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Miracle dans la jungle

Édition originale publiée en langue anglaise sous le titre :


And the Word came with Power
Wycliffe Bible Translators, Inc. • P.O. Box 628200
Orlando • FL • 32862-8200 • USA
© 1992, 2000 et 2002 Wycliffe Bible Translators, Inc.
Tous droits réservés.

Édition en langue française :


© 2005 BLF EUROPE • Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France Tous droits de traduction, de
reproduction et d'adaptation réservés.

Traduction : Antoine Doriath

Couverture, mise en page et impression :


BLF EUROPE• www.blfeurope.com

Les citations bibliques sont tirées de La Nouvelle Version Segond Révisée (Bible à la Colombe) ©
1978 Société Biblique Française.

D. 2005/0135/5
ISBN version brochée 978-2-804501-45-0
ISBN version PDF 978-2-36249-030-9
ISBN version Mobipocket 978-2-36249-031-6
ISBN version ePub 978-2-36249-032-3
Dépôt légal 3e trimestre 2005
Remerciements
Un mot d'introduction

Chapitre 1
Ne la laissez pas mourir !
Chapitre 2
Je renonce à mon rêve
Chapitre 3
Un banc de sable perdu
Chapitre 4
Dans quel pétrin nous sommes-nous mises ?
Chapitre 5
Je serai votre père
Chapitre 6
Sacrifices et esprits
Chapitre 7
Combien je souhaite connaître Dieu !
Chapitre 8
Tu devras peut-être rester seule
Chapitre 9
Mon enfant, c'est impossible !
Chapitre 10
Des bébés et des ambassadeurs
Chapitre 11
Où allons-nous après la mort ?
Chapitre 12
Une église est née
Chapitre 13
La guerre est déclarée !
Chapitre 14
Victoire !
Chapitre 15
Des sauterelles et un crash d'hélicoptère
Chapitre 16
Faire face à Dieu
Chapitre 17
Changements
Chapitre 18
Est-ce un avant-goût du ciel ?
Chapitre 19
Un don de Dieu
Chapitre 20
Atteindre la «Judée»
Chapitre 21
Pressées de terminer
Chapitre 22
Le Livre, enfin !

Épilogue
Album photo «Carnet de route»
La traduction du Nouveau Testament est un travail long et fastidieux.
Je n'ai pas traduit le Nouveau Testament en Balangao toute seule. Les
hommes et les femmes mentionnés dans cet ouvrage ne représentent qu'une
infime partie des nombreuses personnes indispensables pour mener à bien
cette tâche. Cette histoire, ils l'ont écrite au fil de leur vie.
Je n'aurais pas pu effectuer cette traduction sans mes collaborateurs :
Anne Fetzer Hopkins, Edie Murdock, Janet Pack Persons, Marjorie Cook,
Mary Jo Brett, Barbara Williams Harris et Robyn Terry. Les autres
membres de l'équipe présente aux Philippines ont été tout aussi précieux :
les pilotes, les opérateurs radio et techniciens, les bibliothécaires, les
informaticiens – professionnels, programmeurs et dactylos – l'équipe
d'édition, les ouvriers de maintenance, les administrateurs, les acheteurs,
tous ceux qui nous ont soutenus par leurs prières, nos amis. La liste serait
trop longue pour les citer tous.
Les églises américaines qui m'ont assistée sont les larges racines qui
ont soutenu l'arbre de l'œuvre de Dieu qui croissait à Balangao. Sans leur
enseignement, je ne serais jamais partie aux Philippines. Sans leur amitié, je
n'y serais jamais restée. Sans leurs dons, je n'aurais pas pu y subsister. Et
sans leurs prières, nous n'aurions jamais pu voir naître aucun fruit de
l'Esprit.
Ensuite, il y a Patricia Purvis, qui a répondu par l'affirmative lorsque je
lui ai demandé de rassembler mes souvenirs pour en faire ce livre. Sa
rédaction a engagé toute la famille. Norm, le mari de Patricia, l'a incitée à
s'atteler à cette tâche «impossible à réaliser». dans le temps imparti. Lui et
leurs trois fils, Matthew, Michael et Kevin, ont supporté avec amour ses
soucis concernant le livre. Ils ont prié pour elle, l'ont encouragée et ont fait
preuve d'enthousiasme chaque fois qu'elle leur a lu le manuscrit.
