement d’un monde nouveau, mais qui voulaient
encore moins se compromettre pour sa défense. Ils étaient
sourds et faisaient : « Bée ! » comme le berger de Maître
Pathelin.
— « Attends un peu ! Je vas te secouer ! Le hululement
des S. O. S. finira bien par te percer le tympan… »
Mais où installer l’instrument ?
Marc fut des premiers à organiser en France, avec
quelques braves garçons qui ne craignaient point de risquer
— (ils avaient tout à perdre, rien à gagner) — des
groupements de combat pour la défense de l’U. R. S. S.
Assia n’avait rien fait pour l’y pousser. Rien que d’être, et
d’être aimée. Car il lui prenait sa pensée, comme l’odeur de
ses vêtements. Entre deux compagnons de nuitées, la
pensée qui a besoin, pour être prise, d’être exprimée, est
une fleur sans parfum. Chaud s’exhalait du jardin de Assia
son parfum d’acacia. Elle était trop rusée, pour laisser Marc
s’apercevoir qu’il emportait, aux poils du corps, l’odeur de
sa pensée. Elle avait l’air de suivre Marc. — Et somme
toute, les deux suivaient la piste, qui les menait à leur vrai
but, à l’action juste qui est la maturité de toute vie pleine.
C’était leur ligne propre de développement. Elle s’ajustait à
celle de l’époque en marche vers la Révolution nécessaire.
Quand se font les grands plissements de la terre, les petits
ruisseaux suivent la même pente que les rivières, et tous
ensemble mêlent leurs eaux. Annette même, qui, par son
âge et son travail de pensée, était arrivée au bas de la pente,

602
où le courant s’apaise, participait à la même marche et,
reflétant un ciel plus calme, se rendait dans la même
direction.
Marc adjoignit à l’atelier de reliure de son vieux patron,
et avec son aide, une petite imprimerie, d’où sortaient
irrégulièrement des brochures d’éveil et de combat social,
des traductions de Marx, Lénine, des maîtres de l’action
internationale, des cahiers de documentation, et des appels
ou des pamphlets, qu’il rédigeait. Assia était, naturellement,
sa traductrice du russe et de l’allemand ; et quelquefois
Annette, pour l’anglais ou pour l’italien. Mais elle y
apportait moins d’ardeur ; elle traînait sur ses traductions,
surtout quand c’étaient des livres d’économie ou de théorie
sociale ; elle faisait l’école buissonnière avec l’enfant
Vania, dont elle ne s’était pas dessaisie, depuis que la mère
était rentrée ; elle était aussi reprise par sa vie de rêves, à
mesure que déclinait son jour ; on la trouvait flânante,
comme une écolière, devant son livre ou son cahier, les
yeux absents : il fallait la rappeler :
— « Eh ! la dormeuse ! C’est comme ça que tu gardes
notre pré ?… »
Assia aimait à la bousculer. Et il ne déplaisait pas à
Annette d’être bousculée. Elle revenait, mais sans hâte, à
son pré. D’où elle revenait, elle ne le contait à personne,
bien que Assia la taquinât pour savoir. L’activité galopante
de ses deux poulains lui était amusement. Elle ne cherchait
point à la modérer.

603
Elle leur ouvrit d’autres champs. Son vieux libéralisme et
ses souvenirs de Roumanie et d’Italie lui faisaient sentir
plus vivement les attentats des fascismes dans les pays
latins. Elle y avait gardé des amitiés, et elle contribua à faire
de la librairie de son fils un des foyers de l’émigration
antifasciste italienne. Ils y apportèrent leur clientèle, moins
riche d’argent que de discussions. Il n’était pas facile qu’ils
s’entendissent avec le communisme. Même entre eux, ils
avaient peine à s’entendre. Ils s’épuisaient à reconstruire un
édifice démocratique, que la grande guerre avait miné, et
sur lequel à la fois Révolutions et Contre-révolutions
tiraient à coups de canon. Ils se trouvaient doublement
exilés, hors de leur terre, et hors de leur temps. Annette, qui
les comprenait, tout en ayant accompli pour elle le
renoncement à beaucoup de ce qu’elle avait, avec sa
génération, cru et aimé, aux idéaux de sa jeunesse, qu’elle
avait vus vieillir avec elle et qui feraient place (c’est la loi
de vie) aux idéaux d’une autre jeunesse, — Annette était
l’intermédiaire entre ces deux époques de la liberté, et elle
tâchait de faire mutuellement estimer, aux uns la grandeur
mourante du vieux idéalisme bourgeois issu des ruines de la
Bastille, aux autres le renouvellement du monde par le
matérialisme héroïque de la Révolution prolétarienne. Elle
n’était pas de ceux qui s’inquiètent des mots d’école.
Matérialisme, idéalisme, que le feu de vie se nomme
comme il voudra ! Toute la question est qu’il flambe.
Marc avait tendance, comme sa mère, à sympathiser avec
ces fuorusciti : la tragédie de leur destinée, en marge du

604
temps, lui était secrètement apparentée, bien que sa volonté
réfléchie l’y arrachât. Il se faisait leur champion. Assia
trouvait que son Don Quichotte défendait une cause perdue.
Mais elle s’était imposé la loi de ne plus gêner les
chevauchées de son chevalier sur Rossinante ; et elle aimait,
non sans en rire, ses longues jambes et ses coups de lance.
Ceux-ci valurent à Marc la reconnaissance des exilés, et
l’honneur, dont il se serait passé, d’attirer les regards des
agences fascistes en France. La petite rue, peu fréquentée,
où gîtait la librairie, s’anima de certains promeneurs, qui
trouvaient un intérêt singulier aux humbles étalages du
quartier ; la librairie bénéficia de longues visites de clients,
qui bouquinaient interminablement, avant de se décider à
acheter ; et Marc reçut, jusque chez lui, des admirateurs
italiens de ses articles, qui lui témoignaient, avec une
gratitude trop attendrie, un antifascisme véhément, dont
l’expression faisait dresser l’oreille de Assia, dans le
couloir, montant la garde à la porte de son grand. Car il
n’était pas assez méfiant ; et il fallait lui rappeler qu’en
politique il vaut mieux écouter que parler, avant d’agir…
Années à mouches ! Elles pullulaient sur l’Europe de ces
temps. Celles de l’O. V. R. A. italienne étaient
particulièrement harcelantes, à Paris. La colonie antifasciste
avait toujours à s’en défendre ; et ce n’était point un de ses
moindres troubles : car l’ignominie de personnages, dont
l’honorabilité paraissait jusqu’alors établie, se révélait
subitement ; même des hommes, des amis, dont on se
croyait sûr, s’avéraient, trop tard, des rabatteurs de la police
secrète du fascisme, qui venaient cueillir les victimes et les
605
pousser dans les filets. Tant avait crû, dans ces couches
véreuses d’après-guerre, et particulièrement dans les
jeunesses désorbitées, l’appétit du lucre et de l’infamie.
Assia avait un flair, qui se trompait rarement ; et plus d’une
fois, elle brûla les ailes de quelques insectes qui voulaient
se faufiler chez Marc ; un certain ton, un certain regard,
suffisaient à les faire s’éclipser : ils se gardaient d’insister.
Mais il suffisait d’une heure d’absence : Marc résistait mal
aux appels qui étaient faits à sa fierté ou à sa pitié : il
ouvrait facilement sa bourse et sa confiance.
Le camp communiste était à peine moins dangereux. La
guerre avait appris aux gouvernements à utiliser les vices
honteux qui sont tapis dans la bedaine de tant d’ « honnêtes
gens » — « honnest Iago » — qui ne demandent qu’à les
nourrir, ou (encore mieux !) à être nourris par eux. Leurs
aptitudes, qui s’ignoraient, à trahir, moucharder, dénoncer,
étaient richement cultivées. Suivant les traces
expérimentées de la vieille sainte Russie des Tsars et du
grand maître ès-perfidie politique, l’Intelligence Service,
soutien de l’Empire Britannique, les chefs de la démocratie
française maniaient maintenant l’agent provocateur, comme
un moyen de gouvernement ; ils en avaient impartialement
dans tous les camps de l’opposition, à gauche, à droite, —
parmi le parti de la Révolution, comme chez ces Messieurs
du Roy. L’appareil de police politique avait formidablement
grandi en quinze années. À l’exemple de l’Intelligence
Service, elle aspirait à devenir un État dans l’État. On
pouvait déjà prévoir le temps où, pour se maintenir, le

606
premier-ministre devrait se faire le premier flic de l’État,
(ou le second : le sous-Chiappe). Il ne restait plus à la
liberté qu’une heure de souffle, avant qu’on lui tordît le
cou. Faisons comme Marc, profitons de l’heure !
Marc risqua, plus d’une fois, par ses attaques, le passage
à tabac, et même l’attentat, — la nuit, revenant, au coin
d’une porte l’assommade par des rôdeurs patentés. — Mais
ils avaient compté sans le revolver de Assia, qui les
devança, claqua dans le tas : le blessé ne tint pas à se faire
connaître. Et, par la suite, sans que Marc ni Annette en
eussent vent, Sylvie entra en scène.
Assia l’avait avertie : les deux femmes, qui ne s’aimaient
pas, scellèrent l’entente, pour la défense de leur petit, Sylvie
avait des amitiés dans tous les mondes ; elle en avait dans la
presse, et au Parlement ; elle y jouissait de ces privilèges
qui, à Paris, sont reconnus à certaines vedettes féminines de
la mode, de la vie galante, et de l’esprit, — surtout à mesure
qu’elles deviennent blettes : pour le nez des Parisiens, les
femmes en renom prennent, avec l’âge, comme le vin, plus
de bouquet. Sylvie usa de cette primauté et de sa langue
bien affilée, pour faire savoir à ces messieurs de la Tour
Pointue qu’ils eussent à s’abstenir de coups de main sur son
neveu : champ réservé, gare au scandale ! La Ligue des
Droits de l’Homme fut alertée. Et jusqu’au vieux Roger
Brissot[3], qu’on fit marcher ! (Si Marc l’eût su, il eût
étranglé Sylvie).
Brissot était alors garde des sceaux, gorgé d’honneurs et
d’argent, gros pilier de vingt conseils d’administration des
607
plus puissantes Sociétés financières, qui se partageaient le
pouvoir de la France et les rapines du monde. Un mot de lui
valait un ordre. Il était au bout de sa vie, atteint par la
maladie — le foie rongé — qui lui vaudrait avant peu des
obsèques nationales, dégoûté de tout, et toujours affamé : il
portait son existence comme un vide béant qu’il s’acharnait,
vainement, à combler. Le Panthéon, qu’il convoitait, n’eût
pas suffi à boucher le trou. La gloire de pierre est de la
mort. Il eût fallu la vie, — la vie qu’on laisse après soi. Il ne
laissait rien, que des discours, qui suaient l’ennui, qui
puaient la mort. Il connaissait bien l’existence de Marc. Les
tentatives qu’il avait faites pour s’annexer cette chair
vivante, sortie de lui, s’étaient heurtées au plus outrageant
des refus — même pas direct (Marc ne l’avait pas honoré
d’un mot) — par humiliant intermédiaire. Ce que Brissot
ressentait maintenant pour cet homme, c’était quelque
chose comme de la haine. Il aurait voulu le retrancher de sa
pensée. Et si même Marc eût été retranché de l’existence,
qui sait si Brissot n’eût pas été secrètement soulagé ? Mais
il y avait trop de gens qui, par Sylvie, connaissaient sa
paternité honteuse et reniée. Il était tenu par l’amour-propre,
par le contrôle secret de cette opinion, qu’il redoutait. À
moins de jouer les Brutus romains qui sacrifient leurs
rejetons sur l’autel de leur devoir — (il avait beau manier la
rhétorique : c’eût été un exploit oratoire un peu épais à faire
avaler !) — il était tenu de protéger son rejeton contre les
guets-apens de l’État… « L’État, c’est moi… » Il en était.

608
Il y mit ordre. — Il n’était pas, en somme, un mauvais
homme. Il eût aimé à aimer un fils, et surtout à être aimé de
lui. Il pouvait être un homme d’État corrompu ; homme de
famille, il n’eût pas été sans vertus, — ainsi que la plupart
de ces bourgeois français. Peut-être Marc et Annette lui
eussent été bienfaisants, s’ils eussent consenti à l’accepter.
Mais Marc et Annette avaient été impitoyables. Nous
n’avons pas à les en louer. L’inhumanité est trop naturelle
chez les jeunes hommes. Et quant à la femme, même la
meilleure, elle a souvent de sombres replis du cœur, une
dureté impénétrable, des ressentiments qu’elle ne s’avoue
pas, afin de ne pas avoir à les discuter. Annette pensait, de
bonne foi, qu’elle ne pensait pas à Roger Brissot : elle ne lui
voulait donc pas de mal, puisque pour elle il était mort.
Mais c’est le plus terrible : subconsciemment, elle l’avait
tué ; elle lui refusait l’air des vivants. Il y a du crime, qui
s’ignore, dans plus d’un cœur, à qui le crime ferait horreur.
Et les meilleurs, les plus généreux, ne sont pas les moins à
redouter. Ils ne haïssent pas. Ils suppriment. Mieux vaut la
haine que ce calme anéantissement. — Même un Brissot
n’en était pas capable. Il n’avait pas assez d’énergie
personnelle. Ses haines étaient, comme ses amours,
incohérentes et d’épiderme. Il fit donner des instructions,
pour que Marc ne fût pas inquiété.
Marc ne sut jamais ce qu’il devait à son père, ni la
complicité des deux commères : son Assia et la Sylvie.
Elles se gardèrent bien de lui en parler. Mais ce secret les
rapprocha l’une de l’autre. Sylvie, sans rétracter son

609
animosité contre l’intruse qui était rentrée au nid, relégua
ses ressentiments au fond de ses tiroirs, — (l’occasion
reviendrait peut-être de les en ressortir) ; — et elle consentit
à reparaître plus souvent au logis du jeune couple. La lierté
de ses propos et son humour s’accordaient avec ceux de
Assia ; elles riaient toutes deux, à belles dents, tout en
sachant que la paix n’était point faite ; mais trêve franche et
alliance : elles avaient leur Marc à défendre.
Marc continua donc à vendre et publier des livres et
brochures de propagande antifasciste, antiimpérialiste,
prosoviétique, progandhiste, etc., sans se décider à prendre
position nette entre ces diverses formations de combat, mais
en tâchant de se faire le lien entre ces armées et de les
amener (rêve utopique) au front unique contre les forces
massives de la Réaction. Bien entendu, il n’y arriva pas ; et
la seule unité, créée entre ces troupes de Résistants et de
Non-résistants, de libéraux et de violents, le fut par la
consigne officielle d’écrasement commun, sous la chape du
silence. Aucun journal n’en parlait, et l’on n’eût pu trouver
une seule des publications dans aucun kiosque de librairie.
Mais elles n’en furent pas moins lues et répandues sous le
manteau. L’âpre et brûlant génie de Marc, que le combat et
la peine avaient mûri, — marié à la verve cinglante de
Assia, qui ne signait pas, mais s’accouplait à l’esprit de
Marc, — ne furent pas longs à s’emparer d’un public
indépendant, qui fit lui-même sa publicité, de proche en
proche. C’est la meilleure. Elle s’allume, par-dessus tous les
obstacles, comme ces feux sur les collines qui se

610
transmettaient autrefois le signal. Le signal toucha les
veilleurs isolés dans les milieux les plus divers et les plus
lointains. La correspondance commença à affluer, avec les
souscriptions volontaires. Annette se réjouissait de voir
grandir le cercle d’action de son fils, sans vouloir voir où
cette action le mènerait. Elle n’ignorait point les dangers. Et
elle ne souhaitait point qu’il s’y exposât. Mais elle n’eût pas
voulu qu’il s’y dérobât. Elle se leurrait de l’espoir que
l’action dangereuse ne serait pas pour demain…
Et puis, il y avait en elle, comme en toute nature forte, un
fond de fatalisme, qui s’accorde avec la volonté : — ( « Ma
volonté est ce qui doit être : ce qui doit être sera. » ) — Le
courant du fleuve nous emporte. Nous n’avons qu’à tenir la
barre de la barque. La barre, la barque, et le courant : c’est
moi. Soit fait selon la volonté du fleuve !…

Pour le moment, le danger restait lointain. L’action de


Marc paraissait encore inoffensive pour le pays qui
l’abritait. Elle gardait un caractère généreux et général, dont
l’hypocrisie d’un État démocratique pouvait habilement
s’accommoder. Il s’agissait surtout alors pour Marc et pour
son groupe, de défendre les droits des opprimés, des exilés
de toute l’Europe, d’être ou de créer autour de soi un
bastion des libertés contre la Réaction universelle. La
France, favorisée par la victoire, qui lui assurait, pour
quelques années encore, dans la misère et dans la fièvre du
reste du continent, une économie privilégiée, pouvait se
permettre ce luxe d’une liberté idéologique, qui ne lui

611
coûtait guère. Même sa politique d’impérialisme capitaliste
trouvait en cette opposition une justification aux yeux de
l’Europe, et pour ses ruses un paravent, à l’ombre duquel on
réchauffait l’équivoque d’une démocratie aux joues
gonflées de nobles principes, qui, en sous-main, soudoyait
les fascismes de la Yougoslavie, de la Pologne et des
Balkans, et sur son sol même entretenait des prétoriens, des
gardes-blancs. — Marc et ses amis ne commencèrent à
devenir gênants que du moment où ils s’attaquèrent à ce
mensonge. Mais on s’arrangeait de façon que leurs
incartades eussent peu de retentissement. Il ne manquait
point, dans leurs rangs, de bons chiens de garde de
l’équivoque officielle, qui réussissaient à la défendre contre
la jeune intransigeance de ces fils irrespectueux de la mère
France : ils entretenaient une division salutaire parmi les
opposants. La petite poignée d’irréductibles étaient trop peu
nombreux et trop peu notoires pour inquiéter. Les
persécuter eût été les mettre en lumière. On les tolérait, —
en les tenant à l’œil.
Mais l’entrecroisement des destinées allait mettre celle de
Marc en contact avec d’autres destins, plus riches
d’expériences et d’influence, qui devaient le renforcer, en se
renforçant de lui.

Ce fut en ces jours que rentra dans la vie d’Annette, — et


par elle, de son fils — une vieille amitié, perdue, qu’on
croyait morte, et maintenant mûrie et décantée de ses

612
impuretés : celle de Julien Davy, l’ex-fiancé de ses trente
ans[4].
Elle était alors malade, forcée de rester en chambre.
Depuis la pneumonie contractée dans les marais de
Roumanie, bien qu’elle eût semblé guérie, elle était reprise,
chaque hiver, par des retours de grippe insidieuse, en
apparence innocente, qui à la longue grignotait sa robuste
constitution. On ne le remarquait, pour le moment, qu’à ces
accès inoffensifs, qui l’obligeaient à une quinzaine de
repos. Pendant ces semaines d’inaction forcée, où elle avait
du temps pour lire, songer, et remonter les sentiers du passé,
Annette eut occasion de rencontrer son vieux compagnon
des années mortes, qui faisait, comme elle, bande à part.
Généralement, elle évitait ces anciens chemins : il y avait
trop de sa toison — amours, regrets, remords, songeries,
rongeries — accrochée, çà et là, aux buissons ; on n’a pas
besoin de les chercher : ils sont comme ces graines de
pissenlit qui flottent et s’accrochent aux vêtements, on ne
peut plus s’en épouiller. Et Dieu merci ! on a déjà bien
assez à brosser, de la poussière de chaque journée ! S’il
fallait encore récolter celle du passé ! À chaque jour suffit
sa peine…
Mais quand la machine, par accident, est
momentanément immobilisée, l’esprit, comme l’écureuil
enfermé dans la roue, continue de tourner ; et il se retrouve
en arrière. Annette retrouva l’ancienne Annette, et son
vieux amant, son Thésée, qui avait Ariane abandonnée, —
Julien Davy.

613
Ce n’était pas la première fois, depuis vingt ans, qu’elle
s’était heurtée à son nom. Bien qu’elle n’eût plus assez de
loisirs pour suivre les publications scientifiques, — (et
quand on cesse, quelque temps, de la suivre, la science
marche d’une telle allure qu’on s’époumone à la rattraper),
— elle avait aperçu parfois ce nom sur des revues ou sur
des livres. Jamais ce n’avait été sans un choc
imperceptible : le premier mouvement était de détourner les
yeux : — « Je n’ai rien vu ! » — Mais l’un des jours qui
suivaient, ses pas la ramenaient devant la devanture du
libraire ; et là, son regard, indifférent, n’hésitait point…
Elle repartait. Le titre du livre est maintenant inscrit dans sa
tête. Aussi, les titres de l’auteur. Il est professeur au Collège
de France. Il a bien travaillé… Son cœur se serre, mais elle
est contente. Elle aurait eu peine à laisser en arrière ceux
qu’elle a aimés. Julien avance…
Mais dans quelle direction ? Elle n’a pas essayé de s’en
informer. Parler de lui à un autre ?… Non ! Elle suppose
qu’il a poursuivi sa voie, dans le vieil esprit de sa famille
traditionaliste et catholique. Pendant la guerre, elle était
trop prise par sa propre action et ses passions, pour
percevoir l’écho étouffé de la voix de Julien, à Paris. Et ce
n’est pas Julien qui ferait rien pour empêcher que sa voix
soit étouffée ! Il est trop fier pour lutter à coups de poumons
avec le chœur aux cent gueules. Il ne parle pas pour les
autres. Il parle pour soi.
C’est un hasard qui, tardivement, a apporté quelques
bribes de sa parole à Annette. — Elle est encore chez

614
Timon, elle lui tape un article. La porte de son cabinet est
ouverte ; tout en dictant, il cause avec l’un ou avec l’autre,
qui entre et sort. Dans cette cohue, le nom de Julien Davy a
roulé. Et l’oreille d’Annette s’est dressée. Elle ne perd rien
de ce que Timon dit de ce « défaitiste », de ce foutu pion du
Collège de Prusse », qui est « en train de passer du bleu de
Berlin au rouge du Kremlin. »
— « Je m’en vas lui botter le cul !… » Sans interrompre
son doigté, elle demande :
— « Qu’est-ce qu’il a fait ? » Entre deux tranches de sa
dictée, il lui réplique :
— a Et qu’est-ce que ça te fait ? »
Elle répond :
— « Je le connais. Et je l’estime. »
L’interlocuteur de Timon s’attend à ce que le gueuloir se
retourne contre l’imprudente secrétaire, qui lui oppose son
jugement. Mais les habitués savent le pouvoir de la dactylo
sur le tyran. Il écrase d’un coup de poing son cigare sur le
bureau ; et il s’étrangle :
— « Ah ! tu le connais ? Ah ! tu l’estimes ? Ce j…
f… !… *
Il avale, d’un grognement, sa fumée :
— « Eh bien, moi aussi !… »
Mais il ajoute :
— « Ça n’empêche pas que j’aurai sa peau ! »
Elle redemande :
615
— « Qu’est-ce qu’il a fait ? »
— « Puisque tu le connais, qu’est-ce que tu demandes ? »
Elle explique, à mots mesurés, qu’il y a longtemps
qu’elle l’a connu, elle l’a perdu de vue. Il est tout de suite
sur la voie. Elle sent son regard rigoleur qui la fouille. Mais
pour l’instant, il n’insiste pas ; il lui raconte brièvement,
avec sa brutalité ordinaire, mais sans insultes pour son
« type », comment Davy a, pendant la guerre, joué le rôle
inopportun de pacifiste et d’Européen ; — et, depuis la
paix, (il a le vice incarné !) il est passé au rôle opposé
d’avocat des hommes-au-couteau-dans-la-bouche et de
champion de l’Anti-Europe (de l’U. R. S. S. : — ainsi en
juge Timon). Et il conclut :
— Tu es satisfaite ? Qu’est-ce que tu en dis ? »
Elle réplique :
— « Je dis que s’il a soutenu les deux thèses opposées, il
faut bien qu’il y en ait une qui soit la vôtre. »
Il s’esclaffe :
— « Penses-tu ! »
Elle sourit :
— « Non, je ne pense pas. »
Elle sait très bien que ce ne sont pas les thèses qui
l’intéressent. Ce sont les profits. Et mieux encore, gains ou
pertes, c’est le jeu. Les thèses sont pour ces benêts
d’idéalistes, ces pions qu’on fait manœuvrer sur l’échiquier.

616
Mais alors, cela vaut-il la peine de tempêter contre eux ?…
Eh ! cela fait encore partie du jeu…
Plus d’une fois, par la suite, Timon, quand il est seul avec
Annette, ramène sur table le sujet ; et quoiqu’il le fasse sans
beaucoup de délicatesse, sa taquinerie n’est point
méchante ; il veut savoir… Et (que c’est étrange !) cette
Rivière, qui n’a jamais livré au plus intime son secret
dormant sous ses eaux, elle s’ouvre tranquillement à la
curiosité de ce brigand. Sans aucune gêne, le sourire aux
lèvres, elle lui conte, non sans un grain d’ironie, la
mésaventure de ses trente ans. Et lui, il ne pense pas à en
abuser ; il lui boute bien, çà et là, une goguenardise ; mais
c’est une bourrade d’amitié. Elle est la première à se
narguer. N’empêche que le sujet est sérieux, ou l’a été ! Il
ne faut pas y toucher avec des mains sales. Les lourdes
pattes de Timon n’y touchent pas. Et, sans que Annette le
lui ait demandé, Julien Davy n’est jamais attaqué dans le
journal ; son nom est tacitement écarté. Timon se contente
de dire à Annette :
— « Hein ! ton idiot, il est fort pour manquer le train !…
Dis le contraire ! »
Annette ne dit pas le contraire. Et que le patron dise qu’
« il l’a manqué », elle se sent un peu vengée… Elle a donc
besoin d’une vengeance ?… Quoi ! après quinze ans d’oubli
complet, sur lequel tant d’autres passions ont passé, la trace
encore restait, et elle cuisait ?… Quelle femme peut jamais
oublier la blessure faite à sa fierté ou à son cœur ?

617
Mais d’autre vengeance, Annette n’eût point voulu.
Celle-ci la satisfaisait. Si seulement ce que le patron venait
de dire, Julien avait pu le penser !… Oh ! deux ou trois fois
dans sa vie… Il n’en fallait pas plus ! Elle n’eût pas voulu
que ce regret fût une épine sous ses pas… Après tout, elle
ne s’était pas gênée pour lui trouver des Ersatze !…
— « Et lui-m.ême, le pauvre garçon, il m’était
probablement un Ersatz à celui que l’on cherche, toute sa
vie, sans le trouver… C’est beaucoup mieux que nous
ayons suivi chacun notre route. »
Tout de même, Annette n’était point fâchée que la route
de Julien ne se fût pas trop écartée de la sienne.

Satisfaction toute platonique ! Elle ne fit rien pour s’en


rapprocher. Rien même pour la connaître exactement. Elle
ne lut rien de Julien, jusqu’à cette maladie, qui lui donnait
des loisirs. Peut-être lui donnait-elle en même temps une
petite fièvre, propice à ces retours de pensée.
Or, ayant réussi à se procurer, par sa jeune bru, avec une
rouerie de curiosité indifférente, un des volumes de Julien,
puis un autre, puis tous les autres — ( « Quand on est au lit,
il faut bien savoir s’ennuyer ! » ) — elle passa des jours
dans un trouble du cœur bienheureux. Assia disait, la
voyant bâiller, avec les yeux ensommeillés :
— « Dors ! tu feras mieux… »
Elle, docile, fermait les yeux sur sa joie.

618
Qu’est-ce donc qui la réjouissait et lui causait un émoi,
dans ces livres, presque tous de science et d’histoire, où les
autres yeux ne voyaient qu’un miroir de l’esprit
désintéressé, réfléchissant les lois de la réalité objective ?
Elle y voyait, d’abord, cette intrépidité de l’esprit, qui ne
ressemblait guère aux vacillements de l’esprit timide,
qu’elle avait connu. — « Qui ne ressemblait guère ? » —
Qui ressemblait ! Si fait ! Elle, elle seule avait perçu déjà en
lui, sous le tremblement, les élancements étouffés de la
pensée vers l’héroïque vérité ; et elle les avait couvés sous
ses ailes. Elle les reconnaissait, ses poussins ! À lui, à elle.
Ils avaient foré du bec la coquille. Le vrai Julien.
— « Mon Julien… Le voilà donc ! Il est né !… Et de
quel ventre ?… Du mien, du mien ! Je l’ai porté et enfanté.
Il est le fils de mon amour et de ma douleur. Je le reconnais.
Je me reconnais… »
Comment n’eût-elle pas reconnu ? C’était elle-même qui
parlait, en certains mots. Elle se rappelait, quand elle les lui
avait dits… Et que quinze ans après, il les eût redits !…
C’était souvent moins que des mots, et infiniment plus :
c’étaient ses propres inflexions ; ce qu’il disait était de lui ;
mais pour le dire, il avait pris sa bouche, à elle. Le goût lui
en était resté aux lèvres… Et, dans son lit, les yeux fermés,
immobilisée pendant des journées, elle baignait dans une
joie de gratitude…
— « Cher Julien !… »
N’y avait-il pas là beaucoup d’orgueil et, par l’orgueil,
beaucoup d’illusion ?… D’illusion ?… Non, elle était sûre !
619
Elle était la seule à le savoir. Mais elle savait. On ne pouvait
pas la tromper… Quant à l’orgueil, elle ne disait pas non.
C’est vrai, il y en avait. Un peu… Beaucoup ?…
— « Peut-être plus que je n’en conviens ! C’est vrai, j’en
ai, de l’orgueil, dans toutes mes actions, tout au fond, même
quand je me crois le plus dépouillée de toute pensée
personnelle, quand je veux l’être, quand je me dis : —
« Enfin ! je suis morte à moi-même… » Je ne suis pas
morte. La bonne femme vit encore… Et comment ! Comme
elle revendique son dû !… Son Julien… Dire que je l’avais,
depuis dix ans, et que je n’en savais rien !… »
Car il avait beau avoir grandi, il était sien. Elle ne
songeait pas à s’égaler à lui. Elle sentait combien la pensée
de Julien la dépassait. Elle suivait de loin, jusqu’à telle
borne de la route. Passé la borne, elle ne pouvait plus, elle
l’avouait. Il eût fallu trop de temps pour rattraper l’avance
que la science et lui avaient prise sur elle, depuis quinze
ans. Mais son orgueil y trouvait encore son compte. Il est si
loin, il est devenu si grand, son petit !…
Et elle songe à ce que sa vie aurait pu être avec lui. Elle y
songe, pendant des heures, sans bouger, au creux de son lit.
Elle a tendresse, tristesse, et amusement. Sa vie se défait et
se refait, en songeant…
Assez songé ! Elle est guérie… « La vie est un songe… »
Peut-être !… Mais elle est un songe, où le pain ne vient pas
dans la bouche, sans qu’on l’ait gagné… Elle saute du lit. Et
au travail !

620
— « Mon petit Julien, on se reverra, quand on chômera !
Ce ne sera pas pour demain… »
Elle n’y pense plus. Mais Marc lui dit :
— « Tu as rajeuni. »
Elle rit :
— « Les gens comme nous, il n’y a qu’en étant malades
qu’ils se reposent… »

Julien ne s’est jamais reposé. Il est de ces hommes qui ne


savent pas… Il ne peut vivre sans travailler. Il n’a pourtant
pas besoin de travailler pour vivre. Mais il a besoin que le
travail remplisse sa vie de pensée. Ce travail de pensée
intensive bloque sa porte aux autres pensées. Il la bloque
mal. La porte bâille ; passent des courants d’air. Julien n’a
jamais chaud.
Mais il ne s’immobilise plus frileusement, au coin de son
vieux âtre du quartier Saint-Sulpice, comme aux temps où
Annette l’a connu. Il est sorti de la maison du passé. Et il y
a laissé tous ses lourds vêtements de préjugés bourgeois,
arrachés. Annette, en lisant ses livres, a bien vu.
Il n’a pas fallu peu d’héroïsme à ce petit bourgeois
français, timide et timoré, dominé par une mère autoritaire,
engoncé dans l’habit démodé de coutumes d’esprit et de
mœurs séculaires, de famille bien pensante, conservatrice,
cléricale, — pour oser, à trente-cinq ans passés, s’examiner
à fond, et, au fur et à mesure, sans tricherie avec son
entendement, se dépouiller de tout ce qu’il juge faux, après
621
y avoir cru. Ensuite, on se trouvera terriblement nu ; et
comment se montrer aux yeux de ceux qui vous ont connu
vêtu de ces mensonges, dont ils voilent toujours leur pudeur
offensée, — ceux qui ne veulent pas voir la nudité du
monde, et qui couvrent, horrifiés, d’une feuille de vigne, la
vérité de l’esprit, comme un sexe ? Le cas était d’autant
plus grave pour un Julien qu’il n’était pas de ces tristes
défroqués, qui se font dédommager de ce qu’ils ont laissé,
en se faisant héberger dans la boutique d’à côté et servant
les passions rivales de l’anticléricalisme et de la « libre
pensée ». Il restait nu, tout seul, en plein vent, dans la rue.
Ce fut dur. Mais cet homme timide ne revint jamais sur
ses pas.
Il vivait, grâce à Dieu, dans le milieu familial qui se
souciait le moins de ses combats de pensée. (C’est un grand
dénûment, de n’avoir à son foyer personne avec qui
échanger sa pensée ; mais c’est aussi un repos : que
deviendrait-on s’il fallait, au foyer, à toute heure, rencontrer
le regard d’une ennemie de sa pensée ?) Sa mère l’avait
marié, peu avant de mourir, à une femme bien portante,
bien pensante, nulle à souhait, richement dotée ainsi qu’il
convenait, assez jolie et fade et bonne ménagère, mais
d’une incuriosité d’esprit, rare même dans son espèce : elle
n’ouvrait presque jamais un livre ; ceux sur lesquels, jeune
fille, dans son institution pieuse de demoiselles, il lui avait
fallu bâiller, l’avaient tant ennuyée, que l’un des profits du
mariage lui avait paru d’être enfin libre de les fermer. Que
son mari passât la vie dans les papiers, n’était pas pour la

622
gêner. Les hommes ont leurs affaires, qui ne l’intéressaient
pas. Elle ne l’aimait pas assez… elle ne le détestait pas :
elle n’avait point déplaisir, — ni, mon Dieu ! grand plaisir
— à le retrouver, chaque jour, à la table et au lit ; elle était
assez gourmande, il ne l’était pas assez. Bref, elle l’aimait
assez, mais (comme les Normands) elle ne l’aimait pas
assez pour qu’elle s’intéressât à ce qui pouvait se passer
dans l’esprit de cet homme. Cette armoire à ranger ne
rentrait pas dans ses attributions mobilières.
Aussi, n’eût-elle pas eu vent de la crise, qui le fit, à
quarante ans, sortir de la passivité satisfaite, acceptant
l’ordre social et religieux des gens dits « comme-il-faut », si
des amies bien intentionnées et même son confesseur ne lui
avaient appris le devoir que l’on attend d’une épouse
chrétienne, quand son époux cause, par son exemple, un
scandale d’esprit dans la communauté. Il s’ensuivit
quelques interventions éplorées de la femme auprès du
mari. L’effet en fut fâcheux pour la paix du ménage, mais
sans aucun profit pour l’ordre moral : car la brave
Constance n’avait naturellement rien compris au délit de
son mari, et ce qu’elle lui en pouvait dire n’était point fait
pour y remédier. Il était fort cassant, pour tout ce qui
touchait à sa liberté de pensée. Et sur un tel terrain, la
sottise de sa femme s’étalait d’une façon si aveuglante qu’il
n’eut pas la charité de le lui cacher. Elle-même en eut
conscience ; mais comme toutes les sottes, elle ne s’en
entêta que plus. Dieu sait comment ils en seraient sortis tous
les deux, si le confesseur, plus fin, craignant l’éclat public

623
où risquait de verser la championne maladroite de la
religion, ne se fût empressé de lui fermer le bec. À travers
son moucharabi, d’où l’épouse ulcérée exhalait son
désordre verbal et ses mouchements de nez, il s’appliqua
maintenant à calmer le débit incohérent et la funeste bonne
volonté de sa pénitente, imprudemment arrachée au béni
non-penser. Il fallait l’y faire rentrer. Il n’y eut pas trop de
peine : elle ne demandait qu’à être convaincue que Dieu ne
pouvait la rendre responsable des écarts de son mari, —
qu’à vouloir contredire l’égaré on risquait de l’enfoncer
davantage dans sa perversité, — que le mieux qu’elle pût
faire était d’offrir à Dieu ses prières pour le salut du
malheureux. Le reste était à Dieu… (Le reste c’était, s’il
plaisait à Dieu, que Julien fût damné… ou bien qu’il ne le
fût pas… Constance espérait sincèrement qu’il ne le serait
pas. Mais toutefois, s’il l’était… eh bien, elle préférait n’y
pas penser ! On a déjà bien assez de troubles avec soi !…)
Aussi, quand Julien, touché, non sans remords, de l’air de
victime résignée que sa femme prenait maintenant, tenta,
pour s’excuser, d’expliquer sa pensée, d’une façon
élémentaire, comme un instituteur à une fillette de sept ans,
elle eut un geste d’effroi : — « Non, non ! C’était trop
fatigant !… Et puis, s’il arrivait qu’elle comprît !… Comme
dans une course de glacier, on se trouve attachée par la
corde à un fou qui dérape… Merci bien ! Je préfère ne pas
être attachée… Pauvre Julien ! »
Elle dit qu’elle était trop bête pour comprendre ; (elle
était fière et heureuse de l’être… « Heureux les pauvres

624
d’esprit ! » ) Pauvre Julien !… Et de penser que ce pauvre
homme était en train de déraper seul, fit qu’elle s’ingénia à
se faire toute douceur, à lui confectionner une vie douce,
quiète, bonne cuisine…
— « C’est bien le moins qu’il ait quelque plaisir, dans
cette vie d’ici-bas !… »
Julien ne s’abusait pas sur la vraie signification de la
bonté de sa compagne. Du moins, il avait la paix, à son
foyer. Ce n’était pas un feu très chaud. Mais, le collet
relevé, dans son manteau de pensée, il pouvait travailler,
sans risques d’être troublé. Il ne fallait pas en demander
plus à la vie. Puisqu’il l’avait a ratée !… » Car, il l’avait
« ratée ». Cela, il en était sûr. Il en avait le sentiment sourd
et obsédant. Il se gardait de l’analyser. À quoi bon,
maintenant ? La chance était venue. Et il avait fait pis que la
laisser passer : il l’avait rejetée. Il avait divorcé d’avec celle
qui aurait dû être la vraie compagne de sa vie. Il avait eu
beau s’être retiré d’elle. Depuis seize ans, sa vie profonde
se déroulait en dehors (en dedans) de sa vie apparente, de
son ménage, de sa maison, — dominée par l’absente.
C’était moins la figure d’Annette, son image matérielle —
(ce l’était aussi ; mais les yeux de cet intellectuel étaient
myopes dans les choses du cœur, et l’image était trouble) —
c’était moins la vision d’Annette que son sillon brûlant,
laissé au noyau de l’esprit. L’être intérieur de Julien en avait
été transformé. À dater de ces jours lointains de 1905, où il
avait cessé de la voir, elle n’avait cessé de le travailler : le
regret, le remords, l’avaient secrètement modelé à l’image

625
spirituelle de ce qu’elle aurait voulu de lui, ou de ce qu’il se
figurait qu’elle eût voulu.
Ce fut ainsi qu’il lui dut le grand effort de sa vie et
l’élargissement de son esprit affranchi. Ce ferment invisible
changea l’eau en vin, et dans cette pensée casanière fit
entrer les semences audacieuses de toute la terre. Elles
furent encore assez lentes à lever ; il sentait depuis
longtemps en lui ces libres hôtes, avant qu’aucun de ceux
qui l’entouraient — famille, amis, collègues — s’en fût
encore douté. Il n’était point pressé de les leur montrer. Les
ouvrages qu’il écrivit dans cette première période, presque
tous consacrés à la science, faisaient preuve de vues
originales, mais strictement limitées par le cadre
professionnel. Prudence ? Égards envers son milieu, qu’il
savait devoir blesser ? Peu de vocation pour lutter ? Restes
de sa timidité congénitale, qui faisait le silence sur le plus
secret de soi ? Ou bien n’était-ce pas un sentiment plus
mystérieux, une réserve religieuse du plus profond, du plus
précieux, pour soi et pour le témoin imaginaire de sa vie
intérieure, — son Annette irréelle ?
Mais l’Annette réelle — c’était le plus singulier ! — il
n’avait jamais cherché à la revoir. Il avait même eu peur de
s’informer d’elle. Et ce n’était point brillant ! De crainte
d’être troublé, il avait évité de savoir s’il n’aurait pas eu
plus d’une occasion de lui venir en aide, dans le besoin,
dans le danger. C’est le cœur « trop sensible », qui se
détourne de la bête écrasée, parce que « cela lui fait mal »,
ou « pourrait lui faire mal », et qui n’essaie point de la

626
panser !… On connaît ces tristes cocos ! Mais qu’il en fût
un et qu’il le sût, il y avait de quoi, pour lui, être suffoqué
de dégoût… Ah ! il lui fallut du temps, avant d’éliminer les
vieilles tares de sa nature… Et il ne s’en nettoya sans doute
jamais tout à fait. Il lui en resta toujours, au fond du vase,
une rouille que ses ongles s’acharnaient à gratter.
Mais chacun a sa rouille, et Annette avait la sienne.
L’essentiel est que, dans l’âme, l’eau courante empêche les
conduits de vie de s’obstruer. L’eau fraîche, l’eau
nouvelle… La seule pourriture, pour l’âme, l’irrémédiable,
est celle de l’étang. Le fleuve lave sa vase. Elle passait, la
Rivière ! Elle l’avait arraché à son immobilité torpide, à la
résignation de ce purgatoire de l’esprit, où végètent des
milliers d’infusoires humains. Elle lui avait imprimé l’élan
et révélé la vie, avec sa passion, sa douleur et sa flamme
dans la nuit.
Et de plus, — (triste à dire, mais c’est ainsi !) — par les
souffrances mêmes qu’il avait causées à Annette, eh bien,
lui, il s’était racheté ! Faire souffrir injustement un être
qu’on aime, peut, quand on a l’énergie d’en prendre pleine
conscience, devenir une révélation qui enrichit. Julien lui
avait dû, depuis, par le remords, une vue plus profonde des
hommes, un instinct de justice, un besoin de réparer, par le
bien fait aux autres, le mal fait à une seule. Annette avait
payé, pour lui. Julien était d’une vieille bourgeoisie
française, où l’on a bien des vices encrassés et les doigts qui
crochent sur l’argent épargné ; mais on a la religion de celui
que l’on doit et le souci fiévreux de ne point mourir avant

627
de l’avoir rendu. Quand ils vont dans les champs, ces
bourgeois, les oiseaux ne chantent pas pour eux l’amour et
le printemps ! Mais ils entendent la caille, qui leur crie :
— « Paie tes dettes ! »
Julien paya les siennes.

Qui l’aurait cru ? Lui-même l’a-t-il bien su ?… Ce fut


pour les payer qu’il se trouva, pendant la guerre, jeté, bien
malgré lui, dans cette mêlée sociale, dont il avait l’aversion
physique et morale.
Pendant la période d’avant, où son esprit, sans se livrer,
replié sur lui-même et concentrant son souffle, amassait
l’énergie pour son indépendance, Annette l’invisible n’avait
cessé de se tenir à ses côtés. Elle n’avait pas besoin de
parler. Elle marchait. Il ne se demandait pas où le chemin
menait. Il n’y avait qu’un chemin : celui où les belles
hanches, près de lui, avançaient.
Il avait peu à peu, dans ses travaux, incliné vers l’histoire
et la philosophie des sciences. Et par un double effet
d’actions et de réactions complémentaires, l’esprit, en
même temps qu’il se dégageait du réseau de lianes
catholiques qui entravaient ses membres, s’engageait dans
une forêt de pensées qui dépassaient de beaucoup les limites
non seulement de la religion, mais de la science et de la
raison d’un temps. C’était une expédition aussi aventureuse
que celle de Vasco, et elle doublait, comme lui, le Cap des
Tempêtes. Une fois sorti du port, il n’y avait plus d’escale ;

628
on était pris par les vents et les courants marins ; on avait
dit adieu à la terre ; la patrie était dessus, ou dedans
l’Océan.
Un catholique et un Latin, quand il a cru et qu’il ne croit
plus, ne jette plus l’ancre dans les flots du Doute, ne s’arrête
plus, comme font ceux qui « protestent », ou qui ont
« protesté », — il y a bien longtemps ! — chez les
Germains et les Saxons. Il va au fond, et il n’y a plus de
fond. Il ne se crée point, entre deux eaux, comme ces
« Réformateurs » (les bien nommés, qui ne rejettent qu’à
moitié !) et comme ces métaphysiciens de la Raison
nordique, pure ou pratique, un plancher de bois, suspendu
sur l’abîme. Il est seul et nu, et il nage. Il n’est soutenu que
par ses membres. Il sait qu’une heure ou l’autre, il coulera.
Mais il ne mendiera pas un secours.
Julien s’était jeté dans l’âpre raison désenchantée, qui
n’admet aucun compromis. Comme beaucoup de ceux qui
ont trop plié sous la foi et sous l’amas des contraintes
imposées par la société, il gardait à l’une et à l’autre une
rancune, qui dépassait les bornes de la stricte justice. Il
n’était pas incapable de le reconnaître ; mais il l’était de
renoncer à cette vengeance. Il s’appelait lui-même,
amèrement, « Julien l’Apostat ». Et dans ce besoin de
représailles, qui ne tarda plus à percer sous ses écrits, il y
avait un châtiment contre lui-même, — contre celui qu’il
avait été.
On l’entrevit d’abord entre les lignes de ses « Essais
philosophiques » ; et ce fut d’abord la religion qui se

629
reconnut visée. Elle le dit trop, elle accusa les coups ; il les
redoubla. Et bien qu’après quelques aigres engagements,
elle eût jugé plus prudent de se replier et de faire le silence,
— (par un merveilleux accord, toute la presse bien pensante
ne souffla plus mot des publications de Julien), — la
rupture fut définitive ; et les saints échangés avec les
vieilles connaissances ne firent pas illusion : « la
mobilisation générale n’est pas la guerre », comme disent
ces augures ; mais ils ne rient point en se regardant : la
guerre vient, la guerre est là, elle attend l’heure.
Et vint l’autre guerre, — la vraie guerre de 1914. Toutes
les passions accumulées de l’avant-guerre y trouvèrent le
bouillon de culture où proliférer. Il n’était pas d’inimitiés à
satisfaire que contre l’ennemi du dehors. Et comme les
soupçons, les rancunes, les haines enfouies, avaient vu plus
juste (c’est l’ordinaire) que les amis ! Elles avaient vu peut-
être plus juste que Julien lui-même. — Car il ne se rendait
pas encore compte de l’esprit de révolution, qu’il portait en
lui. Dans le grondement monotone des autobus qui
s’ébrouent entre les deux rangées de grises façades, bordant
la rue de tous les jours, la révolte qui monologue s’assoupit,
comme le battement douloureux de la gencive. Il n’y a rien
à mordre. Calme trompeur. Julien savait que sa critique
désabusée avait percé, par delà la première croûte de sa foi
défunte, l’écorce pourrie de la société ; il ne tenait qu’à lui
d’enfoncer la pointe, pour mettre à nu l’abcès purulent. Il ne
l’enfonçait pas. Il reculait le moment de constater que
l’ordre social entier et ses colonnes morales étaient

630
condamnés. Il lui eût fallu se mettre en quête d’une autre
maison ; et quarante ans de vie casanière lui avaient
toujours fait envisager avec terreur un déménagement. Il
savait pourtant que le congé de l’ancien appartement était
donné. Mais il attendait, avec fatalisme, le jour du terme, où
il devrait déloger… Et parmi ce caravansérail du passé, il y
avait encore un grand bazar, dont il ne se résolvait pas à
rendre la clef. Il évitait même d’y aller voir, il en avait
fermé la porte et les volets sur la poussière des siècles : ce
n’était pas prudent d’y faire le jour et de balayer. Ce grand
bazar était la Patrie. Pour ]es Français d’avant 14, elle était
le seul Dieu indiscuté. Tous les autres dieux étaient soumis
à la loi commune de la vie : la mort, en gros et en détail, la
vieillesse, la maladie, le ver qui ronge les autels. Aucun
dieu n’était plus intangible. Hors elle seule. Pour les
croyants aux religions, comme pour les « libres-penseurs ».
Et davantage encore pour ces derniers. Car ces pauvres
gens, en dehors d’elle, n’avaient plus où poser les pieds. Ce
cri d’angoisse, pathétique et pitoyable (dans les deux sens
du mot : pitié) de ce grand-maitre de l’Université laïque, le
vieux Lavisse :
— « Mais si vous m’enlevez la Patrie, que me restera-t-
il ? Pourquoi alors aurai-je vécu ? »
Ces vieux hommes, jusqu’au dernier jour enfermés dans
l’harmonieux mais si étroit horizon de leurs collines ! Il leur
fallait cette terre et tous ses morts, quinze siècles de morts,
sous les talons ! Si vous ébranliez leur « patrie », c’était
comme quand la terre se met à trembler : tous ceux qui se

631
sont trouvés dans un séisme, connaissent l’angoisse unique,
inexprimable, qui s’empare de tous les vivants : le point
d’appui, le seul, sur lequel l’homme a bâti, se retire : il n’y
a plus rien… Julien, d’avance, étant un sismographe ultra-
sensible, percevait les grondements annonciateurs sous la
terre et l’obscure détresse de l’âme qui va perdre son
support. D’autant plus en détournait-il les yeux. Il restait là,
muet, inhibé ; et il prenait garde de ne pas toucher à la
dernière idole. — Mais certains de ceux qu’il avait désertés,
des prêtres habitués à lire dans les consciences, son ancien
directeur religieux, un fin vieillard à la grande bouche sans
lèvres, comme celle de Voltaire, (mais les yeux n’avaient
point déplace pour l’ironie, ils entraient par ruse ou par
effraction dans la maison), virent, de très bonne heure, dès
les débuts de la révolte, que l’insurgé n’aurait point la
prudence de distinguer entre fas et nefas, qu’il s’attaquerait
au grand Fétiche ; et patiemment, les bras croisés dans les
longues manches, ils attendirent, aux aguets, la catastrophe.
Moins avisés, ces laïques qui s’imaginaient voir en Julien
un libre-penseur de tout repos, n’ayant trahi la sacristie
qu’au profit de la loge et enrôlé au service de la raison
traditionaliste, nationaliste, bourgeoise, laïque et
obligatoire : ils lui avaient ouvert, avec les portes du
Collège de France, celle de l’Académie des Sciences
morales et politiques, en attendant l’autre, la seule qui
compte, l’Immortelle : car certains des grands-électeurs,
dans la maison, avaient jeté leur dévolu sur lui ; et son
vieux maître, celui dont nous venons de citer l’exclamation
touchante et puérile, lui avait fait entendre que dans les
632
deux ou trois ans, l’élection était assurée : il en faisait son
affaire personnelle. Le vieil homme avait, on ne sait
pourquoi, pour Julien, une tendresse ; il l’avait vu, enfant,
dans sa classe de lycée, puis sur les bancs de la Faculté ; et,
sans trop s’inquiéter de pénétrer sa pensée, il s’était attaché
à ce visage, dont le jeune sérieux et la loyauté lui étaient
une agréable assise, tandis qu’il conférenciait ; entre les
deux regards qui se souriaient s’étaient établis, au cours des
années, des rapports muets de père à fils. Le vieillard était
convaincu d’avoir en Julien un héritier spirituel. Et Julien,
reconnaissant et respectueux, ne s’était pas clairement
demandé s’il répondait à l’attente de son maître.
Quand vint la guerre et que, d’eux mêmes, les
intellectuels (les Universitaires, au premier rang)
s’enrôlèrent au service de la patrie, le vieux chevronné de
l’intelligence officielle, le maréchal de l’Université, confia
tout naturellement à son favori un rôle de choix dans
l’équipe qu’il organisait de l’Arme nouvelle : l’Esprit, pour
la première fois militarisé, réquisitionné dans les usines de
fabrication des munitions intellectuelles et des canons.
L’histoire, la science, et l’éloquence, tout était bon. — Il eût
mieux fait de laisser Julien dans l’ombre. Julien n’eût pas
demandé à en sortir ; et il eût probablement évité de
discuter les conclusions que ses aînés, que ses pairs et ses
collègues, lui feraient lire et soussigner. Mais lui demander
de les contrôler, de participer à leurs secrets de fabrication !
Quelle imprudence ! Ils étaient de bonne foi, — à leur
manière. Ces braves gens étaient si pleins de leurs passions

633
nationales et de la conviction qu’elles s’identifiaient avec la
vérité, que lorsque celle-ci faisait mine de les contredire, ils
n’hésitaient pas à la faire taire, ou à lui faire dire ce qu’ils
voulaient. Il suffisait de lui cheviller un peu les membres,
bien ligotée sur le chevalet : (ce n’est pas pour rien que la
Sorbonne compte parmi ses ascendants les hommes d’art et
de science qui soumettaient à la « question » les corps de
ceux dont ils voulaient faire issir la vérité !) Julien était
maladroit au métier. Il écoutait parler la vérité ; et il ne
savait pas ce que « questionner » veut dire. Il rapporta
naïvement de son étude de textes allemands ce que ces
textes avaient dit. Ce n’était pas ce qu’on lui demandait.
Une discussion s’engagea ; et comme elle amena la
confrontation avec les résultats fort différents de ses
collègues, l’opposition se révéla. Elle fut nette, soudaine, et
brutale. L’intellectuel, quand on l’irrite, en le touchant
imprudemment au point sensible, voit non pas rouge, mais
blanc : (c’est, on le sait, dans le feu, un degré plus intense).
Julien, dont les lèvres blêmissaient en écoutant les
transcriptions d’un de ses collègues, frappa du plat de la
main sur la table, et cria :
— « Mais c’est un faux ! »
Quel tollé !… L’homme qu’il venait de souffleter était,
jusqu’à cette heure, un ami aimé et estimé, un grand
professeur respecté, non moins pour sa science que pour
l’intégrité de son caractère. Julien, sur-le-champ, s’excusa,
tâcha d’expliquer confusément son jugement, en le rendant
plus acceptable. Mais la face qui avait reçu le soufflet,

634
gardait l’empreinte ; elle avait verdi, et, dans ses yeux
brûlait maintenant la haine inexpiable. Jamais intellectuel
n’a pardonné à un confrère de voir en lui ce que lui-même
ne veut pas voir : car, quoi qu’il fasse maintenant, il sait que
ce qu’il ne veut pas voir, est là. — Julien, plus consterné
encore que celui qu’il venait de blesser à mort, s’en
retournait à la maison, se répétant :
— « Et il est honnête ! »
Il le savait, il en eût mis sa main au feu… Ce grand
savant… Une vie de désintéressement… Et le culte de la
vérité… — Il ricana amèrement :
— « La vérité des honnêtes gens !… »
C’était pour lui un écroulement. Il se ressentait de son
éducation puritaine. Les plus puritains sont souvent ceux
qui rompent avec la religion. Quand ils s’imaginent le faire
par amour de la liberté, c’est un amour de pureté qui les
pousse, la passion de vérité pure, sans compromis. Il avait
cru la trouver au dehors, chez ceux de la libre raison. Elle
n’y était pas davantage… Et Julien, d’une main fiévreuse,
écartant les égards dont il avait protégé ces « honnêtes
gens » qui l’entouraient, se mit à regarder au fond. Il
enterra, ces jours-là, beaucoup de ses proches. Mais il n’eut
pas le courage de prononcer leurs oraisons. Il les avait tant
honorés que leur faillite était la sienne.
Le plus douloureux fut la rupture avec le vieux maître :
car elle s’opéra sans éclat, comme la mort d’un père dans
son lit ; et le mourant regarde en silence le fils, avec un

635
reproche poignant. Le vieux homme, sans colère, refusait de
lire le mémoire que Julien lui apportait : (car Julien, mis
malgré lui sur la piste, ne pouvait plus maintenant
s’empêcher de chercher la vérité, et rapportait le gibier au
maître). Le vieux disait :
— « Non, je ne veux pas, c’est inutile… »
Et, lui posant sur la main sa grosse main gonflée par
l’âge :
— « Mon ami, vous me désolez… Réfléchissez !… Vous
vous perdez… Vous manquez à tout ce que nous attendons
de vous… au devoir commun… »
Julien se raidissait :
— « Le devoir commun, commun à nous, hommes de
science, est de servir la vérité, quoi qu’il en coûte. C’est
vous-même qui me l’avez appris. »
Le vieux branlait sa lourde tête ; et dans ses gros yeux,
striés de rouge, une flamme s’allumait :
— « La vérité ne peut jamais se séparer de la patrie. Les
deux causes n’en font qu’une. »
— « Soit ! Que donc la patrie ne s’écarte point de la
vérité ! »
— « Patrie, d’abord ! » dit le vieil homme. « Nous
sommes tous à son service. »
— « Tous, mais non pas… »
Le vieillard lui coupa la parole :
— « Tout. Tout ce que nous avons. Sans exception. »
636
Les deux hommes se turent. La flamme du vieux était
tombée. Il évitait de regarder Julien. Il attendait que Julien
parlât, que Julien dît les paroles qu’il attendait. Comme le
silence se prolongeait, il releva sa grosse tête de vieux lion
malade, ses pesantes paupières qui faisaient penser déjà au
couvercle du cercueil ; et son regard épais, humide, appuya
sur le regard de Julien, avec tendresse, crainte, instance.
Julien en était accablé ; mais il ne pouvait dire rien autre
que :
— « Je ne puis pas donner ce qui ne m’appartient pas, ce
à quoi j’appartiens : — la vérité. »
Il ne le dit pas : à quoi bon faire une peine de plus,
inutile ? — Mais il la fit. Le vieillard lut ce qu’il ne disait
pas. Les pesantes paupières retombèrent, et la grosse tête
s’inclina sur la poitrine. Après avoir repris le souffle, un
moment, le patriarche, accablé, se leva péniblement de sa
chaise, en s’étayant de ses deux poings sur la table. Julien
s’empressait, pour l’aider ; mais d’un geste gauche
d’homme ankylosé, sans le regarder, le maître l’écarta. Et il
partit, sans se retourner, faisant craquer sous ses lourds
pieds le plancher, baissant le front, voûtant le dos. Il était
blessé à mort.

Pour un homme comme Julien, la blessure qu’on fait aux


autres n’est pas la moins douloureuse : on n’arrive pas à la
guérir, comme les siennes propres ; on refait sa peau, on se
cicatrise ; mais on ne refait pas la peau des autres, et l’on a
mal à leurs plaies… Mais pour un homme comme Julien,
637
cette obsession n’empêche pas l’implacable marche de
l’esprit. Elle se poursuit, sur ses blessés et sur ses morts.
Julien ne pouvait plus dire à son intelligence :
— « Halte !… Et ce que tu as vu, oublie !… » Il
n’oubliait jamais rien. C’était une infirmité de son esprit. Il
continua. Il ne cherchait point la polémique, et sa méthode
était sans éclat. Il voulait seulement s’éclairer lui-même, —
peu pressé d’éclairer les autres : car il en savait maintenant
assez, pour savoir qu’ils ne voulaient pas être éclairés. Mais
la seule pensée de sa présence à côté d’eux, de son contrôle
silencieux qui les contredisait, du muet jugement qu’il
portait contre eux, (car ils ne pouvaient plus l’ignorer), les
jetait dans une irritation, que sa réserve même exaspérait.
Un instinct aveugle les poussait à l’en faire sortir. Le plus
provocant était l’ami — l’ami mort — l’ennemi mortel,
dont la joue gardait éternellement la brûlure du soufflet. On
ne permit pas à Julien de se taire. C’est trop commode, de
ne point parler et de penser en liberté ! On le mit en face
d’une déclaration commune. Il ne la signa point. On exigea
qu’il dît pourquoi. Julien avait horreur de toute profession
de foi publique. Mais il ne fuyait pas sa responsabilité. Il dit
pourquoi. Il le dit, en termes si nets, si précis, qu’une fois
dits, les imprudents qui les lui avaient arrachés, auraient
voulu les lui rentrer dans le gosier. La passion stupide leur
avait fait dépasser le but. En tendant le piège à l’adversaire,
eux-mêmes s’y trouvaient coincés. Ce n’eût été rien encore,
si leur fureur avait su demeurer à huis-clos. Mais des
journalistes en eurent vent ; et l’un d’eux parvint à prendre

638
copie de la dangereuse confession de l’hérétique. La sottise
de la censure fit le reste : elle permit l’accès de la poudrière,
pour exalter la patriotique flétrissure que le haut corps
enseignant infligeait à l’indignité d’un de ses membres.
Quelques coupures maladroites de passages, ni plus ni
moins audacieux que le reste du texte, stimulaient
l’imagination du public à chercher de pires audaces. Julien
ne fut pas le moins saisi, à la lecture de son propre article.
Sa timidité naturelle se demandait :
— « Mais qui ? Mais qui a dit cela ? Qui me l’a fait
dire ? »
Et puis, soudain, il se tut. — Par-dessus son épaule,
Annette lisait… Julien se leva, il marcha de long en large
dans sa chambre, deux ou trois fois. Il se rassit. Et il sourit :
— « Ce que femme veut… Advienne que pourra ! »
« Elle » était arrivée à ses fins. Il avait brisé ses lisières
— ainsi qu’ « elle » les avait brisées — avec le vieil ordre
social. Et maintenant, il était seul — seul avec « elle » ; —
mais il n’était pourtant pas assez sentimental pour ne pas
savoir qu’ « elle », ce n’était qu’une ombre de son esprit ; et
il aurait eu besoin de la chair, du corps vivant uni au sien,
pour lutter contre ce monde de chair. Mais il ne songeait
même pas à la chercher. Trop tard ! La partie était perdue. Il
était de ces stoïques, (je les salue, Dieu les bénisse ! mais je
ne suis pas jaloux de leur brouet, qu’ils s’en pourlèchent ! )
qui n’ont jamais peur de la défaite, mais qui ne font rien
pour la réparer, et qui l’acceptent. Julien resta fièrement
dans le désert de sa maison — que, par bonheur,
639
commençait d’égayer la turbulence d’une enfant… Nous la
retrouverons. Mais elle en est encore — je ne dirai pas à ses
poupées, car elle n’a rien des goûts d’une fille — mais à ses
jouets et jeux de garçon. Bien entendu, étant la fille d’un
« pacifiste », elle ne rêve que plaies et bosses ; elle est
Georgette : elle sera George. Pour l’instant, elle ne se fait
connaître que par son fracas dans la maison. Pas une
semaine sans écroulement ! La mère se lamente comme
Rachel. Le père se tait. Il ne gronde jamais.
Au dehors, le vide hostile s’est creusé. La carrière
académique de Julien est brisée. Les grands-électeurs de
l’Académie n’auront désormais d’autre préoccupation que
de faire entrer chez eux des complices, — des ministres, des
maréchaux, ou des intellectuels qui aient, comme eux, pour
la bonne cause, trahi la vérité… « Pour Dieu, pour le tsar,
pour la patrie !… » la devise de Michel Strogoff… Le
vieux maître et protecteur n’a plus répondu aux lettres
affectueuses de Julien, et lui a fait retourner, sans la lire,
une brochure où Julien, avec modération et respect pour
ceux qui pensent autrement que lui, exposait objectivement
(documents à l’appui) sa thèse des responsabilités de guerre
partagées et du devoir des intellectuels de travailler à la
prompte réconciliation. Les combattants à l’abri, de l’Action
Française, qui se sont constitués, à peu de risques, les
« défenseurs du moral de l’arrière », ont organisé quelques
chahuts à ses cours du Collège de France. Il est heureux que
la solidarité professionnelle, plus forte que même la passion
patriotique, le défende contre les violateurs de l’enceinte

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sacrée, comme celles où les criminels, au Moyen-âge, ne
pouvaient être appréhendés. Il conserve son cours. On ne le
ferme que quelques semaines. Au bout de ce temps, on l’a
oublié. Les pères Fouettards de l’Action Française ont
d’autres chats à fustiger !
Julien ne renouvelle pas le scandale. Mais il n’y a aucun
mérite. La censure, avertie maintenant, ne laisse plus passer
de lui aucune ligne. Même ses Mémoires archéologiques
sont suspectés. Aucun ne pourra plus paraître avant la fin de
la guerre. — Quant à accepter les offres qui lui sont faites
par les partis d’opposition politique, désireux de s’annexer
son nom pour leurs associations et leurs meetings, d’ailleurs
clairsemés et traqués, Julien a encore trop conservé de son
double orgueil d’intellectuel et de bourgeois, pour s’y
prêter. Il lui faudra bien des années pour se délivrer de son
faux-col empesé. Même dégagé et déraidi, il sera toujours
plus à l’aise avec ses livres qu’avec les hommes dans la rue.
Mais son esprit est intrépide ; rien ne lui fera abandonner la
piste commencée ; et loyalement, le corps, sans joie, mais
sans plainte, suivra l’esprit où qu’il le mène, et s’il le faut,
jusque sur les barricades.
Il n’en est point là, entre 1915 et 1919. Il se tait, et il
médite. Le vide même que l’on a fait autour de lui, lui a
donné des loisirs. Sa solitude intellectuelle l’enrichit et
l’enhardit. Il apprend à se passer des autres. Et ces autres
qui, voulant lui retirer l’air, lui ont enseigné à le chercher
sur les sommets, sont irrités de la déconvenue, et leur

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hostilité s’en envenime. Ils ont eu beau murer le scandale.
Le scandale est muet, mais il est vivant.
L’âpre et brûlante méditation de Julien s’attache aux
hommes, en même temps qu’aux idées. Ses expériences de
la vie, qui l’ont meurtri, sont un bienfait pour son esprit.
Elles lui éclairent l’humaine nature et les chemins tortueux
du labyrinthe. Il est sorti de la science des livres. De jour en
jour, pendant des années, il pénètre dans les catacombes de
l’âme, tous ces réseaux entrecroisés du subconscient, qui
parcourent la terre évidée, sous les pas de la pensée qui
parle, du mensonge quotidien. Il les explore, seul, sans
beaucoup s’aider de la chandelle des grands docteurs es
psychanalyse. Il a sa propre lanterne. Son atavisme
religieux lui a mis en main la clef d’une intuition singulière,
qui tient autant de l’instinct animal que de l’intelligence
raisonnée, mais que celle-ci vient diriger et ordonner. Le
résultat est une pensée qui, après avoir longtemps erré sous
la terre, cherchant l’issue, fore la croûte de la nuit, et surgit
en jets artésiens d’images, aux points plus faibles de
l’écorce, que l’ingénieur a repérés. Il se trouve que ces
grands flots des profondeurs, chargés de symboles qui
s’ignorent, comme des poissons aveugles, sont d’un poète-
philosophe. Mais Julien mettra longtemps à s’en apercevoir.
Comme il a peu de sens pour ce que l’on admire
communément sous le nom de poésie, il se croit fermé à ces
lumières, qui ne lui inspirent aucun regret ; et quant à la
philosophie, depuis que le doute religieux a ruiné ses
assises, il s’imagine qu’il n’est plus d’assises, et il raille les

642
efforts vains de l’esprit pour les reconstruire. De bonne foi,
il croit qu’il ne croit plus à rien… Possible !… Il ne croit
plus. Mais il crée… Et qu’est-ce donc que créer, sinon
croire ?… Peut-être pas du front, mais des reins. La voix de
l’être crie : — « Engendre ! »… » Il faudra bien que le front
suive. C’est un pauvre seigneur, auprès des forces
profondes de la chair. Quand je dis : « la chair », je dis :
« l’âme » et ses armées. Julien avait en lui plus de ces
énergies qu’il ne pensait. Nous en avons tous. Mais elles
dorment ; nous avons peur de les réveiller. Et la plupart de
ceux qui ont peur, ils ont raison. Ils ne seraient pas capables
de les diriger. Gare au pays, si les bandes étaient lâchées !
Mais Julien gouverne, même en les suivant, ses armées. Un
intellectuel de sa trempe peut lancer sa barque sur les
courants : il n’abandonne point la barre.
Ce rare équilibre de l’esprit critique et de l’intuition
donna naissance à des « Dialogues du Peuple sur
l’Aventin », où le peuple de l’Âme, qui a rompu ses liens
avec la Cité, tumultueusement délibère ; et le dernier mot
n’est pas, cette fois, à l’homme qui plaidait la cause de
l’Estomac ; celui qui veut manger, qu’il travaille !…
« Montre tes mains ! Intellectuels, savants, artistes,
écrivains, rendez vos comptes ! Qu’avez-vous fait, depuis
cent ans que vous êtes rois — ou bien valets — de
l’opinion ?… » C’était une parade à la Daumier. Tous les
héros de l’écritoire, sur les tréteaux ! Mais le vrai drame
était dans l’âme du spectateur, qui se détourne avec mépris,
— ce peuple, qui campe hors de la cité, autour de ses

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grands feux dans la nuit, et qui regarde monter au gouffre
du ciel leurs fumées rouges, où les étoiles crépitantes sont
des flammèches. — L’esprit, sans guide, faisait sa
Révolution, à l’heure où la Révolution se faisait là-bas, par
les poings des peuples, au fond de l’Europe. Mais l’esprit
ne connaissait pas les faits ; et il ne faisait rien pour être
connu. Julien ne publiait point ses méditations. Même après
que, l’état de guerre et la censure ayant pris fin, il n’eût pas
eu de peine à leur trouver un éditeur, il les garda en
manuscrit ; il répugnait à les livrer au plein air. Peut-être
parce qu’il eût été contraint alors à s’y voir lui-même, sous
le jour cru. Et du moment où la lumière du dehors serait
entrée dans la maison, il n’y pourrait plus fermer sa porte.
Fini de l’ombre !… L’ombre était finie. Mais s’attardait
complaisamment le clair-obscur, cher aux hommes de
pensée… Fini de la pénombre à la Rembrandt, où du soleil
invisible que fuient les yeux trop sensibles, les reflets
d’orange veloutés s’allument au fond de la chambre… Le
soleil entre. L’action est là.
Julien reculait, le plus loin possible, le moment d’ouvrir à
la visiteuse.
Alors, il se contentait de publier, dans la période qui
suivit la guerre, ses grands ouvrages d’histoire des sciences.
Il les jugeait objectifs. Mais sa robuste personnalité, que la
virile solitude avait nourrie, et dont les années de
compression avaient bandé l’arc, ne s’apercevait pas des
flèches d’airain qu’elle projetait, à tout chapitre, contre les
mensonges de l’intelligence de son temps et de tous les

644
temps. Comme il en avait été lui-même imprégné, c’était
lui-même qu’il visait. Mais qui donc visait ? — Lui. Le
nouveau Julien, le nouvel homme ensanglanté de son effort
pour se libérer. Et c’était toute une époque intellectuelle,
tout un âge de la société finissante, qui recevait le coup, et
qui l’accusait.
Elle l’accusait le moins possible, pour ne point attirer
l’attention publique sur l’archer. Et la jeunesse, qui n’avait
point le temps d’aller chercher la pensée au fond des gros
ouvrages bâtis à la façon des cathédrales, sans cacher leurs
arcs-boutants (je veux dire les supports de leur
monumentale documentation), passait auprès, sans regarder.
Au reste, si elle eût tenté d’y regarder, eût-elle compris ?
Eût-elle admis ? Dans les premières années d’après la
guerre, la grande génération des héros de l’esprit, qui
s’étaient accommodés, comme Spitteler et Thomas Hardy,
de la fière solitude et du pessimisme héroïque aux yeux
vaillants, fixant en face la tragique réalité et n’espérant
point la transformer, subit un discrédit rancunier. La Suisse,
si pauvre en génies, s’acharna en sarcasmes presque
haineux contre le poète du « Printemps Olympien ». Jamais
Stockholm, si prodigue de son prix Nobel, ne consentit à le
donner à Thomas Hardy. On en voulait à ces hommes, de
leur viril détachement, qui « sérénise », dans l’implacable
vérité. On les accusait d’égoïsme, qui se satisfait d’un
monde mauvais sans espoir et qui, ayant réussi à y installer
leur vie et leur gloire, ne s’occupe point d’y remédier. On
ne voyait pas que ces grands vieux hommes avaient été

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hantés, presque toute leur vie, par un esprit de justice
blessée, qu’ils avaient dû se raidir contre la douleur, et que
s’ils s’étaient retranchés, comme Spitteler, dans une
cuirasse d’indifférente et seigneuriale ironie, c’était à la
façon de Timon d’Athènes, trahi dans son amour pour
l’humanité. .. « Durchaus ! »… « Malgré tout !… » Le mot
de Prométhée et d’Héraklès, qui ne croient pas aux
hommes, auxquels ils vont se sacrifier !…
Julien avait été nourri de cette âpre substance, de ce
pessimisme nietzschéen de vieux lions qui rient. Mais il
appartenait à une autre génération intermédiaire, entre ces
grands solitaires de la pensée qui n’agit point, et la jeunesse
d’après-guerre, qui voulait agir avant de penser, — pour
combler le gouffre… (Elle n’était pas de taille à le
combler ! Leurs corps, leurs âmes, allaient s’y briser…)
Julien avait, comme eux, la vision abyssale de
l’Existence, du gouffre humain. Mais cette vision ne l’avait
point frappé en jeune mue, quand la chair et l’esprit tendres
ne sont pas encore formés. Il avait déjà sa dure ossature, il
ne fut point brisé, il ne fléchit point. Il savait regarder dans
les yeux le Rien de la sombre aventure. Et cette nuit, il
l’illuminait de l’éclair de l’esprit, qui créait sa vérité, sa
beauté, sa bonté. Il ressentait puissamment celles-ci, et s’en
enveloppait avec amour, sans perdre, un seul moment, la
conscience claire de l’abîme, au dessus duquel il était
suspendu, avec tout ce qu’il aimait.
Ce qu’il aimait ? Qu’aimait-il ?… Il était seul, et
désabusé des hommes, qui le tenaient et qu’il tenait à

646
distance… Oui, le présent, — ce qui meurt, ce qui demain
sera mort !… Ce n’était pas pour ces condamnés, pour ces
hommes du présent, qu’il pensait, vivait et créait. Mais
celui qui crée, de chair ou d’esprit, (c’est le même !) il porte
dans ses reins les hommes de l’avenir. Comment ne les
aimerait-il point ? Il les projette dans la nuit. Ce sont eux
qui combleront l’abîme.
Ce grand solitaire qui engendrait intrépidement sa
pensée, il faisait l’avenir, sans y songer ; sans s’en douter, il
était un ouvrier dans le chantier des hommes et des peuples
du monde, qui travaillaient en ce moment à bâtir un ordre,
un monde nouveau. Et quand plus tard il le reconnut, —
après que les événements du dehors eurent fait effraction
dans son cabinet, — il se trouva enrôlé dans l’armée de la
Révolution. Il y avait alors dix ans que ce « Révolutionnaire
sans le savoir » décochait pour elle ses flèches d’airain
contre la pensée ennemie.
Et quand il l’ignorait encore à demi, Annette,
convalescente, qui lisait ses livres dans son lit, du premier
regard le découvrit. Et la joie inonda son cœur dans sa
poitrine, dont l’ancien amour, jeune toujours, gonfla les
seins. Elle aussi, avait engendré !… celui qui l’aimait. Son
Julien… L’archer…

Les vieux amis se trouvaient donc maintenant bien


proches. Mais il était à craindre que le retour de l’un à
l’autre ne se fût jamais produit, sans deux jeunes mains qui

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les poussèrent aux épaules : — « Avance ! avance ! » — des
mains solides qui étaient expertes à lancer la balle.
Le bon génie, le jeune lutin qui rapprocha les deux vieux
amoureux séparés par les fourrés de vingt années, dans la
forêt magique du Songe d’une Nuit d’automne, n’avait rien
d’un Puck, — que la gaîté. Elle était agile, certes, et son
corps souple était capable, en se renversant, de toucher,
debout, avec ses mains, ses talons. Mais elle ne passait
point inaperçue ; et si la terre eût parlé, elle eût crié sous ses
pieds. Ce qu’ils tenaient sous leurs plantes, ils le tenaient ;
chacun de leurs pas disait : — « À moi !… À moi, la terre !
À moi, la vie !… » Et « moi », c’était une fille longue et
robuste, comme un garçon, la tête ronde et tondue, le buste
plat, large aux épaules, hanches effacées, les bras musclés,
de longues cuisses, les mollets blonds et les pieds arqués.
Elle était la fille de Julien. Georgette, de nom. Mais George
elle était : un garçon. Et toute prête à marcher sur le dragon.
Elle eût bien ri, à voir gigoter sous son talon le gros
lézard… Rire, elle savait, depuis qu’elle était au monde.
Dieu sait où elle l’avait appris ! La maison morose de
Julien, père, mère et grand’mère, en avait été ébaubie, les
premiers temps qu’elle l’entendit ; et encore aujourd’hui,
après vingt ans qu’il la possédait, Julien en éprouvait, à
chaque minute, le même émerveillement, honteux de soi et
inquiet :
— « Si ce miracle allait cesser ! »
Car c’en était un. Il était si peu doué pour rire ! Il riait si
mal ! Et il sentait, en l’écoutant, que c’était si beau, que

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c’était si bon ! Qui lui avait fait ce don ? Il se disait qu’il ne
le méritait pas. Et il ne le méritait pas en effet, pour se
tourmenter de cette idée de mérite ou de démérite ! Comme
si la grive y songeait ! Elle trouve bon le raisin. George
trouvait bonne la vie. « Pille !… » Elle pillait… Qui aurait
dit à la génération de Julien que, sur ce champ de ruines, où
ils ramassaient, en geignant, les tessons de leur écuelle
brisée, la nouvelle couvée saurait trouver une vigne ? Nul
des anciens ne lui avait indiqué le chemin. Elle allait seule.
Il n’y avait qu’à la regarder, la George, marchant, le buste
légèrement incliné comme une coureuse, les coudes aux
flancs, mains en avant, prêtes à saisir, bouche entr’ouverte
et la poitrine rythmant son souffle, les yeux très clairs dans
un visage blond et hâlé : rien ne leur échappe de la route ; et
au dedans, rien ne la trouble. Bien douée du corps et de
l’esprit, elle s’était vigoureusement développée, sans hâte,
sans scrupule et sans excès. Pour son bonheur, elle était née
casquée d’une étonnante imperméabilité à l’atmosphère de
sa maison. Sa faculté de ne pas entendre les doléances et
remontrances, avait fait le désespoir de sa mère ; ce n’était
pas mauvaise volonté, c’était bien pire : indifférence pure et
simple. Elle n’entendait pas ce qui l’ennuyait. Cette
insensibilité physique n’excluait point un cœur expansif.
Quand sa mère avait parlé, parlé, et lui demandait :
— « As-tu compris ? Qu’est-ce que j’ai dit ? »
George lui riait au nez, en l’embrassant d’un tel élan que
la bonne femme n’avait plus le courage de gronder ; mais
aucun doute ne lui restait qu’elle avait, une fois de plus,

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perdu son temps. Si du moins, elle eût pu comprendre ce
qui se passait dans cette fille ! Mais tout lui en était une
chambre aux secrets ; elle n’en franchissait pas le seuil. Elle
ignorait la pensée de George sur ce qui lui tenait le plus au
cœur : la religion. George ne faisait aucune objection à
suivre sa mère à la messe, dire ses prières, et même, si on y
tenait, à aller périodiquement blanchir son linge à confesse :
elle y allait, elle en revenait, avec la même bonne humeur
insouciante qu’à son collège, ou au tennis ; ses péchés ne
lui pesaient pas lourd !… Mais que pensait-elle ? Que
pensait-elle de ces paroles qu’elle lisait dans son paroissien,
de l’Évangile, de Jésus-Christ et de la Vierge, et de l’Église,
et du Bon Dieu, et même de l’après-mort et de la
résurrection ? Pas moyen d’en rien savoir ! — La vérité
était qu’elle n’en pensait rien. Cela ne l’intéressait point…
— « Oh ! mon Dieu, oui, elle avait bien pensé, comme
tout le monde, qu’on mourra. Mais c’est loin ! Et on ne
meurt qu’une fois. Au lieu qu’on vit, cent mille fois, à
chaque minute de la journée. On n’a pas le temps de
s’occuper de la fin. Et à quoi bon ? Qu’est-ce qu’on en
sait ?… Oui, justement, il y a l’Église qui vous dit ci. Et il y
en a d’autres qui vous disent ça… Moi, je veux bien et ci, et
ça. Ce n’est pas mon affaire de discuter ce que je ne connais
pas. J’ai trop d’autres affaires qui m’intéressent. Pensez
pour moi, si vous y tenez, sur ces choses-là ! Et surtout, ne
vous tourmentez pas à cause de moi ! Je saurai bien
toujours m’en tirer !… »

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Elle ne le disait pas. Elle ne se l’exprimait peut-être pas
clairement. Mais cela se lisait dans sa magnifique
insouciance. Et les raisons de nouveaux tourments ne
manquaient point à la maman. Elle s’en donnait à cœur-joie.
(Il faut du pain pour toutes les faims. Certains préfèrent le
pain de larmes. George ne le leur disputait point…)
Ce fut peut-être une chance pour toutes les deux que la
mère s’en allât dans ce monde qu’elle jugeait meilleur,
quand la fille n’avait pas encore quinze ans. Certes, George
dit et pensa :
— « Ma pauvre maman ! »
Et elle pleura à gros bouillons : elle le pouvait, tout
comme une autre ! Elle s’offrait à l’occasion un de ces gros
chagrins d’enfant, où le nez gonfle et les yeux n’y voient
plus d’avoir pleuré. Mais — ce n’était point sa faute —
l’ondée passée, les yeux séchés, il n’en faisait que plus
beau ; et la « pauvre maman » ne tint plus grand place au
logis. Ni le père, ni la fille n’en convenait : mais on s’y
trouvait bien plus à l’aise.
Si loin que Julien fût de l’esprit de sa fille — terre
inconnue !… — il se sentait pour elle d’incompréhensibles
complaisances, et encore plus depuis l’instant où,
abandonnée à son seul patronage, l’enfant se muait en
femme. Il n’avait gêné en rien son développement ; il lui
laissait une liberté de mouvements, qui eût affolé la mère :
George sortait, rentrait quand elle voulait, organisait ses
journées comme elle voulait, en rendait compte, n’en
rendait pas compte, si elle voulait : elle ferait de sa vie ce
651
qu’elle voudrait. Julien ne lui demandait rien que d’avoir
l’œil à la bonne tenue de la maison, d’être exacte à certaines
heures des repas et, pour le reste, de savoir qu’il lui faisait
confiance. Elle le savait, et c’était pour elle la plus efficace
discipline. Aux minutes où l’esprit chavire, (il en est
toujours dans la vie d’une fille), George se ressaisissait,
pensant :
— « Nous sommes deux : moi et lui. »
Puisqu’il s’en remettait à elle ! S’il eût intimé un veto,
elle l’eût probablement enjambé, par jeu. Ce n’est pourtant
pas que le système de non-résistance paternelle eût suffi à la
préserver ! Elle aurait pu aussi bien se dire :
— « Et si j’y goûtais ? Ça ne lui fera pas de mal, et ça me
fera du bien… »
Mais elle n’avait pas envie d’y goûter. L’amour était le
cadet de ses soucis. Elle était pourtant une belle fille, bien
au complet. Rien ne lui manquait. Mais quoi ! Elle n’avait
point le désir de l’homme. Et le désir de l’homme lui
paraissait un peu grotesque. Ce n’était point par ignorance
qu’elle péchait. Elle avait lu — et comment ! — au grand
livre de la Nature. Elle faisait son P. C. N. Et Dieu sait ce
qu’elle avait vu et entendu ! Mais c’était comme la pluie sur
le dos d’une cane. Les spectacles ou les propos les plus osés
faisaient un « plouf ! » dans son ruisseau et disparaissaient
sans laisser de traces. Son bon gros rire de grand gamin
brisait l’aplomb des plus effrontés ; et ils riaient aussi,
désarmés. Ils la traitaient en compagnon, se contentant de

652
plaisanter « l’invulnérable ». Elle était la première à s’en
railler. Mais elle n’essayait pas de changer.
La passion du sport avait pris la place aux autres
passions. Elle y donnait tout son meilleur. Toutes les joies
en une seule : la joie du jeu, la joie de l’action, la joie de la
maîtrise sur soi-même, la joie de l’orgueil et la joie de la
passion désintéressée, l’ivresse du sang et la clarté de
l’esprit, la plénitude des énergies et le paroxysme où la vie
ne tient plus qu’à un fil. — « Et le fil est bon, la vie bondit,
l’air et la terre sont à moi… »
Sans en rien dire à son père — (il ne l’avait su qu’après
que tout Paris le savait) — elle s’était soumise à un
entraînement méthodique, elle s’était dit :
— « Je ferai aussi bien que ces autres, je ferai mieux. »
Car, à les voir tourner sur la piste, son jeune sang tournait
plus impétueux, et elle piaffait ; elle était sûre et de son
coffre et de ses cuisses. Et elle avait couru sur le stade et
battu le record du « trois-cents mètres » ; elle l’avait tenu
opiniâtrement, pendant quelques mois. Elle avait eu son
heure de gloire olympique, parmi ce jeune monde
anachronique qui revivait, sans y penser, la Grèce antique,
sous le bout de l’aile noire du chaos qui s’étendait sur le
ciel d’Europe. Il fallait la voir, au jaillissement de la
victoire, fourbue, haletante, luisante, sentant la sueur, les
cheveux plaqués, les yeux ronds et cernés, les traits tirés, un
peu hagarde, franchement laide, indifférente à la beauté —
et plus belle que la beauté ; elle rayonnait :

653
— « Je l’ai eu !… »
Quoi ? Ce record ?… Ah ! beaucoup plus qu’un succès
de stade…
— « J’ai eu mon plein ! Je m’ai eue !… »
Quelle possession vaut celle-là ? On n’a que faire de
celle des amants. Voilà, toute pure, la joie complète. Vous
n’y ajouteriez pas un grain de plus… Oui, elle ne dure…
Rien ne dure… Mais on l’a tenue. On en garde le soleil sous
sa peau. Que peut-il bien y avoir de plus solide sur terre ?…
Une voix secrète lui murmurait, à certains jours, à des
rencontres de petits pieds qui trottinaient dans un jardin, et
d’un petit nez au vent, qui n’était pas toujours torché :
— « Il y a l’enfant… »
L’amazone n’a pas coupé son sein. Ce cœur de femme se
souvient… Elle sourit au trottinet…
— « Oui, ce serait bon aussi, — s’il n’y avait l’homme. »
Mais il y avait l’homme… « Zut !… » Elle écartait
l’enfant, de ses pensées. On ne peut pas tout avoir ! Ce
qu’elle avait lui suffisait.