Les livres ne seraient rien sans ceux qui les publient. Liz Hearney fut
l'une de nos partenaires de prière à Balangao, un organe vital de l'équipe de
1981 à 1982 alors qu'elle enseignait à la Faith Academy de Manille.
Travaillant à présent pour Multnomah Press, elle a dirigé avec talent la
publication de cette histoire. Elle nous a fait elle aussi bénéficier de son
enthousiasme, de sa perspicacité et de ses encouragements.
Et enfin, il y a ma famille et mes amis de Balangao. Quel précieux
trésor ! Je croyais être venue leur apporter quelque chose, mais ce sont eux
qui m'ont donné les premiers, avant même que j'aie pu apprendre un seul
mot de leur langue.
Ils ont porté mon eau, planté mon riz et m'ont invitée bien des fois à
dîner. Ils m'ont enseigné leur langage et leurs coutumes, ils m'ont pardonnée
quand je les avais offensés. Ils m'ont corrigée lorsque je parlais le Balangao
«comme un buffle d'eau». et m'ont habilement aidée à traduire le Nouveau
Testament. Parfois, ils ont cru à la vérité de la Parole de Dieu alors que
j'hésitais à le faire.
J'ai reçu d'eux bien plus que je n'ai donné. Ce fut un immense privilège
pour moi que de vivre et travailler avec ces personnes admirables, de les
amener à connaître la Parole de Dieu et la regarder transformer leur vie.
Miracle dans la jungle est une véritable histoire d'amour. Depuis le
commencement, Dieu aimait le peuple balangao, ces fiers chasseurs de têtes
vivant dans les magnifiques rizières en terrasses des Philippines. Et il
m'aimait, moi, la fille timide issue d'une ferme de Californie, encline à lui
faire confiance et à avoir de grands rêves.
Dieu a déclenché des événements dans nos mondes respectifs et dans
nos cœurs afin de nous rapprocher, les Balangaos et moi. Alors que je
traduisais la Parole de Dieu dans leur langue, les Balangaos et moi avons
été entraînés dans un combat spirituel qui allait définitivement transformer
notre univers.
Dieu nous a invités plusieurs fois à placer notre confiance en sa Parole
et en lui-même. Il nous a pris tels que nous étions, avec notre
compréhension limitée. En réponse à notre confiance, il nous a attirés plus
près de lui. Il nous en a appris davantage sur son amour et sa puissance.
J'ai écrit ces pages afin que vous puissiez vous lever avec nous pour le
louer, et vous émerveiller de ce qu'il nous cherche inlassablement. Il nous
aime d'un amour qui dépasse l'imagination !
Alors que nous approchions d'un tertre exigu et aplani – le terrain de
basket – situé sur le territoire de notre petit village montagnard des
Philippines, j'ai agité la main frénétiquement par le hublot de l'hélicoptère
Jolly Green Giant. Le groupe de Balangaos assemblés au-dessous de nous
répondait par de grands gestes et de vives acclamations. Ils étaient
impatients de décharger les tonnes de ciment, de verre et de clous que nous
leur apportions pour la construction de leur nouvel hôpital.
À mes côtés, le jeune Dr Robbie Lim courait d'une fenêtre à l'autre en
interpellant et en saluant les gens. Le rêve de Robbie devenait enfin réalité
– un hôpital à Balangao. Mon travail médical serait alors allégé et je
pourrais me concentrer sur la traduction du Nouveau Testament.
Nous avons amorcé notre descente. Bizarre… il me semblait que nous
n'étions pas au bon endroit. Soudain, les feuilles d'un grand palmier ont
surgi devant mon hublot. J'en ai eu le souffle coupé. Nous avons heurté un
arbre. Nous allons nous écraser !
Plus tard, lorsque j'ai repris conscience, j'ai entendu vaguement que
l'on criait mon nom balangao «Juami !». ainsi que «Au feu ! Au feu !
Courez !». J'ai rassemblé mes forces et j'ai tenté de me détacher et de sortir
de l'hélicoptère embrasé. Mais je ne pouvais bouger que deux doigts de ma
main gauche. J'étais prise au piège.