Et Julien, qui de sa pénombre de vieux Faust morose


dans son cabinet d’alchimiste, la contemplait sans qu’elle le
sût et admirait avec effarement la libre fille sortie de lui,
tremblait chaque jour qu’elle s’enfuît, et chaque jour se
rassurait, en la voyant satisfaite, dépourvue d’inquiétude et
de désirs. Il se demandait :

654
— « Comment fait-elle ? Comment a-t-elle fait pour
sortir de moi ?… »
Et une voix en lui répondait :
— « Tu le sais bien ! Tu la reconnais… »
Qui ? — Celle qui avait marqué sa vie, celle que sa vie
avait rejetée. Mais grâce à Dieu ! elle avait été la plus forte.
Elle n’avait jamais quitté sa maison. Elle avait lentement
pénétré sa pensée. Elle avait fait plus. Elle avait pénétré son
grenier. Cette graine vivante qui venait de lui, Julien voulait
se persuader qu’elle venait d’elle. Il prétendait la
reconnaître. Il reconnaissait certains détails imperceptibles à
d’autres yeux, une ombre duvetée au coin de la lèvre, le
port du cou, la prononciation de certaines consonnes, des
réflexions qu’elle avait faites, et Dieu sait quoi !… Il se
disait :
— « Mon Dieu ! Annette… »
Illusion, sans doute. Sa vision, imprégnée d’elle, la
projetait sur les objets. Mais après tout, si son esprit était
imprégné, pourquoi ne l’eût pas été sa fille ? Peu importait
qu’il fût le jouet d’une hantise ! — Mais cela importait
beaucoup pour le bonheur de George. Sans qu’elle en eût le
moindre soupçon, elle y devait l’étonnante indulgence de
son père et le respect attendri qu’il témoignait pour sa
liberté. Elle se disait : « — J’ai de la chance !… » Elle ne se
doutait pas à qui elle la devait. Elle finit, un jour, par la
rencontrer, l’ombre invisible, qui rôdait dans la maison !
Elle l’avait sûrement frôlée bien des fois, au seuil de la

655
porte de son père, ou dans son regard, depuis les premiers
jours de son enfance. Mais elle y était tellement habituée
qu’elle ne l’avait jamais remarquée. Il fallut que l’ombre
parlât… — Elle parla…
Julien était en voyage à Londres, pour un congrès. Il
devait rester absent, une quinzaine. George en profita pour
faire la chasse à la poussière dans le saint-des-saints : sa
chambre de travail. Comme tous les vrais travailleurs, il ne
permettait point qu’on y touchât : il prétendait y faire
l’ordre lui-même. Et bien entendu, son ordre était, pour les
autres yeux que les siens, le plus inextricable désordre.
George, qui était l’ennemie née de la confusion, guettait
depuis longtemps l’heure d’accomplir un coup de force.
Elle saisit celle où le maître n’était point là. Il en ferait une
musique, à son retour !… Il la ferait…
— « Chante, papa !… »
Elle en riait d’avance, comme une gamine :
— « Protestez, sacrés papiers ! » (Elle les prenait par
brassées et les jetait sur le plancher). « Je suis le maître de
ces lieux… »
Elle y allait de si bon cœur, raflant les liasses, jonglant
avec les piles de cartons, qu’un de ceux-ci, ouvrant sa
gueule pour protester, vomit, comme dans le conte de fées,
le flot de paroles qu’il tenait entassées, des lettres, des
lettres, maladroitement ficelées, qui s’éparpillèrent dans la
chambre. Qu’est-ce que c’était ?,.. George s’accroupit par
terre pour les ramasser, riant de plus belle :

656
— « Ah ! nom d’une pipe !… S’il s’aperçoit que j’y ai
touché !… Comment faire maintenant, pour les remettre
dans l’ordre où il les avait rangées ? Pas d’autre moyen que
de les lire, pour voir la date de chaque lettre… Rien que
l’en-tête. On ira vite. La correspondance de papa, ça doit
être d’un embêtant !… Tiens, tiens, tiens ! » Les premières
lignes de la première lettre n’annonçaient rien d’embêtant…
Et cette ficelle avec son gauche nœud non dénoué, qui avait
laissé échapper les papiers, c’était, ç’avait été un ruban…
— « Mais, dis donc, papa !… »
Elle ne se demanda pas si elle allait lire, comme on doit
faire décemment, quand on a conservé un reste de pudeur
de l’ancien temps. — Mais certainement qu’elle allait lire !
Ça promettait d’être très intéressant. Elle s’installa
confortablement, jambes croisées sur le plancher, presque
sous la table, parmi les lettres écroulées. Et elle piquait au
hasard, dans le tas. Aucune crainte d’être dérangée. Elle
était seule dans l’appartement… « Si on sonne, je laisse
sonner… » La fenêtre ouverte. Dehors, les merles dans le
jardin. Le soleil de juin coulait autour, et caressait au-dessus
de sa tête les vieux cuivres du bureau. Mais elle était dans
un berceau d’ombre, et à ses doigts s’enroulait la liane
d’âme qui montait des lettres, avec l’odeur dans ses narines
du jasmin en fleurs du jardin. Elle chantonnait. Elle était
bien…
Ne se rendait-elle pas compte de son délit ?… Oh !
parfaitement ! Elle s’en rend compte et s’en amuse. Elle
n’en est plus à respecter la morale d’opinion. Elle sait qu’il

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ne faut pas la braver ouvertement, elle est gaillarde et de
bon sens. Mais, porte close ?… « La barbe ! Ma
vieille !… » Elle est comme Kitchener. Une fois passé le
canal de Suez, autre morale !.. « Moi, j’ai la mienne… » —
Et (c’est de la chance, assurément), la sienne est bonne et
saine, meilleure peut-être que celle qu’on a laissée au
mouillage, de l’autre côté du canal… Elle aime son père,
sincèrement. Peut-être pas, non, sûrement ! comme jadis les
filles aimaient leurs pères. La dose de respect a rudement
décru. Plus trace de crainte. Et le vernis de cette antique
vénération s’est diablement écaillé. Mais l’affection y a-t-
elle perdu ? Je croirais le contraire… À condition, bien
entendu, que lui, cet homme, l’ait méritée !
— « Car pourquoi serais-je tenue à l’aimer, s’il n’avait
rien fait d’autre que de m’engendrer ? Entre nous, papa,
pour la peine que ça t’a donnée !… Oui, pour m’élever…
Ça, c’est un autre compte… Eh bien, c’est à moi d’en juger
à présent. Tant pis pour toi, si tu n’as pas voulu, ou pas su
ce qui était mon bien et mon droit !… Tu l’as voulu et tu
l’as su, mon vieux bonhomme ; et tu y as eu d’autant plus
de mérite que ta fille était une chèvre pas commode à
garder. J’ai piétiné toutes tes plates-bandes de préjugés ! Je
n’oublie pas. Je n’oublie rien. Et si jamais quiconque
s’avisait de toucher à toi, il aurait affaire à moi. On est
alliés. Mais entre nous, vieux compagnon, de toi à moi, j’ai
bien le droit de me fiche de toi et de fourrer le nez dans tes
papiers… Oui, toi tu ne l’admettrais pas, tu es de ton vieux

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temps. Mais je suis du mien. Suffit ! Je lis… Et tu n’en
sauras rien. Il ne faut pas faire de peine aux enfants… »
Elle alluma une cigarette :
— « Ah ! attention ! Il ne s’agit pas de fiche le feu à la
boutique… »
Elle suça, silencieuse un moment, pour mieux lire, le suc
de la lettre et le bout de la cigarette…
— « Non ! Quelle passion !… Ça n’est pas possible que
ce vieux père ait été aimé comme ça !… »
La cigarette brûla, brûla, s’éteignit. George ne se rappela
qu’elle la tenait, qu’à la brûlure, au bout des doigts. Elle ne
songea plus à en rallumer d’autres. Elle s’étendit tout de son
long, pour mieux lire, le ventre et les coudes sur le plancher.
Elle lut, elle lut… Ce torrent !… Il lui semblait qu’elle y
baignait son ventre… Elle lut, sans juger, sans essayer de se
faire une opinion, sans bien comprendre. C’était, pour elle,
un monde tellement différent !… Mais ce qui ressortait,
pour elle, de chaque ligne, de chaque moire du courant,
c’était une femme, une femme aimante et douloureuse, mais
virile dans sa plainte et son ardeur, qui dominait l’autre —
« cet homme » — de la hauteur de son âme fière, qui le
guidait par la main, et dont la tendre énergie le réconfortait,
qui se sacrifiait, qui à la fin le consolait de l’avoir
sacrifiée… Et lui, l’homme, il faisait, auprès, figure
mélancolique et pitoyable de qui a vu passer le bonheur et
n’a pas eu la force de le saisir, et qui se rend si bien compte

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qu’en le refusant il s’est détruit, qu’il l’avait écrit, de sa
main lourde, sur la couverture du paquet de lettres :
— « Mon bonheur tué. »
George ne lut ce cri que tout à la fin, quand elle cherchait
à rassembler les lettres éparses.
Elle s’arrêta de les rassembler. Elle se coucha sur le dos,
les mains derrière la tête. Elle regardait une rose rouge
suspendue au bord de la fenêtre, que le vent d’orage
remuait. Et autour d’elle, sur le plancher, cette symphonie
muette de l’amour…
Trente ans avant, une autre femme, une autre fille, avait
ainsi saccagé les secrets amoureux de son père[5]. La
destinée vengeresse la livrait à son tour. Mais son père à
elle, était mort. Le père de George vivait. Et les cendres
remuées brûlaient encore. Brûlaient les doigts de George,
qui les avait touchées… George rêvait, voguait sur des mers
inconnues… Des effluves lui venaient d’îles polynésiennes,
qu’elle voyait surgir de l’émeraude marine, lignes de
madrépores et de palétuviers, avec une frange d’écume…
Ces archipels lui étaient un pays étranger… Mais d’autant
plus intense leur parfum, la pénétrait… Et sous ses pas se
déclenchait le trébuchet de l’étrange émotion, que nous
connaissons tous, au choc de certaines rencontres, en des
lieux où jamais nous ne sommes passés :
— « Je fus ici, déjà… »
Elle ? Elle fut ici ? Comment l’aurait-elle pu ?… Elle n’a
aimé personne. Et même en ce moment, elle est libre et

660
lointaine de l’amour… Et cependant, l’amour de cette
étrangère lui ressurgit du cœur, comme une sonnerie de
cloches lointaines qu’on connaît. Toute cette histoire
ancienne lui est un récit conté dans un demi-sommeil jadis,
et oublié. Presque chaque épisode, après qu’elle l’a lu, il lui
semble qu’elle l’eût conté avant d’avoir tourné la page. Et
cette figure de femme, qui lui est à la fois énigmatique et
proche, elle ne ressent pas sa peine, elle ressent ses élans —
non pas la mélodie, l’amour ou l’élégie — mais le rythme,
la force, le jet de source, le sang. Elle jurerait qu’elle l’a
vue… Mieux ! Connue… Mieux !… Quoi, mieux ?…
George se redresse, assise ; si brusquement que sa tête a
frappé le dessous de la table : — « Mieux !… C’est à moi. »
Mais le coup l’a réveillée. Elle se frotte le crâne.
— « Sapristi ! Je suis folle… J’ai oublié de déjeuner. »
Elle est une solide mangeuse. Pour faire un tel oubli, il
faut en effet qu’elle ait perdu la boussole. Elle la retrouve
sur-le-champ. Mais tandis qu’elle rattrape les bouchées en
retard, elle conserve la piste, où elle vient de tomber en
arrêt. Elle a beau se dire :
— « C’est idiot. »
Elle se dit :
— « Il l’a aimée, avant que je sois née. »
Et Dieu sait ce que, par la suite, sa femelle imagination,
farcie de science romancée, ira bâtir là-dessus ! Avant d’être
rangées, les pauvres lettres seront plus d’une fois relues et
étudiées. George pourrait, après, discuter des faits et des
661
dates avec son père. Si elle ne le fait pas, il ne s’en faut de
guère ; certain soir, elle s’est mordu la langue, elle eût
voulu savoir… Diables de préjugés ! Pourquoi ne peut-on
pas bonnement causer de ces sujets ?… Ce n’étaient pas les
sujets qui l’eussent arrêtée. Mais elle ne pouvait décemment
lui raconter comment elle s’était emparée de ses secrets. Et
que c’était amusant, pourtant, et touchant !…
— « Ce pauvre homme, qui est là assis, de l’autre côté de
la table, qui croit être tout seul au monde avec ses mystères,
qui ne sait pas que je les connais, que je le vois tout nu,
avec sa peine, son amour, ses faiblesses, toutes ses
blessures… Et je le juge… Je te juge… Tu en as fait, des
gaffes ! Tu n’as pas été brillant… Ah ! je ne t’en aime que
mieux !… »
Elle alla l’embrasser…
— « Pauvre papa !… »
Il ne comprenait pas.

Elle se mit en chasse. Elle avait décidé qu’elle


retrouverait Annette. Mais il n’était pas à espérer que son
père la mît sur la voie. Et ce ne fut point facile à découvrir.
Le nom de Madame Rivière ne s’étalait pas dans les
annuaires. Elle pouvait être disparue, ou bien mariée. Il
fallut du temps pour s’informer.
George finit pourtant par retrouver la piste, — Assia
d’abord et Marc, dont la jeune notoriété commençait à se
répandre. Elle passa deux ou trois fois à la librairie, mais

662
sans rencontrer Annette. Et elle ne se décidait pas à aller
frapper à sa porte. Si près du seuil, elle reculait. Elle avait
beau faire la fille hardie et bousculer tout : elle avait
d’étranges timidités. Si elle la voyait, que lui dirait-elle ?
Embarrassant, le tête à tête avec une étrangère si intime,
une inconnue si connue, dont on avait impudemment
fracturé les secrets !… Une Annette, telle que George se la
figurait, ne pardonnerait pas, si elle savait. Et elle saurait,
aux premiers mots. George sentait que devant son regard
elle se trahirait. Elle en perdait, d’avance, tout son aplomb,
et elle restait, la bouche ouverte, le fil coupé, elle
rougissait ! Pour sortir de son embarras, comme les timides,
elle se faisait brusque, elle lâchait maladroitement, comme
par défi, tous les aveux qu’elle retenait. Aussitôt, le regard
d’Annette se glaçait, lui refermait la porte de la confiance
entr’ouverte. Et le fossé redevenait plus infranchissable
qu’avant… George ne se trouva pas le courage d’essayer.
Elle n’abandonnait pourtant pas son projet. Mais elle
attendait on ne sait quelle occasion, qui l’aiderait ou la
forcerait à oser. L’occasion devait venir. Elle viendrait !
Elle ne vient pas, pour la plupart de ceux qui attendent :
car ils attendent passivement. Mais l’attente de George
était, comme elle, toujours active et prête à agir. Elle ne
dormait pas, elle guettait. — En somme, quand on manque
l’occasion, c’est beaucoup moins parce qu’elle n’est pas
venue, que parce qu’on ne l’a pas vue venir et cueillie au
vol, lorsqu’elle passe. Pas de danger qu’une George la

663
laisse passer ! Un regard, un bond, elle la rattrape, comme
une balle de tennis.

Qui, cette fois, lança la balle ? — Un inconnu. Un


partenaire, venu d’Italie. Pour lui aussi, c’était l’occasion
qui lui avait fait rencontrer Annette. Mais ce n’était pas
seulement l’occasion, c’était le destin de vie, c’était une
parenté de pensée, qui l’avait rapproché de Julien, et qui
allait faire de lui, sous l’impulsion de George, le messager
qui rouvrit les portes entre les deux vieux amis.
Annette ne l’attendait guère !… Ce matin-là, elle était
assise, lasse, les jambes rompues, dans un coin de sa
chambre, qu’elle nettoyait. Elle n’avait point de
domestique, seulement une femme de journée, qui venait
quelques heures, pour les gros travaux du ménage. Elle était
seule, passablement abandonnée par ses enfants qui, n’ayant
plus de peines à lui apporter, gardaient pour eux leurs
plaisirs et leur activité : (l’activité à deux est le plus grand
plaisir !) Elle n’avait pas le mauvais goût de s’en plaindre.
C’est le métier de mère ! Quand les enfants sont satisfaits,
ils la congédient de leurs pensées, comme une bonne
femme de charge. Elle a fait son service et s’en va…
Annette souriait. Mais elle avait les reins endoloris. Elle
n’était plus jeune. Et elle avait porté plus que son compte de
ses tourments et de ceux des autres. Elle s’engourdissait
dans sa lassitude et ses pensées, tenant à la main le torchon,
avec lequel elle essuyait les meubles. La fenêtre était
grande ouverte sur la rue. La fraîcheur de l’air glaçait ses

664
épaules. Mais elle ne s’en apercevait pas plus que du
bourdonnement de la rue. Elle songeait. Elle songeait que
c’est bien bon de soutenir ceux qu’on aime. Mais ce serait
bien bon aussi, d’être un peu soutenue, de temps en temps !
Et c’est un luxe, pas fréquent. Elle n’en faisait grief à
personne. Chacun ne peut donner que ce qu’il a. Et chacun
de ces hommes qu’elle avait connus, n’avait que tout juste
ce qu’il lui fallait pour soi. Devant ses yeux repassaient,
avec une affectueuse ironie, tous ceux qui avaient bu son
lait. Ils défilaient, sans ordre, et leur réapparition était
souvent imprévue ; parmi des figures connues et familières,
d’autres surgissaient qu’on croyait oubliées, et dans le
nombre, des visages à peine entrevus un jour, mais dont les
traits véritables se montraient (peut-être par contraste) pour
la première fois, en pleine lumière. Et par un de ces éclairs
mystérieux qui semblent être le rayon projeté par l’instant
qui va venir, un visage sortit du gouffre du passé, dont
Annette se disait :
— « Celui-là ne m’a rien pris. Il m’a donné. »
Elle s’étonnait d’avoir pu l’oublier, au point de ne plus
retrouver, en ce moment, même son nom… Et ce fut juste à
ce moment que, la porte de sa chambre s’ouvrant, la jeune
fille de service, mal stylée, sans prévenir, fit entrer :
— « Madame, c’est un monsieur… »
Annette, comme en sursaut, vit au seuil celui qu’elle
venait d’évoquer : dans un visage de l’ancien temps, à barbe
blanche, un beau sourire et des yeux clairs. Si improbable
que fût la rencontre, elle n’eut pas un instant de doute. Et le
665
nom qu’elle cherchait lui vint aussitôt à la bouche. Elle
tendit les mains vers lui. Et seulement après, elle eut honte
de s’être laissée surprendre dans son négligé d’âme et de
toilette ; mais elle rit, de bonne humeur, en voyant qu’elle
tenait encore à la main le torchon. Et il rit avec elle,
s’excusant, excusant la servante qu’elle grondait. Il avait vu
dans ses yeux l’élan de joie chaude et franche, qui allait au
devant de lui. Le même élan le menait à elle. Bien qu’il fût
presque un vieillard, ses jeunes yeux avaient vingt ans.

Il y avait sept ans qu’Annette l’avait rencontré, dans un


compartiment de chemin de fer qui traversait le sud de
l’Italie. Elle revenait alors de son séjour en Roumanie[6].
Sortant à peine de maladie, fiévreuse encore, elle éprouvait
un besoin vorace de dormir. Mais elle se sentait toujours
dans la jungle — la jungle aux roseaux où elle avait fui,
s’enfonçant jusqu’au ventre dans la vase ; — les terres de
fièvre, les grands marais que le train italien traversait la lui
rappelaient ; et elle restait raidie, tendue, et frissonnante.
Elle luttait contre le sommeil ; il la terrassait par instants ;
elle ployait le cou, mais aussitôt elle le relevait en sursaut,
elle redressait sa tête méfiante, qui observait, sourcils
froncés, ses voisins. C’étaient, presque tous, des gens du
peuple et de petits bourgeois italiens. Elle voyageait en
troisième classe, dans un compartiment du milieu, bondé ;
aux stations, on empilait à coups de poing, dans le wagon
déjà plein, les en-surplus ; ils s’asseyaient sur les genoux
des autres ; une femme, debout, oscillait, agrippée de ci de

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là, à une épaule ; les hommes fumaient, crachant entre leurs
jambes. Annette se serrait dans un coin, n’osant remuer ses
pieds dégoûtés. Par-dessus sa tête, un homme debout était
accoudé sur la traverse qui, à mi-hauteur, séparait le
compartiment de la travée d’à côté. Ils étaient presque tous
hâves, les joues creuses, avec des barbes de quinze jours ;
un vieux avait, à l’oreille poilue, un anneau ; des yeux de
fièvre, le globe jaune, quelques belles prunelles luisantes
d’animaux ; un jeune garçon, qui appuyait son menton sur
la traverse de l’autre compartiment, juste en face d’Annette,
et une petite fille, assise par terre dans les crachats, ne la
quittaient pas de leurs vrilles. Entre les trois compartiments
s’échangeaient les propos, dans un rude dialogue, et çà et là,
un fiaschetto ou un fromage à l’odeur aigre. Annette se
sentait, dans son cauchemar de fatigue, comme une bête
d’une autre espèce, enfermée dans une cage d’animaux
étrangers, inquiétants, qui la flairaient et resserraient leur
cercle autour d’elle. Et elle avait beau crisper son énergie :
elle les voyait attendant la minute où, d’épuisement, elle
s’affaisserait, pour se jeter dessus. Elle sombra. Sa tête
pesante se renversa en arrière, heurta le dossier de bois ; et
tout le buste, entraîné, glissa. À cette seconde — sa
conscience n’était pas encore morte, mais ne luttait plus,
s’abandonnait — elle sentit par derrière elle des mains
douces qui la soutenaient par les épaules et les aisselles, et
qui glissaient sous sa tête un sac. Ses lourdes paupières
s’entr’ouvrant une dernière fois, elle eut juste le temps
encore d’entrevoir par leur fente les yeux de l’homme qui,
par-dessus la traverse, comme l’homme de Rubens par-
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dessus la croix, soutenait son corps et l’étendait. Et ce fut le
lac dans les montagnes. Une impression de sécurité parfaite.
Elle se laissa choir dans le sommeil.
Quand elle en émergea, une heure après, l’air était allégé
autour d’elle. Elle vit que ses voisins, bonnes gens, avaient
veillé sur son repos. Elle trouva sous sa joue un châle, dont
une vieille paysanne lui avait fait un oreiller. Et la petite
fille à ses pieds, qui mordait une orange, la lui tendit. Tous,
en la voyant rouvrir les yeux, la complimentaient avec une
railleuse bonhomie. Et elle leur répondit sur le même ton
rieur et affectueux ; plus aucune gêne n’était entre eux : ils
étaient tous de la même espèce. Elle savait d’où venait le
coup de baguette qui avait, au rebours de celle de Circé,
changé les bêtes en compagnons. Le magicien était derrière
elle. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour le voir. Sa
voix chantante et grave jetait le filet sur tous ces êtres
entassés ensemble ; elle avait fait entre eux une communion
de sympathies et d’intérêts ; entre les trois compartiments,
la conversation était générale ; et sans qu’en rien il
s’imposât, c’était autour de lui qu’elle gravitait. Presque
tous les regards de ceux qui parlaient convergeaient de son
côté ; et comme ils devaient, pour l’atteindre, passer par-
dessus la tête d’Annette, ils s’arrêtaient sur le chemin.
Annette était mêlée à l’entretien. Et peu à peu, son oreille
s’habituant à leur parler, elle y prit part, en un italien
hésitant, qui les faisait ricasser bonnement. Elle fut surprise
d’entendre celui qu’elle ne voyait pas lui répondre en un
français, d’une langue très pure et choisie. Ils poursuivirent

668
le dialogue, sans qu’elle essayât de le voir. Il s’informait
discrètement d’où elle venait, où elle allait, et la renseignait
sur la route. De lui, il ne parlait pas, et elle ne cherchait pas
à s’informer. Les paysans l’appelaient : « Signor conte ». Et
elle savait qu’il était un homme âgé : il avait fait allusion à
certains événements dont il avait été témoin dans la région,
plus de trente ans auparavant. Il s’exprimait avec une
courtoisie familière. Elle aimait à l’imaginer sans le voir.
Mais elle savait qu’il la voyait ; et elle se sentait comme
sous sa garde : ce ne lui était point déplaisant ; c’était
comme s’ils eussent fait un accord secret… « Vous me
gardez. J’ai confiance… »
— Le plus remarquable est que cette confiance se vérifia
dans le danger. On cheminait en cahotant, dodelinant,
insoucieux du moment suivant. Soudain, un choc
épouvantable, un vacarme de ferrailles, de vitres et de bois
brisés, le wagon craqua comme une noix, éclata. Tout
s’effondra, dans des hurlements de bêtes égorgées. Annette
se trouva sous les décombres, renversée, coincée entre les
banquettes en morceaux, foulée aux pieds par le troupeau
affolé : — (les compagnons étaient redevenus animaux). —
Et pour achever la panique, le feu prit au bûcher. Annette,
après avoir tenté vainement de se dégager, paralysée des
quatre membres, s’abandonna à son destin. Couchée sur le
dos, la tête un peu plus bas que le corps, elle sentait un
liquide chaud couler d’une entaille au haut de sa poitrine,
mais elle ne sentait pas la blessure. Dans le pandæmonium
qui l’entourait, ses yeux voyaient par une fente, entre les

669
décombres, un pan de ciel ravissant, d’où le soleil venait de
disparaître. Et elle avait un calme surprenant. Elle entendait
le bruit sinistre du feu qui rongeait ; et le vent rabattait par-
dessus sa tête, sur le tendre ciel, la fumée noire où
explosaient, comme dans la cendre des châtaignes, des
nœuds de bois enflammés ; à quelques mètres de son corps
immobilisé lui soufflait aux joues l’haleine bruyante du
brasier. Elle attendait. Elle attendait qu’il la sauvât. Elle
n’avait aucune raison de croire, ni qu’il fût encore vivant, ni
qu’il s’occupât d’elle. Mais elle était sûre. Et elle ne fut pas
du tout étonnée, quand elle entendit sa voix qui l’appelait :
— « Cara Francia, vous êtes là ? »
Elle répondit :
— « Ami, présente ! »
Presque aussitôt il l’aperçut, et elle vit à travers la fente
son regard anxieux et fraternel. Il ne perdit pas son temps
en exclamations. En un clin d’œil, il eut groupé des bonnes
volontés, et hâtivement il les organisa afin de la dégager. Le
travail était périlleux. La moindre erreur de mouvement
risquait de faire tomber sur elle les lourdes masses, qu’un
hasard avait tenues en suspens. Et cependant, il fallait faire
vite. La langue du feu léchait presque les pieds de la femme
étendue. Elle ne parlait point. Elle laissait taire. Mais à
mesure que l’on dégageait ses épaules, elle sentait
davantage la blessure. Et elle pensait qu’elle allait
s’évanouir. Mais elle sourit avec confiance à son sauveteur
qui lui libérait de la gangue, avec des précautions infinies,

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la tête emprisonnée et lui serrait entre les mains les tempes,
en lui disant :
— « Courage ! cela va bientôt être fini. »
Elle dit : «
— « Je n’ai point peur. Je suis dans vos mains. »
Il fut attendri de cette confiance :
— « Mon brave enfant… »
De la douleur, elle perdit connaissance. Quelques
minutes… Presque aussitôt, elle la reprit. On avait réussi à
la dégager, et on l’emportait. Elle dit :
— « Non ! Je veux, je puis marcher. »
L’ami lui dit :
— « Vous êtes blessée. »
Elle dit :
— « On aura le temps d’y penser. Il faut d’abord sauver
les autres. »
Le wagon brisé était un brasier. On ne pouvait même plus
s’en approcher. Les autres wagons avaient mieux résisté ;
mais le feu devait les gagner, à leur tour. On s’occupa d’en
retirer ceux qui s’y trouvaient encore empêtrés. Le plus
grand nombre avaient fui, courant, criant, à travers la
plaine, comme des volailles éperdues. On en voyait butter,
s’étaler en braillant sur les champs. Dans leur panique, ils
ne se croyaient jamais assez loin du danger. On eut grand
peine à en rallier quelques-uns. C’est ici que le signor conte
révéla sa calme autorité. Il ne criait point. Il ne s’agitait
671
point. Il passait tranquille au milieu des gesticulations
hystériques, il prenait cet homme ou cette femme par le
coude ; il leur imprimait aussitôt sa volonté ; leurs cris leur
restaient dans le gosier ; il leur disait :
— « Viens, toi, ma bonne… Allons, mon cher, garde ton
ut de poitrine, pour quand tu débuteras au San Carlo…
Avec de tels poumons, au moins souffle de l’autre côté ! Tu
souffles sur le feu… »
Ils riaient. Il en faisait ce qu’il voulait. En peu de temps,
on eut fini de déblayer ce qui restait à sauver. On aligna les
infirmes, à quelque distance de la voie ferrée, dans un fossé,
à l’abri d’un talus. Le comte avait une petite trousse de
campagne ; il s’occupa de panser sommairement les plus
atteints. Il cherchait des yeux la Française. Il l’aperçut à
quelques pas, adossée à un olivier tordu. Elle se sentait
toujours à deux doigts de tourner l’œil, et se mordait la
lèvre pour se retenir sur la pente. Il quitta les autres et dit :
— « À vous ! »
Autour d’elle, la plaine sèche, aucun abri, et tous ces
yeux qui l’observaient… Elle dit :
— « À la guerre comme à la guerre ! »
Elle se dégrafa. Le sang collait à l’étoffe. Avec un canif,
il la décousit. Entre le sein et l’épaule droite, une flèche de
bois du wagon brisé avait fait une encoche. En arrachant un
lambeau de la chemise, un filet de sang sourdit. Elle restait,
le bras levé. Elle semblait une Amazone dans la bataille. La
foule indiscrète exprimait naïvement son appréciation de

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connaisseurs en belles formes et belles blessures. Le signor
conte tâta, lava, pansa rapidement la plaie, avec des doigts
sûrs et délicats. Une vieille paysanne l’aidait. Il demanda :
— « Je vous fais mal ? »
Annette dit :
— « J’en ai vu d’autres !… N’est-ce pas, ma mère » ?
(Elle s’adressait à la vieille.) « Les hommes sont bien fiers
de leurs blessures de guerre. Il y a beau temps que nous
avons les nôtres ! Mais nous ne songeons pas à nous en
vanter. »
— « Et quelles batailles ? » demanda le comte.
— « Si, signori ! Celles de vous avoir vêlés. »
La foule rit. Un vieux homme dit :
— « Bravo ! Et ces mâtines ne font pas seulement les
veaux, elles font les cornes. »
Mais Annette plastronnait, pour ne pas défaillir. Elle
parlait dans un brouillard. Son infirmier ne s’y trompait
point. Il lui dit :
— « Et maintenant, étendez-vous ! »
Elle s’obstinait :
— « Est-ce qu’il n’y a rien, où je pourrais vous aider ? »
— « Il n’y a plus rien qu’à attendre de Tarente un train de
secours. »
On eut longtemps à attendre. C’était encore la période de
désorganisation d’après-guerre. Les sinistrés campèrent

673
dans la plaine. La nuit était claire et fraîche. Avec les débris
des wagons, ils avaient fait de grands feux. Annette et le
comte, installés à l’écart, causaient. Loin, à leur droite,
fumaient les restes de l’incendie. Et de très loin, apporté par
le vent, le frémissement de la mer Tyrrhénienne. Les heures
coulaient sous le dais merveilleux du ciel nocturne italien,
où les astres suspendus roulaient, comme les grains d’or
d’une treille, que les doigts auraient pu cueillir. Les deux
compagnons de hasard échangeaient des compliments
affectueux sur leur mutuelle vaillance ; ils n’avaient pas le
mauvais goût de s’en étonner. Mais Annette faisait
hommage de la sienne à la confiance que l’autre lui avait
inspirée ; et elle lui demandait l’explication de ce grand
calme qu’il dégageait, et dont le bienfait est si rare, dans la
vie : d’où l’avait-il puisé ? Était-ce de ce ciel, qui lui était
apparenté ? Il répondit, fixant le foyer, dont la flamme et les
ombres mouvantes faisaient passer un frisson tragique sur
son sourire :
— « Je l’ai puisé dans cette terre, qui a englouti tout ce
que j’aimais. »
Annette se pencha vers lui, sans parler. Sans la regarder,
il continua :
— « Amie, cette terre dure et desséchée, sur laquelle
vous êtes étendue, vous paraît morte, comme d’une planète
refroidie. Vous ne sentez pas le feu de la forge. Prêtez
l’oreille ! Vous entendrez le marteau des cyclopes. Vous
n’entendez pas ? Moi, je ne cesse jamais, ni nuit, ni jour, de

674
scander l’iambe d’airain… Et j’entends s’écrouler
Messine… »
— « Vous y étiez ? » demanda Annette.
— « Et tous les miens. Ma mère, ma femme, mon frère,
mes quatre enfants… Ils y sont encore. Ils sont dessous. »
Annette, saisie, lui prit la main. Il la serra, et la gardant,
dans la nuit calme, calme il lui conta sa vie.
Nous la conterons, à sa suite. Mais nous le ferons moins
sobrement. Beaucoup des traits de sa figure ne furent
dévoilés que longtemps après, et peu à peu, à Annette. Il ne
lui en livra, dans ce premier récit, que les grandes lignes.
Mais nous, les petits dieux, qui jouissons du privilège de
lire les destins de nos enfants, déroulons le Livre de leur
vie !

Il appartenait à une vieille famille Sicilienne. Comte


Bruno Chiarenza. Un nom antique, illustré au temps des
Normands. Quelques beaux débris de grands biens, aux
portes de Messine, au haut de la ville ; non loin des ruines
de Matagrifone une antique demeure sans confort, dont la
façade donnait sur une rue étroite, mais dont éclairait le
portail un bas-relief des Délia Robbia. Par derrière, un bois
d’orangers descendait en terrasses étagées jusqu’à la mer.
Les Chiarenza y avaient passé, depuis des siècles, une vie
simple et rustique, avec les nobles traditions d’un
humanisme d’esprit un peu désuet, mais harmonieux et
fleurant le miel de Théocrite. Ils berçaient le sommeil de

675
leur glorieuse turbulence des anciens temps dans des
tournois d’académies philologiques et poétiques de
province, qui portaient des noms de monstres héraldiques :
Lynx ou Griffons. Ils y dépensaient beaucoup d’ingéniosité
oisive et une réelle érudition gréco-latine, qu’ils se
transmettaient de père en fils, et quelquefois aussi de père
en fille. La Grande-Grèce a, depuis Pythagore, admis les
femmes aux droits égaux de l’esprit.
Le comte Bruno avait, en se jouant, acquis dans
l’hellénisme académique une réputation méritée. Tout en
cultivant ses orangers et partageant avec un frère député les
produits d’une solfatare, il publiait en un beau style des
mémoires épigraphiques et une anthologie des Orphiques. Il
poétisait même, pour son compte, aussi bien en grec qu’en
italien. Il était arrivé à la quarantaine, sans rien connaître
des rigueurs de la vie. Entouré d’affections et lui-même
affectueux, il avait reçu, avec l’aisance, de ses parents
intelligents, le goût du travail désintéressé, qui est un plaisir
de plus, et l’indulgent optimisme qui ne coûte guère à ceux
qui n’ont presque jamais eu à faire qu’au visage riant de
« la Mère ». Ces gentilshommes « bellettristes » écartaient
de leur jardin l’écho des luttes bestiales qui, dans l’enfance
de Bruno, secouaient l’échine fiévreuse de leurs voisines, la
Calabre et la Basilicate, — les guerres sociales entre
galantuomini et cafoni, — et la misère épouvantable. Le
comte Bruno ne s’était même pas donné la peine de visiter
une fois la solfatare, dont les revenus lui permettaient
d’aligner ses « rimes d’or », ou bien celles de Pythagore.

676
Son frère, qui s’y rendait, rarement, l’en avait aimablement
détourné, faisant une brève allusion à la poussière, à la
misère, à la nécrose : il les déplorait sincèrement : c’était un
mal nécessaire ; mais nécessaire il n’était point que les
comtes Chiarenza y attristassent leurs claires prunelles où
se mirait la nymphe Galathée, leur voisine de fable
mythologique. Chacun son rôle : le leur était de réaliser, et
par la plume, et (n’en étaient-ils pas dignes ?) par la vie, la
beauté.
Pour une telle mission le comte Bruno était bien doué.
Ses belles mains, adroites et nonchalantes, écartaient sans
efforts les ombres de son chemin. Aimable et séduisant et
facile à séduire, il n’avait point manqué d’amours, que, par
la grâce de sa charmante nature, de sa bonté superficielle,
mais spontanée, il avait su goûter, interrompre, regoûter, ou
laisser, sans rien d’amer au fond du verre, ni pour ses
compagnes, ni pour lui. D’assez bonne heure, à vingt-six
ans, il s’était marié avec une jeune fille de riche bourgeoisie
du nord de l’Italie, une brune de Vicence aux yeux bleus,
qui l’adorait et qu’il chérit. Et ce fut l’union parfaite, fleurie
par quatre naissances, quatre enfants gracieux et sains.
Point de maladies, point de soucis, un bonheur si constant
qu’il ne paraissait même plus possible qu’il en fût
autrement. Lui et les siens eussent été tentés de croire que le
malheur est le fait de ceux qui ne savent pas s’y prendre, ou
dont la propension chagrine est un vice de nature, qui
devrait être soigné. Évidemment, un tel esprit suppose une
bonne dose d’indifférence au reste du monde ; mais cet

677
égoïsme était si aimable et naïf qu’il n’était jamais blessant.
Il faut aussi dire à sa décharge que le malheur des autres
avait le bon goût de ne point trop s’étaler : le désespoir de
ces populations du Mezzogiorno, endolories pendant des
siècles, en était arrivé à ce dernier degré d’apathie, où elles
n’eussent pas remué un doigt pour changer, de peur de
sentir davantage la douleur. Leur sagesse amère s’exprimait
en ce mot d’atroce ironie :
— « Addô ne’à sfizii, nun c’è perdenza. » ( « Où il n’y a
pas d’élans pour résister, il n’y a rien à perdre. » )
Et les vieux loups de la politique, qui le savaient, se
gardaient bien de rien changer à leur misère : car ils eussent
risqué de les réveiller. Un de ces augures avait dit :
— « Il est mieux de ne pas éveiller les misères qui
dorment[7] ».
Mais les temps venaient. Les temps étaient venus. Depuis
les premières années du siècle, les nouvelles charges
publiques qui étaient la suite des désastres africains, et
l’esprit nouveau que commençaient à souffler des apôtres,
galvanisaient la paralysie du Mezzogiorno et enfuriaient son
désespoir. Surgirent de la terre à l’agonie les soulèvements
sanglants des Fouilles, et en Sicile des Fasci. Il fallut bien
que le comte Bruno s’en aperçût. Il ne mettait nulle
mauvaise foi à ne point voir les choses tristes et non
plaisantes ; il se contentait de ne pas aller les chercher. Du
jour qu’il vit autour de lui la misère et la souffrance, il fut,
lui et les siens, charitable jusqu’à la prodigalité. Mais ce
n’était jamais que d’une façon occasionnelle et
678
intermittente. On pouvait dire : « Loin des yeux, loin du
cœur… » Ses yeux aimables avaient tant à s’occuper ! Il
était de ces heureuses natures, favorisées par le sort, pour
qui tout est jouissance, sans grossièreté : l’intelligence et le
travail et le plaisir, et tous les actes de la vie quotidienne. Et
il créait cette atmosphère de bonheur autour de lui…
Ainsi fut : — jusqu’à cette nuit de décembre 1908, où la
vieille terre enchaînée souleva son sein, dans un sursaut de
fureur ou un sanglot. Et en trois minutes, Messine entière,
dix siècles de gloire, cent-vingt mille êtres, furent engloutis.
Toute la famille du comte Bruno : sa vieille mère, son frère,
sa femme et ses enfants restèrent sous les décombres.
La veille, on s’était attardés gaiement, en l’honneur du
frère, qui était arrivé de Rome dans la journée ; et, dans les
appartements du premier, donnant sur les jardins
d’orangers, on avait longuement causé ou écouté le silence
suave de la nuit et la musique. La jeune belle-sœur chantait
Bellini : elle avait une voix frêle et pure de rossignol ; et le
comte Bruno, les yeux fermés, la savourait amoureusement.
La jeune fille le savait : elle le couvait des yeux, en
chantant. Leur tendre flirt n’était un secret pour personne ;
et personne ne songeait à s’en scandaliser. Même l’épouse
et sœur en souriait. Bruno était l’enfant gâté ; chacun
trouvait naturel que par chacun il fût aimé ; et il le trouvait,
tout le premier. Il n’en était pas infatué. Il les aimait tous, et
tous l’aimaient. Ainsi, tout le monde était content. Sa petite
fille Sibylle, qu’il avait ainsi nommée en mémoire de la
dernière charmante reine normande, sa cadette préférée,

679
était assise près de lui sur un tabouret, et, la joue posée sur
ses genoux, elle regardait le papa aimé, dont les paupières
s’entr’ouvraient pour lui sourire ; il lui caressait les cheveux
soyeux ; et il percevait sous ses doigts les émotions de ce
petit crâne rond. C’était une enfant trop tendre, plus délicate
que ses frères, dont la crise de croissance s’accompagnait
de petits troubles de sensibilité, d’ombres de mélancolie
passagères et d’anxiétés inexpliquées, dont on se moquait :
(Bruno devait, plus tard, se les remémorer. ) Or, ce soir-là,
quand la jeune mère, bonne pianiste, qui avait été, à Rome,
élève de Sgambati, interrogeant les touches du piano, eut
(pourquoi ?) l’impulsion obscure d’en faire sortir le
mystérieux andante de la Septième Symphonie, — dès le
premier crescendo de la morne Marche, inexorable, — (on
la dit de noces, mais avec qui ? avec la mort ?) — la petite
fille éclata en sanglots, et cria : non ! et se sauva. On
changea de musique, et le père prit sa Sibylle dans ses bras.
Ils se mirent à la fenêtre. La petite gazouillait déjà, et une
de ses menottes enroulait autour de ses doigts la barbe du
père. Les deux jeunes femmes, la tante et la mère, étaient
venues aussi et respiraient le souffle embaumé du jardin ;
elles s’appuyaient toutes les deux, sans jalousie, sur lès
épaules de Bruno. Flora, l’épouse, dit à sa sœur :
— « Allons, Gemma, tu en meurs d’envie, embrasse-le,
pour qu’il me rende ton baiser ! »
On entendait, au bas de la côte, contre la rive, le bruit de
lèvres de la mer. Et dans le ciel, au dessus du toit, l’œil de
braise du Cyclope : Sirius. Ils étaient trois, joue contre joue,

680
qui se taisaient. Et dans ses mains, cette fauvette, ce cœur
d’enfant qui palpitait…
Les nuits heureuses n’ont pas d’histoire. L’étreinte
d’amour s’ébauche en rêve, et s’y achève. Et la pensée ne
distingue plus à quel moment elle reprend pied. Cette nuit
dernière n’entendit point l’enfant Bonheur, hôte familier de
la maison, interrompre soudain sa chanson, et fuir, pleurant,
hors de Messine…

Les deux époux s’éveillèrent, à la première secousse,


Bruno sentit sur son pied se crisper le pied de Flora, comme
un oiseau sur la branche. L’aube blêmissait aux vitres. D’un
même élan, ils se trouvèrent assis sur le lit, les jambes nues,
prêts à sauter. Le lit oscillait, la maison craquait, de la base
au faîte. Et au dehors, un bruit de tuiles, de vitres brisées,
une cheminée s’effondra…
Dans ces pays, le tremblement de terre est un visiteur
connu ; et quoique l’insouciance du Midi ait bientôt fait
d’oublier quand il espace ses visites, chacun a appris de
père en fils, et chacun retrouve au premier choc, ce qu’il
doit faire. On ne perd point son temps à geindre. On fuit sur
les espaces découverts. Ou, si l’on n’a le temps, on cherche,
aux gros murs, un appui. Flora courut aux chambres
voisines, où déjà criaient les enfants, pour les emporter dans
le jardin. Mais une seconde secousse, puis une troisième,
plus violentes, comme un coup de lame, firent tanguer toute
la maison ; comme des toiles, les murs des chambres se
gonflaient ; les gros soffiti des plafonds se tordaient ; sur les
681
planchers bosselés, les pieds nus chaviraient ; et du dehors
monta le tonnerre de la ville et de la mer. Une clameur de
Jugement Dernier…
Ce fut l’espace de quelques secondes. En ces instants,
l’esprit affolé perçoit le seul hurlement de son épouvante.
Bruno comprit qu’il n’était plus temps de s’échapper par
l’escalier ; et, criant à sa femme de le suiTe, il se lança vers
le balcon : car son instinct, où sommeillait le grain d’une
très antique expérience, lui suggérait que quand s’écroule la
maison, il faut se tenir, le plus qu’on peut, à l’écorce, afin
d’avoir plus de chances d’être retiré des décombres. Mais,
tout ce qui lui resta, depuis, à vivre, il se reprocha d’avoir
suivi son instinct, au lieu de courir aux autres, pour les
rallier et les sauver, ou mourir ensemble. Car aucun n’avait
compris son dessein ; et il n’eut pas le temps de le leur
expliquer… Dernière image… À la fenêtre voisine, les
jeunes seins nus de Gemma, qui lui tendait les bras… Et les
pleurs de Sibylle, appelant : — « Papa !… » D’un coup
tonnant, l’antique demeure s’effondra. Tout disparut, et la
conscience de Bruno…

Il se retrouva — (quand ?) — sur une couchette de


navire, qui l’emportait de la côte maudite, — puis, (des
éclairs de conscience, très espacés, sortaient de la nuit et y
rentraient), dans un hôpital de Naples, après de périlleuses
opérations. Il avait eu fracture de cuisse, fracture du crâne,
et commotion cérébrale. Il ne pouvait rien saisir du passé.
La première chose qui lui en revint, ce fut l’angoisse et la

682
douleur. Mais il ne pouvait les fixer sur aucun point. Elles
étaient une nuée obscure. Il se trouvait impuissant à lier
ensemble deux idées ; il s’épuisait à faire le jour ; et il
tremblait de ce que le jour lui révélerait… Ce fut soudain !
La nuée s’ouvrit. Il entendit le frêle pleur de Sibylle. Il
cria :
— « Ma petite !… »
Il fit effort pour se relever ; mais il était immobilisé ; il se
meurtrit contre un mur. Les infirmières lui tinrent les bras.
Il continuait d’appeler ;
— « Mes chéris ! Je suis là ! Je viens ! Où êtes-vous ? »
On s’efforçait de le calmer. Il arrivait à reconstituer dans
son esprit les derniers instants avant la chute, il suppliait
qu’on lui dît où étaient les autres ; il voulait qu’on lui dît
qu’ils étaient sauvés. On se gardait de le contredire ; on lui
donnait des assurances vagues, dont, pas un instant, il
n’était dupe, mais il exigeait qu’on les lui fît, qu’on les lui
refît : sans cela, il n’eût pas pu revivre, et, malgré lui,
l’égoïsme de la vie l’y forçait. Mais, quelques jours après,
après qu’il eut longuement pesé dans le silence et dans
l’horreur chacun des mots, chacun des regards de ceux qui
l’entouraient, et ses souvenirs, il implora du regard le
médecin, penché sur lui, qu’il connaissait : (il était d’une
famille du Mezzogiorno, qui était en relations avec les
Chiarenza) ; il dit :
— « Je sais, je sais… Je ne vous demande pas qui j’ai
perdu… Je vous demande seulement qui me reste ! »

683
Une telle compassion se lut dans l’œil qu’il observait
que, glacé d’effroi, il s’agrippa à la main robuste, posée à
plat sur son lit, et il cria :
— « Non ! Quelqu’un me reste… Qui ?… Dites-moi
qui ?… »
Le docteur se pencha et l’embrassa. Ce fut comme s’il
croulait, une seconde fois. Du fond de l’abîme, il sanglota :
— « Pourquoi, pourquoi, m’avez-vous sauvé ?… »
Le lendemain, il ne sanglotait plus, il n’avait plus une
larme. Le visage ravagé, mais calme, il se fit raconter tous
les détails recueillis par les témoins. Il avait été retrouvé, lui
seul, à demi enfoui, au rebord des décombres. Tout le reste
formait un monceau. On n’avait pas les moyens d’y fouiller.
Les bras manquaient. Toute la ville était ruinée. Les
quelques centaines de survivants étaient livrés à une
panique bestiale, où l’aiguillon de la mort irrassasiée (la
terre continuait de gronder et l’on entendait, d’heure en
heure, les dernières ruines s’ébouler) faisait sortir du ventre
de ces damnés la luxure et la cruauté. Un peuple était sous
les ruines. Et sous les ruines était Dieu. Mâles et femelles,
ceux qui vivaient, les âmes mortes, s’accouplaient sur et
sous les autels. Les premiers secours qui arrivèrent par la
mer, suivirent le sac atroce par les barbares. Car une heure à
peine était passée depuis la catastrophe, que des bandes de
rapaces s’abattaient sur les morts pour les piller. Et des
montagnes descendaient des peuples d’écumeurs de ruines,
depuis des siècles montant le guet autour des écroulements
des cités, comme naguère sur nos côtes de Bretagne, ceux
684
qui guettaient les naufrages. Mais par bonheur, Bruno n’en
apprit rien que plus tard. C’était assez pour lui de tenir tête
à la férocité de la nature.
Il ramassa toutes ses forces. Il décida de retourner sur les
lieux du désastre. Aucun espoir ne restait. Trois semaines
s’étaient écoulées. Mais il voulait voir et toucher… Ah ! qui
peut dire ?… La Madeleine, qui a vu de ses yeux la mort du
Maître, et de ses doigts qui a touché son corps refroidi, le
lendemain elle revient le chercher vivant, et elle trouve le
Jardinier… Qui trouverait-il sur les décombres ?… On
s’efforça vainement de l’en dissuader. Il était encore
immobilisé dans Marceau (d)la gouttière. Il se fit porter sur
un brancard. Un ami dévoué l’accompagnait. Toute la nuit,
malgré le gros temps, il resta sur le pont du bateau, étendu,
fixant, tirant du fond de la nuit, comme un aimant, la terre
d’épouvante, dont les approches furent signalées par les
feux des Stromboli. Il avait, pour garantir sa blessure du
crâne, où l’on avait fait une prothèse d’argent aux clous
d’or, un casque de cuir qui lui donnait l’aspect d’un croisé
normand. Il allait aussi au Saint-Sépulcre ! … Sépulcre
d’un peuple… « Horror, Fetor… » Dès Reggio, le vent en
apporta l’odeur… Le Dieu géant pourrissait, sous les
collines d’orangers… Près de vomir sur sa Litière, le croisé
se fit hisser, avec une résolution implacable, jusque là où
avait été son nid. Depuis le premier jour du sinistre, aucune
main n’avait touché aux ruines. Elles décourageaient les
efforts. Elles s’élevaient en pyramide, que, par une dérision

685
du Fatum, couronnait l’écusson renversé des Chiarenza ; on
y lisait, sous une torche, la vieille devise :
— « Per Chiarità Carità. » ( « Par la clarté, l’amour. » )
Sous la montagne, ils gisaient tous, toute sa chair, toute sa
race… « Amour, Clarté. » La torche éteinte. C’est le
tombeau des Chiarenza. Qu’il le reste !… Jamais il ne fit
rebâtir la demeure. Il fit plus tard cimenter le tumulus et, sur
la pyramide géante, il fit graver :
« Ruinae Sacrum. »
Plus tard, plus tard, il devait consacrer l’autel à « la
Grande Mère » (Μἠτηρ μεγίατη), « Terre la Noire » (Γἥ
μέλαια.)
Quand il revint, sur le bateau rentrant à Naples, il
rencontra un autre blessé, un autre damné, sorti de l’Enfer,
qui racontait, halluciné, qu’il avait vu, sur les décombres,
des honunes se ruer, pour dépouiller les victimes encore
chaudes, il avait vu casser le bras d’une suppliante, pour lui
arracher ses bracelets. Il criait :
— « Qu’on les tue tous ! C’est tous les hommes qu’il faut
exterminer. Quand donc la terre aura-t-elle écrasé sa
vermine ?… »
Et, dans son cœur, Bruno remercia la Noire Mère d’avoir
du moins sauvé ses morts de l’enfer des hommes.
Il s’enferma, près d’une année, dans une maison isolée, à
la lisière de la Maremme, non loin de Ninfa et du cap
Circeo. Elle faisait partie d’une des multiples propriétés de
la famille, qui maintenant toutes lui revenaient : c’était sans

686
doute la plus disgraciée ; nul de la famille n’y était venu. La
population clairsemée, qui faisait paître ses troupeaux dans
les ruines, presque tout entière émigrait, huit mois de
l’année, dans la montagne, laissant comme gardiens de
leurs murs, trois ou quatre sacrifiés. La malaria les rongeait.
Nul des roitelets propriétaires, dont l’un dominait de son
nid d’aigle les marais, ne leur distribuait un gramme de
quinine. Leur œil d’oiseau se complaisait à cette immensité
désertique de joncs et d’eau. Bruno resta, pendant le règne
de la fièvre ; et il la prit. Que lui faisait ? Les seules figures
humaines qu’il eut occasion de voir, dans ces mois, une
vieille femme qui le servait, sa petite fille, son jeune garçon,
(il n’y en avait pas un quatrième dans la région
abandonnée), avaient la fièvre, comme lui. Ils ne songeaient
pas à s’en étonner. Le jeune garçon (il avait treize ans ; et
c’était lui, l’homme : il était le chef de famille) savait, disait
tranquillement qu’ils étaient condamnés. Il avait de beaux
traits purs, le teint exsangue, les yeux brûlants
d’intelligence, le maintien grave et conscient de sa
responsabilité, un parler simple et posé, la bouche sérieuse,
que de loin en loin éclairait un sourire enfantin. Il se
nommait Athanase. Après des mois de silence farouche, que
le petit compagnon respecta, il fut le seul avec qui Bruno
consentit enfin à échanger de nouveau le pain des âmes, la
parole. Et le petit sut étrangement se tenir à l’unisson. Le
huitième mois n’était point passé, qui marquait le retour des
vivants et de leurs troupeaux descendant la montagne, que
Bruno avait reporté sur cet enfant toute la passion
désespérée, dont il ne pouvait plus baigner ses morts.
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Il l’enleva à cette terre qui suçait son sang. Il avait placé
à Tarente, avec une pension, la mère et la fille. Il prit chez
lui, dans une villa sur un des derniers contreforts des
collines qui dominent le golfe de Tarente, entre Métaponte
et Sybaris, le petit aux yeux noirs, qui paraissait avoir
entendu le même appel de l’âme. Il l’instruisit, et il trouva
en cet esprit un champ merveilleux. La solitude exaltée lui
avait ouvert certains chemins secrets de sa propre pensée,
qu’il avait jusqu’alors négligés : le sens occulte de ces
vieux mythes de la Grande-Grèce, dont les beaux textes et
les images avaient seulement meublé l’indifférence amusée
de son dilettantisme érudit. Et comme, pendant les longs
mois de silence côte à côte, s’était développée entre le vieux
et le jeune compagnon une étrange perméabilité, Bruno
lisait, au fur et à mesure qu’il les énonçait, ses propres
visions dans les yeux de l’enfant. Et au fur et à mesure, sans
s’en rendre compte, il les modelait sur les formes obscures
de cet esprit qui s’éveillait, — et avec lui, le génie de cette
terre millénaire, où dormait là, près d’eux, Pythagore.
Extraordinaires entretiens, où le petit être, attentif, avide,
mais sans s’étonner, recevait de la bouche du vieux, qui les
redécouvrait dans ce regard d’abîme ardent, les légendes
illuminées à triple sens de la profonde théogonie des
Orphiques : les six générations des dieux, — Dionysos, le
Sixième royaume — et les Titans. Pour cet enfant, que ni
l’école, ni l’Église n’avaient été pêcher dans son marais
fiévreux, Christ était resté un « forestière » (un étranger ) ;
il n’avait appris sa mort que par les cloches de là-haut, sur
les collines : c’était un riche ! Il le respectait, mais de loin,
688
sans l’avoir fréquenté. Et pour Bruno, dont le catholicisme
pratiquant, jusqu’à la veille de la catastrophe, était aimable
et à fleur de peau, la terre soulevée de Messine l’avait, d’un
coup d’épaule, renversé avec son palais : il n’en restait plus
que décombres, sur lesquels avait soufflé pendant des mois
le vent furieux du désespoir. Dans les premiers temps qui
avaient suivi, il haïssait le Dieu en qui il avait cru. La place
était libre pour d’autres dieux. Et les grands mythes, qui
sommeillaient dans sa pensée de noble érudit Trinacrien,
ouvrirent les yeux, à la lumière Tarentine, où ceux du jeune
Zagreus Dionysos, roi des mystères, avaient fleuri. Sans en
être dupe, comme pouvait l’être l’enfant qui l’écoutait,
Bruno était frappé, en les contant, de leur symbolisme
divinateur et de la concordance qu’ils lui révélaient avec la
chaîne implacable du destin qui l’accablait. Et comme il
n’était pas, lui, le Sicilien éclairé, beaucoup moins
superstitieux que l’enfant, il ne tarda pas à s’enivrer de la
fumée de ces rêves, que le soleil faisait monter de cette terre
des fantômes, avec les odeurs fades et sucrées de l’eau
dormante à fleur de sol. Sa ville détruite lui évoquait les
convulsions de Typhœus, écrasé sous le poids de l’Etna ; et
la férocité des Titans qui avaient traîtreusement saisi
l’enfant Dionysos, qui l’avaient mis en pièces et dévoré, se
confondait avec l’aveugle fureur des éléments qui avaient
anéanti tout ce qu’il aimait, tout ce qui, dans l’égoïsme de
sa douleur, était la Vie… Mais cet amour, mais cette vie
renaissait. Ses yeux de visionnaire les retrouvaient en cet
enfant, que son besoin d’aimer, son instinct vital, avait
étreint. Ils faisaient plus : dans la demi-hallucination
689
qu’engendrait dans son cerveau de poète, ébranlé par la
convulsion, cette lumière de mirage, l’enfant lui était
l’image même du petit Dionysos ressuscité ; et tel il le vit,
un soir, soudain, tel que le peint l’hymne homérique, assis
« sur le bord de la mer inépuisable, à l’extrémité saillante
d’un promontoire, sa belle chevelure noire flottant sur ses
épaules » qui s’enveloppaient frileusement d’un haillon
rouge, et « souriant », fiévreux, « de ses yeux noirs ».
Avec l’éblouissement de la vision, rentra en lui l’anxiété.
Car le jeune dieu, « le dieu souffrant », ne devait-il pas
mourir encore ? Il apercevait, trop tard, sur le pâle visage de
l’adolescent, qui frissonnait au soleil, l’ombre de l’aile de
Méphitis, reine de la Fièvre. Il n’avait pas eu la prudence
d’arracher radicalement la plante malade à cette terre
empoisonnée, de l’emporter au loin, au Nord, dans un autre
air, sur une autre terre. Il s’était contenté de l’éloigner, de
quelques lieues, des champs mortels, et de monter sur les
collines, un peu au loin, un peu au-dessus. Il ne résistait
même pas à la dangereuse fascination de redescendre
souvent avec lui, dans la zone magique des ruines au bord
de la mer. Qui a entendu une fois la voix des sirènes a bien
de la peine à s’en détacher. On a beau être averti, comment
n’être pas toujours repris par l’appel de ces oasis dans le
désert, de ces ombrages luxuriants, entre lesquels rit le
regard de l’eau vagante et sans cours, — cette quiétude
ensorcelée, cette fleur des reflets du ciel et de la mer ?
Quand il le vit, le mal était fait, l’arrêt signé. Il n’était plus
temps d’en appeler. L’eût-il été, d’ailleurs, un an plus tôt ?

690
Dès sa naissance, le petit dieu était condamné. Des milliers
de jours, des milliers de nuits, le poison s’était accumulé
dans ses veines, comme dans les artères de la plaine ; à pas
feutrés, la fièvre cheminait, elle avait creusé au plus
profond. Et voici que, maîtresse de la place, elle soufflait
son haleine de tigre !
Bruno fut épouvanté de la violence des accès : aux
claquements de dents, aux ondes de glace, qui pendant des
heures, du haut en bas, secouaient le corps de frissons
mortels, succédaient des vomissements incoercibles, un
brasier, la face en feu, et le délire. Il serrait dans ses bras
son oiseau, s’évertuant en vain, tantôt à le réchauffer contre
sa poitrine, tantôt à lui souffler le frais. Et, comme une
mère, il essuyait la sueur qui transperçait linge et draps ; il
l’épongeait, il le changeait. Le pauvre petit Dionysos, au
teint terreux, au ventre bouffi, aux maigres membres d’où la
chair jour à jour fondait, Bruno le disputa, pouce à pouce, à
la mort. Il lui fut tout, dans ce combat livré à deux : le père,
la mère, le frère, la sœur… Il avait tout mis sur cet être, tous
ses amours. Cette unique flamme était le dernier tison de
son foyer : son cœur y avait concentré tout le reste du feu
disparu. S’il eût écouté le hurlement de la révolte intérieure,
il se fût abandonné à la frénésie, comme les Titans de la
légende. Mais il avait dans les bras le petit Christ de
Métaponte, qui portait la croix de sa Passion, — Διονύσου
τὰ παθήματά — et qui paraissait en avoir conscience.
L’enfant ne cessait point de le fixer de son regard profond et
sombre, qui, par moments, dans le délire, était un gouffre,

691
mais où régnait, même dans les ombres, une étrange paix.
Et quand le mal laissait un répit au corps brisé, le petit
mendiait tendrement à l’ami encore un autre de ses beaux
récits, — la suite, ou bien le recommencement. Et Bruno,
comme inspiré par l’appel du jeune dieu mourant, lui
révélait — se révélait en même temps — le mystère de son
destin : le Sauveur sacrifié de l’Évangile des Orphiques, qui
vingt-cinq siècles avant le « Durch Leiden Freude » de nos
héros, apprit aux hommes, par son exemple, à conquérir,
par la douleur et par la mort, l’éternité, — le dieu qui rompt
la roue des naissances, pour réintégrer ses élus dans la
plénitude et la joie de l’Un. Qui pourrait dire si l’enfant
comprenait ces pensées ? Mais son instinct s’y accordait.
Son fatalisme de victime originelle, liée sur le bûcher,
l’avait fiancé, depuis sa naissance, à cette Nature
meurtrière, qui le dévorait. Il ne cherchait pas à s’en
dégager. Il acceptait sa fiancée, sa dame Fièvre aux yeux de
lagune ensoleillée, et ses colliers de vipères dans les
roseaux. C’était ainsi ! Il acceptait. Et maintenant, il allait
l’épouser. Il serrait ferme, comme un petit homme, la main
de l’ami, dont il allait prendre congé. Et quand un frisson le
secouait, il avait l’air de s’excuser. Il lui disait, à demi
rêvant, qu’il partait en « pellegrinaggio pi l’Angile » [8]. Il
caressait de sa main maigre la joue de Bruno.
Un accès pernicieux l’emporta. Il expira, un jour de soleil
implacable sur le mirage des marais, les bras en croix, les
yeux élargis, buvant l’abîme du ciel bleu, bleu sans un pli :
la bouche ouverte l’aspirait. — Et dans son propre

692
égarement, Bruno, penché sur le dernier souffle de
l’adolescent, crut voir s’engouffrer dans cette bouche le
fleuve du monde…
Pour achever le symbole, le jour tomba, d’arrière-
automne. L’hiver venait. Le Dionysos, le dieu détruit,
disparaissait. — Il ressusciterait, comme au printemps celui
que saluaient les Thyiades, le Διϰνίτης, le « Nouveau-Né ».
Bruno lui ferma les yeux, lava son corps, l’ensevelit seul,
sur la pente des collines qui descendent vers la mer, au
milieu d’un groupe de jeunes amandiers ; et sur le tertre, il
éleva une simple stèle, avec ce seul mot :
Ἀθάνατος [9]
Autour du tertre de son enfant, bourdonnaient les ailes
d’abeilles de deux Vers Dorés :
« …ἐς αὶθέρ έλεύθερου… άθάνατος θεὸς
[10]
ἅμϐροτος… » .
Alors, il revint vers les « mortels ».

Près de deux ans avaient passé depuis le cataclysme.


Quand Bruno reparut parmi les hommes, bien peu y
songeaient encore. Mais ceux qui s’en ressouvenaient, à la
vue de ce revenant, se demandaient s’ils avaient rêvé.
Aucune trace ne s’en montrait sur le visage du comte
Chiarenza, dernier de sa race. Non seulement il n’en parlait
jamais, et il écartait, sans paraître entendre, les allusions
apitoyées ; mais ses traits calmes avaient un grave sourire

693
détaché. Les doigts de l’épreuve n’étaient marqués qu’en sa
chevelure et sa fine barbe bien soignée, qui avaient blanchi
prématurément : (il n’avait point dépassé la quarantaine).
Mais il était dans la plénitude de sa force, — de corps agile
et robuste. Pour qui ne savait point dans quelle étoffe de
dissonances avait été taillée cette harmonie, le spectacle
était déconcertant… Il apparaissait comme un arbre, tranché
de toutes ses branches, qui monte droit. Les cœurs sensibles
n’étaient pas loin de le lui reprocher. Ils se complaisaient,
comme Pécuchet, à l’image de l’arbre foudroyé. Le comte
Chiarenza ne leur disait pas que la foudre était entrée dans
ses moelles ; il était pareil à la salamandre de la légende : le
feu était devenu son élément. Il y vivait, seul et nu. Tout
l’édifice de son bonheur, toute la construction de sa pensée,
tout son passé, avaient été détruits, tranchés, rasés au sol. Il
avait dû tout reprendre à pied d’œuvre. Il avait refait, seul,
ses fondations. Il y fallut… « quanto sangue !… » [11] Mais
c’est le mortier nécessaire à tout ce qui s’élève, pour durer.
À tout ce qu’il avait bâti jusqu’alors, le comte Bruno
s’aperçut que totalement le mortier avait manqué. Tout ce
qu’il avait fait, cru faire, aimé, pensé, jusqu’alors, n’était
qu’un jeu… Ah ! le beau jeu !… De l’évoquer, la déchirante
nostalgie lui gonflait la gorge de sanglots… Mais un jeu !
Et comment pouvait-il s’étonner qu’un souffle, un frisson
de la terre, eût dispersé aux vents le jeu ?… Demeurait seul
ce qui ne meurt : l’Esprit terrible de l’Un éternel, sa lumière
implacable et son implacable paix. Il le trouva au fond du
vide creusé en lui, et dans le regard mourant de l’άθάνατος.
Il le trouva sous les bandelettes des momies de ses vieux
694
penseurs Trinacriens et Ioniens, où il n’avait vu jusqu’en
ces temps que de précieux objets de musées. Ils lui
apparurent sous leur vrai jour, dans l’atmosphère
catastrophique qui avait été la leur, qui était la sienne. Ils lui
étaient apparentés. Et maintenant qu’il avait accompli, à
leur suite, sa ϰατάϐασις είς Ἅδον — sa descente aux Enfers
— il fit siennes leurs vues tragiques et sereines.
Ce n’eût été rien que son intelligence fût conquise, si le
sourire d’agonie de son jeune compagnon n’eût conquis
également son cœur. Il avait aspiré dans son dernier souffle,
l’Acceptation, l’εύδαιμονία. Et s’il ne pouvait empêcher les
blessures de se rouvrir dans la nuit — (combien de nuits !)
— la nuit seule en était le témoin ; le sang des blessures s’y
engouffrait, et la victime, couchée sur le dos, sans un
mouvement, pressant son cœur avec ses mains, offrait son
sang en sacrifice à la céleste Harmonie, dont il était un
accord poignant. Et quand le jour revenait, le jour
indifférent éclairait aux yeux des hommes, non la douleur
de passage, mais l’Harmonie.
L’anéantissement total de sa race avait accumulé en ses
mains toute la fortune de sa race. Elle lui pesait. Il n’eut pas
de peine à en trouver l’emploi. C’était l’époque où l’Italie
avait fini par découvrir la barbarie innommable où depuis
des siècles croupissait, abandonné à lui-même, son
malheureux Mezzogiorno. Toute une génération généreuse
s’était vouée à l’effrayant problème, presque insoluble,
d’arracher à la mort qui la rongeait, cette terre putride et
sauvage. Le Parlement même, — les parleurs, — à défaut

695
d’actes, avaient fait des lois pour lui venir en aide. Et
l’initiative privée, suppléant à l’insincérité de l’État, créait
des œuvres de secours et de reconstruction, en Basilicate et
en Calabre. Le comte Chiarenza y versa la plus grande part
de sa fortune, la distribuant en fondations de dispensaires,
d’orphelinats et d’écoles.
Mais c’eût été lui en faire un mérite injustifié — (et il eût
été le premier à le repousser) — que d’en rendre hommage
à son cœur. Il n’était pas encore né à la fraternelle charité.
Depuis la catastrophe qui lui avait pris tous ses vivants, il
gardait une rancune sourde, aveugle, inavouée, pour ceux
qui vivaient encore. L’illumination même de l’esprit n’avait
point réussi à guérir cette plaie infectée. Il en avait honte, il
la cachait. Il s’appliquait secrètement à y porter le fer, à la
brûler. Il se forçait à rentrer dans la compagnie des
hommes, à leur sourire, à les aider. Mais il ne pouvait
vaincre son éloignement. Et il ne réussissait pas toujours à
le dissimuler. Certains yeux en avaient saisi l’éclair glacé.
Alors, il ne pouvait que contraindre l’esprit à l’acte, sans la
joie chaude de l’amour. Il faisait le bien, des torrents de
bien, par signature et par procuration. On n’avait pas à l’en
remercier. Il se déchargeait comme d’une dette qui lui
pesait ; et mentalement, il disait à ceux dont la créance était
acquittée : — « Et maintenant, que je ne vous voie plus ! »
— Il lui fallut longtemps encore avant d’être réconcilié avec
le visage de l’homme. Il lui fallait que se réveillât de la
tombe le petit Dionysos.

696
Le soleil d’hiver durait encore. Il dura des ans. Le comte
Chiarenza les occupa dans l’étude et les longs voyages. En
approfondissant ses vieux sages, il fut amené par l’étoile de
Pythagore et d’Empédocle à l’Orient. Il avait déjà une
teinture de connaissance du sanscrit. Il compléta son
instruction philologique ; et le restant de sa fortune lui
permettant les expéditions lointaines, il fit dans l’Inde et au
Thibet des séjours de plusieurs années. Entre 1911 et 1914,
il disparut. Où il était et comment il vécut, on ne le sut
jamais exactement. Il faisait le silence sur cette période, où
il errait sans doute, en pèlerin et en mendiant, sur les hauts
plateaux d’Asie, ou s’enfermait, pour de longs mois, dans la
concentration initiatique de quelque monastère lamaïque. Si
retiré qu’il fût du monde vivant, on peut croire que ce fut
alors qu’il puisa l’étonnante pénétration qu’il en manifesta
par la suite. Dans cette lumière des sommets, son regard
d’oiseau solitaire se lava des larmes et des poussières,
s’aiguisa, comme le couteau sur la meule, et, comme le
couteau, s’enfonça au cœur de l’homme. Il vit au fond et il
toucha la Douleur et l’Erreur de la civilisation d’Europe, la
catastrophe suspendue sur l’Occident, et la ruine.
Il se mit en marche, à la fin de juin 1914, quittant son
ermitage himalayen, redescendant vers les plaines du
Gange : car il avait senti sous ses pieds gronder la terre ; et
il allait au devant de la guerre, que bien peu, à cette heure
encore, en Europe, voyaient venir. Il la rencontra, à
Calcutta : il y apprit la déclaration officielle du Massacre,
par une affiche, dans une rue où s’égouttait une rigole de

697
sang de chèvres, égorgées, de dessous la porte d’un temple
de Kâli. Il s’embarqua pour l’Europe. Car l’intensité de sa
concentration solitaire lui avait révélé, comme l’étreinte de
deux corps qui se pénètrent accouplés, sa foudroyante
Identité avec tous les vivants, que l’égoïsme de son deuil
avait longtemps refusé d’accepter. Et il voulait prendre sa
part de l’épreuve des hommes.
Il savait le néant et le crime de cette guerre ; malgré la
voix secrète de son sang latin et ses sympathies pour la
France, il s’efforça de retenir son peuple en dehors du
carnage. Mais le peuple n’était pas consulté. Et quand il se
trouva jeté à l’abattoir, le comte Chiarenza l’y suivit. Il
s’engagea dans le service sanitaire, organisa une
ambulance, et s’y dévoua. Il se trouva aux endroits les plus
exposés, dans les missions les plus ingrates, en Albanie, en
Macédoine, accompagnant dans leur retraite désastreuse, ou
dans leur croupissement aux tranchées, des troupes de son
Mezzogiorno, que dévastaient le typhus exanthématique et
la malaria. Il communiquait son calme des profondeurs à
son personnel, sous les obus, et aux sauvages paysans de la
Basilicate, à l’agonie : — car il ne considérait pas sa tâche
comme terminée, lorsque la vie était perdue : c’était alors
que la vraie tâche commençait ; il les aidait, au passage. —
Il reçut la grande médaille des épidémies et la croix de
guerre.
La guerre achevée (ou, pour un temps, suspendue), il se
consacra au relèvement de ce Mezzogiorno, qu’il avait
appris à mieux connaître dans ses « gisants », dans ses

698
martyrs. Il ne se contenta pas cette fois de verser la
meilleure part des revenus qui lui restaient, à des
Associazioni et à des Opère nazionali, qui se chargeaient de
leur emploi, sans que ses yeux eussent à voir où allait le don
de ses mains : (car l’indifférence trouve son compte, à
l’abnégation de la maxime qui demande que la main gauche
ignore ce que la main droite a donné) ; il s’installa dans la
région même, à Potenza, où des centaines de familles
étaient enfouies, comme des vers blancs, sous la terre, dans
des « sottani », — des caves, des citernes asséchées, des
cavernes. Il s’enrôla dans la croisade pour arracher à leurs
sépulcres ces « fils de l’homme », trahis, livrés,
abandonnés, pour disputer ce malheureux pays aux trois
succubes, aux trois Déesses meurtrières qui le sucent, et que
le comte Bruno avait évoquées devant Annette sur la
colline, qu’encerclaient d’un halo de lune les vapeurs
mortelles des marais : — la Misère, la Fièvre et le Feu de la
terre, — et pire que les trois, la quatrième, qui se nomme,
selon les cas, l’Acceptation, la Résignation, ou l’Apathie, et
qui est l’immobilité torpide sous le poing d’un sort que l’on
ne cherche même plus à écarter… « Puisque c’est ainsi,
depuis des siècles, ainsi ce sera in saecula… » Ce moyen
âge persistait, comme un ulcère, au flanc d’une nation
orgueilleuse, qui remâchait alors l’amertume de ses
mécomptes de la victoire, et dont les rhéteurs l’incitaient à
revendiquer l’héritage de l’ « Imperium Romanum ! » Mais
de cet héritage de guerre, de gloire, de conquêtes et
d’idéologie boursouflée, une seule part ne les tentait pas, en
ces premiers ans de l’après-guerre : celle des légionnaires
699
de la vieille République qui, rentrés au foyer, durement
domptèrent leur propre terre, — ceux qui drainèrent le sang
stagnant des champs fiévreux, et rétablirent dans le grand
corps de l’Italie le système artériel de leurs puissants
Aqueducs. Ce n’était pas seulement dans le corps qu’il
fallait que le sang recommençât de couler, c’était dans
l’âme de ces pays, comme enlisée dans des sortilèges — ils
eussent dit : « l’han pigliata d’uocchi » ( « le mauvais œil
l’a touchée » ).
Contre le mauvais œil, les beaux yeux clairs et calmes du
comte Chiarenza engagèrent le combat. Il parcourait toute
la région, pansant les plaies physiques et morales, faisant, à
tour de rôle, le médecin, l’apôtre, et le terrassier, laissant
partout sous ses pas une traînée de lumière. Un mince
ruban. Mais comme les cailloux du Petit Poucet, il
permettait à ceux qui suivaient de retrouver leur chemin
dans la forêt. Car on le suivait. Il se révélait à lui-même un
génie d’organisation et une fièvre d’apostolat, qu’il n’aurait
jamais soupçonnés en lui. Son idéalisme passionné
soulevait d’autres consciences, femmes et hommes des plus
hautes classes et des plus basses, — une petite cohorte
ardente et pure, comme on en peut trouver, à ce degré,
seulement peut-être en cette Italie, où les extrêmes de l’âme
se touchent, — la fange et le feu.
Ce fut au cours d’une de ses tournées dans l’Agri, au sud
de Pisticci, que Annette le rencontra dans le chemin de fer
qui remonte la vallée du Basento.

700
De toute cette vie au vaste vol, qui avait embrassé ces
paysages divers, les jardins d’orangers de Messine, le
Dionysos à la fièvre dans le miroitement des marais, les
poussières de neige sur les hauts plateaux du Thibet, et tant
de cimes, et tant d’abîmes, le comte Bruno ne laissa voir à
sa confidente d’une nuit qu’un fugitif panorama. Mais les
grandes lignes en étaient comme gravées au burin ; elles
s’imprimèrent dans l’esprit d’Annette. Avec sa vive
intuition, elle pénétra au cœur caché de cette tragique
sérénité. Elle ne la comprit pas. Elle la toucha avec ses
doigts. Elle ne chercha pas à interroger davantage son
compagnon. Il avait parlé, sans qu’elle le questionnât. Sans
qu’il la questionnât, elle parla, elle se raconta à son tour. Ce
fut un élan spontané, en remerciement de ce qu’il lui avait
confié.
Quand ils remontèrent dans le train, ils étaient de vieux
amis. Bruno veilla sur la blessée, qui était encore un peu
fiévreuse de sa pneumonie grippale, mal guérie ; et bien que
son propre chemin dût s’écarter de celui d’Annette, il ne la
quitta pas qu’il ne l’eût, après une nuit passée ensemble à
Naples, installée avec des soins affectueux dans le grand
train qui devait la ramener à Paris. Tout avait été simple
entre eux, leur fraternité n’avait rien d’équivoque.
Cependant, il ne fut pas question de se revoir. Chacun avait
sa vie remplie par ses devoirs. Il suffisait que l’on sût qu’on
existait tous les deux. Ils échangeaient régulièrement des
saluts brefs et fidèles du Premier Janvier. Annette, trop prise
par ses tâches, — les soucis de sa triple et quadruple

701
existence (la sienne et celle de ses enfants et petit-enfant )
— n’avait point le temps ni les moyens de suivre la carrière
de son vieil ami italien. Elle ne savait pas que le nom du
comte Chiarenza avait acquis un certain éclat ; et ce n’était
pas lui qui l’eût fait savoir à Annette.
Le comte Bruno avait poursuivi son apostolat social ;
mais, en même temps, l’ancienne veine de son esprit
méditatif et érudit s’était rouverte, considérablement
creusée et élargie. Les travaux même qu’il dirigeait en
Basilicate, pour assécher et irriguer les terres et les eaux
infectées, l’avaient amené à des découvertes
archéologiques, qui réveillèrent le démon de la science et
rompirent le sceau du silence, depuis douze ans posé sur sa
langue. Il publia quelques brochures d’abord, puis des
livres, où s’ajoutaient à son haut savoir d’helléniste les
nouvelles acquisitions de son intelligence dans le domaine
orientaliste. Et bien qu’avec une aristocratique discrétion, il
tînt sa personne à l’écart de ses recherches scientifiques, nul
sachant lire qui ne perçût dans l’objectivité de ces tableaux
la profondeur d’un esprit original et solitaire, et l’harmonie
d’une pensée et d’un style méditerranéens. Les honneurs
vinrent le chercher. Des Académies de l’étranger, dont celle
des Inscriptions à Paris, l’élurent parmi leurs membres
correspondants. Julien Davy, qui, par des voies bien
différentes, s’était acheminé vers l’indologie, fut des
premiers à pénétrer la grandeur neuve et antique de cet
esprit ; il entra en correspondance avec lui. Le point de
départ fut la discussion de textes pythagoriciens, que Julien

702
étudiait, pour ses travaux d’histoire des sciences ; et
rapidement l’entretien s’étendit aux problèmes les plus
intimes de la pensée métaphysique et religieuse, où les deux
hommes reconnurent leur mutuelle sincérité et, chez tous
deux, si différents, les analogues expériences de l’abîme. Ils
furent amis, avant de se le dire : car ils avaient tous deux la
même réserve altière.
Ils étaient trop détachés de la farce politique, pour
imaginer qu’ils s’y mêleraient, un jour. Mais la farce était
devenue tragédie ( « Commediante… Tragediante… » ) ; et
le malheur des temps avait fait que les maîtres de l’opinion
et les guides, tant politiques qu’intellectuels, ayant
totalement abdiqué ou trahi, les libertés de l’Europe et tous
les biens sacrés de l’esprit, que des siècles d’efforts avaient
conquis, étaient livrés à des bandes de rapaces qui les
mettaient en morceaux. Il fallait bien que les rares hommes,
dont la conscience n’avait point les yeux crevés, se fissent
les éveilleurs et les veilleurs des autres, — même si ce
n’était point leur rôle ! De qui le peut dans le naufrage, c’est
toujours le rôle de sauver… « Ou bien, nous périrons
ensemble. Mais je périrai, les yeux ouverts !… »
Ceux de Julien avaient déjà refusé le bandeau, dont ses
confrères s’étaient, avec une docilité frénétique, aveuglés
pendant la guerre. Il avait rejeté dédaigneusement les offres
de participer à l’infection de l’opinion française par le
mensonge et par la haine. Il avait ainsi ruiné son élection
certaine à l’Académie. Et l’on a vu qu’il avait eu l’honneur
d’être chahuté à son cours du Collège de France, par

703
quelques vigoureux combattants de l’arrière. Mais on
n’était pas allé jusqu’à fermer son cours. Il avait — bien
malgré lui — quelques répondants bien-pensants,
appartenant à son ancien monde conservateur et catholique,
craignant le scandale de livrer un de leur caste, dont ils
savaient (et, dans le fond, ils respectaient) la scrupuleuse
loyauté. On s’était contenté de mettre l’éteignoir sur les
manifestations « défaitistes », où la signature de Julien se
compromit. Elles étaient rares et peu connues : car la
censure y promenait ses ciseaux, et l’ « alma sdegnosa » de
Julien répugnait à tout éclat. Son pessimisme trop lucide ne
se faisait aucune illusion sur l’inutilité de son action isolée.
Il lui suffisait d’avoir dit aux traîtres de sa confrérie : —
« Non ! »
Ils se retrouvèrent, après la guerre, quelques-uns dans
tous les pays, qui l’avaient dit. Naturellement, les mains se
rapprochèrent ; et, sans qu’ils l’eussent cherché, la force des
choses unit ces hommes en un front international de
l’Esprit, qui, maintes fois, dut s’opposer aux monstrueux
abus et aux forfaits, issus de la guerre et de la paix fétide —
l’haleine du Tigre. Le plus illustre de ces hérétiques était
Einstein, dont une des premières visites à Paris fut pour
Julien Davy. Et il ne se passa pas beaucoup de temps
jusqu’à ce que leurs rangs s’ouvrirent pour faire place au
comte Chiarenza.
Mais il n’était pas pressé d’y entrer. Résolument, ; il
restait en dehors de l’action du jour. Quand s’étaient
produits en Italie les troubles communistes, puis fascistes, il

704
ne s’en était point préoccupé, aussi longtemps que son
activité et son œuvre sociale n’en avaient point été
affectées. Il travaillait pour tous ceux qui souffrent — ( « Et
qui ne souffre, an fond ?… » )… Que lui importaient les
partis ? Il n’allait point chercher la politique. — Mais la
politique vint le chercher. Le fascisme voulut s’ingérer dans
son œuvre, se la soumettre et l’annexer. Il résista avec
douceur et fermeté. Et pendant une période assez longue,
ces hommes brutaux, habitués à ne rien ménager, le
tolérèrent cependant, décontenancés par son
désintéressement insoupçonné. Ils imaginaient que, des
millions lui passant par les mains, selon l’excellente
habitude des philanthropes de profession, il lui en restait
aux doigts une provision. Il ne restait rien aux mains
blanches (plus si blanches depuis qu’elles maniaient la pelle
ou la truelle) du comte Chiarenza. Il avait achevé de se
ruiner, au service de sa vaste famille d’affamés. La place
était, en vérité, sans profit. Elle ne tentait plus personne. —
Mais à défaut de lucre, l’esprit de violence et de tracasserie
ne pouvait longtemps laisser en paix ces équipes de bons
Samaritains, qui ne songeaient qu’à panser les blessures, au
lieu d’en faire, — ce qui est, paraît-il, la marque virile des
hommes vraiment hommes, de ceux qui font les guerres et
les Révolutions, l’ordre nouveau ou le vieux-neuf, — ou qui
le défont. Si l’on ne s’attaqua point personnellement à lui,
que protégeaient à son insu certains dignitaires du nouveau
pouvoir, (un intelligent et sceptique philosophe, qui
dirigeait l’Instruction publique, et qui goûtait, non les idées,
mais le style harmonieux des écrits du comte Chiarenza), on
705
persécuta ceux qui s’inspiraient de son exemple et
exécutaient ses instructions, les instituteurs et institutrices
qui se vouaient au dur apostolat de relever ces populations
abandonnées : on prétendit les obliger à des signatures et à
des serments de servitude politique, qui répugnaient à leur
conscience, envers le nouveau despotisme, installé sur les
ruines du Statut, par la trahison de celui-là même qui s’en
était constitué le gardien. Pour ces hommes et ces femmes
de foi, la conscience n’était pas un jeu, comme pour ce
ministre Gentile, qui répondait, ironique, au comte
Chiarenza, venu pour protester contre la violence faite à
l’âme de ses disciples :
— « Mais caro mio, n’est-ce pas l’Évangile qui nous a dit
qu’ « il faut perdre son âme, pour la sauver ? »
Car Bruno avait dû se résoudre à sortir de son chantier de
travail, et à venir à Rome, pour défendre son œuvre et les
siens. Et une fois sorti, il fut le témoin de la lutte atroce qui
dévastait et flétrissait alors des milliers de consciences
italiennes. Il ne pouvait plus s’abstenir de voir, de juger et
de parler. Les circonstances firent même qu’il assista aux
violences commises contre un de ses anciens compagnons
d’armes, médecin, grand blessé, décoré, respecté, qu’une
bande de jeunes chenapans assaillit, insulta, piétina
sauvagement dans la rue. Après avoir reçu sa part des
coups, — car il était, naturellement, intervenu, — il alla en
justice déposer pour lui, malgré les menaces et les cris de
mort, que de la salle on entendait mugir au dehors. On peut
penser qu’il n’en parla pas plus timidement ! Il racontait

706
plus tard en riant, que contre ces « Houm » [12], ces démons
noirs (chemises noires et noires âmes), il s’était senti
pousser aux épaules des ailes rouges de révolutionnaire. De
défenseur, il se mua en accusateur. Il mit en cause le
tribunal même et la police, qui autorisaient cette violence
faite à la justice et à la liberté du témoignage. Et sa figure
imposante, son grand nom, ses accents — (il s’était
découvert, disait-il, dans le gosier une voix de ténor de la
Scala), — confondirent, pour quelques minutes,
l’assistance. Le ministère public s’excusa piteusement ; et le
silence fut imposé, au dehors. Mais le comte Chiarenza le
paya.
— « Et, » disait-il, en plaisantant, « ce fut bien fait, pour
me rappeler à la sereine indifférence dont je me targuais à
l’égard de la Roue des Apparences. Le tourbillon de
poussière m’avait repris… »
Les « chemises noires » l’attendaient, au sortir de la
salle : il faillit être écharpé. Il n’en devint pas plus prudent,
mais seulement plus ironique et parfaitement maître de soi.
En vain, ceux qui s’intéressaient à lui, en haut lieu,
cherchaient à détourner de lui le danger, en le détournant de
le chercher. Il fallut bien que vînt le moment où on ne put
plus le ménager. Il refusait de passer à l’étranger, bien que
la vie en Italie lui fût de plus en plus difficile. Il avait
décidé de rester, aussi longtemps qu’il pourrait diminuer un
peu de la souffrance, venir au secours des opprimés. Il s’y
obstinait, doux et tenace. Et quand il ne lui fut plus possible
de les aider ouvertement, il le fit clandestinement, déjouant

707
avec la bonne humeur italienne la surveillance de la police ;
il correspondit ou collabora, pour des objets de pure
humanité, avec les adversaires politiques du fascisme.
Mis au régime du « domicilio coatto », il trouva moyen
de continuer, à la barbe de ses geôliers bénévoles. Il y a,
chez presque tout bon vieux Italien, une veine de
Commedia dell’ Arte, qui lui peut tenir le cœur en joie dans
les moments les plus tragiques et qui lui est d’une grande
ressource, aux cas apparemment sans issue. Le grave comte
Chiarenza combina les pouvoirs magiques de ses « lamas »
avec les expédients de Pulcinella, pour faire servir ses
propres gardiens à la partie qu’il jouait pour le service de
l’humanité, et dont l’enjeu aurait pu être sa tête. Après les
avoir bernés tout à son aise, après leur avoir fait porter, sans
que leur large nez en eût vent, les messages les plus
compromettants, à la veille du jour où il allait être arrêté et
déporté aux îles Lipari, il réussit à s’en aller tranquillement
de sa maison, laissant ses bons carabiniers l’attendre, non
sous l’orme, mais à la porte de ses W.-C. d’où il sortit par
un œil-de-bœuf sur l’escalier : (il était, à cinquante-six ans,
leste et souple comme un gymnaste). Il traversa, comme en
promenade, sans se presser, la ville du Piémont où ses
affaires et la police l’avaient longtemps retenu, — il
continua, hors de la ville, du même pas tranquille et preste,
le jour, la nuit, sans s’arrêter ; et quand s’éleva devant ses
pas le mur des Alpes, il y grimpa.
Ce fut ici que son expérience du Thibet lui servit. Il
connaissait assez bien la région, et il avait une carte d’état-

708
major ; mais il était fort mal équipé pour une course de
glaciers, au commencement de l’hiver : car, au lieu de
prendre l’issue la plus aisée qui, naturellement, était une
souricière, il s’en fut droit au plus périlleux : le passage du
Saint-Théodule. Il trouva heureusement des complicités
chez des montagnards de la vallée qui, sans avoir l’air de
comprendre, lui fournirent des souliers ferrés, des cordes,
un pic, une houppelande de berger, et un petit guide jusqu’à
mi-chemin. Il n’en fut pas moins très en danger ; car en
voulant éviter les guetteurs fascistes à la frontière, il erra
dans les neiges, et se perdit. Il dut passer une nuit contre
une paroi de glace au dessus de l’abîme ; il eût gelé, s’il
n’eût tiré parti de ses pratiques de « toumo » thibétain, qui,
par leur mécanisme psychophysiologique, enseignent à
stimuler la chaleur interne, et dont le grand ascète poète
Milarepa a éprouvé et chanté les vertus. Il arriva, harassé,
hérissé de glace, des stalactites aux sourcils et une banquise
dans sa barbe, à un refuge, sur territoire suisse, où il trouva
une flambée de bois et une boisson chaude, que lui
préparèrent des chasseurs de chamois. Ce fut alors qu’il
réalisa la pleine conscience du froid mortel qui l’enserrait
d’une carapace et contre lequel depuis quinze heures le feu
intérieur luttait. Il faillit fondre. Mais un sommeil écrasant,
dans un bain de sueur, sous la veillée de ces braves gens, le
remit d’aplomb ; et après être descendu avec eux à Zermatt,
où il se reposa, un jour ou deux, il prit confortablement à
Viège le train du Simplon pour Paris.

709
Il y avait été précédé par la rumeur de son évasion,
maladroitement ébruitée, puis plus maladroitement niée et
prouvée par le dépit de ses geôliers quinauds, penauds, et de
leur Maître courroucé, qui déchargeait sa fureur sur leurs
dos. Les réfugiés italiens de Paris, que les télégrammes de
Suisse avaient prévenus, vinrent le saluer à l’arrivée ; et
pendant quelques jours, il fut en proie aux reporters. Mais le
malicieux Italien savait se défendre ; il leur conta sa sortie
de l’Inferno et son « salto mortale » par-dessus les monts,
comme une scène de comédie vénitienne. Le rire de Paris,
aux dépens du tyran dupé, retournait le fer dans la blessure.
Et de l’autre côté des Alpes, un silence de rage se fit. Mais
l’aventure du comte Bruno défraya, deux ou trois semaines,
la chronique de l’Europe. Le héros se déroba à sa célébrité,
en acceptant le refuge que Julien Davy lui avait offert dans
sa maison. Les deux hommes eurent joie à se voir enfin,
après tant d’années d’intimité lointaine ; et, la porte fermée,
bien défendue contre les enquêteurs, ce ne fut point la
politique qui forma le principal sujet de leurs entretiens. Ils
s’étaient, du premier regard, reconnus, comme ayant touché
au fond de la tragique expérience humaine, et comme en
étant sortis seuls, en se taillant par leurs propres pics
l’escalier de glace dans la terrible muraille. Mais l’escalier
n’était pas le même pour tous les deux. Le pic non plus. Le
bras non plus. L’esprit non plus. L’un avait choisi l’arête de
la pente, au soleil. Ou, plutôt, le soleil l’avait choisi. Et
l’autre, c’était l’ombre. Mais ils avaient atteint tous les deux
au même niveau, ou peu s’en faut ! Et ils échangeaient un
regard d’entente fraternelle.
710
Leur dialogue était souvent interrompu — illuminé —
par la présence de George. Elle était alors dans le
rayonnement de ses dix-huit ans heureux ; et elle s’était
éprise du vieil alpiniste : — car c’était surtout sa prouesse
sportive qui l’avait fascinée. Et comme il avait vu chez elle
cette joie saine et sans souci, de l’athlétisme, de l’action
physique et de l’aventure, il se plaisait à lui conter ses
voyages au Thibet, — laissant de côté tout ce qui s’en
rapportait à ses recherches de pensée. Il restait des heures à
bavarder sur ces sujets, qui laissaient Julien indifférent, —
le vieux Bruno aussi heureux, enfantinement, de conter que
la jeune fille d’écouter. Il contemplait avec tendresse ce
rond visage jeune et joyeux, cette belle peau ensoleillée, le
ferme tissu de ces bras, de ce cou, de ces joues, ces yeux
brillants où pas une ombre intellectuelle ne passait, pas un
chagrin, pas une crainte, — rien au delà ; mais cela qu’on
tenait, c’était le monde, c’était assez ! Comme pour
l’univers des anciens, « finis orbis terrarum… » Passé les
Colonnes, c’est Calypso. Restons en deçà, avec Nausicaa et
Pénélope !… Il l’appelait : « Mare nostro… »,
Méditerranée… Et sur sa bouche de fruit, rouge et dorée,
non fardée, il retrouvait, avec douceur et mélancolie,
comme dans le mirage d’un rêve attendri, le sourire
insouciant et ravi de la jeune belle-sœur qui chantait la
Belle Meunière de Schubert et la berceuse du petit ruisseau,
au dessus du gouffre de Polyphème.
Or, un certain jour que tous les trois, Julien, George et
Bruno, à table, ils causaient, Bruno vint à parler de cette

711
femme, de cette Française, qu’il avait jadis rencontrée sur
les chemins — il aurait pu dire : sur les rails — de la
Basilicate. Et s’informant d’elle, il dit son nom de famille :
« Madame Rivière ». George s’exclama, frappa des mains,
et dit, imprudemment :
— « Annette ? »
Qui fut le plus étonné ? Bruno, ou bien Julien ? Comment
eût-il imaginé que sa fille pouvait connaître celle dont il ne
lui avait jamais parlé ? Il ne put cacher sa stupéfaction, et
George rougit. Elle se mordit la langue. Trop tard !… « Eh
bien donc, allons-y !… » Effrontément, paisiblement, la
sainte-nitouche aux yeux brillants se tourna vers son père,
et dit :
— « Tu la connais ! »
Et, riante, elle dit à Bruno :
— « C’était aussi la bonne amie à papa ! »
Elle ajouta :
— « Et je veux maintenant qu’elle soit la mienne. »
Julien était dans un trouble extrême, que le fin comte
Bruno remarqua. Il fronçait les sourcils et, d’un regard
sévère, tâchait d’imposer le silence à George. Mais ce
n’était point pour l’arrêter. Elle pensait :
— « Il y a assez longtemps que je la guettais ! L’occasion
passe. Je saute dessus. »
Et elle dit :
— « Invitons-la ! »

712
Julien se récria :
— « Qu’est-ce que c’est que ces folies ? »
— « C’est tout simple », dit George. « Il y a vingt ans
que je veux la voir. Je la verrai, à la fin ! »
Du coup, Julien perdit la boussole. Il comprenait que sa
fille savait tout. Il ne pouvait imaginer comment. (Jamais il
n’osa le lui demander, même par la suite : tant ces souvenirs
lui étaient sacrés ! Il n’aurait pu s’en entretenir avec
personne. Que George en sût quelque chose, la seule pensée
lui faisait mal.) Il se refusait à l’invitation, et s’efforçait,
avec une maladroite brusquerie, d’écarter le sujet. Ce fut
heureux pour lui que Bruno, venant à son aide, le délivrât
de sa tourmenteuse. Elle serrait les lèvres, pour ne pas rire ;
elle était toute luisante de malice. Bruno les regardait tous
les deux, devinait, riait dans son cœur, avait pitié du vieil
enfant, tira doucement l’oreille à l’autre. — Il fut convenu
que Mme Rivière serait invitée, non pas chez les Davy, mais
à une conférence que Bruno devait faire, dans un meeting
organisé à la salle des Sociétés Savantes.
Car il n’avait pu esquiver, ni son hôte lui épargner,
l’obligation de prendre part à une soirée de protestation de
la Ligue française antifasciste, dont le Comité directeur
comptait Julien parmi ses vice-présidents. (Julien n’avait,
selon son habitude, rien fait pour l’être, ni pour l’éviter.)
Ainsi fut fait. Mais à la conférence de Bruno, qui
enchanta l’assistance par son éloquence simple et directe,
dressant le réquisitoire implacable des tyrans, avec la

713
sérénité dans les yeux et la malice au coin des lèvres,
Annette ne parut point. Elle était grippée, et elle resta au
coin de son feu. Elle n’avait pas lu les journaux, depuis une
ou deux semaines. (Même les femmes qui se désintéressent
le moins de la société ont rarement la constance de s’y
intéresser avec continuité. Elles sont des attentions à
éclipses. La vie de leur cœur les engouffre.) Elle ne savait
rien de l’évasion et de la présence à Paris du comte
Chiarenza. Et son fils et sa bru, qui n’avaient eu garde de
manquer l’occasion de voir et d’entendre le « fuoruscito », à
son meeting, ne songèrent pas à en informer Annette. Ils la
voyaient peu et distraitement. Tout à la joie de s’être
retrouvés, ils étaient comme des collégiens en vacances.
George fut désappointée. Elle avait en vain cherché le
visage d’Annette dans la salle. Elle reconnut (elle
connaissait tout, la jeune commère, aux yeux brillants ! ) le
fils d’Annette et sa « Moscotte », comme elle disait ; elle se
donna même le plaisir de les présenter, sans qu’ils la
connussent, au comte Bruno, à la fin de la conférence : car
ils flambaient tous deux du désir de lui serrer la main. Mais
dans la poussée de cette foule, qui se pressait autour de
l’estrade, on ne pouvait guère échanger des propos suivis ;
et la présence du jeune couple était pour George une
compensation insuffisante : c’était Annette qu’elle voulait
voir — et avoir.
Or donc, puisqu’elle voulait, (c’était maintenant une
chose décidée !) qui diable pouvait l’en empêcher ?