J'ai commencé à paniquer. Il faut que je pense à quelque chose,
n'importe quoi. Comment se fait-il que mon bras droit soit tordu de la sorte
alors que ma main recouvre mon nez et ma bouche ? Je me suis concentrée
sur cette position invraisemblable en continuant à avaler du ciment sec et
poussiéreux et en tentant de garder mes voies respiratoires dégagées en vue
de la prochaine bouffée d'oxygène.
Garde tes forces. Continue de respirer. En combien de temps meurt-on
brûlé ? Les pensées se succédaient en moi l'une après l'autre.
Ô Dieu, je ne veux pas déjà mourir !
Je n'avais aucune idée de ce qui se passait à l'extérieur. Après le crash,
les pilotes avaient bondi hors de l'appareil et découvert un terrible
spectacle : du fuel s'échappait d'un gros trou dans le réservoir et des
flammes jaillissaient des restes du moteur. «Sauvez-vous ! Tout va exploser
!». crièrent-ils aux Balangaos médusés qui se tenaient à proximité de
l'épave.
Mais quand les Balangaos ont su que Doming, le Dr Lim et moi-même
étions coincés à l'intérieur, ils ont brusquement fait demi-tour. Ils se sont
emparés de bols de riz en aluminium, de seaux et de cuvettes en plastique,
de tout ce qu'ils ont pu dénicher dans leur précipitation, et ont commencé à
jeter de la terre et de l'eau provenant des rizières sur l'appareil en flammes.
En quelques minutes, ils ont éteint le feu.
Mais tout ce que je savais, c'était que je ne devais pas céder à la
panique. J'ai fait le bilan médical de ma situation. Pas de fracture, mais ma
tête est sérieusement bloquée sur le côté, et bien coincée. Un centimètre de
plus et j'avais la nuque brisée.
Combien de temps puis-je tenir avec si peu d'air ? Seigneur, ne permets
pas que j'étouffe ! Je dois terminer cette traduction.
Quelqu'un se tient là au-dessus de moi ! ai-je soudain réalisé. J'ai
appelé au secours d'une voix étouffée. Les Balangaos ont dit plus tard que
cela ressemblait à un miaulement provenant de l'intérieur de l'épave. Ils ont
commencé à creuser frénétiquement, saisissant à mains nues les bouts de
verre brisé, les boîtes de clous éventrées, les sacs de ciment déchirés et les
débris de l'hélicoptère.
Quelqu'un a attrapé mes pieds et tenté de me hisser vers le haut. On
m'avait retrouvée ! Je me suis rendu compte que j'étais couchée la tête en
bas et les pieds vers le haut. «Ne tirez pas sur mes pieds ; faites-moi de la
place pour respirer ! J'étouffe !»
On a ôté un sac de ciment de ma poitrine, permettant à une bouffée
d'air frais de se faufiler vers moi. Quel délice ! Je l'ai inhalée tandis que les
Balangaos tiraient tant et plus. Je me suis finalement dégagée avec force
contorsions.
Des Balangaos paniqués m'ont portée sur le sentier jusqu'à un bâtiment
proche et m'ont étendue sur le dur plancher en bois d'une vaste pièce. Le
sang qui coulait de mes plaies à la tête se mêlait à l'épaisse couche de
poudre de ciment qui recouvrait tout mon corps. Les Balangaos avaient très
peur du sang.
Si seulement je pouvais reprendre mon souffle et ouvrir les yeux, les
autres ont peut-être besoin d'aide. Je ne réalisais pas que j'avais des côtes
cassées et un poumon perforé. Mes yeux s'étaient ouverts pendant mon
évanouissement et s'étaient remplis de ciment. La chaux caustique de celui-
ci était en train de ronger les tissus de mes yeux. Il me semblait qu'ils
étaient en feu.
En essayant de faire preuve d'autorité, j'ai donné lentement mes
instructions : «Lavez-moi les yeux. Prenez une cruche d'eau, tenez mes
yeux ouverts et versez-y l'eau. Recommencez plusieurs fois».
Mais je ne pouvais même pas tourner la tête pour les aider à m'asperger
; j'étais incapable de bouger ma nuque raidie. «Tournez-moi la tête en me
tirant par les cheveux… versez de l'eau…». leur ai-je dit.