714
— Elle n’eut point de cesse qu’elle ne soufflât au comte
Chiarenza l’idée d’aller faire visite à Annette. Et elle
s’offrit à l’accompagner. Il n’était point dupe, et, chemin
faisant, il se fit raconter gentiment le vieux roman, que sa
finesse avait éventé. George ne demandait pas mieux. Il y
avait trop longtemps que le secret lui démangeait la langue.
Et le vieux Italien lui était devenu un camarade de folies,
presque un complice. En lui racontant son cambriolage, il
lui semblait qu’elle l’avait fait avec lui, de compte à demi.
À certains souvenirs drolatiques, ils s’arrêtèrent, au
Luxembourg, riant aux larmes. Et en même temps, les yeux
de Bruno, hochant la tête, lui disaient : — « Honte !…
petite maraudeuse ! Tu n’as pas honte ?… » Et elle avait
envie de lui répondre : — « Et toi ?… » Cela n’empêchait
pas qu’ils ne ressentissent tous deux l’émotion de ce pauvre
amour manqué, meurtri. Et ils se turent, le reste du chemin.
Quand ils furent près de la maison, George dit :
— « C’est tout de même dégoûtant, ce que j’ai fait ! Vous
n’aurez plus jamais confiance en moi. »
Il demanda :
— « Mais si c’était à refaire, mon enfant, vous le
referiez ?… »
Elle éclata de rire :
— « Naturellement ! »
Ils montèrent gaiement l’escalier. Elle avait tout de même
le cœur battant. C’était peut-être pour cela qu’elle riait si
fort. Elle refusa d’entrer avec lui, prétendant qu’il la

715
retrouvât au sortir, dans le square voisin. Elle consentit
pourtant à l’attendre, assise dans l’antichambre. Elle
espérait (en le craignant) attraper Annette au passage, quand
à la fin de la visite Annette reconduirait Bruno à la porte.
Mais ce fut Bruno qui vint la chercher. Au milieu de
l’entretien, après échange des premières effusions entre les
deux deux amis, il se souvint de son Antigone ; il dit à
Annette :
— « Permettez-moi… Une amoureuse qui languit, à
votre porte… »
Et il alla la prendre par la main. Bien qu’elle en mourût
d’envie, il fallut la tirer pour qu’elle entrât.

George s’était fabriqué de toutes pièces une Annette


différente de la réelle. Elle l’avait faite — sinon à son
image, — du moins à celle de sa parenté. Car elle aimait à
penser que son père était imprégné de cette image, quand il
l’avait engendrée. Elle savait que c’était un conte qu’elle se
faisait ; elle le blaguait, mais le caressait.
Et cette Annette inventée l’avait introduite dans le monde
de la passion, où elle, George, ne cherchait pas à entrer :
c’était comme si son double l’en dispensait, s’en était
chargée pour elle. Le plaisir de cette longue songerie, qui
avait couvé plusieurs années, sans fièvre, sans éclat, avait
été de revivre — à sa façon, avec confort — les aventures
de l’autre Annette, comme un roman qu’on se conte la nuit,
sur l’oreiller. George s’était forgé une vie de passion qu’elle

716
vivait en somnambule, par procuration. Sa vie réelle n’en
était pas troublée. C’était même le contrepoids nécessaire à
l’équilibre de sa forte nature.
Des milliers de femmes sont ainsi, mènent loyalement la
vie tranquille et régulière de famille et, tout au fond, au
fond de l’être, aiment, agissent, font l’aventure, et se
soulagent des énergies et des désirs inutilisés. Mons Colas
le Nivemois eût dit, goguenard et sage, aux maris :
— « Que cela ne vous fâche de penser que votre côte
couche avec une nuée ! S’il vous faut, à tout prix, être
cocus, soyez-le plutôt en songe ! — Et paix aux songes et
aux songeuses ! Quand elles reviennent de très loin, sans
entendre ce dont vous leur parlez, — avec un sourire vague,
un regard étranger, les yeux cernés, — souriez bonnement
aux navigatrices ! Elles trouveront, au retour, plus tiède le
foyer… »
Toutes ne sont pas — (mais beaucoup sont) — aussi
innocentes que l’était George. Et de l’innocence de la bonne
marque : celle qui ne songe ni au bien, ni au mal. Elle
songe… Et c’est tout. L’hirondelle glisse dans l’air…
Et à présent, l’hirondelle se trouvait, bec à bec, avec son
songe. Et son songe n’était pas du tout celui qu’elle
chassait. Annette n’était un double de qui que ce fût !
Annette était Annette, elle-même, et nulle autre…
Mais qu’à cela ne tînt ! L’hirondelle était emportée par
son élan, elle engouffra, dans le bec béant, Annette. Annette

717
était. Elle pouvait être ce qu’elle voulait ! C’était Annette
qu’il lui fallait.
Elles se regardaient. George, cette grande fille, robuste et
brusque, l’air décidé, — soudain figée, intimidée, on voyait
son sein gonflé qui se soulevait, et son sourire niais.
Annette, ses cheveux blancs, son front calme et son visage
fatigué, ses larges yeux, ses yeux bombés, qui
enveloppaient de leur miroir intelligent le trouble de
l’amour impétueux de la grande petite fille. Et sous son
regard, le cœur de la gauche Amazone se fondait, et ses
fermes genoux fléchissaient. Elle était près de pleurer de
honte. Et comme, timidement, elle soulevait ses paupières
baissées, elle rencontra le sourire d’Annette, qui
comprenait ; et brusquement, elle plongea, elle enfouit sa
face brûlante dans le giron de celle qui lisait ses secrets, et
elle l’étreignit à pleins bras. Annette cria :
— « Holà ! holà !… Elle va me casser ! »
George confuse, la relâcha. Annette, lui relevant la tête,
vit cette figure rouge, heureuse, honteuse, qui avait de
grosses gouttes dans les yeux. Le comte Bruno riait ;
Annette rit ; et George, essuyant du dos de sa main, comme
un garçon, ses pleurs, rit aussi. Et Annette demanda :
— « Mais qu’est-ce qui m’a donné cette fille-là ? »
George répondit :
— « Julien Davy. Je suis sa fille. »
Les larges yeux d’Annette, encore, s’élargirent. Elle ne
dit rien. Elle prit aux épaules George, elle la contempla. Et

718
elle dit :
— « Ça va ! Je t’adopte. »

George revint le lendemain, dès le matin. Elle revint le


soir. Et les jours suivants. Le vestibule était rempli de
fleurs. Il n’y eut plus assez de vases pour les contenir. Elle
les apportait par brassées. Elle s’installait à la maison, elle
tutoyait déjà Assia, et elle avait pris possession du
garçonnet. Assia le lui laissait volontiers choyer, torcher, et
promener. Elle savait employer les dévouements, et elle
avait vu, du premier regard, les dispositions de l’amazone à
se faire bonne d’enfants. George était de celles qui ont
obscurément la faim de l’enfant. Si l’on pouvait avoir
l’enfant sans l’homme ! On le lui offrait tout planté ; et
c’était une bouture d’Annette. Double bonheur ; et prétexte
à prendre racine dans la maison ! Il fallait qu’Annette lui
rappelât qu’elle avait la sienne, et son père qu’elle
négligeait. Elle passait des heures, assise aux pieds
d’Annette, sur un siège bas, ou sur le parquet, avec l’enfant.
Elle parlait, ou ne parlait pas : peu importait, tout ce qu’il
lui fallait, c’est d’être là. Son attirance était singulière. Elle
n’eût su elle-même l’expliquer. Et Annette lui demeurait
inexplicable. Si Annette voyait George, comme elle était,
(ou à peu près), jamais George ne vit Annette qu’à l’image
du double romanesque qu’elle s’était construit. Et Annette
le savait, elle en haussait les épaules ; mais il n’y avait rien
à faire pour désenchanter George ; et ce n’était pas la peine,
puisqu’au bout du compte la vraie Annette l’aimait : George

719
n’en voulait pas plus. Annette avait été prise par l’appel
muet, chaud et vrai, de la jeune fille. On ne chicane point ce
beau don de soi sans réserves ! Et quant à George, il lui
suffisait qu’on acceptât son don. Elle avait besoin
d’Annette ; elle était heureuse quand elle était dans la
maison, heureuse quand il arrivait que Annette posât la
main sur elle, heureuse de respirer le même air. C’était de
l’amour, informulé. Car elle n’était pas très intelligente, elle
ne connaissait pas son monde intérieur. Elle était comme
l’expression, qui s’ignore, de la nostalgie qui possédait,
quand elle naquit, son père songeant au pays perdu. Mais la
nostalgie était, en George, assouvie. Elle avait retrouvé le
pays.
Son égoïsme satisfait en oubliait le délaissé à son tour, —
son père qu’elle ne voyait plus que le soir, au repas,
négligemment, et qui la sentait, même en face de lui,
absente : elle avait hâte d’avoir mangé, pour repartir, ou
s’enfermer, et elle cuvait ses journées. De son cabinet de
travail, il l’entendait rire, seule, et se parler.
Ce fut Annette qui demanda que George lui amenât
Julien. Mais Julien accueillit froidement la demande. Il
était, au fond du cœur, bouleversé. Par une disgrâce de sa
nature, qui tenait autant à ses faiblesses qu’à ses qualités, —
à sa pudeur de sentiment, à sa fierté, à son humilité : (les
deux contraires sont fréquemment associés) — Julien était
dans l’incapacité presque totale d’extérioriser ses
sentiments les plus forts. Plus il avait d’amour ou
d’émotion, moins il le montrait ; il se congelait. Il était le

720
premier à en souffrir. C’était ainsi qu’il avait perdu la
chance d’avoir une communion intime avec sa fille, qui ne
demandait qu’à se confier. En ces jours mêmes, elle eût eu
joie à lui conter tout ce dont son cœur était bondé, toutes ses
journées avec Annette. Mais allez donc dire votre joie à ce
visage de bois, qui avait l’air, quand il pressentait que le
nom d’Annette, ou son image allaient surgir de la bouche
bavarde de sa fille, de se garer, avec une froideur hostile !
George avait beau savoir ce qu’il en fallait penser… Tant
pis pour lui !… Elle se lassait, avec l’impatience de la
jeunesse, et elle cherchait ailleurs où se déverser. Faute de
réplique, elle se la donnait à elle-même :
— « À nous deux, ma fille ! Chauffons, chauffons ! J’en
ai une engelure à la langue, de la frotter à ce glaçon… »
Et Julien trouvait, de semaine en semaine, d’autres
prétextes pour ne pas se rendre à l’invitation d’Annette,
sans que sa fille insistât…
— « Non, qu’il ne vienne pas ! S’il m’accompagnait, il
me gâterait mon plaisir… »
Annette n’attendit pas sous l’orme, indéfiniment. Elle
connaissait son Julien d’autrefois. Elle coiffa sa toque, un
soir, et dit à George :
— « Je te raccompagne. Ton père est chez lui ? Je monte
le voir. »
George se récria :
— « Qu’est-ce qu’il va dire ? »
— « Tu crois qu’il me mettra à la porte ? »
721
George riait :
— « Non ! Mais le pauvre vieux ! Sans le prévenir ! Il est
capable d’en avoir une attaque. »
— « Si on le prévenait, il s’esquiverait, on ne mettrait
jamais la main dessus ! »
— « Ah ! oui, vous connaissez le lapin !… »
— « Fille sans respect ! »
— « Zut au respect ! Il nous embête. »
— « Qui, nous ? »
— « Vous, moi. »
— « Ne me mets pas dans le même sac ! Moi, je respecte
tout. »
— « Tout respecter ? Vous ? Oh ! la la ! »
— « Quoi ! oh ! la la ?… J’aime et je combats : — donc,
je respecte. »
— « Les règles du jeu ? »
— « Non, l’ennemi. On ne se bat pas bien, si on n’y
croit. »
— « En lui plaquant, sous la mâchoire, un uppercut ! Ça,
oui, j’en suis. »
— « Tu ne crois qu’au jeu. »
Et peut-être bien, des deux femmes, celle qui ne croyait
qu’au jeu oubliait le mieux que c’était un jeu. Mais ni l’une
ni l’autre ne s’en rendait compte.

722
Elles montèrent ensemble l’escalier. George avait sa clef.
Elle précéda Annette dans l’appartement.
— « Papa », dit-elle, en ouvrant la porte de la chambre,
« je te présente ta bonne amie ».
La foudre fût tombée sur Julien, qu’il n’eût pas été plus
anéanti. Il n’eut même pas la force de se lever. Annette dit :
— « Pardonnez-moi ! Julien, votre fille est un diable.
Comment avez-vous fait pour la fabriquer ? »
— « Je sais bien, moi, sur quel modèle on l’a taillée »,
cria George.
Annette la poussa vers la porte.
— « Toi, ma petite, fiche-nous la paix ! Vide la chambre !
Et ne va pas — (je te connais !) — coller ton oreille contre
la porte !… »
George se récriait.
— « Oui, oui, oui, oui, » faisait Annette. « Tu en sais déjà
beaucoup plus que tu ne devrais… Ouste ! détale ! Penses-
tu que nous allons jouer, pour ton plaisir, la scène des deux
vieux dans l’Arlésienne ? »
George se laissa mettre à la porte, en riant. Annette revint
vers la table de travail, devant laquelle Julien était resté
pétrifié.
— « Mon vieil ami », dit-elle, lui tendant la main, « est-
ce qu’une vieille femme vous fait peur ? »
Julien repoussa brusquement son siège et, se penchant sur
cette main, sans pouvoir parler, il y appuya son front.

723
Annette s’assit. Il n’eût pas songé à lui offrir un siège.
— « Ne m’en voulez pas d’être venue ! Il le fallait,
puisque vous ne seriez jamais venu. N’est-il pas vrai ? »
— a Non », dit Julien. « Jamais. »
Il avait relevé la tête, et il la regardait avec un faible
sourire de gratitude encore épeurée.
— « Bon ! taisons-nous ! » dit Annette.
Les deux vieux amis se considéraient. Ils étudiaient ce
visage qu’ils connaissaient et les changements qu’y avait
apportés la vie. Combien de rides à la maison ! Mais elle
avait pris une patine d’ombre et de soleil, comme ces
frontons de la veille Rome, qui réverbèrent les assauts du
temps et le calme auguste de la résistance inentamée. Ils
n’échangèrent pas leurs pensées. Annette lisait ce livre
fermé à clef, qui ne s’ouvrait pas, — moins que jamais : car
il se savait regardé, et il avait beaucoup à lui cacher. Elle
n’avait point de peine à le deviner, et elle avait pitié de cette
âme repliée, qui avait vécu toute sa vie, solitaire, et qui
avait peur de l’affection, plus que de l’inimitié : car il n’y
était pas habitué, et il était, contre elle, sans armes que la
fuite. Annette rompit enfin le silence :
— « Je vous remercie », dit-elle, « de la jeune amie que
vous m’avez donnée. »
— Elle est à vous », dit Julien. « C’est mon meilleur. »
— « Vous avez eu une belle vie », dit, avec un grave
sourire, Annette.

724
— « Je ne la souhaiterais pas », répondit-il amèrement,
« au pire de mes ennemis. »
— « Je ne la voudrais à aucun autre, car aucun autre ne
serait digne de la porter. »
— « Qu’en savez-vous ? »
— « Je la connais. Je sais vos luttes. Je vous ai lu. Ce que
je n’ai pas lu, je l’ai vu. » (Elle fermait les yeux.) « Je suis
fière de vous. »
Il tressaillit :
— « Moi,… tout ce que je suis… tout ce que je suis
devenu… Votre œuvre !… Je la mets à vos pieds. »
Annette tressaillit, à son tour.
— « Qu’ai-je fait pour vous ? »
— « Vous m’avez fait. »
Le gouffre de silence se rouvrit. Un torrent chaud
d’émotion s’y jetait… George, qui, derrière le mur, tendait
l’oreille, se demandait :
— « Est-ce qu’ils sont morts ? »
Annette leva vers Julien, dont le regard était suspendu au
sien, comme d’un bon chien, des yeux embués qui
rayonnaient ; et tout son visage était rougi par le flot de
sang, monté du cœur ; mais pour Julien, ces joues, ce front
congestionnés, étaient plus beaux que la beauté. Et elle lui
dit :
— « Nous n’avons donc pas perdu notre vie. »

725
Julien fut près de lui répliquer :
— a A quoi la mienne a-t-elle servi ? »
Mais en regardant la joie d’Annette, il sentit qu’il était un
ingrat ; il aurait voulu s’agenouiller devant elle ; son
ankylose morale l’en empêcha, et sa disgrâce : il voyait ce
vieil homme ridicule… Il balbutia :
— « Si je n’ai pas perdu la vôtre, — toutes les tristesses,
toutes les défaites, tout le reste n’est rien, — et tout est
bien. »
Ils se sourirent, échangeant leur grave et muette
reconnaissance. Puis, Annette se leva, et elle dit :
— « Assez de bonheur pour un jour ! »
Elle partit. Sur le pas de la porte, il lui dit :
— « Et quand, la suite ? »
Elle répliqua :
— « Quand vous viendrez la chercher. La porte des jours
est rouverte. »

726
Ils se revirent régulièrement. Les vieux amis avaient leurs
heures d’entretiens, qui leur étaient strictement réservées.
Bien que Julien eût fait la connaissance de Marc, de Vania
et de Assia, et qu’en peu de temps il eût sa place dans la
famille, il n’arriva jamais avec eux à se dégeler
complètement ; il se guindait ; Assia l’intimidait, et même
Vania : il ne savait pas parler avec un enfant. Seul, Marc
lisait sous le front soucieux du savant, et il était avide d’y
déchiffrer l’énigme de la pensée intrépide et sévère. Mais
Julien craignait cette autre énigme : le regard inquisiteur de
cette jeunesse, dont les préoccupations étrangères et l’âpreté
et l’ironie lui échappaient, l’inquiétaient. Il se réfugiait
auprès d’Annette, qui connaissait, aussi bien que lui, les
faiblesses, et, mieux que lui, la grandeur de cette âme triste,
de cette âme fière, sans qu’il eût besoin de l’expliquer.
Même sans parler, il se libérait, à son approche, de sa
charge d’âme accumulée, comme un fluide électrique.
Annette n’en était point appesantie, mais équilibrée : cela
complétait son chargement ; la flottaison du bâtiment n’en
était que mieux assurée. Ainsi s’accomplissait, en se
retrouvant, une loi secrète de leur nature. L’âge de l’amour
était passé ; il s’agissait de plus (et de moins) : d’un accord
final des deux êtres, sur lequel s’achevait la courbe
préétablie de chacune des deux destinées. Et, sans parler —
le plus souvent, lorsque, la nuit, de l’une à l’autre maison,
chacun des deux pensait, dans son lit, — ils se rendaient

727
grâces l’un à l’autre ; et ils voyaient que jamais ils n’avaient
cessé d’habiter le cœur de l’ami.
Mais les deux habitations n’étaient pas également
remplies ; et dans celle d’Annette, Julien n’occupait qu’une
chambre. La maison de Julien manquait de meubles et
d’habitants ; en dehors d’Annette et de sa fille, qui n’y
logeait qu’en camp volant, elle n’était guère habitée que de
ses livres et de ses idées : cette poussière avec des toiles
d’araignées !… La maison d’Annette était pleine : pleine de
passé, pleine de présent ; et il y avait encore des chambres
qui attendaient les visiteurs qui pourraient venir demain, —
qui viendraient. Non, la partie n’était pas égale ! Elle ne
peut pas l’être. Il n’y aurait pas de jeu, il n’y aurait pas de
vie, s’il n’y avait un gagnant et un perdant, un qui donne
plus, un qui prend plus. Julien donnait plus, ayant plus à
donner, plus d’affection en disponibilité. Annette ne pouvait
disposer de la part qu’elle avait donnée aux autres, ou
qu’elle donnerait : (car l’avenir retient sa part). La part de
Julien était bonne. Il lui fallait s’en contenter. Si elle n’était
point égale à sa faim, c’était sa faute : lorsque le cœur
d’Annette était encore presque entier, il l’avait laissé
échapper. Il devait être reconnaissant du morceau qu’elle lui
avait gardé. Il l’était.
Mais non sans un regret, qu’il se reprochait, des autres
parts qu’il n’avait point, surtout de celle qu’un nouveau
venu, un ami nouveau, s’était, sans la demander, attribuée :
le comte Bruno.

728
Cet heureux homme — cet homme heureux, malgré que
tous les coups du sort l’eussent frappé — n’avait partout
qu’à se présenter pour être aimé. « Veni, vici… » Il le
trouvait tout naturel. Et chacun le trouvait naturel, comme
lui. Tout était plaisir, des deux côtés. On n’avait pas à s’user
les dents, comme chez Julien, pour mordre l’amande, à une
dure écorce qui vous faisait les gencives amères. L’écorce
était, autant que l’amande, bonne à manger. Sans aucun
doute, sa légèreté était pour moitié dans son charme, l’autre
moitié étant faite d’affectueuse bonté et de séduction
naturelle. Il ne projetait point d’ombre sur ses pas. Toutes
les peines de la vie se résorbaient dans la lumière de ses
yeux bleus et caressants, qui ne pouvaient s’empêcher de se
faire avec chacun un peu coquets innocemment. Ce vieux
homme enfant, à la barbe douce et fleurie, qu’il flattait
comme un dos de chat, de ses doigts fins, avait besoin
d’être aimé de tous et d’aimer tous. Cela ne l’empêchait pas
de les juger, avec une lucidité qui déroutait, qui pénétrait
droit au fond et mettait le doigt sur le point sensible qu’on
cachait, mais si doux, si juste, que l’attouchement paraissait
une secrète volupté. Et il établissait entre le bienveillant
opérateur et l’opéré complaisant des liens d’intimité
mystérieuse, dont ils gardaient tous deux la clef.
De tous, la seule qui ne se prêtât point à ce jeu était la
dure châtaigne avec des piquants : Assia. Elle n’aimait pas
— « de la douceur, de la douceur !… » — les hommes trop
doux, les barbes trop belles, les mains trop fines et trop
soignées, et ce regard qui s’insinuait comme une caresse au

729
fond du cœur. Elle savait bien qu’il était bon, qu’il était
sage, qu’il voyait loin. Mais elle ne tenait pas à cette
sagesse, à cette bonté, ni à voir loin… « Je vois de près, je
vois mon Marc, bon ou mauvais, je le prends tel quel, il me
prend telle quelle, il va où je vais, et je sais où je vais. »
Elle ne pouvait pas empêcher Bruno de lire en elle, derrière
son volet. Mais elle en avait dépit et courroux. Et lui,
bonnement, feignait de ne pas regarder ; mais il ne pouvait
pas s’en empêcher, et dans sa barbe parfumée, il riait du
museau de chatte qui se fronçait.
Tous les autres étaient conquis : l’enfant et George, Marc
et Annette. Tous ressentaient, à la mesure de leurs besoins,
le bienfait de cet optimisme, inatteint par les catastrophes
de la vie et par la raison aux yeux bleus. Quelque irrationnel
que pût être cet optimisme, qu’au fond de lui de tragiques
expériences démentaient, il soulageait de l’autre
clairvoyance de Julien, la voyance noire, le pessimisme qui
tient bon, stoïque, indestructible, mais sans joie de vivre,
sans élan. Il était, cet optimisme, lui seul efficace, car lui
seul était vital : il répondait aux lois profondes de la
« Nature naturante », qui veut vivre, sans se soucier du
bien, du mal, de la souffrance, de l’inutilité des efforts ; il
voulait vivre et il vivait, en dépit des lois morales et
rationnelles, qui sont celles de la « Nature naturée », de
l’homme logique, qui n’a pas la sagesse de lâcher le fil de
son fuseau, de l’homme qui pense jusqu’au bout — jusqu’à
ne plus vivre. Bruno n’ignorait rien de la pensée ; ses doigts
habiles n’avaient point peine à en dévider l’écheveau ; mais

730
il savait écouter le chant du rouet, et, lui répondant de
l’intérieur de la maison, le chant du rêve, la sirène. Il en
avait été jadis la victime ; mais maintenant, il l’avait prise
dans ses filets, la sirène de Sicile ; elle chantait pour son
plaisir et celui de ses hôtes, comme un oiseau
d’appartement ; et pour tous ceux qui l’écoutaient, son
chant était un allégement à la peine de vivre. L’oiseau ne
cachait point ce qui fait peine. Il ne disait point :
— « Ce qui est, n’est point. »
Il disait :
— « Ce qui est, est : donc, il est beau. Car c’est beau,
d’être ! »
Et sa belle voix de violoncelle, qui, peut-être, un peu
s’écoutait, illuminait, beau ou laid, tout ce qui est, comme
un rayon sur la mer bleue au pied de la roche de la mort :
Scylla.
C’était ce rayon qui avait touché le front soucieux de
Marc. Et sur ce jeune front le rayon s’était posé. Ils avaient
été l’un par l’autre attirés. Du premier regard, le vieux et
sage Sicilien avait été frappé par le désenchantement, pur et
brûlant, de ce jeune visage : ce passionné était marqué pour
la mort ; il avait déjà franchi le pas. Et Bruno était, aussi,
touché par le grand effort qu’il lisait en cette nature
tourmentée, pour se libérer de ses démons de violence et
d’égoïsme de jeunesse. Il devinait ces combats silencieux,
mieux que l’épouse, mieux que la mère ; et ce garçon
irascible, dur, même cruel, orgueilleux, tyran, rapace,

731
effréné, qui brisait les reins à ses instincts de petit jaguar, le
séduisait par la vigueur même de ces instincts, et par celle
de l’âme qui les avait domptés : il le voyait s’acheminant,
par un rétablissement de jeune athlète, vers un état de
renoncement, dont l’héroïque et fragile harmonie était
émouvante, à ses yeux. Il en concevait pour cet enfant de
vingt-cinq ans une vénération secrète et singulière, qui se
marquait à la façon dont, par moments, il lui parlait, il lui
cédait le pas — ce qu’il ne faisait pour aucun autre, même
pour les femmes qu’en y mêlant une nuance de mondaine
courtoisie, qui en diminuait le sens. On eût dit qu’il
s’inclinait devant un mystérieux avenir. Peut-être lui-même
n’eût pas su dire le sacrifice qu’il pressentait, et la vision de
l’Isaac portant le bois de son bûcher. Et Annette, voyant
Bruno, était troublée ; elle se disait :
— « Que voient ses yeux ? «
Et elle n’osait pas le lui demander.
Mais Marc n’y prenait pas garde. Il était trop occupé par
le problème que lui posait sa destinée. Il jouait son rôle, il
jouait sa pièce, scène par scène, sans s’inquiéter de savoir
quel serait le dénouement de la tragédie. Mais il jouait mal,
parce que, comme ces mauvais acteurs dont parle Diderot, il
était trop pris par son rôle, il ne le dominait pas. Et il avait
besoin, pour en sortir, plutôt du sourire de Bruno qui lui
était une terre nouvelle, que de l’amère vision de Julien qui
était trop proche de la sienne.

732
Le premier bienfait qu’il récolta de son contact avec le
vieux Ulysse, fut l’apaisement que, sous ses doigts, l’âme
inquiète sentit entrer, — et, goutte à goutte, la réconciliation
avec soi-même. Il n’avait pas à confesser l’humiliation de
ces combats qui se livraient en son corps et de ces intruses
qui y campaient, cette tourbe de pensées indésirables, dont
il n’était pas fier d’être le gîte. Les yeux à demi fermés de
Bruno les avaient été chercher au nid et, sans avoir l’air d’y
toucher, ils avaient pris les oiseaux effarouchés, au creux de
son affectueuse ironie. Un jour que Marc se tourmentait,
sans oser dire, de souvenirs ou de présences inavouables en
sa pensée, Bruno, semblant n’avoir pas écouté radoter
quelque vieux conte sans nul rapport avec l’homme anxieux
à ses côtés, avait, souriant, dévidé une anecdote paradoxale
de l’Inde. Il s’agissait d’un homme de bien qui était allé
trouver un solitaire et l’avait prié de devenir son guide. Le
sannyasin, après l’avoir scruté, lui demanda :
— « Mon fils, savez-vous mentir ? »
— « Que Dieu m’en garde ! » avait répondu le brave
homme. « Mentir, je ne le saurai jamais. »
— « Allez donc l’apprendre », dit le sage. « Quand vous
l’aurez appris, vous reviendrez. »
Car, ajoutait la sagesse du Thibet, « incapacité est non
vertu, mais impuissance… »
— « Ah ! sapristi ! » s’écria Marc, « ce n’est point de
cela que l’on pourra m’accuser ! »

733
Et cette impudente Assia, qui avait attrapé au vol, en
passant, et la sentence et la réplique, attesta :
— « Non, pour cela, rien à lui reprocher !… »
Les deux hommes avaient ri. Mais de nouveau seuls
ensemble, Marc dit à Bruno :
— « Ce n’est pas tant que j’aie à compter avec le
mensonge : ce serait le moindre des animaux qui aurait
place parmi ma faune ; et je suppose que vous ne tenez pas
essentiellement à ce que je l’engraisse ! J’aimerais mieux
encore faire l’élevage des six autres péchés capitaux. Mais
tous ces autres, et la racaille de ceux qui ne sont point dits
capitaux — ce sont les pires ! — cette vermine… »
— « Je n’irai point », dit Bruno, en caressant sa barbe
soyeuse, « jusqu’à reprendre le dicton des commères de
votre pays (celles du mien disent de même) : « les poux sont
gage de bonne santé ». Mais, en ce qui concerne la vie
profonde, la vraie sagesse est, peut-être, comme
l’enseignent mes solitaires, non de détruire (ne rien
détruire !) mais de transmuter la substance des énergies. Et
celles du mal sont une fortune, comme celles du bien. Qui
les a reçues dans son berceau est un mortel béni des
Dieux. »
— « Je le suis donc », dit Marc. « Et maudits soient-ils !
Je me serais passé de leurs cadeaux. »
— « Les jeunes gens sont des ingrats », dit Bruno. Mais
la parole paradoxale suivait sa route, et elle trouvait, en
l’intelligence de Marc, un bon terrain pour être comprise et

734
fructifier. Il savait bien de quelle valeur vitale étaient pour
lui ces énergies, et que, privé d’elles, il eût été plus faible et
plus livré… Encore un des Mille-et-un-Contes du « Grand-
Lama », comme l’irrévérencieuse Assia nommait Bruno :
— la question du roi Milinda :
— « Le roi Milinda demande à Nagasena : — « Quel est,
des deux, le plus grand pécheur : celui qui pèche sans
savoir, ou celui qui pèche en sachant ? » — « Celui qui
pèche sans savoir. Car de ceux qui prennent dans leurs
mains une barre de métal ardent,… lequel est le plus
brûlé ? Celui qui sait, ou celui qui ne sait pas ? Le plus
brûlé est celui qui ne sait pas. »
Un vrai Français, un fils d’Annette, il sait discerner la
barre ardente. C’est affaire à son intelligence de savoir la
prendre et de savoir l’utiliser. Malheur aux « pauvres en
esprit ! » Le royaume des cieux leur est promis. Mais, au
nom des cieux, pour notre salut, que le royaume de la terre
leur soit fermé ! « Simplicité (alias, sottise) est pire que
crime », tranchait Assia. La sagesse slave, celle de l’Inde,
celle de France, toutes les sagesses tombent d’accord : —
« Ne sois pas un sot !… » Le bon sens des peuples, nulle
part, n’est un sot.
Le long combat que Marc livrait, depuis des ans, contre
ses monstres, dans le silence, sans en rendre compte aux
plus intimes, se trouva facilité par la présence auprès de lui
de l’aîné, qui les connaissait sans qu’on eût besoin d’en
parler, et qui, leur flattant la crinière, les domptait sans
cravache et sans bottes d’écuyer. L’accord du moi avec le

735
monde — ( ce n’est rien encore !) — l’accord du moi avec
le moi, que le comte Bruno avait réalisé, agissait, comme
par osmose, sur la nature tourmentée de Marc. Même il
semblait que de ses tourments et de ses renoncements le
sens profond et allégeant lui fût révélé comme s’ils étaient
le rachat convenu pour « libérer en soi la pure humanité. »
« La pure humanité rachète
Tous les crimes de l’humanité… »
C’était de la bouche de Bruno que Marc avait connu ces
beaux vers et l’Iphigénie de Weimar, qui était, pour l’Oreste
apaisé de Messine, une sœur préférée.
Et le problème de la violence, auquel Marc se heurtait, —
cette violence inséparable du combat, et dont l’action,
même la plus dépouillée de toute volonté de violence,
comme le Satyagraha de Gandhi, n’arrive pas à se dégager :
(car qu’est-ce autre chose que la violence, ce refus à toute
coopération qui fait vivre, — cette machine pneumatique
qui pompe la cloche et asphyxie ?) — cette cruauté que la
nature inflige à chacun de nos gestes, à chacun de nos
souffles, si nous voulons vivre, — était rendue plus
respirable pour les poumons fiévreux de Marc par
l’acceptation inattendue du vieux compagnon et par sa
sereine ironie. Bruno évoquait, avec un sourire, qui n’était
point dupe, les étranges idées de « service et compassion du
prochain », qu’il avait cueillies parmi la poussière des
neiges, sur les hauts plateaux d’Asie. La raison de l’homme,
qui est en tous lieux le meilleur savon pour lui laver les
mains, quand il s’y trouve des traces de boue, des traces de

736
sang, avait su faire sa place au crime, dans la compassion
que prêchaient ces pieux solitaires. Ils avaient cherché à se
persuader que le meurtre, simple accident au cours des
renaissances de l’homme assassiné, pouvait agir, en certains
cas, à la façon d’un choc salutaire et l’aiguiller sur de
meilleures voies. C’était donc une charité, qui évitait au
méchant de s’engouffrer davantage dans son enfer et lui
offrait l’occasion de s’en racheter !…
Bien entendu, Marc se révolta : il fulmina contre ces
« calotins ! » Bruno les défendit, avec une indulgence, qui
était pire : car elle laissait entendre — ( « À bon entendeur,
salut ! » ) — qu’entre ces crimes par compassion et ceux à
la petite semaine, dont la vie des braves gens est ourlée, il
n’y avait que la différence d’une pièce d’argent à sa
monnaie. Dans la société telle que l’homme l’a fabriquée, il
est bien difficile de vivre sans monnaie, — sans cette
monnaie de crime qu’on nomme justice, et qui dispose de la
vie de l’injuste, pour le salut de la communauté : — (les
gens pieux ont ajouté, afin que leur satisfaction fût
complète : « Pour le salut du châtié ! » )…
Bruno ne disait pas qu’il était sorti, lui, de cette société.
Le « Sentier », que les directeurs de conscience lamaïques
enseignaient, dépasse ce premier stade de « l’activité juste
ou vertueuse » ; il a pour but l’hôtellerie à l’enseigne de
« l’activité surmontée ». On y laisse à la porte « agir », et
l’on y trouve l’ « être » tout pur, comme le soleil. C’était le
secret que Bruno ne livrait pas, et d’où lui venait ce reflet
des cimes qui réconfortait d’autres yeux. Mais il se gardait

737
d’en confier la clef à Marc : n’est pas venue pour un
homme jeune l’heure de goûter à l’au-delà de l’action !
C’est un poison, avant que l’homme ait passé la ligne de
partage des eaux, d’où il redescendra sur l’autre versant,
vers le couchant… Monte, mon ami, monte et agis ! l’être
est au bout. Mais d’abord, faire !
Il ne pensait point, comme Julien : — « À quoi bon
faire ? À quoi bon être ? »…
Il y a deux sortes d’humanités, — (ainsi qu’on dit, en
France, des magistratures) : — l’humanité « assise », et
l’humanité « debout ». Julien appartenait trop, comme sa
caste d’intellectuels de bureau, à celle qui vit et meurt sur
son cul. Et pourtant, il avait fait des efforts héroïques pour
soulever sa pensée ! Il l’avait projetée dans l’action, de ses
maigres bras, comme un rocher. Mais elle avait beau
ébranler les murailles de la vieille société, elle lui revenait
par choc en retour, elle retombait sur l’homme qui l’avait
lancée. Quand il se couchait, il ruminait, le front accablé :
— « Dieu ! que c’est lourd, l’humanité ! »
Oui, c’est la croix du Golgotha. C’est sous son poids
qu’il est tombé, l’homme-dieu, bien plus que sous celui de
sa misérable croix de bois. Julien était pénétré de la
souffrance, de l’injustice, de la folie démoniaque de
l’humanité, passée, présente et à venir. Cet homme d’une
vaste culture l’avait imprégnée de la hantise perpétuelle de
l’homme bourreau et victime. Et c’était terrible à porter
seul. Car il était assez noble pour n’en vouloir partager le
faix avec aucun autre. Annette seule pouvait, du regard,
738
sonder sa peine et l’alléger. Il n’avait point la ressource,
trop commode, de Bruno, qui se délestait de l’humanité
dans le rêve illuminé d’un Cosmos océanique. Julien restait
attaché au vieux champ où le troupeau des hommes est
parqué : la terre ; il partageait leurs destinées. Il ne savait
s’en libérer que par le dépouillement de toutes les illusions
qui les font vivre. Depuis le jour où ses yeux d’ancien
croyant s’étaient dessillés, ils avaient creusé jusqu’au fond
(il n’y a pas de fond !) de la négation. Il ne concevait même
plus l’idée de l’immortalité chrétienne, dont une moitié de
sa vie avait été envoûtée. Et comme il connaissait mieux
que personne ces yeux chrétiens et leur vision, il en goûtait
amèrement la puérile avidité, qui s’épuise à vouloir
conserver dans l’éternité une substance et une forme
éphémères. Il n’était pas davantage ensorcelé par les idoles
de l’esprit et du cœur : la science, l’art et l’amour. Il en
voyait trop bien les limites et les fumées — les fumeries
d’opium. Il celait en lui un démon destructeur, dont lui seul
connaissait les accès de lugubre bouffonnerie. Mais ils
étaient refoulés par sa bonté native, qui craignait de
meurtrir la foi et l’espérance des faibles, — et par un besoin
affamé, inavoué, de tendresse, dont la vie l’avait sevré. Et il
y avait enfin cette amitié qu’il avait tué, pendant plus de
vingt ans, et où il venait de découvrir le sens nié de sa vie :
— Annette. Il voyait bien que par cette porte rentraient en
lui, à pas feutrés, la foi et l’espérance, et toutes ces illusions
qui, par les autres portes, étaient sorties. Il savait bien…
Mais il abdiquait, en pleine conscience. Il se faisait humble,
afin d’avoir où croire, aimer et vénérer. Tant veut, pour
739
vivre, l’âme prisonnière entre les barreaux de sa raison, que
ses racines passent au travers, afin de puiser le sang de la
terre.

Ce grand amour, qui se taisait, qui se murait, n’échappait


point au regard intérieur d’Annette. Il eût été moins prenant,
s’il eût parlé. Il s’en dégageait comme un soleil entre les
murs. Le pauvre Julien gardait toujours son foyer de chaleur
caché. Il ne laissait passer que la lumière, l’esprit qui éclaire
sans réchauffer. Mais cette chaleur concentrée pénétrait les
murs de briques, contre lesquels les mains d’Annette
s’appuyaient ; et elle sentait la tiédeur assourdie de ce vieux
cœur frémissant. Que de tendresse en lui et que de
tristesse ! Comme il lui était livré !
Celui d’Annette était, en ces jours, partagé entre ses deux
vieux amis. S’il eût suivi son seul penchant, c’était vers
Bruno qu’il eût incliné. Bruno avait plus à lui donner. —
Mais elle avait plus à donner à Julien. Et pour une femme
de son espèce, donner est le besoin le plus fort.
Certes, il eût été doux de se laisser bercer par le grand
rêve riche en lumière, par la sagesse riante et l’affection
caressante du comte Chiarenza. Une âme de femme fatiguée
par toute une vie de combats solitaires, blessée, meurtrie,
eût trouvé bon de pouvoir s’abandonner à la tutelle de ce
tranquille et ferme compagnon. — Mais comment résister à
l’appel muet — (elle seule pouvait l’entendre) — de cet
autre, qui avait été l’ami de sa jeunesse, et dont le viril
effort pour se libérer des chaînes d’un monde où il avait été
740
engainé, l’avait, sans rien diminuer de son intrépide
lucidité, laissé démuni de bonheur ! Trop désabusé et trop
seul pour y parvenir par ses propres moyens, trop fier et
trop humble pour y prétendre par l’aide du seul être qui fût,
pour lui, porteuse de joie et d’espérance, il se taisait, à ses
côtés, mélancolique et reconnaissant qu’elle voulût bien le
tolérer auprès d’elle, lui accorder une place, même modeste,
parmi ses amitiés. Mais Annette discernait, au fond de ce
cœur qui se repliait, l’imploration qu’il étouffait ; et elle
était prise par la gaucherie émouvante de ces bras d’homme
qui avaient honte de se tendre vers elle.
Elle se trouvait alors dans un état de cœur qui la troublait,
entre ces deux hommes également chers. Il ne pouvait plus
entre eux être, à leur âge, question d’amour… (Pourquoi ?)
… et le nom d’amitié n’était pas un cadre suffisant : le
sentiment le débordait. Annette voulait pourtant l’y
maintenir. Elle ne s’accordait plus le droit d’en sortir. Elle
se disait qu’elle était mère et grand’mère, que le cycle de sa
vie était révolu, qu’elle appartenait à sa famille. Mais elle
rougissait de convenir que sa vie poursuivait sa route, et que
le cycle était loin d’être fermé. Cette famille ne l’enfermait
point ; et elle-même constituait un autre cycle indépendant.
Si sincère que fût pour elle l’amour de ses enfants, ils
formaient, en dehors d’elle, un petit monde à part. Elle en
était l’hôte aimée ; mais l’hôte vient et s’en va. Son foyer
propre lui manquait. Elle s’interdisait d’y songer. Mais elle
ne pouvait pas s’interdire d’en éprouver, aux heures de
fatigue, une nostalgie, qu’elle condamnait ou châtiait par

741
l’ironie. N’apprendrait-elle donc pas à vieillir ? La pire
sottise, celle que les jeunes pardonnent le moins : sous les
cheveux qui blanchissent, garder une cervelle de vingt
ans !…
Elle s’efforçait de faire dériver cette énergie de rêve,
inemployée, du fleuve du cœur vers celui de l’esprit —
l’esprit qui agit. Elle y était bien audacieuse. Elle dépassait
là ses deux amis.

Ces deux hommes, Julien et Bruno, si courageux et si


lucides, n’allaient pas jusqu’au bout de leur action. Ils
pouvaient bien être pris, pour une heure, par un élan
d’imagination qui les jetait dans la révolte, dans le refus au
despotisme ou au mensonge. Et ils restaient, dans leur
conscience, des Résistants à l’injustice et au non-sens de
l’état social. Mais leur résistance se cantonnait, le plus
souvent, au seuil de leur conscience. Elle ne le passait qu’à
moins d’être forcée dans ses retranchements. Et même
alors, elle ne répondait pas à l’attaque par une contre-
attaque ; elle se bornait à y opposer son : « Non ! »
indestructible… « Ich kann nicht anders… ». Ils ne
travaillaient pas, par tous les moyens, à imposer au monde
leur « Autrement ! » ( « anders » ).
Ils appartenaient à cette vieille grande génération
d’intellectuels, dont l’activité était intoxiquée par la pensée.
Même les plus généreux étaient portés à attribuer à leur
pensée une situation privilégiée, qui était trop souvent de
tout repos. Quand ils avaient pensé, tout était dit, le monde
742
pouvait danser en rond : ils regardaient. Plus était vaste le
champ de leur pensée, plus semblait infime ce petit rond ; il
ne valait pas la peine d’y perdre son temps. Julien et Bruno,
chez qui le cœur équilibrait l’intelligence, et qui, à la
différence de la plupart de leurs grands confrères de l’esprit,
n’arrivaient pas à se désintéresser des souffrances du monde
et de ses efforts désordonnés, pouvaient bien se laisser
prendre, pour un moment, dans la ronde ; mais ils avaient
vite fait d’en sortir. Ils retournaient à leur activité propre.
Julien avait poussé son cri dans la mêlée, hors de la mêlée,
et son sarcasme impitoyable continuait, de loin en loin, pour
le soulager, de démontrer la fausseté des paralogismes sur
quoi reposait la société. Mais il ne suivait pas les durs
oiseaux de sa pensée dans leur envol ; et cette pensée savait
plutôt dénoncer et détruire les abus, que reconstruire. —
Bruno, chez qui l’instinct était plus fort, avait pris part, à
maintes reprises, à l’action de secours social ; et, entraîné
par son humour et son sang fier de vieux Normand, il avait
jeté son défi aux oppresseurs. Mais c’était encore là, plutôt,
une revanche de l’esprit contre la sottise triomphante. Il ne
tenait pas tant à la victoire — (victoire, défaite, ce sont des
épisodes passagers du long film qui se déroule !) — qu’à
rire au nez des vainqueurs. Son rire n’eût jamais été plus
clair que face aux fusils, devant le poteau d’exécution. Il eût
été fâché de se laisser entraîner par leur violence à la
violence. Il l’avait été par courts accès d’emportement ;
mais il s’en blâmait. — Julien n’avait même pas ce blâme à
se faire ; ses emportements ne faisaient de mal qu’à lui-
même : il les refoulait.
743
Tous deux s’écartaient délibérément, pour leur compte
propre, de la violence. C’était chez Bruno une sorte de
dédain aristocratique. Son intelligence la comprenait, —
mais chez les autres. Il n’était pas pressé de leur ressembler.
Elle leur paraissait à tous les deux un attentat contre la
liberté de l’esprit ; ils ne voulaient pas en être complices.
Aussi, avaient-ils accueilli complaisamment les doctrines de
Tolstoï et de l’Asie, qui prescrivaient la Non-acceptation
sans violence. Ce n’était pas que leur critique d’hommes
d’Europe les convainquit de l’efficacité de cette tactique
dans tous les cas. Mais le vrai combat étant, pour eux, sur le
champ de l’esprit, l’important était, pour eux, que l’esprit
fût sauvé… « Salvavi animam meam… »
Il y avait beau temps que ce n’était plus assez pour
Marc ! Même le salut de l’âme des autres ne suffisait plus,
si l’on ne sauvait aussi leur corps. Ce misérable corps, cette
guenille, cette vie d’un jour, dont parlent, du bout des
lèvres, ces « idéalistes », qui n’ont pas trop à s’en inquiéter,
car ils ne sont pas si mal pourvus !… — Non ! Le corps,
d’abord ! Et nommons-le par son nom, son nom de gloire et
de décri : le ventre… Belles âmes, méprisez-le !… Le
ventre affamé, le ventre qui fait la vie, le ventre d’où sort
l’arbre de Jessé, — la racine… Nourrissez-la !… Vaincre
d’abord la faim, la pauvreté, la misère sociale… L’âme
fleurira, s’il lui plaît, au bout de l’arbre. Je bêche la terre, au
pied de l’arbre, et je la fume. C’est de ce fumier que naîtra
le Dieu, ou l’homme-Dieu… — Ni Julien, ni Bruno n’y
eussent contredit. Bruno connaissait la rude parole du

744
tendre François d’Assise des Indes [13] : — « Point de
religion pour les ventres vides ! » — En fait, il y avait
conformé sa vie, puisqu’il s’était dépouillé, pour les
remplir, de presque tout ce qu’il possédait.
Mais à cela s’arrêtait sa part d’action sociale. Bruno ne
prétendait pas obliger les autres à faire de même. Et si son
jugement était assez clair pour voir que le système de
compression capitaliste menait forcément à l’explosion, il
ne faisait rien pour la hâter ou la retarder. Il voyait trop le
sang versé, et ses belles mains ne voulaient pas s’y tremper.
( Elles avaient dû fouiller dans les décombres de la ville
écroulée et dans les débris de chair empestée. L’odeur
atroce lui en restait au bout des doigts…) Aussi bien savait-
il qu’on ne pouvait plus rien empêcher ! La fatalité sociale
est aussi aveugle et inéluctable que les terremoti… Ce sens
trop net du fatal, ce trop savoir, pèse sur l’action des
intellectuels, même les plus libres et les plus braves. Ils sont
comme des spectateurs qui ont lu d’avance la pièce qui se
joue : elle se joue sans eux, et les acteurs n’en sont qu’au
nœud, quand eux en sont déjà au dénouement.
Marc en était encore au nœud ; et le vert de l’action le
passionnait plus que le fruit. Il aimait mieux les mains de
Assia, qui ne craignaient pas de s’y salir les ongles, que les
mains trop blanches de Bruno. Tout ce qu’il voulait de ses
grands aînés, c’était de savoir s’il se trouvait sur la bonne
route — la route royale du grand Destin. Et cela justement,
ils pouvaient le lui dire, ils le lui disaient : — « Via
Sacra… » C’est la grand’route, droite et directe, des

745
légions. Elle mène au but, par les combats. Et les deux
hommes, Julien, Bruno, étaient d’accord pour ne pas
ébranler la vigueur d’âme et de jarrets du jeune combattant.
C’était sa voie. C’était sa loi.
La loi de Marc l’entraînait hors de son clan… —
Pouvait-on dire qu’il fût d’un clan ? Il en était ! Il était un
homme de l’Occident, il aimait sa France, sa France d’au
nord de la Loire, son ciel bleu pâle un peu cendré, sa terre
blonde et rose comme la chair de ses filles, ses horizons,
bois et collines, ses rivières aux rossignols, son parler clair,
et son sourire de fabliaux. En d’autres temps, il eût été (il le
croyait) heureux, comme ces rivières de France, dans leur
lit. Mais ces rivières, les plus proches, celles où il
reconnaissait son eau et son courant, — Annette, Ruche, —
elles-mêmes en étaient sorties… Per non dormire… On
sommeillait trop bien dans ces vallons, où les pêcheurs à la
ligne s’hypnotisent sur leur bouchon…
Et il faisait aussi partie, quoi qu’il en eût, de la caste des
intellectuels ; il en avait les besoins d’esprit, les manies de
logique, l’orgueil d’élite, en vain cent fois ravalé. Mais
toutes ses expériences des dernières années lui avaient
démontré qu’on ne pouvait point compter sur eux ! Ce
n’était pas tant question d’intelligence que de mise en
action. Il n’en manquait point parmi eux, qui voyaient la
situation aussi nettement que lui ! Ils voyaient même ce
qu’il fallait faire. Mais quant à le faire, ils n’eussent pas
remué le bout du petit doigt. Les uns, parce que leur
prudence matoise et couarde de bons fonctionnaires français

746
se méfiait de tout ce qui aurait pu troubler leur repos, leur
course endormie (leur petit trot) aux honneurs et aux
traitements : (ceux qui étaient montés le plus haut n’avaient
plus aucun intérêt à bouger). Les autres, parce que, plus ou
moins inconsciemment, ils avaient peur du
bouleversement : leurs habitudes de bourgeois rangés
auraient bien pu, à la rigueur, admettre un ordre différent de
celui où ils étaient casés ; mais elles ne supportaient pas
l’idée du déménagement, qui bousculerait leurs meubles et
leurs papiers. La Révolution ne leur plaisait que cent ans
après, quand on est réinstallé. Et comment faire cependant,
pour changer de maison, lorsqu’on sait la vieille baraque
condamnée ? Car beaucoup d’entre eux le savaient. Mais ils
se disaient, pour écarter l’image pénible, l’inévitable
envahissement de leur retraite par les gros pieds et les
mains bourrues des déménageurs :
— « Bah ! cela durera bien autant que nous !… »
L’étemel refrain timoré, même dans les partis qui
préparaient, théoriquement, la Révolution, les socialistes,
les réformistes bourgeois…
— « Demain ! demain !… Demain, vous ferez la
Révolution, quand nous, aînés, nous n’y serons plus… »
Et n’était-ce pas le dernier coup, la preuve par neuf de
l’impuissance congénitale des intellectuels, que ces deux
aînés, dont Marc aimait et respectait l’indépendance et le
désintéressement, l’absolu mépris du danger, Julien et
Bruno, ne fissent rien, ne voulussent rien faire pour se
mêler à l’action nécessaire ! Rien que penser. Quelquefois
747
dire. Au besoin, écrire, si on leur demandait leur opinion.
Ils l’exposaient alors clairement. Mais ils se fussent gardés
de l’imposer, — quand il se fût agi de sauver ceux-là
mêmes qu’ils eussent dû contraindre. L’action sociale était
lourde de chaînes, qu’ils ne se souciaient pas plus de porter
que de faire porter. Ces libres esprits avaient désappris les
obligations élémentaires du travail de la terre. Pour faire
pousser le blé, il faut bien d’abord défricher, dépierrer,
brûler les fourrés, et puis après peser dur sur le soc, et tracer
le sillon droit, long et profond. Il ne suffit pas du « geste
auguste du semeur !… » Il faut forcer, forcer la terre qui
résiste, forcer les bœufs qui peinent sous le joug, forcer ses
muscles, forcer son cœur !…

Marc commença par passer au crible les beaux parlers de


ses aînés, je dis des seuls qui lui en imposent, par leur vie,
une estime sûre de ne pas être trompé. La première règle :
— ne plus tenir compte des grands principes, des
« impératifs catégoriques », bons pour tout temps et pour
tout lieu, des vérités abstraites, augustes, indiscutées et
éternelles. Elles s’appliquent à tout. Elles ne s’appliquent à
rien. Dans un monde en perpétuel changement, une vérité
qui ne change pas est un mensonge, ou pis : — chez les
braves gens incapables de discerner le mensonge, elle n’est
rien.
Est vrai le réel ; et la première loi d’honnêteté est de
l’observer exactement, et d’en induire ses règles franches,
viriles, et concrètes de juger et d’agir, — non l’un sans

748
l’autre ! — Et non pas demain, ou dans tous les temps, —
mais dans ce temps, et sur-le-champ, — ici, sur ce terrain,
où l’un de mes pieds solidement s’appuie, et où l’autre,
levé, en marche, va trouver un nouveau point d’appui.
« …Je vois le terrain. Je vois l’aujourd’hui de l’humanité,
ce monde réel d’exploitation et de carnage, livré aux grands
rapaces par les ruminants à l’engrais de la bourgeoisie qui
pâture sur son vieux champ qui s’épuise. Je le vois livré par
les bêtes de cirque de l’intelligence et par les chiens de la
presse au cou pelé. Je vois cette rafle du monde si
foudroyante et si démesurée, dans l’asservissement des
années de guerre et dans le désarroi qui a suivi, que les
indignes conquistadores, dont presque pas un ne dépasse le
niveau de la malhonnête médiocrité, ont été pris de court
par leur victoire, et n’ont pas été capables de l’organiser. En
quelques années, ils n’ont su que bouleverser l’économie
mondiale, dont la boussole est affolée, accumuler des
montagnes d’or et de richesses en nature inutiles, — plus
qu’inutiles, dévastatrices, — sur les deux continents ruinés.
Je vois la guerre, partout les guerres, en préparation ou en
action, sous le couvert de la sinistre bouffonnerie de
Genève : la Société des Nations. Je vois, sous la farce
honteuse du Désarmement, le monstrueux accroissement
des budgets de guerre, même chez les nations saignées à
blanc, qui ne consacrent pas le dixième des ressources qui
leur restent à l’entretien de leur maison, aux travaux
publics, au pain des chômeurs, à l’instruction. Tout ce qui
fait vivre, tout le sang des autres, coule à la destruction :

749
tout aux canons !… Je vois partout la destruction des
valeurs vitales, — le blé brûlé dans des pays où des millions
d’êtres meurent de faim… » (Et cette pensée, qui jette Marc
dans une révolte exaspérée, effleure à peine l’indifférence
ahurie des milliers de braves gens trop égoïstes et
insensibles pour réagir contre ce qui n’écorche point leur
précieuse peau.) « Je vois partout les fascismes utilisés ou
tenus en réserve, comme protection de l’ordre injuste. Je
vois l’épouvantable immoralité de l’état du monde, qui n’a
d’égale que sa criminelle insanité. »
« Et cet état ne tient pas à quelques individus ou à
quelques groupes, à des fascismes du poing ou de la
finance, qu’il serait relativement facile de juguler. Il est lié,
d’une façon indissoluble, à tout le régime capitaliste de
cette bourgeoisie dégénérée. S’incrustent en lui, comme
vermine dans une toison, non seulement les crimes du
présent, mais les crimes de demain, qui se commandent
mutuellement. Les dirigeants, les profitants, sont en même
temps les dépendants de leur système ; les esclavagistes
sont esclaves ; ils ne peuvent plus arracher leur cou à la
cangue des affaires. Tout est affaires, tout ce qui les tient ;
et tout ce qu’ils tiennent devient crime. Car quand les
affaires ne vont plus, nulle autre issue pour les seigneurs et
servants des affaires, que la destruction des valeurs de vie,
des forces productives qui les gênent, et la contrainte des
instruments humains, des masses du travail prolétarien, par
les fascismes et par les guerres ! Les guerres — la guerre :
— de toutes les affaires, la plus énorme et la plus juteuse,

750
juteuse d’or, juteuse de sang, pour les magnats, les
fabricants, les trafiquants, des industries métallurgiques et
chimiques, les monopoles et les trusts, du blé, du coton, des
stocks de marchandises accumulées ; — et elle est juteuse
de dividendes et de coupons, pour la bourgeoisie et ses
« actions », (les seules « actions » dont ils s’honorent, les
fils des grands bourgeois de 89 !) — Le reste du jus va aux
gosiers des faméliques, des plumitifs et des idées vénales,
toujours à vendre à qui les paie !…
« Guerre, Commerce et Piraterie
Sont trois en un, consubstantiels. « [14]
La Trinité a nom : Capitalisme. Pas d’autre alternative
que de la détruire, ou d’accepter ! Le pacifisme de Genève
est un traître à la paix réelle. Son vrai objet et son effet est
d’engourdir les peuples inertes, afin de les livrer. La paix
réelle veut que soient d’abord éliminés les maîtres de la
guerre. Ils ne le seront qu’après l’assaut à leurs Bastilles.
Celles de Russie sont déjà tombées. À quand les nôtres ?
Sommes-nous prêts ?
Par toute la terre, les masses ouvrières, mieux averties
que le reste du Peuple, grondent et s’agitent ; mais leur
menace est encore inorganisée. Trop d’éléments de
désunion, dont leurs ennemis savent jouer, s’emploient à
neutraliser leurs énergies : l’inimitié mortelle des partis qui
se réclament des mêmes principes socialistes et, comme des
disputeurs Talmudistes, s’opposent injurieusement leurs
commentaires des textes et leurs divergences de tactique ;
les chefs sournois, suspects, bornés, entretiennent ces
751
divisions, qui leur permettent de prolonger leur rôle
avantageux d’entrepreneurs de la Révolution, sans risques
qu’elle s’effectue, leur vie durant. Les masses elles-mêmes
des prolétaires ne sont pas difficiles à capter par les grands
patrons de l’usine de mort et d’oppression capitaliste : il
n’est que de leur ouvrir, dans les périodes de chômage où
des millions de travailleurs, par toute l’Europe, sont
licenciés, de nouvelles fabriques d’engins de guerre et de
produits industriels et chimiques à deux fins. Les plus
révolutionnaires s’y précipitent et, par une sauvage ironie,
ils contribuent à forger la mort qui balaiera leurs frères des
autres nations, ou qui leur reviendra par choc en retour,
avec le souffle empoisonné des engins que leurs maîtres de
forges vendent sans scrupules aux nations ennemies. Et
c’est à peine si la bourgeoisie, avertie de ces marchés de
haute trahison, s’en indigne. Quand ces marchés font rentrer
dans les coffres des millions d’or, on ne s’inquiète point des
millions de sang qu’ils font sortir ; et les maîtres de forges,
aux noms allemands, qui président aux destinées de la
France, les entrepreneurs d’assassinat du monde, sont
devenus une gloire française !… Noli les tangere ! Les
ouvriers, au lieu de les étrangler, acceptent de leurs mains
d’apaches honorés le pain pétri du sang des autres. Ils
disent :
— « Qu’est-ce que vous voulez ? Il faut manger. On n’est
pas des héros !… »
— « On n’en est pas ? Soit ! Ni toi, ni moi. Mais on en
devient, quand on le veut, — quand il le faut ! Et il le faut.

752
Le choix n’est plus qu’entre deux morts. Ou mourir asservis
et souillés. Ou mourir libres et vengés ! Mourir pour faire
vivre ceux de demain, délivrés ! … C’est l’exemple qu’ont
donné les phalanges de la Révolution, sacrifiées dans les
combats de l’U. R. S. S. Et cet exemple, puisqu’il ne faut
pas compter pour le reprendre, sur les classes bourgeoises
en Occident ni sur leurs illustres intellectuels, sur ceux
d’hier, faisons appel à ceux de demain qui n’exciperont pas
de leurs privilèges de l’intelligence pour échapper aux
responsabilités et aux risques de l’action, à ceux qui ne
renieront pas leur fraternité avec le prolétariat ouvrier !
Comme le Tiers, en 89, le Quart-État, qui n’était rien, veut
être tout. Et il le sera. Rien n’est possible sans les énergies
organisées des classes ouvrières. C’est sur leurs épaules et
sur leurs fronts — intelligence et puissance — c’est sur leur
volonté de dévouement que repose la vie, le sort du monde.
Et d’abord, que ces millions de poitrines sachent, d’une
seule implacable décision, crier le : — « Non ! » qui brise
l’ordre de mort et qui rompe les genoux des pouvoirs
meurtriers ! Aux menaces des guerres impérialistes, que la
grève réponde, et la révolte ! Grève des forges. Grève des
fabriques. Grève des transports. Le Travail secoue la charge
de ses épaules et il dit :
— « Non ! Vous qui prétendez me commander, tâchez
donc d’agir sans moi ! Vous ne sauriez même pas, sans moi,
exister. Comme ces espèces de fourmis exploiteuses, vous
n’êtes capables de manger que ce que le Travail vous a

753
dégorgé. Capitulez ! Rentrez dans le rang ! Et reconquérez,
en travaillant, le droit à manger ! … »
« Il n’y a qu’une cause, aujourd’hui, qui soit sacrée. C’est
la seule cause du Travail. Tout le reste, foi et culture, raison
pure, état social, — tout doit être refait, à pied d’œuvre, sur
ces fondations inébranlables du Travail organisé. Mais une
telle organisation, en plein combat, réclame des forces
d’Hercule… On n’est pas Hercule, il s’en faut ! » pense
Marc, qui regarde avec pitié ses bras maigres. « Mais on
fera ce qu’on pourra. On donnera tout ce qu’on a — ma vie
— et plus qu’on a — ma mort, s’il faut, — toutes mes
puissances de dévouement. Si seulement on était un millier
— pas plus, dans le monde ! — à en vouloir autant, il
suffirait de ce noyau pour que la masse informe s’y
agglutinât ; et l’on serait la montagne qui marche… »

Marc avait donc pris sa décision : se consacrer à la


grande cause, se préparer à la lutte sociale, qui venait, en
amassant toutes les forces qui lui étaient propres pour y
servir, et en contribuant, dès maintenant, à l’organiser.
Ceci était, en fait, le plus difficile. Car un jeune
intellectuel comme lui avait peine à trouver sa place juste
dans les cadres d’un monde ouvrier, où il n’avait pas pris
racine, et parmi de médiocres politiciens, dont la démagogie
vociférante, qui avait désappris de parler, n’écoutait rien
que son vacarme et ne se souciait point de raisonner. Il s’en
fallait que l’Occident prolétarien eût été formé par la rude
discipline d’un parti révolutionnaire, qui avait passé,
754
comme celui de Russie, par un demi-siècle de proscriptions,
de pendaisons, d’expériences sanglantes, cent fois
manquées, renouvelées cent fois, et de méditations dans
l’exil. La Commune de Paris n’avait été qu’un brasier. Il
avait tout dévoré, pêle-mêle, sans rien laisser que sa tache
rouge au ciel et ses fumées. Les ouvriers de France
n’avaient pas acquis encore l’expérience de ces combats
sociaux, où ils allaient s’engager. Ils ne l’acquerraient sans
doute qu’au prix de plus d’un désastre, comme la Russie
Révolutionnaire d’avant 1905. Avec cette différence,
essentielle, que maintenant existait l’U. R. S. S. comme
exemple et comme appui. Il fallait se mettre à l’école des
stratèges de Moscou, mais en connaissant les ressources
propres du pays, ses besoins d’esprit, et les tenaces
tentatives de ses vieux partis de Révolution, — de ses
invalides des campagnes du passé et de ses jeunes
syndicats. Marc désormais s’y appliqua. Il n’était encore
qu’un écolier. Mais il tâchait de rattraper le temps perdu. Il
lui fallait être prêt, pour le jour où les forces d’agir se
compteraient.
Julien et Bruno le voyaient faire. Ils lisaient ses
intentions. Et ils ne faisaient rien pour l’en détourner. Ils
étaient assez libres pour les comprendre et les approuver,
chez un jeune homme, affamé, comme lui, d’agir sans
compromis. Mais ils n’avaient aucune envie de faire comme
lui. C’était le vice incurable de cette génération des plus
sincères intellectuels. Ils voyaient trop loin, pour bien voir
près. L’un voyait, quels que fussent les acteurs, le

755
dénouement aux yeux crevés, l’Œdipe sanglant de la
tragédie. L’autre voyait le jeu : masque tragique ou
comique, dessous le même visage du Dionysos aux yeux de
panthère, du Rêve de la vie, couronné de pampres. Ils
avaient beau se laisser prendre, par moments, au jeu : ils
aimaient mieux s’asseoir et le regarder. Marc s’irritait en
vain à essayer de les faire lever de leur siège. Il se brisait
contre ces yeux qui l’approuvaient affectueusement, mais
pour qui il était un spectacle vivant. S’il avait eu, du moins,
à les combattre ! Mais point. Ils semblaient lui dire
— « Va, mon petit ! tu es dans ton chemin. Va ton
chemin !… »
Mais ils restaient en dehors du chemin. Ils lui apportaient
des arguments, pour qu’il agît selon sa loi propre et non la
leur. Ils l’aidaient même à résoudre selon son sens, et non le
leur, tel de ces problèmes qui l’arrêtaient, comme celui de la
violence. Il y avait, pour le jeune homme, une sorte
d’indulgence irritante dans cette façon de l’approuver, sans
vouloir l’accompagner. Il dit à Brano, avec dépit :
— « Je ne peux pas tolérer votre dédain de ce que je fais
ou veux faire. »
Bruno dit :
— « Je n’ai pas de dédain, mon cher garçon. Je vous dis :
Bravo ! »
— « Pourquoi pas : bis ? Vous me le dites, comme à un
acrobate, qui vient au cirque d’exécuter son numéro. »
Bruno rit, et lui dit :

756
— « J’ai exécuté le mien, mon ami. »
Marc, saisi, lui prit la main :
— « C’est vrai. Pardon ! Vous avez eu votre rude tâche.
Mais si la mienne est juste, si vous l’approuvez, pourquoi
ne pas en prendre votre part ? »
Bruno dit :
— « Je suis de la réserve, à présent, et vous de l’active.
Chacun son tour ! »
— « Le combat », dit Marc, « a besoin de tous les
combattants. »
— « Votre combat », dit Bruno, « n’est qu’un épisode de
la grande bataille. Vous n’embrassez qu’un pan du champ.
Ne vous occupez pas du reste de l’armée ! Chacun des
corps a reçu ses ordres. Exécutez les vôtres. Avancez ! »
— « Et où est le chef ? » demanda Marc.
— « Le chef est devant », dit Bruno, « ainsi qu’au pont
d’Arcole. Rattrapez-le ! »
— « Et vous nous laissez sur le pont branlant, sans nous
suivre ? »
— « Qui sait ? » fit Bruno, avec son fin sourire, « peut-
être que vous nous trouverez, de l’autre côté ! »

Oui, c’était là le mystère : que tout en se refusant à


prendre part aux campagnes de l’active, Bruno, comme
Julien, ne restaient jamais cantonnés dans les fourgons de
l’armée. Ces deux hommes si différents, le Démocrite et
757
l’Héraclite de la légende, avaient ceci de commun que,
s’étant tous les deux, par deux voies opposées, évadés de
l’enceinte de l’action qui enserre et défend la Cité de
l’homme, tous deux se retrouvaient de garde aux marches
frontières, partout où se livraient les plus dangereux
combats. Et de leurs observatoires, nullement à l’abri, sous
les salves croisées des deux camps, ils n’étaient jamais las
d’étudier l’être en mouvement ; leur curiosité, précise et
avertie, savait déterminer la pente, et leur esprit frayait,
d’avance, le lit au courant. Car telle est la nature de l’âme
d’Occident, qui a beau avoir trouvé la porte de la fuite dans
le rêve, ou bien dans le néant, — qui a beau douter de tout
et de ses raisons d’agir, — qu’elle croie ou ne croie pas,
l’âme d’Occident va, elle va… « E pur si muove… ». Elle
ne s’accorde pas le trop facile recours de l’immobilité, dans
la mélancolie ou dans la volupté du doute ou de la foi.
Chevauchant son : « Que sais-je ? » aussi bien que ses
« Credo », — ainsi que Rossinante, et l’âne de Sancho, —
l’âme de l’Occident chemine infatigablement. Et cette
marche inlassable fait partie de la course des mondes, dans
l’horlogerie éternelle. Marcher, c’est, qu’on le veuille ou
non, avoir foi. Et c’est une foi qui vaut bien celle de la
prière ! La prière est la voie qui mène à l’Être. Mais la
marche est la route que fraient les pieds de l’Être. C’est par
le mouvement qu’il inscrit sa trajectoire sur le tableau noir
de la nuit.
Et ce fut par cette foi invincible en la vie en mouvement
que Bruno et Julien, sans être ou vouloir être d’aucun parti,

758
durent nécessairement coopérer avec le parti de Marc. Ces
deux hommes étaient experts à lire, comme aux rayons
Roentgen, dans le grand corps de l’humanité, où est la vie,
où est la mort. Et leur sens infaillible faisait son choix : là
où était la vie, là était leur patrie. Ils la trouvaient chez tous
ceux — individus et nations — qui, dans le tragique :
« Meurs et deviens ! » du vieux monde, participaient à la
grande Mutation, — les pionniers de nouvelles sciences, de
morales nouvelles, des nouvelles sociétés, — tous ceux qui
brisent la ceinture des préjugés et des abus, (ou qui
l’élargissent, d’un cran ou deux, disait ironiquement
Bruno.)
L’enfant grandit, il lui faut une nouvelle pointure. Le
monde enfant du siècle des guerres et des Révolutions
universelles faisait sauter toutes les agrafes, toutes les
gaines, les dieux, les lois et les frontières, qui avaient été
jusqu’à cette heure à la mesure de ses membres. N’avait-il
pas, en se relevant, heurté du front, crevé le plafond de son
antique Univers solaire, passé la tête au travers des
myriades de la Voie Lactée, et dragué de l’œil toute une
brassée d’autres univers, comme des méduses au fond de la
mer, les chevelures, les gouttes de sperme des grandes
Nébuleuses Spirales ?
Comment l’esprit eût-il été intimidé par les ébranlements
de la société, les coups de bélier qui, par toute la terre,
sapaient les normes des vieilles cités ? Même ce bourgeois
qui avait été nourri des traditions de la France classique et
catholique, même ce gentilhomme de Sicile qui avait sa

759
barbe parfumée de la culture gréco-latine, ne cherchaient
point dans l’avenir le passé, mais dans le passé l’avenir qui
naît, le jeune Hercule qui, au berceau, déjà étouffe les
serpents. Ils ne voyaient pas d’un mauvais œil Hercule
adulte qui, de sa massue, nettoie les steppes de Scythie. Ils
étaient curieux des Travaux de la Révolution russe, et les
suivaient avec une sympathie qui n’excluait pas la critique ;
mais c’était celle d’amis vieux, qui regrettaient de ne
pouvoir plus prendre leur part de ces peines et même de ces
jeunes erreurs qui engendrent une Vérité, une Vie
nouvelles. Et de humer leurs regrets, Marc éprouvait la joie
d’être jeune et de pouvoir entrer dans cette Terre Promise,
au seuil de laquelle ils restaient. C’était pour lui un
sentiment nouveau. Il n’avait, jusqu’à ce temps, pas
beaucoup apprécié sa chance : la Terre Promise et la
jeunesse lui avaient paru une terre maudite. Quand un de
ses aînés la lui vantait, quand ils lui disaient :
— « Vous êtes un veinard, d’avoir vingt ans ! »

il avait envie de les souffleter ; il y voyait une atroce


plaisanterie… Ou quels idiots étaient-ils ?… Mais ces deux
hommes, qui avaient payé largement leur écot de peines à la
vie, — qu’ils regrettassent de n’en avoir pas davantage à
donner, ils avaient le droit de parler ! Et lui, ne l’avait pas
de bouder la table, au commencement du repas.
Son Assia ne la boudait pas ; mais elle n’eût pas su dire
pourquoi ; ses bonnes dents eussent mastiqué n’importe
quoi, bon ou mauvais ; sa faim de vie et d’action ne se

760
souciait pas de raisons. Mais Marc était bien aise qu’on lui
en offrit : car l’intelligence était chez lui un moteur aussi
puissant que l’instinct ; et ce moteur, il fallait le nourrir. Si
affamé qu’il fût d’agir, si prêt qu’il fût à faire bon marché
de sa vie, quelle force c’était pour l’action et quel bonheur
de pouvoir se persuader que ce monde, que ce monde du
temps présent, qui lui prendrait peut-être sa vie, valait ce
don, qu’il était digne de ce sacrifice ! C’était là ce que
Bruno, comme répondant à son désir secret, lui apportait,
sans en avoir l’air, quand il causait avec Julien de la grande
Époque : — « Laquelle ? » — « La nôtre, donc ! celle où
nous peinons, celle qui nous fait et nous défait et que nous
faisons, que nous bâtissons, humbles maçons du plan
gigantesque. Dans la confusion du chantier et dans l’usure
des millions de vies d’ouvriers sacrifiées, ainsi qu’aux
temps des Pharaons, nous ne voyons pas monter la
Pyramide, — les prodiges de l’esprit qui nous entourent, les
miraculeuses découvertes et les conquêtes de la science, les
reflambées de l’âme religieuse et révolutionnaire, les
résurrections des vieilles races mises au tombeau, l’Inde et
la Chine, et les grands chefs, qui incarnent en leur
conscience les peuples héros : les Sun-Yat-Sen, les Gandhi
et les Lénine.
De son commerce avec ses deux amis, Marc retirait un
apaisement en profondeur, une tranquillité des assises.
Bruno lui communiquait, par osmose, son intuition (que
Marc n’avait pas le temps de vérifier par l’expérience) de
l’être en mouvement, et il lui inspirait sa confiance en la

761
marche du monde vers l’unité, à travers l’incessante mêlée.
Il avait le sentiment qu’il existait, derrière le rideau du
chaos, une éternelle harmonie, une lointaine musique des
sphères, où se résolvaient les antinomies. Il la percevait, par
éclairs. C’était assez pour ne plus sombrer dans la nuit, quoi
qu’il advînt. L’armée pouvait se lancer dans la bataille. Elle
avait son arrière assuré.

Mais son avant ? Mais le front de bataille ? Il était clair


que Marc n’avait pas le temps de résoudre dans la mêlée
tous ses antagonismes de pensée. L’action n’avait pas le
temps d’attendre. L’action prend. Une fois pris, plus
possible de se dégager ! Plus rien de soi à réserver ! Chaque
mouvement commande l’esprit. L’acte veut toutes les forces
de la pensée, quand on est en face de l’ennemi. Qui en
distrait une parcelle, risque la mort, risque bien plus, risque
la ruine de son parti et de sa cause… Hâte-toi donc de
penser avant que le clairon de la charge ait sonné ! — « Es
muss sein… » Il faut qu’advienne ce que doit. Et il ne peut
advenir que par nos bras. Le : « Cela doit être », c’est le :
« Je dois l’être ». C’est nous, le Destin !
Or, le Destin ne peut s’accomplir aujourd’hui — (qui
pense, le sait, sans possibilité d’échappatoire) — que par le
déchaînement des forces élémentaires, une vague de fond,
un ras de marée qui balaie tout. Il n’est pas permis à Marc
de l’ignorer ; il prévoit, il voit, comme s’il y était déjà mêlé,
la férocité des luttes sociales qui s’apprêtent, qui déjà se
livrent dans une partie de l’Europe, et l’effroyable menace

762
des nationalismes d’Asie, ivres de vengeance et déréglés,
dont le poing est suspendu sur l’Europe. Il touche déjà de sa
main brûlante le poing, la griffe, l’ère terrible où le monde
va entrer, quand s’ouvre l’écluse de la Révolution.
Comment s’y résoudre sans angoisse ? — Bruno contemple
avec sérénité ces cyclones, parce qu’il y voit une phase de
la Nécessité qui mène les mondes, et que son esprit se
contente de contempler. Mais Marc a pris sur lui, entière, la
responsabilité de tout ce Destin, dès le moment qu’il a
décidé d’y entrer. Et quoi qu’il arrive, il ne s’accorde plus le
droit de s’y dérober. Les Thébaïdes sont une lâcheté.
Il était résolu maintenant à servir, à tous les postes où sa
consigne de combat le placerait, l’armée des opprimés qui
doit briser le vieux ordre d’injustice sociale. Les injustices
nouvelles et les souffrances, que causerait fatalement le
combat, il les savait inévitables, — donc nécessaires : —
donc nécessaire était qu’il y participât ; il n’avait pas le
droit de s’en laver les mains et de dire aux autres :
— « Salissez les vôtres ! Je n’y suis pour rien. »
Plutôt prendre sur soi leurs crimes, que renouveler le
geste de Pilate ! Il lui fallait accepter sa part dans ces
souffrances, non seulement subies, mais causées. Et ce lui
était intolérable. Il n’en parlait à personne, même aux plus
chers. C’est inutile : nul ne pouvait trancher pour lui, ni
détourner de lui le poids de son destin. Il l’acceptait. Il
n’essayait plus de discuter l’ordre. Il voyait venir, avec un
serrement de cœur, mais décidé, l’heure de l’action, chargée
de toutes ses écrasantes nécessités. Mais dans son cœur, il

763
adressait à ce destin — cette sombre force qui vous
entraîne, comme, dans la nuit, la rotation d’un monde —
une supplication passionnée :
— « Qu’en le servant, à son poste de combat, il n’eût à
verser de sang que le sien, qu’il n’ajoutât point à la
souffrance, dont le faix monte, d’âge en âge, que la sienne
fût offerte, comme rançon ! »
Il savait trop, il se cachait sa peur secrète, une fois pris
par la violence, d’y rouler, comme un Macbeth halluciné…

Un incident brusque et brutal lui en fit laper le délire.


Son nom était sorti décidément de l’ombre. On ne
pouvait plus l’ignorer. L’appui manifeste de Julien Davy,
dont l’autorité morale (et, davantage, académique ! ) s’était
établie dans le monde savant, — l’appui des Ligues, dont
Julien et Bruno faisaient partie, — forçaient le public à
l’écouter. Et l’expérience du jeune combattant, précocement
mûri par celle que lui avaient communiquée ses grands
aînés, dirigeait ses coups directs aux vrais endroits où le
colosse capitaliste était vulnérable : droit aux corsaires
irresponsables de la finance industrielle, qui forçaient la
main aux gouvernements, et qui tenaient les leviers de
commande, — aux hommes des forges et des canons, —
droit aux trusteurs, qui raflaient la presse et asservissaient
l’opinion ! Dès l’instant où le combat ne se dispersait plus
dans des idéologies vagues, mais que l’attaque visait au
front les vrais ennemis, les groupes, les hommes, en les

764
désignant par leurs noms, les Marc Rivière devenaient un
« danger public » ; et sur-le-champ, ils se trouvaient en
danger.
L’implacabilité de leurs attaques leur attirait de périlleux
alliés, dans les rangs mêmes de ceux qui ramaient sur la
galère des proconsuls des hauts-fourneaux : les mécontents,
les révoltés, — des ouvriers, des ingénieurs, — qui venaient
dénoncer les secrets des honteux marchés, les criminelles
livraisons d’engins de meurtre aux puissances étrangères,
amies, ennemies, d’hier ou de demain : ( « Qu’importe,
pourvu qu’ils paient ! » ) C’étaient parfois des adversaires
d’opinion de Marc, des nationalistes, des patriotes, mais
indignés par l’internationalisme scélérat de leurs requins
des Comités industriels : ils livraient à Marc les documents
de trahison. — Mais il pouvait aussi se glisser, parmi ces
révoltés, des provocateurs, qui trahissaient, des deux côtés.
Le terrain brûlait sous les pas, et tous les risques étaient
mortels. Les proconsuls attaqués, minés, prenaient les
devants. Ils ne pouvaient plus s’illusionner sur la possibilité
de réduire l’adversaire par les moyens habituels de ruse,
d’argent, de flatteries et de profits. Il fallait, un jour ou
l’autre, l’éliminer. Et les moyens ne manquaient pas. Les
plus discrets étaient les meilleurs. Mais on n’en excluait
aucun. Il y avait la prison, à termes renouvelés, où, pour une
imprudence de langage, promue au grade de lèse-patrie, on
enterre les Marty. Il y avait les guet-apens d’émeutes
fabriquées par la police, où l’on s’arrange pour faire choir
les agitateurs maladroits. Il y avait, au besoin, le mauvais

765
coup, la balle égarée, la canne plombée, dans les meetings,
ou à leur porte, ou même (mon Dieu ! un malheur est si vite
arrivé !…) dans une promenade solitaire, en quelque lieu
retiré. Il n’était point nécessaire que l’ « accident » eût lieu
sur le terrain de chasse réservé, sur sol français : le
regrettable hasard pouvait se produire ici ou là, en tout
pays ; la fatalité ne connaît pas de frontières, surtout quand
on s’entend à la diriger. Puisque la mode actuelle est aux
Internationales, il n’en sera pas seulement des révoltés ; les
gens de l’ordre, les étrangleurs, auront la leur ! Même
quand ils ne s’entendent pas entre eux, ils s’entendront
contre l’ennemi commun. Entre gens d’honneur, on ne se
refuse pas ces petits services ; c’est un prêté pour un rendu.
Dans ces conditions, la chasse est un plaisir peu fatigant. Il
suffit de s’asseoir à l’affût et d’attendre que l’on vous
rabatte le gibier. — Dès cet instant, Marc Rivière fut
marqué. On ne se pressa point, on l’observait. Il ne perdrait
rien pour attendre !…
Ni lui, ni ceux qui l’entouraient ne connaissaient
suffisamment le danger. Ils savaient bien que le danger
existait. Mais ils ne le voyaient pas proche et précis. C’était
pour eux une nuée vague, à l’horizon : on aurait le temps de
se garer ! La noblesse morale de Julien Davy et du comte
Chiarenza gênait leur vue, pourtant avertie. Et quant à
Assia, l’ardeur au jeu, l’emportement de l’action, lui
faisaient oublier un peu trop les risques de son partenaire.
Annette, hantée par la fin de Timon, était la seule à
concevoir des inquiétudes ; mais elles étaient intermittentes

766
et confuses. Elle ne s’aventurait pas à en parler, sachant
qu’on n’en tiendrait aucun compte et qu’on raillerait sa
pusillanimité. Marc et Assia ne la tenaient d’ailleurs que
très incomplètement au courant des démarches risquées,
auxquelles leur campagne les amenait ; elle n’en percevait
qu’obscurément les menaces ; et elle était plus préoccupée
de la santé de Marc, qu’il ne ménageait point, brûlé de
fatigues et de passions, que des dangers du dehors ; elle eût
voulu l’arracher à sa fiévreuse activité et l’obliger à
quelques mois de repos. Mais ni lui ni Assia ne voulaient en
entendre parler.
Ainsi, la nuée continuait de s’accumuler, jusqu’à ce
qu’une décharge fortuite décelât l’extrême tension de
l’atmosphère et fournît à Annette une aide imprévue pour y
enlever Marc, au moins pour un temps limité.
Marc et Assia participaient à la campagne internationale
organisée annuellement par le Secours Rouge International,
autour de la journée de lutte du 18 mars. On y avait lié à la
commémoration de la Commune de Paris l’action de
solidarité prolétarienne avec tous les détenus
révolutionnaires politiques, dans le monde entier ; et l’on
s’efforçait de mobiliser l’opinion publique pour la défense
des peuples coloniaux opprimés par l’impérialisme des
grands États. En ces années, sur tous les points de la terre,
en Indo-Chine, en Chine, en Syrie et en Égypte, au Maroc,
dans l’archipel Malais et au Congo, à Samoa, au Nicaragua,
dans l’Amérique du Sud et à Cuba, la révolte s’allumait,
sauvagement écrasée, mais toujours se rallumant sous la

767
cendre, et menaçant de porter la flamme, d’un saut, par-
dessus les océans et les déserts, comme un incendie de
forêts. Marc avait plus d’une fois dénoncé le rôle
prépondérant des grands Comités d’industries dans les
guerres de conquête coloniale, et il avait publié des
documents sur les envois secrets d’armes et de munitions
par les maîtres de la mort qui rapporte, aux bourreaux
d’Extrême-Orient, pour leurs féroces répressions et leurs
rapaces expéditions militaires. Bien entendu, il était
dénoncé à son tour, comme un ennemi de l’Europe et
comme un traître à la civilisation. Il ne manquait pas de
gens sincères et violents, que travaillaient les excitations
des hommes des forges, dans la presse copieusement
arrosée, et qui réclamaient son arrestation. Faute du pouvoir
gouvernemental, dont ils insultaient la faiblesse, ils
déclaraient qu’ils fermeraient la bouche au traître, avec
leurs poings. Mais depuis longtemps, le diapason des luttes
de gueule était si élevé qu’on n’attachait plus d’importance
à ces menaces homériques d’apaches du Roi ou de la
République.
Or, en ces dernières semaines où s’annonçait la saison
nouvelle, le baromètre marqua, dans l’air, un changement
de temps. Et ce soir-là du 18 mars, dès leur entrée au
meeting où Marc devait parler, ses amis flairèrent la
bourrasque. Julien Davy et Assia se trouvaient, avec Marc,
sur l’estrade ; (Annette et Bruno étaient restés à la maison :
ils n’aimaient pas ces réunions). Une effervescence
inaccoutumée remuait la salle, avant que la séance fût

768
ouverte. D’âpres discussions s’engageaient. Aux premiers
rangs, et sur la périphérie de la salle, s’étaient glissées des
figures excitées et d’autres, suspectes, qui paraissaient obéir
à des consignes d’attaque et de groupement. Marc et Julien
furent l’objet, à leur arrivée, de cris hostiles, contre lesquels
le reste de la salle réagit. Leurs partisans étaient plus
nombreux, mais inorganisés. Le tumulte se calma pourtant,
soudain, comme sur l’ordre d’un chef d’orchestre. Assia
aux yeux aigus vit et comprit qu’ils se réservaient pour
mieux attaquer, au coup de baguette. Elle-même était
connue et repérée ; elle attrapait au passage les regards de
haine, qui prenaient sa mesure ; elle les soutenait hardiment
et les défiait.
Le discours de Julien fut accueilli par quelques insultes,
vite réprimées ; la froideur même de son débit les
désarmait ; et sa qualité officielle de grand Universitaire, de
savant notoire, en imposait : aussi bien, c’était, chez lui,
seulement le pacifiste, le « Boche », que l’on visait : et
c’était déjà une autre histoire — un plat refroidi ! Mais
aussitôt que Marc se leva, l’ouragan se déchaîna. Sifflets et
huées, les hurlements de ses partisans, en s’y opposant, s’y
ajoutaient. Marc attendait que se fît une trouée de silence ;
mais à peine rouvrait-il la bouche, que le tumulte
redoublait. Volonté nette de l’empêcher de parler. Il cria. Et
les notes aiguës de sa voix firent effraction dans les
interstices du vacarme. Il s’enrageait, et peu maître de lui,
impatient, il devint, à son tour, insultant. Certains de ses
mots, durs et cinglants, allaient se plaquer, comme des

769
soufflets, sur des faces qu’ici et là il visait. Les faces
fouettées s’enfuriaient. Les gens se levaient, tendant les
poings. Et brusquement, une poussée !… Comme une
houle, remuant la foule, brisant toutes les contre-poussées,
une bande se rua à l’assaut de l’estrade. C’étaient de jeunes
messieurs d’Action Française, ou des équipes à Coty qu’on
avait chauffés à blanc, et qu’attisaient des gueules brutales
d’allumeurs, qui en donnaient pour leur argent. Du haut de
l’estrade, Assia les regardait venir, plantée devant Marc,
qu’un petit groupe d’amis voulaient défendre ; et elle ne
pouvait s’empêcher de lancer à ceux d’en bas des
apostrophes provocantes, qu’accentuait une mimique trop
expressive : avançant les lèvres, elle faisait mine, à la façon
russe, de cracher dessus…
La vague humaine bondit. Poussés, portés par les rangs
pressés derrière eux, cinq ou six des plus violents sautèrent
sur l’estrade ; et le plus leste, un jeune homme de l’âge de
Marc, et qui lui ressemblait étrangement : maigre comme
lui, et comme lui le visage fin d’un intellectuel, mais les
yeux exorbités, fou de fureur et de haine, comme un
intoxiqué d’alcool. Il vociférait, la canne levée, et se ruant
sur Assia, il la lui asséna en plein visage. Elle eût été
assommée, si Marc, sautant par-dessus la table, comme un
chat sauvage, ne se fût lancé à la gorge de l’assaillant. Le
coup dévia, le bout de la canne seule cingla la joue et
l’entama. Mais le jeune tigre, entraîné par son bond,
entraîna l’autre, au cou de qui ses griffes s’enfonçaient, et
dégringola, au bas de l’estrade. Le choc de la chute fut

770
terrible pour l’homme qui se trouvait dessous. Il avait
frappé le plancher de la nuque. Et dessus lui, cet enragé, fou
à son tour, qui ne desserrait point ses griffes mortelles. Une
brume de sang noyait ses yeux ; et son cerveau et son esprit
baignaient dans le sang. Il voulait le sang. Sa mâchoire
claquait. Il eût lacéré, avec ses dents, l’ennemi. Et il ne
s’apercevait pas que l’homme sous lui avait perdu
connaissance. On eut de la peine à le dégrafer du corps
inerte, qu’il broyait. Alors, seulement, il vit la face livide
qui lui ressemblait. Et la bouche ouverte, il se figea. Mais
ce ne fut qu’un instant. La frénésie du combat rugissait
encore en lui ; et autour de lui, la mêlée était sauvage. Le
front baissé, comme pour s’élancer de nouveau, il suivit,
d’un regard impitoyable, l’homme brisé qu’on emportait, et
il pensait :
— « Le crever, une seconde fois !… »
Auprès de lui, étaient descendus Julien, qui tâchait de
l’apaiser, et Assia, la joue en sang et tuméfiée. Il
n’entendait pas ce qu’ils disaient. Et brusquement, ce fut la
nuit ; l’électricité s’éteignit ; la salle fut une gueule
d’ombre, aboyante ; et, trouant le tas, trois ou quatre coups
de revolver. Pris aux deux bras par deux mains fermes,
Marc se laissa entraîner à l’aveuglette, hors de la salle ; et à
son oreille, riait nerveusement Assia. Avant d’avoir eu le
temps de se reconnaître, il était dehors, encadré par un
groupe de ses partisans, et emballé dans un taxi, avec Julien
et Assia…

771
Alors, vint la détente nerveuse, un frisson convulsif le
secoua. Julien lui tenait les mains, lui parlait ; il avait été
péniblement saisi de l’accès de folie meurtrière qui s’était
abattu sur le jeune ami ; mais il tâchait de ne pas le lui
laisser sentir, afin de l’en libérer au plus vite ; il disait des
paroles calmes et cordiales, sans allusion à la scène qui
venait de se passer. Mais Assia frottait sa joue sanglante
contre la joue pâle de Marc. Il en frémit, quand, à l’arrivée,
dans leur chambre, il vit à son visage ce sang, et dans le
regard de Assia, bavarde, excitée, une lueur de triomphe.
Assia ne songeait qu’à la bataille et aux dangers courus
ensemble. Mais il lui prêtait la joie d’une victoire qu’elle
avait remportée sur lui. Il avait été tel qu’elle voulait et
qu’il ne voulait point. L’action avait eu raison de la pensée.
Il avait été — il serait toujours — — en dépit de ses
engagements intérieurs, de son vœu pris, de sa volonté,
balayé par le torrent de la violence ; et il savait que celle-ci
pourrait être, à tout instant, aujourd’hui, demain, qu’elle
serait, — comme elle venait d’être — effrénée. Ses mains,
son cœur et ses pensées n’étaient plus à lui, étaient à la
force sauvage ; elle en disposait, et elle en disposerait.
Prostré, vaincu, mais ne supportant pas sa défaite, il était
maintenant couché dans son lit, et Assia l’étreignait ; mais
abandonné dans ses bras sans un mouvement, il était
comme le corps abattu du jeune ennemi qu’il avait brisé, et
il le revoyait, la face livide, avec l’étrange ressemblance ; il
se disait :
— « C’est moi que j’ai tué ! »

772
Et de nouveau, dans cette nuit, sous les baisers ardents de
Assia, fiévreux comme elle, mais l’âme lointaine, il supplia
ses destinées de le sauver de cela qu’il voyait venir. Tandis
que Assia, lâchant ce corps d’où l’esprit était parti, tombait
enfin dans un sommeil lourd, secoué de soubresauts, Marc,
solitaire, dans le lit étroit où ils se touchaient, des pieds
glacés aux flancs brûlants, pria, pria désespérément « que la
fortune lui échût, dans les batailles qui allaient venir, d’être
sacrifié, sans sacrifier la vie des autres, — pour diminuer la
peine des hommes, pour la défense des opprimés !… »

Cette prière émouvante, que nulle oreille n’entendit, — il


eut alors le choc halluciné qu’elle venait d’être enregistrée.
Contrat conclu !… Son cœur se serra. Mais
courageusement, il accepta. S’il eût été habitué aux
pratiques de la dévotion, il eût dit : « Ainsi soit-il ! »
Il était trop libre de superstitions et trop acharné à son
auto-critique, pour pouvoir croire à un Destin, à une
Puissance inconnaissable, avec qui on s’entretient. Son
intelligence rejetait dédaigneusement cette illusion. Mais la
machine humaine n’obéit pas au seul levier de la raison.
Marc avait pris depuis longtemps l’habitude (et en ces
dernières années, l’habitude s’était développée dans
l’épreuve) de ces plongées intérieures, où l’on se trouve
seul en tête à tête avec les forces invisibles par qui la vie est
commandée. Et la vie à son tour commande aux forces, elle
leur dicte la réponse qu’elle attend d’elles, et elle les oriente
sur la voie où elles doivent ensuite l’entraîner. C’est le

773
même être qui fait la demande et la réplique, il fait son
destin. Le destin vient à ceux qui vont au-devant de lui. Nul
ne voyait — que Bruno peut-être — le destin au-devant de
qui marchait le jeune somnambule. Annette ne le sut
qu’après qu’il fut venu ; — alors, elle sut qu’avant, elle
l’avait vu. Sur ses yeux larges de citerne, bien des reflets,
aux autres yeux inaperçus, passaient dont sa conscience ne
consentait pas à lui rendre compte.
Mais elle s’inquiéta de l’état de Marc, dans les jours qui
suivirent la bagarre. Il était absent, soucieux, harassé. Le
corps-à-corps tragique de la soirée, d’où l’adversaire ne
s’était pas relevé, n’eut pas pour Marc les conséquences
judiciaires qu’on pouvait craindre : car les témoignages
établirent que la victime avait été l’agresseur, et que seul le
désastreux hasard d’une chute avait provoqué la lésion
fatale. La face blessée de Assia gardait gravée la brutalité
de l’attaque, qui excusait celle de la défense. Et les
poursuites furent abandonnées. Mais Marc n’abandonna
point la plainte en justice, que dans son cœur il portait
contre lui-même : car il était seul à bien savoir la volonté de
meurtre qui avait rempli ce cœur. S’il n’en parlait à
personne, il avait en soi prononcé l’arrêt. Il était las de lui et
de ce qu’il faisait. Il n’avait plus goût au travail. Il se
désintéressait des fureurs qui s’exprimaient contre lui, dans
les journaux ennemis. Assia elle-même dut convenir avec
Annette que leur garçon avait besoin d’être éloigné, pour
quelques semaines, de son milieu de Paris, et qu’un voyage

774
serait la meilleure cure aux préoccupations qui
l’assiégeaient.
Les circonstances se prêtèrent à l’exécution du projet.
Une somme d’argent assez rondelette, inattendue, revint à
Marc, pour un scénario de film qu’il avait élaboré. Et Assia
déclara que cet argent, il fallait le dépenser :
— « Capitaliser l’argent est immoral », disait la pince-
sans-rire : « mes principes ne me le permettent pas. Mais ils
m’autorisent à le manger, si je — si tu — si nous l’avons
gagné. Le manger est bon et utile à la communauté. »
— a Je n’ai pas grand’faim », dit Marc, « Mais si tu l’as,
régale-toi, ma petite ! Et peut-être qu’en te regardant
manger, la faim me viendra. Fais ton menu ! Tout m’est
égal, pourvu qu’on mange dans la même assiette. »
Assia ne se le fit pas redire. Elle décréta qu’ils
quitteraient Paris, pour trois mois. Depuis sept ou huit ans,
elle y mourait desséchée entre les pavés ; elle voulait de
l’eau, de l’eau qui coule des neiges et des rochers, de l’eau
pucelle, que n’a point encore souillée l’humanité !
— « Et tu veux lui apporter », dit Marc, « nos fièvres et
nos impuretés ? »
— « Non ! Je m’agenouillerai devant », dit Assia ; « je
lui demanderai pardon, en y trempant mon doigt, pour faire
le signe de croix sur ma bouche et sur mon front. »
Elle choisit les Alpes. La vie d’hôtel ? — « Non. Une
petite maison, que nous louerons, les trois, pour la saison. »
— « Les trois ? Nous et l’enfant ? »
775
— « L’enfant, ce n’est pas un, c’est le sou du franc. Les
trois, c’est toi, c’est moi, et notre Annette. »
Marc fut reconnaissant que Assia songeât à emmener sa
mère. Du coup, il ne fit plus au voyage aucune objection.
Assia le remarqua et dit à Annette, qui se faisait prier,
qu’elle était indispensable : Marc ne pouvait se passer
d’elle, il était plus amoureux de sa mère que de sa femme.
— « Tu es jalouse ? » dit Annette.
— « Non. Parce qu’il n’y a pas moyen de lutter. Ce bel
oiseau, vous l’avez eu tout entier ! Je n’en aurai jamais,
quoi que je fasse, qu’un morceau… »
Nous ne répéterons pas ce que Annette répondit. À
Gauloise d’adoption et tondue, Gauloise chevelue ! Ce fut
Marc qui rougit.
Ils faisaient leurs plans ensemble, lorsque George entra
avec Vania. Aux premiers mots du projet, elle cria :
— « Emmenez-moi ! Je serai la nurse. »
Assia dit :
— « Pourquoi pas ?… »
George, pour garder l’enfant. Annette, pour veiller au
ménage… Assia trouvait toujours moyen de mettre
d’accord l’agréable et l’utile ; emmener deux bonnes
compagnes, et se décharger sur elles de tous les ennuis. Elle
avait cela de rafraîchissant, qu’elle le leur disait tout franc.
Marc, honteux, s’excusait :

776
— « Mais non, mon bête », lui dit Assia. « Je leur fais
plaisir. George a été fourmi. Il lui faut sa larve à lécher. Et
quant à mère Annette, elle a du lait encore dans ses seins :
je lui rends son suçon : — toi. Et même, part à deux !…
Moi. »
George avait bien envie de tirer les oreilles de l’effrontée.
Mais elle était ravie, au fond. Annette riait. C’était vrai !
Elle devenait « grande mère », — comme c’est l’instinct
des saines femmes de son âge, d’où le sang ne s’écoule
plus, et qui l’amassent avec un flot d’amour. Elle eût bien
allaité quelques enfants de plus ! La décision prise, Marc,
qui n’y tenait point, le jour d’avant, s’en trouva allégé. La
joie commune le gagnait et (ses deux femmes avaient bien
vu pour lui) il avait un soulagement d’échapper, pour un
temps, à l’atmosphère de Paris, saturée de soucis. S’évader
de soi ! Il avait le droit, après tant de labeurs, de faire
l’écolier en vacances. Tout oublier, trois ou quatre mois. Pas
de risques que l’on ne retrouvât, au retour, tous les soucis
laissés, sans qu’aucun n’y manquât ! D’ici là, jouir des
jours, sans penser ! Faire l’enfant… Il en avait eu si peu le
temps, dans sa vie de peines précoces et harassantes ! Vite,
rattrapons le temps perdu !
Jean-Casimir qui, de passage, lui fit visite, la veille du
départ, trouva un Marc heureux, comme il ne l’avait jamais
vu. Quand il apprit le voyage, il manifesta son approbation,
qu’on ne lui demandait pas, avec un contentement qui
étonna. Marc et Assia lui en demandèrent les raisons. Il ne
s’expliqua point ; mais il dit :

777
— « Quelle bonne idée ! C’est mieux pour toi, qu’on
t’oublie. »
Assia le prit à part et l’interrogea :
— « Qu’est-ce que vous savez ? Y avait-il donc pour lui
quelque danger ? »
— « Vous devez bien penser », dit Jean-Casimir, la
fixant, « que le métier que vous lui faites faire, n’est pas de
tout repos ! »
Assia se rebiffa :
— « Que je lui fais faire ? Il fait ce qu’il veut. Il fait ce
qu’il doit. Et je fais ce que je dois. »
— « Si vous voulez ! Je ne discute pas l’ordre des
facteurs. Le résultat ne change pas. »
Assia, s’obligeant à ne pas poursuivre la passe d’armes, à
laquelle elle était disposée, — (Dieu ! que ce Casimir
l’agaçait !) — pour savoir de lui ce qu’il savait, prit son
sourire le plus enjôleur :
— « Alors, selon vous, pour Marc, Paris n’est pas très
sûr, en ce moment ? »
— « Pas seulement Paris. Faites attention ! »
Il avait laissé son ironie. Assia la reprit, pour réagir.
— « Ils sont trop pleutres !… Quinze jours d’absence. On
a vite oublié, à Paris. »
— « Les livres de comptes n’oublient pas. Doit et avoir.
Tout est inscrit. »

778
— « Nous réglerons », dit Assia, « en rentrant. J’ai ma
créance, moi aussi. »
Et elle montra sa cicatrice.
— « Elle est réglée », dit Jean-Casimir. « Et votre
créance n’avait cours que sur la place de Paris. Mais vos
dettes vous suivent, partout où vous allez. Vous ne
connaissez pas bien le consortium international de vos
créanciers. »
Assia haussa l’épaule. Ce poseur s’imaginait qu’il allait
l’intimider !… Jean-Casimir n’insista pas. Qu’ils se
débrouillent ! Chacun pour soi !

Qu’ils étaient, tous les quatre, libres, légers, heureux, au


départ de Paris ! Il leur semblait y avoir laissé toute la
charge des soucis et l’ombre du passé. La moins jeune de
cœur n’était pas Annette. Elle jouissait du bonheur revenu
chez ses enfants et de cette partie de vacances qu’ils
s’accordaient ensemble. Si elle s’était fait scrupule de les
accompagner, elle n’avait pu cacher sa joie que Assia lui fît
violence pour accepter ; elle l’avouait franchement, et son
visage rayonnant amusait Assia. Annette surprit le regard
moqueur :
— « Tu te fiches de moi ? »
— « Je vous admire !… »
— « C’est le même… »
— « Vous avez la mine de recommencer la vie. »

779
— « Je la recommence, chaque matin, avec vous, les
commençants. »
— « Pas seulement avec nous. »
— « Quoi ? pas seulement ? »
— « Vous la recommencez bien, pour votre propre
compte ! »
— « J’ai, ma foi, peur que tu ne dises vrai… C’est
honteux, hein ? à mon âge !… »
— « Oh ! que non ! Quand j’y serai, je voudrais être sûre
que j’en ferai autant. Mais je ne sais pas si je pourrai…
J’envie vos yeux… Vous avez les yeux d’une nouvelle
épousée. »
— « Tu n’es pas folle ? » dit Annette, honteuse et
contente.
— « Non, c’est vous. »
— « C’est toutes les deux », dit Marc.
— « Et moi ! » réclama George.
Ils étaient fous, tous les quatre… Beata stultitia… Les
quatre innocents riaient…
Vers le matin, Annette veillait seule, assise dans un coin
du compartiment. Les autres dormaient. Elle les couvait.
Quand blêmit l’aube, à la frange des hauts plateaux, elle
pensa : — « Déjà !… » Elle eût voulu que la nuit ne finît
jamais. Elle tenait tous ceux qu’elle aimait, sous ses ailes. À
ses côtés, son fils, les yeux fermés, inclinait son visage vers
l’épaule maternelle. Sur son jeune front, que le souci avait

780
rayé de son ongle, Annette se pencha, étudiant le livre des
jours meurtris. Il y avait bien des secrets écrits… Ah ! si
elle avait pu lui prendre ses blessures !… Elle avança
l’épaule sous la tête du donneur, qui s’y posa. Les yeux de
Marc s’ouvrirent, et l’ombre du visage s’effaça. Il sourit à
la bouche de la mère qui effleurait ses paupières. Sans
bouger de l’appui de l’épaule, il dit tout bas :
— « Notre première nuit de voyage, ensemble… »
— « Il y en a eu d’autres », murmura Annette.
— « Quand ? »
— « Tu n’étais pas encore né. »
— « Où allions-nous ? »
— « J’allais te vêler aux champs. Je fuyais… »
— « Comme la vache Io. »
— « Non, aucun taon ne me piquait. J’avais le bonheur
dans mon ventre. »
— « C’était le bon temps ! » dit Marc, avec une tendre
ironie.
— « Il n’était pas mauvais pour toi. Tu dansais. »
— « J’en suis bien aise ! Et toi, que faisais-tu ? Tu
chantais ? »
— « Tu l’as dit !… Mon cantique de Jeanne d’Albret. »
— « Recommencerions-nous ? »
— « Quoi ? »
— « L’évangile de Marc ? »

781
— « Sans en passer une ligne. »
— « Tous les chapitres n’étaient pas bons. Je t’ai fait
saigner, plus d’une fois. »
— « C’est moi qui t’ai fait tes griffes. »
— « Quelle chance pour nous, dans la vie dure, de nous
être rencontrés ! »
— « Tu appelles cela une rencontre ? Grain de mon
champ ! »
— « D’où vient le grain ? »
— « Je n’en sais rien. Je t’ai fait mien. »
— « Et si le vent m’avait porté dans un autre champ ? »
— « Tu n’aurais pas pu t’échapper. De n’importe quel
grain, je t’aurais fait. »
— « Un peu de blé, beaucoup d’ivraie. »
— « Et des coquelicots, et des bleuets… Tout n’est pas
bon à manger. Mais le tout m’est mon bouquet. »
— « Ma plus-que-mère, mon amie, il y a en nous deux —
tu m’as donné — à la raison emmêlée la folie. »
— « C’est le meilleur. Aurions-nous vécu sans elle ?
Dans les années sans soleil, le coquelicot et le bleuet nous
éclairaient. »
— « Et tu dis vrai. Si je n’ai pas tant de fois coulé au
fond, tiré aux pieds par le désespoir et par la honte, c’est
que dans ton ventre j’ai dansé. »

782
— « Tu danses encore, au rythme du wagon. Dansons
nos peines, mon cher garçon, comme les moucherons dans
le soleil ! »
Le premier rayon frôla le givre de la vitre.
Marc se redressa, et de ses yeux clairs regarda sur la joue
de sa mère le rayon, et dans la plaine le nouveau jour :
— « Pour les moucherons, un jour de vie ! » dit-il.
« Dansons ! »

George et Assia passaient les journées à courir dans la


montagne. Entre deux passions tiraillée, — l’amour de
l’enfant et le sport — George avait fini par céder l’enfant à
Annette, qui s’offrait à l’en décharger. Elle avait un peu
honte ; mais tant pis ! Ses jambes et sa poitrine et tout son
corps de jeune pouliche criaient vers la course, vers les
cimes et le soleil. Annette ne se plaignait pas de la corvée :
elle avait d’abord voulu les suivre, avec une fougue trop
confiante en ses prouesses d’alpinisme, aux jours d’hier ;
mais son cœur s’était chargé de lui rappeler qu’entre hier et
aujourd’hui il s’était écoulé une vie. En plein élan d’une
grimpée, elle avait dû s’arrêter, percée d’une flèche. Elle
suffoquait ; mais elle fit en sorte que les trois autres ne s’en
aperçussent point :
— « Allez, jeunesse ! Je vais à mon pas. »
Elle feignait de s’attarder à cueillir des fleurs. Les
grimpeurs qui riaient s’éloignèrent. Elle resta seule, assise
au-dessus de la vallée, mouillée de sueur, moins de la

783
montée, que du brusque assaut à son cœur. Elle reprenait
souffle, et sa main qui comprimait sous la gorge l’artère
tâtait dans son champ l’ennemi. Elle était forcée de
reconnaître ses limites ; la maladie, les grippes récentes, les
lui avaient bien rappelées ; mais elle se refusait à les
admettre, elle se disait :
— « Bon pour un temps ! Je me replie. Aussitôt guérie, je
reconquerrai ma frontière du Rhin !… »
Elle devait aujourd’hui s’avouer qu’il lui fallait reculer
ses frontières. Et jusqu’à où ? Et jusqu’à quand les pourrait-
elle garder ?… Campagne de France… Au bout, les adieux
de Fontainebleau… La pinçure d’un sourire au coin de la
bouche entr’ouverte, elle ironisait son Iliade. Au bout du
compte, toutes elles se valent ! Comme cette fourmi sur la
pente, elle avait porté sa brindille… Où et pourquoi ? La
question ne se posait même pas. On a bien assez à penser de
porter son poids sans trébucher !… Mais le curieux, c’est
que quand on est sur le point d’en être déchargé, on se dit :
— « Si tôt fini !… »
Elle redescendit à petits pas jusqu’à un tournant qui
surplombait, de cent mètres au-dessus, le petit chalet au
soleil. Sur l’herbe chaude elle s’assit, les genoux remontés,
les mains nouées autour des chevilles. Elle écoutait, sur la
toile de fond bruissante de la vallée, torrent et cloches, la
voix toute proche de l’enfant, qui pourchassait de ses petites
jambes des poulets piaillants. Et dans son cœur, au bout
d’un instant, tout se confondit… Où en était-elle ? Était-elle
la grand’mère, la mère, ou l’enfant ?… Ce qu’il y a de bon,

784
quand on est au bout du chemin, c’est qu’on peut le refaire
tout entier, on le connaît tout, on jouit de tout. On ne le peut
pas, lorsqu’on est au commencement. Elle jouissait si bien
de la route qu’elle s’attardait au milieu. Elle se voyait,
trente ans avant. Le bout de ses seins la brûlait. C’était son
enfant qui jouait, à ses pieds. Elle avait oublié le rappel de
l’âge par la douleur, l’instant d’avant. Le temps avait beau
tirer la corde. Sa pente naturelle était vers la jeunesse. Son
esprit n’en était pas dupe…
— « Je sais, je sais… Mais je ferme les yeux… Je
m’évade… »
Elle ne cherchait pas trop à lire ce qu’elle rêvait, les yeux
ouverts, dans le chant d’or des abeilles qui suçaient la
gentiane et le genêt.
Mais un autre lut, sans demander la permission. Marc
s’inquiétait de ce que sa mère était devenue. Il redescendit,
laissant les autres poursuivre leur course. Elle ne l’entendit
pas approcher. Il s’arrêta pour la regarder. Il la prenait au
dépourvu. Elle lui livrait une Annette inattendue, — une
femme que pourtant il reconnaissait, dans le halo du
souvenir… Il l’avait vue avec ses yeux d’enfant, quand elle
avait l’âge qu’il avait aujourd’hui… Ce ne fut que l’image
d’un instant : la rêveuse fut avertie par ses antennes, tourna
la tête, eut une surprise de joie confuse, et, d’un trait,
comme l’hirondelle, redescendit dans l’aujourd’hui. Il
retrouva la mère de Marc. Il s’assit près d’elle, et ils
causèrent affectueusement. Mais il n’oubliait pas ce qu’il
avait vu dans ces yeux clairs et sur cette bouche

785
entr’ouverte : ce rêve naïf et ce désir de renouveau. Et
Annette, confusément avertie qu’elle avait été vue, comme
une baigneuse dans le ruisseau, ne protestait pas, tendre et
honteuse : (le mal était fait !) ; elle avait l’air de s’excuser :
— « Vilain garçon, ne regarde plus !… Tu m’as vue…
Pardon ! »
Ils s’entretenaient de divers objets familiers, qui ne
touchaient point au fond de leur pensée. Mais, à leur insu,
entre les deux qui causaient, les rapports étaient intervertis.
Elle était plus jeune, et lui plus âgé. Il se faisait comme un
échange de leurs années, qui rétablissait la balance des
comptes. Ils se sentaient devenus égaux et compagnons.
Elle ne s’étonnait pas de cette fraternité. Mais Marc, se
taisant, semblait gêné ; et Annette le fut aussi : car elle
sentit qu’il allait toucher à quelque secret. D’elle ou de lui ?
Un léger tremblement intérieur l’avertit que c’était d’elle,
quand le grand fils, lui posant la main sur la main, dit,
hésitant d’abord, puis tranquille :
— « Maman, pourquoi ne l’épouses-tu pas ? »
Elle fut foudroyée. Elle ne se fût jamais attendue à ce
secret dévoilé… Quoi ? Quel secret ? C’en était un, pour
elle-même. Qu’une telle pensée, étouffée, qu’elle croyait
morte, eût pu affleurer au bord de son regard, qu’on l’y ait
lue, l’atterra. Elle baissa la tête, écrasée. Elle eût voulu se
cacher la face dans ses mains. Mais elle ne pouvait faire un
mouvement. Marc, la regardant, vit son désarroi. Il la prit
tendrement dans ses bras. Elle s’y blottit, cachant ses yeux,
incapable de répondre un mot ; et son silence était un aveu.
786
Qu’elle était jeune, et que sa confusion était touchante !
Marc lui dit :
— « Pardonne-moi !… »
Elle dit, sans relever la tête :
— « J’ai honte qu’on puisse lire de pareilles choses en
moi ! Mais tu te trompes. »
Il voulut lui relever le front avec ses mains :
— « Regarde-moi ! »
Elle dit : — « Non ! » et replongea dans sa cachette. Il
sourit, et dit, lui caressant la tête :
— « N’aie pas honte ! Quelle honte y a-t-il ? Il t’aime. Tu
l’aimes. Et nous l’aimons. Il est digne de toi. Il vaut mieux
que nous. »
Annette releva la tête et, rougissante, mais raffermie, le
regarda en face :
— « Qui veux-tu dire ?… Tu ne sais pas, mon cher
garçon… Tu ne peux savoir… C’est de Bruno que tu veux
parler ? »
— « Et de qui d’autre ? »
— « Non, tu ne sais pas… Même si je songeais à me
marier, ce n’est pas Bruno que j’épouserais. »
— « Ne l’aimes-tu pas ? »
— « Même si je l’aime. »
— « Je ne comprends pas. »

787
— « Ne comprends pas ! Laisse-moi au moins ce coin de
secret ! On ne vit pas sans un peu d’ombre. »
Marc se tut. Il avait compris. Annette vit qu’il allait
encore parler. Elle lui ferma la bouche avec sa main :
— « Tais-toi, mon petit ! »
Il insistait :
— « Epouse l’autre ! »
— « Non, je ne veux pas. »
— « Pourquoi ? »
— « Je ne peux pas… Laissons cela ! C’est ridicule…
Une vieille femme… »
— « Tu es aussi jeune — tu es beaucoup plus jeune que
moi. »
— « J’ai été. Mon temps est passé. »
— « Ce n’est pas vrai. Il y a des cœurs qui sont usés, à
vingt ans. Pour le tien, la vie est toujours nouvelle. Tu te
remets en route, chaque matin. »
— « Oh non ! Oh non !… Je ne veux pas être la Juive-
errante, qui marche toute l’éternité… Assez trimé ! Assez
aimé ! »
— « Tu ne veux plus de nous ? »
— « Je ne veux plus que vous. Je n’ai plus droit qu’à mes
enfants. »
— « Ce n’est pas assez. »
— « Ce n’est pas assez, mon Marc et son Marcassin !

788
— « Non, car les jeunes partent en chasse et laissent
Annette, comme aujourd’hui, au bas de la côte. »
— « La pauvre Annette ! Elle attendra… Courez, mes
petits ! Chacun son tour ! »
Il lui mit sa main sur l’épaule.
— « Annette ! » fit-il sans réfléchir ; et aussitôt, confus :
« Pardon ! maman !… »
Mais elle riait :
— « Cela me plaît ainsi. Tu es devenu le père de
famille. »
Il hésita, troublé. Puis :
— « Annette, soit !… Je ne trouve point juste que la vie
s’arrête au seuil des enfants. Quand elle est encore pleine de
sève comme la tienne, c’est un crime de l’étouffer. Je me
fais l’effet d’un meurtrier. Dans la nature, quand les petits
savent voler, les père et mère reprennent le cours de leur
voyage. Tu n’es point faite pour être attachée au foyer d’un
autre. Mon foyer est tien. Mais aie ton foyer ! Et qu’il soit
mien ! Laisse-moi t’aider à te rebâtir ta vie indépendante ! »
— « L’indépendance ne risque point de me manquer
jamais. Mon cher garçon, je n’ai besoin de personne pour la
prendre. J’ai bien plus besoin d’un être qui me la prenne. »
— « Je ne te l’ai pas fait dire ! Tu aimes encore… »
— « Toi », dit Annette, détournant la tête.
— « Ô la menteuse ! »

789
— « Je mens, moi ? » fit Annette impétueusement,
serrant entre ses deux mains les joues de son fils.
— « Mais oui, tu m’aimes, c’est entendu ! Alors,
pourquoi ne me confies-tu pas tout ? »
— « Qu’ai-je à te confier ? Indiscret, tu entres partout. Tu
sais tout. »
— « Puisque je sais, avoue ! »
— « C’est déjà fait. »
Ils se regardèrent dans les yeux. Marc, à mi-voix,
demanda :
— « Qu’est-ce qui t’arrête ? Tu crains de faire tort à l’un
des deux ?… »
Annette, de la main, lui intima le silence :
— « Assez, mon Marc ! N’en parlons plus !… Je t’en
reparlerai peut-être, dans quelques mois. J’ai besoin d’y
penser, seule. Tu me troubles… Mais j’aime mon trouble,
puisqu’il me vient de toi. Merci de m’avoir forcée à voir
clair en moi ! »
Ils restèrent l’un auprès de l’autre, sans parler, regardant
à leurs pieds la vallée. Annette dit…
— « Mon grand fils ! »
— « Sais-tu ? » dit Marc. « Je me retiens pour ne pas te
dire : ma petite cadette… »
— « Et je le suis », dit Annette. « On rapetisse, en
vieillissant. Et tu as grandi. C’est toi, à présent, mon
aîné ! »
790
— « Appuie-toi donc ! »
Annette s’appuya. Ils écoutèrent, dans la vallée, le
grondement d’un train qui passait. Annette dit :
— « C’est beau, d’en être arrivé à ce degré où l’on n’est
plus que deux frères ; et c’est la sœur qui dit au frère : —
« Tu es le chef. Guide-moi, à ton tour ! »
Marc lui avait pris la main. Et à cet instant — l’angélus
de midi sonnait d’en bas — ils eurent tous deux
l’impression vive, non définie, qu’un cycle de leur vie était
accompli. C’était la lumière profonde d’un beau jour…
Mais il y avait, après, la nuit. Car, au delà de cet instant, ils
ne voyaient plus la suite des jours qui allaient venir…
Et cet arrêt de la vision les saisit au cœur, comme un
danger qu’ils ne pouvaient comprendre. Mais ils ne s’en
dirent rien. Et vers la maison, ils redescendirent.

Coulèrent les jours bienheureux, les plus confiants, les


plus intimes. La mère et le fils avaient maintenant ouvert la
porte du silence, les fausses barrières morales. Ils
partageaient fraternellement les secrets communs, qu’ils
évitaient jusqu’alors de se livrer. Et ils avaient la joie de
retrouver, chacun dans l’autre, ses propres faiblesses et ses
élans, les mystérieux courants de sa vie. Ainsi, bien des
énigmes de leur destinée, qui les troublaient isolément et
même que chacun à part se reprochait, s’éclaircissaient ou
s’apaisaient, en étant portées par tous les deux. Ils
souriaient de se confesser leurs imprudences et leurs

791
erreurs, leur goût du feu, leur goût du risque, qui leur avait
fait, plus d’une fois, à leurs dépens, chercher le danger et se
brûler aux âmes « dangereuses ». Ils devaient convenir
qu’ils préféraient leurs brûlures à la tiédeur tranquille de
tant de « braves gens », qu’ils connaissaient. Ils se
reprochaient leur froideur pour ces « braves gens »… Ils les
estimaient… Ils les estimaient… Ces « braves gens !… »
C’était la jument de Roland. Elle est sans défaut. Mais elle
est morte… Il n’y a point d’espoir ! Le ferment de vie, la
révolte, leur manque. Cette brave terre, épuisée, ne produit
plus. Il faudrait, pour la renouveler, l’engrais et le soc,
« rame dangereuse » et le labour de la révolte. Il faut
retourner, jusqu’au fond, le morne champ de la stérile
honnêteté, et y couler le jet de semence, le grain brûlant, qui
donne la vie, en mourant ! — Mais on ne le peut, qu’en
étant soi-même, non seulement le soc, mais le grain…
Donner son corps. Donner sa mort…
Marc n’était que trop sûr de la donner : c’était, chez lui,
une certitude inavouée, où confluaient le désir et la crainte :
— (l’esprit accepte, la jeune chair renâcle…) — Annette
pressentait en son fils ces pensées ; mais elle essayait de les
écarter ; elle voulait se persuader que ce sacrifice lui serait
épargné, comme il l’avait été à elle, au cours d’une vie de
risques et de combats. Elle commettait l’erreur ordinaire, en
évaluant l’avenir d’après le passé ; elle ne voyait pas que
l’ère où était entrée la vie de Marc était celle des grands
bouleversements de la terre, au seuil desquels sa vie à elle
était restée… Est-il bien sûr qu’elle ne le vît pas ?… Elle

792
détournait son regard de ce côté… Plus tard ! Plus tard !…
On aura le temps d’y aviser. Ne troublons pas ces jours
heureux ! Un ruisseau de paix coule dans l’air…

Annette cheminait, à mi-côte, dans la forêt. Les arbres


noirs étaient mêlés aux hêtres, à demi-dépouillés, qui
commençaient à refaire leur plumage de printemps. Et tous
ensemble, agrippés aux pentes raides de la montagne,
semblaient une armée qui se lance à l’assaut. On entendait
au loin, en haut, les coups de hache des bûcherons et le
fracas d’arbres abattus. Le sentier, suspendu au flanc des
monts, se déroulait en un long anneau, que çà et là
coupaient un jeune torrent chevauché d’un pont de fortune,
sans rampe, grossièrement taillé, hasardeux — et quelque
« râpe », — un sillon abrupt et pierreux utilisé pour le
dévalage des billes de bois coupé. Rien ne l’indiquait pour
les étrangers qu’une pancarte en allemand, que le vent avait
abattue et que l’insouciance du pays n’avait pas remise en
place, tous les natifs étant avertis.
Annette l’était, par son expérience de la montagne. Mais
devant elle, une famille de promeneurs ne l’était pas. Le
père, la mère, assis à quelques pas de la râpe, qui formait à
cet endroit un coude, paisiblement contemplaient leurs deux
enfants et la gouvernante, qui cueillaient les premières
violettes. La petite fille — huit à neuf ans — s’aventurait au
bord de la râpe, risquait une jambe sur la pente, pour
attraper un nid de primevères. Aucun danger ne menaçait.
La râpe semblait abandonnée. Mais il n’était pas prudent de

793
s’y promener ; et Annette voulait mettre en garde les
parents, quand la fillette perdit pied sur le terrain friable de
la pente, qui s’éboula, et elle glissa au creux de la râpe.
L’enfant riait de l’aventure et ne se pressait pas de remonter.
Juste à ce moment, les cris rauques annonçaient d’en haut le
lancement d’une charge de bois. Avant que les parents de
l’enfant eussent compris, Annette, penchée au bord de la
râpe et tâchant en vain d’attraper la main tendue de la
fillette, sautait en bas et l’entraînait dans le renfoncement
d’un promontoire formé par les racines d’un vieux sapin
incrusté à un rocher qui avançait, suspendu sur le couloir.
L’avalanche de bois et de pierres passa en rafale, à côté
d’elles, sans les toucher. La famille avait assisté éperdue à
la scène prompte comme l’éclair, avant qu’aucun, glacé
d’effroi, eût pris conscience d’une décision. Quand la
sauveteuse eut hissé sur la rive l’enfant, qui commençait à
avoir peur, elle fut reçue avec des transports. Le père
manifestait une émotion presque hystérique : il embrassa
Annette, en pleurant. Annette, passant de bras en bras,
étourdie par le flux de paroles qui l’inondait avec les
larmes, avait un amusement agacé à retrouver la volubilité
de la langue italienne, qu’elle aimait.
Après que se fut calmée la première fureur du sentiment
et que les embrassades furent dénouées, on se présenta.
L’homme, très brun, aux joues bleu-noir, frais rasées, contre
lesquelles les joues d’Annette s’étaient frottées, un long
museau asymétrique, aux yeux de feu, intelligent,
hypernerveux, mais (Annette eut vite fait de le saisir) jouant

794
de ses nerfs, en bon acteur que son rôle prend, mais qui se
regarde jouer, — était un banquier du Veneto, en
villégiature avec sa famille à l’hôtel voisin du chalet, où les
Rivière étaient campés. Il les avait remarqués, au passage ;
et son attention toujours en éveil avait reconnu Annette,
pour l’avoir vue, une seule fois, chez Timon, à son bureau,
où le rude maître avait eu recours à la mémoire de la
secrétaire pour des détails précis de correspondance et
d’affaires. Le rôle joué par Annette auprès du condottiere
n’avait pas été sans l’intriguer ; il avait pris soin de se
renseigner : ce qu’il en avait entendu, bien ou mal, l’avait
intéressé à la dame. Il connaissait, lui aussi, les condottieri !
Son regard trottant avait sans bruit pris les mesures de la
mère, du fils, et de la bru : aucun des trois ne lui avait paru
indifférent. Il les invita tous les trois, à souper, le soir. Il
était difficile de se dérober, dans ce lieu où ils étaient
presque les seuls voyageurs : (la saison commençait à
peine, et l’hôtel n’était rouvert que depuis une huitaine). La
gratitude des parents avait besoin de se manifester : le
mieux était de s’y prêter, de bonne grâce. On eut donc
quelques heures de cordial entretien, où la chaleur
communicative des Italiens conquit la réserve, même de
Marc et de Assia. Leur affectueuse expansivité n’était pas
jouée ; et la confiance témoignée par le banquier n’avait
rien à gagner de ses obscurs partenaires d’un soir : elle
valait d’eux quelque retour. Ils parlèrent en toute liberté.
Leone Zara était un Juif dalmate, d’une vieille famille
installée à Venise, qui dirigeait une des banques les plus

795
importantes d’après-guerre. Sa femme, judéo-américame,
appartenait aussi au monde de la finance. La Banque de
l’Adige et de la Piave avait su, après la marche sur Rome,
lier partie avec le régime, dont elle était un des soutiens.
Elle consacrait une grande partie de son actif et les dépôts
de ses clients à des opérations intéressant le fascisme : une
librairie du parti, et l’organisation dispendieuse de la
propagande du livre italien à l’étranger. Elle faisait plus, —
mais Leone Zara, pudique, effleura seulement le sujet : —
elle subventionnait largement des personnages, dont la
fidélité au parti était de prix — (Zara clignait de l’œil,
malicieux ) : — on s’arrangeait pour donner à toute leur
gens un travail généreusement rétribué : la susceptibilité
chatouilleuse des personnages, ainsi, était sauve. Zara
s’étendit plus complaisamment sur des expéditions à la fois
politiques, commerciales et scientifiques, en Asie centrale,
que les fonds de sa banque entretenaient. Homme fin et
instruit, de vieille race cultivée, de manières courtoises, —
(Annette faisait la comparaison avec son rustre du
Périgord), — il avait le goût de l’art et des choses de
l’esprit. Il avait aussi celui de la collection psychologique,
des types humains ; et pour lui-même, il avait son musée
secret des anomalies, des âmes anormales, que les troubles
du temps avaient formées ou déformées, des superhommes
ou de ceux qui sont au-dessous de la cote. Il était fier de ses
« monstres » : le mot, pour lui, n’avait rien de
désobligeant ; c’était le jet brûlant de la nature, qui s’essaie,
souvent en manquant son but, ou passant outre, à un type
nouveau… peut-être, l’amorce d’une espèce. Il ne cachait
796
pas qu’il en avait un spécimen de choix, dans la personne
de celui-là même qui le tenait en laisse : le Duce… Ils se
tenaient mutuellement : l’Argent, le Poing. Et tous les deux,
de dures têtes, l’une de Rome, l’autre de Tyr et de Saint-
Marc…
Il fit du maître un vif portrait. Il en parlait sans
ménagements, avec attrait, comme dans sa loge un
spectateur, d’un tyran de théâtre. Et c’était ainsi qu’à l’en
croire le Duce lui-même se fabriquait : comme on fabrique
un scénario. Il le disait, cet artifex, pour qui le monde était
une matière à pétrir ! À ce degré du commediante (du
tragediante… car il ne riait guère !…) tout était étoffe de
théâtre : les peuples, l’État, le salut public. Il incorporait
tout dans son rôle. Il empoignait, il violentait les masses
humaines, il entrait dedans… Il restait dehors ! Il restait
seul, même dans la prise. Un fort désir, mais peu d’amour.
Peu de sympathie, peu de respect pour l’humanité.
Beaucoup plutôt une force de haine, et, recouvrant tout, une
indifférence foncière pour tous ces hommes aplatis, qui se
ruaient sous ses semelles. Le mot de « masses » avait
vraiment pour lui le sens de masse de glaise pour les doigts
violents du sculpteur. Et ce qui comptait, en fin de compte,
ce qui remplissait son âme aride et brûlante, ce n’étaient ni
les hommes ni les États, c’était son œuvre… Ce n’était pas
rien ! Chez un artifex de sa mesure, c’est beaucoup plus que
l’ego ordinaire, aux dimensions de l’espèce moyenne, —
plus que la vanité, plus que l’argent, même plus que la
gloire… C’est la torche de l’action fumante, qui dans les

797
espaces solitaires livre une sombre bataille — échec,
victoire, qu’importe ? — agir ! Agir, combattre, la seule
affirmation contre le néant…
Annette suivait sur les lèvres longues et mobiles du
banquier, qui grimaçaient d’un plaisir passionné — (Et lui
aussi était un artifex ! ) — le personnage qu’il évoquait ; et
elle voyait un aventurier de Shakespeare, qui bataillait
contre le songe opaque de la vie, et qui taillait à coups
d’épée, dans l’ombre épaisse et sanglante, la destinée…
Zara, qui jouait aussi son rôle dans la pièce, disait :
— « Tant pis, tant mieux, pour ceux qui ont la fortune (ou
l’infortune) d’être un morceau de cette matière que le
sculpteur écrase entre ses doigts, pour modeler l’œuvre !
Dans cette époque de masses énormes en fusion, grosses
d’énergies, que l’impuissance démocratique laisse s’user et
s’entre-détruire, il n’y a que deux hauts-fourneaux qui
sachent les utiliser : la Rome du Duce et l’U. R. S. S. Mais
celle-ci détruit tout l’ordre de choses ancien, et elle prétend
fonder un ordre nouveau. L’autre s’accommode des
éléments du passé, qu’il renouvelle en changeant la forme
plus que le fond ; il n’a guère confiance au progrès, il
maintient la vieille armature, le roi, l’église, le capital, la
famille et la propriété ; il y inocule les virus nouveaux, les
syndicats, les fédérations de professions, les corporations,
les organisations ouvrières, afin de les rendre
inoffensifs… »
Zara trouvait naturellement son avantage à l’ordre ancien
reconsolidé, aggloméré en ciment armé, avec ses vieilles

798
injustices fondées en droit romain, ses hiérarchies, ses
cloisons de castes et de métiers, ses privilégiés de la
naissance et de l’aventure, et sa plèbe — Populusque —
avec leur Imperator.
Ce n’était pas qu’il se fît des illusions sur les dangers
qu’offrait une construction sociale, qui reposait sur le génie
dolent d’un seul homme. De cet homme il connaissait,
mieux que quiconque, les tares morales et physiques, les
faiblesses, les maladies, les brusques et brutales
oscillations, ces inquiétants ressauts d’humeur et de
volonté, cette aléa qui secouait le sol, comme les
tremblements de terre qui perpétuellement menacent la
Rome éternelle. D’un jour à l’autre, tout l’édifice, plus en
décor de Piranesi qu’en fondations, pouvait craquer. Miser
sur lui, sur l’homme, sur l’œuvre, était hasardeux. Mais le
banquier, comme tous ceux qui ont affaire à la fortune, était
joueur. Ou miser sur le Prince, ou miser contre le Prince…
Il n’y avait pas à hésiter, — pour aujourd’hui. Pour demain,
on verrait !… Il avait les doigts longs et prestes. Si le Prince
avait lu Machiavel, le valet l’avait lu aussi. Il n’attachait
point d’ailleurs un prix excessif à la fortune, qu’il savait
passagère. Il était prêt à perdre comme à gagner,
s’échauffant au jeu, mais par jeu, et gardant fraîche son
ironie. Le terrible sérieux du Duce ne l’atteignait point, —
bien qu’il sût se mettre au ton. Il était un Juif de
l’Ecclésiaste : fiévreux, avide, et détaché.
Ses yeux lucides tâtaient, en parlant, ceux d’Annette. Il
mettait trop de complaisance à lui prêter ses sentiments. En

799
d’autres temps, à un autre âge, elle eût peut-être ressenti
quelque curiosité pour le condottiere. Mais l’âge et
l’expérience l’avaient blasée. Elle se désintéressait de
l’aventure qu’était la vie pour les Cortez et les Pizarre, pour
les Duci et les Timon. Elle n’était point, comme les
badauds, impressionnée par ces grosses forces aux
mâchoires crispées, dont la violence du regard asséné,
comme un coup de trique, fait baisser les dos des masses,
qui dans leur peau suent de peur et de plaisir — du plaisir
d’être rossés. Aussi bien que Zaxa, elle savait que ces
grosses forces ont leurs faiblesses, que ces gros murs ont
leurs lézardes, et qu’ils s’écroulent tout d’un coup. À la
différence de Zara, c’était peut-être par ce côté pitoyable,
caché par eux comme une honte, qu’elle ressentait pour eux
quelque intérêt. Ces individualités effrénées, qui bandaient
leurs muscles pour s’élever au-dessus du troupeau, elle
suivait leurs efforts convulsifs pour s’y arracher, pour le
dominer. Elle savait d’avance qu’ils seraient vaincus… Et
celui-ci comme les autres…
— « Duce noir !… Tu seras vaincu. Nous le sommes
tous, nous le serons tous, au bout du compte. Et c’est ce
dénouement pressenti, dès le début de la tragédie, qui nous
intéresse à ces vainqueurs : les Œdipe-Roi, les Coriolan et
les Macbeth !… Un de plus !… Torche fumante, tu
t’éteindras. Songe vivant, agite-toi, et meurs !… »
Marc n’éprouvait pour la torche romaine ni cet attrait, ni
cette pitié, (qui eût été d’ailleurs pour elle le plus sanglant
des affronts) : il eût voulu l’écraser sous ses pieds… {La

800
haine aussi est quelquefois une forme de l’attrait : un
bouclier pour s’en défendre)… Ce que Marc voyait surtout
dans la fresque, brossée par le Fa presto du ghetto vénitien,
ce n’était pas l’homme à la mâchoire et à la trique, c’étaient
ces dos, ces millions de dos courbés sous la trique, et qui se
redressaient, après rossée, exaltés,.. Ces lâches jeunes
hommes, (il n’en connaissait que trop, en France et autres
lieux !) qui gémissent sur la faiblesse du temps, et soupirent
après un Duce, ou un Führer, — un pied au cul ! S’ils
aiment tant la force, qu’ils montrent donc la leur ! Compter
sur celle d’un autre, lui déléguer par procuration la sienne,
celle qu’on voudrait, celle qu’on ne peut pas, celle qu’on
n’a point, — y a-t-il rien de plus abject ? Chiens couchants !
Chiens rampants ! Qu’on les fouaille !… Ce petit mâle avait
(Qui sait ?) pour ces autres grands mâles qui règnent sur les
troupeaux asservis, un sentiment de rivalité obscure et de
révolte. Jamais il n’aurait pu se sacrifier pour un homme.
C’était trop peu ! Il en avait mesuré l’aune. Et il avait
l’abomination des : « Qualis artifex !… » Il lui fallait un
plus haut objet de sacrifice : plus qu’un homme, — les
peuples, ces masses mêmes humiliées et asservies,
l’ensemble des hommes… Mais il ne parvenait pas à
l’équilibre entre ces deux termes : servir les hommes, et agir
sur eux, — agir par eux, agir contre eux, s’il faut, afin
d’agir pour eux ! Savoir commander et obéir : les deux
pôles… (Il faut les deux pôles, pour faire le globe…)
Assia, non moins ennemie que lui des dos noirs, ne
dissimulait pas son intérêt pour l’expérience fasciste. Chez

801
elle, la violence du combat, même mortel, n’excluait pas un
fond de sympathie pour l’adversaire qui était de taille. Elle
n’avait de réelle aversion que pour ceux qui se dérobent au
combat, ceux qui se masquent, ceux qui s’enduisent d’un
vernis d’huile pour échapper, pour les visqueux, les serpents
d’eau qui vous glissent entre les mains, pour les eunuques,
pour les impuissants, pour les amorphes. — Le fin Zara
captait en elle l’attrait sous l’animosité. Il manœuvrait son
miroir aux alouettes : cette flambée d’agir surexcitée dans
les cervicaux de la jeunesse italienne par le soleil noir, que
recouvraient en le répercutant les milliers d’ailes des
avions, la couvée d’oiseaux rapaces de Balbo. Il engageait
les deux jeunes gens à venir tâter le pouls accéléré de cette
jeune Italie, que l’on connaît mal, à l’étranger, et dont le
fascisme a fait l’élevage, non pour l’étable, mais pour
l’arène, comme les taureaux. — Assia n’avait point de
peine à apprécier cette flamme d’action entretenue, même
sous une forme agressive, qui les groupait en une armée
prête à la marche contre l’ennemi…
— « Mais qui, s’il vous plaît, était l’ennemi ? »
Ses yeux d’acier ne se laissaient pas leurrer par le miroir
à prendre les sots…
— « Ces va-t’en-guerre, contre qui vont-ils, et contre
quoi ? Et pour qui, pour quoi, vers quoi ? Où allez-vous ?
Le savez-vous ?… Je ne dis point vous, monsieur Zara, il
est probable que vous le savez, je ne suis pas assez
indiscrète pour m’informer ; — mais les autres, mais les
vôtres, vos troupes, ses troupes, — mais même lui ! Lui,

802
l’homme qui les mène, lui, le metteur en scène ! Sait-il
seulement la fin de sa pièce ? Que veut-il, au juste ? À quoi
croit-il ? A-t-il fixé son scénario ? Il en a changé dix fois, il
en changera encore dix fois, — la guerre, la paix, le poing,
les pactes — si le public a la patience de suivre le spectacle.
À l’heure actuelle, votre idéal du fascisme italien (vous le
masquez !) ne dépasse pas l’étape de la nation armée,
bardée et barbelée. Pour vos bandes noires, prêtes à
marcher, qui donc n’est pas l’ennemi ? L’ennemi est l’au
dehors, l’au-delà de l’enceinte, l’au-delà de l’Empire :
Rome en face des barbares… Alors, c’est moi le barbare,
c’est nous l’ennemi ? Cartes sur table ! Votre combat n’est
pas pour nous. Votre combat est contre nous. Et êtes-vous
bien sûr qu’il soit pour vous ? A-t-il un but ? S’en soucie-t-
il ? Au meilleur sens, au plus élevé, — le sens tragique des
coqs de lettres qui claironnent le combat, ceux qui ne se
battent pas, mais qui font battre les autres : les
Nietzschéens, — votre fascisme souffle dans tous les
peuples cet esprit de lutte et de primauté, d’impérialisme
éternel, qui est, à en croire votre Duce, la formule même de
la vie à tout jamais. C’est le combat pour le combat, sans
fin, sans progrès, sans espoir… ( « Je n’ai pas besoin
d’espérer pour entreprendre… » ) Musique connue ! — Eh
bien, moi, j’ai besoin d’espérer, et je veux savoir oii je vais.
Où allez— vous ? »
La longue bouche de Zara se tordit. Il rit :
— « Nous allons. Que faut-il plus ? Ce qu’il faut aux
hommes, ce sont, de loin en loin, des Animatori, qui

803
remontent l’horloge rouillée de la vie. Ne croyez-vous pas
que votre France aurait besoin d’un Animatore comme le
nôtre, qui secoue la sieste de votre inamovible démocratie ?
— « Rien pour moi ! » dit Assia. « Je viens d’ailleurs. Et
je n’ai pas besoin d’ « animateur ». Je suis une Scythe. Et le
combat que nous livrons en U. R. S. S. n’est pas pour tailler
la statue d’un « M’as-tu vu ? ». Nous combattons pour tous
les hommes, pour un meilleur avenir. »
— « Et en attendant », dit Zara, « le présent est pire. »
— « Je ne l’échangerais contre aucun autre », dit Assia.
« Il est comme quand j’avais mon petit dans mon ventre. Il
porte l’avenir. »
— « À chacun donc son plaisir ! » fit le banquier, avec un
sourire charmant. « À vous, madame, le bel enfant —
l’avenir ! Je me contente du présent. »
Ils se quittèrent très bons amis, — puisque, Dieu merci !
l’occasion paraissait exclue qu’ils eussent à être ennemis.
Chacun avait son champ séparé. Les petits jeunes gens
paraissaient à Zara inoffensifs : (il ne connaissait de Marc
aucun écrit). Une mutuelle courtoisie faisait passer sur les
différends d’opinion, comme sur des thèmes d’entretiens de
société. Le seul sérieux de la rencontre tenait, pour Zara, au
geste sauveur de la femme qui avait arraché sa fillette à la
mort. Le sentiment de la famille était, chez lui, l’unique
passion qui échappât au scepticisme. Son vif regard, qui
s’amusait aux discussions de ces interlocuteurs de
rencontre, sans y prêter quelque importance, ne s’attachait

804
vraiment qu’à la personne d’Annette, qu’il enveloppait de
sa gratitude ; et la jeune couvée Rivière en bénéficiait. Ils
les engagea à visiter l’Italie, et il les invita chez lui, à Rome.
Il se mettait à leur disposition pour toute occasion où il
pourrait leur servir. Il ne semblait point qu’ils eussent à user
de sa complaisance. Leur plan de voyage s’arrêtait en
Suisse, et ils ne songeaient pas à dépasser Lugano. Le
temps et la bourse étaient limités.
Le temps l’était plus encore qu’ils n’eussent pensé.

C’était, je crois, la veille de leur départ pour le Tessin,


que je les vis. J’étais assis sur une prairie, au dessus du
chemin accroché au flanc de la montagne. Ils ne me virent
pas. Je reconnus Marc au bras de sa mère. Je remarquai les
attentions que Marc montrait pour faire passer à sa
compagne, qui semblait laisse, un petit ruisseau. L’enfant
trottait, cueillant des fleurs, avec Assia qui s’attardait,
grimpant sur le talus comme une chèvre. Elle vint près de
moi, guigna au-dessus du banc où j’étais assis un nid de
violettes, sans se soucier de moi les arracha, m’aspergeant
de terre, et ressauta en bas. Elle avait d’une chèvre aussi les
yeux d’or. Je regardais surtout Annette. Un grand bonheur
baignait ses traits. À un moment, quand Marc se pencha,
cherchant des pierres afin de lui faire franchir le petit
ruisseau, je vis comme elle couvait de son regard la tête fine
de son garçon. Ils disparurent au tournant. Je pensais les
trouver, le soir, à l’hôtel. Ils n’y étaient point. Et quand, le

805
lendemain, je m’informai de leur adresse, j’appris qu’ils
étaient partis, par le premier train.

Le soleil avait fui de l’autre côté du Gothard. Ils l’y


suivirent, à Lugano. Ils retrouvèrent, sous une treille en
berceau qui enjambait un chemin creux, les bras levés vers
les grappes inaccessibles, la bouche ouverte, comme pour
les boire, George, qui riait. Elle se jeta dans leurs bras.
Elle avait rejoint son père, à un procès où il était cité
comme témoin. Il s’agissait de cet aviateur italien
fuoruscito, qui avait semé sur Milan des sacs de pamphlets
antifascistes, et qui, au retour, s’était brisé les ailes contre le
Gothard. Blessé, soigné, mais arrêté par le gouvernement
fédéral, il comparaissait devant la cour de Bellinzona, pour
infraction à la neutralité du territoire suisse. Les témoins à
décharge n’avaient pas manqué ; il en était venu des
principaux groupes de l’émigration, où il était connu et
apprécié. Et l’on avait fait appel à Julien. Si chargé de
tâches que fût celui-ci et, au fond du cœur, gémissant de
toute heure de son temps arrachée à la science, il n’hésitait
jamais, quand il fallait, à faire son devoir de citoyen du
monde, et à apporter le poids de son autorité dans la balance
où l’on pesait les opprimés, les révoltés contre les tyrans.
« In tyrannos !… » le mot de Schiller, que ce vieux libéral
portait inscrit dans son cœur ! Son témoignage avait fait
sensation au procès, où l’accusé avait fini par être
l’accusateur. Les grands proscrits, venus de Londres et de
Paris, avaient saisi l’occasion pour souffleter en place

806
publique les proscripteurs. Et les magistrats démocratiques
du canton suisse, qui cachaient mal leur sympathie pour les
champions de la liberté, avaient conclu par l’acquittement.
Mais à Berne, le Conseil fédéral, inquiet de l’éclat d’un tel
jugement et soucieux de ménager l’amour-propre convulsé
du dangereux voisin, lui avait sucré la pilule, en
condamnant pour la forme l’acquitté à un emprisonnement
anodin.
Toutes ces nouvelles surexcitaient l’opinion ; et la
bruyante nonchalance de Lugano en était fouettée. Sous les
arcades, dans les cafés, c’était un bourdonnement de guêpes
irritées. Les mouches à deux pieds ne manquaient pas.
D’une rive à l’autre elles faisaient le va-et-vient. En ces
temps heureux, Lugano avait ses murs tapissés, comme à la
Fête-Dieu, de noires oreilles aux écoutes. Il en était de toute
étoffe : pour indigènes et pour étrangers. Ni Annette, ni
George, ni Marc n’en avaient cure. Mais l’expérience de
Assia lui fit aussitôt dresser le nez. À peine entrée dans une
assemblée, elle subodorait le brochet. Son regard toujours
en mouvement, qui faisait la ronde des visages,
infailliblement fichait sa pointe sur le poisson et d’un coup
sec ferrait l’hameçon. L’autre sentait l’épingle, remuait sur
sa chaise, le gosier râpé, tâchait de décrocher la ligne, en
détournant l’attention, et finalement, vidait la place. Plus
d’un de ces duels muets de regards se livra autour des trois
autres compagnons, assis à la table d’une confetteria, sans
qu’ils en eussent le soupçon. Aucun des trois ne se gênait
pour dire tout haut sa pensée ; et Marc, qui s’amusait

807
comme un gamin, pour le plaisir de chatouiller le bon gros
rire enfantin de George, à manier la latte d’Arlequin sur le
dos des « négroïdes », comme il nommait les chemises
noires, ouvrait des yeux étonnés, lorsque Assia, posant la
main sur sa main, lui soufflait :
— « Pas si haut ! »
Il demandait :
— « Pourquoi ? »
Et Assia, réfléchissant, se disait :
— « Après tout ! Pourquoi pas ? Tant pis, tant mieux,
pour les poissons aux aguets ! Je les vois verdir dans leur
bouillon. Une poignée de sel, et faisons-les cuire ! »
Les espions en tournées à l’étranger ont l’habitude des
affronts ; ils n’eussent pas tenu grand compte des insolences
de quelques touristes de passage. Mais Marc ne tarda pas à
être repéré, quand on vit son intimité avec Julien, dont le
rôle au procès attirait l’attention. Julien figurait au premier
rang de la liste noire, en qualité de président d’honneur de
la Ligue Internationale Antifasciste ; et il était l’objet de
surveillances spéciales, qu’il ne fuyait pas, qu’il dédaignait.
Son jeune partenaire, à Lugano, en bénéficia.
Parmi ceux qui cherchaient à prendre part à leurs
entretiens, était un jeune Italien, que Marc avait rencontré
déjà dans les cercles antifascistes de Paris. Il avait une belle
figure intelligente, que déparaient une tache de vin à la joue
et certain tic, le clignotement nerveux d’une paupière. Il se
nommait Buonamico, et il faisait montre d’une excitation

808
hystérique contre le régime ; il allait et venait de Paris à
Londres et à Bruxelles, par les diverses colonies d’émigrés,
brûlant d’une sainte agitation, réchauffant les fois
découragées, leur soumettant, à mots couverts, de vagues et
violents projets, bombes et complots, évoquant le souvenir
des conjurés carbonari. Les vieux politiciens de
l’émigration le regardaient comme un romantique, et s’en
méfiaient. Les jeunes, plus portés à l’action, l’écoutaient
volontiers, mais, avertis par l’expérience, n’accueillaient
qu’avec réserve ses suggestions. Il était tenace et patient. Et
il parlait, avec des larmes et une rage refoulées, de sa vieille
mère et de son jeune frère, qui étaient retenus à Faenza,
comme otages, et dont la vie était menacée. Son émotion
était ressentie par ces proscrits, dont beaucoup souffraient
des mêmes douleurs. Il avait accès chez tous, serviable,
actif, point quémandeur ; on lui connaissait seulement la
manie de vouloir toujours laisser en dépôt chez l’un, chez
l’autre, quelque valise ou des papiers : ce qui pouvait se
justifier, car il était constamment en voyage ; mais on
n’était pas très flatté d’être choisi comme dépositaire : des
désagréments encore récents avec la police de Paris avaient
appris qu’il n’est pas bon pour un proscrit que sa main
droite ignore ce que sa gauche a reçu. Généralement, on
s’arrangeait pour repasser le dépôt à un autre. En fin de
compte, Marc l’avait plus d’une fois reçu et gardé, —
quoique sans plaisir : car il trouvait désobligeant d’esquiver
l’offre ; et il souffrait pour Buonamico de ces affronts. Mais
il avait sans doute l’épiderme plus sensible que Buonamico,
qui n’en témoignait nul dépit, même pas l’ombre d’un
809
souvenir : car inlassablement il recommençait ses tentatives
auprès de ceux qui les avaient deux ou trois fois écartées. Si
honte il y avait, elle eût dû être plutôt pour les refuseurs, car
rien n’était venu justifier leur méfiance.
Que Buonamico fût sans rancune, il n’était pas sans
gratitude ; et il favorisait Marc d’attentions spéciales. Deux
ans avant, au temps où l’on travaillait à l’évasion de
prisonniers aux îles Lipari, nombre de personnalités,
hommes et femmes, dans les milieux libéraux de France,
d’Angleterre, de Belgique, s’en occupaient activement ; et
Marc, qui se passionnait pour ces tentatives, avait
imprudemment laissé entendre qu’il en savait plus qu’il ne
disait. Buonamico ne lui demanda point de le dire ;
spontanément, il lui confia, sous le sceau du secret, un autre
plan d’évasion auquel il collaborait : car dans la fièvre de
l’entreprise, on poursuivait parallèlement plusieurs projets.
Marc, en échange, lui livra ce qu’il connaissait du sien. Il ne
s’en était pas vanté à Assia, qui, du premier regard, avait
jugé sans faveur Buonamico. Il eut une impression
désagréable, lorsqu’il apprit, quelques semaines après, que
les autorités de Lipari alertées avaient fait échouer son
projet. Cherchant à contrôler des craintes sur lesquelles il
n’aimait pas à s’expliquer avec lui-même, il hasarda, sans le
nommer, quelques mots du plan de Buonamico à des
personnalités bien informées, qui secouèrent la tête
catégoriquement, en déclarant :
— « Rien de sérieux, là dedans ! »

810
Il s’était demandé s’il n’avait pas fourni au larron de bon
argent pour de la monnaie fausse. Mais il existait entre
antifascistes, également sincères, tant de mutuel
dénigrement que Marc ne trouvait pas de raisons suffisantes
pour souscrire aux jugements des uns contre les autres ; et
rien ne l’autorisait à établir une raison entre l’échec fortuit
du projet et une indiscrétion de Buonamico. Il évita,
seulement, dès lors, de le rencontrer. Depuis, plus d’une
année avait passé, quand Buonamico, à Lugano, le retrouva.
Il témoigna d’une joie trop vive. Marc y répondit mal.
Buonamico ne s’en troubla pas. Il célébrait la témérité de
l’aviateur aux ailes cassées ; mais il disait très haut que
c’était un acte enfantin de risquer sa vie pour répandre un
peu de papier, et qu’à tant faire, il n’en coûtait pas
davantage d’aller verser une corbeille d’explosifs sur le
palazzo Venezia. Marc ne lui donna pas la réponse. Julien,
que Buonamico sonda, n’avait aucun effort à faire pour se
taire : il gardait pour lui ses pensées. Assia prenait les fleurs
que Buonamico lui offrait, elle le fixait avec un sourire sans
douceur, flairait le bouquet, tournait le dos, et oubliait les
fleurs sur un banc. La seule du groupe qui répondît aux
avances était la bonne Annette, qui se laissait toucher par
les récits que Buonamico lui faisait de sa pauvre mère ; on
les voyait souvent ensemble : Annette patiemment écoutait,
consolait le fils en peine, qui essuyait parfois une larme et,
reconnaissant de la sympathie, avec « tante grazie », lui
baisait la main avec respect. Mais Annette n’avait pas de
secrets à livrer. Et Buonamico, discret, n’abusa point de la
consolatrice ; il se repliait à distance de la petite compagnie.
811
Il n’en fut pas moins instruit immédiatement de leurs
projets de voyage en Italie. Marc et Assia en avaient causé,
pour la première fois, la veille au soir, dans le hall de leur
hôtel, presque désert. Il n’y avait là que Julien, Annette et, à
quelques pas, un vieux gentleman très correct, qui lisait le
Times devant sa tasse de café.
Depuis qu’il avait passé le mur des monts qui fait
l’ombre sur la terre disgraciée du Nord, Marc était ivre de
soleil ; il couvait des yeux avec envie les belles rives
d’Italie, qui s’épanouissaient là, près de sa main, comme
une fleur, et dans le ciel par-dessus les collines capricieuses,
le chaud mirage du lac de Côme. Annette et Assia
connaissaient le pays enchanté : Annette, pour y avoir
séjourné dans sa jeunesse, du vivant de son père ; et depuis
la guerre, elle l’avait traversé plusieurs fois, dans ses
voyages à l’étranger. Assia l’avait aussi visité deux fois, aux
temps de son enfance fortunée et du noir exode. Les deux
femmes avaient vu le double masque du visage : les palazzi
couronnés de roses, et la fièvre, la faim, la crasse. Mais
autour des deux, le cercle magique de la Circé, de la
lumière, dont la sereine volupté baigne la richesse et la
misère. Elles en parlaient l’une à l’autre, avec un sourire
d’intelligence, comme d’une secrète jouissance qu’on
n’évoque qu’entre initiés. Marc était seul à ignorer la saveur
du fruit, et il brûlait d’y mettre ses dents ; il n’avait que le
bras à allonger pour le cueillir…
— « Si nous allions en Italie ! »

812
Les deux femmes saisirent la balle au bond. Partager
avec celui qu’on aime un plaisir qu’il ne connaît pas et que
l’on connaît, c’est comme manger le fruit dans sa bouche.
Julien avait bien émis certaines réserves ; il ne trouvait
point que ce voyage fût à propos ; secrètement, il voyait les
risques. Mais il se savait d’une prudence exagérée :
pourquoi gâcher le plaisir de ses amis, en leur faisant part
d’appréhensions, qu’en vérité rien de sérieux n’autorisait ?
Julien n’était, d’ailleurs, pas très bien « à la page ». Comme
la plupart des intellectuels libéraux, même d’extrême-
gauche, il faisait, dans le conflit social, la place trop grande
aux idées, et il était insuffisamment informé de
« l’Économique ». Sa sollicitude pour Marc n’envisageait,
en ce moment, dans les risques du jeune polémiste que ceux
de l’antifascisme. Il ne faisait pas entrer en ligne de compte
l’Internationale des intérêts, les féodaux de l’impérialisme
industriel, que les campagnes de Marc inquiétaient. Il se
contenta donc de l’engager à surveiller ses propos, la
frontière une fois passée. Maix et Assia le prirent en riant :
ils n’avaient rien à surveiller ; ils ne songeaient qu’à jouir
de quinze jours de bon temps. Point de politique Congé à
toutes les affaires sérieuses !… On laisserait Julien et
George ramener l’enfant à Paris. Par discrétion, Annette
offrit de rentrer aussi. Mais Assia lui dit :
— « Si l’on te prenait au mot, tu serais bien attrapée ! »
Annette dit :
— « C’est vrai. Ne m’attrape pas ! »

813
Rien n’était décidé cependant ; et le lendemain, ils furent
surpris, lorsque Buonamico, les abordant, le visage souriant,
leur demanda :
— « Quand partez-vous ? »
Marc, feignant de ne pas comprendre, éluda la question.
Assia, renfrognée, inculpa le bavardage d’Annette. Mais
Annette jura qu’elle n’avait point parlé. Dans l’après-midi,
Assia, se promenant sous les ombrages exotiques du beau
jardin au bord de l’eau, aperçut assis au détour d’une allée
le vieux gentleman lecteur du Times, qui causait avec
Buonamico. — Annette fut gênée, lorsque, le soir dans le
hall de l’hôtel, Assia, voyant le noble vieillard s’installer à
une table près de la leur, s’interrompit au milieu de
l’entretien et, se levant, dit, à voix claire :
— « Allons causer ailleurs ! »
Les explications qu’elle leur donna, à l’autre coin du hall,
ne satisfirent point Marc. Ce n’était pas qu’il n’en fût
frappé ; mais il se montrait impatienté des soupçons
perpétuels de Assia ; il affectait de n’en point tenir compte,
comme d’une disposition d’esprit féminin, inquiète et
agitée. Il la traitait de pusillanimité. Rien ne pouvait plus
mortifier Assia.
C’est pourquoi il fit la bravade, les jours suivants, de ne
pas éviter Buonamico, bien qu’il n’eût aucun plaisir à le
voir ; et même il le mit au courant de ses projets de voyage.
Assia, froissée, le laissa faire. Buonamico encouragea Marc
avec chaleur. Il lui traçait l’itinéraire, lui recommandait des

814
adresses d’hôtels. Et il s’affligeait de ne pouvoir
l’accompagner. Il était dolent que l’entrée de la terre natale
lui fût interdite.
L’attraction de cette terre l’entraîna avec Marc et Assia
dans des promenades, à la frontière. Une fois, au delà de
Gandria, il la passa, engageant ses compagnons à faire de
même. Ils n’avaient pas leurs visas de passeports ; mais
Buonamico se vantait de connaître des sentiers, où ils ne
rencontreraient personne. Assia se refusa à ce jeu d’écoliers
qui, dans la compagnie d’un fuoruscito (de quelle couleur ?)
risquerait plus cher qu’il ne valait. Marc s’obstina, par défi :
que pouvait-il craindre ? Buonamico risquait bien
davantage ; il le disait du moins, mais se faisait fort de
mener Marc à une petite crique à l’abri des rochers, où ils
trouveraient une barque qui les ramènerait sans être vus,
longeant la côte qui surplombe, à Gandria. Il prétendait
montrer à Marc comment l’émigration italienne avait des
chemins secrets pour passer et faire passer sa propagande.
Et tout se fit comme il avait dit. Marc et Assia (car celle-ci,
que Marc dédaigneusement invitait à ne pas le suivre,
l’avait suivi, bien entendu !) trouvèrent la barque au lieu
indiqué, dissimulée sous un ruissellement d’arbres
chevelus ; et ils revinrent, sans incident, à Lugano. Mais
Assia n’en prit pas plus de confiance en Buonamico : car
elle pensa que, pour avoir risqué ce pion sur l’échiquier, il
fallait qu’il fût bien sûr de le gagner. Elle garda pour elle
ces réflexions ; et elle garda aussi celles du lendemain,
quand elle sut se faire avouer par Annette qu’en son

815
absence Buonamico, très ému, leur avait remis
confidentiellement une lettre pour sa pauvre mère ; et
comme la maison de celle-ci était surveillée, il avait eu la
précaution, pour ne pas exposer les messagers, de mettre la
lettre sous un autre pli fermé, à l’adresse d’un ami de Milan,
qui se chargerait de la faire passer.
Assia se tut. Discuter n’eût servi à rien : les deux benêts
s’étaient engagés. Pour Annette, c’était affaire de cœur ;
pour Marc, affaire d’honneur. Honneur et cœur ne gênaient
pas beaucoup Assia, quand ceux qu’elle aimait étaient en
jeu. Elle ne s’embarrassait pas de scrupules inutiles. — La
nuit d’avant leur départ de Lugano, Marc dormant, elle
sortit du lit, alla fouiller dans le veston de Marc, prit dans la
poche de côté le portefeuille où il avait mis la lettre, l’en
extirpa et, la conscience satisfaite, glissant le butin sous
l’oreiller et son corps de chatte entre les draps, elle lutina
Marc, pour achever la plaisanterie. Marc, réveillé, sous le
lutin, protestait, sans comprendre pourquoi la folle riait,
riait…
Le jour suivant, elle prit son temps pour examiner
l’enveloppe dérobée ; elle la décacheta très proprement, lut
et relut, le museau froncé, l’œil mauvais, soufflant du nez ;
elle s’immobilisa devant la lettre, l’étudia, se la récita du
premier mot au dernier, puis la déchira par petits morceaux,
cracha dessus, comme elle eût fait sur le sale museau de
l’écriveur, et les brûla. Justice faite, mais non rassasiée, elle
passa sa langue sur ses lèvres, et elle écrivit, la méditant,
une autre lettre qu’elle glissa sous l’enveloppe intacte

816
qu’elle recolla. Le tout reprit le chemin de la poche de
Marc, où elle réussit, avant le départ, à faire rentrer son
poulet.

Les premiers jours de flâneries, aux rives heureuses du


lac d’opale d’où fleurissent les Borromées, furent, ainsi
qu’elles, des îles des fées. Le roucoulement des colombes
s’exhalait sous l’ombre chaude des jardins avec le souffle
des orangers ; et s’égrenaient avec le rire des trois écoliers
en vacances, les chromatiques de leurs rames paresseuses.
Ils étaient tous les trois sans soucis, sans poids, le corps
heureux, l’âme allégée, pareils à ces duvets de pissenlits qui
flottent au ras de la prairie. Annette n’était pas la moins
jeune des trois. Elle grimpait allègrement, malgré son cœur.
Et elle redescendit à pied du Mottarone sur Baveno, par les
glissants et durs sentiers pierreux ; elle avait, le soir, les
pieds meurtris, et le lendemain, les chevilles gonflées. Elle
n’eut garde de l’avouer. Mais à Milan, à l’arrivée, il fallut
rendre les armes. Quand elle voulut sortir de ses draps, elle
cria, elle avait les reins courbaturés ; elle dut abdiquer, pour
vingt-quatre heures, et passer la journée au lit.
Les deux autres oiseaux n’en perdirent pas une becquée ;
elle-même les chassa de la chambre : — « Picorez dans les
rues et les musées !… » On n’avait en tout que quinze jours
pour la tournée en Italie. Il ne s’agissait pas d’en gaspiller
un seul. Et tant pis pour les éclopés !… Annette, riante,
faisait contre fortune bon cœur. Et s’engourdissant dans ses
draps, évitant de bouger pour ne pas réveiller la douleur, la

817
fenêtre ouverte, les oreilles remplies par le gai bruit, elle
s’entortillait le regard autour des blancs balustres, des
astragales, des petites flèches de la forêt de marbre du
Duomo, jaillissante au-dessus des toits dans la fine brume
ensoleillée, que nimbait l’envol de pigeons blancs. Les
heures passaient, sans qu’elle les comptât ; et elle ne se
trouvait pas abandonnée. Ils ne revinrent pas pour le
déjeuner. Elle approuva leur égoïsme, et lut le Baedeker sur
Milan, comme un Ersatz, pour remplacer le « giro » qu’elle
aurait fait avec eux. Elle s’endormit, en le lisant…
Un bruit de pas dans le couloir, à la porte des coups
impérieux… Elle sursauta… Il devait être quatre à cinq
heures de l’après-midi. Elle dit :
— « Entrez ! »
Entrèrent un, deux, trois personnages à lourdes joues et
mandibules rasées, qui roulaient des yeux terribles et
bonasses. À leur allure de Jagos d’opéra-bouffe, Annette
reconnut des policiers, — qui encadraient Marc et Assia. Et
derrière la porte refermée, on entendait dans le couloir le
pas militaire d’un quatrième chien de garde. Marc était pâle,
contracté, il protestait, d’une voix étranglée, qui s’efforçait
à ne pas crier. Assia, très à son aise, échangea avec Annette,
par-dessus l’épaule des gardiens, un bref clin d’œil
malicieux. Sans autres explications, deux des trois hommes
fouillèrent les malles et les effets. Le troisième, installé sans
façons au bureau d’Annette, écrivait le procès-verbal. En un
instant, la chambre et celle, voisine, du jeune couple, furent

818
jonchées de vêtements. Les grosses pattes fourrageaient les
chemises de Assia.
Marc, piétinant, mangeait sa rage. Assia, assise, les
jambes croisées, avait allumé mie cigarette, et narguait du
regard les chasseurs ; elle engageait le commissaire à
prendre note de l’étiquette de ses pantalons. Le flegme
d’Annette qui les toisait, et la nargue de l’impudente
cigarettière, les piquaient au vif. Ils prétendirent fouiller
aussi le lit de la malade. Marc se mit devant, jurant qu’il ne
le permettrait pas. Annette l’écarta de la main, disant :
— « Allons, messieurs, faites mon lit ! »
Et, s’appuyant sur sa belle-fille, les jambes raides, elle se
dirigea tranquillement vers la table où le commissaire était
assis, et fit le geste de prendre le téléphone. Il s’y opposa.
— « Fort bien », dit-elle, comme elle eût dit au portier
d’hôtel. « Téléphonez donc à la Banque de l’Adige et de la
Piave que Mme Rivière voudrait causer avec le directeur
Leone Zara ! »
L’autre, surpris, demanda :
— Le signore commendatore ? Et pourquoi faire ? »
— « J’aimerais, » dit-elle, « qu’il assistât à la visite. »
— « Vous le connaissez ? »
— « Demandez-le lui ! »
Les policiers, interloqués, se regardaient ; les deux qui
avaient déjà empoigné le matelas, restaient sur place, et
interrogeaient de l’œil leur chef. Le commissaire se décida,

819
téléphona. Le visage confit qu’il étala, lorsqu’il ouït la voix
d’or (c’est l’épithète appropriée) du Commendatore en
personne, attestait l’importance qu’il attribuait au sire :
chacun savait qu’il était un des piliers du régime ; si le
génie, ou le poing, fait les « Duci », c’est l’Argent qui les
maintient ; sans son appui, patatras ! Mais le sourire de
dévotion obséquieuse qui lui fondait la face, se figea en une
expression consternée, quand, à l’énoncé du message, la
voix, répétant le nom de Mme Rivière, s’exclama, puis
s’indigna. Il y eut un colloque véhément, où le commissaire
confusément expliquait les événements ; l’autre, invisible,
fulminait ; le commissaire discutait, s’excusait, battait en
retraite. Les deux femmes et Marc se taisaient, tâchant de
suivre, happant les éclats de voix qui éructaient de
l’appareil et les aveux maladroits de l’agent, qui laissaient
voir que la police était tombée dans le panneau qu’elle-
même avait apprêté, et qu’en voulant venger sa première
gaffe, elle trébuchait dans une seconde trappe : car elle
n’avait rien pu trouver qui légitimât l’arrestation. La
mercuriale ne s’apaisait point. Le commissaire, écrasé, ne
répliquait plus que par des protestations de dévouement.
Annette lui prit des mains l’appareil — (il s’empressa de le
lui passer), — et elle exprima au banquier ses excuses de
l’avoir dérangé pour ce ridicule incident. Elle le remercia,
accepta son invitation de l’aller voir à Rome, quand elle y
passerait un jour prochain, et voulut bien hautainement
couvrir la maladresse des policiers anxieux qui l’écoutaient,
en déclarant que tout maintenant était arrangé. Le
commissaire se hâtait d’acquiescer et, le téléphone
820
raccroché, il se confondit en excuses verbeuses ; il s’offrait,
avec ses hommes, à refaire les malles qu’ils avaient
défaites ; mais Assia jugea que c’était assez d’une fois
qu’ils se fussent essuyé les pattes à son linge, et elle les en
dispensa. L’alerte passée, et rassuré sur les conséquences de
son faux pas, le commissaire avait retrouvé son assurance
de galanfuomo, et il tournait un lourd compliment à la jeune
femme, se félicitant de l’avantage que ce malentendu lui
avait procuré de passer une après-midi en aussi charmante
compagnie.
— « Moi aussi », lui répliqua-t-elle, « je m’en félicite,
signor cavalière : car vous m’avez procuré pour mon
journal une copie impayable. »
Elle avait attendu au dernier moment, pour lui apprendre
qu’elle était correspondante d’un journal américain. Il en
faillit suffoquer d’émoi. Annette, d’un geste le calma, disant
que l’incident était clos. Marc mit fin aux protestations de
dévouement qui recommençaient, en montrant aux
envahisseurs la porte, d’un geste raide, sans un mot, Après,
il la leur claqua au dos, tandis que Assia riait d’un rire aigu,
qu’elle forçait.
Annette, la faisant taire, leur reprocha de manquer de
prudence et demanda qu’ils lui éclaircissent enfin l’affaire.
Marc raconta. Assia le laissait aller, malignement, guettant
ses mines et son récit furieux, confus, et elle pouffait, car il
ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé ; il ne
connaissait pas le mot de l’énigme. Finalement, elle le lui
dévoila : — Il s’en était allé porter à son adresse la lettre de

821
Buonamico. Bien entendu, comme Assia s’y attendait, les
porteurs avaient été pincés dans la souricière par les agents
postés à la porte. Mais quand la lettre avait été ouverte, en
leur présence, le commissaire y avait lu, les yeux ronds :
— « Si vous voulez attraper le poisson, changez la
mouche ! Le Buonamico est éventé. »
Marc prit une physionomie hébétée.
— « Mais quoi ? Mais quoi ? » dit-il. « Et c’était lui qui
m’avait remis la lettre !… »
Annette avait compris :
— « Brigande ! » dit-elle à Assia. « Et qu’y avait-il dans
la vraie lettre ? »
Assia la récita par cœur. La lettre exposait, comme à un
complice, un plan fantastique de conspiration contre le
régime. On priait le pseudo-conjuré de faire parvenir aux
camarades (ici, plusieurs noms des plus marquants
antifascistes émigrés) des renseignements précis et variés
sur la défense anti-aérienne, les aéroports, le service de
garde, les casernes de la milice, etc., etc. Buonamico n’avait
pas signé.
Marc se taisait, abasourdi. Assia triomphait sans
vergogne.
— « Qui avait raison ? Petit crétin ! Es-tu fixé maintenant
sur ton bon ami ? »
Marc haussa l’épaule :
— « Il y a beau temps que je le suis ! Je m’en doutais. »

822
— « Mulet du pape, tu l’as fait exprès ? »
— « J’avais des doutes, et point de preuves. Et je pensais
qu’on pouvait être un traître et avoir une mère, pour qui
l’on reste l’enfant pitoyable et sans ruse. Je le méprisais, et
je le plaignais… Mais je ne comprends pas. »
— « Qu’y a-t-il de plus à comprendre ? »
— « Pourquoi justement m’a-t-il choisi pour me livrer,
moi qui l’ai défendu contre les autres — (et il le sait !) —
moi sans qui il eût été exécuté, à Paris ? »
— « Il était enragé de ses insuccès. Il lui fallait à tout
prix un exploit. Et toi, lui cachais-tu tes soupçons ? »
— « Non, » dit Marc, « je dédaignais. »
— « Oui, tu ne lui faisais même pas l’honneur de le
craindre. Et tu t’étonnes qu’il se soit vengé ! »
— « Tu es, ma fille », dit Annette », bien fine pour lire
les erreurs des autres. Pourquoi donc en fais-tu autant ? Est-
ce que tu n’aurais pas été plus sage, en nous évitant le
traquenard, qu’en y faisant tomber les traqueurs et en
t’égayant à leurs dépens ? »
— « J’ai péché », dit Assia. « Je pèche et je pécherai. Je
n’ai jamais pu résister au péché… Et ne nos inducas ! … Il
est si doux de se venger ! »
— « Il s’est vengé. Tu t’es vengée. Et maintenant, à qui
le tour ? »

823
Elle ne disait pas que quand elle avait, dans le téléphone,
parlé au banquier de son intention d’aller le remercier à
Rome, la voix de Zara avait pris une intonation un peu
gênée, et qu’il n’avait pas relevé la proposition. — Même,
le soir, il retéléphona à l’hôtel d’Annette. Mais elle était
sortie avec ses enfants ; et quand elle rentra, le portier
oublia de l’en informer, il n’y songea que le lendemain
matin, au moment où les trois voyageurs allaient prendre le
train pour Bologne. C’était trop tard pour communiquer
avec Rome. Annette ne sut jamais ce que Zara voulait lui
dire. Et Zara, qui, depuis leur rencontre en Suisse, avait pris
ses informations, après avoir balancé entre deux partis, l’un
d’amitié, l’autre de prudence, s’arrêta définitivement au
dernier, et garda le silence. Il était fataliste, dans la mesure
où le fatalisme favorisait sa tranquillité : puisque la chance
n’avait pas voulu qu’il trouvât Annette, au téléphone, la
veille au soir, restons-en là ! Il avait fait son devoir…
Annette eût jugé prudent de retourner. Ce début de
voyage l’inquiétait. Mais il mettait en joie Assia, enchantée
d’avoir crevé la toile d’araignée tendue aux portes. Son
tempérament d’aventures y trouvait son compte. Elle
s’intéressait à l’Italie du présent, plus qu’aux musées.
Marc s’était hâté d’écarter le nuage de son ciel italien ;
mais l’événement avait en lui des répercussions, qu’il ne
dépendait plus de lui d’arrêter : ce bref contact personnel
avec l’appareil de défense et de provocation policière qui
couvre les flancs de la tyrannie, lui avait rendu celle-ci plus
intolérablement réelle que les récits lus dans les journaux. Il

824
n’avait plus la même joie à goûter l’air, le soleil, les beaux
visages, les mains dorées, la saine et fière giovinezza, les
fleurs, les fruits, et les églises peinturlurées. Il reniflait une
odeur fade de lagune aux doucereuses œillades des saints
gitons et des demi-vierges de Gaudenzio et de Luini, et aux
sourires accrocheurs des androgynes de Vinci. Il n’en
percevait pas la sereine amertume de l’esprit humilié qui, au
temps du More comme du Duce, prend sa revanche par
l’ironie et par le rêve, contre le tyran. Il les eût jugés, des
ruses d’esclaves prostitués. Il voyait s’interposer devant le
soleil l’ombre des ailes de l’oiseau de proie.
Elles couvraient les plaines de Lombardie. Les âmes
peureuses se terraient, le cou sous l’aile, ou caquetaient,
feignant d’oublier leur servitude et la menace suspendue.
Les quelques amis d’Annette et du comte Chiarenza, qu’ils
visitèrent à Milan et à Bologne, manifestaient une gêne
pénible à les recevoir ; ils jetaient des regards inquiets
autour d’eux ; ils semblaient craindre les mots qui
pourraient sortir de la bouche de leurs visiteurs ; ils se
hâtaient de parler très fort, avec une animation
disproportionnée, de la pluie et du beau temps. Certains,
plus braves, s’enhardirent jusqu’à faire entrer leurs
auditeurs, après avoir traversé deux ou trois pièces,
jusqu’au fond de leur appartement ; et là, toutes portes
fermées, après avoir encore une fois vérifié si personne
n’écoutait dans la pièce à côté, ils montraient un visage
décomposé. Ils avaient l’air de demander pardon. Ils
murmuraient : — « On ne peut parler… » On les sentait

825
écrasés de honte. Ils n’étaient même plus sûrs de leurs
enfants, enrôlés dès l’âge de dix ans, et dressés à dépister, à
dénoncer le gibier. Le pire était (ils l’avouaient) la peur
abjecte qui pesait sur une partie de l’Italie, et la contrainte
de ne point dire ce qu’on pensait ; le mensonge quotidien
des mots, des gestes, des regards, s’infiltrait dans l’âme,
comme une habitude dégradante ; les plus purs en
ressentaient avec douleur la flétrissure ; et dans les minutes
d’intimité, on les voyait frémissants et rongés. Une fureur
inexpiable gisait au fond ; mais elle avait les membres
brisés. Par charité, on lui remplissait la bouche de terre :
— « Étouffe, et meurs !… »
Il ne manquait pas d’autres Italiens qui s’accommodaient
allègrement de l’ordre nouveau, payé du prix de la liberté.
Ce sont deux tempéraments différents. Même chez les
peuples individualistes du Midi, deux qualités irréductibles
d’individualisme sont perpétuellement en opposition : celui
de la liberté, coûte que coûte ; et celui de l’ordre Césarien,
pourvu que l’orgueil individuel y trouve son compte. C’est
le plus grand nombre : ceux qui, n’ayant pas assez de
raisons d’être fiers de soi tout seul, tout nu, tout dépourvu
de pensée propre et de moyens d’action, sont soulagés
qu’un maître ou qu’un État pense pour eux, par eux agisse,
et ragaillardis qu’il les associe à sa puissance et à ses
promesses de gloire. Chaque parcelle s’enfle et devient
masse, ou s’en leurre, comme la grenouille, à l’image du
taureau ; quand le taureau meugle, les meuglements
gonflent de fierté les brékékékex. Ce qu’on n’est pas, ce

826
qu’on ne peut être, ce qu’on rêve d’être, on se flatte qu’on
l’est devenu par procuration remise en blanc au dictateur ou
à l’État. Et l’on baise les bottes du César vrai ou de carton,
qui entretient la fiction du faisceau, où chacune des
faiblesses liées ensemble croit totaliser la force… « L’État,
c’est moi… » Les pauvres gens ! Et cependant, l’État
« corporatif » engloutissait les corporations, les
associations, les citoyens en gros et au détail. Le faisceau
était au poing. Suum cuique… Aux uns, avoir. Aux autres,
qu’on les aie !… « On les a eus !… »
Ils en étaient fiers. Fiers de ce poing. — Et, malgré tout,
et de partout, l’espérance jaillissait (n’importe laquelle !
construire, détruire…) de cette race belle et féconde, que
son inépuisable vitalité soulève au-dessus des désespoirs de
la pensée, de ses champs de fièvre et de néant. Ces jeunes
hommes, au corps castré de l’âme libre, semblaient ne s’en
porter que mieux ; ils débordaient de joie animale ; et leur
orgueil, surexcité, flambait. Le vent du Duce en scirocco,
soufflait les flammes et les fumées. Sous le panache du
volcan, en attendant la coulée de lave, elle vendange, la
giovinezza ! Mais elle sera peut-être la vendange. Qui la
boira ?…
La joie de Marc était gâtée. Son regard ne pouvait pas
s’arrêter à ce décor de jeune Empire suggestionné, à
l’allégresse enrégimentée de cette jeunesse, qui ne sentait
plus le prix de la liberté, à cette façade de constructions
sans arrière-corps de bâtiment, ces œuvres de parade que
l’on étale aux étrangers. Il soupçonnait dessous le vide

827
d’âme. Il sentait siennes les fièvres et la misère de ce
monde. Cette chère Italie, il l’étreignait avec l’ardeur d’un
jeune amant, il souffrait de la voir asservie et humiliée, —
et pire encore, si elle en était tombée à ce point de ne plus
sentir son humiliation !
Assia lui dit, lui caressant amoureusement le front, les
yeux, la bouche, dans son lit :
— « Ce n’est pas ta faute, mon chéri ! Ne te fais pas de
mauvais sang ! On dirait que tu lui en veux, presque comme
à moi… »
Elle pensait : — « Quand je t’ai trompé. » Elle ne le dit
pas. Mais Marc montra, par un sursaut, qu’il avait compris.
Elle s’enroula.
— « Pardon », dit-elle à voix basse, « pardon pour elle et
pour moi !… »
Marc l’enserra :
— « Je t’aime mieux qu’avant. Mais je suis triste, pour
elle, pour toi, pour moi, de ce qui a été. »
— « Je ne le suis pas », dit Assia. « Si tu m’aimes mieux
(et je t’aime mieux) qu’avant, je me réjouis de ce qui a
été. »
— « Oses-tu bien ! » dit Marc.
— « J’ose. Et ose ! » dit Assia, lui mordant le cou.
« Nous ne sommes pas des oies blanches, qui se lamentent
d’avoir sali le bout de leurs ailes. Nous sommes des canards
sauvages, qui n’en voleront que plus haut, pour avoir

828
plongé dans le ruisseau. Aime ta canarde ! Et aime cette
autre (je te le permets), cette Italie qui, son long cou de
cygne enfoncé dans la bourbe, montre au ciel son noir
croupion, comme une tiare triomphale. Quand il aura bien
mangé sa boue, le long cou remontera du fond, et le grand
oiseau se remettra à l’endroit ; il n’en voguera que mieux,
après, sur sa mare — « mare nostro »… Il y a temps pour
tout : pour le bain de boue, pour le bain de brise. L’Italie
fera comme moi. Je suis décrottée. J’ai pris mon bain. Et je
te tiens. Dis que je sens bon l’air marin ! »
— « Tu es la sirène entortilleuse », dit Marc enlacé,
l’enlaçant, — « même ta boue sent le varech. »
Elle lui rendait par son assurance joie et confiance en la
vie. Non, il n’était pas possible que cette Italie, que cette
terre des dieux et des héros fût telle que la représentaient la
presse aux ordres des condottieri et ce décor de théâtre,
brossé pour le scénario du Duce. Sous ce silence des
bouches bâillonnées, nous savons bien qu’il est des âmes
les plus libres, comme notre comte Chiarenza. Nous en
connaissons chez les vivants, que nous éviterons de
nommer, pour ne parler que des immortels sacrifiés, des
Amendola, des Matteotti, et des Lauro, frères d’Icare[15].
Les noirs tyrans et les prêtres simoniaques, que Dante, aussi
féroce qu’eux, mais dans la haine comme dans l’amour
jetant les feux de son génie de diamant, a torturés dans son
Enfer, furent engendrés de la même terre qu’ont jonchée les
roses d’Assise et le sang de saint François. La plèbe abjecte
qui déchirait, comme aux jeux du cirque, les nobles

829
victimes des Bourbons, était la sœur des martyrs du
Risorgimerdo et du peuple le plus humain du monde. Cette
terre sacrée reste toujours pour notre amour celle de l’apôtre
du droit des peuples : Mazzini. Il vit encore, notre Mazzini,
dans les cœurs de tels de ces hommes opprimés, que ne
pliera jamais l’oppresseur. Il suffit à Marc d’en rencontrer
un seul, un jeune ami du comte Bruno, son alter ego, dans
l’œuvre mutilée du Mezzogiorno, qui lui rappela, avec un
sourire triste et fier, la parole héroïque d’Euphorion :
— « Une forteresse inexpugnable est la poitrine d’airain
de l’homme… » [16].
La certitude se fit en lui que tous les assauts de la
tyrannie s’y briseraient. « Credo… Je crois !… Je crois que
l’Italie ressuscitera. Je crois en la vérité et la vie. »
Assia disait :
— « Nous sommes sains. Le monde est sain. Le malsain
meurt. Le sain vivra, le sain vaincra. Et nous l’y aiderons,
mon ami ! Nous sommes tous les deux enrôlés dans la
grande équipe des balayeurs. Demain, branle-bas ! On
balaiera, chacun, devant sa porte. Et si ça pue devant leur
porte, et qu’ils soient trop lents, ces lazzaroni, à la besogne,
on balaiera devant leur porte ! S’ils ne se délivrent, nous les
ferons libres… En attendant, grand paresseux, dérouille tes
membres ! Et à plein corps, — (la joie est force) — prenons
la joie ! »
— « Je prends ma joie », dit Marc, la prenant.