L'eau m'a fait l'impression d'être des charbons ardents appliqués
directement sur mes globes oculaires. «Continuez !». ai-je insisté d'une voix
rauque. Quand la douleur m'a littéralement coupé le souffle, ils se sont
arrêtés. J'ai inspiré profondément avant de murmurer à nouveau
instamment : «Continuez de verser de l'eau !»
Ô Dieu, je ne peux tout de même pas devenir aveugle, je ne pourrai
pas terminer cette traduction si je n'y vois plus.
«Tant pis si ça fait mal, continuez de verser de l'eau !»
Ils ont maintenu doucement mes yeux ouverts et les ont rincés, heure
après heure. J'ai vécu une nuit de torture.
Pendant ce temps, quelques adolescents avaient couru près d'une heure
dans la montagne pour porter la nouvelle jusqu'au petit village de Botac.
Ama, mon père adoptif balangao aux cheveux gris, était en train de couper
du bois de chauffage lorsqu'il a entendu les cris perçants : «L'hélicoptère est
tombé ! Le docteur est mort. Juami et Doming ont été écrasés !». La hache
d'Ama s'est brusquement arrêtée dans son mouvement. Son fils aîné
Doming et sa fille américaine Juami, tous les deux dans un hélicoptère ?
Écrasés ?
Il a laissé tomber sa hache et s'est précipité le long des sentiers étroits
bordant les rizières en terrasse. Alors qu'il bondissait par-dessus les pierres
en saillie des murets rocheux, il s'est écrié : «Ô Dieu, ce qui est arrivé à Job
m'arrive à présent – tous mes enfants ont disparu en une nuit !». Le choc lui
avait fait oublier ses cinq autres enfants.
Tekla, qui était devenue comme une sœur pour moi, avait entendu la
nouvelle au même moment. Elle était assise sur le sol de sa maison au toit
de chaume, et dînait avec les jeunes enfants. Aussitôt, elle a dégringolé de
la courte échelle de bambou, laissant les enfants sans surveillance et les bols
de nourriture sur le plancher. En courant sur la piste, elle a dépassé Ama.
Plus haut, toujours plus haut dans la montagne, ses pieds nus martelaient la
terre et les rochers. Le souvenir des innombrables mises en garde contre la
traduction des Écritures lui revint en mémoire : «Dieu vous punira d'avoir
touché à ce qui ne peut être touché, d'avoir profané ce qui est saint ! Dieu
vous punira !». Était-ce vrai ? La sainte Parole de Dieu avait-elle été
souillée ?
Avant d'aborder le dernier raidillon, Tekla s'est mise à prier : «Ô, Dieu
saint, c'est à toi de décider. Ces gens ont peut-être raison de dire que nous
avons profané ta sainte Parole en la traduisant dans notre humble langage.
Si c'est le cas, nous acceptons ta punition et Juami mourra. Mais Dieu, si ce
n'est pas vrai, et si tu veux réellement que ta Parole existe dans notre
langue, alors laisse vivre Juami, ne la laisse pas mourir. Seigneur, j'ai besoin
d'un signe, j'ai besoin de savoir… Si je crie «Juami». et qu'elle réponde
aussitôt «Tekla». je saurai alors qu'elle survivra».
La pièce que j'occupais était bondée. Les gens se regroupaient autour
de moi pour m'offrir un dernier cadeau – leur présence pendant mon agonie.
Au milieu du tumulte, j'ai entendu Tekla faire irruption dans la salle en
criant : «Juami ! Juami !»
«Tekla, Tekla, tout va bien. Je vais m'en sortir». Ma voix était faible ;
je ne pouvais pas inspirer assez pour parler plus fort.
Tekla s'est tournée vers la foule qui se lamentait en silence et a dit :
«Elle vivra ! Elle vivra !»
Sceptiques, ils m'ont regardée, silhouette cadavérique recouverte de
ciment ensanglanté et surmontée d'une paire d'yeux grotesquement
globuleux. «Ne vois-tu pas qu'elle est déjà morte ? Il ne lui reste qu'un
souffle».
«Dieu la gardera en vie, dit Tekla. Elle s'en sortira, je le sais». Et elle a
pris les choses en main pour la nuit.
«Dis-nous ce que nous devons faire, dis-le-nous simplement». m'a-t-
elle suppliée.
J'étais proche de l'état de choc. «Des couvertures… du café…». Tekla a
envoyé quelqu'un chercher des couvertures et beaucoup de café fort et
bouillant.
Pourquoi suis-je incapable de reprendre mon souffle ?
Tekla a envoyé des enfants chercher des vêtements propres dans ma
maison au pied de la montagne. Elle a dû couper ma robe devenue raide et
pesante ; ensuite, elle a procédé tendrement à ma toilette en me parlant
doucement et en priant les autres de lui apporter de l'eau propre, des
serviettes et davantage de café. Un autre ami a suturé les longues entailles
que j'avais à la tête. Je n'ai même pas senti l'aiguille ; je ne sentais pas non
plus mes côtes cassées, ni les extrémités déchiquetées de ma clavicule. Rien
ne pouvait se mesurer à l'insoutenable douleur que me causaient mes yeux.
Des fragments de conversations chuchotées m'avaient appris que
Doming, mon frère balangao, allait bien, ainsi que les pilotes et l'équipage.
Mais personne n'avait mentionné Robbie. Je savais qu'il devait être en bien
piteux état. Si seulement je pouvais l'aider ! Vers le matin, un prêtre s'est
agenouillé à mes côtés et m'a dit d'une voix étranglée qu'ils n'avaient pas pu
garder Robbie en vie au-delà de minuit.
Je me suis brièvement lamentée, mais les douleurs oculaires ont eu
raison de ma concentration. Je me suis souvenue alors que je possédais un
collyre anesthésique dans mon cabinet médical ; j'ai demandé à Tekla
d'envoyer quelqu'un le chercher en bas de la montagne.
Il n'a fait aucun effet.
Quelqu'un a apporté la trousse médicale de Robbie dans laquelle, je le
savais, se trouvait du Démérol. En quelques phrases courtes, j'ai
péniblement expliqué comment procéder pour m'en injecter. Ce médicament
n'a rien changé à la douleur, mais il m'a fait vomir une montagne de ciment
mêlé de café.
La nuit a été longue, la douleur intense. Mais il s'est passé autre chose.
Quelque chose de nouveau pour les Balangaos. Un à un, au cours de la nuit,
les chrétiens balangaos se sont frayé un chemin dans la foule, m'ont pris la
main et ont prié. Je n'oublierai jamais leurs prières : «Ô Dieu, ne la laisse
pas mourir, le Livre n'est pas encore terminé. Laisse-la vivre, le Livre n'est
pas encore terminé !»
Pendant des mois, j'avais rêvé de voir enfin les chrétiens balangaos
dépasser le stade des prières courtes et superficielles. Je m'étais souvent
réveillée au beau milieu de la nuit pour supplier le Seigneur de leur
apprendre l'intercession. Trois mois plus tôt, j'avais écrit à la maison en
demandant à des amis de prier :
«Les croyants ont besoin d'apprendre à prier avec ferveur. Ils doivent
comprendre qu'ils ne peuvent rien changer par leurs propres forces, même
s'ils font «le bien». et que seul ce que Dieu accomplira aura un réel impact
dans la vie des gens… S'il est un désir dans mon cœur, c'est bien que Dieu
fasse de ces Balangaos un peuple d'intercesseurs actifs et puissants».
Désespérée, j'avais pris soin de dire à Dieu : «Qu'importe ce que tu
feras, pourvu que ces gens prient !»
Cette nuit, alors que j'étais allongée sur le sol plus morte que vive, les
Balangaos priaient – priaient vraiment. L'un après l'autre, ils répétaient la
même prière : «Ne la laisse pas mourir, le Livre n'est pas encore terminé».
Ce fut à la fois la pire et la meilleure nuit de ma vie. La douleur la plus
atroce que j'aie jamais connue disparaissait pendant les moments
d'admiration indescriptible que suscitaient leurs prières. Dieu seul peut
réunir de tels extrêmes.
J'ai grandi dans une ferme du sud de la Californie.
Tôt le matin, alors que tout le monde dormait encore, j'avais l'habitude
de siffler notre colley, Laddie, de me balader dans les collines et les ravines
entourant notre ferme de 400 hectares, et de contempler le lever du soleil.