830
La joie rentra. Et, de tout le reste du voyage, elle ne lui
sortit plus du corps. Entre les deux ensorceleuses, Assia la
chatte et la Primavera d’Italie, il n’y avait plus place pour
le souci. Et de quel souci s’encombrer, du moment qu’on
sait ce qu’on fera — c’est décidé ! — et que demain, on
agira ? Il n’y a plus qu’à attendre demain. Demain viendra.
Et la conscience en repos, allégés, piquons du bec et
savourons les dernières heures d’aujourd’hui !
Ils les savouraient, à trois becs. Jamais étourneaux en
vendanges ne montrèrent plus bel appétit. Il y avait si
longtemps qu’ils étaient sevrés de ces fruits dorés ! Marc ne
les avait jamais connus. C’était la première fois qu’il sortait
de la France du Nord. Il disait, les larmes aux yeux :
— « C’était donc vrai ? La beauté existe réellement sur la
terre ! »
Assia riait :
— « Flatteur pour nous ! »
Marc, confus, s’excusait :
— « Non, je ne dis pas : toi, je ne dis pas : vous. Vous,
vous êtes moi, je ne vous vois plus. Je dis : tout ça, tout ça
qui est autour… » (il montrait le ciel et la terre).
— « Ne t’excuse pas, va, mon loup ! » disait Assia. « Je
sais très bien que quand je serais dix fois plus laide encore
que je ne suis, tu m’aimerais plus que la plus belle. Tu n’y
peux rien ! Car tu me tiens et je te tiens. Donne-t’en donc,
plein les yeux ! Ton Assia n’est pas jalouse. Et même, si ça
t’en dit, baise la bouche d’une de ces filles aux yeux de

831
braise, qui portent des paniers sur leur tête et qui s’avancent
sur la route, comme des Victoires, dont la nef dresse à la
proue le bouclier de leurs seins durs ! Tu m’en rapporteras
le goût d’orange… »
Elle ajouta :
— « Ou bien d’oignon… Ça ne fait rien ! Je ne suis pas
jalouse d’un fruit. Ta bouche est à moi. Réjouis ta bouche !
Tout est à moi. »
Leur allégresse allait croissant, en avançant en Italie. Elle
eut sa pleine lune, après la traversée de l’Apennin. Les deux
femmes guettaient d’avance l’émoi de Marc, à ses premiers
pas dans Florence. Elle dépassa leur attente. Marc perdit le
souffle, quand il se vit enserré dans les rues étroites aux
larges dalles, entre les parois implacables des hauts palais,
et, se dressant, trouant le ciel, l’épée nue de la tour de la
Seigneurie. L’effroi, premier. Il ne le dit pas. Le coup de
poignard. Ses jambes fléchirent, il s’adossa contre le mur.
Puis, comme de la brèche le jet de sang, l’admiration jaillit
en cris. Ses compagnes riaient : elles ne voyaient que la
beauté. Du Quattrocento des massacres, de la mort
embusquée à chaque détour, elles ne touchaient des yeux
que la robe d’art et la cotte d’armes fine et fière, l’Armeria,
dont les siècles, ces gardiens de musée, ont frotté les taches
de sang. Mais Marc, bon chien, du premier coup flaira la
rouille. Le sang est le sang. Il n’a pas d’âge. Était-ce celui
de Matteotti ?… Au coin de la place, Annette lui montrait
où fut brûlé le bouc de Dieu, Savonarole… Et là, aux crocs
d’étal dans la façade du noir palais, où furent fichés les têtes

832
et le quartiers des conjurés… Et sur les murs, dans les
églises, ces Duci, les condottieri, les grands bouchers… Et
ces femmes riaient, comme rient, dans les fresques et les
peintures des musées, les filles blondes, maigres, aux pieds
longs, ondulantes comme des joncs, la tête trop lourde pour
la tige… Et Marc rit. Il rit aussi… La vie est belle. On lui
pardonne d’être cruelle, quand le ciel pose sur son front,
comme sur le faîte des durs palais, sa couronne de violettes.
Et sous ce front, quand fleurissent ces yeux brûlants comme
des bouches. Et dans ces bouches, la musique du mélodieux
parler toscan… Et pour achever la griserie du ciel, de l’art,
et des beaux corps, un bon repas arrosé d’un frais et chaud
fiascho de Chianti… Marc n’était point un abstinent. Ni ses
compagnes, filles de Noé. Ils rendaient grâces à tout ce qui
est bon…
Mais si, le soir, quand ils rentraient, las et heureux de
leurs trottes, leur tête dansait, c’étaient leurs yeux qui
avaient bu, bien plus que leur gosier, le rayonnement de la
journée. Et dans leurs chambres communiquantes, dont ils
laissaient la porte ouverte, ils continuaient de babiller, d’un
lit à l’autre, la mère poule et ses canards, jusqu’à ce que le
sommeil les terrassât. Mais il arrivait qu’au milieu de la
nuit, Annette se levât — (elle était vite rassasiée de
sommeil) ; — et elle allait, sans bruit, pieds nus, boire à sa
fenêtre le merveilleux ciel étoile. Elle restait là, des heures,
dans une extase engourdie, jusqu’à ce que l’aube et le froid
la ramenassent frileuse dans son lit.

833
Une fois, son Marc la rejoignit. C’était la veille du
départ. Ils devaient, le lendemain soir, s’acheminer vers
Rome. Cinq jours de la Ville éternelle. Puis, le retour…
Marc s’approcha, sans être vu. Il posa sa main sur la main
de sa mère. Elle tressaillit, et précipitamment elle s’excusa,
comme une enfant prise en faute. Elle dit :
— « Ne me gronde pas ! Par de telles nuits, c’est un
péché de dormir, quand on n’a plus que si peu à vivre !… »
Il ne protesta pas, comme l’on fait en pareil cas, par
politesse. Il ne dit pas : — « Tu n’as pas si peu, tu as
beaucoup… » Il dit :
— « C’est vrai. »
(Le lendemain soir, elle se le rappela…)
Mais il était allé chercher une pelisse, et tendrement il en
enveloppa les épaules de sa mère. Alors, elle sentit la
fraîcheur de la nuit ; et elle frissonna. Il lui prit la main, et
ils restèrent, contemplant la nuit et leurs pensées. De la
fenêtre au dernier étage, ils voyaient les toits de Florence et,
émergeant, les campaniles et le Dôme trapu, arc-bouté sur
ses tambours, comme un insecte monstrueux prêt à sauter.
D’en bas montait le murmure des fontaines ; et, comme les
coqs, les horloges qui se passaient, tous les quarts d’heure,
le mot d’ordre, inlassablement rappelaient la fuite du temps.
De rares pas faisaient sonner les dalles. Et de la chambre
voisine (Annette et Marc souriaient) leur arrivait le petit
ronflement décidé de Assia. Annette demanda à son fils :
— « Mon grand, maintenant, es-tu heureux ? »

834
Il dit :
— « Ma grande, merci ! »
— « De quoi merci ? »
— « De m’avoir fait vivre. »
Elle eut le cœur inondé de joie :
— « Alors, tout compte fait, tu ne regrettes pas
l’aventure ? »
— « L’aventure d’être un homme ? » demanda-t-il.
« Non. Tout compte fait, misères et hontes et cruautés, et la
mort au bout, cela valait la peine d’être vécu !…
Dimicandum… C’est beau, c’est bon… »
— « Avec la paix dans le cœur. »
— « Paix dans la guerre. Et de bons compagnons de
combat comme ces deux-là… »
Il désignait celle qui dormait ; et l’autre, il passa le bras
autour. Annette dit :
— « Celui qui tombe, les deux autres le porteront au
but. »
(C’était à elle qu’elle songeait.)
Marc dit :
— « Promis ! Celui qui vaincra, c’est pour les trois. »
Annette, fièrement, dit :
— « C’est pour tous. »
Marc rit de joie. Et il embrassa fougueusement Annette,
qui lui rendit son étreinte…
835
Un frôlement de pieds nus. Une voix moqueuse qui
souffla :
— « Flagrant délit ! »
Et deux pattes leur enfoncèrent leur pince dans le gras du
dos. C’était la chatte. Assia dit :
— « Quelle honte ! Maman Annette me débauche mon
mari. Coureur ! Veux-tu rentrer dans mon lit ! « Mais ils la
prirent entre eux deux, enveloppés de la même pelisse de
berger. Assia taquinait l’un, taquinait l’autre ; et l’un et
l’autre la chatouillaient… Mais ils s’immobilisèrent tous les
trois, devant l’aube aux pieds rapides qui semblaient courir
sur les toits. L’ombre fuyait dans les recoins. Et soudain
flamba d’un rai d’or la dague d’une croix au faîte d’un
dôme. Le jour, d’assaut, était entré.

Ils sortirent de l’hôtel assez tard. Ils s’étaient promis de


ne rien perdre de cette dernière journée. Mais ils se
rendormirent dans leurs lits, et ils firent grasse matinée.
Marc et Assia, se réveillant aux bras l’un de l’autre,
sursautèrent en entendant sonner onze heures. Mais, « tout
compte fait », ainsi que disait la maman, ils ne trouvèrent
pas que ce fût du temps perdu.
Annette ne les avait pas attendus. Elle avait laissé un mot
sur sa table, pour leur donner rendez-vous un peu avant
midi, à l’intérieur du Dôme. Ils l’y cherchèrent et finirent
par la découvrir, au plus obscur, dans l’ombre du maître-
autel, au pied de la tragique Déposition de Croix. De

836
Michel-Ange, c’était l’œuvre qu’un invincible attrait avait,
entre toutes, désignée au cœur d’Annette ; et elle était venue
lui faire ses adieux. Ils l’entraînèrent. Assia avait peu de
goût pour Michel-Ange, (elle en avait assez peu pour l’art) ;
et elle avança dédaigneusement la lèvre, pour manifester
son aversion contre ces larves de pierre, emmaillotées de
demi-ténèbres, comme d’une toile d’araignée. Et l’araignée
était là-haut, tapie, au fond du puits de la coupole, avec ses
énormes tentacules.
— « Ouf ! Sortons ! » fit Assia, les emmenant, tambour
battant. Elle ne se sentait jamais à l’aise, sous ce dieu crispé
qui guette au fond du trou.
— « Le diable », dit Marc, « n’aime pas l’eau bénite. »
— « J’aime l’eau libre », dit Assia, « l’eau de la terre, au
soleil. Boive qui veut l’eau sacrée des bains de pieds ! »
— « Et tu aimes encore mieux l’eau des vignes ? »
— « C’est le sang de Dieu », dit la diablesse,
fanfaronnant. « Allons pinter ! »
Ils s’acheminèrent gaîment à déjeuner. Ils avaient élu,
près de l’Arno une trattoria. Chemin faisant, Assia
plaisantait Annette sur son goût d’ombre et de dévotion.
Elle disait que, si elle le lui avait connu plus tôt, elle ne
l’eût pas épousée. Annette disait que l’ombre est nécessaire,
pour mieux goûter la lumière.
— « Et la douleur pour savourer la joie… Je connais
l’antienne », répliquait Assia. « Durch Leiden Fraude…
Merci ! Je m’en tiens à la joie non trempée d’eau, comme le

837
vin pur. Ma tête est de taille à la supporter. Je ne veux pas
de larmes dans mon verre. Mon Marc tout pur… »
— « Ton Marc, ton Marc ! Accapareuse ! Part à deux !
C’est de ma cuve qu’il est sorti. »
— « Et quel rôle est-ce que je joue dans tout cela ? »
protesta Marc. « C’est ridicule ! Fermez vos becs, les deux
commères ! Je veux bien être bu et mangé, mais que ce soit
au moins par le « grand gousier » de l’humanité. »
— « L’humanité, c’est moi », dit la gloute.
Mais elle ajouta :
— « On rit, mon loup, mais tu as raison. Et c’est pour
cela que nous t’aimons. Je ne suis pas une accapareuse. Je
veux que mon Marc soit pour tous. Qu’ils te mangent, ceux
qui ont faim ! Et que l’on soit, tous les trois, bus et mangés
ensemble ! »
Au Ponte Vecchio, les deux femmes s’attardèrent, pour
acheter des souvenirs dans les boutiques. Des mosaïques,
des reliures. Assia voulait des cornes de corail, pour mettre
en fuite le mauvais œil. Bien qu’elle en rît, il n’était pas sûr
qu’elle n’y crût, au fond de son âme emmêlée. De religion,
plus une trace ! Mais des superstitions, tant qu’on voudra !
C’est un jeu. Et pour bien jouer, il faut se prendre à son jeu.
— Tandis qu’elle furetait dans les boîtes, elle ne voyait pas
autour d’elle le mauvais œil qui rôdait. Marc, qui n’avait
point comme elle ses regards occupés par ses doigts,
remarquait, à l’entrée du pont, des chemises noires, de
jeunes hommes aux aguets, dont quelques-uns faisaient la

838
ronde ; et en passant derrière son dos, ils l’inspectaient. Il
surprit entre deux d’entre eux des regards qui le
désignaient. Il n’en dit rien à ses compagnes. À tout autre
instant, Assia eût, avant lui, vu et peut-être reconnu : car ce
n’était pas la première fois que de telles figures les
croisaient. Mais les fétiches de corail, comme les dieux
d’un autre clan, lui tenaient les yeux et la menaient au
traquenard.
Emplettes faites, les deux femmes retournaient, avec
Marc, vers l’entrée du pont ; et ils venaient de croiser le
groupe de guet, avec lequel Marc s’était toisé. — Assia,
babillant de ses babioles, s’interrompit net et se retourna,
une fois passée : elle avait cru voir (illusion !) passer en taxi
le vieux « oldman » de Lugano, le confident de
Buonamico ; et elle suivait du regard le taxi qui s’arrêtait à
quelques pas ; elle guettait. Mais personne ne descendit ; et
tandis qu’elle regardait en arrière, la jettatura, encore la
trompait, et le mauvais sort venait par devant…
Ils s’engageaient sur le quai du Lungarno Acciajoli,
quand déboucha d’un coin de rue un homme âgé, à barbe
grise, un peu voûté, avec des traits nerveux et émaciés
d’intellectuel et des yeux de myope derrière le lorgnon. Il
jetait autour, en marchant, des regards troubles et inquiets.
Un jeune garçon de quatorze à quinze ans le devançait ; et
ses yeux vifs saisirent les noirs oiseaux embusqués, l’instant
d’avant qu’ils fondissent. Il se rejeta, avec un cri, vers son
père, en tâchant de l’entraîner vers la porte d’une maison.
Mais la bande entière, dans une clameur, s’était abattue. En

839
un instant, l’enfant fut projeté à dix pas, et roula. Le vieux
homme, cerné, giflé, le lorgnon cassé sur les yeux, un coup
de pied au ventre, se plia en deux, fléchit, tituba, s’agrippa,
hurla. Un des assaillants, vociférant, leva sa trique. Le jeune
garçon, qui s’était relevé, se précipita devant son père, pour
parer le coup reçut la trique sur le bras levé qui craqua,
comme un baliveau, tomba, fut piétiné sauvagement et
traîné par le cou, vers la berge, ainsi qu’un chien qu’on jette
à l’eau.
Tout ce tourbillon de film sonore s’était déroulé, à
l’accéléré, avant que Assia eût eu le temps de reporter son
attention sur Marc. Quand elle y songea, Marc venait de
s’élancer.
Leur groupe de trois était isolé sur la chaussée. Tous les
passants peureusement avaient fui, ou de loin, cachés,
regardaient. Un officier supérieur, âgé, décoré, passant en
auto près des tueurs et de l’enfant criant à l’aide, détourna
les yeux, et le chauffeur accéléra. Marc cria :
— « Lâches ! »
Son cœur avait bondi, avant lui. Il se trouva, avant
d’avoir su ce qu’il faisait, en pleine bande noire, qu’il
enfonça, comme un boulet. Il arracha de leurs griffes
l’enfant, dont l’avant-corps pendait déjà par-dessus le
parapet. Mais ce ne fut pas long. Presque aussitôt, il lâcha
sur le trottoir la proie sauvée, et s’affaissa, portant les deux
mains à son sein gauche. Un grand fasciste, qui le dépassait
d’une demi-tête, (celui-là même qui sur le pont l’avait
toisé), mâchoire féroce, lui avait entré à deux mains, de bas
840
en haut, son couteau. Les deux femmes virent le coup.
Annette chancela : elle l’avait reçu. Assia sauta, comme une
panthère, sur son petit, pour le défendre ; et ses dix ongles
labourèrent la face odieuse du boucher, trouèrent les yeux.
Les spectateurs attendaient qu’elle fût tuée… Mais un coup
de théâtre se produisit. Un homme qui surveillait la scène à
distance et qui semblait la diriger, s’était élancé à son tour.
Quelques mots suffirent. En un instant, la bande entière se
dispersa. Le vide fut fait autour de Marc et de Assia. Ils
étaient seuls sous le soleil… Et cette foule, maintenant
amassée à trente pas, qui regardait !…
Marc était mort. Du premier coup. Ses deux mains jointes
sur son cœur. Le flot de sang ruisselait entre ses doigts. Tête
renversée sur le pavé, ses yeux ouverts ne voyaient plus,
gardaient gravé, sous le rideau de sang, le ciel toscan…
Annette, seule, à quinze pas, paralysée, le regardait, les
yeux béants, le souffle arrêté, tendant les bras. Le souffle
revint, comme un soufflet usé qui halète. La foule, derrière,
l’entendait. Mais pas un ne s’en détacha pour soutenir la
mère. Elle s’était mise en marche vers le fils. Mais ses
jambes étaient de pierre. Chaque pas lui coûtait un effort
surhumain.
Elle arriva près de Assia penchée sur le bien-aimé, dans
son sang. Elle l’écarta. Elle s’assit dans ce sang. Elle prit le
fils mort à pleins bras, elle l’étreignit, elle l’étendit sur ses
genoux. Et brusquement, — toute la vie, et avec la vie la
douleur reflua, comme au dégel une rivière, — la face levée
vers l’implacable, vers le ciel vide, elle clama. Telle une

841
« vocifératrice » Corse. La foule, muette, haletait
d’émotion, à son tour. Mais pour la plupart, l’émotion était
de théâtre. Assia, saisie, avait suspendu ses sanglots, pour
écouter le lamento. Ea mère appelait le fils :
— « Reviens, reviens ! Ne t’en va pas, mon petit !… »
Elle l’implorait, elle l’exigeait des autres Mères, des sources
insondables de la Vie ; elle eût été l’y chercher, comme
Orphée. Elle le baisa, elle mit sa bouche sur le trou de sang,
sur la fontaine de la poitrine. Et la déchirante mélopée se
déroulait de la bouche sanglante. Mais pas un pleur ne
sortait des yeux…
La police alors entra en scène. En quelques minutes, la
foule fut balayée au delà du pont ; aux quatre coins, la
circulation fut arrêtée ; et à toute vitesse, de la via Por S.
Maria, un taxi déboucha, vint se ranger près des deux
femmes et du corps. En sortit l’homme qui avait semblé le
metteur en scène. La tête nue, l’air compassé et solennel,
avec des condoléances officielles, il s’avança près
d’Annette ; et, à son geste, deux autres hommes se
baissèrent pour prendre le corps… Alors, le lamento
s’éteignit net. Annette, fixant 1’ « ennemi », l’écarta. Elle
entendait rouler dans le lointain sa propre voix ; et elle
reconnut les abois sauvages de Sylvie, hurlante sur le pavé
de Paris, où gisait sa fille tuée[17]… Un calme terrible rentra
en elle. Plus un mot. Elle se leva. Son regard appela Assia.
Avec son aide, elle souleva le fils, l’amant, l’aimé. Elle
avait pris les épaules, Assia les jambes. Sans un regard pour
les hommes qui lui offraient leur secours, les repoussant,

842
elle porta le corps dans le taxi. Elle l’étendit. Assia monta.
Près de monter à son tour, elle découvrit, derrière le mur
des policiers, à quelque distance, le vieux et l’enfant
assaillis, pour qui son fils était mort. Ils la regardaient, avec
des 3’eux de chiens battus, sanglants, fangeux, qui
demandent pardon. Elle les salua gravement de la tête. Son
calme tragique avait l’air de dire :
— « C’est bien. »
Le taxi partit.
À l’intérieur de l’hôtel, sur le parcours, sur l’escalier, pas
un visage : la police avait nettoyé la place. Dans la chambre
sous les toits, où elle avait vu avec son fils lever le jour, et
que brûlait maintenant un soleil assassin, Annette lava le
corps, elle le banda, elle l’habilla ; elle n’admit sur la chair
sacrée le contact d’aucune autre main. Seule, Assia… Mais
Assia n’était d’aucun secours. Elle, pourtant habituée à la
mort, elle succombait sous l’événement. Elle ne pouvait
voir le corps du bien-aimé, sans s’écrouler dessus avec des
sanglots ou des baisers furieux. Annette l’enferma dans la
chambre à côté, pour achever la funèbre toilette. Et quand
après elle rouvrit la porte, elle la trouva sur le seuil,
prostrée. Elle la coucha tout habillée sur le lit. Assia,
insensible, se laissait faire. Elle avait des accès alternants de
torpeur et de fureur.
Autour des chambres, le silence. Tout avait été organisé
pour l’interposer hermétiquement entre les deux femmes et
le dehors. Aucune visite. On veillait sévèrement à ce que
nul ne pût s’entretenir avec elles. Les deux rescapés de
843
l’attentat, père et fils, tentèrent vainement de leur porter leur
reconnaissance. Elles n’en surent rien. L’événement fut
étouffé dans la presse. Le médecin légal vint pour la forme.
Vers la fin de la journée, les autorités italiennes parurent
aussi ; elles présentèrent leurs condoléances. Annette les
reçut, la tête haute, calme et sévère ; elle eut la force de ne
rien trahir de ses sentiments. Assia avait dû se cacher dans
l’autre chambre, pour ne pas montrer son emportement ;
jetée sur son lit, elle le mordait.
— Le consulat français fit, à son tour, tardivement, acte
de présence. Il enregistra les dépositions, se consulta avec
Annette pour la mise en bière, la levée du corps et le départ.
Elle eût voulu ne pas rester un jour de plus. Mais les
formalités l’enchaînèrent jusqu’au lendemain soir.
Elle dut donc passer la nuit dans la ville tueuse, la ville
de pierre, qui tant de siècles a lapé le sang des égorgés. (Et
c’est de ce sang que la fleur de l’art a germé… En cet
instant, Annette eût foulé aux pieds la fleur !…) Assia avait
voulu veiller avec elle ; agenouillée aux pieds du mort,
qu’elle baisait, elle murmurait une incohérente mélopée, qui
tantôt s’enflait, tantôt se brisait ; elle finit par sombrer dans
la nuit de la pensée, sans connaissance, la joue posée contre
un pied nu de Marc. Annette, assise, le buste penché, de ses
yeux secs fixait le gouffre. La nuit, partout : en haut, en
bas ; la nuit, dehors ; la nuit, dedans. Des ailes noires la
tenaient planant au centre. Elle-même était la Nuit.
Le jour revint. Une nouvelle ère… Post mortem... Un
soleil étranger, que ses yeux n’avaient pas connu. Annette

844
appartenait maintenant à un autre siècle…
Mais il n’était pas temps de fermer les yeux et de
s’étendre, comme lui, près de lui, les mains jointes au creux
de la poitrine. Il y avait des devoirs à remplir. Elle fit sa
toilette, se rhabilla ; elle veilla à ce que Assia prît, malgré
elle, la nourriture. Elle l’y força. Assia refusait, mangeait,
pleurait, mangeait ses larmes et son repas. Et à la fin, elle
eut un haut-le-cœur, elle rendit le repas. De très bonne
heure, le double cercueil avait été apporté ; et l’on scella la
prison de plomb. Assia s’enfuit dans le couloir, comme une
égarée ; elle se bouchait les oreilles avec ses mains. Annette
refusa de s’éloigner : elle regardait murer son enfant. Elle
lui disait, à bouche close :
— « N’aie point peur ! Mon petit, je suis là… »
Après, ils restèrent seuls, tous les trois. Volets fermés,
toute la journée. Ils ne bougèrent plus. Le fils, la mère et
l’épouse. Ils étaient tous les trois étendus. Annette avait pris
près d’elle, sur son lit, Assia, qui ne pouvait rester seule ;
elle lui tenait la main, côte à côte, allongées toutes deux sur
le dos. Assia, abrutie de douleur, s’engourdissait aux bruits
de la rue, ou s’agitait au ronflement sinistre d’une grosse
mouche dans la chambre ; la main d’Annette la serrait plus
fort. Les yeux ouverts, qui regardaient sans le voir le
plafond, Annette remontait avec Marc toute sa vie.
Le train partait, le soir, après onze heures. Les deux
femmes retrouvèrent sur le quai le consul de France, qui les
avait prises sous son égide et ne les quitta point qu’il ne les
eût vues embarquées. Elles avaient un compartiment
845
réservé. En se penchant par la portière pour dire adieu,
Annette aperçut encore une fois, au delà d’un barrage, le
jeune garçon au bras cassé, que l’intervention de Marc avait
sauvé. Il avait réussi à s’introduire sur le quai ; mais on le
maintenait loin du wagon. Annette lui fit signe de la main,
et elle exprima au consul sa volonté de lui parler. À contre-
cœur, le commissaire laissa passer l’adolescent, qui se
précipita sur le marchepied, baisant la main d’Annette en
pleurant. Il disait avec volubilité des mots que Annette ne
pouvait comprendre ; mais ils n’avaient pas besoin des
mots. Annette, dégageant sa main, la posa sur la tête du
jeune garçon, et elle dit, à haute voix, de façon que chacun
des témoins pût l’entendre, qu’elle le recommandait aux
soins des autorités ; et elle pria le consul de l’informer, par
la suite, de ce qu’il deviendrait. Elle voulait, dans la mesure
du possible, empêcher les vengeances de s’exercer, après
son départ.
La locomotive siffla. On ne tenait pas à ce que cette
scène se prolongeât. Annette se rassit dans ses voiles. Et
dans la nuit le convoi s’enfonça.
1. ↑
« Las pestanas me estotban

Para mirarie. »
2. ↑
« Arrinudo a mi querer
Como las sulamunquesas
Se arritnan a la pared. »
(Copias populaires espagnoles).
3. ↑ Voir Annette et Sylvie, et Mère et fils.

846
4. ↑ L’Été, second volume de L’Âme Enchantée.
5. ↑ Annette et Sylvie.
6. ↑ L’Annonciatrice, tome I.
7. ↑ Agostino Depretis.
8. ↑ En pèlerinage au sanctuaire de San Michèle al Gargano, — le mont des
miracles, à l’éperon de la botte italienne.
9. ↑ « Immortel ». (Il y a ici un rappel du nom de l’enfant « Athanase ».
10. ↑ « Dans l’éther libre… le Dieu d’ambroisie, l’Immortel… »
11. ↑ « Combien de sang ! »
12. ↑ Les « Houm », en thibétain, sont les noirs habitants des purgatoires.
13. ↑ Ramakrishna.
14. ↑
« Krieg, Handel und Piraterie

Dreieinig sind sie, nicht zu trennen. »


(Gœthe : Faust)
15. ↑ Lauro de Bosis.
16. ↑ Gœthe : Second Faust.
17. ↑ L’Été.

847
TROISIÈME PARTIE

Via Sacra

Sylvie n’était pas très bien portante, ces jours-là. Elle ne


l’était plus, depuis longtemps. Mais ce matin, elle fut
prostrée. Un accablement pesait sur ses membres. Elle avait
peine à se lever. Où était-il, son vif-argent des aubes
d’antan, lorsque, les paupières à peine entre-bâillées,
l’esprit bondissait hors du sommeil, et, du même coup,
lançant les draps, les jambes nues hors du lit, et sur le tapis
les durs petits pieds dressant leurs orteils ?… Elle se levait
aujourd’hui, pour s’asseoir molle et sans souffle, sans
même l’ombre d’énergie pour passer un pyjama, mouillée
de sueur et frissonnante. Il lui fallut un grand effort pour
faire sa toilette, en s’y reprenant à plusieurs fois. Ce n’était
pas tant la force physique qui lui manquait, que la volonté.
Car chacun de ces mouvements qui naguère
s’accomplissaient mécaniquement, l’un déclenchant l’autre,
sans qu’elle eût la peine d’y penser, réclamait d’elle
aujourd’hui une volonté. Le bras levé vers les cheveux

848
retombait, ou restait figé sur place, si on ne lui disait, à tout
instant :
— « Allons, avance !… »
C’était lassant. Et tout de suite, au moindre effort, ce
manque de souffle… Elle regardait dans le miroir son teint
jaunâtre et, dans son peigne, les cheveux emmêlés : (comme
ils tombaient !…). Ils grisonnaient, sur les tempes. Elle
avait un sourire de pitié méprisante. Son énergie se
retrouvait dans le dur jugement qu’elle portait sur cette
guenille de corps, cette piètre étoffe usagée. Elle en
examinait crûment les mailles relâchées. Et comme sa main
palpait son ventre, elle eut une douleur aiguë, tel un couteau
qui s’enfonçait. Elle s’affaissa, nue, assise sur le rebord de
la baignoire, ployée en deux, et les deux mains pressant la
blessure. La douleur disparut, en s’enfonçant. Mais Sylvie
s’éternisait dans sa position, suivant le trait au fond de son
corps. Elle se redressa enfin, promena sa main sur sa cuisse
gauche un peu enflée, autour du genou : la peau très
blanche était lisse et tendue ; et toute la jambe était pesante
comme une pierre. C’était de là que lui venait sans doute
cette lassitude. Mais la lassitude n’eût été rien sans le
désarroi qui la poignait, à ce moment. Elle ne pouvait se
l’expliquer. Aucune raison. Les choses allaient comme elles
devaient aller. Elle vieillissait. Sa vigueur, sa santé, sa vie,
fichaient le camp. Elle savait pourquoi ! Quand on sait
pourquoi, et que si on est usée, on s’est usée par volonté, en
trop jouissant, on ne se plaint point, on en a eu pour son
argent. Sylvie ne marchande pas ce qui vaut le prix, pas

849
plus qu’elle ne se laisse marchander en affaires. Bonne
payeuse !… Alors, pourquoi cet abattement ?
Elle ne bougea pas de chez elle, toute la journée.
L’appartement était désert. Bernadette et son mari avaient
profité des congés de la Pentecôte, pour faire une course de
plusieurs jours en leur auto, jusqu’à Bayonne. Sylvie,
engourdie devant un tiroir ouvert, rangeait, laissait tomber
de vieilles lettres, s’oubliait à songer sur une ligne. Le front
lui faisait mal, entre les sourcils. Ce mal lui était une
compagnie. La longue journée vide passa. Sylvie se
retrouva, déjà, au bord de la nuit. Elle avait dû somnoler par
instants. Elle eut un regret inquiet que le temps eût fui si
vite. Elle eût voulu le retenir.
On lui monta les journaux du soir. Elle les ouvrit sans
hâte, dans son lit. Ses yeux indifférents effleuraient les
faits-divers. Aux dernières nouvelles, cinq lignes brèves :
« Un Français à Florence, victime d’un attentat… »
Elle ne lut point (elle crut qu’elle n’avait point lu) au delà
de cette première ligne. Elle ne s’y arrêta point. Elle
éteignit : — si lasse qu’elle laissait le journal ouvert sur le
lit… Sommeil. La fosse à l’informe… Ou cet informe n’est-
il que l’oubli instantané des formes qui se succèdent,
harcelantes et sans trêve ? On est comme dans un sac,
ligotée et lancée dans le vide, sans air et sans lumière ; on
est sans mains, sans souffle et sans yeux… Elle fut
emportée ainsi, pendant toute une nuit. Elle s’y arrachait,
faisant craquer les liens du sac, et retombait épuisée, pour
des heures… Quand elle réussit enfin à s’en évader, elle
850
alluma, et vit que minuit n’était pas sonné : elle avait
sommeillé moins d’une heure. Une angoisse intolérable lui
tenait la gorge. Elle prit un livre et tâcha de lire. Son regard
s’en allait vers le journal sur le lit. Elle le reprit, retrouva,
sans avoir conscience de la chercher, la ligne sur « le
Français à Florence », lut plus loin : — « Ribière… », eut
une pinçure au cœur… (Elle se rendit compte alors qu’elle
avait dû lire déjà ce nom, la première fois)… resta, le
journal en main, épelant chaque lettre… Il y avait bien
« Ribière… tué, au bord de l’Arno, dans une dispute avec
des chemises noires. »… Elle haussa les épaules, rejeta le
journal, réteignit, tâcha de faire aussi la nuit dans son esprit.
Qu’est-ce qu’elle avait pu croire ?…
— « Imbécile !… Tu ne sais qu’inventer… »
Il y avait bien un « b »… Elle se retourna sur l’oreiller…
Tout de même, c’était rassurant de savoir que son neveu et
sa sœur étaient en Suisse… Grâce à Dieu ! Elle eut besoin
de se le répéter, plus d’une fois, cette nuit. La raison était
convaincue. L’instinct ne l’était point. Et elle ne s’avouait
pas qu’elle s’arrêtait de respirer, chaque fois qu’elle
entendait un pas qui montait l’escalier.
Le matin reparut, sans qu’elle eût dormi. Mais elle
respirait mieux. Aucun télégramme n’était venu. Les
mauvaises nouvelles vont toujours vite.
Ce ne fut pas un télégramme. Ce fut une carte. Elle était
bonne. Il y a de bonnes nouvelles qui sont plus terribles que
les pires. Le timbre de la poste marquait : « Florence » ; et
c’était Marc qui lui écrivait !… Une vague de sang passa
851
devant les yeux de Sylvie. Elle ne vit plus. Et la douleur au
ventre une seconde fois la poignarda… Elle se débattait
dans le brouillard. Elle voulait lire. Il fallut attendre que la
vague retombât. Ses mains tremblaient…
Marc écrivait. Il vivait donc. À quelle date ?… Avant-
hier. Marc était gai, tendre, et malicieux. Il plaisantait
familièrement la vieille amie. Il lui envoyait une carte
illustrée, qui représentait la Madone à la Chandelle de
Crivelli, au Musée Brera. La belle personne, fraîche et
saine, aux traits nets, fins, un peu secs, qui fait une moue
décidée, trône somptueuse et rustique, sous un baldaquin
enguirlandé de fruits ; et sa belle main robuste, aux doigts
longs, tend à l’enfant une poire.
Et le gamin (celui de Paris) écrivait :
— « Tu te reconnais ? »
(Et c’était vrai, elle lui ressemblait : celle d’autrefois ! Il
la voyait donc encore ainsi ?) Et il ajoutait :
— « Et autour de ton trône, toutes tes victoires. Sont-
elles juteuses, toutes ces poires !… Et la petite chandelle à
tes pieds, — c’est moi. »
(Le cher polisson ! Il lui écrivait sur une carte ouverte…)
Et il disait encore :
— « Non ! ne fais pas ton menton fâché ! Pardon ! Je suis
fou ! Ce soleil doré me grise. Et tout ce qu’on voit, ces
vieilles pierres, ces jeunes fleurs, ces belles filles
d’autrefois et d’aujourd’hui. Ah ! que c’est beau ! Qu’il fait
bon vivre ! Ma chère vieille, pourquoi n’es-tu pas avec
852
nous ? Que tu me manques ! Quand je t’ai vue dans ce
tableau, j’ai failli embrasser la Madone. Mais je ne l’ai pas
dit à Assia… Tends ton menton !… »
Oui, il devait avoir bu, le fou, un coup de soleil de trop.
Qu’il était jeune ! Qu’on se retrouvait jeune, en
l’entendant !… Sylvie, riant, tendait son menton ; et elle
baisa les lignes sur la carte…
Puis, de nouveau, l’ombre et l’angoisse… Elle compara
le jour et l’heure de la carte avec ceux du fait-divers…
— « Non ! impossible !… D’y penser seulement, c’est un
crime !… Est-ce que je n’aurais pas été prévenue vingt fois,
depuis hier matin ? Vieille folle !… »

Mais, la minute d’après, elle était sortie du lit, et


précipitamment elle s’habillait, de ses doigts fiévreux, qui,
pour ]a première fois, se trompaient en mettant les agrafes.
Et sans prendre le temps d’absorber son café (c’était un rite
du lever), elle sortit, enfouissant dans son sein, contre sa
peau, la carte de Florence… « Folle « , elle l’était. Car,
malgré la menace de sa jambe gonflée, (elle était experte en
maladies, elle savait de quoi il retournait), elle voulut
monter à pied jusqu’au haut de la colline de Montmartre,
pour prier dans la Basilique. C’était un vœu. Elle gravit,
serrant les dents, tirant après elle ce boulet attaché, à la fin
portant d’une marche à l’autre sa jambe avec ses mains, elle
gravit l’escalier de deux-cent-vingt-cinq marches. Elle l’eût
bien monté sur les genoux, si elle n’avait craint de ne

853
pouvoir se relever. Elle arriva exténuée. Elle s’affala,
devant une statue de la Vierge, sur un prie-Dieu. Elle pria,
pria. Mais elle n’arrivait pas à dévider ses prières. Elle
brisait le fil. Il lui sortait de la bouche, au milieu, une
affirmation monotone, insistante, impérieuse :
— « Il vit, il vit, il vit… Je veux qu’il vive !… »
Elle voulait imposer son ordre à la divinité. Elle le répéta,
jusqu’à épuisement. Et puis, elle dut s’interrompre une
minute, pour souffler. Et elle se trouva, le cerveau vide, le
cœur à sec. Elle leva les yeux vers la Madone penchée au-
dessus d’elle, et elle se rappela l’autre, celle qui était son
portrait. Elle ne pensa pas un instant à l’impiété du
rapprochement. Elle lui parla, d’égale à égale, comme à son
image dans le miroir. Elle lui dit :
— « Je veux. Je veux. »
comme si elle était à la place de l’autre, sur le piédestal.
Mais l’autre restait triste et résignée, les mains ouvertes…
Elle ne voulait pas.,. Sylvie, en bas, grondait, et la rage lui
montait. Elle reprit son marmonnement précipité ; elle le
martelait :
— « Il vit. Il vit… »
Elle essaya de corrompre Dieu. Elle lui offrit une somme
d’argent, — et puis, des choses insensées : des obligations
de piété, ou sans piété, des corvées physiques et morales,
qui ne rimaient à rien, des pensums et des tourments
incongrus… Qu’est-ce que Dieu pouvait bien en faire ?…
Elle en eut l’impression, et elle dit :

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— « Mais est-ce que je sais ? Dis, toi ! Je ferai tout ce
que tu voudras. »
Et elle s’enfonça dans un abîme d’humilité commandée.
Mais elle touchait le sol, d’une seule tombée ; et l’abîme
n’allait pas bien loin. Elle se retrouvait devant son âme
sèche, son moi brûlant qui ne savait pas s’oublier ; et elle
les grattait, avec ses ongles, pour en faire jaillir un flot de
foi, qui atteignît au visage Celui qui dort, Celui qui peut et
qui ne veut pas, — et que le flot le forçât à vouloir selon sa
volonté. Rien ne jaillit. Et Celui qui dormait, dormit…
Il ne dormait pas… Sylvie sentit qu’il la guettait entre ses
paupières… Et brusquement, elle reçut un coup de
tonnerre…
— « C’est accompli !… »
Oh ! pas par lui, le pétrifié, l’impuissant, le muet ! Il n’y
avait qu’à regarder la pâle intercédante, celle qui avait reçu
la demande et rapportait la réponse, — son air vaincu, ses
mains de défaite :
— « Je n’y peux rien !… »
— « Alors, pourquoi est-ce qu’on te prie ? »
Sylvie repoussa violemment son prie-Dieu ; et dans le
mouvement qu’elle fit pour se relever, le prie-Dieu tomba.
Mais elle n’entendit pas le bruit de la chute qui se
répercutait. Elle entendait, dans le tonnerre de son crâne, la
piteuse excuse :
— « Je n’y peux rien. C’est le Destin… »

855
— « Et tu te dis Dieu !… Menteur ! Menteur !… Chien
du destin ! Chien !… »
Elle parlait tout haut. Par bonheur, peu de dévots à
l’entour. On n’entendait qu’un grondement, sans
distinguer… Le bedeau, attiré, de loin par les éclats, arriva
pour voir une femme furieuse, qui sortait, bousculant les
chaises sur son passage.
Sylvie se retrouva sous le ciel mort, au-dessus du cercle
de la ville morte. Et elle redescendit, en titubant, l’âpre
escalier des Sept Douleurs. Il y en avait une de plus, à cette
heure !… Elle se crispait à la rampe, pour ne pas rouler…
Elle arriverait bien assez vite, en bas ! Elle savait ce qui
l’attendait. Étrangement, elle n’avait plus un doute. En fait,
pourtant, elle ne savait rien de plus que quand elle était
montée… Elle savait tout ! Il eût été inutile d’en discuter
avec elle… À mesure qu’elle descendait, sa rancune contre
ceux d’en haut tombait. Ils ne pouvaient rien, ils étaient des
vaincus, comme elle, — comme tous ces pauvres idiots,
qu’elle voyait monter, à leur tour, ainsi qu’elle était montée,
une heure avant. Elle avait seulement envie de leur crier :
— « N’y allez pas ! Ceux de là-haut ne sont pas capables
de s’aider. Comment est-ce qu’ils pourraient vous aider ?
Vous voyez bien qu’il est mort aussi, le Fils de la Femme,
leur Fils de là-haut !… »
Mais à mesure qu’elle descendait, avec sa colère, le
dernier reste de ses forces tombait. Elle se traînait. Avec
une peine inouïe, elle atteignit son logis. Malgré son orgueil

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obstiné à ne jamais demander secours à d’autres, elle dut
dire à la concierge qui flânait sur le pas de la porte :
— « Madame Boireau, voulez-vous m’aider à monter ? »
Elle n’entendit rien de ce que la brave femme lui disait.
Mais sur le palier du second, elle trouva George, qui
l’attendait. Elle en était sûre.
George était en noir, et pleurait. Sylvie ne pleura pas. Elle
dit :
— « C’est toi, George ? »
Elle congédia Mme Boireau, qui n’eût pas été fâchée de
rester. Elle dit :
— « Attends que je trouve mes clefs ! »

ouvrit, entra, referma. …Et quand elles furent toutes les


deux seules dans sa chambre, et que George, ne retenant
plus ses sanglots, tendant les bras, balbutiait :
— « Sylvie… Sylvie… »
Sylvie lui dit :
— « Oui, oui, je sais… »
Elle se laissa tomber dans son fauteuil, blême, épuisée,
les yeux fermés, presque morte.
Et alors, elle dit :
— « Maintenant, raconte ! »

857
George avait reçu en Suisse un télégramme d’Annette,
avec mission de préparer Sylvie à la nouvelle. Elle était
rentrée, avec l’enfant, par le train de nuit. À peine arrivée,
elle courut chez Sylvie. Mais à sa stupeur, elle trouva une
Sylvie qui était déjà préparée, une Sylvie sans un sursaut,
sans un cri, sans une larme. Ce ne fut qu’après avoir
déversé tout son gros chagrin de jeunesse, qui se soulage en
s’épanchant à flots et avec bruit, qu’elle s’aperçut de la
lividité de la femme aux yeux fermés. Et elle s’épouvanta.
Elle lui prit les mains glacées, lui toucha le front, lui tâta le
cœur, la serra dans ses bras. Sylvie continuait de se taire.
Mais elle rouvrit les yeux. Ce n’était point George qu’elle
regardait.
George, robuste, la souleva et la traîna sur le lit. Elle la
déshabilla. Elle vit l’enflure du bas du corps, et elle jugea
exactement du danger. En attendant d’autres soins, elle fit
un bandage et disposa le corps étendu dans le lit. Sylvie se
laissait faire, sans bouger. George cherchait vainement à
obtenir d’elle un mot. Elle s’assit à son chevet, pour la
veiller. Elle ne savait comment faire, entre l’enfant qu’elle
avait laissé au logis, et cette femme qu’elle n’eût point
voulu quitter. Sylvie perçut son embarras. Elle fit effort
pour la regarder, et dit :
— « Le petit t’attend. Va le retrouver ! »
— « Mais je ne peux pas vous laisser seule î »
— « J’ai l’habitude ; »

858
— « Mais que ferez-vous, si vous avez besoin de quelque
secours ? »
— « Ce que j’ai toujours fait : je m’en passerai. »
— « Mais il ne faut pas que vous bougiez. »
— « Je ne bougerai pas. Je ferai comme lui. »
George tressaillit, et ses jeunes larmes rejaillirent. Elle
frotta aux joues de Sylvie ses joues mouillées, et Sylvie eut
le goût du sel au coin des lèvres. Elle dit :
— « Tu es bien heureuse de pleurer !… Allons, va-t’en !
J’ai besoin de rester seule. Je ne remuerai pas jusqu’au soir.
Au soir, reviens ! Je sortirai. »
George, relevée, les yeux séchés, se récria…
— « Je sortirai. »
George dit non. Elle fit défense. Elle se fâcha…
— « Je sortirai. »
George avait dit que Annette annonçait son retour, le soir.
Et sur-le-champ Sylvie avait décidé d’aller l’attendre, à la
gare. Il était inutile de discuter.
— « Mais c’est la mort que vous risquez ! »
— « Et quand ça serait ! »
George protestait. Sylvie fit :
— « Assez ! Tu viendras, pour m’aider. Ou j’irai seule. »
George se tut, et sortit.
Sylvie resta seule, étendue ; et elle ne fit pas un
mouvement, de toute l’après-midi. Son corps était mort. Sa
859
pensée était dans le train qui, en ce moment, revenait,
grondant, à travers la Suisse et la France, Elle était toute
avec Annette. Le vieil amour des deux sœurs les avait
rejetées l’une contre l’autre. Et pour toutes deux, ce fut une
diversion salutaire à la douleur. Chacune pensait :
— « La pauvre femme !… »
(Annette : — « Comment, sans moi, recevra-t-elle la
nouvelle ? » )
(Sylvie : — « Comment a-t-elle, sans moi, reçu le
coup ? » )
Et dans leur deuil, toutes deux cherchaient comment
l’alléger à l’autre. Car elles avaient eu beau être longtemps
séparées de fait, séparées de cœur, — elles étaient sûres que
ce deuil était à l’une autant qu’à l’autre. Cet enfant, elles
l’avaient comme fait ensemble, nourri, élevé, partagé ; elles
ne pensaient plus à se le disputer. Elles mouraient ensemble
de sa mort. Que l’une de l’autre elles étaient proches, dans
son tombeau !
— « Viens, couchons-nous, ma pauvre Annette ! »
Et Sylvie revit leurs deux jeunes têtes qui se touchaient,
penchées sur le berceau…
Vers la tombée de la nuit, elle se leva malgré la défense,
examina dans ses armoires ses défroques, prit une aiguille
et des ciseaux, réajusta une de ses robes. George revint, vers
huit heures. Puisqu’elle ne pouvait rien empêcher, elle
devait au moins tout faire pour que les risques fussent
moins graves. Elle renouvela le pansement et le bandage,

860
elle aida Sylvie à s’habiller. Sylvie prit, du tiroir près de son
lit, un petit miroir et son fard ; elle ne voulait pas que son
aspect pût inquiéter Annette. George, la soutenant dans ses
bras de jeune athlète, descendit avec elle l’escalier. Un taxi
les emmena à la gare.
Le train du Simplon fut exact, comme les rois (dit-on ) et
le malheur. Peu après dix heures, les deux femmes qui
attendaient virent, dans le flot des arrivants, venir les voiles
noirs des deux femmes. La plus jeune cachait sous le sien
son visage ; Annette, la face nue, droite, sans se hâter, avait
passé son bras sous celui de sa belle-fille ; mais l’œil aigu
de Sylvie, du premier coup, vit bien que ce n’était pas pour
s’appuyer : la plus jeune était la moins ferme. De loin,
Annette reconnut Sylvie ; et sans que sa marche en fût
pressée, dès cet instant, son regard ne quitta plus celui de sa
sœur. Sylvie voyait ces yeux se rapprocher : ils étaient
terriblement calmes, comme la grande bouche, farouche,
fermée. Annette voyait nettement le visage dévasté de
Sylvie ; et elle n’était pas dupe des expédients ; elle
détaillait, sous le rouge emprunté, la bouffissure et la
blêmeur. Lorsque les sœurs s’embrassèrent, il n’y eut pas un
mot échangé ; mais dans l’étreinte, elles sentaient la
déchirure d’un seul corps. George et Assia mêlaient leurs
larmes. Quand elles changèrent de partenaire, dans le court
moment où Annette tint George dans ses bras, elle
s’informa de la santé de Sylvie. George hâtivement lui
murmura à l’oreille. Annette reprit Sylvie, passa le bras
autour de sa taille ; et la soutenant, sans le lui montrer —

861
car Sylvie, voulant cacher son état, se raidissait — elle
perçut sous ses doigts les frémissements de cette chair
meurtrie qui trébuchait. Elle emmena sa sœur dans son
logis.
La première chose qu’elle fit fut d’aller embrasser
l’enfant qui dormait. Elle resta seule, quelques minutes avec
lui, dans la chambre non éclairée, où filtrait une lueur par la
porte entre-bâillée. Le petit, encore endormi, dit :
— « Bonsoir, papa… »
Puis, s’éveillant à demi :
— « Tiens, ce n’est pas lui, c’est maman Annette. »
— « C’est encore lui ! Dors, bien-aimé ! »
Il se rendormit.
Annette, revenue près des autres, écarta d’un geste tout
entretien. Elle dit à Sylvie :
— « Tu vas coucher avec moi. C’est mieux que tu ne
rentres pas seule. Et ça me fera du bien. Mais on ne se
parlera pas. C’est promis ? »
Elle la quitta, pour s’occuper de sa belle-fille ; elle la
força à manger un peu. Assia ne voulait pas, et pleurait.
Annette la confia à George, qui l’emmena ; et George reçut
aussi les instructions pour le lendemain, les formalités à
remplir pour les obsèques. En s’en allant, les deux jeunes
femmes, qui n’arrivaient pas à tarir l’eau de leurs yeux, se
disaient :

862
— « Comment fait-elle, comment font-elles toutes les
deux, pour ne pas pleurer ? »
Et elles en étaient presque révoltées. Mais elles en en
étaient aussi terrifiées. George dit tout haut ce que pensait
Assia :
— « Mon Dieu, mon Dieu, ce doit être l’enfer, de ne pas
pleurer !… »
Les deux sœurs étaient assises sur le lit, elles se
regardaient avec une tendresse infinie. Annette aida Sylvie
à se déshabiller, et elle s’étendit près d’elle, dans la nuit.
Elles s’entourèrent de leurs bras. Et leur énergie se brisa. La
cadette se serrait contre l’aînée ; et l’aînée étreignait la
cadette. Sylvie, la première, gémit :
— « Notre pauvre petit ! »
Alors, alors, le torrent du cœur… La digue sauta. Et les
larmes les inondèrent… Nul ne pouvait voir. Même pas
elles. Chacune buvait sur le visage de l’autre les deux
ruisseaux brûlants qui se mélangeaient en une rivière…
Triste rivière ! C’était leur nom et leur sort. Elle était faite
de fièvre, d’amour et de douleur. Mais elle était pure, elle
était sainte, en ce moment. Son flot était sans souillure. Elle
emportait dans son courant les derniers restes d’égoïsme.
Aucune des deux ne pensait à soi, mais à l’autre — « au
pauvre petit » — et à la peine de la sœur. Quand le gros du
torrent eut passé, les laissant pleines d’une pitié passionnée,
elles se baisèrent mutuellement les yeux et les narines. Avec

863
leurs mains, elles essuyèrent, elles caressèrent leurs joues et
leurs bouches…
Puis, Annette, se dégageant des bras de sa sœur, toutes
deux étendues sur le lit, côte à côte, se tenant par la main,
comme marchant à travers la nuit, — l’aînée raconta à la
cadette. Elle dit, en termes brefs et dépouillés, le dernier
jour, l’heure fatale. Sa voix était basse, sans timbre, lente,
elle s’arrêtait de place en place pour refaire son plein
d’énergie, ou quand sa main sentait, dans la main de la
sœur, que l’âme de la sœur demandait grâce. Elles
arrivèrent toutes les deux jusqu’au bout du récit. Le silence
se fit et se prolongea. Sylvie délia sa main, elle se pencha
sur la poitrine de sa sœur et mit sa bouche sur la place du
cœur. Sa rage du matin était oubliée. Des bribes de paroles
religieuses émergeaient de son souvenir :
— « Stabat mater dolorosa… »
Annette, immobile, la laissait faire. Oui, elle se tenait —
stabat — debout dans la nuit. Elle caressa maternellement
la tête de sa sœur. Puis, elle dit :
— « Maintenant, reposons-nous ! La journée sera lourde,
demain. »
Elles se tournèrent le dos, appuyées l’une contre l’autre.
Le même flot coulait en elles. Ni l’une ni l’autre ne dormit.
Après un long temps, loin dans la nuit, Sylvie demanda,
angoissée :
— « Où est-ce qu’il est ? Où est-ce qu’il est ? »
La voix d’Annette répondit :

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— « Où est-ce que nous sommes ?… »
Les deux corps adossés frémirent… Fut-ce une minute
après, ou bien une heure ? Sylvie reprit :
— « Je ne comprends pas, je ne comprends pas… »
Annette, sans parler, pressa ses épaules contre celles de
sa sœur. Sylvie, comme une enfant qui a peur, demanda :
— « Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? »
Annette dit :
— « La même. »

Annette avait décidé, avec Assia, que Marc reposerait,


non à Paris, mais dans le cimetière d’un petit village près de
l’Yvette où le jeune couple avait passé des jours sacrés,
après le retour des deux enfants prodigues au foyer… Bien
peu de jours ! moins d’une huitaine… (on ne pouvait
s’accorder de congé !…) mais hors du temps !… — Marc
en avait exprimé le vœu, devant Assia et devant sa mère,
sans bien songer à la réalisation. Mais Annette et Assia
s’étaient trouvées d’accord, pour donner à leur chéri cette
dernière satisfaction : (c’étaient à elles qu’elles la
donnaient). Cela n’allait point sans de nombreuses
formalités. Mais George, avertie, et son père firent
rapidement le nécessaire. Annette et George allèrent retirer
le corps au dépôt de la gare et l’embarquer pour son ultime
destination… Mais pour l’escorter, Annette resta seule.

865
Elle avait, le matin, examiné soigneusement sa sœur, et
décidé que Sylvie ne sortirait plus de son lit, jusqu’à ce que
son état fût amélioré. Sylvie avait voulu se révolter. Mais,
plus que la volonté d’Annette, la fit plier l’affection qu’elle
lisait en elle et la prière instante que ses yeux lui
adressaient. Non, elle n’avait pas le droit de lui rien refuser,
en de telles heures, ni de risquer sa vie, quand cette vie
pouvait encore être de quelque prix (elle le voyait) à sa
grande. Elle pensa :
— « Je ne veux pas mourir. Elle a besoin de moi ! »
Quant à Assia, elle avait eu, dans la nuit, une forte fièvre,
et le médecin appelé, réservait son diagnostic ; il interdisait
toute fatigue. Il eût été imprudent qu’elle s’exposât à de
nouvelles émotions. Elle s’en désolait et protestait qu’elle
voulait accompagner Annette. Mais son subconscient se
cabrait :
— « Non, non, je n’irai pas !… »
Elle avait peur du cimetière. Peur de la vue même de
cette bière. Peur, cette femme, qui avait traversé tant de
champs de mort et de la guerre et de la révolution !…
Justement ! Elle les avait traversés. Et c’est après, que leur
trace avait lentement, lentement rongé l’acier. Son énergie
nerveuse était à vif ; et le dernier coup l’avait brisée. Elle ne
pouvait plus supporter le tête-à-tête d’une journée avec le
mort. Il avait beau être invisible ! Si elle l’eût vu, c’eût été
moins terrible… « Ce que je vois est hors de moi. Ce que je
ne vois pas et qui est là, m’assiège et entre… »

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Annette se garda d’insister. Qu’elle fût seule était son
vœu : elle n’eût pas osé le formuler. Elle écarta l’aide de
George, qui aurait voulu s’accrocher à elle, mais elle ne put
refuser celle de Julien Davy.

Un petit cimetière de campagne. Par-dessus le mur de


pierres inégales, non cimentées, entre lesquelles il y avait
des jours, se renflaient les collines de terre rouge,
fraîchement remuées par la charrue. On entendait au loin
tinter le soc contre les pierres et, parlant aux chevaux, le
laboureur. Les églantines fleurissaient aux haies. L’air tiède
et pur était comme une jeune bouche. Et tout le reste était
silence, — où s’éboulait la terre sèche sur le cercueil.
Annette était là, penchée, et elle écouta, et elle vit tout,
jusqu’à la fin. Elle lui disait :
— « Je suis là. Dors ! »
Il lui semblait qu’elle bordait dans son lit son enfant. Elle
renvoya Julien. Elle resta seule, elle passa l’après-midi,
assise au bord. Elle pensait :
— « Mon fils, mon fils !… Comme tu es loin, déjà ! Tu
as pris de l’avance. Pourrai-je te rattraper ? »
Car une sorte d’illumination lui faisait voir le mort,
comme un vivant qui s’éloignait, à grands pas. Et ses yeux
suivaient, par-dessus le mur du cimetière, une silhouette
d’homme qui s’en allait à travers champs. Il gravissait la
colline ; et quand il fut arrivé au faîte, la silhouette se mit à

867
décroître, s’enfonça de l’autre côté. Annette lui tendit les
bras :
— « Attends-moi ! »
L’image s’engloutit dans la terre. Annette, frémissante,
s’était dressée. Mais son regard s’abaissa sur la fosse, et
dans ses membres la paix rentra. Elle se rassit… Il était
là !… Il avait beau s’enfoncer derrière le faîte de la colline.
Le fond de la terre était proche. La mère saurait bien
rejoindre son fils…
— « Mon grand, mon grand !… »
Ah ! qu’il avait grandi, depuis le temps où elle le couvait
dans son ventre !
— « Maintenant, tu me dépasses… Hier, mon fruit.
Aujourd’hui, mon arbre… »
Et elle regardait, au dehors, au coude du chemin qui
montait, un beau hêtre aux rameaux étendus comme des
ailes ; au pied, une vieille femme chargée d’une hotte
s’arrêtait pour souffler, près d’une croix. Elle répéta
tendrement :
— « Mon grand !… Soutiens-moi ! Je suis si faible ! J’ai
tant de peine !… Je sais, je sais, je ne dois pas, tu me le
défends… Oui, mon vaillant, il faut maintenant que je sois
digne de toi… Je le serai, si tu es là. Ne me quitte pas !
Tiens-moi la main… Tu verras que ta maman, te fera
honneur. Elle tiendra, si tu la tiens. C’est toi, désormais, qui
es le père. Et moi, l’enfant… Allons, mon grand !… »

868
Elle se leva. Une petite pluie de mai tombait, la
transperçait. Elle tombait aussi sur la fosse. Elle unissait le
fils et la mère. C’était comme si chaque goutte qui mouillait
son cou et ses épaules désaltérait la soif du mort :
— « Tout est à toi, qui est à moi : l’eau et la terre. Nous
partageons. Tu me donnes ta mort, et moi ma vie. Je ne
m’en vais pas. Je reste couchée auprès de toi. Je ne m’en
vais pas. C’est toi qui vas. Et je te suis. Tu me devances…
Courage, Annette ! Reprends ta marche ! Où va mon Marc,
je suis bien sûre d’arriver. Marche, mon Marc ! Ta vieille
mère ne te laissera pas en chemin. Nous fûmes un. Nous
serons un… »
Et comme elle se penchait, pour caresser la terre mouillée
avec ses mains, elle entendit sur le gravier un pas léger qui
se hâtait ; et, se retournant, elle vit, venant, à longues
enjambées, une femme jeune, grande, élancée, vêtue de
deuil, qui s’approcha et qui lui dit :
— « Je suis venue… Pardonnez-moi !… Mon train a eu
deux heures de retard… »
Annette la regardait, son visage long et ses yeux gris, qui
se plissaient, comme pour sourire ; et brusquement deux
larmes rondes en jaillirent. Elle se taisait, attendant : car elle
ne l’avait, avant, jamais vue. L’autre dit :
— « Ruche[1]. Il m’a connue. »
Annette dit (son visage triste s’éclaira) :
— « Je me ressouviens de votre nom. Vous avez été la
bonne hôtesse de mon pauvre petit frelon. »
869
Ruche s’inclina, d’un brusque élan (elle avait gardé sa
souple échine de lévrier), et, avant que Annette pût
l’empêcher, elle avait enfoui dans les mains mouillées,
engluées de terre, son museau long. Quand, après, elle se
redressa, elle avait aux joues les marques funèbres. Ses
yeux de Chinoise de la Loire clignaient, pour refermer le
couvercle sur son émotion. Mais Annette avait lu au fond.
Et ouvrant les bras, elle baisa sur ces joues la trace qu’y
avaient laissée ses mains, — la trace du fils. Ruche, la
serrant, sentit le dos que la pluie avait transpercé ; elle
s’alarma, finalement. Elle dit :
— « Mère, il ne faut plus rester ici. Vous prendrez froid.
Rentrons ensemble. »
Et elle lui jeta son plaid sur les épaules. Annette, souriant
tristement, dit :
— « J’ai bien des Mes, à présent. »
Ruche dit :
— « Vous n’en avez pas qui ait pour vous plus de respect
et d’amour. »
Annette, lui prenant le bras, s’en retournait à petits pas,
comme à regret, du cimetière ; elle demanda :
— « Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit, avant ? »
Ruche répondit :
— « J’étais de trop. Vous en aviez d’autres. »
— « Depuis quand n’avez-vous plus revu mon fils ? »

870
— « Depuis sept ans, que nous nous sommes quittés à
Paris. »
— « Pourquoi, si vous étiez restés amis ? »
— « Il s’est marié, et je me suis mariée. »
Elle ajouta précipitamment :
— « Mais ne croyez pas qu’il y ait eu entre nous un lien
secret ! Je n’ai même pas été sa maîtresse. »
Il y avait dans ce mot : « même », un regret. L’oreille
d’Annette le perçut. Et Ruche, à qui le mot avait échappé,
voulut le reprendre :
— « Je ne voudrais pas que vous pussiez le croire. »
Annette la regarda, tout en marchant :
— « Si je le croyais, qu’est-ce que cela ferait ? »
Ruche rougit :
— « Oui, j’ai mal dit. Eh bien alors, je dis : si vous le
croyiez, je voudrais que ce fût vrai. »
Annette serra contre son aisselle la main nerveuse qui la
serrait.
— « Ma fille franche, vous n’en seriez pas plus proche de
moi que ce seul aveu vient de le faire. »
— « Ni moi de lui, si c’eût été vrai… Je ne veux rien
vous cacher… Et puis, maintenant, cela vous revient :
c’était à lui, c’est à vous, je vous le dois… Si c’eût été vrai,
je mentirais en ne disant pas que j’en aurais moins de
regret. Mais je mentirais aussi (me croirez-vous ? ) si je ne

871
vous disais que tel que c’est (que ce n’est pas), ce m’est
encore plus beau et plus cher… »
Les deux femmes rentrèrent, sous la pluie, an petit hôtel
du village, en attendant le train qui devait ramener Annette
à Paris. Ruche veillait sur elle. Annette avait encore à
remplir quelques funèbres formalités, à voir le fleuriste et le
marbrier pour les soins à donner à la tombe, et elle voulut y
retourner. Ruche l’accompagna partout, l’aidant de son
esprit pratique. La pluie avait cessé. Les deux femmes,
après uns longue station auprès de la fosse, firent ensemble,
avant de retourner à la gare, quelques pas autour du petit
tertre et elles s’assirent un peu au-dessous, dans la
campagne. Ruche racontait ce que Marc avait été pour elle,
les jours passés, aussi les nuits. Elle parlait avec sa
franchise nue, exacte, sans voile, sans trouble, sans
embarras, qui était comme un dessin net, d’un trait sûr, sans
repentirs. Absence totale de sentimentalité et, dans sa
précision réaliste, rien de vulgaire et d’appuyé. La mémoire
de la narratrice était un miroir infaillible, mais de style.
Annette, penchée sur lui, se taisait ; dans son chagrin, un
sourire pâle, comme le soleil au travers de ce jour pluvieux
de mai, passait en évoquant les deux enfants à la dérive qui,
dans la nuit fiévreuse de Paris, s’entretenaient sur le même
lit, en tenant chacun les pieds de l’autre dans ses mains.
Ruche disait :
— « Il m’a sauvée. J’allais au fond. Si je suis encore, et
tout ce que je suis, c’est à cette nuit que je le dois, aux
quelques jours passés ensemble, à cette sagesse, à cette

872
bonté inattendue, que j’ai trouvées en votre garçon. Jamais
à lui je ne l’ai dit. On n’aimait pas à s’attendrir. Ce qu’on
avait de plus intime, la reconnaissance et l’affection, on
avait bien soin de l’enfouir, — que l’autre ne les vit ! C’eût
paru sot. (On voyait, tout de même !…) Mais ce qu’on
enfouit dans la bonne terre n’en pousse que mieux. La petite
plante de cette nuit-là a fait un arbre, dans ma poitrine. Je
l’ai ici, » — (elle touchait son sein plat) — « le souvenir
sacré de ces instants, et contre ma joue les pieds de votre
Marc. Je baise ses pieds… »
Et Annette se souvint… Une autre, un jour, dans la nuit
des temps, avait dit cela[2]… Elle appuya son front de
vieille femme fatiguée sur la ferme paume de la jeune
femme, dont le long corps avait servi d’oreiller à son fils.
Ruche racontait maintenant sa vie. Rentrée en province il
y a sept ans, elle avait épousé un jeune avocat de talent,
Renaud Cordier. Elle avait de lui, déjà, trois enfants. En
reprenant pied dans la vie bourgeoise, elle entendait bien ne
pas abdiquer. Elle se piquait d’honneur que sa maison fût
bien tenue ; mais elle ne s’enfermait pas dans sa maison.
Elle avait mis son intelligence au service de son mari, et son
mari au service de causes sociales, de coopératives et de
syndicats. Elle s’était faite son secrétaire ; elle collaborait
avec lui ; et on était sûr (elle ne le disait pas) qu’elle
l’inspirait, elle lui avait ouvert de plus larges horizons. Cet
homme d’esprit noble (elle le disait bien meilleur qu’elle)
avait accepté, dès le début, la condition qu’elle avait posée
à leur union : respect mutuel de la vie propre de chacun,

873
confiance mutuelle, une fois pour toutes. Il avait tenu
loyalement son engagement. Il la laissait, quand elle
voulait, comme elle voulait, aller et venir, voyager et voir
qui lui plaisait, sans lui demander compte de ses actes.
C’était, avec une femme comme Ruche, le meilleur. Elle
n’eût pas fait tort d’une ligne à qui lui faisait crédit plénier.
Et à qui ne lui demandait pas ses comptes, elle les rendait
exactement. Il n’ignorait rien de ses pensées. Et il savait ce
que Marc avait été pour elle. C’était lui-même qui avait dit :
— « Vas-y, ma grande ! J’irais aussi, mais je te
gênerais. »
Annette songeait à la vie qu’elle avait manquée avec
Roger. Ce qu’elle eût voulu et ce que Roger lui avait refusé,
ces deux jeunes gens, trente ans après, le réalisaient. Elle
était si bien reprise par le souvenir qu’elle mêlait avec le
présent le passé, et qu’elle dit :
— « Vous remercierez pour moi votre Roger. »
Ruche, sans comprendre, reprit :
— « Renaud. Erreur de nom de chevalier !… »
Elle raccompagna Annette jusqu’à Paris. Il était tard. Elle
la laissa à la porte de sa maison. Elle refusa de passer la nuit
chez elle. Elle prétextait qu’il lui fallait rentrer sur-le-
champ, à Lyon ; et elle reprit le train, dans la nuit. En fait,
rien ne la pressait de rentrer. Mais elle ne tenait pas à
rencontrer celle que Marc avait épousée. On a beau se
savoir sans droits et se prétendre sans jalousie, une femme
n’est jamais volontiers l’amie de l’amie de l’homme qu’elle

874
a tenu dans son lit. Elle écrivit, de Lyon, à Annette ; et
fidèlement, la correspondance se poursuivit. Mais il fallut,
pour la revoir, qu’Annette, plus tard, l’allât chercher dans
son logis.

Le plus dur n’était point passé. Dans ces terribles jours,


la mère était portée par une flamme d’héroïsme passionné,
que la présence toute proche du fils lui avait communiquée.
Tant que son corps était là, il restait son compagnon, même
de souffrance et de mort : il lui parlait.
Mais rentrée chez elle, elle se retrouva seule. La flamme
tomba, avec la tension surhumaine des derniers jours. Elle
était épuisée, sans force pour réalimenter, avec elle seule,
l’illusion passionnée. Et elle vit que c’était illusion. Alors,
seulement, la mort commença.
Elle fut irrespirable pour Annette. Jamais cette nature,
toute vie, n’avait pu réaliser, (qui l’a jamais réalisé ?)
jamais elle n’avait pu tolérer les approches du néant. Quand
elle remontait dans ses souvenirs, à ceux qu’elle avait le
plus aimés, son père, Germain, elle se retrouvait suspendue
au-dessus du gouffre et elle en ressentait l’horreur. Mais son
tout, alors, n’y était pas engagé ; elle pouvait s’en évader.
Ici, son tout avait été joué et perdu. Elle en reçut soudain
la commotion. Elle savait bien (quelle mère ne sait ?) que
son fils lui était plus que sa vie. Mais ce sont là des cris de
passion. Ils n’attestent rien que l’amour, prêt à se jeter dans
le feu, pour y soustraire l’aimé. Ils ne rendent pas compte

875
de la place réelle de celui qu’on aime, dans la réalité de
notre existence, et de ce qui resterait de celle-ci, si celui
qu’on aime en était extirpé. Or, il apparaissait soudainement
à Annette qu’il ne restait plus rien. Le fils aimé était tout.
Même au plus fort de sa passion maternelle, elle ne s’en
était pas doutée. La flamme perpétuellement nourrie de sa
vie ardente et agitée semblait se passer de lui, et avait bien
des fois rongé d’autres aliments. Mais à aucun moment, il
n’était absent d’elle. À son insu ou non, elle savait qu’il
était toujours là, et qu’elle tenait à lui, comme la flamme à
l’huile de la lampe. La flamme peut s’étendre aux rideaux
du lit, et à toute la maison. Mais le foyer est dans la lampe.
Le fils était le noyau du feu. Le reste était flambées qui
passent.
Quand elle faisait maintenant le compte de tout ce qu’il
avait été pour elle, elle ne trouvait plus rien de sa vie dont il
n’eût été le cœur. Trente ans de vie ensemble, d’où il
n’avait pas été absent un seul jour. Et avant qu’il fût né, elle
le trouvait encore au fond de sa chair, comme son élan
éternel, son objet et son but, son essence, sa raison
d’exister… « Amour, je t’ai, je suis toi, tu es moi, nous
sommes un… » Toutes les déceptions de la vie n’avaient pu
effacer cette foi. Il était son double, son vrai moi, son
meilleur. Qu’il le voulût ou non, qu’il l’aimât ou non, que
ce fût vrai ou non, c’était son acte de foi secrète, constante,
inexprimée. — Elle s’exprimait maintenant, par la mortelle
constatation que, le fils parti, il ne restait plus rien.

876
Tout le reste était la frondaison touffue d’une pariétaire, à
laquelle son support est brusquement retiré. Tout croule et
revient à la poussière.
Quoi ! pas un autre support ? N’était-elle donc rien par
elle-même ? Elle avait projeté tout le meilleur de sa force,
de ses espoirs, dans ce second moi. Il ne lui en restait plus
pour le premier. — À tort ? Peut-être. Mais qu’y faire,
quand on est née mère, et qu’une vie entière vous a
indissolublement entrelacée au fils ? Quels autres peuvent
vous aider à en rajuster les lambeaux ? — Même Sylvie
n’avait jamais, qu’à des moments très courts, partagé les
secrets de cette vie, dont seul Marc avait mangé avec
Annette le pain quotidien. Et tous les autres étaient des
nouveaux-venus. L’affection d’une George s’adressait à
l’Annette des trois ou quatre dernières années : toute la vie
antérieure lui était un monde inconnu. Et dans ce monde,
Annette ne rencontrait plus un être vivant. Ce monde était
devenu un désert.
L’enfant Vania était sans doute un recommencement du
fils. Mais recommencer cette vie, au commencement, on n’a
plus le courage et la force physique ! Et quand on sait à
quoi vient de se briser toute cette montée, comment
retrouver souffle à la remonter, une deuxième fois ?
Reste la consolation illusoire de se dire : — « Mon mort
aimé n’est point mort. Il est toujours avec moi… » Annette
se l’était dit, aux premières heures de griserie de la douleur.
Mais la griserie est passagère. Et ce qui reste est le
mensonge. On a beau se répéter : — « Il est ici, avec

877
moi… » On sait bien qu’il n’y est pas ! L’illusion idéaliste
est trop peu pour une forte nature, aussi charnelle qu’une
Annette. À moins de sombrer dans l’hallucination. Et cela,
elle ne le veut point. Elle est trop saine et trop loyale. Elle a
horreur de se livrer à la folie qui rôde toujours au seuil, —
même (et encore plus) si cette folie lui souffle : — « Viens !
Je te consolerai. » — Elle entend : — « Je mentirai ! Nous
mentirons ensemble… » — Jamais ! Ce serait pour elle salir
son deuil et son mort. Elle lui doit d’être vraie, comme il
fut. Elle reste donc seule en face de lui et de son gouffre.
Et il ne lui reste plus qu’à mourir avec lui. Elle meurt…
Elle eut des jours et des nuits d’agonie intérieure, dont
nul ne connut rien. Elle avait fermé sa porte. Aucun ami ne
pouvait intervenir. Elle devait livrer ses combats, seule.
D’affreux combats. Lorsque plus tard elle en sortit, elle
avait brisé la passion la plus vitale qui la retint encore
« enchantée ». Ce n’était pas seulement son fils, que les
forces inconnues lui avaient donné, puis retiré. C’était elle-
même, la mère, la femme, qu’elle avait laissée sur l’autre
rive. Sa vie s’allongeait derrière elle, comme une ombre, au
coucher du soleil. Sa vie la suivait encore. Mais c’était une
ombre, près de se fondre dans la grande Ombre qui
s’étendait sur la plaine. Que lui restait-il ? Qu’était-elle
encore ? Elle était, sous l’immense paupière de cette
Ombre, le regard intérieur de l’Être qui l’aspire.

Un matin, elle s’éveilla, comme du tombeau. Un esprit


sans corps. Sa vie lui paraissait détachée d’elle. L’ombre lui
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tenait à peine encore aux talons…
Ce matin-là, le vieil ami italien, rentrant d’un voyage
lointain, vint chez elle. Il ne l’avait point vue, depuis la
mort de Marc. — Elle était, quand il entra, assise dans sa
chambre. Pas un seul jour, elle n’avait consenti à s’aliter.
Elle ne voulait pas subir les soins des siens et leur pitié. Ils
ne remarquaient pas trop l’ébranlement de sa santé. Elle
avait un apparent embonpoint, et son visage était coloré.
Mais cet éclat était trompeur. Elle portait dans ses veines le
poison de fièvres grippales quasi-chroniques ; et le cœur
commençait à être atteint.
Bruno fut frappé du changement. Il vit la révolution qui
s’était faite. Annette l’accueillit, de ses yeux affectueux.
Mais ces yeux, las, étaient distraits de la présence de l’ami.
Tout ce que Bruno venait dire, apparut à Bruno inutile et
déplacé. Il ne parla point de ce qui les occupait. Rien de la
mort, et rien du mort. Il se fit entre eux un grand espace de
silence. Bruno se retrouvait lui-même, reporté à trente ans
en arrière, dans ces silences sous le soleil de la Maremme,
où dans la fièvre il avait mûri son deuil. Il revivait, sous la
lumière aveuglante et torpide, « la Grande Ténèbre » : —
« rien dans le cœur, pas un mouvement… » L’âme
dépouillée, « qui s’est faite le non-amour », prend son
premier contact avec l’Un… C’est l’hôtellerie de la
première nuit sur l’âpre route, qui mène à la délivrance et à
la paix. On ne peut épargner le pèlerinage à ceux qu’on
aime. Il faut seulement qu’ils soient capables d’aller
jusqu’au bout. Annette le serait. Le regard de Bruno scrutait

879
la face gonflée de l’amie absente, ce rouge-brique du sang
figé sous les joues, qui dort, commue dormait la fièvre sous
les joncs des marais fleuris, au soleil… « Réveille-toi !
Rouvrez-vous, pleurs ! Sang, recommence à couler !… »
Dans le silence, à mi-voix, Bruno rêvant tout haut, conta
une mystérieuse histoire, — la parabole de Narada :

— « Un jour, Narada dit à Krishna : — « Seigneur,


dévoilez-moi Maya ! » — Quelque temps passa. Krishna
emmena Narada dans un désert, ils marchèrent ensemblde
plusieurs jours. Krishna dit :
— « Narada, j’ai soif ; va me chercher de l’eau ! »
Narada partit pour chercher de l’eau. Il arriva à un
village. Il frappa à une porte. Une très belle fille lui ouvrit.
Dès qu’il la vit, il oublia tout, il la regardait. Enivré
d’amour, il demanda à l’épouser. Ils se marièrent, elle lui
enfanta deux enfants, ils vécurent ensemble douze années. Il
était heureux, avec sa femme, ses enfants, ses troupeaux et
ses champs. Une nuit, la rivière monta. Elle submergea tout
le village. Les maisons s’écroulèrent, hommes et bêtes
furent emportés. Narada nageait, luttant contre le courant,
et il portait sa femme et ses enfants. L’un des enfants lui
échappa. En essayant de le sauver, il lâcha l’autre, sa
femme fut arrachée à son étreinte par la violence du
torrent. Il fut rejeté seul, sur le rivage, et il sanglotait
amèrement…
Alors, derrière lui, une douce voix demanda :

880
— « Mon enfant, où est l’eau ? Tu es allé chercher un
verre d’eau, et je t’attends. Voici une demi-heure que tu es
parti. »
— « Une demi-heure ! » s’écria Narada…
Douze années avaient passé. Douze années de joies et de
douleur… Avaient passé les yeux de Maya. »

Annette écoutait, émue ; et aux derniers mots, elle eut un


frémissement, elle dit :
— « Et le verre d’eau, je ne le rapporte même pas !… »
Bruno répondit :
— « Vous êtes arrivée à la fontaine. Vous n’avez plus
qu’à y puiser. »
Annette mit son visage dans ses mains, et pleura. Quand
elle releva son visage, elle vit aussi aux yeux de Bruno des
larmes ; mais son expression était calme. Elle lui prit la
main :
— « Mon cher ami, vous la connaissez aussi, la fontaine !
Vous y êtes arrivé avant moi. »
— « Nous sommes une foule. »
— « Quel silence ! »
— « Écoutez bien !… »
— « Je n’entends rien. »
— « Prêtez l’oreille. »

881
À ce moment, passait au loin, dans une rue, un flûteau de
chevrier des Pyrénées. Annette tressaillit. Et Bruno dit :
— « La flûte de Krishna. »
Ils se turent. Annette avait les yeux éclairés d’une
lumière. Elle se disait :
— « Ai-je rêvé ? Tout est-il Rêve ? »

Mais la nuit d’après, la femme étendue, les membres liés,


enveloppée, comme d’un linceul, d’une torpeur, se redressa,
rejeta ses draps, et elle dit :
— « Non, je ne veux pas du chevrier !… Et pourquoi le
verre d’eau serait-il plus vrai que mon pauvre Marc
englouti ? Ou ma douleur est illusion, ainsi que l’Un ; et
tout n’est rien. Ou tout est vrai, tout est réel, le mal et le
bien, la mort et l’Un. — Et puis-je trancher entre les deux ?
Seuls, mon désir et ma peur font pencher l’un des plateaux
de la balance. Je ne sais rien. Que j’aie le courage de ne rien
savoir, et de faire face au : « Quoi que tu sois, — ou Rien,
ou Tout, — j’irai jusqu’au bout de mon destin ! Car cela
seul, cela au moins m’appartient : ma volonté. Ne pas céder.
Voir sans ciller. Mourir en marche… »

Il ne suffit pas d’un de ces spasmes de vérité et de


vaillance, pour conquérir d’assaut le : — « Que sais-je ? »
héroïque, et y planter son drapeau. Quand on est près d’y
atteindre, le terrain s’éboule sous vos pas, on se retrouve au
bas de la côte, et l’on piétine dans la cendre, comme dans
882
celle du Vésuve ; et là, près de vous, ces raccrocheurs, qui
guettent votre épuisement, pour vous offrir, pour vous
imposer un appui… La flûte de Krishna… Elle modula bien
des fois, à l’oreille d’Annette, à bout de souffle. Et plus
d’une fois, sa lassitude l’accueillit, et son espoir
inextinguible… Et pourquoi donc la rejeter ? Au tribunal
du : « — Que sais-je ? » la foi, l’espoir, gardent leurs droits,
comme l’autre face du possible, — tous les possibles. —
Mais les possibles n’ont pas le droit de prendre le pas sur le
réel. Ils ne peuvent faire que ce qui est ne soit pas…
— « Je suis. Je suis une femme qui ai porté un fils, — qui
espérais survivre en lui. Mon fils est mort. Je lui survis. Et
mon seul recours et son recours est qu’il survive en moi. Je
le lui ai promis. Celui qui tombe, l’autre le portera jusqu’au
bout. Je n’ai pas le droit de rester couchée, dans mes
souvenirs, dans ma douleur, dans mon espoir. Debout ! ce
n’est pas moi, c’est lui qui marche. Je lui donne mon corps.
Mais dans mon corps, il marchera, mort, plus loin que,
vivant, il n’a été. »
Annette vécut dès lors la vie de son fils. Elle avait
transposé l’air de la flûte du chevrier. Le verre d’eau, c’était
pour Marc, qui lui avait donné l’ordre d’aller le puiser. Agir
pour lui ! C’était la plus certaine réalité. Et tout le reste était
le Rêve, où l’âme se couche entre la tâche des deux
journées, pour se reposer. À mesure que ses jambes se
faisaient plus lourdes, et qu’elle devait s’asseoir pour
souffler, elle s’enveloppait du Rêve, comme d’un châle sur
ses épaules moites de sueur, — assise au bord de la route.

883
— Mais elle se relevait et elle marchait, sans s’écarter
jamais de la route.

Elle eut encore bien des déserts à traverser. Les plus


desséchés étaient devant, à mesure que ses pas l’éloignaient
des sables roux, sous lesquels sourd le jet sanglant. Une
autodéfense de l’organisme fait qu’il réagit, dans
l’exaltation de la douleur qui l’enivre, à la façon d’un
alcool. Mais l’ivresse tombée, l’organisme se retrouve plus
faible et plus prostré. Il y eut des mois de désespoir gris,
morne et sans souffle. Non pas des mois, ni des semaines,
ni même des jours ininterrompus. On ne pourrait pas vivre.
La torturante bienfaisance de la nature veut que l’âme
reprenne souffle, pour le reperdre, selon un rythme
désordonné, qui lentement retourne à l’équilibre.
Périodiquement, la vague se creuse et se gonfle. Annette
sombrait et reparaissait à la surface. Mais cette grande
houle se déroulait loin des rivages. Elle n’admettait aucun
regard, et les regards la fuyaient. La désolation de ces
espaces océaniques est comme la joie qui passe les bornes :
elle ne tolère point le partage. On y est seul, et on veut
l’être.
Annette l’était. Assia l’était. Chacune, à part. Chacune
s’enfermait avec son mort. Il était deux, pour les deux
femmes, qui l’avaient aimé et possédé, — celle dont le
ventre l’avait enfanté, — celle dont le ventre, par lui, avait
enfanté : ses deux logeuses.

884
Annette restait à la maison, entourée des souvenirs
matériels de son garçon, de ses vêtements, de ses papiers
qu’elle classait ; elle revivait toute une vie de lui qu’elle ne
connaissait qu’en partie : car si intime qu’il eût été avec les
deux femmes, il avait gardé pour lui la plus grande part des
démarches de son esprit. Fierté de l’homme. Celle de la
femme n’est pas moindre. Chacun la sienne. On n’est tenu
de partager de l’arbre que les fruits. Les canaux secrets par
où la sève se fraie son chemin, sont miens.
Elle lut ses lettres et ses brouillons, les feuilles éparses
d’un journal où il notait irrégulièrement des jours, des
heures, — quand il avait le temps. Elle épousa ses
émotions, ses dettes de cœur et de pensée. Et, pour mieux se
rapprocher de lui, elle entreprit de faire le tour de ceux qui
avaient été en relations d’amitié avec lui. Plusieurs étaient
morts ou disparus…
Mais, une fin d’après-midi, je vis entrer dans ma petite
maison près du Léman, une femme âgée aux doux yeux
myopes, qui avait aux joues amaigries ce creux des Vierges-
mères de Vinci et ce sourire émouvant au coin des lèvres,
où la tendresse et la tristesse se mêlent à l’ « À quoi
bon ? »… Du premier coup. je la reconnus, et je la revis
passant le ruisselet sur les pierres, en s’appuyant sur son
garçon. Elle m’aborda, avec cette fière aisance, qui lui était
naturelle, de matrone romaine. Mais j’y lus — (à peine nous
commençâmes à parler) — d’autant plus touchante une
timidité, qui cherchait ses mots pour s’excuser. Elle dit :

885
— « Je n’avais pas le droit de venir vous troubler.
Pardonnez-moi. Je n’ai pas eu la force de résister. Je suis la
mère d’un de ceux que vous avez aidés. »
Je répondis :
— « Il y a quelques minutes, je ne savais pas que vous
viendriez. Mais à présent que vous êtes venue, il me semble
que je vous attendais. »
Dans son visage calme, où l’esprit ne laissait point
affleurer l’émotion, les prunelles myopes s’élargirent, et
elle dit :
— « Vous ne savez pas qui je suis. »
— « Je le sais », dis-je. « Vous êtes Marc Rivière. »
Ses joues ocrées par les longs jours de tête-à-tête avec
son deuil, où le sang avait reflué à l’intérieur, se colorèrent
brusquement de deux taches brunes ; et je vis la violence de
ce sang passionné.
— « Comment, comment », dit-elle, « avez-vous pu ?…
Je ne lui ressemble pas… »
— « Il vous habite. La maison, c’est vrai, n’a rien peut-
être qui lui ressemble. Mais il est là. Il me regarde, par la
fenêtre. »
Et c’était vrai. Je le voyais, par les vitres de ces yeux…
Un mimétisme inconscient fait que le visage se modèle,
sans savoir, à l’image de l’aimé qui le hante. Elle me dit :
— « Ah ! quel bonheur que vous me le disiez ! Il est donc
là ? » (Elle pressait ses mains contre son sein). « J’ai donc

886
réussi à le garder !… »
Nous demeurâmes sans parler. Elle était trop oppressée.
Pour ne point la gêner, j’avais détourné les yeux. Sa main,
après avoir hésité, vint toucher ma main.
Elle dit :
— « Merci. »
Je lui dis :
— « Ce n’est pas la première fois que je vous vois. »
Elle demanda :
— « Où donc ? »
Je lui racontai. Elle dit :
— « Ainsi, vos yeux ont été les témoins de mon bonheur.
Conservez-le moi ! Quand je serai trop accablée, je saurai
qu’il est sous votre garde ; et peut-être vous me permettrez
de revenir m’assurer qu’il est encore vivant. »
Puis, elle dit :
— « Moi aussi, je vous avais vu. Non pas, ce jour. Non
pas vos traits. Mais votre bonté pour mon petit, et votre
reflet dans son esprit. »
— « J’ai fait bien peu. »
— « Ce peu a été, quand il errait perdu, la main qui
montre le chemin. »
— « À mon tour, de vous demander comment vous
l’avez su ! »

887
— « Il l’a écrit. Voulez-vous le lire ? Je vous l’ai
transcrit. Et je vous rapporte aussi vos lettres. Pardonnez-
moi ! Je les ai lues. »
— « Elles sont à vous. Quant à ce chemin que, dites-
vous, je lui ai montré, ne m’en veuillez point des précipices
où il a conduit ! »
— « Vous ne pouviez point les prévoir. »
— a Je ne prévoyais point celui de l’Arno. Mais, de toute
façon, son chemin en était bordé. »
— « Et, le sachant, vous lui avez dit : Va ! » ?
— « Je l’ai dit. Je ne pouvais pas autrement. »
Elle baissa le front, puis le releva :
— « Je l’aurais dit, aussi. C’était sa voie. Quand je l’ai
fait, que je l’ai fait naître, que je l’ai vu grandir, je savais
bien que sa voie serait dangereuse. Elle ne peut pas ne pas
l’être aujourd’hui — que pour les lâches. Plus d’une nuit,
j’ai, par avance, pleuré sa mort. Mais j’espérais qu’elle
attendrait au moins la mienne. Ce qui me déchire, c’est
qu’elle n’ait même pas attendu qu’il ait vécu. Elle l’a pris,
aux premiers pas de sa vie d’homme, quand la lumière se
faisait en lui, avant qu’il ait pu en rien répandre au dehors. »
— « Il a répandu son sang. Et ce sang pur est une
lumière. »
— Celle qui l’aimait, sa jeune femme, en a frotté ses
yeux. Et moi, la mère, j’y ai mis ma bouche. »

888
Et je vis les deux femmes couchées sur le mort, et le sang
du mort autour de la bouche et des yeux d’or…
— « Laissez-moi, » dis-je, « mettre la mienne sur vos
mains. Elles l’ont touché. »
Je baisai la paume de ses mains. Elle se leva. Je
demandai :
— « Vous voulez partir ? Déjà ? »
— « Plus, je ne puis pour aujourd’hui. Nous avons
communié en lui. »
Sur le pas de la porte que rougissait le soleil couchant, je
lui demandai :
— « Je vous reverrai ? »
— « Je vous reverrai. »
Elle partit.
Elle m’écrivit, deux ou trois fois, — une fois l’an, aux
approches de l’anniversaire, — de brèves lettres, qui
s’arrêtaient aux premières lignes. Elle ne revint plus. Et je
ne la revis que rarement. On n’avait pas besoin des mots, on
communiait, comme elle avait dit, en son fils.

Elle se pénétra de la vie, de la mort de Marc. Elle apprit à


comprendre sa mission, mieux que lui-même ne l’avait
connue. Il était tombé avant la bataille, en parlementaire de
l’armée. Son fanion blanc de la Non-violence, teint de son
sang, était rouge maintenant, comme l’étendard des millions
de sacrifiés. Annette n’hésita pas. Elle le ramassa. On ne

889
pouvait plus rester en dehors du combat. L’art et la foi, la
pensée pure, et la nature, sont comme l’ombre d’un grand
bois et la fontaine, où l’âme lasse vient se détendre et
s’abreuver. Mais nul n’a droit de s’y enfermer. La vie est où
est la peine des hommes et leur combat, sous le soleil et les
rafales.