La douce mousse espagnole tombant des chênes comme de la dentelle
semblait sortir d'un autre monde dans les premières lueurs du matin, et le
jaune des boutons d'or paraissait encore plus vif.
Je rêvais à la maison que je posséderais un jour : une belle et grande
ferme, avec une barrière blanche. Des vaches paîtraient sur les collines
environnantes. Mieux encore, ma maison serait remplie de gens heureux.
De temps en temps, mon rêve me faisait quitter ma maison et mes amis, et
m'entraînait vers l'hôpital où je serais infirmière, comme ma mère. À mes
yeux, c'était l'existence idéale.
Quand je revenais à la réalité, je me ruais vers la maison, à temps pour
préparer le petit-déjeuner familial et participer aux corvées avant d'aller à
l'école.
Un jour, à l'âge de sept ans, j'avais accompagné mon père dans les
champs pour arracher les mauvaises herbes. Il s'est soudain redressé, et m'a
dit d'aller chercher la fourgonnette et de la lui amener. «Mais… mais… je
ne sais pas conduire !». ai-je balbutié.
Cela ne lui a fait ni chaud ni froid. Mes frères avaient appris à conduire
dès l'âge de sept ans. Papa croyait fermement deux choses : «Inutile de
savoir comment les choses fonctionnent, agissez tout simplement». et «Il
suffit de travailler dur pour y arriver». Le mot impossible n'existait pas pour
lui. Il ne renonçait jamais, et ne nous laisserait jamais renoncer non plus.
Jamais.
Tremblante, j'ai alors couru vers la fourgonnette, le cœur serré. Tant
bien que mal, j'ai réussi à la faire démarrer et à la conduire jusqu'à lui avec
force embardées. Je l'ai fait uniquement parce qu'il me l'avait ordonné. Dès
mon plus jeune âge, j'avais appris à ne pas discuter avec l'autorité.
Papa a prouvé son amour pour nous de la meilleure manière qu'il
connaissait – en nous préparant à affronter les épreuves de la vie et à les
surmonter. La valeur de cet héritage dépasse tout ce que je puis mesurer.
Je respectais mon père, mais je le craignais aussi un peu. Cette
dimension faisait également partie de l'héritage. Si Papa me disait «Saute
!». je demandais simplement «de quelle hauteur ?». J'ai appliqué ensuite
automatiquement cette façon de penser dans ma relation avec Dieu.
Mais j'ai appris une vérité qui a transformé ma crainte en une
admiration respectueuse pour Dieu : Dieu utilise absolument toutes choses.
Il peut utiliser de la bouse de vache et la transformer en un matériau utile. Il
en fait un engrais pour sa gloire – mais uniquement si nous la lui donnons.
Si nous la gardons, elle reste simplement un amas malodorant. Il est normal
d'avoir des coups durs dans la vie ; chacun en a, j'en suis convaincue. Mais
la seule façon d'accéder aux dons de Dieu est de le laisser œuvrer au travers
de ces coups durs.
Je me suis toujours sentie mal à l'aise et hors de mon élément à l'école.
J'étais une grande fille de ferme aux cheveux raides et aux robes en toile de
sac. Mes frères et moi devions toujours prendre le bus scolaire
immédiatement après la classe. Il y avait les vaches à traire, les volailles à
nourrir, les mauvaises herbes à sarcler et le bois à porter. En présence
d'enfants de la ville, si élégants dans leurs vêtements provenant tout droit
des magasins, je ne savais jamais comment me comporter.
Mais à l'âge de onze ans, quand j'ai appris que Jésus offrait le pardon
des péchés et la vie éternelle à celui qui les lui demandait, j'ai su ce que
j'avais à faire. J'ai levé spontanément la main quand le moniteur du club
biblique a demandé qui voulait accepter Christ comme Sauveur. Jamais
encore je n'avais entendu une meilleure nouvelle, c'était comme découvrir
une mine d'or !
Mes frères et moi avons commencé à fréquenter régulièrement le
groupe biblique quand notre pasteur a proposé de nous reconduire à la
maison après la leçon. Pendant ces trajets, il nous décrivait à quoi Dieu
ressemblait. Le pasteur Brown nous aimait beaucoup ! Il riait, plaisantait et
nous faisait découvrir la Parole de Dieu.