Assia avait, aussi, porté seule la lourde charge de sa


douleur. On ne peut point la partager. Le deuil ne rapproche
pas, il isole. Il n’est personne à qui l’on puisse parler de son
mort… « Mon mort… À moi !… Comme ma peine… C’est
tout ce qui me reste. » On s’accroupit dessus, comme le
dragon sur son trésor, et on le garde entre ses griffes, contre
son ventre, et on se laboure la chair avec ses souvenirs. On
n’en veut rien prêter à d’autres…
Pourtant, elle n’avait pu, les premiers temps, demeurer
seule dans l’appartement où elle avait vécu avec Marc.
C’était terrible. À tout instant, elle le retrouvait, qui n’était
plus. C’était comme si elle eût, à chaque mouvement,
trébuché au bord du vide. Il n’y avait plus moyen de
respirer. Ou bien tomber, ou s’en aller… Elle alla loger dans
une chambre d’hôtel. Elle avait refusé péremptoirement,
sans explication, la chambre que lui offrait chez elle
Annette. Et Annette n’insista point. Elle comprenait. Elle ne
renouvela même pas la question qu’elle lui avait faite, pour
connaître au moins l’adresse du logement de Assia. Il leur
fallait à toutes deux le temps de cuver le gros de leur

890
peine… Assia vécut, comme Annette, ces premières
semaines, dans un tombeau vivant.
Mais elle était encore trop jeune pour y pouvoir rester
longtemps. Elle réapparut, une nuit, chez Annette, hâve,
efflanquée, grelottante, comme égarée, venant chercher un
refuge contre ses pensées. Annette lui installa un lit de
camp près de son lit. Ce ne fut pas encore assez. La nuit, les
doigts de Assia vinrent se crisper autour de ses doigts. Elles
ne parlèrent point. Elles se tenaient, comme ceux qui
cheminent dans les montagnes, au bord du gouffre, liés par
une corde. Le matin venu, Assia retourna dans son hôtel.
Mais elle reparut, plus d’une fois, la nuit tombée. Puis, elle
se décida à rentrer dans l’appartement du mort. Mais elle
revenait, le soir, prendre le repas avec Annette ; et les soirs
où son esprit était trop ébranlé, elle passait la nuit sur le
divan. — Enfin, elle se réinstalla tout à fait. Il avait été
convenu que l’enfant resterait, provisoirement, chez la
grand’mère, où Assia le revoyait chaque jour. Le provisoire
devint définitif, sans qu’on eût jamais rien dit, à cet égard.
Les bonnes raisons ne manquaient point : le bien que la
présence du petit faisait à Annette ; et, de toute évidence, le
petit était mieux chez la grand’mère que chez la mère. Assia
s’accusait volontiers d’inaptitude à l’éducation ; et Annette,
après avoir discrètement tenté, pour le bien de Assia, de
l’attacher plus étroitement à l’enfant, n’insista pas : son
propre égoïsme cherchait à le garder.
Mais à quoi se passaient les journées de Assia ? Elle était
trop active pour pouvoir indéfiniment mâcher et remâcher

891
ses souvenirs. Après avoir commencé de les ranger —
toutes ces reliques, tous ces papiers, dans son appartement,
— elle n’avait plus eu goût à continuer ; elle avait tout
laissé, à moitié, — ordre et désordre — le pire désordre, il
n’y a plus moyen d’y rien retrouver !… Elle avait beau
faire : le présent d’hier reculait, chaque jour, dans le passé ;
et elle, elle continuait d’avancer. Elle ne pouvait emporter
que ce qui, du passé, se prêtait à avancer avec elle.
Et il y avait, d’abord, cette rancune de l’attentat, cette
soif de vengeance contre ceux qui lui avaient arraché son
Marc. Mais où et comment les saisir ? Les « bien-
informés » l’étaient peut-être moins qu’ils ne le semblaient ;
et l’eussent-ils été, ils ne tenaient pas à ce qu’on les sût dans
« le secret des dieux ». Jean-Casimir, sur qui ce fut malaisé
de mettre la main, affirmait maintenant qu’il n’avait pas
prévu la catastrophe ; il essayait plutôt de diminuer la
portée des avertissements qu’il avait donnés, à la veille du
départ : c’étaient, assurait-il, de simples conseils de
« prudence générale », que lui inspirait une « expérience
générale ». Mais quand Assia, narines froncées, le poussant
dans ses retranchements, voulait savoir quelle était donc
cette « expérience générale », il éludait les questions, il
évitait toute précision, il parlait seulement des risques qui
s’attachent à ceux qui menacent de tout-puissants intérêts.
— « Vous les connaissez aussi bien que moi… »
Et tout de suite, il ajoutait :
— « Mais dans le cas de Marc, cela n’a rien à voir avec
le désastreux hasard, dont il a été victime… »
892
Il y a des époques où le hasard est épidémique. Il avait
aussi frappé Timon… Et d’autres assassinés par erreur, ou
par accident… Inutile d’espérer de Zara qu’il mit sur la
piste de l’accident ! Il avait envoyé ses condoléances,
comme s’il s’était agi d’une catastrophe de chemin de fer…
— Bien des années après, Assia le rencontrant en
Amérique, Zara, pressé par elle, esquivant le sujet, laissait
entendre que le coup venait de plus loin, de plus haut que
« le maître ».
— « Et d’où ? Qui est, chez vous, plus maître que « le
maître » ?
Zara haussa l’épaule :
— « Il ne l’est même pas de sa police !… »
Pour le moment, on ne saurait rien. Ceux qui savaient
sans avoir fait, ceux qui avaient fait, peut-être sans savoir,
ne diraient rien… Assia, de rage, serrait les dents… Mais
qu’avait-elle besoin d’en savoir plus ? Elle savait. Elle
savait le : « Is fecit cui prodest. » Elle savait, sinon qui, elle
savait où était l’ennemi. Et elle savait où étaient les armes
pour le frapper. Elle était pressée de rejoindre son camp, —
celui de la Révolution. Celui de la grande Union
prolétarienne. Et elle se persuadait qu’en le faisant, ce serait
la volonté de Marc qu’elle accomplirait, elle exécuterait son
testament : ce qu’il n’avait pu faire, elle le ferait. Ainsi,
comme dans les vieilles croyances, l’âme du mort serait non
seulement vengée, mais alimentée, avec l’action qui est la
vie et qu’on lui avait retranchée. Assia lui verserait la
libation, le sang, son sang qui brûlait de se répandre, — et,
893
par surcroît, si l’on pouvait — (et l’on pourrait !) — le sang
de l’ennemi.
Mais la vengeance et la faim de l’action ne remplissaient
pas l’âme troublée de Assia, l’âme qui avait perdu son axe,
et qui devait s’en refaire un pour agir. Ses jours, ses nuits,
cherchaient le compagnon à ses côtés. Il avait beau être
Marc, son ombre, son souffle, ses membres chauds dans la
nuit : ce n’était pas lui, l’étreinte fiévreuse se refermait sur
le vide. Elle restait irrassasiée. Et avec le flot impitoyable
de la vie qui de jour en jour remontait, battait l’écluse,
Assia, sauvage et révoltée, crispait les poings contre sa
poitrine, que rongeait la faim, la faim de Marc, du
compagnon. Et, de jour en jour, les poings crispés et la
révolte se détendaient. Le compagnon devait venir. Il fallait
vivre !… Elle se disait :
— « Vivre pour Marc !… »
Quand elle l’eut dit, elle eut un sursaut, et devant son
miroir, dans son miroir, elle se cracha à la face. Mais la nuit
d’après, elle recommença :
— Vivre ou mourir… Mon cher petit, que te servirait-il
que je meure inutile ? Tu veux que je vive pour toi. Aide-
moi ! Si tu ne peux m’aider, il faut que je m’aide. Je ne le
puis seule. Trouve-moi un compagnon ! »
Il le lui trouva. Si ce n’eût été celui-là, c’eût été un autre.
Si elle ne le trouve, une Assia se le crée, elle se refait son
axe de direction.

894
Elle n’y arriva pas sans un long et tumultueux combat.
Assia n’est jamais dupe, même des illusions nécessaires
qu’elle construit. Mais quand est nécessaire l’illusion pour
qu’on reprenne pied dans l’agissante réalité, c’est donc que
l’illusion est un morceau aussi de la réalité ; et elle a droit à
se réaliser… Le droit, la force… Il faut qu’elle conquière
son droit.
Elle le conquit durement, orageusement… Assia disparut,
pendant des semaines. On ne la vit plus chez Annette. Puis,
Sylvie vint rapporter, l’œil mauvais, qu’on avait vu la belle-
fille, dans des soirées, très entourée, et qu’on parlait d’un
flirt qu’elle avait avec un Américain. Annette accueillait les
nouvelles, sans manifester ses sentiments ; et elle ne se
départit pas de son affection pour Assia.
Mais quand, après l’éclipse de plusieurs semaines, elle
vit Assia revenir, elle eut un trouble, qu’elle tâcha de
cacher. Elle le cachait maladroitement. Assia n’était pas
plus adroite. Les deux femmes sentaient bien qu’elles
avaient quelque chose de grave à se révéler. Mais aucune
des deux ne se décidait à parler. Assia, maintenant,
reparaissait presque chaque jour chez Annette. Mais elle ne
restait pas. À peine entrée, elle regardait la fenêtre et la
porte, comme si elle cherchait à s’évader. Tantôt elle était
très affectueuse, elle embrassait sans fin Annette. Tantôt
elle était irritable et répondait avec impatience. Ou elle
entrait, ne s’asseyait pas, tapotait de ses doigts agacés
contre un meuble, venait à Annette qui avait les yeux
baissés sur un travail, semblait sur le point de lui parler, ne

895
parlait pas, parlait d’un rien ; ou bien elle s’asseyait dans
l’autre chambre, ne bougeait plus pendant un quart d’heure,
et brusquement partait, ouvrant à peine la bouche pour dire
adieu.
Un jour qu’elle était là, plus taciturne encore qu’à
l’ordinaire, debout à côté d’Annette assise et paraissant
regarder l’ouvrage sur lequel Annette était penchée, — (les
yeux d’Annette voyaient de côté, à leur niveau, les mains de
Assia qui frémissaient), — Annette leva les yeux de
l’ouvrage et, bien en face, elle regarda Assia, qui la
regardait. Assia détourna les yeux, et son menton se mit à
trembler. Elle dit, irritée :
— « Qu’est-ce que vous avez à me regarder ? »
— « C’est défendu ? »
Assia, butée, continua :
— Qu’est-ce que vous avez tous l’air de me reprocher ? »
— « Moi, ma chérie ? »
— « Vous voulez me lier ! Est-ce que je ne suis pas libre
de ma vie ? »
Annette laissa tomber son ouvrage, prit les deux mains de
Assia aux poignets, elle l’attira, elle la serra autour des
reins, elle appuya sa joue contre le flanc, le regard levé vers
la bouche mauvaise qui se crispait, comme si elle avait mal
et voulait en faire. Et tendrement, elle murmura :
— « Ma pauvre petite !… »

896
Assia s’écroula à genoux, cachant sa face dans les
genoux d’Annette. Annette lui caressait les cheveux :
— « Bien sûr que tu es libre de ta vie ! Est-ce que tu ne
sais pas que je serais là pour défendre ta liberté, si
quelqu’un voulait te la contester ? »
Assia releva brusquement la tête. Ses joues étaient
enflammées. Elle saisit les mains d’Annette :
— « Vous me défendriez, vous ? »
— « Ne l’ai-je pas toujours fait ? »
Assia baisa les mains avec emportement, et de nouveau
s’enfouit le visage dans le giron d’Annette. Annette attendit
un moment :
— « Allons, raconte !… »
— « Je n’ose pas… »
— « Ose, mon petit… Ce qu’on ose faire, il faut oser le
dire. Et je le sais. »
Elle remontra peureusement ses yeux :
— « Vous savez quoi ?… »
Annette lui prit les joues entre ses mains :
— « Est-ce que ce visage a pour moi rien de caché ? »
— « Ah ! que vous devez me mépriser ! »
— « Mais non, mon petit : je te plains et je t’envie d’être
encore une fois prise par la vie. Je l’ai été assez de fois,
pour savoir ce que c’est. Grâce à Dieu, pour moi
maintenant, c’est fini. Mais ce ne l’est pas, pour toi, grâce à

897
Dieu ! Chère jeunesse, je vois encore dans tes yeux (ne les
détourne pas !) beaucoup de joies, beaucoup de peines.
Prends-les, ma fille ! Tu y as droit. »
Elle lui baisa les paupières.
Assia pleura :
— « Ah ! c’est affreux !… Je ne le voulais pas !… »
Annette la souleva du sol, tendrement ; elle l’assit sur ses
genoux, elle lui essuya les yeux avec son mouchoir. elle la
moucha comme un enfant. Assia lui avait passé les bras
autour du cou, et, la bouche appuyée au creux de l’épaule
d’Annette, elle avait les yeux embués qui regardaient d’un
autre côté. Annette pressa ses lèvres contre l’oreille, et tout
bas :
— « Dis maintenant. Qui aimes-tu ? »
Assia, d’une voix basse et oppressée, mais qui peu à peu
s’animait, raconta.

Annette se montra surtout attentive à ce que Assia dit de


celui avec qui elle s’était engagée.
C’était un jeune ingénieur américain, qui avait travaillé
quelques années en U. R. S. S. et qui, venu pour le travail,
avait fini par être pris par les travailleurs. Howard Drake
était arrivé en Russie, imbu de son orgueil de technocrate
américain, pour qui les masses sont, comme le monde de la
matière, un instrument aux mains expertes des maîtres
techniciens. Il avait la loyauté d’avouer que s’il avait appris

898
aux masses de là-bas à mettre l’homme au service de la
machine, elles lui avaient appris en retour à mettre la
machine au service de l’homme. C’était une vieille vérité,
que l’individualisme américain croyait sienne, et qu’il avait,
sans s’en apercevoir, oubliée. Il n’était pas trop tard pour la
réapprendre, à l’école de ses élèves du vieux monde rajeuni.
Drake apportait même un plaisir paradoxal à représenter ces
matérialistes de Russie, ces tueurs de Dieu, contre qui
l’idéalisme d’Europe et d’Amérique faisait croisade,
comme les vrais idéalistes sans le le savoir, contre le
matérialisme masqué, musqué, des faux-dévots et des bien-
pensants d’Occident.
Annette, qui demanda à le connaître, vit un grand garçon,
au poil roux, aux yeux candides et riants, en qui s’alliait,
comme en bien d’autres de sa race, un esprit d’entreprise
âpre et retors à une solidité de sentiment, d’une fraîcheur
reposante. Il s’était épris sincèrement de Assia ; il ne voyait
aucunement les différences des deux natures et des deux
races : par réaction contre les préjugés de la sienne, il
voulait croire que toutes les races étaient semblables, et il
mettait à l’affirmer le même entêtement borné que ceux des
siens qui se jugeaient de la race élue et refusaient aux autres
l’égalité. Il n’était pourtant pas sans connaître les risques
d’une compagne qui lui apportait un jeune passé déjà
chargé : (on pouvait être sûr que Assia ne lui en avait rien
caché ! Elle était loyale, jusqu’au vice). Mais Drake en
acceptait les risques.

899
Il avait cette absurde et vigoureuse confiance de l’homme
amoureux, et de l’Américain qui croit en sa force : c’est,
après tout, la meilleure façon pour que les autres y croient !
Et (ce qui est mieux) il possédait ce respect américain pour
la femme et pour les privilèges que les mâles Anglo-Saxons
volontairement attribuent à leurs femelles, afin d’en
rehausser, à leurs yeux, le prix.
Annette dit affectueusement à Assia qu’elle avait plus de
chance qu’elle n’en méritait ; et après en avoir discuté avec
elle, elle approuva son choix. Elle fut, en toutes ces
circonstances, vraiment la mère de Assia. Elle ne tenait en
considération que les intérêts de sa fille.
De son fils mort, il n’était pas question. Ce fut Assia qui
en parla ; se taire sur ce qu’on a de profond et qui vous
poigne était une vertu qu’elle ne connaissait point. Elle dit :
— « Mon Dieu, mon Dieu !… Mon pauvre Marc !
Comme il souffrirait, s’il savait !… »
Annette eut une petite crispation, au coin de la bouche,
mais elle l’effaça aussitôt… Cette malheureuse Assia ! Elle
était forte pour torturer elle et les autres, avec des pensées,
sans rien faire pour éviter les actes, dont les pensées la
torturaient… Annette dit :
— « Marc t’aimait trop pour ne pas aimer ton bonheur. »
Assia insistait :
— « Je suis infidèle… »
— « Là où il est, ces mots n’ont plus cours ; il n’est plus
question de réclamer ses droits de propriétaire. »
900
— « Mais là où je suis, je me trahis. »
— « La trahison, c’est la vie. Apaise-toi ! »
— « Je ne m’apaise pas. Je l’ai aimé. Je me suis donnée.
Je me suis liée. »
— « Je te délie… Tu ne seras pas libre longtemps. »
— « Je ne puis pas l’être ! Et si je ne le suis pas, je
souffre. Comment faites-vous ? »
— « J’use mes liens, »
— « Ah ! j’y userai plutôt ma peau. Ils sont incrustés
dans ma chair. Ils me font mal ; et il me les faut. Je ne les
arracherai qu’avec ma vie. »
— « Vis avec eux ! Aime ton mal ! Tu es faite pour lui.
Voudrais-tu d’une vie qui fût sans liens et sans révoltes
contre tes liens ? O cher tourment ! »
— « O cher tourment !… Oui, je le suis. Je le suis, pour
moi et pour tous ceux que j’aime… Et je vous aime… Mais
je ne comprends pas comment vous, vous pouvez
m’aimer ! »
— « Qu’est-ce que tu veux ? » dit Annette, avec un rire
tendre. « Je suis comme toi. J’aime mon cher tourment. »
(Elle l’attira contre sa poitrine.) « Il me fait jeune. Reste-le
longtemps !… »
Les deux femmes s’embrassèrent. La moins jeune n’était
pas celle aux cheveux blancs.

901
Quand le mariage fut annoncé, Sylvie suffoqua
d’indignation. George fut atterrée. Sans raisonner ses
sentiments, elle ne pouvait plus rencontrer Assia ; elle
l’évitait maladroitement : quand elle entendait dans
l’antichambre la voix de la jeune femme qui entrait, elle
sortait précipitamment par une porte de côté ; elle n’aurait
pu lui dissimuler son air glacé. — L’air de Sylvie n’était
point de glace ; et elle ne cherchait point à le dissimuler.
Elle était dure et méprisante. On eût dit que Assia lui eût
fait une offense personnelle ; et en vérité, elle n’était pas
loin de penser que Marc lui avait laissé ses intérêts à garder,
et que l’offense à lui était à elle. — Annette eut beaucoup à
faire de s’interposer entre ces gardiens du mort, qui ne leur
avait point demandé de le garder, et l’ombrageuse Assia,
qui se hérissait comme un chat sauvage contre ces faces
hostiles et leur blâme étalé.
Quand Sylvie sut que Annette acquiesçait, elle retourna
contre elle sa colère.
Annette dit :
— « Voyons, voyons, laisse vivre ! »
— « Alors, ça ne te fait rien, à toi ?… »
— « Ce que ça me fait à moi, ne regarde que moi. Ce que
ça te fait à toi, ne regarde que toi. Il s’agit d’elle. Elle a le
droit. »
— « Le droit, le droit d’abandonner notre petit, et moins
d’un an après qu’elle était dans son lit ! »

902
— « Cette enfant a sa vie devant elle. Nous, la nôtre est
par derrière, avec ceux qui sont tombés. Nous suffisons à
les veiller. Que ces jeunes gens poursuivent leur route !
Sylvie, c’est bon de marcher droit devant soi, sans se
retourner, quand on n’a même pas atteint encore les trente
années ! »
— « Je ne tolère pas qu’elle oublie ! »
— « Et toi, t’en es-tu privée ? »
— « De quoi ? D’oublier ? Jamais ! Rien de ce que
j’aime. Rien de ce que je hais. »
— « Ne te vante point ! Tu ne me trompes point. Ni toi ni
moi n’aurions pu vivre, sans l’oubli. L’oubli féroce et
pitoyable, qui fait qu’on meurt et ressuscite Sylvie, Sylvie,
combien de fois nous sommes mortes et nous avons
ressuscité, laissant derrière nous nos mortes !… »
— « Nos mortes ? Qui ? »
— « Nous : Où est-ce qu’elles sont, les Annettes et les
Sylvies d’antan ? »
— « Je les vois toujours, les Annettes, toutes les
Annettes », dit Sylvie, lui prenant les mains, les yeux
brusquement adoucis, avec un éclair de tendresse. « Je
retrouve toutes les pierres du Petit Poucet, que tu as semées
sur le chemin. »
— « Eh bien, retrouves-y aussi le petit caillou dur et
brûlant qu’était la Sylvie, à l’âge de cette enfant ! Et que
cela t’incite à l’indulgence ! »

903
— « Je ne le suis point pour moi. Pourquoi le serais-je
envers cette autre chienne ? »
— « Ne fais point l’embigotée, à présent ! Je t’aime
encore mieux chienne que bigote. Les chiens, du moins, ont
de bons yeux. Fais tes bons yeux ! »
— « Mire-les ! Pour toi, à toi. — Mais pour elle, à elle,
non, non et non ! »
— « Tu as tort. Pardonne et donne ! »
— « J’ai tort… Peut-être… Mais il me plaît d’avoir
tort… Je ne lui pardonnerai jamais… Au reste, qu’elle
épouse qui la chausse ! Et que son chat botté nous en balaye
le plancher ! Bon voyage ! Je gratterai avec mes ongles
jusqu’à sa trace ! »
Annette haussa les épaules et se tut. Quand Sylvie était
enragée, le bon Dieu même aurait dû baisser pavillon.
Annette et Assia s’arrangèrent pour passer seules
ensemble les dernières journées. L’hostilité des autres, ou
leur désapprobation polie, que Assia lisait même dans les
compliments de Julien et de Bruno, la pointe secrète d’un
remords qui la vrillait, lui faisaient mieux apprécier la
compréhension d’Annette. Elle en avait besoin, vis-à-vis de
soi, pour s’affirmer son droit. Elle était sûre de son droit : il
n’eût pas fait bon y toucher ! Mais elle était de celles
qu’aucun scrupule n’empêche de vaincre, et qui, la victoire
faite, s’en retournent chercher les scrupules laissés à la
porte. Il faut que le monde, dont elles n’ont pas tenu compte
pour passer outre, les aide maintenant à balayer la poussière

904
faite par leurs pas. Le monde ne bouge ! Nul ne balaye
devant la porte de son voisin ; on serait plutôt enclin à
envoyer de son côté la crotte. Annette devait s’ingénier à
faire reluire le seuil de Assia, sa conscience troublée. Et
comme l’âme jeune est avide, après un deuil, de happer le
bonheur qui s’offre, Assia ne demandait qu’à se laisser
convaincre : elle rayonnait. Il en demeurait, chez Annette,
quoi qu’elle en eût, quand elle se retrouvait seule au logis,
une poignante mélancolie. On ne peut pas contenter tout le
monde, tous ceux qu’on aime, tous ceux qu’on a dans son
cœur, les vivants et les morts ; chacun soupire : — « Ma
joie, ma peine… » ; et ce qui fait la joie de l’un fait de
l’autre la peine. C’est aux plus âgés à céder leur part. Seule
enfermée avec son grand fils, son aîné, — (les morts sont
toujours les aînés des vivants) — Annette l’entendait dire :
— « Donne ma part ! Qu’en pourrais-je faire ? Qu’elle en
profite ! Qu’elle soit heureuse, notre enfant ! Qu’elle aime
encore ! Soyons heureux de la voir revivre ! »
Jamais Assia ne se montra plus filiale et plus tendre
qu’en ces derniers jours avec Annette. Elle lui livra les plus
lointains secrets de sa vie passée, de son âme présente, —
certains qu’elle n’avait confiés à personne, même pas à
Marc sur l’oreiller, (et Dieu sait qu’elle lui en avait fait
goûter, dont il se serait bien passé !) — Ils n’étaient pas
souvent flatteurs pour elle ; mais il lui semblait qu’elle
n’avait pas de meilleures marques de sa reconnaissance à
donner que ces aveux qui la dépouillaient de tout prestige ;
elle se remettait, sans voile et sans défense, aux mains

905
d’Annette. Elle savait bien que ces mains accepteraient tout,
ne rejetteraient rien. Et c’est un tel soulagement ! Une fois,
une unique fois dans sa vie, pouvoir se montrer comme on
est, comme on ose à peine se regarder dans le miroir, — et
s’entendre dire, après : — « Ma fille… » — Même avec
Annette, ce n’était possible que parce qu’on allait se
quitter…
Oui, Annette accueillait, comprenait. Elle comprenait la
valeur de présent qu’avait dans l’esprit de Assia cette
confession sans retenue. Elle ne laissait pas d’en ressentir
un frémissement au bout des doigts. Tout ce fond d’âme,
qu’on ne remue pas habituellement… Elle en avait pourtant
beaucoup vu et connu, en sa vie ! Mais cette jeune femme
lui en révélait encore certains aspects inattendus. Ces
monstres du cœur et de la pensée !… Son pauvre Marc avait
couché, auprès. S’en était-il douté ?… Il en avait
d’autres !…
— « Et j’ai les miens… Toute cette jungle !… On est tout
de même plus tranquille, là où il est… » Mais elle serra
dans ses bras la chère fille au tendre corps, qui recelait cette
fièvre et ces ténèbres cruelles — et, dans l’élan de sa
confiance sauvage, qui venait lui en faire don.
Assia lui fit un plus beau don, plus pur, et qui lui coûta
davantage. Elle remit à la grand’mère la garde de l’enfant.
Il faut avouer qu’il l’eût gênée. Quand on recommence une
lune de miel, on ne se charge pas sans embarras d’un
quartier de la lune effacée. Il rappelle trop les nuits éteintes.
Mais ce n’en était pas moins un sacrifice. On pouvait

906
reprocher à Assia d’aimer mal tout ce qu’elle aimait, —
sauf son amant. Elle aimait désordonnément. Mais on ne
pouvait lui reprocher de manquer d’amour pour son enfant.
Elle l’aimait avec emportement, d’une possession
animale… « Mien ! Je l’ai fait. Je le tiens encore au
nombril. Il m’appartient… » Mais elle n’entendait pas lui
appartenir. L’instinct de Assia ne se souciait pas de justice,
au marché. Elle l’oubliait, le reprenait. Elle ne pouvait pas y
fixer sa vie et sa passion. Et comme son intelligence était
juste, capable au moins de voir le juste, elle se rendait
compte qu’elle faisait tort à l’enfant, et qu’elle lui en ferait
bien davantage, dans l’avenir : car voir son tort ne l’eût
point fait changer, d’une ligne. Le plus grand effort de
volonté qu’elle pût consentir était de renoncer à cette
possession, puisqu’aux devoirs de cette possession elle
reconnaissait ne point satisfaire. Mais elle ne se dépouillait
point sans déchirement. Et elle voulait que Annette
appréciât le sacrifice qu’elle lui faisait. Elle ne l’eût fait à
aucune autre. Annette savait et appréciait. Ce sacrifice, elle,
elle ne l’eût fait à personne. Pas même (elle se l’avouait en
ce moment), si le bien de l’enfant l’eût exigé. Elles étaient
bien faites pour se comprendre à demi-mot, les deux
passionnées !
La veille au soir du départ, la dernière nuit, Assia, reprise
d’un violent accès de désespoir, cria qu’elle ne voulait plus
du nouveau mariage, qu’elle ne voulait plus quitter son
Marc, qu’elle voulait rester, avec Annette, à le garder…
Annette lui dit :

907
— « Va, ma fille ! Va te battre ! C’est pour Marc.
Combats pour lui, pour ce qu’il a voulu, pour ce qu’il n’a
pas pu ! Pour notre cause ! »
Assia tressaillit. Elle saisit les deux bras d’Annette :
— « Pour notre cause ? Vous en êtes donc ? »
Annette inclina la tête :
— « Je suis avec notre Marc. Marc est en moi. Les lois
du monde sont renversées. Je l’ai enfanté. Et c’est lui qui
m’enfante à son tour… »
Assia l’étreignit :
— « Mère de mon Marc ! Fille de mon Marc !… Tout ce
qui me reste de mon foyer !… »
— « Et n’oublie pas ta petite flamme, — ton Vania ! »
— « Gardez-la moi entre vos mains ! »
— « Je la garde, et je te garde… Va, ma fille, quoi qu’on
devienne toutes les deux, tu trouveras toujours en moi la
gardienne du foyer, pour t’accueillir et te défendre, s’il le
fallait, contre le monde entier. »
— « Le monde n’est rien, et je m’en charge », dit Assia.
« Défendez-moi contre moi-même. Je serai votre bras.
Soyez mon cœur ! »
Assia partit avec son mari. Annette resta avec son Marc.
Elle devait maintenant lui remplacer celle qui était partie.
Et il était là, assis près d’elle, dans la chambre, — le
regard vivant, les bras, les jambes paralysés, l’esprit
brûlant ; il lui disait :
908
— « Marche, pour moi ! Agis, pour moi ! Pour moi,
combats ! »

L’ère des batailles était rouverte. Depuis vingt ans, elle


n’avait jamais été fermée. Mais la grande guerre de 1914
n’en était que la porte d’entrée. Et par la porte avait passé la
Révolution.
Elle n’était pas seulement une explosion sociale, qui
soulevait le sol, dans l’un ou l’autre pays. Elle minait, dans
ses profondeurs, toutes les formes de l’esprit. Toutes les
conceptions morales et sociales en étaient sourdement
modifiées. La raison pure, qu’avait atteinte la connaissance
de l’universelle Relativité, avait été, selon son droit
d’aînesse — (on la prétend la dernière-née, je crois le
contraire ; mais si c’était même, le droit d’aînesse, comme
Jacob, elle l’a volé) — la raison pure avait été, la première,
le théâtre de la Révolution nécessaire. Sans qu’on s’en
doutât, elle exerçait son véritable rôle d’ « excitatrice
souveraine du mouvement humain. » Comme le disait
Schopenhauer, « oui, si la vie n’est pas un contre-sens et
une déchéance, la Révolution est tout, enveloppe tout, et
elle devient une grande métaphysique » [3].
Seulement, ajoutait l’âpre bouddhiste de Francfort,
« défiez-vous des métaphysiques douceâtres ! N’oubliez pas
que le grand problème n’est pas celui du bien, c’est celui du
mal. Une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers
les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de

909
dents, le formidable pandaemonium du meurtre universel,
n’est pas une philosophie. »
Le bruissement de cette mer remplissait le monde. Il
fallait être sourd, comme voulait l’être une égoïste
bourgeoise qui se claquemurait dans les derniers restes,
menacés, de son confort, pour ne pas entendre ce flux
montant de souffrance et de révolte. Les oreilles d’Annette
n’en perdaient rien. Grâce à Julien Davy, qui recevait
quotidiennement de tous les pays martyrisés,
principalement de l’Est de l’Europe, une masse de lettres,
de documents, de cris d’appel, elle restait en communion
avec cette Passion de l’humanité. Elle n’en était pas
accablée, comme Julien, sur qui pesait la monotonie de ce
lamento et le sentiment de son impuissance à secourir les
victimes. Elle avait payé son dû, son plus grand amour, son
fils sacrifié à la peine des hommes ; ce qu’elle avait de plus
cher, elle l’avait donné ; elle n’était pas, dans la tragédie,
une spectatrice, que déprime la honte inavouée d’être
épargnée ; elle avait droit de prendre rang parmi les masses
des opprimés ; et, n’ayant plus rien à perdre, elle en voyait
plus hardiment le chemin par où les peuples devaient
passer.
Le chemin se trouvait, pour l’heure présente, bloqué. La
Révolution, en Europe, avait laissé prendre à la Réaction
l’initiative de l’offensive. Privée de l’appui effectif de l’U.
R. S. S., qu’accaparait la nécessité de son énorme
construction, — cette Russie pareille à un animal géant qui
mue et doit, pendant le temps où sa nouvelle peau est

910
encore tendre, se tenir à l’écart des combats, — l’Europe
révolutionnaire n’avait pas su s’organiser. Une incroyable
timidité paralysait ces partis socialistes, que le
parlementarisme avait, en deux générations, vidés de foi et
d’énergie. Ils demeuraient ligotés dans un absurde souci de
légalité, dont leurs adversaires, les grands bourgeois
fascistes, plus évolués, ne s’inquiétaient guère pour les
écraser. Par le plus dérisoire des paradoxes, ceux qui
auraient dû, par tous les moyens et à tout prix, frayer la voie
à l’ordre nouveau, se faisaient les soutiens peureux de
l’ordre ancien et de ses principes mangés des vers, auxquels
les chefs cyniques et lucides de la Réaction ne croyaient
plus : (ils s’en servaient, quand les principes les servaient,
et les violaient, quand les principes les gênaient.) Ces
socialistes légalistes, que leurs rancunes fratricides contre
les communistes rejetaient, de jour en jour, vers le passé,
craignaient le combat, non seulement par crainte du combat,
mais par crainte du résultat. Ils avaient peur de la défaite. Ils
eussent eu peur de la victoire. Ils avaient perdu confiance en
soi. Le sang de l’action se retirait d’eux… Et ceux chez qui
ce sang coulait, les communistes, ne savaient pas où
l’employer, le dépensaient en vaines querelles et en
menaces, en poings levés, en chants de parade, en
rodomontades, qui dispensaient des silencieuses et tenaces
disciplines préparatoires à l’action réelle organisée, et qui
éveillaient l’ennemi, qui l’incitaient à s’armer.
L’ennemi avait pris les devants. Ses chefs avaient su
exploiter la panique imméritée, que ces bavards de la

911
Révolution, par leurs menaces imprudentes, inspiraient aux
troupeaux inquiets. Par toute l’Europe, le fascisme se posait
en défenseur de l’ordre moral et social, du bas de laine, du
coffre-fort, de la famille, de la patrie, de « la mère
malade », et du Père Dieu. Les grands bourgeois, à juste
titre peu confiants en leur propre énergie, avaient été assez
sagaces pour remettre la trique à des Duci et des Führer,
sortis du peuple, dont l’énergie était intacte, et qui de loups
se faisaient chiens de garde. À la dictature du prolétariat on
opposait la dictature de prolétaires traîtres à leur classe et
investis, temporairement, pour la river au banc de chiourme,
de pouvoirs illimités. D’un pays à l’autre, la peste, ou noire,
ou brune, du fascisme, se propageait ; sa virulence croissait,
avec le succès. Même la France et l’Angleterre, dernières
banques de dépôts où l’on gardait dans des coffres les
libertés démocratiques, désapprenaient d’en faire usage et
les retiraient de la circulation.
Le temps n’était plus à tergiverser. Ou pour, ou contre !
Les discussions académiques sur la violence ou la non-
violence n’étaient plus de saison. Il s’agissait de faire bloc
de toutes les forces, et de violence, et de non-violence,
contre le bloc de toutes les forces de la réaction. Tout devait
avoir place dans l’armée : le grand Refus organisé de
Gandhi, et les troupes d’assaut de Lénine. L’objection de
conscience, les grèves d’usines et de transports,
l’insurrection, tout était arme, pour le combat, que l’esprit
d’Annette maintenant acceptait. Il reconnaissait le combat
nécessaire. Et loin de se retirer dans le rêve de l’Un, que lui

912
avait ouvert la flûte du chevrier, elle en puisait, par ses
racines, du fond de la terre, les énergies ; et elle les
transfusait dans l’action. Que serait l’Un, si le sang de
l’action n’y circulait point ? L’Un est en acte. L’Un est en
marche. S’il s’arrêtait, un seul moment, tout croulerait.
Tout croulerait, pour une Annette et pour ses frères et
sœurs d’Occident. Car la pensée prend le visage de la
volonté vivante, où elle se coule comme un métal brûlant
dans un creuset. La même pensée qui, dans les veines de
Gautama, est le sourire du Nirvana, — dans celles d’une
fille d’Europe est le sourire éginétique d’Athéna dans le
combat. Lorsque le comte Bruno Chiarenza redit le mot des
sages des neiges du Thibet :
— « Faire, n’est rien. Défaire, est tout… » (défaire
l’écran, défaire le moi qui s’interpose entre l’esprit et le
soleil),…

Annette l’entend (et il n’est pas sûr que Bruno ne l’entende


aussi) comme un appel à la Révolution. Défaire le réseau
serré des illusions et des préjugés, le filet étouffant du vieux
monde. Briser les liens du Prisonnier de Michel-Ange. Faire
sauter sous la poussée de la vie nouvelle, les écluses de la
vie morte, du passé… Quand elle se reconnaît dans cette
rivière, aux moires enchevêtrées, où son Saint-Bruno de
l’Himalaya lui montre l’image du moi aux myriades
d’individualités, — quand elle y voit, parmi les autres,
passer sa moire, et toute la ronde qui s’achemine, en
tournoyant, vers l’Océan, ainsi que le cortège de Bacchus

913
indien, — il n’y a point de risque que cette sagesse, ce
délire sacré de l’Asie, qui réveille dans l’âme d’Europe de
profonds échos (car elles sont filles de la même mère), lui
fasse perdre sa dévorante activité. Elle ne se perd dans cette
masse en mouvement que pour s’y retrouver multipliée.
Dans cette farandole de l’esprit-Gange, qui s’achemine à
gros bouillons vers l’Océan, ce n’est point l’Océan qui
l’attire, c’est le fleuve. Elle l’épouse. Elle entend battre
dans ses artères le pas de la Grande Armée.

On ne tarda pas à connaître, dans les assemblées


populaires, la femme en deuil, sa figure calme, un peu
lourde, aux yeux bovins, qui paraissait, au repos, s’assoupir,
distraite, lointaine, effacée, — mais qui, lorsqu’elle se levait
et qu’elle parlait, s’illuminait instantanément d’un flot de
jeunesse, et qui, sans hâte, sans hausser le ton, d’une voix
posée, n’hésitant jamais, plantait dans l’esprit de la foule sa
parole ferme, menant toujours à l’action précise.
Julien Davy avait été bien étonné, quand Annette lui
avait demandé à l’accompagner dans un de ces meetings de
lutte contre le fascisme, qu’il présidait. Annette ne le fut pas
moins, lorsqu’elle fut amenée à y demander, un soir, la
parole.
Elle n’avait, jusqu’à ces temps, jamais été attirée par les
discussions publiques. Quand elle y assistait, du fond de la
salle, elle voyait les discuteurs sur l’estrade. À présent
qu’elle était assise sur l’estrade, face à la foule, elle recevait
au visage le souffle de ces masses ; en elle entrait leur
914
attente passionnée. Cette attente était rarement repue par les
discoureurs sur l’estrade, qui suivaient le fil de leur verbe.
Ils se dépensaient trop en débats de partis, dont les querelles
étaient indifférentes aux écouteurs ; et ils ne percevaient pas
l’appel muet et pressant qui leur était fait :
— « Montre-nous le chemin, le chemin droit où
marcher !… »
Annette l’entendit, comme si cet appel, c’était elle-même
qui le jetait ; et puisque personne n’y répondait, elle se leva,
elle fut forcée, il lui fallait le redire tout haut et y répondre,
— ainsi que fait, dans le drame antique, la coryphée.
Le son de sa voix, aux premiers mots, l’étonna ; la voix
lui revenait, comme d’une autre qui la dépassait, d’un autre
moi grossi des flots de l’assemblée. Mais presque aussitôt,
elle réalisa cette fusion de celui qui parle avec la foule, qui
fait la force de l’orateur-né. Elle n’avait pourtant rien dans
sa façon qui eût affaire à l’éloquence. Elle agissait par son
absolue simplicité et par son calme, qui prêtait un relief à la
hardiesse de la raison. Ce calme inspirait aux auditeurs une
confiance exaltante en eux et en la cause qu’ils défendaient.
Elle devint promptement populaire. Elle sentait, dans ces
assemblées, que son fils était auprès d’elle. Et il l’était, aux
yeux de beaucoup de ceux qui l’écoutaient : car on sut vite
l’histoire de Marc ; et elle devint légendaire. On voyait
ensemble le fils et la mère.
Elle contribua, par sa netteté, par son esprit de femme,
simplificateur et pratique, à opérer un reclassement,
nécessaire, des partis. Indifférente aux étiquettes et au
915
formalisme bureaucratique, elle obligeait ceux des deux
Internationales, sœurs et ennemies, à se compter sur le
terrain de l’action. On discuterait plus tard la théorie ! La
véritable ligne de démarcation entre les partis est entre ceux
qui veulent et ceux qui ne veulent pas agir. Tous les
prétextes idéologiques pour ne pas agir, sont des masques.
La main de la femme les arrachait, sans égards, à l’irritation
des politiciens de partis, dont elle troublait le jeu équivoque.
Mais la foule est femme : elle approuvait. Elle a besoin de
situations nettes. Annette veillait à ce que les débats ne se
perdissent point en en confusionisme oratoire ; elle excellait
à les ramasser, à la fin, en une motion claire et pratique. —
Elle se dépensa beaucoup en participation active aux divers
organismes d’aide et d’action internationale, aux Secours
Rouge et Ouvrier, aux Ligues contre l’Impérialisme, contre
le Fascisme, et contre l’Oppression coloniale. Une fois le
bras dans l’engrenage, tout y passait. Elle dépensait plus
qu’il ne lui restait dans son sac. Ce fameux calme, qu’on
admirait, lui coûtait une surtension de la volonté contre la
pression intérieure. Sous l’apparence de flegme d’une
femme grande, robuste, assez corpulente, que l’âge un peu
appesantit, sans entamer son énergie, le cœur surmené
commençait à trahir.
Les médecins, selon leur habitude, lui faisaient mystère
de son vrai mal. Ils tablent toujours sur l’amour anxieux de
la vie. Ils ne peuvent pas imaginer que, pour tous les
hommes, perdre la vie ne soit pas le malheur suprême et la
terreur inavouée. Comme si le fruit mûri de la fin

916
d’automne n’avait pas une volupté à se détacher !…
Annette souriait de leurs explications enveloppées. Elle en
savait assez, par son expérience d’infirmière et par
l’intimité d’hommes du métier, comme Philippe Villard,
son ancien amant[4]. Elle l’avait revu récemment. Il était
maintenant un vieux homme au front ravagé, les yeux
toujours brûlants d’un feu inassouvi, la bouche lourde et
dégoûtée, chargé d’honneurs et n’en ayant jamais assez,
comme cet autre, Berthelot le Grand (celui de l’autre
siècle), dont on disait que son sépulcre au Panthéon était la
seule place dont il n’eût pas été avide de prendre
possession : (s’il n’en était pas avide, c’est qu’il était sûr
qu’il l’aurait : ce dont on est sûr n’a plus d’intérêt).
Philippe, repu, irrassasié, cherchait sans trêve, comme le
loup « qaem devoret » ; et la misère du butin — le monde
rongé jusqu’à la moelle — l’enrageait. Annette et lui
n’avaient jamais cherché à se revoir, — sans s’être jamais
perdus de vue. Mais après la mort de Marc, qui avait remué
quelques échos dans la presse de Paris, Philippe croisa dans
une rue la mère en deuil, qui marchait droite et fière, le
front haut, ainsi que ces femmes d’Italie qui portent sur
leurs têtes leurs lourds fardeaux. Et, saisi d’admiration, il
l’aborda. Ils n’avaient presque plus une idée commune. En
politique, Villard était partisan des dictatures ; il traitait les
masses humaines en troupeaux ennemis qu’il fallait broyer
et dompter, comme l’homme — (l’homme digne de ce
nom : le maître) — a su faire des autres animaux. Les
mouvements de masses appartenaient, selon son dur esprit,
aux forces aveugles de la nature, — comme les épidémies.
917
Entre Julien Davy et lui, il y avait une antipathie foncière,
qui, par égard pour Annette ne s’exprimait point, — mais
implacable.
Et pourtant, Philippe Villard et Annette, quand ils étaient
seuls ensemble, ne se heurtaient point à leur barrière. Il
existait toujours entre eux — qui les liait — l’étreinte
ancienne, ces profondes racines de la chair : (chair est
esprit). Ils se connaissaient dans l’amour et dans le combat ;
ils connaissaient leurs forces et leurs faiblesses ; celles de
l’un appartenaient un peu à l’autre : chacun des deux y avait
mordu. — Et il y avait encore ceci, secret, qui les
rapprochait : qu’ils se savaient tous les deux, condamnés.
Aux premières questions que Annette lui posa sur son
mal, il avait été droit au but : (il ne mâchait jamais ses
mots). Il lui avait, de lui-même, décrit les symptômes
qu’elle ressentait, cette douleur qui la peignait dans la
poitrine et s’irradiait sous l’aisselle gauche, le long du bras
jusqu’aux ongles. Il discernait, au-dessous des paupières,
l’enflure bleuâtre de la face, et cette pâleur de la main…
Langage connu ! Il le lisait, à première vue. Ce corps était
celui de la femme qu’il avait possédée. Mais bien qu’elle et
lui se souvinssent, il le scrutait, en ce moment, du regard
froid du médecin ; et elle le voyait, comme lui, du dehors ;
elle se sentait étrangère à ce corps. Elle dit :
— « C’est l’angine de poitrine ? »
Il dit :
— « L’angine classique. »

918
— « En cela, du moins », plaisanta-t-elle, « vous ne direz
pas que je suis une romantique. »
— « Vous avez toujours été, au fond, une classique sans
le savoir. »
Il la regardait se rhabiller.
— « Mais où en suis-je ? » demanda-t-elle.
— « Plus au début. »
— « Ça, je le sais. »
— « Il y a déjà un bon bout de chemin de fait. »
— « Et qu’est-ce qu’il en reste ? »
— « C’est selon. Il s’agit de ménager vos pas. »
— « Je ne marche plus guère. »
— « Même ne bougeant plus, vous trouveriez toujours
moyen de courir comme une dératée ! »
— « Et savez-vous le moyen de l’empêcher ? »
— « Je ne le sais pas ; et si je le savais, je ne le dirais
probablement pas : il y a des remèdes qui tuent plus
sûrement que le mal. »
— « Mourir du mal, ou du médecin !… Va pour le
mal ! »
Il l’approuvait. Il se savait lui-même condamné par une
affection des reins qui ne pardonne pas. Mais il n’en parlait
à personne, et continuait de poursuivre sa chasse, comme
s’il devait vivre éternellement. Il eût donc laissé Annette
poursuivre la sienne, s’en remettant à son expérience de

919
gouverner son bâtiment. Mais il mit pourtant le holà à son
activité dans les meetings et les comités. Ici, sa consigne de
médecin était d’accord avec son antipathie pour l’action
sociale d’Annette : bonne occasion, pour la boucler ! Son
antidémocratisme se doublait d’une aversion particulière
pour la toquade des femmes qui s’immiscent dans la
politique. Annette ne s’y trompa point ; naturellement, elle
s’obstina. Mais le mal se chargea de la rappeler à la raison.
Elle avait trop de bon sens pour persister. Elle détela.
Philippe eut le triomphe immodeste.
— « Ne vous hâtez point », lui dit-elle, « de chanter
victoire ! J’ai plus d’une corde à mon arc. »
— « Mais vous n’avez, l’amazone, que vos deux bras
pour le bander ! »
— « Vous vous trompez. Je m’en suis fait d’autres. »

Elle avait, là-bas, sa fille Assia. Et ici, près d’elle, ce


petit, le fils de son fils. Elle se retrouvait, comme trente ans
avant, avec un enfant à couver.
Mais rien ne recommence. Ce n’était plus le même
enfant. Elle n’était plus la même femme. Quand on a
parcouru trente ans de route avec un fils, et qu’on reprend
au commencement, on n’a plus la même fièvre d’attente.
On sait où mène le chemin et, comme sur la carte au jeu de
l’Oie, les puits, les prisons et les joies qu’on retrouvera
échelonnés : il y a toujours le risque des coups de dés ; mais
la contrée n’offre plus le trouble de l’inconnu : on l’a

920
battue. — Bien entendu, l’on se trompe 1 Car, dans
l’intervalle, le paysage a été modifié par le passage d’une
génération. D’autres fondrières se sont ouvertes, et des
anciennes ont été comblées. On risque d’être, plus d’une
fois, égaré par la fidélité même des souvenirs.
Et puis, il y a ce petit être nouveau, qui a beau être fait
avec des morceaux de l’ancien, il est un autre — un autre
monde — un autre temps. C’est, en vérité, déconcertant. Il a
les mêmes yeux, les mêmes traits. Il vous regarde… Avant
même qu’il ait parlé, on sent, on sait qu’un hôte nouveau,
une nouvelle ère, sont entrés dans la maison. Et ce petit être
qui vient d’arriver, à qui vous apprenez à marcher, va se
trouver, du premier coup, d’aplomb sur un terrain qu’avant
d’avoir exploré il connaît déjà beaucoup mieux que vous. Il
est de plain-pied avec l’aujourd’hui. Ils sont d’entente. Et
vous, vous restez à la porte…
Il dépend de vous, de passer le seuil. Osez entrer dans
l’avenir ! C’est bien facile, pour qui se décharge du passé !
Mais Annette ne voulait pas, ne pouvait pas ; elle entendait
ne sacrifier aucun des deux. Pour arriver à faire entre eux
l’harmonie, il lui fallut plus d’un jour. Les premiers temps,
Annette se borna à observer maternellement le petit Jean.
Elle avait autant à apprendre de lui, que lui d’elle. Et ils
avaient George comme truchement.

La plus étrange, la plus charmante association s’était


formée entre la jeune fille et l’enfant. Quinze années d’âge
les séparaient, les unissaient. Le garçonnet de moins de huit
921
ans, la grande fille de plus de vingt-trois, s’étaient, d’un
secret accord, décrétés roi et sujet l’un de l’autre… — « Tu
m’appartiens. Tu es mon bien… » On n’avait pas eu besoin
de poser des conditions. Sans conditions ! — « Je suis ton
bien. Je t’appartiens. » Traité signé !… « Ce n’est pas ta
volonté. C’est mon plaisir. Et mon plaisir est ton plaisir… »
Quel peut bien être le terrain commun entre ce petit et
cette grande ? — Tous les terrains. Et tous les liens qui
peuvent rattacher l’un à l’autre deux êtres humains, — hors
celui qui noue ensemble les deux sexes. Ils étaient juste,
l’un et l’autre, à la ligne de partage des eaux où l’on peut
boire à toutes les sources. Il y avait la source fraternelle : la
grande sœur et le Benjamin.
Il y avait la source maternelle : quand le petit se
blottissait, avec un chagrin ou un bonheur trop lourd pour
ses petits bras, dans les forts bras de la femme ; elle en avait
un bondissement de chaude joie dans les entrailles, comme
si les petits pieds y dansaient. Il y avait… il y avait la
source même de l’amour — le seul, le vrai — (il n’est
qu’un seul pour tous les êtres), celui qui dort ou veille, rêve,
chuchote, ou parle haut, aux cœurs des mâles et des
femelles : (que ces beaux noms brutalisés soient rétablis
dans leur dignité !) l’amour qui les fait éternellement
flamber du désir que se rejoignent les deux moitiés de l’être
unique… L’amour sacré qui, dans le mystère de sa retraite,
ne connaît aucune barrière, enjambe les âges, et, bien que
ses racines soient enfoncées dans la chair, n’en tient pas

922
compte dans son élan illimité, unit les êtres, par-dessus les
mers, à travers les étendues et de l’espace et des années…
D’où était-il venu, ce besoin d’adoption mutuelle, qui se
satisfaisait sans gêne et sans trouble ? — Pour le petit, des
premiers jours où sa mémoire tenait serré le fil des jours,
sans le lâcher. Depuis trois ans, (il lui semblait que c’était
toujours), il voyait rire au-dessus de ses yeux les belles
dents de la grande amie ; et, ces nuits d’été où dans les
prairies, sous la fenêtre, crissaient les crécelles des criquets
et grondait au loin la lamentation du torrent — (c’était en
Suisse, en ces semaines où son père allait au-devant du
couteau florentin) — il écoutait le souffle calme de ce grand
corps étendu (elle l’avait pris dans son lit), et dans le creux
de son bras chaud il appuyait sa joue et son nez… Bonheur
et paix… Rien n’avait pu ébranler cette impression
fondamentale. Même les jours de deuil qui avaient suivi ; et
bien des troubles inexplicables dans la maison… Mais elle
et lui, quand ils étaient les deux ensemble, les deux sans
trois, ils n’avaient jamais troubles ni deuil… Gioia. Pace…
On ne peut pas vous l’expliquer, si vous ne connaissez pas
cet état. C’est une chance de fabrique. Une fois sur mille, la
nature réussit le coup — réussit le couple.
Pour la grande fille, il eût semblé que la volonté aurait dû
jouer dans l’adoption un plus grand rôle que pour l’enfant :
car il avait bien fallu que le petit compagnon s’introduisît,
un jour précis, dans sa vie, qui avant ne le connaissait pas.
Mais voilà bien le plus étrange ! Quand elle y pensait à
présent, il lui paraissait impossible que sa vie d’avant ne le

923
connût pas. Autrement, comment l’eût-elle si parfaitement
reconnu, quand il était venu ? Elle se souvenait : un jour,
Annette lui avait mis l’enfant nu dans les mains ; et (la mère
avait dû sortir un instant) elle était restée seule avec
l’enfant ; troublée du doux contact sur ses doigts de ce petit
corps d’oiseau sans plumes, elle s’était penchée sur
l’oiseau, et le bambino avait souri : — un coup de joie
l’avait frappée, l’inonda, de la gorge aux genoux, et ses
seins s’étaient faits durs. Elle découvrait sa maternité.
Jamais avant, dans sa vie de grand garçon bruyant, actif,
sportif, elle n’en avait, une seconde, conçu le frémissement.
Et maintenant qu’il lui était révélé, d’un jet de foudre, elle
ne voulait même plus admettre la possibilité qu’elle eût
vécu sans lui. Elle avait vécu pour lui, dans l’attente… Tout
ce temps d’avant, elle s’était étourdie de mouvement et de
jeux ; tout ce temps d’avant, elle avait tenu caché, formé,
nourri, bercé, ce petit, son petit !… Tout ce petit corps lui
était nouveau, et tout lui en était connu, jusqu’aux petits
ongles de ses pieds, (elle riait de tendresse, en les
regardant), jusqu’à son odeur de pain chaud.
Naturellement, elle n’avait pas osé le dire tout haut,
devant les autres. Il y avait cette autre qui se disait la mère :
(George, jalouse, lui savait gré de l’être moins qu’elle). —
Il y avait Annette… (Annette souriait en regardant George
et l’enfant ; on ne pouvait savoir si elle ne lisait point dans
George ; mais on n’osait pas s’en assurer.) — Et tous ces
autres, Sylvie, son père, qui était si incapable de
comprendre… On ne pouvait pas livrer son secret… Mais

924
ce dont elle aurait juré, c’est que lui, le petit, avait compris !
C’était leur secret à tous deux. — Et elle pensait vrai. Sauf
que l’enfant le trouvait tout naturel, et qu’il ne songeait pas
à en faire un secret. Annette avait dû, sans avoir l’air d’y
toucher, veiller à ce que la susceptibilité de Assia n’en fût
pas offensée. Mais Assia, dans les semaines d’avant son
remariage, était trop prise par ses passions et par ses
troubles, pour bien observer l’enfant. Quand au milieu de
son tourbillon, elle se ressouvenait de lui, elle entrait en
coup de vent, l’arrachant à ce qui l’occupait, à ses jeux, à
ses entretiens avec l’amie, l’accaparant, l’emprisonnant
entre ses bras, lui plongeant ses yeux dans les yeux,
l’accablant de ses questions emportées qui n’attendaient
point de réponses, et de ses étreintes sans se soucier s’il y
avait plaisir ou non. Et rassasiée, elle le laissait et retournait
à sa chasse aux peines et aux espoirs.
Annette était la seule à suivre, d’un regard de côté, les
réactions morales de l’enfant. Encore n’en voyait-elle pas la
moitié. Il se faisait en ce petit homme un travail secret, dont
les grands ne se doutaient pas. Vania — (il était riche en
noms dans les deux langues : Jean, Ivan, Jeannot, Vanneau,
Vania, Vanioucha), — avait très vite compris qu’il était
inutile, et même peut-être préjudiciable, d’opposer une
résistance aux passages de l’ouragan…
— « Qu’est-ce qu’elle a à me secouer ? Mais il paraît
qu’elle a le droit. Elle est ma mère… »
Le mieux était d’attendre que l’ouragan eût passé, en lui
offrant le moins de prise. Alors, il abandonnait son corps,

925
passivement. Rien de son esprit. Il était bon observateur. Il
avait remarqué qu’en ces derniers temps d’avant le
remariage sa mère s’était faite plus jolie et plus soignée.
Elle sentait bon. Son nez de petit chien ne flairait pas
seulement la peau, mais les pensées qui passaient dessous.
Il percevait, avec une curiosité non dénuée d’ironie, tout ce
remue-ménage intérieur et cette parole volubile, brusque et
chantante, qui l’amusait, qui le fatiguait, et dont il ne
perdait pas un mot indiscret. Il avait à lui sa vie de pensée ;
et il se faisait, sur le remariage, ses réflexions. Mais il n’en
faisait part à personne. Et du sujet, on évitait de lui parler.
Raison de plus, pour qu’il y pensât ! (Les grands ne savent
pas que les sujets que l’on évite trop, on les désigne à
l’attention de l’enfant). Sa mère était, pour Vania, un
curieux problème vivant. Curiosité passait tendresse. Mais
c’est tout de même un attrait. Qu’est-ce qu’il y avait
dedans ? Il ne se le demandait point pour George. Quelle
des deux avait le meilleur lot ?
Pour le moment, il attendait que l’envahisseuse qui le
violentait le lâchât. Il avait déjà remarqué que tous les
ennuis ont une fin. Assia partit. Il la vit s’en aller au loin,
sans grands regrets. Il l’apprécia plus, quand elle fut partie.
Il lui parut qu’il manquait quelque chose sous son ciel…
Pas l’affection maternelle ! De la maternité, il en avait
autour de lui, tant qu’il voulait. Mais parmi ses mères, il
établissait secrètement des rangs. Celle d’Amérique, qui
l’avait laissé, ne fut peut-être pas, pour son abandon même,
celle à laquelle il tint le moins. Les blâmes contre elle, qu’il

926
avait saisis ou qu’il devinait, dans son entourage, agissaient
dans un autre sens que les blâmeurs n’eussent soupçonné.
Même s’il ne comprenait pas les raisons que sa mère avait
d’agir, et s’il se jugeait lésé par elle, il n’en était pas moins
intéressé. Il l’était plus. Il n’était pas un de ces enfants
malingres et blessés, qui refoulent peureusement leurs
offenses secrètes et leurs rancunes, ou leurs désirs défendus.
li était assez abondamment pourvu d’affections, (celles
qu’on reçoit et celles qu’on donne), pour qu’une qui
semblait s’éloigner de lui ne lui causât point d’amertume ; il
était sûr, s’il y tenait, de la rattraper ; et si même elle ne
revenait pas… mon Dieu ! il s’en passerait ! Ce petit
bonhomme avait une confiance imperturbable en soi et en la
vie ; s’il avait su l’exprimer, il eût bien étonné les femmes
d’où il était sorti : Assia, Annette. Ce n’était pas un leurre
d’optimisme. Il en avait, tout petit, assez vu autour de lui,
pour savoir que la vie n’était pas faite en beaux sourires,
tendres ou onctueux, de bonnes mamans ou de bons dieux
fardés, peignés, barbés, en devanture de magasins rue Saint-
Sulpice. Il s’était frotté, de très bonne heure, dès la
première, au poil des loups, à commencer par sa mère, et à
finir (à ne pas finir !) par ceux qui lui avaient tué son père.
Va pour les loups ! Il était de la bande. L’essentiel n’était
pas que la vie fût affable. C’était qu’elle fût vivante. Plus il
y a de vie, plus d’aliment. Le petit bonhomme avait de
l’appétit et de bonnes dents. Et chez les gens, bons ou
mauvais, (ils sont toujours un aliment !) il aimait d’abord
qu’ils fussent intéressants. Cette mère bourrasque, qui avait
passé par dessus l’Atlantique, l’intéressait, ce gamin ! Il ne
927
comprenait pas, mais il humait en elle cet air marin (ou ce
vent des steppes ?…) Qu’en savait-il, sinon que ça
soufflait ! Beaucoup d’amour, beaucoup de haine, et ces
tempêtes (il avait cueilli au vol ses paroles emportées)
contre la société… La « société », qu’est-ce que c’était ?
Cela où l’on est ?… « On verra ça ! Nous saurons bien
juger nous-mêmes… » En attendant, Vania gardait en
réserve, contre « cela, où l’on est », ces orages qui secouent
l’atmosphère.
Assia était la mère d’exception, la mère des grands jours.
Et l’autre, la George, était la mère de tous les jours. Il le
lui dit, tout simple et franc : « Une pour les fêtes (fête ou
tempête), l’autre pour l’usage courant ». Et George rit aux
éclats. Elle acceptait ce partage. À elle la part de tous les
jours ! Elle laissait à Assia le reste. Elle comprenait que
Vania la réservât pour les jours de fête. Elle était elle-même
trop sensible à l’attrait orageux de Assia, pour ne pas faire
la généreuse. Elle n’était pas comme Sylvie, dont la rancune
ne désarma jamais. Si devant elle on attaquait Assia, elle la
défendait ; elle s’interdisait de lui reprocher quoi que ce fût.
Le pire qu’on eût à lui reprocher n’était-il pas d’avoir fait à
George le don de son fils ?
— « Notre garçon. Le mien ! Mon pain. Merci à la
boulangère !… »

La vie à deux s’organisa. Au début, George accourait


chaque matin chez Annette ; mais elle devait rentrer chez

928
son père, pour le repas de midi, revenait passer l’après-midi
avec l’enfant et le quittait à regret, pour le souper. Julien
habitait maintenant à Passy, Annette au Luxembourg.
George devait toujours courir ; et personne n’était satisfait.
Julien se plaignait de ne plus voir jamais sa fille, et qu’elle
arrivât aux repas, toujours en retard : (il était de ces
bourgeois français, qui ne peuvent supporter l’inexactitude,
et qu’elle rend insupportables). Le petit ne voulait jamais
laisser partir George. À chaque fois, c’étaient des adieux et
des rappels et des ré-adieux d’amoureux. Annette, amusée
et touchée, suggéra à son vieil ami de laisser George
prendre chez elle le repas de midi. Julien consentit : il
souffrait moins encore de l’absence de sa fille que de ses
retards. Puis, il fut touché, lui aussi. Après avoir été long à
comprendre que George abandonnât tout, sa maison, ses
travaux, ses intérêts, pour une marotte, il vit — (Annette lui
prêta ses yeux, qu’il aimait) — la beauté de cette
mystérieuse flamme maternelle, qui s’était allumée dans le
cœur vierge de sa fille. Et il alla au-devant de ses désirs. Il
était homme à se sacrifier tout simplement. Ce fut lui-même
qui proposa à Annette de prendre George en pension. Il
prétextait, pour enlever à celle-ci tout remords, qu’il
projetait depuis longtemps un voyage d’études en
Amérique, et que probablement il y passerait une année : il
serait bien aise de savoir sa fille sous le toit d’Annette.
Annette n’en fut point dupe ; mais George ne demandait
qu’à l’être ; et avec l’égoïsme de la jeunesse, elle en poussa
des cris de joie ; elle embrassa furieusement son père,

929
Annette et l’enfant. Annette, seule avec Julien, le regarda,
sourit, et lui dit :
— « Mon cher Julien… À mon tour ! »
Elle l’embrassa. Julien ému, embarrassé, dit, toussotant,
cherchant ses mots :
— « Au fond, ma George… vous le savez bien… vous
appartient…
Annette lui posa sa main sur la main :
— « J’ai compris… Elle est à nous deux… Mon cher
ami !… »
Ils détournèrent l’entretien. À leur âge, on n’a plus besoin
de dire. On sait.
L’installation fut bientôt faite. Et ce fut une joie des deux
enfants. George prit l’ancienne chambre qu’occupait Assia ;
le petit lit de Vania était dans une étroite pièce à côté, dont
la porte restait entr’ouverte. Annette les entendait, à travers
la paroi qui touchait contre son oreiller, chuchoter et rire, le
matin, comme les moineaux, et les pieds nus qui clapotaient
sur le parquet, pour se rendre visite, d’une pièce à l’autre.
Puis, on décida, puisqu’aucune obligation ne retenait plus à
Paris, de s’installer dans la banlieue ; et l’on prit, à la lisière
des bois de Meudon, une maison simple et claire, avec
quelques arbres et un jardin ; on s’y sentait plus au large. Il
y avait même une chambre pour Sylvie, si elle voulait. Mais
Sylvie se faisait tirer l’oreille. Le meilleur moyen pour
qu’elle vînt, était qu’on ne parût point tenir à elle. Non
qu’elle n’eût faim d’être aimée, tout en affectant de ne pas

930
croire à l’affection. Mais elle était encore plus affamée
d’indépendance ; et avec l’âge, elle devenait plus
ombrageuse, elle se tenait toujours sous les armes contre ce
qui lui semblait pouvoir y porter atteinte.
— « Eh bien, renferme-toi dans ton beffroi ! Tu en
descendras, quand tu voudras. On sera contents, si tu viens.
Si tu ne viens pas, on se contentera… »
Le petit univers à trois était complet, comme un accord :
Anne, la vierge, et l’enfant. Et comme dans les retables
florentins, Sainte-Annette, au sourire léonardesque, fait
d’ironie et de tendresse, tenait entre ses genoux la grande
fille, qui tenait sur ses genoux le bambin. Mais si elle les
couvait tous les deux, tous les deux ne voyaient qu’eux.
Annette tarda longtemps à envoyer le garçon à l’école. Elle
avait reconnu le génie d’éducation, que cette maternité
d’élection avait fait surgir de la vierge-mère ; et elle
abandonna, pour commencer, la souple pâte du petit corps
aux mains habiles et robustes de la modeleuse. Il passait
une partie de l’année, à moitié nu, au jardin, ou dans les
bois, vêtu d’une braie de petit Gaulois. L’instinct de George
lui dictait, comme premier enseignement, d’habituer son
garçon à l’endurance — et, bien entendu, non pas stoïque
(c’est la ressource des mauvaises dents), mais l’endurance
qui a joie. Le principe de la joie a été justement revendiqué
par les Écoles nouvelles en Occident, depuis un quart de
siècle. Mais, sans avoir eu vent de pédagogie, George
ajoutait à cette notion du plaisir qui est le fruit du libre jeu
spontané de l’enfant, la notion virile de l’effort, qui inclut la

931
nécessité de la peine dans la joie pleine. Elle disait à son
louveteau :
— « Si tu fais ce que tu peux, c’est trop peu ! Il faut faire,
à chaque fois, un peu plus que tu ne peux. Le plaisir est bon
à téter — je ne dis pas ! — mais c’est à la portée de chaque
veau. Le meilleur, le vrai bon, c’est quand on commence à
mâcher sa peine. Rien ne vaut ce goût sur la langue. Lèche
ta sueur !… Un peu de trop. Mais pas trop ! Le trop du trop
serait d’un sot. Ni sot, ni veau… Allons ! vas-y !…
Encore ! encore !… Stop !… Veille à la casse !… On ira
plus loin, demain… »
À ce jeu-là, les quatre pattes et la cage du petit gars se
bronzèrent. — L’esprit n’y perdait rien. George lui
enseignait la même gymnastique de l’effort. La fille de
Julien dextrement maniait l’arc de l’intelligence. Les
problèmes abstraits de la science, sous ses doigts agiles, si
simplement se dénouaient que les doigts prestes du petit
singe refaisaient, de point en point, les mêmes mouvements,
sans se douter de la difficulté. Les doigts de l’esprit
devançaient la pensée ; l’instinct résolvait le problème,
avant d’avoir raisonné « comment ». C’est le bon chemin,
la ligne droite : le « comment » viendra après, — après
qu’on sera arrivé. Si on attendait, pour partir, qu’il fût prêt,
le jour — la vie — y passerait ! Marche toujours !
« Comment » finira bien par nous rattraper… George
communiquait à Jean son intuition de l’esprit et de la main.
La raisonner était ensuite une belle charade, qu’on
s’amusait à résoudre, au repos, le soir. Mais dans le jour,

932
voir et agir ! Voir pour agir. Les deux mouvements n’en
font qu’un, si l’on est sain. Nous aurons le temps de
comprendre ! … Comprendre ? Comme si le regard et la
main, du premier coup, n’avaient point compris ! Il n’est
pas besoin de mots pour penser. Mais quand l’heure était
venue pour les mots, ni George, ni Jean n’en étaient
pauvres. Ils n’avaient point la langue paralysée. Ah ! qu’ils
aimaient donc à discuter !… Annette riait, en les écoutant.
Même en pensant, en discutant, ils avaient l’air de faire
assaut avec leurs membres, en jouant.
On peut croire que les problèmes de l’existence, dont les
tourments avaient fait saigner la génération d’avant, ne les
gênaient guère dans leurs souliers ! (Et d’abord, ils allaient
pieds nus dans des sandales.) Le premier de tout : ils
étaient, fille et garçon, très bien portants. Ils ne savaient pas
ce que c’était que la maladie. Ils ne connaissaient pas par
eux-mêmes — (pas assez ! c’est un gros manque !) — la
misère, la cruauté du combat pour l’existence. S’ils les
eussent connues, il était probable qu’ils eussent été prêts à
en affronter les assauts : pour une George, la vie entière est
un stade. Mais ce serait trop beau, si c’était vrai ! Le stade
même est un luxe. Il ne fallait point se dissimuler que la vie
de George et de l’enfant, si simple et saine qu’elle fût, était
un luxe. Le plus grand luxe : non pas l’argent, mais le
cloisonnement. Cette éducation individualiste était en
marge des destinées communes. Annette en avait la gêne
sourde. Et plus clairement qu’elle, Sylvie aurait eu son mot
à dire là-dessus. Mais elle le disait rarement, n’ayant que de

933
lointaines occasions de se mêler de ce qui se passait dans la
maison. Et Annette, qu’une grande fatigue et un besoin
invincible de solitude engourdissaient, dans les premiers
temps de convalescence de sa blessure, abandonnait à
George la direction. Pour mettre sa conscience en repos,
elle se disait qu’elle interviendrait un peu plus tard, et qu’il
n’y avait point de temps perdu.
Il ne l’était pas, en effet. George battait le fer sur
l’enclume, avant de le tremper dans la cuve. Le petit Jean
serait en solide acier. Elle n’y laisserait aucune paille. Point
de ces troubles ou de ces fuites devant les ombres et devant
les monstres, qui rongent souvent, sans qu’on y songe,
l’esprit inquiet des enfants. La vie toute claire, sans
obsession de l’inconnu. Malgré le choc qu’aurait pu être
pour Vania la tragique disparition du père, il ne paraissait
aucunement se préoccuper du sombre but qui attend le
coureur au bout de la course. George ne s’en souciait pas
plus que lui. Leur tranquille assurance à l’égard de cet : —
« Après… » — était pour Annette un soulagement, qui
n’allait point sans émerveillement : elle avait peine à
comprendre. Il lui avait fallu tant de peines et d’efforts pour
arriver à l’acceptation, après des échecs réitérés ! Eux,
d’emblée, y semblaient installés. George avait habitué
Vania à considérer la mort simplement, comme un acte
naturel, qui était normal, aisé, pas effrayant. L’esprit solide
et ordonné de la grande fille, pareil à une maison bien
distribuée, avait su faire l’équilibre de l’implacable étude de
la médecine avec la vigueur du sport et l’allégresse d’un

934
corps sans défaut. Elle était douée d’une calme gaîté
d’intelligence, précise et claire, qui s’intéresse à tout ce qui
est ; et elle avait le secret de parler naturellement à Vania de
toutes les questions naturelles : mort, maladies, questions
du sexe. Elle n’avait jamais avec lui une réticence, une
fausse honte, ou, à l’inverse, une impudeur, une licence :
elle lui disait ce qui est. Ce qui est, est comme il est. Quand
il est bon, il n’y a qu’à en jouir. Quand il est mauvais, il faut
tâcher de le rendre bon. Dans les deux cas, on n’a point à se
cacher les yeux. On voit, c’est toujours intéressant à
regarder. Même si le spectacle se déroule en soi. Surtout, en
soi ! On est alors le spectateur et le spectacle.
— « Regarde ta pièce ! Ne t’effare point ! L’acteur
s’agite. Mais le spectateur est assis en bonne place, et il est
libre d’applaudir ou de siffler, ou de bâiller. Même, si le
spectacle nous ennuie, nous le serons de dire : « Assez ! »…
Vania assista sans trouble à l’éveil naïf et effronté de sa
puberté. Il était content d’être un garçon. Le monde lui
paraissait une riche invention. Comme tout cela était donc
ingénieux ! Les mécanismes de la vie obéissaient à des lois
claires. Pas question d’une révolte contre les lois ! Toute
machine obéit à ses lois. Il faut apprendre à manier la
machine. Mon corps, ma vie, c’est mon auto…
— « Pas, George ? »
— « Oui, Vanneau, conduis-la bien ! Et n’écrase pas les
passants !… »

935
Que c’est donc amusant de vivre ! Qu’on a de joie à
partir, au frais matin, sur la route blanche, avec l’auto neuve
et brillante, sans un grain de poussière encore dans ses
beaux rouages fins, et qui s’envole comme un oiseau,
obéissant à la plus légère pression de la main, — et près de
moi, la camarade qui déjà vient de faire une partie du
chemin, et qui le refait, pour en jouir plus complètement, à
deux ! Et moi, je jouis et de ce qu’elle a vu et de ce que je
vois et de ce qu’elle voit avec mes yeux…
Il leur semblait que leur vie n’était complète
qu’ensemble. Chacun des deux seul, il lui manquait un
morceau. Ce passé proche dont on est le fruit, — son père,
sa mère, et les autres, — comment Vania arriverait-il à le
comprendre, sans George qui en avait été le témoin ? C’est
comme s’il l’avait envoyée en sergent-fourrier, pour lui
éclairer le chemin. — Et il ne l’éclairé pas moins pour
George : car il est perché sur son cou, jambes emboîtées
sous son menton : (chers petits genoux !…) et le regard aigu
du guetteur plane au-dessus de la tête de la porteuse : il vise
et frappe plus loin que le sien. Plus d’une fois, sans qu’il
s’en doute, il explique à George sa propre pensée. Elle en
voit plus clair sur sa route. Ainsi s’établit entre eux une
curieuse égalité ; et c’est souvent la grande qui questionne
le petit :
— « Dis, le Vanneau, qu’est-ce que tu en penses ?… »
Où elle lui fut d’un grand secours, c’était en lui évoquant
son père. Il l’avait peu et mal connu. Marc était trop pris par
ses passions et par son action, pour donner beaucoup de soi

936
au petit. Et à ces passions, à cette action, le petit n’avait,
naturellement, prêté qu’une attention distraite ; au temps de
la crise entre ses parents, sa mémoire commençait à peine à
se dégager de la brume ; et les fragments de souvenirs, que
son œil de moineau avait becqués, étaient restés non
coordonnés. Ensuite, il s’était habitué à mener sa vie à part
de ces deux passionnés, qui faisaient de même. — Mais à
présent que les deux avaient été brusquement arrachés de
lui, son instinct lui faisait sentir qu’il était un morceau
d’eux, ou eux de lui ; et il aurait voulu les ressaisir. C’était
trop tard !… Jamais trop tard, quand la volonté a la
ressource d’un esprit imaginatif, décidé à forger ce qui lui
manque. George lui était une aide de forge : elle déclenchait
le mirage de la petite enfance : les scènes qu’elle lui contait
de ses années échappées sans trace se projetaient sur
l’arrière-fond de son tableau, dans cet inachevé des
horizons, qui appelle et accueille toutes les visions. George
n’avait point fini de raconter, que les oiseaux enfuis de
l’Arche, les noirs, les blancs, avaient déjà trouvé où se
nicher dans les buissons des souvenirs de Vania. Ils y
faisaient même leurs petits. Et lorsque Vania, à son tour, se
répétait leur histoire, en toute bonne foi, il y ajoutait. Il eût
été capable de dire à George :
— « Ça n’est pas ça ! Je le sais mieux que toi, George,
j’y étais ! »
À deux, ils n’eurent pas de peine à se faire de Marc un
portrait exalté. George était d’autant plus disposée à
seconder le vœu secret de l’enfant, qu’elle avait elle-même

937
très peu connu Marc ; et il avait exercé sur elle un attrait de
curiosité romanesque qui, dans leurs brèves relations,
n’avait pas eu le temps d’être satisfaite, et que l’éclat
tragique de sa mort avait surexcitée. Comme Annette ne
disait rien à quiconque de ce fils, qu’elle accaparait,
l’imagination avait beau jeu pour peindre la fresque. Elle
s’était veloutée, au fond des yeux de George, d’une couleur
légendaire ; peu s’en fallait que Marc y prît figure de Saint-
Georges. Le grave jeune homme d’Or-San-Michele au
regard droit, qui offre sa poitrine aux coups du destin…
Qu’il fût tombé, cette fois, dans le combat, l’héroïsait
davantage.
— « Et je suis son fils. Je le vengerai… »
— « Nous le vengerons… »
Car, puisque Vania était maintenant son garçon, George
était la veuve, qui a reçu les cendres du mort et la
vengeance…
Mais l’autre femme ? L’autre mère ?… Elles étaient
deux. Et il fallait bien s’avouer que l’autre avait eu de Marc
la meilleure part, qui n’était pas la légendaire. (George était
trop sincère, pour se leurrer, en ces questions, de la
supériorité de la légende sur le réel.) — Mais au moins,
pour ce qui était de Vania, le réel, c’est elle qui le possédait.
Qui quitte sa place, la perd ! Assia l’avait perdue, et elle ne
semblait pas, grâce à Dieu ! pressée de la revendiquer. Sa
nouvelle vie l’absorbait. De loin en loin, un accès de
souvenir passionné la reprenait. Elle écrivait à Annette une
lettre d’amour et de remords, — une coulée de lave… — Et
938
une fois, la lave franchit la mer : Assia suivit sa lettre, elle
tomba à l’improviste, sans crier gare, sur Meudon. C’était
onze mois après le départ. Mais la violence de sa passion
s’épuisa en entretiens avec Annette ; et elles s’enfermèrent
toutes les deux. Au premier choc, Vania se replia, avec une
politesse trop polie, qui la coupa net dans son élan ; et Assia
était intimidée par le regard de son enfant, qui l’étudiait
tandis qu’elle parlait. Il était pourtant gentil, affectueux,
plein d’égards, — trop d’égards !… Mais ce regard
l’observait étrangement. Elle avait envie de se voiler le
cœur avec ses mains… Pas seulement le cœur ! Elle portait
un autre enfant dans son ventre ; et bien que sa grossesse,
habilement masquée, s’accusât à peine, l’œil de Vania la
troublait, quand il se posait sur ses flancs. Que voyait-il ?
Que pensait-il ? Elle était gênée dans sa pudeur, comme elle
ne l’avait jamais été devant un homme. Elle n’osait pas lui
demander ce qui se passait dans cette tête ; et il ne l’eût
peut-être pas su lui-même. Mais à l’instant qu’elle s’y
attendait le moins, brusquement la bouche de Vania
s’ouvrit, et il demanda :
— « Et tu es toujours contente de ton mari ? »
Elle qui n’était pourtant pas timide, elle en perdit le
souffle, elle ne sut pas ce qu’elle répondait. Il continua :
— « Est-ce que tu l’aimes mieux que papa ? »
— « Oh ! non, » dit-elle, de tout son cœur.
— « Alors, pourquoi l’as-tu épousé ? »
Ce mot acheva de la démonter. Elle dit, confuse :

939
— « Je ne pouvais pas autrement… »
Il n’insista point. Elle s’inquiétait de son jugement :
— « Tu m’en veux ? Dis, j’ai mal fait ?… »
— « Non, je comprends, tu ne peux pas vivre sans un
mari. »
Assia se sentit devant son petit chef de famille, qui lui
accordait son indulgence : elle en fut à la fois intimidée et
mortifiée. Elle alla verser son amertume dans le sein
d’Annette. Mais elle ne pouvait accuser personne. Tout le
monde était pour elle plein de gentillesse. Même George
s’accordait le luxe de la plaindre. C’était le comble ! Pour
un peu, elle lui eût dit :
— « Voulez-vous emmener le petit ? »
Elle était si sûre de le garder !…
— « Sûre ? Tu es trop sûre… Je l’enlève… »
Assia fut sur le point d’empoigner Vania, et de lui dire :
— « Je te prends. Viens ! Et sur-le-champ… »
Mais qu’aurait-elle fait, s’il lui avait dit :
— « J’aime mieux rester… »
Ou même s’il l’avait prise au mot :
— « Très bien ! Allons !… »
Qu’est-ce qu’elle aurait fait de lui, là-bas, avec cet autre
petit qui venait, et cet autre homme ?… Et qu’est-ce qu’il
aurait fait là-bas, avec son regard d’un sérieux prématuré et

940
le pli décidé de sa bouche ? Non, il était mieux ici, pour lui,
et pour elle…
Mais elle prit sa revanche sur George, en dénonçant les
vices de l’éducation du petit. Du premier coup, son œil aigu
et sa jalousie les lui avaient fait saisir : cet isolement de
petit bourgeois privilégié — (le privilège est à rebours, qui
l’appauvrit de la substance de la vie commune…) — ce
manque de contact avec le peuple des autres enfants, surtout
de ceux qui ont, dès les premiers pas, à se heurter contre les
réalités dures et saines : (saines ? malsaines !.. Mais sain est
le combat). Elle eût voulu l’y plonger. Ses âpres blâmes
furent sensibles à George ; ils réveillèrent ceux que
Annette, secrètement, s’adressait. Les deux jeunes femmes
discutaient devant elle, avec passion ; chacune défendait sa
thèse, jusqu’à la ruiner par l’outrance ; et ce n’était pas pour
le seul bien de l’enfant. George sentait qu’au fond Assia
avait raison ; mais elle ne voulait pas se dessaisir du petit
compagnon. Heureusement, Assia lui fournissait, par sa
violence d’exagération, des prétextes plausibles pour se
défendre.
Précisément, à cette époque, Sylvie occupait son fiévreux
désœuvrement à des essais problématiques d’une sorte
d’école ou de colonie des fortifs, pour les petits vagabonds
de la zone. (Nous contons plus loin cette équipée). Assia,
qui l’apprit, n’hésita pas : dans l’emportement de la
discussion, elle parla d’y envoyer Vania. George s’y
opposa, indignée. Annette souriait. Mais Assia tenait
mordicus. Ce fut le petit qui trancha. Il dit :

941
— « Non ! »
— « Quoi, non ? » dit la mère. « Je ne te demande pas
ton opinion. »
— a Mais moi, je la donne », dit le petit. « Et je dis :
« non ! »
Il secouait la tête, d’un air décidé.
Assia l’appela, avec mépris :
— « Petit bourgeois ! »
Il serra les poings, il cria :
— « Ça n’est pas vrai ! »
— « Tu as peur de te salir avec les gosses de la rue ? »
— « Je n’ai pas peur de me salir, — avec personne ! Mais
je n’irai pas ! »
— « Pourquoi ? »
— « Je n’irai pas. »
Il refusait de s’expliquer. Mais Annette, attirant contre
ses genoux le garçonnet au front buté, lui chuchota :
— « Tu ne veux pas aller chez elle ? »
Il hocha la tête énergiquement.
— « Qu’est-ce que vous complotez ensemble ? »
demanda Assia.
— « C’est notre affaire. Nous nous comprenons. »
Quelques jours avant, Sylvie était venue à la maison. Par
bonne chance, Assia était sortie. Mais Sylvie, qui trouva

942
seuls George avec Jean, apprit d’eux l’arrivée inopinée de
la mère. Elle était incapable de voiler ses ressentiments.
Cette femme, qui se serait fait couper en morceaux pour
ceux qu’elle aimait, eût haché en morceaux ceux qu’elle
haïssait ; — et le diable savait pourquoi parfois elle aimait
ou haïssait ! (Suffit ! Elle, elle savait…) Elle était
implacable, jusqu’à la déraison, — jusqu’à risquer
d’empoisonner le cœur de ce petit garçon, qu’elle aimait.
(Aimer quelqu’un ne signifie pas toujours vouloir son bien,
mais vouloir le bien que soi, l’on veut !) N’alla-t-elle pas
jusqu’à raconter, devant Vania, à George, qui en fut elle-
même si saisie qu’elle ne songea point à préserver l’enfant,
les folies du cœur qui avaient failli dévaster la vie conjugale
des parents ! Et, bien entendu, elle les présentait sous le jour
le plus injurieux pour la mère… Annette rentrait, à ce
moment : elle happa quelques mots, elle vit la pâleur de
l’enfant. Elle aussi changea de visage ; son regard flamba ;
elle empoigna Sylvie par l’épaule, et violemment, la poussa
vers la porte :
— « Va-t’en ! »
Jamais Vania et George ne lui avaient entendu cette voix.
Sylvie ne répliqua point et, le front baissé, elle partit.
Annette referma la porte sur son dos, narines gonflées,
sourcils froncés : (Vania n’avait pas remarqué comme ils
étaient épais : ils formaient une barre au-dessus du nez).
Elle se retourna et rencontra le regard de l’enfant. Elle se
détendit instantanément, elle sourit, haussa l’épaule, et elle
dit :

943
— « Allons, mes petits, quand je vous dirais de n’y plus
penser, cela ne vous empêcherait pas d’y penser. Mais ne
jugez pas ! Nous n’avons pas le droit de juger. Chacun de
nous a ses joies, ses peines, ses déraisons et ses raisons.
Chacun sa charge ! C’est affaire à lui, et à nul autre.
Défense aux autres d’y fourrer le nez ! Si ceux qu’on aime
ont souffert, se sont trompés, ils n’en sont que plus à
plaindre et à aimer. Demandons pardon si, sans le vouloir,
nous avons surpris leurs secrets ! »
Mais Vania dit, l’air mauvais :
— « Qu’elle demande pardon ! »
Mais elle aurait pu le demander ! Il ne le lui eût pas
accordé. Il tint rancune à Sylvie ; rien ne l’eût décidé à aller
chez l’outrageuse de sa mère.
À force de harceler Annette sur le secret de l’enfant,
Assia finit par savoir, sous forme discrète, la cause du refus
de Vania. Elle affecta l’indifférence pour le mal que l’on
pouvait dire d’elle ; et elle continua de bousculer le petit.
Mais qu’il eût pris si passionnément l’offense, lui fut un
baume au cœur blessé. Le jour du départ, passant près de
Vania en coup de vent et n’ayant pas l’air de le remarquer,
elle fit demi-tour, se jeta sur lui et l’étreignit avec violence :
— « Mon Marc ! mon Marc !… »
Elle passa les dernières heures, enfermée aux pieds
d’Annette, agenouillée, avec des larmes et des cris étouffés,
se déchargeant dans ce cœur qui était à elle, de tous ses
secrets, de ses regrets, de ses passions, de tout ce qui

944
occupait son âme insatiable. La main d’Annette caressait la
tête de sa vierge folle, son front brûlant, ses yeux brûlants,
son nez brûlant qui se frottait, comme celui d’un chien, sa
bouche brûlante qui eût bien léché sa main, si elle eût osé.
Et Assia, détendue, lui dit :
— « Vous pouvez encore m’aimer ? »
Annette répondit :
— « Je t’ai épousée. »
Assia dit, ironique :
— « Ah ! Ce n’est pas une raison ! »
Annette rit :
— « Pas pour toi, mauvais garçon ! »
Elles s’embrassèrent.
— « Qu’est-ce que tu veux, ma fille ? » dit Annette. « Si
tu es folle, je le suis aussi, puisque je t’aime, faut se
résigner !… »
Vania et George, après le passage, restèrent, quelques
jours, troublés. Sans bien comprendre, ils humaient un
orage d’âme qui venait de traverser leur atmosphère ; et leur
atmosphère en demeura, quelque temps, saturée. George
gardait aux joues la cinglure de la dispute avec Assia ; mais
au départ, Assia lui avait tendu franchement la main, et dit :
— « Merci ! » — en la regardant droit dans les yeux.
George était maintenant partagée entre le regret de ne pas
pouvoir reprendre la lutte avec Assia, jusqu’à ce qu’elle lui
eût fait mesurer la terre, et le regret fougueux de ne l’avoir

945
pas embrassée. Vania se frottait le museau, que la bouche
vorace de sa mère avait mangé de baisers ; et il se répétait le
cri : — « Mon Marc ! » — qui l’avait bouleversé. Comme
elle l’aimait, Marc, son père !… Et c’était Marc qu’elle
embrassait en lui… Il l’était donc ? Il était Marc ? — Oui, il
l’était. Il le serait…
Et un flot brûlant de gratitude le mariait à cette mère, qui
lui confiait la survivance de l’homme qui était son culte
secret…

La commotion de la mort de Marc avait eu chez Sylvie


des effets beaucoup plus apparents que chez Annette. Le
coup acheva sa santé ruinée et modifia entièrement sa façon
de vivre. Elle prit en grippe ses enfants adoptifs, et déclara,
du jour au lendemain, qu’elle partait de chez eux : elle
voulait vivre ailleurs. Bernadette[5] se crut obligée d’insister
pour la retenir. Sylvie lui dit.
— « Tu as mon argent. Qu’est-ce que tu veux de plus ? »
Bernadette verdit sous le soufflet. Elle ne parla point de
rendre l’argent ; mais elle garda l’offense mortelle ; et elle
dit :
— « Pars ! »
Sylvie avait tort de mettre en doute l’affection de
Bernadette. L’attachement était réel. Malgré le manque de
chaleur, c’était l’unique sentiment de tendresse qui mouillât
un peu les racines de cette âme sèche. Mais l’amour-propre
était le plus fort. Une fois blessé, il ne pardonnait jamais.
946
Bernadette ferma sa porte et s’interdit de penser désormais
à Sylvie.
Et la rancune de Sylvie, d’où venait-elle ? De la terrible
indifférence qu’elle avait lue dans Bernadette, après la mort
de Marc ? L’indifférence lui eût paru plus terrible encore, si
elle avait su les rapports qui avaient existé entre eux. Mais
qui pouvait dire qu’elle ne les eût pas subodorés ? Les
narines de Sylvie étaient bien fines. Elles en savaient plus,
quelquefois, que son intelligence…
Sylvie jeta son dévolu sur un petit appartement de trois
pièces, mansardé, au sixième d’une vieille maison, à un
coin de rue, dans son ancien quartier, avenue du Maine. La
maison était à l’ancienne mode, sans aucun moderne
confort. Les amis se récrièrent. Après le bien-être dont elle
avait joui, ce n’était pas le moment de renoncer à ses aises,
quand sa santé était atteinte aux sources. Mais elle s’entêta.
Tout ce qu’on put obtenir, c’est qu’au lieu d’être astreinte à
l’obligation de l’escalier de service, aux marches raides, qui
menait seul directement au sixième, elle prît l’ascenseur du
grand escalier jusqu’au cinquième, et de là, par une porte de
service qui rejoignait l’autre escalier, qu’elle n’eût plus
qu’un étage à grimper. Encore fut-il plus aisé d’avoir
l’acquiescement du propriétaire que celui de cette mule.
Sylvie s’obstinait, par bravade, même après l’autorisation, à
monter les six étages, « de son pied léger », comme elle
disait — (elle dut convenir qu’il ne l’était plus !) Quand on
ne la voyait pas, elle s’arrêtait plus d’une fois, appuyée au
mur, le sang bruissant aux oreilles ; et même elle devait

947
s’asseoir sur les marches, suffoquant. Jusqu’au jour où la
gonflure des jambes l’avertit que ce petit jeu ne pourrait
continuer longtemps. Alors, elle en passa par la contrainte
de l’ascenseur ; et les premières fois qu’elle en usa, elle
convint in petto qu’elle en était bien aise. Mais elle se garda
de le dire aux autres ; et les autres firent semblant d’ignorer,
pour ménager sa susceptibilité.
On ne comprenait pas — (Annette seule) — cette manie
subite d’ascétisme. Ce n’en était pas pour Sylvie. Sa vie
avait été démolie, par le milieu. De tout le corps du
bâtiment, entre vingt-cinq et cinquante ans, il ne restait rien
que des ruines. Et tout le fruit de son dur travail, à quoi cela
a-t-il servi ? Ses plus chers n’en ont pas profité. Quant à
cette Bernadette !… Baste ! Rien n’est rien… Elle revenait
à son point de départ : le logement de l’avenue du Maine,
ouvrant sur le long couloir commun, carrelé, où les pas
impatients d’Annette étaient, un soir, venus la chercher[6].
Oui, la sœur aînée avait compris. Mais ce sont des secrets
du cœur, que l’autre cœur qui a compris ne cherche pas à
élucider : à chacun sa cache aux humbles jouets : — le
souvenir et le rêve ! S’il la livrait, même au plus proche, il
mourrait : c’est son ultime raison de vivre. Annette avait
aussi la sienne, bien plus profonde et plus secrète.
Autrement, d’où lui serait venu le calme, que rien ne
pouvait expliquer dans sa vie veuve de son enfant, — ce
calme auquel Sylvie frémissante venait se heurter, et qui
l’eût déconcertée et irritée, si la petite cadette n’eût fini par
connaître à fond maintenant cette âme à surprises ? Et

948
Sylvie avait, elle aussi, appris (non sans peine) la sagesse de
se taire sur les secrets de l’âme d’Annette, comme Annette
sur ceux de Sylvie.
Que Annette parût moins atteinte qu’elle par la mort de
Marc, Sylvie savait bien qu’il n’en était rien. Mais il ne lui
déplaisait pas de s’attribuer cet avantage, en trichant avec
ce qu’elle savait. Marc, disparu, tenait en elle une beaucoup
plus grande place qu’elle n’eût pensé, quand il vivait. Tout
un passé. Et Sylvie, qui le relisait, de la dernière ligne à la
première, trouvait au livre maintenant achevé un sens bien
plus intime que quand ils l’écrivaient ensemble. Elle se
donnait l’illusion qu’elle avait été plus proche de Marc
qu’aucun autre être — même sa mère : (elle ne parlait point
de Assia, qu’elle s’obstinait à écarter avec un dédain irrité :
— « Tu n’es pas des nôtres. Je te nie ! »…). Elle ne voulait
pas se reconnaître d’autre rivale que Annette. À certains
égards, elle ne se mentait pas tout à fait. Elle avait été le
témoin, la confidente et la complice de toute une part de la
vie d’adolescence, que Marc n’avait point livrée à sa mère.
Il avait été son demi-fils, son écolier, son apprenti… (De
ces Lehrjahre nous n’avons pas tout raconté…) Jusqu’à
cette folle nuit de l’avenue d’Antin, que des années de
malentendu stupide avaient suivie… L’étrangère en avait
profité, pour le lui prendre… Un trait de plume, encore,
rageur, sur Assia !… L’étrange jalousie des deux femmes
avait eu beau se raisonner, s’obliger aux prévenances, aux
sourires, surtout depuis le deuil commun : elle les bandait
l’une contre l’autre, irréconciliables et dures, — surtout

949
depuis le deuil commun. Heureusement, il y avait entre
elles le fossé de l’Atlantique. Quand Assia le passait, elles
s’évitaient.

Délestée de son argent, de son métier, de sa vie


d’agitation et, par surcroît, du monde, — de tous les
« autres » (à part une demi-douzaine, qui n’étaient point des
« autres », mais un morceau de soi), — Sylvie ne sentit pas
le vide, un seul instant. Elle respira !
Il y a de pauvres êtres — (le plus grand nombre, dans
notre société mécanisée) — qui, à l’âge de la retraite,
lorsqu’on enlève les étais d’habitudes qui épaulaient leur
vie, s’écroulent en plâtras. Mais Sylvie était de bonne pierre
de France, bien taillée, appareillée solidement, comme
celles de Chartres ou de Laon. Elle en avait le grain serré,
dur et fin, — le « moi ». Un « moi » qui était à elle, bien à
elle, rien qu’à elle. Il n’avait pas besoin de contreforts. Les
échafaudages déblayés, qui avaient encombré vingt-cinq
ans et plus de sa vie, Sylvie se trouva dégagée, et elle jouit
de l’air nu.
Elle en avait beaucoup, dans son observatoire qui
dominait les toits, les terrains vagues, les creux et les
collines couverts par le pullulement de l’immense
fourmilière, et les longues fumées serpentant sur la ville.
Sylvie, rentrée dans sa coque de Catherinette, redevenait
une d’elles. Et elle rajeunit.

950
Ce ne fut que les premiers temps. Été de la Saint-Martin.
Mais ces derniers beaux jours ne furent pas perdus.
D’abord, elle s’occupa à bien maçonner son nid. Point de
luxe, mais confort. La petite anachorète ne renonçait à
satisfaire aucune gourmandise, ni de la bouche et des mains,
ni du siège et des reins : un bon lit, moelleux, bien pétri de
la croupe et des épaules ; un tapis savoureux à l’œil et au
pied nu ; un fauteuil où les fesses délicatement
s’emboîtent ; quelques meubles en bon bois, solides,
simples, commodes, agréables au toucher ; de gais papiers
aux murs, et aux fenêtres point de rideaux. Aucun voisin,
rien à cacher. Y eût-il eu des voisins, Sylvie ne s’en souciait
guère ! — « Se rince l’œil qui veut ! Moi, je me rince le
mien avec ce beau petit jour, qui entre à pleine volée. Je
veux le voir tout nu, et qu’il me voie de même ! »
Elle avait des prunelles de tiercelet, claires et dures ; ses
yeux ne clignaient jamais. La tête de son lit était tournée en
face du clair, — du clair de jour, du clair de lune : elle n’en
avait jamais assez.
Quand son petit royaume de trois pièces fut installé, —
(son plus grand luxe était les fleurs, dont elle enguirlanda
ses frontières : à chaque fenêtre, elles grimpaient par des
échelles, dessus le toit), — Sylvie songea, comme les
anciens barons, de leurs nids d’autours, aux incursions dans
la plaine. Sa fringale d’activité lui revint. Il fallut sans
tarder l’employer. Elle se rappela l’idée, jetée dans un
entretien par une amie institutrice, d’une école de plein-air à
fonder pour les enfants pauvres des faubourgs et de la zone.

951
Elle la fonda avec l’amie, dans les terrains vagues des
« fortifs ». Malgré ses vieilles jambes, lourdes à porter, elle
battit le rappel dans le quartier. Sa langue dorée, qui enjôlait
impérieuse, entortilla les autorités et les parents. La
marmaille ne tarda pas à s’abattre, comme des bandes de
moineaux, sur les miettes : — (ce n’étaient pas seulement
des miettes pour l’esprit, mais aussi pour l’estomac ; une
bonne partie des petites économies de Sylvie y passèrent).
— Une fois qu’ils connurent le chemin de la becquée, ils ne
l’oublièrent plus de si tôt. Ils étaient là, de l’aube à la nuit.
Il fallut louer, pour les mauvais temps, des baraques de
chiffonniers : on les rafistolait, comme on pouvait, ainsi que
de vieux souliers ; les enfants s’employaient à les rapiécer.
Ils avaient beaucoup à faire de se rapiécer eux-mêmes. On
développa parmi eux l’aide mutuelle, sous le contrôle de
petites matrones et de petits « matrons » (point de patrons !)
que l’on sacrait chefs de famille et qui devaient avoir l’œil
sur leur clan, moucher, torcher, raccommoder.
S’organisèrent des ébauches d’ateliers. Sylvie parvint à
racoler quelques bonnes volontés : jeunes hommes et filles,
en mal d’idéalisme social, (cela ne durait pas très
longtemps !), vieux petits bourgeois, en retraite d’emploi,
— qui devenaient plutôt des embarras : car les nouvelles
couvées leur étaient plus étrangères que des indigènes
d’autres races, ils ne parlaient plus le même langage ; à tout
contact, c’était un choc. Çà et là, quelque ouvrier du
quartier, un des parents, qui profitait d’une après-midi du
samedi, ou d’un congé de maladie, pour venir voir,
s’intéressait, et y allait d’un coup de main ou d’une leçon de
952
choses. Mais c’était l’oiseau rare : l’homme de peine fait sa
tâche et sa graine ; l’une et l’autre faites, il s’en
désintéresse, il a besoin d’oublier. L’argent manquait, les
petits becs étaient un gouffre, et la parole de Dieu, ou de
Sylvie, ne nourrit pas les ventres creux ! Sylvie rognait sur
son manger, pour le distribuer à ses oiseaux ; mais elle
n’était pas un Vincent de Paul : elle ne se fut pas dépouillée
de ses vêtements pour habiller ceux qui vont tout nus ;
même la moitié du manteau de saint Martin, c’était
beaucoup l — « Je ne le coupe pas plus haut que mon
cul ! »… — Le bon sens gaulois n’abdiquait point. Entre le
pélican qui nourrit de son sang ses enfants, et l’Ugolin qui
les mange afin de leur conserver un père, il y a place pour la
bonne Samaritaine de Montparnasse, qui nourrit soi
d’abord, ensuite les autres… « Le bel avantage, s’ils m’ont
mangée ! Et qui leur donnera à manger demain ? Le Dieu
qui prend soin des passereaux ?… » Avec ce Dieu, SyJvie
était brouillée, depuis qu’il avait tué ou laissé tuer son
passereau. Elle l’avait mis en quarantaine. Il fallait se passer
de lui et qu’il se passât d’elle. Elle ne mettait plus les pieds
à l’église. Son église était maintenant son école ; et son
impiété se targuait insolemment de donner plus de son
corps à manger à ses petits que le Dieu de l’hostie. —
« Beau repas ! Je nourris mieux… » Mais elle ne s’en
faisait pas accroire ; elle savait qu’elle ne nourrissait pas
assez ! Elle allait mendier, d’un ton impératif, pour ses
pupilles, chez tous ceux qu’elle connaissait et chez
beaucoup qu’elle ne connaissait pas. Ses jambes malades
n’eurent pas à se louer de toutes les marches d’escalier
953
qu’elle leur fit monter et descendre. Le résultat fut qu’après
récolte non médiocre (ils n’étaient pas nombreux, les
sollicités qui osassent marchander l’aumône que la
redoutable petite sœur mendiante exigeait d’eux !), Sylvie
dut se condamner à des semaines d’immobilité, sur son lit.
Pour s’occuper, elle prit chez elle cinq ou six de ses
pupilles les mieux douées, et elle leur fit un cours de
couture. Les premiers résultats furent satisfaisants ; à Paris,
les doigts sont presque toujours intelligents ; et plût au ciel
que le reste fût de même ! Mais il y eut de sérieux
inconvénients. Les gamines entassées dans les trois pièces,
et que l’impotente ne pouvait constamment surveiller,
grattaient leurs socques contre les meubles, écornaient de
leurs ongles les papiers, imprimaient sur les boiseries leurs
doigts sales, sournoisement arrachaient les fleurs des
fenêtres en saccageant les tiges ; et finalement, Sylvie
découvrit, un jour, qu’on avait fouillé dans ses tiroirs et
chipé une boîte de laque. Indépendamment de la valeur du
souvenir, Sylvie ne supportait pas d’être volée. Le vieil
instinct de propriété n’admettait point une atteinte. Il était
peu probable qu’elle atteignît au stade où l’on dit : —
« Prends, si tu veux ! Rien n’est à moi. » — Elle disait : —
« Je donne, parce que c’est à moi. Mais je te défends d’y
mettre les pattes sans que je le veuille, sacré voleur ! » —
Elle les flanqua toutes à la porte. Là-dessus, pendant qu’elle
était au lit, l’école, privée de son aviron, chavira. Elle fit
parler d’elle plus qu’on ne l’eût souhaité. Quelques-uns des
petits chefs de familles, des matrones et des matrons, prirent

954
leur rôle trop au sérieux, ou, si l’on veut, du côté qui l’était
le moins. Il y eut entre garçons et filles appariés quelques
jeux qui ne figuraient pas au programme.
— « Pas de quoi fouetter un chat ! » fit la Sylvie,
haussant l’épaule, quand elle l’apprit… Elle eût été jusqu’à
la fessée…
— « Mais qu’on nous fiche la paix, de ces niaiseries ! Tas
de bedeaux ! Est-ce qu’ils se figurent que nous élevons des
enfants de chœur ? Tâchez un peu de les mettre à la chaîne,
mes chiennots de la zone ! Moi, je les dresse en liberté. Ça
ne peut pas aller sans accrocs. On les raccommodera. Ne
faites pas tant d’embarras ! »
Ils savaient bien ce qu’ils faisaient ! La presse
bourgeoise, qui déjà louchait sur ce nid suspect
d’anarchistes, sonna l’alarme de la moralité de Paris
menacée. Il y eut enquête, interrogatoires des polissons,
moins intimidés que glorieux de se voir couchés sur les
journaux : ils ajoutèrent à leurs exploits. Chœurs indignés
des parents et de l’honnête galerie… Sylvie, malade,
convoquée à l’instruction, lava la tête au magistrat. Il ne le
prit pas bien, comme on pense. Si elle tira de là ses plumes,
ce ne fut pas son bon droit qui l’y aida, mais les accrocs
qu’elle avait pu faire, elle aussi, en son temps, à « la
vertu ». Car dans le nombre de ses amis, il en était au
Palais ; et ses amis n’étaient jamais des ingrats : (c’est le
plus grand art chez une femme : Sylvie y avait été
maîtresse). Elle fut laissée hors de cause ; mais l’école des

955
fortifs fut fermée. Restèrent aux chiennots les fossés, pour y
continuer leurs ébats. Force fut à la moralité.

L’aventure dégoûta Sylvie de sa croisade d’action


sociale. Plus jeune, elle eût tenu tête aux opposants, et
recommencé. Mais quand on est trahie par ses propres
membres, ce n’est plus de jeu ! Il faut au moins sa vieille
garde, pour former le carré de Waterloo. Il ne lui restait plus
que le général. Elle dit son mot, et montra le dos — le bas
du dos — à la société.
La sienne lui demeurait. C’était assez…
Que c’est étrange ! Elle découvrit que sa vraie vie
commençait, à l’heure où elle avait tout rejeté… Et, sans
qu’elle se le fussent dit entre elles, sa sœur aînée, de son
côté, faisait la même découverte, mais plus saisissante et
plus cruelle, après qu’elle avait perdu son fils…
À ce moment, les âmes ordinaires n’ont plus rien qui les
retienne à la vie, elles s’en vont. Mais il en est qui se
découvrent, à cet instant où plus rien ne les lie, — même les
affections les plus sacrées. Elles renaissent alors, elles
inaugurent une période d’activité inattendue. D’Annette
surgit une puissante vie intérieure, dont le rayonnement
allait s’étendre, de proche en proche, avec une douceur
invincible. Sylvie, qui n’avait point ce phare sur l’océan,
allumait sa chaude lanterne dans le crépuscule qui tombait.
Était-elle donc une âme au-dessus de l’ordinaire, qui se

956
découvre, comme on vient de dire ?… « Âme », quel mot
prétentieux ! Elle vous l’eût rejeté au visage…
— « Moi toute nue… Moi qui m’en vas… Moi qui m’en
vas laisser tout cela… Tout cela ? Quoi ? Moi. Tout ce qu’il
y a dedans, et dont je n’ai rien fait… Dire que je ne savais
même pas que je l’avais !… Faut-il que j’aie perdu mon
temps ! Dépêchons-nous de le saisir, pour l’emporter avec
nos draps, sous notre griffe recourbée ! Ce serait terrible,
l’express parti, d’avoir laissé sur le quai son meilleur,
d’avoir pris la bourse et oublié la vie… »
Cette vie, la petite « gloute » de Paris pensait pourtant
s’en être gorgée. Elle croyait bien en avoir connu les uns
morceaux. Elle s’en allait de table, alourdie. L’odeur des
plats et la cendre des cigares l’écœuraient… Et voici qu’une
fenêtre s’ouvrait, l’air frais, et la jeune faim lui
revenaient…
La curieuse aventure !… Elle avait fait installer, pour
remplir l’ennui béant de ses soirées — (à vrai dire, la
prévoyante en redoutait la venue, plutôt qu’elle n’avait
encore vu son bâillement) — un appareil de radio. Les
premiers temps, elle avait pataugé au hasard dans la mare
aux grenouilles : les coassements de Rome à Toulouse et de
la Tour Eiffel à Bratislava lui avaient paru une bonne farce ;
elle s’amusait à emmêler leurs rots et leurs hoquets, comme
une enfant qui tripote l’eau et la crotte. Ce gafouillis
satisfaisait son humour et son besoin parisien du vacarme.
— « Sans bruit, est-ce qu’on sait si l’on vit ?… » Mais
quand elle s’était prouvé, par le chahut, son existence, elle

957
était vite fatiguée. D’un doigt nerveux, impatientée, elle
avait, sans arrêter l’appareil, tourné le bouton sur un
silence. Elle était là, dans son fauteuil, près de sa fenêtre,
seule dans sa chambre, aux premières heures de la nuit. Et
la grande nuit, qui avait fui devant le bruit, retrouvant la
place libre, redescendait au fond de l’âme. L’âme,
assourdie, recommençait à entendre la douleur tapie dans
les vieux membres et dans le cœur. Elle était prise
désarmée ; elle ne pouvait faire un mouvement, et la glace
du soir tomba sur les épaules. Elle était pauvre, nue et
blessée. Elle attendait le coup de grâce.
Et ce fut la grâce qui lui vint. Du fond de la chambre, de
l’angle obscur, derrière elle, une musique merveilleuse
commença de sourdre. Elle s’épancha à larges flots, forts et
tranquilles, qui lentement baignèrent les pauvres pieds
gonflés, qui lentement montèrent autour des jambes, autour
des cuisses, autour des reins ; et comme un long frisson
dans la forêt, la chair frémit et la voix mystérieuse du sexe
s’éleva comme un appel au fond des bois. Le chant, la
plainte et l’ivresse, de proche en proche, gagnèrent tout le
reste du corps, baignant les seins et les épaules ; et puis la
bouche, sèche et ardente, y but. Et le front fut la dernière
cime où affleura la crue. Les grandes nappes de la musique
n’atteignirent la pensée que quand tout le corps y fut noyé.
Chez d’autres, la tête est la porte du cœur. Mais la Sylvie
tirait toute sa science de ses racines — de sa chair.
Et lorsque enfin sur l’étendue inondée, la cime
commença de s’éveiller, Sylvie envahie prit conscience,

958
comme Danaé, de la nuée d’or qui l’enlaçait, la pénétrait
par tous les pores. Jamais elle n’avait connu un tel
embrassement. Et la bouche entr’ouverte, extasiée, elle
tendait les bras vers l’Amant.
Bien entendu, elle ne connut jamais le nom de l’œuvre
qui l’avait possédée. À peine avait-elle quelques lueurs du
genre d’œuvre, de la symphonie et de ses cent voix
d’instruments. Pour elle, n’y avait qu’une seule voix, mais
c’était tout l’être qui parlait, non pas en mots usés de la
langue, mais en frémissements inexprimés de toutes les
branches du grand arbre, qui engaine entre ses murs de
silence le torrent de vie. Et qui parlait ? Qui était cet être ?
— Moi !…
Sylvie demeura « sidérée » par la double découverte
d’une telle source d’émotions inconnue, et que cette source
fût en elle. Car elle ne s’embarrassait pas de savoir que
cette musique était l’œuvre de musiciens. L’identité de la
phrase musicale avec sa propre substance et des battements
de ce flot avec ceux de son sang, — ce miracle perçu en
toute salle de concert, chez tout auditeur élu par la grâce du
cœur, était encore bien plus péremptoire dans la solitude de
cette chambre, où des murs nus se répercutait la voix
attendue des mondes intérieurs. Si longtemps muette !
Ignorée… Et ce qu’elle dit, comment le traduire en des
mots ?
— « Mon Dieu, mon Dieu ! Je ne comprends pas… Mais
je sais bien que tu dis vrai, tu entres en moi au plus secret,
qu’aucun regard n’a dévoilé — même le mien — et tout

959
mon être vibre sous ton doigt, comme une corde qui
s’éveille du sommeil de toute une vie. Encore ! encore !… »
Elle chercha à la faire de nouveau parler, les soirs
suivants. Mais elle eut des déconvenues. L’instrument,
encore imparfait, et les ondes capricieuses répondaient
irrégulièrement à l’appel ; et la réponse était fantasque.
Sylvie, que rien ne guidait, s’évertuait, d’un doigt rageur, à
démêler du fouillis sans nom où, cul sur tête, le Nord et le
Midi braillaient, l’oiseau magique dont l’appel l’avait
éveillée. Mais elle butait plus souvent contre les réclames
que clamait l’homme de Toulouse, ou contre les jazz sans
nerf et sans saveur de quelque dancing. Quand d’aventure
elle rattrapait l’oiseau, il lui laissait deux ou trois plumes
dans la main, et s’évadait dans la forêt, où quelque monstre
surgissait, qui l’écrabouillait sous ses pieds. Sylvie sacrait
comme un troupier et renfonçait l’animal braillant dans
l’abîme. Mais la satisfaction (c’en était une !) de broyer la
gueule à ces veaux, ne compensait pas la perte de l’oiseau.
Après des semaines de poursuite, la petite Argonaute
s’avisa que le plus sûr moyen de mettre la main sur sa
Colchide n’était pas d’attendre qu’elle vînt, mais d’y entrer
manu militari, — par sa main souple et impérieuse.
À cinquante ans passés, elle apprit le piano. Sa nature
n’était point, en quoi que ce fût, et même et surtout dans la
jouissance, de rester passive. La musique, si elle l’adoptait,
devait être active. Elle y apporta son énergie coutumière.
Elle n’en dit rien à personne. Mais un jour, Annette,
montant les six étages, écarquilla les yeux en découvrant

960
dans un angle de sa chambre un piano. Elle était trop avisée,
pour plaisanter sa Sylvie. Mais elle n’avait pu déguiser sa
surprise, et Sylvie prit les devants :
— « Oui, je me suis mise à cet outil-là. C’est une
toquade. Tu dois bien rire ! Mais à mon âge, on ne compte
plus avec le ridicule. On fait ce qui plaît. »
— « À tout âge, tu l’as fait, ma belle », dit Annette.

« Et ce n’est pas à celui d’aujourd’hui que je te chicanerai


là-dessus. Je ris, mais de plaisir que tu trouves le tien à ce
jouet. »
Le front de Sylvie s’éclaircit :
— « Entre folles, on se comprend. »
— « À force de vivre, on a déteint l’une sur l’autre. »
— « Je n’avais pas assez de mes folies, j’ai pris les
tiennes. »
— « Sois tranquille ! » dit Annette. « Il m’en reste ! »
Elle s’offrit discrètement pour lui apprendre le piano.
Mais Sylvie n’accepta d’elle que quelques indications
élémentaires et lui refusa accès sur son terrain. Sa
susceptibilité toujours en éveil était consciente de son
ignorance, et voulait pouvoir y trébucher à son aise, sans
que l’épiât un regard — même (surtout) le plus intime. Elle
préférait, pour les conseils indispensables, s’adresser à une
aide anonyme et payée.

961
Elle n’avait eu de la musique que des notions de solfège,
par quelques cours populaires, en sa jeunesse, d’après la
méthode Galin-Paris-Chevé. Les cours avaient été
intermittents ; la petite chatte de gouttière avait, en ces
temps, d’autre musique pour occuper ses nuits. Et quant aux
chansons de la rue et de l’atelier, une fille de Paris n’a pas
besoin, pour les apprendre, du papier. Elle avait l’oreille et
la voix justes et pointues : faune par en haut, faune par en
bas. Jusqu’à la lèvre inférieure, fine, en bec d’anche, qui
avance, en mordant son fil, et le timbre aigrelet de flûtiau.
Par là-dessus, une mémoire imperturbable. Pas une musique
rencontrée qui n’y demeurât accrochée. Vingt ans après,
elle en aurait pu repêcher le poil entortillé au démêloir. Son
oreille avait été modelée par Annette, aux jours heureux où
la grande sœur, dans la vieille maison de Bourgogne,
laissait ses doigts rêver sur le clavier. Ces rêves, dont alors
Sylvie se moquait sans les comprendre, étaient entrés dans
sa volière : ne pas comprendre ne l’empêchait pas de
prendre ; Sylvie ne laissait rien perdre, rêves ou rubans ;
elle ramassait et elle rangeait : — « On n’en fera rien. » —
« On ne sait jamais ! » Il y a toujours un moment où cela
sert. — Plus tard, en ses jours de splendeur, elle avait donné
chez elle des concerts. C’étaient, bien entendu, les casse-
oreilles du dernier bateau, les atonalismes à la mode. Elle
n’y comprenait rien du tout, et dans le fond du cœur elle
rigolait de toute la peine que ces bons garçons se donnaient
pour vous écorcher le tympan. Mais, par un curieux instinct,
jamais ces bruits organisés ne l’ennuyaient ni ne la
noyaient : elle y nageait, comme un poisson aveugle, qui se
962
laisse porter, bien à l’aise et, dans la nuit, qui bat l’onde de
sa queue ; le monde des sons lui était un élément naturel.
Quand l’occasion s’en présentait, elle s’y mouvait sans
heurt, les yeux fermés.
Qu’on ne croie point qu’elle écoutât ! C’était elle-même
qu’elle entendait. La musique la faisait vive et dispose ; elle
stimulait ses activités. D’autres marchent au pas et vont se
faire tuer, au rythme sans réplique des trompettes et des
tambours. Chez la Sylvie, c’était le cerveau qui trottait.
Jamais sa pensée n’était plus « allante », précise, pratique,
prompte et claire que quand elle écoutait (n’écoutait pas) la
musique. Elle avait même fait dans sa tête ses comptes de
fin du mois, pendant une symphonie de Beethoven !…
Bonnes gens, je vous vois avancer la lippe. Ne plaignez
point trop, de votre haut, l’infirmité musicale de Sylvie !
Elle usait mieux de la musique que beaucoup des vôtres qui
la connaissent théoriquement et qui l’écoutent impassibles,
comme une froide mathématique. Sans qu’elle y pensât, la
musique s’infiltrait en elle, comme un ferment, et elle
s’incorporait à son sang ; elle se transmuait en énergie. Ce
n’est point la moins merveilleuse alchimie. Beaucoup la
pratiquent, sans le savoir, de ces ignorants que les gens du
métier méprisent ; et certains de ces gens du métier seraient
bien en peine de la réaliser.
Mais la Sylvie n’avait jamais eu le temps, jusqu’à
présent, de réfléchir sur les courants de son action : elle
agissait, elle courait. Maintenant qu’il lui fallait s’asseoir —
s’asseoir au bord de son ruisseau — elle l’entendit qui

963
chantait. Et elle s’appliqua à distinguer le sens de ce qu’il
lui disait, depuis son enfance, et qu’elle n’avait jamais pu
entendre : car elle parlait en même temps que lui.
Elle se tut… Se taire, c’était une science, un art (comme
on voudra !) qui étaient demeurés toujours inconnus à
Sylvie. Elle les apprit. Quelle découverte ! Le silence… La
plus peuplée des harmonies… La matrice mûre et gonflée
de tous les enfants de nos désirs… Sylvie couva les
troupeaux de ses rêves… Puis, elle apprit, d’un doigt
aveugle sur le clavier, à faire sortir à la lumière les
frémissements ordonnés de ces ébauches d’êtres. Ils
déroulaient le long de l’échelle leur silhouette grave ou
légère, enrobée d’une traîne d’harmonies. Et de l’un à
l’autre s’établissaient des attractions ou des conflits. Mais
celles-là, comme ceux-ci, ne se jouaient point sur une scène
extérieure aux regards. Ils s’inscrivaient au revers de
l’écran, commue s’ils y étaient projetés par l’esprit. C’était
soi-même qu’on jouait. On y errait…
Il s’agissait d’y trouver sa route.
Patiernm.ent, l’impatiente se soumit à des leçons
élémentaires, dans des arrière-boutiques de marchands de
pianos, où le grondement des autobus dans la rue étroite
faisait vibrer les caisses des instruments. Elle étudia, dans
sa mansarde, pendant des heures, de vieilles méthodes,
achetées d’occasion à un bouquiniste du quartier. Avec une
ténacité froide et acharnée, elle attela ses dix doigts à la
roue des gammes qu’on roule et qu’on déroule ; et le
passage du pouce fut, pour elle, quelques semaines, le « to

964
be or not to be ». Pour une Sylvie, la réponse ne faisait
point doute. Il eût fait beau voir que ses pattes n’obéissent
point à sa volonté ! Ses pattes souples, patientes, rusées, de
fille de Paris dégourdie dans tous les jeux de la vie, de la
toilette, du métier, et de l’amour… L’âge n’avait point de
prise sur elles. Et la difficulté même était pour elles un
attrait. Mais il est permis de douter que l’attrait fût partagé
par les locataires d’à côté. C’était le cadet de ses soucis !
Elle apprit aussi le chemin des concerts. Elle y allait aux
places bon marché. Par raison, d’abord : faute de pécune.
Mais également par goût, car elle ne se trouvait à l’aise que
parmi cette jeunesse et ceux pour qui l’art et ses jouissances
exigent des sacrifices : ce sont les seuls qui savent en jouir ;
ils n’y trempent pas le bout de la langue ou d’un doigt
dégoûté, comme ces blasés qui sont aux loges ; ils y piquent
la tête et ils y plongent, narines ouvertes, jusqu’à crever ;
quand ils en ressortent, c’est avec des yeux exorbités.
Sylvie avait ces yeux-là, à certains morceaux de la
Damnation et à des finales de Beethoven. Au dernier
accord, elle trépignait. Et les voisins amusés se désignaient
cette petite femme impérieuse, au visage bouleversé par
l’émotion, qui piaffait en soufflant des naseaux. Elle
paraissait ne rien voir. L’orchestre et les chœurs ne jouaient
que pour elle. Le reste de la salle n’existait pas. Elle eût
trouvé naturel de crier au chef : — « Recommence ! » —
C’était à elle, elle avait bien le droit d’en disposer… Ce flot
de colère, ces transports, ou cette langueur, cette volupté…
À moi, à moi !…

965
— « Recommence !… »
Elle le cria, une fois, d’une voix, d’un geste sans
réplique. On rit autour d’elle. On l’applaudit. Elle les toisa.
Puis, s’éveillant de son rêve, elle échangea avec ses voisins
un clignement d’yeux et un sourire d’intelligence. Au fond,
ils sentaient tous comme elle. On était tous de la famille. De
qui ? De celui-là qui parlait pour eux : qu’il se nommât
Berlioz, Beethoven, ou Wagner, le nom importait peu à la
chose. Ce qui comptait, c’était la famille, c’était eux. Quand
ils criaient : — « Bravo ! » c’était à eux. Et Sylvie était leur
coryphée.
Maintenant, on la connaissait, aux galeries ; et sa légende
avait circulé. Quand elle descendait en hésitant les marches
trop espacées, quelques petites jeunes filles s’empressaient,
ou un adolescent très courtois, guindé, troublé, qui la
soutenait respectueusement par le bras. Son heure de
célébrité, effacée dans le monde des éphémères — ce Tout-
Paris des places d’en bas — gardait encore une
phosphorescence dans l’ombre du petit peuple de dessous la
voûte. Elle restait dans l’imagination de ces jeunes gens la
vieille reine de Saba — l’impératrice de la couture, la
magicienne des fêtes galantes — Sylvie… le nom évocateur
de féeries à la Watteau… Ils lui formaient une petite cour,
en redescendant l’escalier, mais prudemment, et à distance
du privilégié, qu’elle admettait à l’honneur de lui tenir non
la traîne, mais le poignet : car elle avait des façons brusques
et déconcertantes de les fixer ou de répondre à leurs
amabilités ; et arrivée au bas de l’escalier, elle les

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congédiait tous, d’un geste bref et péremptoire. La Sylvie
n’avait pas besoin de béquilles pour marcher. Et elle ne
supportait pas, au sortir du concert, d’être dérangée dans ses
pensées. — Toutefois, après qu’elle s’était secouée de sa
suite, elle avait un rire goguenard et bienveillant pour ce
petit peuple, ces petits jeunes gens qu’elle venait de
rudoyer.
Elle rentrait seule. Et dans la chambre froide, avant de
s’être décoiffée, elle allait tâtonner sur le clavier, cherchant
la trace sur la mousse des beaux pieds nus de la mélodie,
qui tout à l’heure lui avait marché sur le cœur. Elle y
réussissait souvent, — à sa façon, qui déformait la ligne
exacte et le vrai sens, pour les adapter à son besoin. Après
tout, n’est-ce pas ainsi que le jeune prince des artistes,
Raphaël, copiait, en les déformant, les antiques ? Ce qu’on
aime bien, on le fait sien, on le mange. Gare au respect ! Il
aime trop. Ce n’est pas assez !

Son train de vie était maintenant aussi réduit que


possible. Elle se passait de domestique. Et ses dépenses
étaient comprimées. À part quelques infractions à la plus
stricte loi d’économie, pour satisfaire de loin en loin un
accès de gourmandise (on n’abdique jamais tout à fait son
fin bec de Française), ou l’autre friandise du linge fin sur la
peau (ce fut la dernière volupté à laquelle Sylvie renonça),
elle vivait comme une nonnette. On pouvait dire qu’elle
s’était fait de nécessité vertu. Car le peu de capital qui lui
restait, après s’être dépouillée, pour ses enfants adoptifs et

967
pour ses œuvres, du meilleur de ses revenus, suffisait
exactement à lui assurer une indépendance d’anachorète.
Mais c’était tout ce qu’il lui fallait maintenant. Et, par un
travail intérieur inaperçu, la libre fille, qui s’était gorgée
sans retenue de tous les fruits de son verger de désirs,
trouvait sa jouissance aujourd’hui dans sa pauvreté
commandée. « Vertu » lui était devenue « nécessité ».
C’était comme le plaisir de la nudité. Il y avait encore, au
fond de ce dépouillement, une sensualité. Rien pouvait-il,
chez Sylvie, ne pas être sensuel ? Jusqu’au renoncement
absolu ! (En cela, différait-elle de bien des ascètes ?)
Mais elle évitait d’introduire un spectateur dans son
modeste logement, qui, de semestre en semestre,
s’appauvrissait : — car elle vendait l’un après l’autre,
quelque meuble, pour satisfaire aux caprices de son dernier
maître et amant : la musique. Elle n’avait pas abdiqué
l’orgueil. Elle se trouvait bien de son dénuement, mais
comme d’une affaire strictement personnelle. Il ne lui
plaisait pas que le nez des autres s’y fourrât, qu’il se
retroussât, qu’il remuât, d’un air de commisération
indiscrète. La commisération était un article que Sylvie
tenait peu dans sa boutique, et qu’elle n’acceptait
absolument point des autres.
— « Garde ta pitié, mon ami ! »
Cette fierté ombrageuse n’était encore que le moindre
motif de sa réclusion volontaire. Le vrai motif était qu’elle
s’y trouvait bien. Jamais Sylvie n’eût pratiqué un sacrifice
qui ne lui plût. Le plaisir était, restait, sa loi. Elle était

968
chatte. Et, comme les chattes, après avoir couru la nuit sur
les toits, elle cherchait un meuble dans un coin pour
s’assoupir. Ces sommeils de chatte, — profonds, moelleux,
interminables, impénétrables… On les envie !… Ils
réalisent le paradis, plus sûrement que celui que nous
promettent les Écritures… Dormir, dormir… « Rêver, peut-
être… » Sûrement, elle rêvait, Sylvie la chatte ! Elle qui
n’avait jamais, avant, beaucoup rêvé — (elle n’avait pas eu
le temps, elle enjambait du désir à l’acte) — elle s’en
donnait, à présent, du rêve ! Pour tout l’arriéré de sa vie et
pour toutes les vies à venir… Elle eût été fort en peine de
dire ses rêves : (Qui donc le peut ? On n’en attrape que
quelques miettes, qu’on pétrit entre ses doigts…) Mais elle
en bourdonnait, comme un clocher. Et, par moments, elle en
sentait le tremblement jusque dans ses pieds.
Toute une riche vie intérieure, dont elle n’avait rien fait
dans la vie, — une vie du cœur, une vie des sens — (de
l’intelligence, peu, quoi qu’elle en eût à revendre, mais
jamais abstraite, toujours précise, pratique, et « appliquée »
) — toute une vie se révélait. Elle n’était point nouvelle.
Elle avait été amassée par les jours. Mais c’était commue si,
jusqu’à ce jour, elle eût été enfouie dans ses tiroirs ou dans
ses cartons au fond de l’armoire. Sylvie avait ouvert
l’armoire. Et maintenant, elle passait des jours, des jours, à
les ranger… À les ranger ?… Les déranger !… Elle se
surprenait assoupie avec ses rêves sur les genoux, et tout
autour sur le plancher, des rêves, des rêves… Elle prenait
l’un, le laissait tomber, elle prenait l’autre, elle reprenait le

969
premier, sans bien se souvenir qu’elle l’avait déjà pris et
laissé… Quand elle s’en apercevait, elle s’objurguait en
gaies injures…
— « Petite vache, au pré, qui rumine ce qu’elle a dix fois
déjà remâché… »
Cela ne servait pas à grand’chose ; elle retombait,
l’instant d’après, dans sa torpeur de digestion et d’ivresse…
C’était un état très heureux.
C’était un état dangereux. La tête se congestionnait. Le
sang lui montait aux joues, au front, et aux yeux. Elle s’en
apercevait, à des douleurs dans le crâne. Son doigt palpait à
son cou de petites boules qui battaient, dans l’artère. Elle
savait bien que son immobilité, toute la journée, près d’un
poêle surchauffé, avec cet autre poêle dans le cerveau,
n’était point bonne pour une qui, comme elle, avait mené
toujours une vie active. Mais…
— « Je m’en bats l’œil !… »
Il arriverait ce qui arriverait ! Elle ferait selon son bon
plaisir, ainsi qu’elle avait toujours fait. Ceux qui venaient
— George ou Annette — la semonçaient. C’était comme
s’il pleuvait ! Nul n’avait pu jamais exercer sur elle une
influence.
Après quelques légers étourdissements — un plus
sérieux, où elle heurta du front la tôle rougie du poêle —
(elle n’en parla à quiconque) — elle consentit à quelques
soins : elle se purgea, elle se mit aux pieds des sinapismes.
Mais elle ne changea rien à sa vie.

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Et comme, après des jours de quasi-jeûne, (par lassitude,
indifférence, paresse, ennui de descendre et remonter
l’escalier), il lui venait des fringales, où l’estomac et le
palais exigeaient leur revanche, elle se décarêma avec une
platée d’huîtres, du foie gras, un camembert, et du Vouvray.
— Elle eut de la chance, ce jour-là, que sa porte sur
l’escalier, par négligence, fût ouverte, et que la concierge,
ayant à lui monter une lettre, entrât. Elle la trouva écroulée
dans un fauteuil, la tête pendante sur l’épaule, le corps
glissé sur le parquet. Sylvie venait d’avoir un coup de sang.
Un médecin habitait dans la maison. Les premiers soins ne
se firent pas attendre ; et déjà Sylvie avait repris
connaissance (elle prétendit qu’elle ne l’avait jamais
perdue), quand accourut Annette alertée. Mais ce fut le
dernier exploit de son indépendance.
Annette déclara qu’elle ne tolérerait pas plus longtemps,
puisque Sylvie était incapable de se conduire, qu’elle vécût
seule, à l’écart. Elle l’empoignait, elle l’emportait, elle allait
la boucler chez elle. Annette avait repris, pour la
circonstance, son visage de « Madame j’ordonne », des
anciens jours. Sylvie sourit, essaya de protester pour la
forme ; mais sa langue avait peine à remuer ; elle esquissa
la mine de l’Innocence asservie par la Force, qui
s’abandonne sans résistance, mais en appelle aux dieux.
Elle était, in petto, bien contente. L’indignation, non jouée,
d’Annette, et son air d’autorité, avec l’étreinte de ses mains
affectueuses, venaient de lui évoquer les vieux beaux jours,
où déjà la sœur aînée était venue, en tourbillon, chercher la

971
petite modiste malade dans sa mansarde, et l’avait enlevée.
Et dans le même moment, Annette, penchée sur Sylvie, vit
dans ses yeux l’image de l’ancien enlèvement. Leurs yeux
se rirent.
— « Ma petite vieille », dit Annette, « on recommence
donc ses vingt ans ? »
— « Tu peux le dire ! » fit Sylvie, en montrant dans le
miroir sa face rouge et son corps épaissi. « Quand j’étais
page du duc de Norfolk… »
— « Caille ! caillette ! » dit Annette, l’embrassant.

« Plus elle est grasse, plus elle est bonne à manger. »


— « Emporte-la donc, et qu’on la rôtisse ! Je ne suis plus
bonne, qu’au cul la broche du bon Dieu ! »

Mais elle se refusa obstinément à quitter son Paris…


— « J’y ai été plantée. Si on me dépote, je sèche sur pied.
Ne me parle pas de m’expatrier ! Même la banlieue, même
ton Meudon, quand je m’y promène, je cherche de l’œil la
tour Eiffel. Dès que la ceinture est passée, je me sens déjà à
l’étranger. Le premier train de retour qu’on croise me fait
envie. Il n’y a qu’à Paris qu’on peut respirer. J’y crèverai, la
bouche ouverte ; — et qu’entrent dedans jusqu’au goulot, sa
bonne odeur et son bon bruit !… »
Comme Annette ne voulait pas la violenter, ni la quitter
dans cet état, elle s’arrangea pour rester à Paris, dans
l’appartement des Davy, que George mettait à sa
972
disposition, en l’absence de Julien. Elles s’y installèrent
toutes les deux. George et Vania demeuraient dans la
maison de Meudon, d’où ils venaient leur faire visite, une
ou deux fois par semaine ; les autres jours, c’était Annette
qui y allait ; et le téléphone portait le bonjour et le bonsoir,
de la maison des rues à celle des bois. Une telle installation,
qui n’était pas sans gêne, ni pour Annette sans fatigue, ne
pouvait être que provisoire. Mais la vie de Sylvie l’était
aussi. Les deux sœurs ne se faisaient aucune illusion là-
dessus ; mais elles y pensaient le moins possible. Au jour le
jour ! Sylvie était, naturellement, la plus insouciante. Elle
était aussi la plus gourmande de chaque journée. Autant de
gagné ! Le soir, sur le point de s’endormir, elle disait,
récapitulant les heures qui venaient de passer :
— « Encore une, que les Prussiens n’auront pas !… »
Et le lendemain, en s’éveillant, tâtant le terrain, elle
disait, surprise et satisfaite :
— « Ça recommence… »
Elle était couchée dans une chambre d’angle, qui donnait
au carrefour de deux rues. Elle n’avait point voulu de la
meilleure chambre, celle de George, sur un jardin. Il lui
fallait sous ses pieds son Paris. La chambre de sa sœur était
en face, de l’autre côté du corridor. Elles laissaient leurs
portes ouvertes. D’un lit à l’autre, par-dessus le canal, elles
dévidaient leurs vies passées. D’elle-même, Annette n’eût
sans doute pas commencé, elle eût gardé tout l’écheveau.
C’était Sylvie qui, faute de pouvoir occuper ses doigts
agiles, tournait le fuseau, surtout vers l’aube, quand elle
973
émergeait des gouffres de sommeil congestionné ; elle
commençait par pépier, d’une langue incertaine d’enfant
encore mal réveillée. Annette riait dans son lit, en
l’entendant qui chantonnait, ou se racontait une histoire qui
n’avait ni queue ni tête. Elle dialoguait avec elle-même,
s’administrant quelquefois des répliques inattendues, vertes
et cocasses : elle en était la première éberluée ; certaines lui
coupaient le fil. Annette alors lui criait :
— « Bravo ! tu es mouchée ! »
Ou bien, si elle continuait de garder le silence, Sylvie n’y
tenait plus, soupirait :
— « Annette, tu dors ?… » d’une voix tendre, enjôleuse,
suppliante, impatiente, qui chuchotait moins bas, plus du
tout bas, qui finissait par exploser :
— « Bonjour, bonjour, dis-moi bonjour !… Annette, tu
dors ? Tu ne dors pas. Tu te fiches de moi… Nom d’un
chien ! Je vais te tirer les oreilles… »
Annette grondait :
— « Allez coucher ! Veux-tu rester tranquille !… »
— « Ouf ! » disait Sylvie rassurée, « ça fait du bien !
Mon Annette meugle. On est encore dessus le pré des
vivants… »
Mais quelquefois, son inquiétude du silence se
manifestait, d’une façon plus angoissée. Au sortir de ces
trous de sommeils qui l’engloutissaient, comme une petite
mort, elle n’était pas bien sûre de vivre encore. Mais de plus
en plus, à mesure que ses énergies s’y diluaient, elle
974
réapparaissait au réveil, comme une citerne de chaude
affection, qui avait besoin de se répandre, qui avait besoin
de boire l’affection, en retour. Annette ne résistait pas à
certains accents. Elle sortait du lit et allait passer ses bras
autour du cou, sous la nuque grasse de la cadette. Une
torpeur écrasait ce corps appesanti de Bethsabée. Et ces
seins lourds étaient en sueur. La respiration était un peu
rauque. Mais Sylvie gardait toujours la finesse de ses
poignets et son beau visage, plus beau, qu’un chaud sourire
illuminait.
Elle n’avait presque jamais de mélancolie du passé. Elle
se mouvait, avec une étonnante tranquillité, parmi les
catastrophes de leurs deux vies. Elle rappela à sa sœur la
mort de sa petite fille ; mais son récit n’avait rien d’amer :
elle caressait la main d’Annette, pendant tout le temps
qu’elle le conta, avec une étrange douceur. Cet apaisement
était d’un grand bien pour Annette. Sylvie, alors, lui en
imposait. Annette la regardait avec respect ; mais son cœur
se serrait. Quand on en est arrivée à ce point de
détachement, les derniers liens n’en ont plus pour
longtemps…
Ils tenaient pourtant. Sylvie demeurait attachée à sa terre.
À aucun moment, elle ne pouvait perdre contact avec elle.
Elle n’était point, comme Annette depuis la mort de Marc,
désenchantée de l’illusion, et capable, comme elle ensuite,
de marcher sur cette mer sans y enfoncer. Un avant-goût de
la mort, que lui donna un nouvel avertissement de la
maladie — une fièvre à grandes oscillations, une stupeur où

975
la conscience qui persistait, paralysée, comme l’insecte que
décrit Fabre, se voit ronger vivante et disparaître par
morceaux, sans pouvoir faire un mouvement — lui causa un
brusque effarement. Elle ne comprenait pas ce qui se
passait. Elle perdait pied. Un monde dépouillé des formes
qui avaient rempli son petit univers, n’avait pour eue aucun
sens. Il lui fallait sa Sylvie, son Annette, son Marc… S’ils
lui échappaient !…
— « Mais qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y
a ?… »
Elle en était désorientée. Il lui en restait un tremblement,
qu’elle écartait de sa pensée.
Une seule fois, lui échappa un cri de désarroi et
d’amour :
— « Ah ! » fit-elle, un soir soudain, — et tout ce qu’elle
tenait dans ses mains tomba — « ah ! qu’il puisse y avoir,
quelque part, là-bas, dans ce Rien, un lieu où l’on se
retrouve avec ceux qu’on a aimés, et qu’on puisse se dire
enfin tout l’amour qu’on ne s’est pas dit !… »
Annette fut émue. Pour une fois, une fois unique, s’était
trahi dans cette nature sèche, ironique et pratique, le fond de
tendresse éperdue, qu’elle avait refoulée toute sa vie. Après
un long silence, Annette dit (elle rêvait) :
— « N’as-tu pas l’impression quelquefois que, parmi
ceux qu’on voudrait retrouver, il y en a d’autres encore que
ceux qu’on a rencontrés dans cette vie ? »
Cette question inattendue saisit Sylvie. Elle dit :

976
— « Comment as-tu fait pour penser cela ? Avant que tu
me l’aies dit, il me semble que je n’y avais jamais pensé.
Mais depuis que tu l’as dit, il me semble que j’y pensais.
Mais qu’est-ce ? Que crois-tu ? »
Annette se passa ! a main au-dessus des sourcils.
— « Je ne me souviens plus. »
— « Que c’est étrange ! Qui sait ? On a vécu plus d’une
vie. »
Sylvie rêva, et reprit, implorante :
— « Ma petite, ma grande, on se retrouvera dans la
prochaine ? »
— « Tu tiens beaucoup à la prochaine ? »
— « Je tiens à nous retrouver… »
Elle ajouta, très lasse :
— « Mais après un bon somme. Car on a bien trimé !
…»
Elle était, elle, l’infatigable, non pas découragée, mais
lasse et abandonnée à la nature dévastatrice, comme une
plante, aux derniers jours ensoleillés, dans la brume de
l’arrière-saison. Elle dit à Annette, songeant à Marc, après
qu’elles venaient de parler de la tempête suspendue sur
l’Europe, et des dangers du lendemain :
— « C’est mieux que nous ne laissions personne après
nous… »
Annette ne le pensait point ; mais elle jugea inutile
d’exprimer sa pensée ; elle posa tendrement sa main sur la
977
tête de sa sœur :
— « Et le petit ? » demanda-t-elle.
C’est vrai, Sylvie l’avait oublié ! Mais il se passait si bien
d’elles ! Elle se rendait compte qu’il eût dit :
— « Vous pouvez partir ! Ne vous inquiétez pas ! Moi, je
reste… »
Elle n’était pourtant pas sans regrets de le laisser. Elle eût
voulu emmener tout son monde avec elle. Non certes par
pusillanimité. C’était qu’elle ne serait plus là pour les
détendre. Tant qu’elle était là, si lasse qu’elle fût, la peine et
le danger trouveraient à qui parler !
Elle ne voulait pas rester couchée, le jour. Même dans ses
lassitudes le plus accablantes, elle ne consentit jamais qu’au
fauteuil. Et malgré les interdictions, elle traînait la patte,
descendait, montait vingt fois les escaliers, pour un rien,
pour un jouet, auquel le petit prêtait à peine attention. Toute
la cour que lui faisait Sylvie était perdue.
— « Petit chenapan ! Nous ne comptons plus »,

grognait Sylvie, entre ses dents. « Tu ne sais donc pas que


j’aurais pu te pondre ? »
— « Qu’est-ce que tu marmonnes ? » demandait Annette.
— « Une malice de l’ancien temps. »
— « Vendanges sont faites. »
— « Mais dans la cuve le vin se fait. Nous le tirerons, au
paradis. »

978
— « Tu comptes emporter ton cuveau, là-haut ? »
— « Bien certainement. Et ma piquette. Nous la boirons
avec le Vieux. »
— « Qui ? »
— « Le bon Dieu. »
— « Tu n’as pas honte ? »
Sylvie n’avait point honte. Elle plaisantait avec le Vieux.
Elle pensait qu’il en était bien aise. À la vérité, elle n’était
pas du tout sûre qu’il existât. Cela ne la tourmentait pas.
Elle ne s’était pas donné la peine de faire le jour dans son
incertitude de gamine de Paris, où un voltairianisme
populaire se mariait à la foi du charbonnier. Elle se trouvait
bien de cet état. Annette se gardait de la troubler. Seule à
seule, les deux sœurs se comprenaient si bien ! Et c’était
l’essentiel, pour toutes deux. Le reste, au fond, avait si peu
d’importance ! … Non pas : — « Que sais-je ? » Mais : —
« Que savons-nous ? »
— « Crois, si tu veux, si ça te fait du bien ! Et doute
aussi, ça ne fait pas de mal !… Même s’il y avait quelqu’un
là-haut, quel tort est-ce que ça pourrait lui faire ? Il est assez
malin pour comprendre. Il rira bonnement avec nous…
(comme tu fais, Nanette !…) Credo… « Je crois… » S’il y
tient !… Je n’ai rien à lui refuser… Seigneur, entrez ! Je
laisse la clef sur la porte, et j’ai confiance, je m’endors…
Si, dans ma nuit, n’entre personne, eh bien, Nanon, je
dormirai… Fait bon dormir, fait bon aimer… Et tout m’est
bon… Non moi, mais vous, Seigneur, choisissez !… »

979
Ce fut le soir de ce jour qui fut choisi.
Sylvie, quoi qu’on eût dit, n’avait fait que remuer, toute
l’après-midi. Encore à cette heure, au lieu d’aller s’étendre,
elle restait sur ses jambes, appuyée à la rampe de la fenêtre.
Elle aspirait, penchée, l’odeur de son Paris, la poussière et
le bruit, le goudron entre les pavés de bois, les derniers
rayons de soleil qui chauffaient son visage, et, du jardin
voisin, des grappes d’acacias. Elle bourdonnait un chant.
Elle fit un :
— « Ha !… » très doux qui semblait une note dans son
chant. Annette, levant les yeux, vit sa sœur s’affaisser. Elle
s’élança, juste à temps pour la recevoir dans ses bras. Elle-
même, affaiblie, mal d’aplomb, chancela sous le poids. La
petite caille était lourde, et elle tombait, d’une masse,
comme si le plomb du chasseur l’eût fauchée. Annette, à
genoux, l’étendit sur le parquet. Sylvie la regardait, mais
déjà de loin. Annette, penchée sur ses lèvres qui remuaient,
y but, des yeux, plus que de l’oreille, un murmure d’adieu :
— « Annette, mon amour… »
Les yeux chavirent. Une hirondelle passe, crissant, près
de la fenêtre. Par-dessus les trompes d’autos, au loin,
comme l’autre soir, jouait le flûtiau du chevrier… Dernières
images qui dansent, tournent, et s’embrouillent dans le
miroir… Une chèvre grimpe une ruelle du vieux
Montmartre… Et qu’est-ce qu’il y avait en haut ? Elle n’eut
plus le temps de le savoir. Elle mourut, en grimpant… sans
savoir qu’elle mourait.

980
Avec Sylvie, ce fut Marc, une fois de plus, qui mourut.
Ce fut bien plus : ce fut Annette — quarante ans de vie. Le
dernier témoin de tous nos jours est parti. Lui disparu,
sommes-nous bien sûrs qu’ils ont été ?… Oui, il y a l’enfant
— l’enfant de l’enfant — chair de ma chair — le fruit de la
mer, que la mer, en se retirant, a laissé sur le rivage… Mais
où est la mer ? Où suis-je, moi ?… Le grondement lointain
de l’océan… La plage est vide. Le sable est lisse. Le vent
salé passe, maître de l’espace… Il est porteur d’une terrible
ivresse, qu’il est séant de dissimuler…
Un ami japonais m’a conté qu’à Tokio, rencontrant, au
lendemain du tremblement de terre, un ami qui y avait, ainsi
que le comte Chiarenza, perdu corps et biens, tout ce qu’il
avait, tous les siens, il lui en exprima sa pitié. L’autre eut un
sourire étrange, et dit : — « Oh ! on se sent si allégé !… »
Tout le manteau de la vie est tombé. On reste nu. Mais
qui, ce : « On » ?… Bruno dirait le mot mystique de l’Inde :
« OM »… Le Tout, le Rien, qui sont peut-être les deux faces
de l’Un…
Mais quel qu’il soit, ou rien, ou tout, il est le maître de
l’espace, il est le vent salé qui passe. Et plus on est seul,
plus on est nu — (et sous ses pieds, on sent le froid du sable
de la plage) — plus le vent souffle, il souffle en vous. Il
vous emporte, en dispersant les haillons de votre robe du
passé. Il vous possède, il brise la porte, il brise les murs de
la maison, il entre au fond, vous êtes à lui, vous êtes lui, la
vie du monde coule en vos flancs.
981
Mais que peut-on faire, quand la maladie, d’une année à
l’autre, d’un mois à l’autre, vous enferme dans un cercle
plus étroit, dans votre jardin, dans votre maison, dans votre
chambre, — quand elle vous retranche de l’action ? Quelle
dérision ! Quand cette grande vie du dehors vous inonde,
quand on en est submergé, au point de ne pouvoir plus
respirer, où déverser ce flot de la terre ? Écrire ? Le flot ne
parvenait pas à s’égoutter par le bec étroit de la plume.
Annette n’avait jamais été grande écriveuse, — sauf à son
fils et à ceux qu’elle aimait : il lui fallait voir le visage, dont
les yeux liraient ses lettres. Elle ne pouvait écrire à
l’Anonyme ; il lui fallait le contact direct avec la foule ; et
ce contact lui était maintenant refusé.
Immobilisée, — le flot intérieur battait dessous ses seins
et dans la pulpe de ses doigts. La musique, longtemps
négligée et sommeillant au fond de sa chair, reprit un temps
la première place. Elle était la trouée faite par le fleuve au
barrage de l’esprit, — les grands rapides. Annette passa des
heures au piano, s’enchantant les doigts et la pensée aux
mystérieuses associations des accords, qui déroulent, du
fond de l’être inaccessible au regard des mots, les vagues de
la vie intérieure. Plus rarement, elle étudiait avec George,
bonne violoniste, quelque sonate ; mais toutes les deux
étaient trop indépendantes pour savoir bien sentir ensemble,
se mettre au pas. Chacune avait tendance à improviser sur
l’œuvre écrite, à la récrire avec son rythme. Un connaisseur
eût été sévère. Mais les « connaisseurs » le sont rarement,

982
au sens de la Bible. Ils ne prennent pas l’œuvre dans leur lit.
La vraie musique est une étreinte.
L’étreinte fut encore trop pour Annette, et cette dernière
activité musculaire lui fut à peu près interdite : elle s’y
donnait, comme elle faisait pour tout, sans compter ; et la
douleur l’avertissait trop tard. Elle dut fermer son piano.
Dure au mal par habitude, plus que par nature, — (elle
n’était pas de ceux qui le cultivent ou qui le bravent, par
plaisir, ou par orgueil, ou par vertu), — elle savait composer
avec lui ; elle l’acceptait, quand il fallait ; mais elle
acceptait ses avertissements. Le clavier d’ivoire se tut ;
mais sur celui de la pensée, les doigts d’Annette n’en
coururent que mieux. Dès lors, ses jours et ses nuits
baignèrent dans une musique continue. Le cours des heures,
le flux du temps, coulait en nappes liquides d’une
symphonie, où se déroulaient, en contrepoint, les
événements menus et grands, les émotions de la journée :
aussi bien le rire de l’enfant que l’écho sauvage des
combats de peuples, le réveil printanier de la nature et les
révoltes des opprimés. Elle se voyait tissant une tapisserie.
Ce n’était point elle qui l’avait conçue, elle n’en avait point
dessiné le carton, elle n’en avait point rassemblé les soies
variées. Elle était comme la navette et la main qui tissait
l’œuvre enchantée. La main est aveugle, et pourtant voit ;
elle palpe l’ensemble caché de l’harmonie, qui se réalise
sous ses doigts, en chaque touche nouvelle qu’ils ajoutent,
chaude et vibrante, au tableau préexistant dans son esprit. Et
sous ses doigts, qui obéissent, l’œuvre préconçue naît et

983
s’étend, de maille en maille, à tout instant. Tout ce qui est,
en fait partie. Les tragédies et les tempêtes de l’histoire en
sont les rouges, les noirs et les ors.
Mais quelle était là dedans sa part, son œuvre
personnelle ? N’était-elle rien de plus qu’un instrument ?
Elle n’était pas arrivée à ce degré de détachement. Tant que
l’on vit et qu’on est femme, on a besoin de couver et
d’enfanter, corps ou esprit : sentir couler dans une autre
bouche son lait, et dans d’autres veines son sang,
transmettre sa vie, rayonner le rêve de son action…
Brûle seulement ! Pas un feu n’est perdu, dans la nuit…
Elle contemplait, en ce moment, par sa fenêtre largement
ouverte sur la nuit d’été, Cassiopée. Et elle redisait
religieusement la parole de l’antique Égypte :
— « Fais que je devienne semblable aux
constellations ! »
Mais son vœu était plus humble. Les constellations, c’est
trop loin, c’est trop haut ! Il lui suffisait d’être enclavée
dans la plus modeste constellation d’ici-bas.
Elle ne se doutait pas qu’elle était elle-même une
constellation.

Elle n’était pas seule. Côte à côte, dans la toile même


qu’elle tissait, l’enfant Vania tissait son rêve. Sain, tout du
long, sans une tare, joyeux, actif, équilibré, il avait, malgré
sa vie du jour pleine comme un œuf, ses champs, ses bois et
ses vallons de rêve intérieur. Et ses citernes, dont on ne

984
connaîtra jamais le fond. Il y piquait une tête, brusquement,
sans que nul remarquât le plongeon. Ce n’était pas George
qui, en dépit de ses prix de natation, aurait pu le repêcher. À
peine s’était-elle aperçue de son absence. Elle lui parlait. Il
était loin… Quand il revenait, elle ne s’apercevait pas plus
qu’il rentrait, qu’elle ne s’était aperçue qu’il était sorti. Et
lui, il la retrouvait, toujours parlant, au milieu d’une phrase
ou bien d’une autre : ça n’avait pas d’importance ! il s’y
retrouvait, riant et distrait : elle était sa boîte à musique…
À quels instants se produisaient ces fuites ? La principale
était dans la nuit. Le jour, il avait tant couru, des jambes et
de l’esprit, qu’il tombait de sommeil, en se déshabillant ; on
le dépiautait de sa culotte, comme un lapin ; il dormait déjà,
les mains crochées aux boutonnières, croulé en travers de
son lit. On l’allongeait, on lui entrait dans le sac aux draps
ses pattes nues et son petit râble ferme et dodu : il ne sentait
rien, il était parti, il avait l’air d’un bienheureux. On l’était,
en le regardant. Jusqu’au matin, on ne l’entendait plus
remuer… Il s’éveillait pourtant, à la pointe de l’aube, avec
les oiseaux du jardin ; et presque toutes les nuits, l’espace
de quelques minutes, (peut-être cinq, peut-être moins, mais
il eût pu croire une heure ou deux…), il avait alors un vol
plané, où sa pensée vibrait dans une illumination exaltée,
très différente de celle de la journée. Cette illumination était
faite, en partie, de la phosphorescence des rêves qu’il venait
de sécréter, et dont, en émergeant du sommeil, il tâchait de
ruminer la saveur et le sens. Et elle était faite aussi, à cet
instant privilégié, de mystérieux souvenirs oubliés, qui

985
remontaient, comme une fumée, de sa vie d’enfant où ils
avaient été enregistrés, sans qu’il les eût remarqués. Une
sagesse étrange, pour une seconde éveillée, lui faisait
reconnaître en eux la clef des êtres auxquels sa vie était
liée : son père, sa mère, Annette, George, — ses satellites. Il
les scrutait ; et parfois, il avait un « toc ! » dans la poitrine,
quand il faisait ou croyait faire une découverte défendue…
Voir sans être vu… Voir ce qui ne doit pas être vu… Il avait
l’anneau des Mille et une Nuits… Puis, il se rendormait,
d’un coup, à poings fermés, jusqu’à ce que George le
réveillât. Et il ne se souvenait plus de rien de ce qui s’était
passé, pendant la révélation nocturne. Rien cependant
n’était perdu. Tout s’inscrivait sur le livre intérieur, dont la
rédaction, de nuit en nuit, se poursuivait. Et de brusques
lueurs en affleuraient, le long du jour, à des moments
imprévus. Très rarement aux minutes de repos, qui étaient
de repos plein — ( « Je ne pense à rien ! » ) — ou aux
heures d’études — (le regard fixe, il suit la piste d’une
idée : « Je ne vois rien d’autre »…), — mais en pleine
action, dans la seconde où, muscles tendus, il lance le
ballon, ou dans la course… le souffle lui manque, sa
poitrine est près d’éclater… et tout s’illumine… Ou bien —
(ça ne se dit pas ! mais puisque ça se fait !…) quand son
petit cul est en fonction sur les latrines, — l’heure
saugrenue où la voix de la sagesse, à l’improviste, se laisse
entendre à certains hommes de Dieu, — et dont notre sans-
dieu-ni-maître D’Alembert disait, cynique, à Lespinasse
que c’est la satisfaction la plus pure dispensée aux mortels.
De si grands exemples autorisent Vania à ouvrir cette porte
986
de l’illumination… « Spiritus flat uhi vult… » Il rirait bien,
s’il y pensait ! Il est du pays de Rabelais… Mais il a autre
chose à penser ! Il rêve… Si bien qu’une fois rentré dans la
société de ceux qui vont debout sur leurs jambes, il
ressaute, honteux, en entendant George qui lui dit :
— « Vanneau, boutonne ton pantalon ! »
Il revient de la lune. Aucun ne sait ce qu’il y a vu. Mais
Annette soupçonne qu’il y a fait des rencontres singulières ;
elle n’a qu’à se remémorer les siennes propres. Elle en
étudie les reflets dans les pupilles de l’enfant.
Ils s’observent mutuellement. Ils ne savent pas
grand’chose l’un de l’autre. Ils sont si éloignés, par le
temps ! Mais ils se flairent tendrement, comme deux bêtes
de même race ; leur nez renifle sur leur peau la même
odeur, la bonne odeur du rêve de même sang… Quand il a
bien couru, joué, jouté, crié avec sa George, Vania vient
s’asseoir aux pieds d’Annette, il appuie sa joue contre la
cuisse de la mère-grand, et il regarde sans parler, tandis que
s’apaise le tumulte de son sang. La main d’Annette caresse
le visage du petit animal familier.
Puis, brusquement, le petit animal pense tout haut :
— « Mannie », — (il a combiné, pour son usage, maman
avec Annette) — « c’est loin déjà que tu vis ! »
Il ne questionne pas, il affirme. Annette, pourtant,
répond :
— « Je ne sais plus. Loin ou près, — d’où je suis
maintenant, — c’est le même. Quand tu seras là, tu le

987
verras. »
Mais il n’écoute pas, il suit son idée :
— « Mannie, comment est-ce que tu as fait pour ne pas
être morte depuis longtemps ? »
— « Tu trouves que je dure trop ? »
— « Oh ! non… Mais papa est mort… »
— « Il était fait pour durer après moi. On l’a tué. »
— a Eh bien, et toi ? »
— « Cela n’est pas donné à tout le monde. Il y en a
beaucoup qui vivent tranquillement. »
— a Oui… d’autres !… Mais pas nous ! »
— « Qui, nous ? »
— « Nous. »
(Il a son menton sur les genoux d’Annette, et il l’y
enfonce, comme dans un tronc un petit merle.)
— « Tu veux dire : toi ? Est-ce que tu sais ce qu’il en sera
de toi ? »
— « Oh ! moi », dit-il, tranquille, « je serai tué, comme
papa. »
— « Mais quelle idée ! Il n’y a pas de raison… »
— « Si. Car j’irai faire la Révolution. »
— « Où ça ? En France ? »
— « Non, pas en France. Ils sont trop vieux. En
Amérique. »

988
— « Pas possible ? De mon temps, nous y allions chasser
les chevelures. C’est une autre chasse à quoi tu penses. Et
où ça, mon petit ? Quelle Amérique ? C’est grand. Le
nord ? Le sud ? »
— « Ça m’est égal. La Révolution, n’est-ce pas ? il
faudra la faire dans tout le monde. »
— « Et on finira par la France, bonne dernière ? La
pauvre vieille !… En voilà un fou !… C’est ta maman qui
t’a peint en rouge ? »
— « Oh ! toi aussi ! »
— « Moi ? Moi, je suis rouge ? »
— « Tu l’es, dedans. »
— « Tu en as un regard de furet ! Qu’est-ce qui te permet
de regarder dedans ? »
— « Moi, je me permets. C’est amusant. »
— « Ah ! je t’amuse ? Nous t’amusons ? Tu trouves que
la vie est amusante ? »
— « Oh ! c’est tordant ! »
— « Alors, pourquoi diable parles-tu de mourir ? »
— « Non, pas mourir. Me faire tuer. »
— « C’est la même chose. »
— « Non. Tu sais bien ! »
— « Je ne sais rien. »
— « Tu sais. Mourir, c’est quand on attend, c’est
assommant. Mais se faire tuer, c’est intéressant. »

989
— « Le jeu est sérieux. »
— « Plus c’est sérieux, plus c’est amusant. »
— « Le carpillon en remontre à la carpe. Tu dis juste. »
— « Tu n’es pas la carpe. Tu es la truite. »
— « Pourquoi ? »
— a C’est vrai qu’elle remonte les ruisseaux ? »
— « C’est vrai. »
— « Et quand il y a un barrage, qu’elle saute par
dessus ? » — « On le dit. »
— a Tu en as sauté ? »
— « Ah ! diable, oui ! »
— « Quand tu sautais, j’étais dans ton ventre. »
(Les mystères de la naissance n’existent pas pour lui.)
— « Tu y étais. »
— « Alors, le chemin que tu as fait, je n’ai pas besoin de
le refaire. »
— « Ça, c’est encore vrai. Je t’ai épargné, feignant, un
bon morceau de la route. »
— « Oui, mais quand tu meurs, moi, je continue. »
— « Tu continues. Pour moi. Saute, truiteau ! Chacun
son tour ! »
Elle riait ; mais, au fond du cœur, elle était émue, fière et
troublée. Elle ne mourrait pas. Son Marc, non plus. Ils
continuaient…

990
Elle reconnaissait ce goût du sel, cette odeur des algues
de la mer ; toute sa vie en avait été imprégnée par le vent de
l’éternel. C’était le meilleur qu’elle avait reçu, elle le
restituait. Elle en avait imprégné sa race.
Sa race… Qui ? Ce petit garçon ?… — Toute sa
constellation.
Elle avait d’autres enfants. Les plus proches ne sont pas
toujours ceux du même sang.
Elle n’oubliait pas sa fille américaine. Et Assia non plus
n’oubliait pas, bien que ses lettres s’espaçassent ; et elles
renseignaient peu sur sa vie : ou elles étaient brèves et
pressées, ou elles n’étaient qu’un bouillonnement de
passions : très peu de faits. Elle était prise par l’action et par
la fièvre américaine, — cette fièvre sèche et calculée, cette
haute tension des nerfs et de la volonté, qui, par rafales,
gagne les sens et se soulage violemment. Julien Davy, qui
l’avait rencontrée, au cours de ses tournées de conférences
aux États-Unis, fut frappé de l’ascendant qu’elle avait su
prendre, dans certains cercles dirigeants de la politique et de
l’argent. À peine l’avait-il reconnue d’abord. Elle avait
engraissé. Elle lui fit l’effet, dans les salons, d’une chatte
belle et lustrée, aux pas feutrés, qui s’engourdit,
indifférente. Mais, dès qu’ils se trouvèrent seule à seul, le
nonchaloir tomba instantanément ; et l’on eût dit que
fondait l’embonpoint : les joues se creusent, les lèvres
s’aiguisent, et les prunelles caressantes jettent des lueurs
d’acier. Elle paraît rongée de la passion du combat. Elle
991
mène dans l’Ouest américain de dangereuses campagnes
pour l’Internationale socialiste ouvrière et la défense du
communisme traqué. Elle y jette son mari et les amis de son
mari, sans s’occuper des risques. Elle a groupé autour d’elle
une élite de jeunes hommes américains : universitaires,
ingénieurs, écrivains, propriétaires indépendants de vastes
domaines qu’ils exploitent, au profit d’œuvres sociales, —
riches ou pauvres, pour la plupart de cette espèce de New-
England, pure, droite et intrépide, un peu naïve, dont nous
connaissons de beaux types. Cette fraîcheur d’âme, un peu
démodée, mais que renouvelle une joie d’agir et une
bravoure sans compromis, fait sourire Assia ; mais elle en
sait le prix, et elle les aime. Ses relations avec eux sont, en
général, d’une sœur choyée et admirée. Ils ne peuvent entre
eux se jalouser : elle est également à eux tous ; et son mari
n’est que l’un d’eux, l’aîné. Elle fait ce qu’elle peut pour ne
pas éveiller en eux des sentiments troubles. Et s’il lui est
difficile parfois de se défendre de ces violentes et soudaines
poussées qui font irruption du fond de sa nature, elle ne leur
laisse jour qu’en dehors de ce cercle fraternel ; elle fuit du
cercle, pendant quelques jours ou quelques semaines ; et
aucun du groupe ne cherche à savoir où elle est ; son mari
admet qu’elle ait besoin de se retirer seule, et qu’elle ait
droit à disposer de soi : il lui a reconnu ce droit, une fois
pour toutes, dans un sérieux entretien, un pacte scellé entre
les deux ; et avec cette loyauté des meilleurs Anglo-Saxons,
que les Latins, à tort, jugent à base de froideur — (ils n’y
voient point la chaleur de la confiance, une fois pour toutes
accordée), — il n’essaie jamais de revenir sur le pacte, il se
992
refuse à contrôler la vie cachée de sa compagne. Elle, donne
raison à cette confiance ; elle emploie ses fuites, ses
éclipses, à se reconcentrer, à se reprendre, — soit dans des
plongées d’oubli en un lieu solitaire, comme dans une cure
de sanatorium, — soit en usant ses vieux démons dans des
fatigues musculaires, des randonnées par les montagnes et
les forêts. Que çà et là, à l’improviste, et par le hasard d’une
rencontre, le diable y trouve son compte, comme la
malveillance le prétend, je ne le sais pas ; dans tous les cas,
elle ne le veut pas, elle en évite la tentation. Mais si cela
était, elle n’en traînerait pas, après, le remords ou le regret :
cela compte si peu, auprès des grands, des seuls sentiments
sacrés !… Elle en efface le souvenir. Elle revient à ses amis
et à son mari, comme un cahier neuf ; la feuille d’avant est
arrachée ; elle reprend le livre de comptes, au point exact où
elle l’a laissé, plus attachée que jamais à la maison — (c’est
tout le groupe) — et à la cause commune qui les lie. Que
l’opinion les diffame, elle et eux ne daignent s’en soucier.
Ils sont de tous les grands mouvements de protestation
contre les iniquités de la loi et du pouvoir américains. Ils se
sont dépensés furieusement pour sauver Sacco et Vanzetti et
pour arracher Tom Mooney de sa prison. D’un bout à
l’autre des États-Unis, ils sont de veille, et ils dénoncent à
l’opinion du monde les abus de pouvoir et les crimes. Ils
ont affaire à de féroces inimitiés, aux matraqueurs, aux
étripeurs patentés et masqués du banditisme capitaliste et du
bestial obscurantisme 100 %. Plusieurs d’entre ces
généreux jeunes gens ont été assaillis sauvagement,

993
bâtonnés, roulés dans le goudron et dans la plume, foulés
aux pieds. L’un ou l’autre périra, assassiné et mutilé, au
poteau de torture. — La « Russe » ne court pas les moindres
dangers. Elle est dénoncée par les prêcheurs du Ku-klux-
klan comme un Satan femelle, qu’on a le devoir de rendre
au feu. Mais ses amis lui forment une garde aux yeux
toujours ouverts. Et elle bénéficie de certaines hautes
protections qui ne s’affichent pas, qui ne tiennent pas à se
laisser connaître, mais qu’elle connaît et qui agissent en
secret pour la défendre. Même parmi les officiels, il est des
hommes éclairés qui apprécient l’œuvre désintéressée de
cette petite Ligue de la meilleure Amérique et comptent
parmi ses membres des amis.
Après des péripéties variées, dont Annette n’apprendra
rien, Assia se voit pourtant forcée de quitter les États-Unis.
Son mari, dont elle a ruiné deux ou trois fois la situation, et
qui ne s’en plaint pas, qui l’admire, doit, deux ou trois fois,
chercher d’autres champs d’activité, comme ingénieur, au
Mexique, puis en Bolivie et au Pérou. Elle le suit et, où
qu’elle passe, ne tarde pas à s’allumer sous ses pas un
nouveau foyer d’agitation. La cause Indienne d’Amérique à
présent la passionne ; Assia cherche à la rattacher aux
grands mouvements d’émancipation asiatique, que fomente
la Ligue antiimpérialiste. Elle court les Andes. De temps en
temps, on la revoit, éreintée, qui refait son lustre et son
embonpoint, dans les salons de San-Francisco, ou dans les
grands hôtels de Shanghaï. On prétend même qu’on l’a
rencontrée dans le Transsibérien ; elle a repris contact avec

994
Moscou. — Dans cette vie de mouvement perpétuel, elle a
trouvé moyen de fabriquer à son mari deux enfants : un
garçonnet, qu’il lui prendra brusquement fantaisie d’amener
à Annette — (il est alors âgé de cinq à six ans) — et une
fillette, trop petite encore pour ce voyage : elle sera du
voyage suivant…
L’éloignement de quelques années, pour Assia, n’a point
compté. Quand elle remonte le chemin qui mène à la
maison sur la lisière des bois de Meudon, il lui semble que
c’est hier qu’elle est venue. Elle n’oublie rien. Elle a trois
ou quatre compartiments de mémoire superposés, qu’elle
ouvre ou ferme, à volonté. Le plus profond, le plus secret,
est celui où elle conserve Marc et Annette. Elle ne l’ouvre
que de loin en loin, — plutôt dans ces périodes d’évasion,
où elle disparait du cercle de ses amis américains. Car
l’odeur qui se dégage du coffret est trop forte : Assia
suffoque… — « Marc !… » Seule, dans une maison perdue
près de Cuzko, ou dans une chambre d’hôtel chinois,
vautrée sur le lit ou sur une natte, pendant des heures, elle
redévore ses souvenirs, elle les remâche jusqu’à ce qu’elle
en défaille, d’amère volupté et de douleur. Elle y macère,
des jours, des jours, dans le vinaigre et dans les herbes
parfumées… Non, elle ne peut s’offrir le luxe de ce trouble,
au milieu de l’action. Que le coffret demeure fermé !…
Quand elle le rapporte à Meudon, pour que les doigts
d’Annette le rouvrent, le trouble s’apaise et s’épure,
l’amertume se mue en douceur : ce sont les jours anciens
qui revivent, sans blessures… Ils n’entrent pas en conflit

995
avec les jours nouveaux, la vie refaite et qui essaime.
Annette sourit au petit bonhomme américain, roux et
joufflu, qui lui dit : — « Madame », — en la fixant, d’un air
sérieux et intimidé ; et elle lui pince le menton :
— « On dit : « Mère-grand », mon petit loup rouge, Tu
ne sais donc pas que cette grande fille est ma fille ? »
Mais quand Waldo, le petit loup rouge, se trouve avec
Vania, nez à nez, les deux garçons se dévisagent
sévèrement. Waldo fronce les sourcils et examine, de la tête
aux pieds, avec méfiance, ce demi-frère, qui serait plutôt un
frère et demi, car il a le double d’âge : son front se plisse ; il
fait effort, mais sans succès, pour comprendre. Vania a
compris ; il sait à quoi s’en tenir sur les enfants de sa mère ;
il a son sourire un peu protecteur, gentil tout de même, qui a
plus d’une fois mortifié sa mère, et qui mortifie le
garçonnet. Il croit de son devoir d’être aimable et de faire
les honneurs de la maison ; peu s’en faudrait qu’il ne fît à
Waldo les honneurs de sa propre mère : car cette mère est à
lui, s’il voulait bien la réclamer ; il est le fils aîné. Mais il
consent à la prêter. Et même, il affecte de s’en
désintéresser…
— « Je m’en suis passé… »
(Ce n’est pas vrai. Elle n’a cessé de l’occuper. Mais
personne n’en saura rien.)
Waldo conçoit pour lui une forte animosité. Les poings
lui brûlent dans ses poches. Ils finissent par en sortir
impétueusement. Au détour d’une allée dans les bois, quand

996
nul regard ne peut plus suivre les deux gamins, le petit
rouquin, sans aucun prétexte, se rue sur le grand et le
martèle de ses poings durs et rageurs… Pan pan pan pan !…
Les pectoraux de Vanneau, qui encaisse, sont juste à hauteur
de son nez. Vanneau, qui se tenait sur un pied, manque de
tomber. Il se rattrape, et il maintient, ébahi, le petit bélier,
qui à présent fonce à coups de tête contre son ventre ;
comme il se baisse pour l’interpeller et que le petit crâne
roux se relève, comme un maillet, il a le nez renfoncé. Il se
fâche, cette fois, et il l’empoigne : Waldo a beau gigoter des
quatre membres, en trois mouvements Vania l’étale sur le
chemin, tout de son long ; et lui rivant ses pinces autour des
deux poignets écartés, il lui immobilise les genoux, en
s’asseyant dessus. Il examine le scarabée cloué sur le dos. Il
est furieux : il a été attaqué contre les règles, déloyalement.
Mais dès qu’il voit la face penaude du vaincu, criblée de
taches de rousseur, qui cligne des yeux piteusement, pour
ne pas avouer sa honte, il éclate de rire et lui tend la langue.
Son rire achève l’écrasement ; les larmes ruissellent. Vania
se jette au cou du petit ; et les voilà tous deux roulés, dessus
dessous, au travers de la route. À pleine bouche ils
s’embrassent, et Waldo, toujours pleurant, y apporte la
même fureur qu’il mettait à défoncer le coffre de Vania.
Vania le mouche paternellement : — (la dernière injure pour
ce petit homme, qui se croit déjà déshonoré d’avoir
pleuré !… Mais il a toute honte bue, et cette injure, de ces
mains, — explique qui voudra ! — lui est douce.) Vania,
qui le voit frotter ses joues mouillées avec ses doigts sales
de poussière, lui dit :
997
— « Attention ! tu vas effacer tes beaux petits points
peints en rouge sur ton nez. »
Ils rient aux éclats tous les deux. Le nez de Vania saigne.
Mais quand ils rentrent à la maison, Vania dit, magnanime,
qu’en courant il s’est heurté. — Waldo, la nuit, met
longtemps à s’endormir ; il pense à Vania avec passion.
Les deux enfants, après que l’océan de nouveau les
sépare, échangent des lettres ; mais la plume de Waldo est,
comme sa langue, gauche à exprimer ce qui lui chauffe le
cœur. Et la plume de Vania, qui est déliée comme sa langue,
sent la partie trop inégale pour jouter. Ainsi que quand il
narguait le scarabée cloué sous ses poings, le petit aîné tend
la langue au cadet. Pas de conversation possible. Mais des
cris de guerre :
— « Hallo ! Waldo ! Hoyotoyo ! Frères de combats ! Et
Allala ! La prochaine fois qu’on se reverra, je boirai ton
sang, tu boiras mon sang, et on ira à la bataille !… »
L’engagement, pour Waldo, n’est pas un jeu. Il ne sait
quelle sera la bataille. Mais il sait que celle de Vania sera la
sienne. Et Assia dit, la nuit, à Marc :
— « Tu vois bien, ne m’en veux donc pas ! Je t’ai fait un
louveteau de plus… »
Elle revient de ses visites à Meudon, clarifiée. Si peu que
Annette ait parlé — (tout le temps a été pris par le flux de
paroles de Assia ; après, elle se le reproche amèrement) —
Assia voit mieux en soi, après que Annette l’a vue. Ses
randonnées haletantes, les fiévreuses révoltes de sa course

998
en zigzag, retrouvent la direction et le sens de la piste. La
Révolution prend, dans les yeux d’Annette, le regard même
d’Annette, ces prunelles dilatées, qui s’ouvrent sereinement
à l’inéluctable marche du Destin, cette calme certitude, qui
dépasse la clôture d’horizon aux lignes désordonnées des
combats d’aujourd’hui. On perçoit, au travers, l’au-delà de
la trajectoire qui ne retombera jamais, l’éternel bruissement
de la marée cosmique, qui jamais ne reflue, la loi des
mondes en marche où s’apaise le vertige des tourbillons qui
passent.
Mais Annette fut la dernière à connaître ce que recelaient
ses yeux. On voit les autres, et ils vous voient ; on ne se
connaît que par réverbération. Annette ne prit conscience de
son foyer que par les feux qu’il avait allumés. La femme
âgée, veuve de son fils, et solitaire, découvrit sa fécondité.

Une autre lignée, mais plus trouble, lui fut révélée, en ces
jours. Elle reçut la visite de Bernadette. Les relations des
deux femmes avaient toujours été froides et distantes. Elles
ne s’étaient fréquentées, pendant un temps, qu’à cause de
Sylvie. Et depuis la brouille de Sylvie avec sa fille adoptive,
elles n’avaient plus cherché à se voir. Si de la brouille
Bernadette avait ressenti chagrin ou dépit, elle n’en avait
rien fait connaître ; elle poussa l’impénétrabilité, jusqu’à ne
pas écrire, après la mort de Sylvie, un mot de condoléances
à Annette. Annette ne l’avait pas oublié. Sans avoir su ce
qui s’était passé entre son fils et cette femme, elle concevait
pour Bernadette une secrète antipathie.

999
De son côté, Bernadette n’avait jamais manifesté le
moindre intérêt pour Annette. Même dans ses rapports avec
Marc, Annette était demeurée en dehors de son chemin ;
Annette ne pouvait lui être utile. La fille froide et calculée,
jusque dans ses folies du ventre ou du cerveau, comptait
pour rien ce dont elle n’avait rien à faire… Pourquoi donc
vient-elle aujourd’hui ? Les deux femmes sont en présence.
Annette, de velours, mais un peu rêche — (l’œil s’y
tromperait, mais non les doigts d’une femme) — s’efforce à
l’obligatoire courtoisie de qui reçoit dans sa maison. Mais
en disant des politesses, ses narines hostiles flairent
l’intruse. Elles ne restent pas longtemps crispées.
Bernadette n’est pas venue seule. Le regard d’Annette, qui
l’a parcourue, sans en avoir l’air, du haut en bas, a rencontré
la petite fille qui accompagne la visiteuse ; et il y reste rivé.
Bernadette, dont les yeux vifs, aigus, fuyants, de belette
maigre et allongée, ne quittent pas les moindres
mouvements de l’hôtesse, tout en débitant des mots
aimables et vides de sens, guette le regard pris au piège ; et
ses paupières ont un bref battement :
— « C’est fait ! Le coup a porté… »
La petite fille, de huit à neuf ans, est le portrait retouché
d’un autre enfant, à qui nul au monde ne pense plus, — hors
la vieille femme qui regarde : car elle est la seule à l’avoir
vu. La petite a ses prunelles mobiles et fiévreuses, l’ovale
maigre et fin du visage, le front osseux, et la pâleur et l’air
résolu. Il y a plus : jusqu’au costume qui l’évoque : le grand
col marin, la veste bleue à larges boutons, et les cheveux

1000
longs et plats de petit Bonaparte. Comment a-t-on pu le
reconstituer ? Comment cette femme a-t-elle eu l’audace de
mettre la main sur cette relique, — une photographie
d’enfant, jaune et usée, dont Sylvie était la seule, avec
Annette, à posséder un exemplaire ?… — Mais la pire
audace, ce n’est pas le cadre du visage, les cheveux, le col,
le vêtement, — c’est cet être-là, qui est dedans… « Quand
et comment me l’a-t-elle volé ?… »
Les deux femmes n’échangent pas un mot du dialogue
violent qui se livre entre leurs pensées :
— « Où l’as-tu pris ? »
— « Tu le reconnais ? »
— « Non, non, c’est faux ! »
— « C’est vrai. »
Mais Annette, d’une voix tranquille, qui tremble un peu,
attire vers ses genoux la petite Marcelle — (car l’effrontée
l’a signée) ; — elle lui caresse, tout en causant, la
chevelure ; et lui tirant la nuque en arrière, elle plonge son
regard avide dans ce miroir du fils passé. Elle est sur le
point de l’étreindre. Mais, se contraignant, elle écarte
rudement la fillette, et dit à la mère :
— « Emmenez-la ! »
Et elle se lève, prétextant la fatigue. Bernadette prend
congé. Elle sait bien que Annette la rappellera.
Dès le lendemain, Annette lui écrit. Mais elle attend trois
semaines avant d’envoyer la lettre. Et la lettre, qui a été

1001
refaite plusieurs fois, n’est plus qu’une invitation de
politesse à lui ramener, quelque beau jour d’été, l’enfant.
Vania et Marcelle font connaissance. Ils se parlent peu.
Vania, en présence de la fillette, perd sa loquace assurance.
Ils ne cessent pas de s’observer, l’un devant l’autre, ou de
côté. Vite, elle se rend compte qu’elle l’intéresse. Il s’en
irrite quelquefois et la rudoie. Mais ce n’est pas pour la
troubler. Le plus rude des deux n’est pas celui qui en fait
montre. Elle attend, avec une froideur voulue, l’amende
honorable qui viendra, sous forme de petits cadeaux et
d’attentions, quelquefois charmantes, quelquefois
saugrenues, qu’elle reçoit, comme s’ils lui étaient dus. Au
reste, elle ne laisse voir ni coquetterie, ni vanité ; et son
parler n’a rien d’affecté, comme celui de sa mère en
société ; elle parle peu et net et cru : il y a en elle une
âpreté. Ce goût de groseille verte irrite les dents de Vania et
les attire. C’est un élément qui faisait défaut à son
alimentation. — Annette, qui les observe et les compare,
s’étonne que le sang de Marc coule davantage dans les
veines bleues de la fillette. Mais dans celles de Vania, son
sang, à elle.
Pas une fois, Bernadette ne livre son secret, ni Annette ne
le lui demande. Elles continuent de se parler, comme en
visite. Annette n’entr’ouvre point la porte d’intimité : elle
tient cette femme à distance. Et Bernadette ne fait pas effort
pour entrer.
Mais pourquoi donc est-elle venue ? Quels mobiles l’ont
poussée ? Dans une nature aussi compliquée, il n’est pas

1002
facile de dire ce qui domine, du mal ou du bien. Ils sont
mêlés, mais de sa main experte de femme de Paris, qui sait
toujours ordonner le désordre, à son profit. — Dans sa vie
de mariage et d’affaires, elle tient ses comptes exactement.
Le mariage aussi est une affaire ; et l’affaire n’a été
mauvaise pour aucun des deux participants. Maison bien
tenue, revenus croissants, et des dépenses modérées, de
grosses commandes d’industries — (l’usine fabrique des
moteurs pour automobiles et pour avions), — quatre enfants
sains, et le ruban à la boutonnière. Pour décrocher le chiffon
et en fleurir le mari, la femme n’a pas été inutile ; et quant
aux enfants, il ne peut pas se plaindre : il y en a au moins un
de plus que son dû. Soyons juste : depuis que, la nuit de
Marc, elle est rentrée dans son lit, la rivière ne paraît plus
avoir eu envie d’en sortir. Elle a ce qu’il lui faut, au logis.
Peu de distractions : ni son mari ni elle ne s’en soucient ; ce
qui les occupe et les remplit, c’est de voir le chiffre des
affaires s’arrondir, non pour thésauriser ou pour en jouir,
mais pour qu’aujourd’hui dépasse hier, et que demain
dépasse aujourd’hui : c’est le plaisir, comme dans les
courses en auto : la passion de l’accelerando…
Mais il y a les pannes, en rase campagne. On ne s’en
vante pas ! Dans une des siennes, Bernadette, occupée à
réparer son moteur, dans la poussière grasse, sous l’auto, a
retrouvé, dans l’ombre chaude du souvenir, l’étreinte d’une
nuit, où son obsession d’adolescente, sèche et fiévreuse,
s’est détendue… Et tout compte fait, ce fut et c’est l’unique
joie complète de sa vie ; l’esprit et le corps ont atteint le

1003
but : vaillent que vaillent, l’esprit, le corps et le but, pour
une fois, les trois ensemble se sont rejoints : c’est ce qu’on
appelle la victoire. Et la victoire n’est pas morte : Marcelle
vit. — Vient un jour, où pour mieux jouir de la victoire,
pour la défendre, peut-être, contre le doute — ( « Ai-je
vaincu ? Ai-je vécu ?… » ) — Bernadette a besoin de la
mirer dans les seuls yeux qui en puissent être la pierre de
touche. Les yeux d’Annette ont vu et parlé. Le cœur de
Bernadette, impénétrable, a jubilé. C’est comme si elle
prenait Marc, une fois de plus. Elle le prend à la mère, à la
femme, au fils…
— « Je l’ai eu. Je l’ai… »
Elle exhibe Marcelle avec une satisfaction provocante.
La petite fille bénéficie de ce contentement refoulé. Mais
elle est parfois aussi l’émissaire qu’on charge des vieilles
rancunes contre l’autre, et dont l’amertume remâchée
remonte à la bouche. Elle n’est pas fille à s’en émouvoir :
soit qu’on la secoue, soit qu’on la flatte, elle fait ses
réflexions et elle les garde ; elle a le cuir d’âme, comme sa
mère, imperméable. Ce qui est dedans, il faut être Annette
pour le lire, car Annette en connaît l’alphabet : c’est celui
de l’ombrageux petit tambour d’Arcole, Marc enfant, l’âme
opiniâtre et orgueilleuse, qui cache ses troubles et sa
tendresse, qui n’en veut rendre compte à personne, avant de
les avoir éclaircis, qui se méfie de ce qu’elle aime, plus que
de ce qu’elle méprise ou qu’elle hait : car ce qu’elle hait ou
méprise, elle l’a jugé. Et donc, elle se méfie d’Annette ; et

1004
sa méfiance est ce qui la ramène, comme un aimant, auprès
de la vieille dame.
Parfois, elle plante là son compagnon de jeux ; et tandis
que Vania la cherche, au jardin, elle rentre s’asseoir sans
bruit, dans la chambre où Annette lit. Perchée des fesses sur
une chaise, à quelques pas, raide et muette, elle observe. Si
Annette lui parle, elle ne répond que par monosyllabes.
Annette comprend : elle a connu ces silences butés, ces
soliloques muets à deux, et ce regard de petit Olivier Twist
chez les voleurs, qui se glisse entre les barreaux, pour lui
cambrioler le cœur. Elle laisse faire, elle sourit : et ce
sourire avertit la pie voleuse qu’elle est prise. La pie se
replie, les plumes effarouchées, le bec en garde, l’œil
mauvais. Alors, Annette rit tout à fait, et elle va
l’embrasser. C’est un petit bloc de glace qu’elle tient. Mais
la glace fond ; et lorsque Annette lui souffle à l’oreille :
— « Petite fourbe, je te vois… Je te tiens et tu me tiens
par la barbette… Qui des deux aura la tapette ? »
Annette sent sous ses doigts le petit corps raide qui
s’abandonne, et elle entend un rire étouffé. Elle lui mordille
le bout de l’oreille, et elle lui dit :
— « On est amies ? »
Marcelle se jette à son cou et, sans la regarder, dans le
petit coin sous l’oreille, elle souffle à coups précipités :
— « Oui oui oui oui… »
Elle ne joue pas, elle scelle un pacte. Qu’est-ce qui se
passe dans cette tête ? Cette dure petite, qui se sent, dans sa

1005
maison, Dieu sait pourquoi ? une étrangère, elle s’agrippe,
comme l’hirondelle aux vieilles solives de la maison de l’an
passé qu’elle reconnaît, au cou d’Annette ; et dans le vieux
cœur elle retrouve son nid
— celui du père. C’est son odeur…
Annette, la nuit, rêve éveillée : elle se voit l’aïeule d’une
triple famille — une quadruple, en comptant George ; — et
elle abrite, dans le chaud de ses plumes, la quadruple
couvée, une et diverse. Elle ne se préoccupe pas de
distinguer, entre les oiseaux, ceux que la loi ou la vertu
autorise. Ils sont tous sortis d’elle. Et la même force qui la
mène les lancera tous, en losange, dans le grand ciel, vers le
même but lointain, que sa propre flèche n’atteindra point.

Elle pourrait aussi nombrer dans sa bande un fils adoptif :


Silvio Moroni, celui pour qui son fils a été tué. Le père n’a
gagné, au sacrifice de Marc, que quelques mois de vie ;
l’acharnement de ses ennemis l’a « eu » : on l’a trouvé
assassiné dans son lit. Mais Silvio, déporté aux îles, a réussi
à s’évader dans une barque, que la tempête a jetée contre la
Corse. Il est venu à Paris, où il a retrouvé les bannis, les
irréconciliables, de l’antifascisme, mais sans pouvoir se
mêler à leurs partis : il est une âme de poète, nourrie des
grands songes de la Grèce et de l’idéalisme romantique ; la
politique lui répugne ; il n’a point peur du combat ; son
jeune cœur brûle de s’y sacrifier ; mais celui auquel il aspire
est un combat dans les nuées, comme les dieux d’Homère,
— mieux : au-dessus, dans la lumière, comme les Icare. Son
1006
idéologie, trop littéraire, fait sourire les jeunes hommes
d’après-guerre, les « réalistes » ; mais aucun d’eux n’est
disposé à mettre au service des « réalités » dangereuses un
dévouement plus entier qu’au service de sa « littérature »
l’intransigeance passionnée du jeune Shelley italien. Il ne
s’accommode point de l’atmosphère de discussions et de
soupçons, de divisions âpres et fielleuses, ou de poisseux
compromis, dans les partis que la malchance de l’exil
exaspère. Il s’en écarte, et il vit seul, avec ses rêves de
poésie et d’action, qui couvent sous la cendre grise des
jours de peine, gagnant sa vie difficilement. Dès qu’il a une
après-midi de congé, il accourt à Meudon ; il y a porté, dès
le premier jour, sa gratitude et ses remords : car il n’oublie
pas qu’à Mme Rivière il a coûté son fils. Annette ne l’oublie
pas non plus ; et elle accepte Silvio — (elle le lui a dit) —
pour prix du sang :
— « Tu m’appartiens. »
Silvio a pris le mot au sérieux. Il est l’homme-lige. Il
aime à le dire. Il y apporte un sentiment d’honneur
chevaleresque.
Il triche un peu avec lui-même. Il ne serait peut-être pas
aussi assidu, à Meudon, s’il n’y était attiré par d’autres
yeux. George le fascine, et il est incapable de le lui cacher.
Ses sentiments s’étalent avec une fougueuse naïveté.
George lui rit au nez. Il y a entre eux six ans de distance :
Silvio a franchi de peu les vingt ans ; et George en est à mi-
chemin de la cote 26 à la 27. Mais Silvio ne s’arrête pas à
ces bagatelles. Tous deux, de beaux chiens de race, grands
1007
et solides, bien découplés. En approchant de la trentaine,
George prend le type d’une Manon Roland, forte et fine,
blonde et rose, la gorge ferme et abondante. Elle lève et
traîne autour d’elle, impatientée, les désirs des hommes qui
passent dans son sillage ; et elle les trouve assommants.
Annette lui dit :
— « Ferme ta lanterne ! Amortis le feu ! »
— « De quoi ? » dit-elle. « Est-ce que je les regarde ? »
— « Tu as trop de vie. Tu les affames. »
— « Il faudra peut-être que je la serre dans mon
placard ? »
— « J’ai bien peur que, même sous clef, ils ne l’éventent.
Ça sent trop fort ! »
— « Merci, merci du compliment !… Alors, toutes voiles
dehors !… En tout cas, je ne sens pas, comme ces pauvres
types de Paris, comme ces suiveurs, le renfermé, le rat
mort !… »
Le rat d’Italie était bien vivant ! George elle-même ne
pouvait pas en disconvenir. Elle lui consentait sa sympathie.
Elle accordait qu’il était joli garçon et pas trop bête, quand
il ne parlait pas d’amour. Bon compagnon, agile, adroit, et
débrouillard, il ne vous assommait pas d’intellectualité, il
était fin du regard, les doigts habiles à dessiner, modeler,
tailler le bois, et bien d’aplomb sur le terrain commun des
sports. S’il ne s’était agi que de faire assaut à quelque
match, ou d’une partie de footing et de camping ensemble,
elle l’eût accepté avec plaisir. Ajoutons qu’il savait manger

1008
— ce que George savait très bien aussi ; — et même, il
avait des recettes de cuisine. C’était parfait ; et George
l’admettait volontiers partout, à table, à l’atelier ou au
fourneau, en marche, en course, ou au repos, — tout, sauf
au lit, comme elle le lui disait, quand il commençait à lui
faire la cour. Il était peiné, scandalisé qu’elle lui coupât ses
effusions lyriques par ce rappel cru aux réalités ; il
protestait que son amour était pur comme le feu, et qu’il
était désintéressé. George riait plus fort, et elle disait qu’elle
ne le croyait pas si serin ! Mais s’il en était un, et s’il lui
fallait, à toute force, chanter pour chanter, qu’il voulût bien
varier ses sujets ou l’objet de ses chants ! C’était rasant, de
s’entendre jouer la Dulcinée. Puisqu’il était désintéressé,
qu’importait l’objet ? Qu’il aille donc chanter dans la
rue !… Silvio boudait, froissé. Mais le lendemain, il
recommençait.
Vania s’amusait avec George de ses grands mots et de ses
yeux blancs aux noires prunelles : il les singeait. Annette
grondait les deux gamins, et elle plaignait le pauvre garçon.
George disait qu’il n’était pas si pauvre ! Puisqu’il avait du
plaisir à la voir, elle lui en donnait plein les yeux. Quant aux
soupirs, c’était une infirmité de croissance, comme le
hoquet : il grandirait !
Somme toute, ce régime ne leur allait pas mal à tous
deux. Ils étaient attachés l’un à l’autre. Mais George restait
une énigme pour Silvio. Elle était femme, tellement femme,
et si peu ! Cette chaude vie, ce grand beau corps florissant,
cette bouche gourmande, ces riches seins qui pointaient…

1009
Mais cette chair en fleur et fruit, comme un bosquet de
citronniers, ni son cœur ni ses sens ne la gênaient. Elle
réalisait, à peu de frais émotifs, cette indépendance morale
de la femme, que Annette avait cherchée toute sa vie, mais
que sa nature passionnée ne lui avait permise — (et encore !
pas si sûr !) — que dans ses dernières années. George
n’était pas, en principe, hostile à l’amour et à l’union, libre
ou patentée ; mais elle n’était pas pressée d’y goûter ; elle
disait :
— « Zut ! parlons de sujets moins embêtants ! »
Silvio la menaçait qu’un jour la nature se vengerait.
George disait :
— « Ça sera drôle ! »
Elle était bien trop avisée pour affirmer :
— « Fontaine, je ne boirai point de ton eau ! »
Mais elle disait :
— « Je n’ai pas soif. »
Elle ajoutait que les médecins recommandaient de ne
boire qu’après souper. Si donc il lui arrivait de se marier —
(tous les malheurs peuvent arriver !) — elle ne se marierait
qu’après avoir mangé sa tranche — (et pas petite ! sa
bouche est grande) — de sa bonne vie personnelle. Le
mariage est une maison de retraite…
Et Vania ? Et l’enfant ?… Sacrés enfants !… Elle
entendait bien ne pas s’en passer… Un ou plusieurs… Une
demi-douzaine… Et non pas du tout des adoptés, des

1010
anonymes, comme ceux que lèchent les fourmis neutres,
pour la Cité… « Non, fichtre non ! La Cité, la société
anonyme, je m’en fiche !… Je dis : à moi, un enfant à moi,
que j’aie fabriqué… »
— « Eh bien, alors ? » disait Silvio.
— « Mais à moi seule. Pas d’encombrant masculin dans
l’affaire !… Pourquoi ne peut-on en fabriquer seule ?… »
Annette, amusée, disait :
— « Ça viendra. À la science rien d’impossible ! »
Silvio faisait une mine horrifiée. Il prenait tout au
sérieux ; et les commères en abusaient. Il discutait leurs
malices avec passion. Don Quichotte, lance en avant, contre
les moulins… Les moulins se le repassaient, d’aile en aile.
Il se retrouvait plaqué sur le gazon ; et il les voyait qui
riaient à belles dents… Les diablesses !… Mais si
susceptible qu’il fût, leur rire n’avait pour lui rien
d’offensant. Il les aimait, et il savait bien qu’elles
l’aimaient. Pas de la façon qu’il aurait voulu. Mais quelle
que fût la façon, il n’était pas assez sot pour refuser…
Il déplorait seulement chez George cet effronté
positivisme, qu’elle étalait. Et que Annette parût
l’accepter ! George fanfaronnait une absence de tout
préjugé moral ; par une obscure et lointaine réaction contre
ce qui avait pesé sur la jeunesse de son père, elle s’était,
disait-elle, amputée de tout sentiment religieux, même dans
l’acception du mot la plus laïque, de toutes les coquecigrues

1011
« catégoriques » ; elle passait la main sous son menton, à
l’évocation des vénérables « impératifs ».
Et Silvio, qui y croyait sans discussion, avec une candeur
Mazzinienne, souffrait de cet athéisme moral.
Mais Annette savait ce qu’il en fallait penser : elle
connaissait George, mieux que George ne se connaissait :
— cette absolue pureté de nature, où George ne voulait voir
qu’un instinct de propreté, — ce grand amour pour Vania,
cette fraternité passionnée que George n’aurait su expliquer,
mais à laquelle elle se fût sacrifiée sans discuter, — bien
d’autres sentiments profonds et sans raison, qui
participaient, sans qu’elle s’en doutât, à une foi… Et le plus
curieux : cette fille claire, dont toute la vie semblait se
dérouler sans un coin d’ombre, dans une lumière de gai bon
sens et de santé, — tout étalé, rien de caché, — perdait le
contrôle sur soi-même, dès qu’elle empoignait son violon.
Elle en jouait, d’une façon incorrecte ; mais au premier
tranchant de l’archet, on sentait la présence du démon. Elle
tirait des quatre cordes des cris d’âme, qui prenaient le cœur
et le bouleversaient. Elle-même, ses yeux, ses traits, se
transformaient. Elle pâlissait. Sa bouche, fermée, se
durcissait. L’ossature du front tendu s’accusait. Elle était
marquée d’un sérieux tragique. Une paix cruelle. Et
brusquement, des coups de vent sur la plaine, des galops de
joie et de colère, des cinglements d’archet à la tzigane…
Toute la maison faisait silence pour l’entendre. Mais chacun
restait dans sa chambre, elle dans la sienne ; et l’on se
gardait de se montrer : elle eût immédiatement jeté l’archet.

1012
Vania était le seul qu’elle tolérât, — à condition qu’elle
l’oubliât : il était couché par terre, vautré sur la descente de
lit : il y enfonçait ses doigts crispés et son nez ; dans son
émotion, il arrachait avec ses ongles les poils de la peau de
chèvre du Thibet. Quand George revenait à elle et à lui, elle
le calottait…
Silvio, debout dans le jardin, adossé contre le mur, près
de la fenêtre, fumait, et sûr de n’être pas vu dans la nuit,
laissait sans bruit couler sur ses joues de gros pleurs…
Annette, assise dans sa chambre sans lumière, le cœur
illuminé, écoutait le dieu inconnu qui passait dans le cœur
de sa fille.

Frappons l’accord sur le clavier ! La dissonance — la


souffrance — est, dans l’accord, un élément de l’harmonie ;
et la douleur, comme la mort, a émoussé son aiguillon…
Annette a connu le temps, où l’aiguillon lui labourait le
cœur ; elle le retournait dans ses flancs, avec une passion
désespérée. Maintenant, voici venue la nuit de la Saint-Jean,
où l’âme danse, avec la flamme, qui monte droite et longue,
sur le bûcher !…

« Comme l’océan où affluent les eaux, — s’en


emplissant, garde immuable l’équilibre, — Ainsi de l’être
en qui affluent tous les désirs, — sans que le désir le
domine : — Celui-là est le maître du calme… » [7].

1013
Annette vivait maintenant une double vision : — l’une,
sur le plan des jours qui passent et dont elle faisait encore
partie, comme de l’équipage d’un bateau l’homme à la
proue, qui fend les flots, — l’autre, au sein du gouffre
intérieur, où elle descendait en planant, comme la feuille
d’un noyer dont le corps se penche au flanc d’une pente. Et
elle ne savait si c’était elle qui descendait, ou si c’était
l’abîme qui montait. Mais il n’avait rien d’effrayant. Il
l’enveloppait de sa nuit sereine ; et, à la longue, elle avait
acquis le pouvoir d’y lire. Ses yeux bombés avaient pris le
regard ouaté de la chouette. Silvio et George en avaient,
chacun de son côté, fait la remarque ; et quand, un jour, ils
échangèrent leur impression, George, pédante, — (sa
science ne formait pas un gros bagage : elle était fière de
l’étaler ) — évoqua Pallas Athéna. Silvio fixa le front et les
yeux, sans visage, entre des ailes éployées, dans un étrange
médaillon qu’il sculpta sur un morceau de poirier ; il le
cloua au linteau de la porte d’entrée, comme une chouette
crucifiée. Annette fut la seule à ne pas s’y reconnaître. Elle
les laissait disposer de la maison, ne s’y réservant, pour sa
part, que sa chambre, puis, dans sa chambre, un rond
magique qui se rétrécissait de jour en jour, mais à l’intérieur
duquel tenait un monde. Elle regarda distraitement les
larges yeux du médaillon, ouverts au seuil, sourit, et dit,
sans se douter que c’étaient les siens :
— « L’oiseau veille. »
— « Oui », disait Silvio à George, « je ne puis l’imaginer
que les yeux ouverts. Les avez-vous vus jamais fermés ? »

1014
— « Je les ai vus », répondit George, « mais je ne m’y fie
pas. Sous les paupières, elle regarde. »
Elle regardait toujours, — dehors, dedans, — les deux
plans finissaient par ne plus en faire qu’un. L’œil avait pris
possession de la demeure : il l’occupait toute. Annette, qui
avait souffert, toute sa vie, de son excès de lucidité, en était
venue à ne plus savoir perdre conscience. Elle vivait dans
un état d’insomnies claires et calmes, où la conscience
perpétuelle brûlait sans bruit et sans fumée, comme une
veilleuse, mais consumait l’huile de la lampe.
Tout état qui se prolonge tend au nihil. Son intensité ne
l’en défend point. Dans le continu, le tout et le rien sont
frères jumeaux. Le plus poignant contact charnel, s’il ne
s’interrompt et ne se renouvelle, se fond dans le gouffre de
l’être. La conscience perpétuelle se résout en une lumière
sans ombres, donc sans contours délimités. L’œil, solitaire,
remplit tout ; et, rien ne le bornant, il se perd. La chouette
aux prunelles élargies ne distingue plus entre le jour
aveuglant du dehors et la nuit claire du dedans. Et, dans le
même temps que Annette s’identifie avec les autres êtres —
l’un après l’autre, ou tous ensemble, — elle se dépouille du
sien, qui les possède. Alors, que possède-t-elle ? Rien ?
L’intelligence et l’amour sont ses organes de préhension de
l’univers. Mais si cet être, si son moi, dont ces organes font
partie, échappe à son appartenance, c’est l’univers qui les
entraîne, comme un requin au bout de la corde du harpon.
Et la barque est vide, sur la mer.

1015
Annette se hâte de plonger, pour échapper à l’angoisse de
cette terrible solitude sous le soleil. Mais elle sait qu’un
jour, une heure qui sont proches, il lui faudra y arriver. Il lui
faudra mourir, seule. Et d’y penser, une sueur glacée lui
mouille déjà les tempes. Mourir n’est rien, pour une
Annette. Et ce n’est rien, de rejeter les vêtements inutiles, la
chemise du corps, ses fièvres et ses mortels
enchantements… Mais les plus chères affections, faudra-t-il
qu’à la fin, elles tombent aussi ?… Elle se crispe, elle dit :
— « Non ! » — Mais « non », ou « oui », lui appartiennent-
ils ? Sera-t-elle appelée à en disposer, quand les forces
inconnues disposeront d’elle ?… (Elle les sent déjà qui
travaillent au fond, elles ont commencé de disposer…) Elle
est trop sincère pour se boucher les oreilles au noir
grondement de ce qui vient… — Elle étend les mains à plat
sur son lit, bien résolues, et elle dit :
— « À chaque jour sa bataille !… On se battra, jusqu’à la
fin. »

Les deux amis, ses compagnons d’âge et de combat, —


Julien Davy, le comte Chiarenza — sont loin. Leur voix se
fait rare et semble venir d’autres planètes.
Bruno a repris ses pèlerinages en Asie centrale. Il y
participe à des fouilles de villes mortes, ensevelies dans le
sable. Il semble s’y enliser aussi. Pendant des mois, il
disparaît. De loin en loin, une note de presse signale, en
défigurant son nom, une découverte qu’il a faite
d’inscriptions summériennes. Sa voix fidèle manque
1016
rarement à l’appel d’une date anniversaire : le jour de Marc.
Si elle n’est là, elle est en route. Elle vient parfois de lieux
fort éloignés de ceux où les journaux, toujours en retard, ont
éventé sa présence ; et de ce qu’il fait, de ce qui l’occupe, il
ne dit presque rien. Il reprend, sous quelque variante
ingénieuse, l’entretien de Narada : c’est comme le thème de
ses pensées. Là-dessus, il n’a plus grand’chose à apprendre
à Annette ; sur ce thème, elle peut broder aussi des
variations. — Mais ni l’un ni l’autre n’est pressé de
rapporter le verre d’eau !… L’âme d’Occident ne se rend
point. Agir, agir, agir éternellement… Gœthe, près de la
mort, disait que « la conviction de la survie procédait, chez
lui, de la notion de l’activité ». Nous sommes beaucoup, en
Occident, qui ne nous soucions pas de la survie. Mais aucun
de nous — des vrais vivants — n’abdiquerait, en échange
des éternités, un jour, une heure d’activité.
Dans le même temps que Bruno se berce du grondement
océanique de l’Infini sans formes et sans rivages, il est
tenacement occupé à déchiffrer, à conquérir, pouce par
pouce, un peu plus du champ de l’homme, du fini. Il livre
là-bas (il ne le dit pas), dans les déserts, un combat contre
les sables, contre la soif, contre la faim, contre le soleil,
contre le froid, contre les hommes et la nature, et contre son
corps, sa vieille monture qui bronche et demande grâce…
« Marche toujours !… » Et (ce qu’encore moins il raconte),
il est mêlé clandestinement aux mouvements sociaux qui
travaillent ces peuples d’Asie ; son activité archéologique
lui est, quoique réelle, un paravent ; il est en relations avec

1017
les associations paysannes et ouvrières de l’Inde, dont les
chefs sont emprisonnés à Meerut ; il a périlleusement forcé
le blocus qui pèse sur la province de Peshavar en état de
siège, et servi, plus d’une fois, d’intermédiaire entre les
membres dispersés du Congrès national Indien ; il s’est fait
le missionnaire du Satyagraha Gandhiste, que les
oppresseurs britanniques croient étouffer dans la geôle de
Poona, et il propage, au dehors de l’Inde, le message de
l’homme qui seul encore maintient l’écluse contre la masse
des eaux grondantes de la violence, prêtes à crouler. Non-
violence ou violence, par les deux voies, sur ses deux pieds,
d’un pas égal, marche et s’approche la Révolution. Ce sont
les deux rameaux du même arbre… « Uno avulso, non
déficit alter… » Bruno est un des pionniers de l’armée.
Bien que son esprit ait devancé le but de son action, quand
celle-ci le prend, il ne s’y donne jamais à moitié.
Et sa commère d’Occident, Annette, qui a déjà fait ses
malles et se tient prête à déloger, sans pensée de retour, n’a
jamais cultivé son jardin avec plus d’amour. Elle a beau être
immobilisée : tout le dehors vient à l’esprit qui l’aspire.
Tout le dehors est à l’esprit. L’esprit prend. Annette, qui
sincèrement croit avoir renoncé, n’a renoncé qu’à soi, —
nullement à prendre. Elle ne s’en doute pas, elle est de
bonne foi. Mais si, de bonne foi, elle s’oublie, c’est qu’elle
a trop à faire pour se rappeler qu’elle existe : ce qui existe
pour elle, c’est tout cela qui est au dehors, qui est au delà ;
elle est avide de connaître et d’embrasser plus, un peu plus,
un petit peu plus encore, de tout cela qu’elle va quitter. Elle

1018
s’efforce d’épouser la vie d’esprit de ses deux amis. Elle
suit de près les publications orientalistes et les revues de
sciences. Tant bien que mal, elle a rejoint l’équipe de la
pensée occidentale. Julien Davy l’y aide encore, comme il
faisait, au temps des entretiens de jeunesse, à la
Bibliothèque Sainte-Geneviève.
Jamais ils ne se sont rien dit de la pensée que Marc a
dérobée aux yeux de sa mère, ce jour d’été sur la montagne,
où Annette a, en rêvant, trahi son secret. Peut-être Julien
avait-il aussi lu (cru lire) le secret ; mais il était trop humble
et trop craintif en amour, pour n’en pas douter. Et il avait
très bien senti que la mort de Marc avait mis fin à tout
projet de vie commune : le mort régnait seul, au foyer.
Julien le comprenait et s’effaçait. Et cependant, jamais leurs
cœurs n’avaient été plus proches. S’était tissée entre le
vieux homme et la vieille femme une secrète entente, grave
et tendre. Nul besoin de mots pour l’exprimer…
De loin en loin, Julien venait revoir Annette, entre les
longs voyages de conférences et d’études qu’il faisait en
Amérique, où le fonds Carnegie lui avait attribué un poste.
Ils se consacraient alors quelques journées. Et même il
arrive, certains soirs, quand la conversation s’est prolongée,
ou que le temps est trop mauvais, que George prête son lit à
son père ; et elle va camper chez Vania. Celle qui est
toujours éveillée, Annette, pense ces nuits-là qu’elle tient
sous ses ailes sa couvée — et le vieux mari. Julien ne dort
pas beaucoup non plus, et il ose à peine se retourner dans le
lit, tant il sent contre son dos le souffle de la compagne ; et,

1019
il a peur qu’un mouvement dissipe l’illusion. Il aurait sans
doute peur, tout autant, si l’illusion se réalisait. Car son
sentiment pour Annette est à la fois trop fort, trop pieux,
trop anciennement refoulé et meurtri, pour qu’il lui soit
possible de l’exprimer. Quand elle sera morte, il pensera
peut-être avec souffrance, comme le vieux tailleur de
pierres de Florence, qu’il n’a pas baisé cette bouche
vivante. Il est de ceux qui ne sauront jamais se déshabituer
du goût du regret.
Ceux qui le savent, comme Bruno, lui paraissent
(quelque estime qu’il ait pour eux), secrètement,
monstrueux. Cette force d’oubli, est-ce faiblesse ? Est-ce
égoïsme ? Ou légèreté ? Il se peut faire : ni l’une ni l’autre
ne manquent, chez Bruno ; elles sont mêlées à son héroïsme
et à sa bonté ; il a été doté de cette « heureuse » nature
italienne, au fond de laquelle — et des passions, et des
douleurs, et des joies, — est déposée une bonne dose
d’indifférence. Ceux qu’il aime bien, il les aime bien, mais
il les oublie… oh ! complètement !… pendant des mois.
Annette le sait, et elle en sourit. — Julien ne peut
comprendre ce sourire ; il ne le discute pas, il s’incline,
puisque ce sourire est d’Annette ; mais ce sourire aussi
l’inquiète : elle pactise donc avec l’oubli ? Dieu sait
pourtant qu’il ne voudrait pas lui voir au front le pli du
deuil ineffacé ! Il l’aime trop, pour ne pas se réjouir qu’elle
ait laissé sur sa route la charge meurtrissante du passé. Mais
cette « réjouissance » est triste, comme toutes les joies de

1020
Julien. Il ne s’en explique pas avec Annette. Elle s’en rend
compte, et elle lui pose sa main sur le front :
— « Mon pauvre Julien ! « lui dit-elle. « Comme vous
auriez besoin d’un flot de Léthé !… »
Il ouvre des yeux étonnés. Elle rit et répète, en allemand,
le mot de Goethe :
— « …un flot éthéré de Léthé… »
Il se renfrogne, et il dit :
— « Je n’en veux pas. »
— « Un petit verre à la source, chaque matin ! »
— « Non, non, pas de cure ! »
— « Eh bien », dit-elle, « gardons votre mal ! À deux, ne
peut-il devenir un bien ? »
— « Je ne voudrais pour rien m’en décharger sur vous.
Ce serait un triste cadeau. Trop de néant. Il y a des moments
où j’ose à peine faire un mouvement, tant j’ai peur de porter
atteinte à la foi de ceux que j’aime plus que ma vie. »
— « Écoutez », dit-elle, « la parole que Bruno m’a
envoyée, en cadeau de la nouvelle année : — « Lorsqu’on
ne croit plus à aucune chose, le moment est venu de faire
des dons. »
Il fut frappé. Au fond de son être, la parole éveilla un
écho. Mais son intelligence se méfiait de ce qui se passait
hors du contrôle de sa raison. Il demanda :
— « Quand on n’a rien, quels dons reste-t-il à faire ? »

1021
Annette lui récita, de sa voix chantante, le cantique, sur
son lit de mort, de Milarepa :
— « La pensée du Néant est mère de la pitié.
La pitié abolit la frontière entre toi et ton prochain.
L’identité de toi et de ton prochain réalise en toi ton
prochain.
Qui réalise en soi son prochain, me rejoint.
Qui me rejoint, sera Bouddha. »
Julien se tut, après qu’elle eut parlé. Puis, il dit :
— « C’est beau… Trop beau pour moi… Je ne serai
jamais Bouddha… Mais vous, mais vous, Annette ? Au
nom du ciel, dites-moi que vous ne l’êtes pas ! »
Annette rit, et dit :
— « Egoïste !… Hélas ! je crois bien que je resterai
Annette, jusqu’à la fin. »
Il respira :
— « Ah ! quelle chance ! »
— « Jusqu’à la fin », répéta-t-elle, le menaçant.

« Mais après, après !… Accapareurs qui me tenez !… Ah !


quelle chance de m’évader ! »
— « Après, après !… » fit-il, sceptique. « Que j’aie :
avant ! »
Il s’attrista :
— « Je ne l’ai pas eu. »
Elle approcha de lui ses jeunes yeux de vieille femme :
1022
— « Cher maladroit !… Même pas capable d’avoir ce
qu’il n’a pas eu !… Et moi, je l’ai. » Il dit :
— « Le passé ? »
Elle lui fit signe d’écouter. On entendait la voix joyeuse
de George, dans le jardin.
— « Ton passé… Il est à moi. »
Il s’inclina sur ses mains, et les baisa :
— « Il est de toi. »
Passé, présent et même déjà ce qui sera, — vient un
moment, où tout paraît sur le même plan. On communie
avec tous les vivants.
Cette communion est perpétuelle. C’est inquiétant. Elle
est sous-jacente, elle se réalise, sans qu’on y pense, à tous
les instants de la journée. On se sent glisser… Annette s’en
aperçoit, au pincement de cœur que lui produit une nouvelle
lue dans un journal, ou racontée : inondations, massacres en
Chine, persécutions ici ou là, souffrances du monde, — ou
bien ses joies (elles sont rares !)… Elles se propagent dans
son sang, par tous ses membres. Avant l’esprit, le corps y
participe. Le ventre — la voûte qui recouvre le champ sacré
de labour — est comme une conque où se répercutent les
palpitations de la terre. Le cordon n’est pas coupé, qui le
rattache à l’enfant Monde. Qui touche l’enfant, touche la
mère. Et les mêmes ondes les parcourent, chaudes ou
glacées… Annette, la nuit, s’engloutit dans la délectation
meurtrie de cette étrange maternité. Et elle murmure, les
yeux fermés :

1023
— « Petit enfant, petit enfant Monde, n’étais-tu pas
mieux en moi ? Pourquoi en es-tu sorti ?… »

Les âmes du monde sont des cloches, les unes lointaines,


les autres proches. Il est des jours où Annette se croit
revenue à cette heure sur la montagne, où étendue près de
son fils sur l’herbe rude, la menthe sauvage et la gentiane
aux yeux bleus, elle écoutait monter l’angélus, de toutes les
touffes de la vallée. Toutes les cloches ne vont pas du même
pas. Les unes commencent, les autres finissent. Certains
clochers sont éteints. L’oreille, tendue, continue de suivre
dans l’espace halluciné les vibrations, après qu’elles ont
cessé. La cloche de Bruno est engloutie. Annette est la seule
à la percevoir encore. Et peut-être, c’est son souvenir qui en
prolonge les ondes. Depuis déjà plus d’une année, Bruno
n’a donné aucune nouvelle. Mort ou vivant ? Disparu dans
une de ses dangereuses missions ? La dernière lettre reçue
de lui parlait vaguement de son prochain retour. Depuis, de
l’Inde virtuellement en état de siège, les rares amis avec qui
l’on correspond semblent avoir perdu sa trace. Dans
quelque ashram a-t-il fini par oublier le temps ? Ou bien,
est-il sorti du temps ? Un inexplicable sentiment le ferait
croire à Annette. À dater d’un jour, d’une heure précis —
(mais sur le moment, elle n’a pas songé à les noter), —
Bruno a cessé d’être pour elle un ami lointain, qu’on
imagine marchant, peinant, sur un morceau de la rude
écorce de notre terre, et dont notre cœur, qui s’inquiète,
cherche à suivre les pas. Il est dans le clair-obscur de la

1024
chambre, dans l’ombre et le jour qui enveloppent chaque
mouvement. On n’a même plus besoin d’évoquer son
visage et sa parole. Il est mêlé à notre souffle…
Une autre cloche va s’envoler du clocher ; mais nul ne le
pressent. Annette ne se doute pas que les jours de Silvio
sont comptés — comptés par lui. Et cependant, elle est pour
beaucoup dans la décision du jeune homme. C’est un
phénomène singulier que cette femme, plus qu’à mi-corps
sortie de la vie, et que l’usure du corps, la maladie, le
détachement intérieur, ont éloignée de l’action, rayonne
l’action, sans le chercher, sur ceux qui l’approchent. De la
même façon que le sacrifice de Marc est sorti d’elle, elle
qui souhaitait (quelle mère ne souhaite ?) pour son fils une
longue vie paisible et pleine, — bien d’autres flammes de
sacrifice s’allumeront à son feu calme, sans qu’elle le
veuille. C’est justement ce détachement qui fascine et
nourrit les jeunes énergies, qui s’ignorent et qui ont faim de
se dévouer. Son apparente immobilité est un cratère où
brûle un lac de matière en fusion. Le lac paraît sans plis, et
dort. Mais on ne peut s’en approcher, sans qu’on ressente sa
chaleur à la face, et elle pénètre dans les moelles. Le feu n’a
pas besoin de parler. Qui le touche, il lui dit : —
« Brûle !… » — La calme femme n’avait qu’à vous
regarder. Si elle l’eût cru, (Qui sait ?) elle eût fermé les
yeux.
Quand, seule à seul, elle écoutait Silvio, quand il lui
confiait l’âpre amertume de l’exilé et sa honte du peuple
qu’il avait laissé, muré dans le silence de la tombe, il lui

1025
suffisait de poser sa main sur la tête du jeune homme, assis
près d’elle, le front penché, le dos courbé sous la peine : il
entendait :
— « Éveille le mort de la tombe ! Ne sais-tu pas à quel
prix son Risorgimento a été acheté ? Va payer ! » La bouche
d’Annette restait fermée. Mais sa paume avait transmis au
front l’ordre muet de l’esprit. C’était assez qu’une seule
fois, le regardant, elle lui eût dit :
— « N’es-tu pas le fils de Mazzini ? »
Pas un mot de plus. Il avait relevé la tête, comme sous le
baptême, qui lave l’âme obscure et qui lui rend la certitude.
Il n’était plus accablé par le destin. Il voyait le sien, et il
brûlait de l’accomplir.
Il prit congé de la villa de Meudon. On ne reçut plus de
lui que de brèves nouvelles espacées. Indirectement, on sut
que Silvio gagnait sa vie, comme interprète, dans un hôtel
de Londres. Ce n’était pas pour étonner. Les exilés sans
ressources acceptaient, quêtaient tous les emplois. Annette
chercha, par l’entremise de Julien, à lui obtenir une aide
modeste qui lui permît de continuer ses études
universitaires à Paris. Silvio refusa, sans s’expliquer. Il
paraissait vouloir amasser un peu d’argent. On ignorait pour
quel emploi. Et ses amis insistant, il cessa de leur écrire. Il
était écœuré par le piétinement bavard et sans agir de
l’émigration antifasciste, par leurs éternelles discussions,
leurs dissensions, leurs suspicions, par leur pauvreté
d’idéalisme actif, leur verbalisme, leur vieux
parlementarisme pourrissant, qui ne pouvait plus suivre la
1026
marche du monde nouveau, — et, dans toute la jeune
génération d’Occident, par le scepticisme, l’esprit de
jouissance, l’esprit de prudence et de compromis, la peur
snobique d’être ou de paraître idéaliste, l’absence totale de
sacrifice… Il était poussé, par réaction de jeune et saine
vitalité, à la brûlante conception d’un acte d’héroïsme
désespéré, qui souffletât la lâcheté du monde. Son
romantisme poétique de jeune Shelley attardé se mariait en
lui à la foi stoïque de son père spirituel : Mazzini… —
Pendant un an, on perdit sa trace. Annette, seule, la
cherchant, la nuit, en écoutant de son lit bruire les arbres de
la forêt, avait le pressentiment, non défini, qu’un jour le
fugitif ressurgirait de la forêt, pour une action inattendue.

Il y eut encore, cette année, une brève réapparition de


Assia.
Elle était veuve, de nouveau. Son mari américain l’avait
laissée en route. Elle usait ses compagnons sur les dures
pierres des chemins, que foulaient ses talons invulnérables.
Howard Drake était mort à la peine, au sortir des prisons
infectes où il avait été jeté et torturé, au Pérou. On l’avait
relâché, mourant du typhus. Il était seul : Assia, prévenue
trop tard, avait traversé toute l’Amérique, pour arriver après
qu’il était déjà sous la terre. Mais il lui avait conservé,
jusqu’au dernier instant, sa pleine confiance. Il ne regrettait
rien. Il lui faisait dire, en s’en allant :
— « Merci pour tout ! Assia, chérie, ne t’arrête pas, va de
l’avant ! Et bonne chance à tes bonnes jambes ! »
1027
Les jambes avaient repris leur course. Assia était rentrée,
avec sa rousse portée de petits yankees, en U. R. S. S., où sa
connaissance des milieux indo-américains était appréciée.
Elle y avait été chargée de missions diverses. C’était au
cours de l’une d’elles qu’elle avait fait escale une fois de
plus, à Meudon. On l’avait revue, bronzée, brunie, durcie, la
paume des mains rudes, comme devait l’être la plante de ses
pieds, mais le visage sans un pli, — que, par moments, le
dur froncement entre les sourcils, — la peau des joues et du
front lisse et serrée, imperméable à toute épreuve du ciel et
de la terre. Elle avait apporté à Vania d’étranges reliques de
ses randonnées : des peaux de reptiles d’un blanc d’argent,
des fétiches grotesques et terribles, un poignard à manche
de corne sculptée : chaque cadeau était accompagné d’un
bref récit des circonstances où elle l’avait récolté. La
brièveté ajoutait encore à l’étrangeté. Mais à Annette elle
offrit une boîte en laque peinte de Palekh, où les paysans
artisans de Russie avaient déroulé, sur une prairie qui
rappelait Byzance et Ravenne, une ronde sauvage et
ordonnée.
Elle fut frappée de l’altération des traits d’Annette, que
ceux qui la voyaient chaque jour ne remarquaient point.
Elle prit George à l’écart, et lui intima de la prévenir
télégraphiquement, à la première alerte : où qu’elle fût, elle
reviendrait. George ne songea pas à s’offusquer du ton
impératif : elle était, ainsi que Vania, secrètement
impressionnée par le risque-tout de cette vie ; et cette
femme, qu’elle n’aimait pas, lui en imposait, moins encore

1028
par ce qu’elle disait, que par ce qu’elle ne disait pas et que
l’on imaginait. Non que Assia s’inquiétât de rien cacher ;
elle n’avait aucunement amendé son indiscrétion de
confidences, (sauf en ce qui concernait son service) ; mais
elle était pressée, elle coupait le récit, d’un tranchant de mot
et d’un rire brusque, au milieu d’une phrase ; et c’était juste
aux moments les plus saignants. Elle laissait l’imagination
surexcitée. Elle le voyait, elle voyait les yeux de Vania qui
quêtaient la suite. Ses durs yeux riaient. Elle lui disait :
— « Plus tard ! Je n’ai pas le temps. Tu verras, par toi-
même, plus tard. »
Elle repartit. George et Vania la suivaient encore des
yeux dans l’espace, après que son sillage avait disparu. Ils
s’entretinrent plus souvent de ce qui se passait dans la rouge
forge de Russie. L’attention et l’amour-propre de Vania
étaient éperonnés par les missives qu’il recevait, rares,
brèves, torchonnées, de son demi-frère le renardeau, Waldo.
Le petit bonhomme de dix ans était gonflé de sa nouvelle
importance moscovite. Il parlait de « notre » Plan
Quinquennal, comme s’il faisait marcher le coche. Il était
« Octobrien » : (c’était le titre des bambins de son âge) ;
mais il annonçait avec fierté qu’il allait passer au rang de
« pionnier » : cela impliquait des devoirs austères, dont il
s’exaltait comme de droits. Il avait hâte de devenir
« ouvrier de choc ». Il demandait, d’un ton de pitié
protectrice, quand Vania et les arriérés d’Occident se
décideraient à emboîter le pas et à faire enfin leur
Révolution. — Vania riait aux éclats de cette suffisance. Il

1029
voyait le nez retroussé de Waldo, criblé de grains de son,
qui claironnait en reniflant, tandis que le petit Hercule, les
bras tendus, portait les « quinquennaux », les Plans-kilos.
Mais secrètement, il était vexé de ne pouvoir lui en servir
autant. Il l’était plus encore de l’enseignement
polytechnique de travail, que Waldo recevait, à son école
moyenne de Moscou. Le lycée de Vanves lui paraissait
vieux jeu. Bien qu’il eût obtenu de prendre, en dehors, des
leçons de menuiserie, ce n’étaient pas les conditions de
travail vivantes (concrètes, comme ils disaient là-bas), et le
compagnonnage de ces ateliers, où Waldo et ses camarades
apprenaient la technique du bois, du cuir ou du métal, en
produisant des objets utiles à la communauté. Là-bas, on ne
jouait pas à l’ouvrier, on naissait ouvrier, et on coopérait,
depuis l’enfance, à la grande œuvre. C’est que là-bas on
était, tous ensemble, un même corps. Et Vania les enviait,
lui le petit individualiste, fils, petit-fils, arrière-petit-fils
d’individualistes ! Son sain instinct — et peut-être bien, sa
secrète confiance en sa force — lui soufflaient que, dans ce
grand corps d’une vigoureuse communauté, son
individualisme ne s’en trouverait que plus au large, et qu’il
saurait bien le remplir tout.
Il demanda à George, qui les ignorait, de l’éclairer sur les
théories Marxistes et sur leur application en Soviétie.
George se mit sérieusement à les étudier, et elle y prit de
l’intérêt. Elle avait trop de jovial bon sens et de scepticisme
français, pour s’enrôler dans une cause politique aussi
extrême ; mais d’autre part, elle était complètement

1030
détachée de tous les risques que n’importe quel
bouleversement social pouvait faire courir à elle et aux
siens, — surtout au « sien », à son avoir. Les risques font la
moitié du plaisir qu’on goûte à vivre. Elle commença
tranquillement à traduire de l’allemand, et puis du russe
qu’elle apprit, pour son plaisir et celui de Vania, une série
de brochures subversives, qu’on lui proposa d’éditer et qui
firent sursauter ses parents et amis bourgeois. Elle se fit une
réputation de propagandiste de Moscou. Elle n’en rit que
mieux. À ceux qui l’excommuniaient, à ceux qui
l’annexaient, elle faisait la nique, également. Elle restait
libre et au repos dans le sans-repos, dans l’incertain, dans
l’ « Advienne que pourra ! » — et sans l’étai du : « Fais ce
que dois ! » de monsieur son père… « Pauvre papa !… »
Lui qui risquait, délibérément, pour ses opinions, beaucoup
plus que sa fille, il avait toujours besoin de se cramponner à
un « devoir », à une ombre d’absolu, une survivance de sa
foi religieuse défunte. Il ne pouvait comprendre que sa fille
circulât, fraîche et allègre, dans le changement perpétuel,
dans le fluide et le relatif de ces temps, comme un poisson
dans une rivière…
— « Au jour le jour ! Je m’accommode à tous les jours.
Et s’ils m’apportent le : « Patatras ! », je saurai bien me
retrouver sur mes pieds. Je connais le ski, je sais sauter.
Saute, société !… »
L’humanité des siècles d’ordre s’épouvante, à la seule
idée des catastrophes qui guettent l’espèce, au carrefour.
Elle ne pense pas que l’espèce mue et s’adapte aux

1031
catastrophes, comme à l’ordre. Ainsi que sa peau apprend à
se contenter de la morsure du gel polaire et du gril au soleil
de l’équateur, il s’établit une harmonie entre les
circonstances catastrophiques et la faune humaine qui y
prend vie. Où les vieux meurent, faute de poumons assez
flexibles pour respirer, les jeunes s’ébattent gaillardement.
Et peut-être que l’ordre respirable de leurs pères serait, pour
eux, l’asphyxie. Vingt dieux ! George et Vania n’eussent
pas échangé, contre le plus élyséen des climats, celui de
leur temps chargé d’orages, et leurs coups de vents !
Ils ne font pas la tempête, les oiseaux qui volent dans la
tempête. Mais elle les fait. Elle leur est le climat ordinaire.
Là où le thermomètre, pour ceux d’hier, marquait la fièvre,
ils réalisent leur température normale. La raison, apprise de
ceux d’hier, est entraînée aussi par la tempête ; elle a
franchi le seuil d’hier, et d’un bond elle atteint à d’autres
conclusions. L’esprit aurait beau vouloir demeurer
indépendant de la bataille, le tempérament a pris parti, avant
que la conscience l’ait compris. Quelque absurde que
paraisse à George l’idée de lutte de classes, elle se trouve de
l’autre côté de la barricade, sous le drapeau « prolétarien »,
quand elle continue encore à railler ce nom de
« prolétaire ».
Et vint un soir où, Annette faisant un court voyage à
l’étranger, pour consulter un spécialiste du cœur, George et
Vania, qui l’accompagnaient, l’avaient laissée à l’hôtel,
pour flâner dans les rues. Annette les vit rentrer, surexcités,
les yeux flambants, George riant d’un rire provocant ;

1032
Vania, le poing levé, montrait une balle de mitrailleuse qu’il
avait ramassée sur une place, où brusquement, sans
sommations, la force armée avait tiré sur une foule, sans
armes, de manifestants. Et George dit :
— « Elle servira, la prochaine fois, contre l’ennemi ».
« L’ennemi ? » Il en est donc un, pour George ? Elle a
choisi ?… — Elle, non. C’est lui, l’ennemi, qui a choisi !
Quand on voudrait nier le concept de classe, il vous est
brutalement imposé par une classe dominante, dont on
faisait peut-être partie par la naissance ; mais on s’en
expatrie et on la secoue comme la boue de ses souliers,
lorsqu’on la voit qui, pour assurer ses profits et ses fraudes,
ne pouvant plus se suffire des lois sur lesquelles reposait sa
démocratie, viole les lois, renverse elle-même sa
démocratie, et fait appel à la mitraille et aux tribunaux
d’exception, — ou aux Duci, aux renégats du socialisme,
qui, sortis du peuple, en ont la rude mâchoire et l’encolure,
qu’ils vendent au service des maîtres affaiblis : — (après
que le peuple sera maté, ils régleront ensemble leurs
comptes !) — La démocratie s’est trahie. Elle a déchiré,
d’elle-même, le mensonge d’un régime qui se targuait de
« libéralisme », tant que ses abus pouvaient librement
s’exercer. À présent qu’il faut la force pour les assurer, le
« libéralisme » se fait fascisme. La déclaration de guerre est
jetée. Et c’est le parti de l’ « ordre », qui la lance. Ordre
contre ordre, force contre force !…

1033
Annette envisageait nettement les dangers et les
souffrances qui attendaient ceux qu’elle aimait, — ses
enfants, ses amis, les siens. On n’était pas sans le lui
rappeler. Le Dr Villard, Julien Davy. Ils étaient surpris de sa
tranquillité. Elle ne trouvait pas que ses enfants fussent
tellement à plaindre !… Philippe Villard, irrité, ne lui
cachait pas que son parti ne ferait pas grâce à Annette et à
son parti. Elle l’entendait bien ainsi ! Mais ils savaient
qu’ils seraient morts tous les deux, avant le combat. Et ils se
défiaient, avec un sourire de guerre et d’amitié.
Le pessimisme habituel de Julien Davy était renforcé. À
son dernier retour d’Amérique — (c’était au lendemain du
cyclone hitlérien ; le socialisme s’était écroulé en
Allemagne, comme un château de cartes ; les chefs s’étaient
rendus sans combat : la défaite des défaites !…) — Julien
exprimait son anxiété de l’écrasement qui menaçait les
libertés d’Occident… Annette se montrait calme et
souriante. Elle ne jugeait pas comme un malheur
irrémédiable que ce que l’on défend subît une défaite. Le
malheur irrémédiable serait que cette défaite fût acceptée…
— « Elle ne le sera point par moi et par ceux que j’aime,
par mes enfants, par mes amis, mes compagnons, — par
vous, Julien. Alors, pourquoi nous troubler ? Nous ne
sommes plus des gamins qui ont besoin que ce qu’ils
souhaitent, ils le tiennent dans leur main. Dix ans, vingt ans,
cent ans ne comptent point pour notre volonté. Si nous
savons ce qui est juste et qui doit être, nous savons aussi
que cela sera. Ce qui est inscrit dans notre esprit, c’est un

1034
destin. Par notre vie, par notre mort, il s’accomplit. Et plût
au ciel que je pusse vivre encore assez pour lui donner ma
vie en sacrifice ! Je sais du moins que les miens sauront
donner la leur, avec la même joie que j’y mettrais. Morte ou
vivante, j’y participerai… « Quos non accendam ! … » Il
n’est que de nourrir, en ceux qu’on aime, l’énergie et la foi.
Les disgraciés sont ceux-là seuls dont l’énergie n’est pas
égale à la foi (la foi est faible, en ce cas !) — ceux qui n’ont
rien à quoi se sacrifier. L’époque est dure, elle est cruelle,
mais elle est belle pour les forts. Et peut être fort le plus
débile physiquement. Il faut être à la taille de son temps. »
— « Alors », dit Philippe, « pourquoi avez-vous joué la
pacifiste ? Pourquoi avez-vous, pendant les années de
guerre, manifesté l’horreur pour la guerre ? »
— « Parce que j’ai horreur de la déraison. Parce que cette
guerre des nations était fondée sur le mensonge et la
stupidité. Parce qu’elle était une régression vers le passé. Je
plains les millions de victimes, avec douleur, avec révolte.
Mais ce ne sont pas tant leurs sacrifices qui m’indignent
que le non-sens de ces sacrifices. Là où il s’agit de sauver
vraiment la communauté humaine et son avenir, il ne s’agit
plus de sacrifices… « Non, ce n’est point un sacrifice ! »,
comme chante Alceste. On sait, on croit, on aime, — et on
se donne. »
— « On donne les autres ! »
— « Non. Je mets les autres en état de discerner ce qui
vaut qu’on se donne. Mais qu’ils soient libres de décider ! »

1035
— « lis ne le sont plus, dès l’instant que vous jetez dans
la balance vos passions… »
— « Ma raison… »
— « Votre raison, soit ! C’est la plus aveugle des
passions. »
— « Qu’on le veuille ou non, tout est combat.

La pensée claire et la plus ferme exerce forcément son


action. Elle pèse sur les décisions des âmes faibles et
incertaines. On n’y peut rien ! Et il est bien qu’il en soit
ainsi. Vous ne voudriez point que le plus lourd n’eût pas le
plus de poids ? C’est la loi de gravitation. »
— « Vous êtes, au fond, plus inhumaine que moi. Vous
êtes une pierre. »
— « Puissé-je être une de celles sur qui sera bâtie la Cité
de Dieu ! »
Elle s’interrompit, avec un sourire de mélancolie.
— « Et n’oubliez pas que cette construction, je l’ai
cimentée du sang de mon petit ! La pierre saigne. Elle est
vivante. »
Vania écoutait, songeait. Après que le docteur Villard et
Julien Davy furent partis, il demanda :
— « La Cité de Dieu »… Pourquoi dis-tu ?… Mais
Mannie, Dieu, ça n’existe pas ! »
(Ni George, ni Assia ne s’en souciaient.)

1036
C’est vrai, pourquoi avait-elle dit ce mot-là ? Elle ne
croyait pas ce que d’autres entendent par là. Mais comment
dire ce qui vous emplit le cœur, ce qui dure lorsque tout
passe, ce qui est tous ceux qu’on aime, morts ou vivants, et
tout l’amour qu’on a pour eux, la communion de tous les
êtres et l’au-delà ?… Elle sourit :
— « Je dis ce que j’aime. Le reste est, ou n’est pas, s’il
lui plaît. »
— « On ne peut aimer que ce qui est. »
— « Alors, c’est, puisque j’aime. »
Vania essayait de comprendre. Annette lui dit :
— « Ne te fatigue pas !… L’un croit ceci, l’autre croit
cela… Ce n’a pas grande importance. Les mots sont des
poteaux indicateurs sur la route. Le vent les abat, la pluie
les efface. Mais cela qui compte, c’est la route ; et nous
avons notre boussole… Marchons ensemble ! L’un regarde
à droite, l’autre regarde à gauche. Mais on suit bravement le
même chemin… « Promenons-nous dans les bois ! » Le
loup y est… Droit au loup ! »
Cela, Vania le comprenait ! Et il était prêt. — Mais la
grand’mère lui demeurait, ainsi qu’à George, pleine de
mystère, comme les bois. Ils avaient tous les deux pour
Annette le même attrait non dénué de crainte. Elle était là,
toute proche — (nul être au monde n’était plus proche) —
et très loin. À des moments, cœur à cœur. Mais ils ne
savaient pas bien ce qu’elle pensait. Et ce qu’ils pensaient,
elle ne le savait pas toujours. Ce n’était point la familiarité

1037
de tous les instants et de plain-pied, qui existait entre le
petit Jean et George. C’était bien moins et beaucoup plus.
Deux âges du monde, deux mondes différents. Je suppose
que des croyants de nos campagnes causent ainsi avec la
Bonne Dame ; ils lui confient mentalement leurs affaires ;
ils la savent bonne, ils ont loi, ils l’aiment. Mais ils ne sont
jamais sûrs de ce qu’il y a en elle. Il y a tant en elle, qui a
été avant eux ! Ils ne déchiffrent pas tout à fait son sourire
et ses yeux. Et ils ne se doutent pas que leurs yeux ont pour
elle aussi des mystères. Il y a tant en eux, qui sera après
elle !…
Annette, rêvant, sa fenêtre ouverte, la nuit, le jour, hiver,
été, voyait se succéder les saisons. Et elles lui semblaient la
même Année.

C’est en ces jours que je la revis, pour la dernière fois,


seule à Meudon, dans la maison au seuil des bois. Ses
enfants s’étaient envolés. Ils couraient Paris et la campagne.
Ils restaient, des journées, absents. George avait d’abord
quelques scrupules ; mais Annette les leva : (ils ne
demandaient qu’à l’être !) Elle engageait les Geschwister[8]
à profiter des beaux jours du printemps pour excursionner
dans l’Île-de-France sur leurs bicycles, ou sur leurs pattes,
coucher en route dans quelque village, ou, si le temps et le
lieu le permettaient, à la belle étoile, et revenir le
lendemain. Elle restait seule, dans la maisonnette, écoutant,
la nuit, les aboiements lointains des chiens. Elle ne se
sentait pas abandonnée. Elle suivait par la pensée ses
1038
vagabonds. Leurs jambes, leurs bras, leurs yeux, jouissaient
pour elle de la vie qui s’en allait, la renouvelaient…
Je la trouvai très fatiguée, trop fatiguée pour sortir même
dans son jardin ; elle était à demi étendue, au petit balcon de
sa chambre. Bien que ses yeux très myopes, où déclinait la
vue, comme un long soir, ne pussent pas distinguer les
passants sur la route, elle me reconnut, avant que j’eusse
franchi le seuil du jardin. Elle dit mon nom, et, me saluant
de la main, elle dit :
— « Montez ! »
Il n’y avait personne, au logis : la petite bonne était
sortie, sans avertir ; et je fis reproche de cette imprudence.
Mais elle me pria de ne pas gronder la fillette : on entendait,
je ne sais pas où, ronfler au loin les orgues mécaniques de
carrousels, les bruits d’une foire ; et naturellement, autour
des chevaux de bois, comme des mouches, bourdonnaient
garçons et filles ; la petite avait filé les rejoindre…
— « J’en aurais, à son âge », dit Annette, « bien fait
autant ! »
— « Mais si vous aviez besoin de quelque service ? »
(Je ne voulais pas dire : « de quelque secours » ; mais elle
comprit) :
— « Qu’est-ce qu’une vieille femme peut avoir à
craindre ? Je n’ai plus rien, rien que mes rêves. C’est
l’avantage sur la jeunesse. On était chargé d’un tas de biens,
qu’on a beau faire, on perd en route, et qui vous tenaient
pliée en deux, sous le fagot. Aujourd’hui, on peut tout me

1039
prendre, même ma coque : j’en suis sortie, je n’y tiens plus
que des orteils, comme de ces socques… » (Et elle en sortit
un pied nu). « On est tellement mieux, au dehors ! »
— « Restez dedans, encore un peu ! Ne rejetez pas vos
amis ! C’est nous qui sommes aussi vos socques. »
— « Vous êtes les miennes, et je suis les vôtres. Oui, l’on
se vêt et l’on se chausse, toute sa vie, de ceux qu’on aime :
de ses parents, de ses enfants, et de ses amis, et de ses
amants, et de cette bonne vieille terre — regardez-la ! —
qui vous souffle sa chaude haleine de printemps, — de tout
cela qui vous tient au corps : bêtes et gens, — et c’est
quelquefois bien encombrant !… Mais je m’en vas. Il n’y
en a plus pour longtemps. »
— « Ne soyez pas si insolente de nous en étaler votre
contentement ! »
Elle rit, et dit :
— a Je vous demande pardon. Mais, mon ami, je vous
laisse votre part de contentement. Je ne prends pas tout.
Vous vous en irez aussi. Vous vous en allez. Et tout s’en va,
de ce que nous aimons, — cette bonne vieille terre,
également. Non, nous ne sommes pas des égoïstes ! Pas de
traitement de faveur ! Ce qui vaut pour l’un vaut pour tous.
Égalité ! »
— « Démocrate ! »
— « Non ! Communiste — jusque dans la mort ! »
— « L’un avec tous. »

1040
— « Oui, l’un dans tous. »
— « Mais où trouverez-vous alors la délivrance, le
dévêtement de tout ce monde qui vous engaine ? »
— « Dans ma rivière… Comme c’est curieux ! »

(En me parlant, elle avait fermé les yeux, et nous restâmes


quelques secondes, pas plus de quinze, dans le silence…)
— « …Je viens de sombrer dans le passé. J’ai revu, je
revois (Dieu ! que c’est loin !) un étang rouge, an milieu des
bois[9]. Je m’y baignais, j’ai retrouvé, dans son eau d’or, la
vase qui colle sous mes talons et les lianes grasses autour de
mes cuisses… (Non, vous ne pouvez pas comprendre !…)
J’ai bien failli m’y enfoncer, il m’en a fallu de la peine,
jusqu’à ce que l’écluse fût ouverte !… Comment ? Je ne
sais… Sûrement pas par mes seules forces. Seule, je
n’aurais pu… Mais elle s’est ouverte, et le flot de l’eau
morte s’est écoulé, le flot de l’eau d’or, de l’eau qui dort, —
et moi, dedans, — s’est écoulé dans l’eau vivante, dans la
rivière. Et la rivière s’écoule vers la mer. Je suis sauvée… »
— « Oui, c’est le bonheur, de trouver sa pente. La vie n’a
pas d’autre objet. Et quant au reste, quant au but, la rivière
se chargera de nous y porter. Il n’est que de se fondre avec
elle. S’unir avec le flot des vivants. Rien qui stagne ! La vie
qui marche… L’en avant ! Même dans la mort, le flot nous
porte. »
Elle me prit la main :
— « Même dans la mort, nous serons devant… »

1041
Je la quittai, sur cette promesse. En me levant, — (elle
s’excusait de rester étendue sur la chaise longue) — je lui
remis au pied une de ses socques qui était tombée, et je lui
dis :
— « En souvenir de notre entretien, vous me les
léguerez, si la première vous partez ? »
Elle me dit :
— « Emportez-les ! »
Sur le chemin de la forêt, je rencontrai, m’en retournant,
George et Vania, qui rentraient. Ils étaient rouges et dorés
par le soleil. Ils me reconnurent, et je vis bien qu’ils
vivaient honte que j’eusse trouvé Annette abandonnée à la
maison. George s’excusait maladroitement, avec un gros
rire gêné. Mais je ne voulus pas gâter leur bonheur. Je dis :
— « Nous nous sommes très bien passés de vous !… »

Elle vient, l’heure, quand la vie s’achemine vers sa fin,


où, par éclairs, les extrêmes s’identifient : le mouvement
vertigineux et l’immobilité sont le même. Le cercle de l’être
s’achève. Les deux bouts disjoints se réintègrent. Et le
serpent de l’éternité se mord la queue. On ne sait plus ce qui
est l’avenir et ce qui est le passé, puisqu’il n’est plus
commencement ni fin. Ce qu’on vivra, on l’a vécu.
Quand cette heure vient, il est grand temps de faire son
paquet. Le paquet d’Annette était fait, lorsque passa le
jeune fourrier, qui lui frayait le chemin. Une matinée du 26
juillet, le facteur lui apporta une enveloppe, sur laquelle
1042
s’envolait la grande écriture de Silvio. Il y avait dedans ces
mots :
— « Louange à Sainte-Anne, afin qu’elle loue le
Seigneur ! »
Et au dessous :
— « Benedica suo figliuol’, ô gran Madré ! »
( « Ô grande Mère, bénis ton fils ! » )

avec une boucle de ses cheveux.


C’était en effet le jour de la Sainte-Anne. Nul n’y
songeait dans la maison, déshabituée des panthéons ; mais
la cloche italienne réveilla dans la mémoire d’Annette le
tintement lointain de celles qui sonnaient, dans sa petite
enfance, son anniversaire, — et les images de fresques
florentines, qu’elle regardait, au bras de Marc. Le ciel d’été
avait, autour des bois de Meudon, la clarté mate de ces
« tondi » [10] de Pérugin, où se détachent sur fond d’argent
les silhouettes fines et fières des jeunes arbres, comme des
jeunes gens. George et Vania étaient encore partis en
course, pour tout le jour. Annette resta seule jusqu’au soir.
Elle caressait entre ses doigts la boucle de cheveux
châtains. L’étrange offrande ! On eût dit de la bête offerte
au temple. Elle bénit le front d’où la boucle avait été
prélevée.
Elle éprouvait dans le bras gauche et la poitrine une
pesanteur, qui lui causait une angoisse vague. Elle n’en
ignorait pas la cause. Mais elle voulut profiter de ce que ses

1043
enfants étaient absents, pour faire dans la maison quelques
rangements. Quand ils étaient là, ils s’instituaient ses
mentors sévères ; George, avertie par le docteur Villard, lui
défendait de se fatiguer. Annette, en général, était docile. Il
y a une douceur, quand on est vieux, à se laisser morigéner
par des jeunes qui vous aiment. Mais à leur désobéir, quand
on le peut, on a toujours, quel que soit l’âge, un plaisir
malicieux d’écolier…
Annette s’en donna, de n’être pas surveillée ! Après avoir
bien remué tous ses tiroirs et ses armoires, après avoir
monté et descendu son escalier, cinq ou six fois, de la cave
au grenier, — quand elle était déjà bien lasse, elle voulut
faire le tour de son jardin, inspectant tout, se baissant pour
nettoyer et caresser ses plantes préférées, tâter le sol, et,
quand elle le trouvait sec, faisant voyage entre la pompe et
les petites assoiffées. Elle en fit tant qu’une douleur la prit
au cœur ; elle dut lâcher l’arrosoir, et elle s’assit sur le
gravier, serrant ses bras contre sa poitrine ; elle ne pouvait
plus respirer, la douleur l’envahissait ; elle eut la sensation
de mourir ; elle regardait sa main pâle, d’où le sang s’était
retiré, et il lui semblait qu’elle allait aussi s’en arracher. Elle
avait mal, mais non regret de ce qu’elle avait fait. Elle
pensait :
— « Si c’est la fin, c’est mieux ici… »
Elle entendait, autour de sa tête, les abeilles, — et, dans
le ciel, le bourdonnement d’un avion… Et, dans tout son
corps, son cœur immense… Il était près de se briser. La
bouche ouverte, vers le ciel, les yeux fermés, dans ses

1044
oreilles s’amplifiait le grondement de l’avion. Il devait
passer au-dessus de sa tête… Quand elle rouvrit les yeux, il
avait disparu derrière la masse des forêts ; le grondement et
la douleur s’atténuaient ; des gouttes de sueur lui coulaient
aux tempes. À grand effort, elle se releva et elle rentra. Elle
ne voulait pas que ses enfants, à leur retour, eussent
connaissance de son incartade. Au seuil de la maison, elle
se retourna. Ses pieds, ses mains prirent congé de sa bonne
terre :
— « Bonsoir, ma terre ! Non pas adieu… Je te
retrouverai… »
Elle se coucha. Peu après, George et Vania rentrèrent.
Mais dès avant de les avoir vus, l’oreille d’Annette
s’étonnait. Elle n’avait pas de loin, comme de coutume,
happé l’approche des voix joyeuses.
Ils vinrent droit à sa chambre, ils ne virent point sur sa
face les traces du combat qui s’était livré, ils ne lui
demandèrent pas comment elle allait, ils étaient en proie à
une exaltation muette. George tenait à la main des journaux
ouverts. Elle dit, d’une voix rude qui refoulait un
étranglement :
— « Il est tombé sur Rome, du haut du ciel ! »
Annette demanda.
— « Qui ? »
(Avant d’avoir compris, elle savait.)
Jean, essoufflé, cria :

1045
— « Silvio ! »
Annette prit les journaux ; mais dans le crépuscule de la
chambre, qu’elle ne voulait pas dissiper, de peur qu’en
allumant ils ne remarquassent ses traits tirés, ses yeux
fatigués lisaient mal : — assez pour deviner, dans les
grandes lignes, la folle épopée du jeune Icare, qui, pénétrant
au cœur de l’Italie, avait osé affronter, jusque dans son
repaire, le tyran qu’il haïssait. Malgré la flotte aérienne de
l’ennemi, il avait survolé Rome en avion, jetant à poignées
sur le « Senatus Populusque… » enchaînés les
proclamations qui les appelaient à la révolte et souffletaient
le dictateur terré dans son palais fortifié. Annette rendit à
George les journaux, et lui dit :
— « Lis ! »
George les passa à Vania. Vania lut, de sa voix de gamin
qui mue, — une voix qui se hâte et qui bute, à la fin des
lignes, avalant sa salive de travers. Il avait des intonations
emphatiques et puériles ; la joie perçait sous l’émotion.
George se taisait, le front baissé, comme stupéfiée. Annette
fermait les yeux pour mieux entendre… Elle entendait
gronder l’avion… Le journal antifasciste italien de Paris
publiait le testament de Silvio, que celui-ci avait jeté à la
poste de Nice, quelques minutes avant de s’envoler pour
« l’autre rive ». Il la prévoyait, il l’annonçait, c’était la mort
qu’il cherchait. Il voulait, par ce sacrifice, racheter la honte
et rallumer la flamme « du peuple de Mazzini ». Il redisait
les mots — (Annette tressaillit ) — qu’elle lui avait dits. Et

1046
il disait ce qu’elle n’avait pas dit, — elle le reconnut
pourtant, car elle savait qu’il l’avait lu dans sa pensée…
— « Pourquoi si pauvre en héroisme, la terre qui fut celle
du Risorgimento ? Parce qu’elle attend l’exemple du don de
soi, de l’immolation volontaire, la rosée de sang qui
annonce l’aube rouge. Ô Gioventù, affamée de vivre,
jeunesse, à toi, de renoncer ta vie, de te dépouiller de tes
espoirs, des joies, des peines de ton avenir, de les offrir en
holocauste expiatoire ! Ce n’est pas le meurtre qui délivre,
c’est le sacrifice. Je tue le tyran plus sûrement, en lui jetant
le défi de ma mort à la face, qu’en tuant le chien qui
tremble dans son chenil… Lève-toi, peuple ! Tu ne connais
pas ta puissance. Même sans combat, les bras croisés, si tu
dis : « Non ! » le tyran tombe… »
L’avion avait semé la parole sur le Forum, où Cicéron
flétrit Antoine, qui le tua ; et dans la nuit, il disparut,
pourchassé par la meute aux ailes d’acier. Depuis, on ne
l’avait plus revu…
Vania avait fini sa lecture. Il brûlait de continuer à parler.
Mais le silence des deux femmes l’intimidait. Il essaya.
Nulle ne répondit. Elles songeaient, chacune immobile,
dans la nuit. Il se tut aussi. Après quelques minutes, de son
lit, Annette dit :
— « Allez dormir, mes enfants ! »
George se leva. Ils la quittèrent, sans avoir allumé la
lampe.

1047
Jean se coucha. George s’était enfermée dans sa
chambre. Le chaud silence emplissait la maison. Les bois se
taisaient. Dans la nuit d’été phosphorescente, monta le
chant du violon. Annette et Jean retenaient leur souffle pour
écouter. Il cheminait, d’un pas d’abord incertain, qui
s’arrêtait sur une question, attendait, reprenait, attendait ;
puis, il s’assura peu à peu. et il parut reconnaître sa route ; il
reprit sa phrase du début et la déroula tout entière. Elle était
grave, mais sans tristesse ; et bientôt sa ligne nue, qui
ondulait comme une branche, fleurit de jeunes variations,
claires et riantes, ainsi qu’un cerisier au printemps. Le vent
passait dans les rameaux ; ils s’égrenaient en pluie
d’arpèges. Revint le thème, nu. Sa silhouette pure et fière
semblait un largo de Haendel…
Le violon se tut. Vania dormait, la joue appuyée sur son
bras. George se déshabilla dans la nuit, le corps tout chaud
et l’âme fraîche, détendue ; elle ne cherchait pas à raisonner
ce qui se passait en sa pensée ; le violon s’en était chargé :
c’était une affaire réglée, tout était bien… Elle s’endormit,
de son grand souffle régulier.
Annette veilla, une fois de plus. Mais cette fois, elle ne
veilla pas en vain. Le Visiteur allait passer…
Elle pensait à ses fils égorgés — Marc, Silvio — agneaux
de Dieu. Ils s’étaient offerts au sacrifice. Elle les avait
offerts. Elle avait beau s’en défendre, chercher les preuves
dans sa mémoire qu’elle n’avait rien dit pour les pousser,
qu’ils avaient agi sans elle. Elle savait bien que c’était
d’elle qu’était issu l’élan de leur sacrifice. Sous son regard,

1048
qui voyait leur chemin bien avant eux, ces deux enfants, ces
violents, presque malgré eux, s’étaient offerts au couteau.
C’était comme si, de ses propres mains, elle les avait portés
sur l’autel.
— « Dieu d’Isaac, qui l’as sauvé, tu n’as pas sauvé mes
enfants ! Il te fallait ces victimes. Es-tu content ? »
Mais le dieu n’était pas rassasié. Elle le savait. Elle savait
qu’il en attendait d’autres… Qui, encore ?
— « Tout ce que tu as. Tous les tiens. »
Elle faisait vainement effort pour ignorer que ce
garçonnet qui dormait là, derrière le mur, tout à ses jeux et à
ses rêves de la journée, — que cette grande fille, saine et
joyeuse, qui narguait les passions du monde et les idées
hallucinées, — iraient tout droit aux coups de feu, à la
bataille de demain, — ainsi que son autre fille de Russie,
qui s’était enrôlée dans la grande Armée. Ils étaient tous
voués à la mort exaltée dans la flamme. Et cette flamme,
elle avait, aveugle, jour après jour, travaillé à l’allumer. Elle
qui voulait en réchauffer le cœur de ceux qu’elle aimait et
les grouper autour, comme d’un foyer, elle avait mis le feu à
son logis. La flamme, que dans son sein elle nourrissait et
qui, en elle, montait droite, l’illuminant sans la consumer,
avait fait fondre, autour, les murs, et propagé en d’autres
âmes l’incendie. Sa mission avait été, à son insu, de porter
dans ses mains calmes, pour éclairer sa pensée, la torche de
l’action, que d’autres mains avaient saisie, et que le vent
rabattait sur sa propre maison… L’Âme Enchantée et sa
couvée, comme le phénix, étaient destinées au bûcher.
1049
Gloire au bûcher, si de leurs cendres, comme du phénix,
renaît une plus haute humanité !…
— « Brûle-moi donc, avec les miens ! L’heure est venue.
Bourreau, je tends mon cou à ton couteau… »
Et elle sentit qui s’enfonçait dans sa poitrine, le couteau.
Une douleur atroce et fulgurante la transperça, du cœur au
cou. Elle serra ses poings sur sa blessure, pour ne pas crier.
Il y avait dans la férocité de la douleur une joie exaltée à
prendre sa part de l’holocauste de ses fils. Elle appuyait,
avec ses poings, sur le manche du couteau…
— « Enfonce !… »
Jusqu’à ce que, les dents serrées, dans un spasme, elle
s’évanouît…

Ce fut l’enfant qui, avec l’aube, s’éveillant, entendit


l’étrange murmure qui s’exhalait de la chambre a côté. Il fut
quelque temps avant de comprendre. Il lui semblait, dans la
demi-torpeur, qu’une bête blessée rôdait autour de la
maison. Puis, il prit peur, il sursauta, il appela George.
George dormait solidement, la tête au mur, contre lequel
s’appuyait le lit d’Annette. Vania la secoua. Elle résistait :
quand George était au pâturage de sommeil, il lui fallait être
rassasiée. Mais aussitôt que s’entre-bâilla la porte de ses
sens, fermée à clef, toute la conscience rentra, d’un coup.
Elle se jeta du lit, avant d’avoir encore soulevé ses lourdes
paupières, et elle courut, tâtant les murs, comme une
aveugle, auprès du lit d’où montait la plainte.

1050
Annette était dans l’inconscience, elle ne savait point
qu’elle gémissait. George s’épouvanta de l’altération de ses
traits. Du premier regard, elle évalua l’issue fatale de la
bataille. Elle ne perdit pas de temps. Philippe Villard fut
mandé ; et Vania courut porter au télégraphe une dépêche
pour Assia. Quand le docteur arriva, il n’eut guère de
prescriptions à ajouter à celles que George, experte, avait
d’elle-même exécutées : réactions brûlantes ou glacées. Son
froid regard de vieux athlète, habitué du ring, qui lit
d’avance les péripéties du combat, jugea qu’il était inutile
de tourmenter celle qui luttait dans sa nuit : la partie était
perdue. Il lui eût plutôt raccourci le chemin, comme il le
ferait pour lui, quand il se verrait ainsi vaincu. Mais
Annette avait refusé son offre, quand, par avance, il la lui
avait faite : elle interdisait qu’on disposât de sa volonté, tant
qu’il lui resterait une goutte de vie, — cette goutte fût-elle
une mer brûlante de souffrance…
— « Je ne permets point qu’on interrompe le combat.
Mien est le combat. Laissez-moi seule !… »
Il la laissa. Sa grande main, aux doigts de fer, qui
savaient être de velours, prit, sous les draps, les pieds
d’Annette, déjà froids, et les serra avec tendresse…
— « Reposez-vous !… Adieu, Annette… »
La nuit suivante, un avion s’abattit près de Meudon. Un
oiseau fiévreux frappa aux vitres. George ouvrit… Assia…
Elle arrivait à tire-d’aile. Le télégramme l’avait atteinte
dans la ville Scandinave, où elle était en mission. Elle était
partie sur-le-champ. Peu lui importait ce qu’elle risquait, —
1051
et des deux parts : elle était, en France, à peu près sûre
d’être arrêtée et expulsée ; et le Parti ne lui pardonnerait pas
de compromettre, pour un caprice ou une passion, son
caractère officiel ou officieux. Mais l’individualisme a beau
se mettre sincèrement en service commandé : rien ne brise
ses brusques élans, et nul ne peut — même lui — les
prévoir. L’acte avait, chez Assia, devancé les réflexions.
Elle ne les retrouva qu’une fois installée au chevet de la
mourante. Advienne que pourra ! Elle avait tenu parole…
— « Mère, je suis là. Je t’accompagne jusqu’au
tournant… »

Elle promettait ce qu’il n’est au pouvoir d’aucun de tenir.


La dernière heure n’a point de compagnon. Annette
cheminait seule la fin de sa route. Elle était enveloppée,
comme les dieux dans les combats de l’Iliade, d’une
brûlante muraille de fumées. Ceux qui se penchaient sur son
corps couché, ne la voyaient pas, ils ne voyaient que la
muraille, derrière laquelle elle cheminait. De loin en loin,
l’épaisseur d’ouate s’amincissait ; il se faisait une trouée ;
Annette apercevait, par la fente, les objets… Tout, autour
d’elle, était objet… La voix de ce garçonnet, qu’elle ne
voyait pas, (mais il était ici, tout près de sa tête, elle n’aurait
eu qu’à la tourner, elle n’essayait pas…) n’éveillait plus en
elle une émotion… Il est, il est. C’est un objet… La trouée
de fumée se referme. On entend encore la voix, au travers…
Comme il est loin ! Comme tout ce qui vit est déjà loin !…

1052
Elle projetait le brasier du dedans de son corps dans le
dehors. Les préoccupations de son esprit, aux jours d’avant,
s’objectivaient, avec les phénomènes de la fièvre qui, sur-
le-champ, interprétés dans le sens du rêve que l’imagination
composait, prenaient leur place sur la scène… Elle se
croyait revenue dans son appartement de Paris. Paris
brûlait… Les bruissements, les grondements des artères
étaient des décharges d’artillerie et les crépitements du feu.
On se battait dans la rue. Et sa gorge qui suffoquait
reconnaissait le goût âpre des fumées. Par la fenêtre
ouverte, elles se rabattaient devant ses yeux. L’incendie
gagnait, rampait, léchait le mur de la maison… Annette ne
s’étonnait pas que le visage de Assia fût penché sur elle.
Elle rattachait sa présence à celle de la Révolution. Que
Assia fût ici lui paraissait naturel. De la distance d’où elle
regardait, celle d’Oslo à Paris ne comptait guère plus que de
l’une à l’autre chambre. Toute la terre était sur le même
plan.
Mais la distance aussi était tombée entre le masque de la
vie : — ces yeux, ces bouches, ces mains, ces gestes, ces
mots, — et le spectacle interdit des pensées que les vivants
cachent aux autres et à soi. Une extraordinaire lucidité lui
faisait lire, par éclairs, au fond des êtres, séparés d’elle par
un rideau. Dans cette fille bien-aimée, qui veillait auprès de
son lit, elle palpait, dans la nuit, une âme hostile, qui,
malgré Assia, l’envahissait. Mais elle réintégrait, en les
transposant dans son rêve, tout ce fond des âmes, qu’elle
touchait. Elle imaginait que le feu montait dans la maison,

1053
et que ses enfants l’abandonnaient. Elle voyait George et
Jean, qui s’échappaient par la fenêtre et par les toits :
George apostrophait les assaillants, elle semblait une
Liberté de Delacroix sur la barricade, une Révolution aux
jeunes seins, qui chante et gronde ; et auprès d’elle, le
gamin armé, qui rit… Assia, seule, s’obstinait à ne point la
laisser ; mais elle était impatiente que ce fût fini, et dans son
cœur, elle répétait :
— « Dépêche-toi donc !… »
Et la mourante, tâchant de remuer les lèvres, pensait dire
(mais aucun son articulé ne sortait) :
— « Je me dépêche. Mais mes vieilles jambes ne vont
pas vite. Ne m’attends pas ! Va-t’en, ma fille !… »
Assia écartait, d’une main lassée, les hideuses pensées.
— Elle avait voulu, malgré sa fatigue, veiller Annette ; elle
avait forcé George et Vania à se reposer ; elle était seule
avec la mourante ; et Dieu sait quel attachement passionné
elle avait pour Annette ! C’était la seule femme au monde
qu’elle eût aimée. Elle aimait en Annette, Marc. Elle aimait
en Annette, la mère, — plus sa vraie mère que celle de son
sang. Elle aimait l’amie, elle aimait celle qui lui avait fait
confiance, qui avait remis aux mains de l’étrangère, de
l’errante, de la rejetée, son plus précieux, son fils et le trésor
de son intimité, celle qui avait eu foi en elle, plus qu’elle-
même ne l’eut jamais, — qui l’avait deux fois remise sur
ses pieds, en essuyant la boue de ses pieds, — celle qui
l’avait sauvée. Il n’était pas sûr que, finalement, elle
n’aimât pas Annette plus que Marc, et que dans Marc, ce ne
1054
fût Annette qu’elle aimât le mieux. Les deux, du moins, à
l’heure actuelle, faisaient si étroitement corps ensemble
qu’elle ne distinguait plus : c’est tous les deux qu’elle
venait d’étreindre, avec fureur, en se jetant sur le corps en
sueur de l’agonisante… Mais dans le même instant, l’âme
hostile était entrée. Assia sentait la pénétrer une glaciale
indifférence. Desserrant l’étreinte, elle retomba, assise à
quelques pas. Elle était lasse et surmenée, de toute l’énergie
dépensée durant des jours et des nuits sans repos. Elle était
vidée d’amour et d’intérêt. Elle était reprise par d’autres
préoccupations de la rive des vivants, dont cette mourante
l’avait distraite trop longtemps ; elle pensait aux risques de
son envolée, que grossissait chaque heure de plus en cette
maison ; elle évaluait, d’un dur regard, sur cette face enflée,
qui reposait — (qui combattait) — sur l’oreiller, le nombre
d’heures qui restaient inscrites ; et elle pensait :
— « De toute façon, elle est perdue. Qu’elle se
dépêche ! »
Par une férocité de rancune subconsciente, elle prit pour
lire un livre brutal, qui brisait toute communion avec la
femme qui haletait. Elle ne put d’ailleurs qu’en feuilleter
quelques pages, les phrases lues lui restaient dans la gorge,
elle les recracha. Elle ferma le livre, écœurée. Et quand elle
vit de nouveau la face d’agonie, elle prit soudain l’horreur
de soi et l’épouvante de son crime de pensée. Elle se jeta à
genoux, et elle baisa, avec des larmes, la main qui pend, aux
veines gonflées… Qu’avait-elle fait ! (Pensée est acte,
devant la mort.) Au lieu de l’assister dans le dernier assaut,

1055
elle assassinait l’être qu’elle avait le plus aimée. Elle
gémit :
— « Mère ! ce n’est pas moi ! Pardonne-moi ! Délivre-
moi !… »
Mais le visage d’Annette restait impassible et lointain.
L’agonisante avait tout perçu ; mais elle n’en éprouvait ni
peine ni révolte. C’était comme si cela ne la concernait
plus. Elle était seule… Autour de sa mort, le gouffre du
monde se creusait ; les grosses fumées montaient de tous les
corps du logis : Europe, Asie, partout les guerres et les
Révolutions : l’humanité brûlait, aux quatre coins. Et le ciel
même était bloqué par le bouclier des avions qui
s’abattaient sur les villes asphyxiées. Hors la fenêtre de la
mort, où le refuge ? L’abandon des âmes les plus aimées
achevait l’étouffement dans la solitude… Mais il s’en faut
que cette solitude de l’agonie consiste seulement, comme
on le croit, dans l’éloignement infranchissable de ceux qui
vivent et de celui qui meurt. Cette solitude a son noyau de
vide essentiel dans l’éloignement de soi qui s’opère, au sein
même de celui qui meurt. Annette n’était plus dans Annette.
Celle qui s’éteint sur l’oreiller est seule. Son Autre, son
Double a pris congé. Il était en train de déloger. Et
délogeaient avec lui toutes ces fumées, ce bruit, ces cris,
cette agitation, tout ce tumulte des foules et des passions,
toute la bataille… Sur les ruines de la maison, les pieds de
la Paix se posaient. Le corps se tendit, pour recevoir sur sa
fièvre le toucher frais… Mais dans le spasme pour briser les
derniers liens, le frêle cordon qui résistait, elle fut ramenée

1056
brutalement, comme un hanneton au bout d’un fil, à cette
argile de douleur, d’où elle voulait s’échapper. Avant de
rompre cette forme d’une âme, ce lac du cœur où l’univers
s’est reflété, et de l’absorber, la Force-Mère de toute vie
rappelle en celle qui va mourir, une dernière fois, la
conscience aiguë de tout ce qu’elle fut : par la contraction
de la souffrance et de l’effort que réclame le suprême
arrachement, elle lui fait heurter cruellement les fers de
lance, les tessons coupants aux murs de son enveloppe qui
la meurtrit, — en long, en large, ses limites, le lit mortuaire
de son corps, les parois entre lesquelles, comme une abeille,
elle a bâti sa chambre de vie — soixante ans de vie, — pour
qu’elle mesure enfin, à la seconde du « salto mortale »,
dans un éclair, l’empan de sa vie, sa raison d’être et de
mourir. Le rideau s’ouvre. Hâte-toi, regarde !…

Elle regarde avidement, de ses grands yeux qui vont se


figer. Ceux qui sont là, autour du lit, la croient sombrée
dans la syncope. Ils ne voient pas qu’elle voit et qu’elle
entend. Ils ne voient pas qu’elle est en marche, et qu’elle
gravit la dernière côte. Avec elle, la souffrance montait,
montait… D’un coup de lance, elle transperça le cerveau,
de cette pensée fulgurante :
— « Souffrir, c’est apprendre… »
L’éclair de ce mot aveugla la souffrance même. La chair
pantelante s’insensibilisa. Rien ne resta plus que les yeux
— les yeux tournés vers l’en dedans — et la conque marine
de l’oreille…
1057
Elle perçoit, comme du dehors, son propre souffle qui
halète. L’ouïe exaltée guette ce souffle qui s’enfle ; et il lui
semble le grondement d’un train en marche… Qui est en
marche ? Elle, ou un autre ? Elle ne distingue plus entre le
« sien » et « l’autre ». Les poteaux-frontières viennent
d’être abattus par un coup de vent. Non-moi est moi. Moi
est Non-moi. Tout est une masse obscure qui s’amasse, au
gouffre de la Nuit, comme un naphte compact en une
citerne. Le niveau monte. La masse atteint au bord de
l’orifice, elle se gonfle en bourrelet ; une seconde, elle
hésite, puis déborde ; et elle croule… Le fleuve de lave
croule en haut ! Les lois terrestres sont retournées. La
gravitation « zieht uns hinan… »
— « Rivière suis — (c’était mon nom ; dès l’origine,
mon destin était inscrit, mais il ne s’éclaire qu’aujourd’hui ;
— Rivière de l’Être, Rivière des êtres, Rivière des âges, qui
gravit, en serpentant, les flancs escarpés du mont. Au-
dessous de moi, en me penchant, je vois les anneaux
indéfinis qui se déroulent et qui s’enroulent. Et au-dessus, la
tête allongée du serpent, qui s’érige, frayant son chemin,
tâtant les aspérités des rocs qui surplombent, et s’y hissant.
Et tout au haut, et tout au fond, au delà des cimes, l’abîme
du ciel océan… » À chaque élan, dont le frisson parcourt,
d’un bout à l’autre, la coulée, Annette se bande : la flèche
de l’arc va jaillir…
Et ceux qui, autour d’elle, ont des yeux pour ne pas voir,
voient ses mains maigres qui se crispent sur ses draps. Sous
le doigt qui tâte, son pouls s’éteint ; mais elle, encore,

1058
écoute battre son cœur. Elle ne distingue plus même
l’ombre de la tête de Assia, dont elle sent le souffle sur sa
face ; mais elle entend distinctement les voix, qui ne se
mèfient plus. Son corps, lardé de piqûres d’huile camphrée
et de caféine, est extérieurement insensible ; mais l’ouïe
persiste ; et, dans l’envahissement de la nuit, toute la
lumière s’y concentre. Derniers murmures de la terre… Le
torrent passe, comme un express, d’où l’on a vue, par la
portière, les fenêtres éclairées des maisons, qu’on laisse
derrière soi. Annette voudrait leur tendre les bras : ses bras
sont de pierre. Elle sourit : à peine une lueur s’est dessinée
aux lèvres ; mais Assia, la face collée contre la sienne,
l’agrippe… La lueur est rentrée dans l’ombre. Le train est
loin. La voyageuse est emportée…
Soudain, le torrent se cabre, la peau se hérisse, des rides
courent sur la nappe d’eau — la nappe de sang… Et, d’un
seul coup, le fleuve se fige, entier, du talon au front ; il est
de fer, et il se tend, comme une échelle gigantesque,
appliquée au mur du mont, une crémaillère en fonte rouge,
dont chaque vivant forme un cran ; elle escalade une de ces
Alpes, que les pieds d’Annette connaissent bien, qu’ils ont
aimée, où ses jarrets jadis ont grimpé, avec les bataillons de
sapins à l’assaut, — au delà de la frontière des forêts, —
une pyramide de basalte, avec une chevelure de glaciers et
une écume de nuages durs accrochés à sa crête de neige qui
se recourbe, comme le bec d’un Matterhorn… Et sur
l’échelle métallique, du fond du gouffre, monte un lourd pas
qui fait trembler, du bas en haut, tout le métal érigé, javelot

1059
qui vibre, lancé contre le ciel. L’échelle en feu dur et
congelé, geint sous le fardeau. Chaque échelon frémit du
frémissement de tous les autres, qui s’amplifie à mesure que
le pas se rapproche ; et tous sont, de la base à la cime, reliés
par le même frémissement. Mais, pareils aux tiges d’herbes
hautes d’un champ, que ploie le vent dans le même sens,
tous ploient penchés vers ce qui monte, vers l’en-bas. À
chaque fois que la griffe invisible mord sur un cran de
l’échelle et le broie, le monde entier est incliné vers le point
d’agonie, qui supporte en succombant la masse entière du
Destin ; l’échelon vivant qui craque, combat et meurt pour
tous ; et dans son spasme se ramassent tous les souffles des
vivants. Mais aussitôt que le combat est livré et que le
Broyeur invisible a passé, ne laissant derrière lui que des
cendres, l’herbe, rebroussée par le vent de feu, se reploie
toute dans son sillage, vers l’en-haut ; l’échelon de vie
calciné vibre maintenant des combats qui se livrent au-
dessus, dans l’avenir. Le courant d’être tout entier coule, de
celui que la vie vient de quitter, vers ceux où s’engouffrera
le courant, vers l’embouchure…
Celle qui fut, parmi les vivants, Annette, — qui ne l’est
plus, pour un instant, qu’afin d’assister à son écrasement
dans la cuve, voit, au travers d’une buée, monter d’en-bas le
pas du Fouleur de raisins… À chaque pas de son approche,
s’épaissit la buée rouge et noire… La grande Ténèbre, dans
un froissement de plis, rabat sur l’âme qui sombre les deux
pans de son manteau. Et l’Innommable sort du fond, avec
un grondement de tonnerre. La serre s’enfonce : tout est

1060
broyé, tout est fouillé par les myriades de ses vrilles : les
flancs, les yeux, la bouche, le sexe ; tout est pompé ; et
c’est, dans la douleur sans-nom, la sans-nom délectation de
l’accouplement mortel. L’âme écrasée, distendue, se dilate,
elle fait chair avec l’Être souverain. En l’évidant, il
l’incorpore :
— « Tu es mienne, et je suis tien… »
Ô plénitude ! Identité !… À cette seconde, elle comprend
tout, l’au-delà du bien, l’au-delà de l’être… L’ « Erleben »
total s’achève. S’achève le cycle de l’Âme Enchantée…
Elle était une maille de l’échelle, jetée par-dessus le vide, à
un tournant. Et quand le pas qui monte s’appuie sur elle, en
la broyant, l’échelon tient bon, en tournant ; et le Maître
franchit, sur l’arc tendu de son corps, l’abîme. Toute la
douleur de sa vie a été l’angle d’infléchissement de la
marche en avant du Destin…
— « Destin ! avance ! Merci de m.’avoir prise pour
marchepied !… Et je te suis. Destin je suis. »
Le jus de la grappe, que le pied du Fouleur a broyée, suit
le sillage ; la coulée de vie qui s’échappe est aspirée, dans
un vertige passionné, comme par une bouche, vers l’en-
haut. Une dernière fois, monte de l’en-bas, un cri d’oiseau.
Vania appelle :
— « Maman !… »
Aimés ! Ô vous qui restez derrière nous !…
— Ils ne restent pas derrière nous, ils sont devant. C’est
sur leurs échelons, au-dessus du mien, que le Fouleur qui

1061
monte passera. Nous qui sommes devenus son sillage, nous
passerons aussi sur nos aimés, nous prendrons part à leurs
derniers combats, nous les aiderons de notre étreinte mêlée
à celle qui les broie. Comme nos aimés, morts avant nous,
nous ont rejoints, nous ont étreints, dans notre mort. Nous
faisons route ensemble. Même Rivière…
— « Adieu, Annette !… Et maintenant, j’ai compris.
Nunc dimittis… »
Elle soupira. Assia, jetée sur sa bouche, y aspirait
sauvagement son dernier souffle. Mais elle ne tenait plus
que l’étoffe. L’Âme Enchantée avait fusé, — jet de semence
dans le sillon que creuse la Mort, vers le trou du ciel, au
haut du mont — la grande écluse par où s’écoule la Voie
Lactée, collier des nuits, serpent des mondes, qui déroule
dans la prairie de l’Infini ses anneaux d’Être…

FIN

1062
1. ↑ Voir l’Annonciatrice, tome I.
2. ↑ Le chant d’Annette à la fin de L’Été.
3. ↑ Entretiens de Schopenhauer avec Frédéric Morin, en 1858. (Revue de
Paris, 1864.)
4. ↑ Voir L’Été.
5. ↑ Voir L’Annonciatrice, I : La Mort d’un Monde.
6. ↑ Annette et Sylvie.
7. ↑ Gitâ, II, 70.
8. ↑ Frère et sœur.
9. ↑ Annette et Sylvie : la vision du début.
10. ↑ Tableaux ronds.

1063
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