Comme j'avais du respect pour l'autorité, il ne m'était pas difficile de
croire à la Parole de Dieu. Mais l'ordre d'aller dans le monde pour prêcher
la Bonne Nouvelle et parler de Jésus-Christ me troublait. Un dimanche, un
missionnaire est venu parler dans notre église ; il a dit que 90 % de ceux qui
«allaient». «prêchaient». et «faisaient des disciples». se concentraient sur à
peine 10 % de la population mondiale.
Je me suis redressée sur ma chaise. Cela signifiait que les 10 % restants
de ceux qui «allaient». «prêchaient». et «faisaient des disciples». devaient
s'intéresser à 90 % du monde ! Sa logique m'avait laissée sans voix, mais
elle était sensée. Il me fallait devenir missionnaire, peu importe ce que cela
signifiait.
Plus tard, lors d'un camp d'été, un missionnaire nous dit que, si nous
projetions de devenir missionnaires, nous ferions bien de commencer à prier
sans tarder pour ces gens vers lesquels Dieu nous enverrait un jour. Cela
était sensé aussi. Quotidiennement, j'ai alors prié : «Seigneur, prépare ces
personnes afin qu'elles soient prêtes à recevoir l'Évangile, et qu'elles y
croient».
Mais je me posais de nombreuses questions : que font les missionnaires
exactement ? Comment savent-ils quand leur travail est terminé ? Que puis-
je faire qui dure éternellement ? Et si la seule chose que ces gens
apprendront de Dieu est ce que je leur dirai… ? J'écoutais les missionnaires
parler, mais je ne m'imaginais pas à leur place. Je ne me sentais pas à la
hauteur de la tâche.
«Allez dans le monde entier annoncer la Bonne Nouvelle». signifie que
je devrais vivre dans la jungle, me suis-je dit un jour ! À cette époque, toute
contrée autre que l'Amérique était une jungle à mes yeux. J'étais étudiante
mais je n'avais pour ainsi dire jamais quitté le comté de San Luis Obispo.
J'ai discuté avec Dieu. Et mon rêve de ferme, de collines, d'infirmerie ?
Dans quel pétrin me suis-je fourrée ? J'ai lutté. Je lui ai dit et répété : «Tu as
dû te tromper de personne, je ne peux pas faire cela. Je ne sais même pas ce
qu'est exactement un missionnaire». Mais cela semblait laisser Dieu aussi
indifférent que mon père l'avait été lorsque je lui avais dit ne pas pouvoir
conduire la fourgonnette. Dieu n'acceptait pas mes lacunes pour excuse.
Après des mois de lutte, j'ai capitulé et j'ai finalement dit à Dieu :
«D'accord, je le ferai. Je le ferai, même si j'en ai horreur».
J'ai dit adieu à ma ferme, à ma carrière, à ma famille ; à tout ce que
j'avais toujours désiré. J'ai laissé mourir mon rêve.
Mon enthousiasme pour l'œuvre missionnaire s'est développé dès que
j'eus abandonné mes rêves. Mon pasteur m'a dit que je pourrais en
apprendre davantage sur le travail missionnaire en fréquentant une
université chrétienne. Je me suis alors inscrite alors au programme
d'éducation chrétienne de l'université de Biola, en Californie.
Un soir, après les cours, j'ai engagé la conversation avec une amie dans
la cafétéria du sous-sol. Elle s'est soudain interrompue et a fixé le fond de sa
tasse. Puis, levant les yeux vers moi, elle a dit : «Joanne, te rends-tu compte
que les gens te trouvent prétentieuse ?». Cette phrase m'a fait l'effet d'une
bombe.
«Qui ? Moi ? Mais c'est parce que je ne sais pas quoi leur dire !»
«Je le sais bien, répondit-elle. Mais la plupart des gens ne comprennent
pas pourquoi tu ne leur parles pas. Ils pensent que tu ne les apprécies pas».
Elle m'a alors prise sous son aile et m'a enseigné quelques trucs :
«Contente-toi de sourire et de «jouer le jeu». Quand quelqu'un t'adresse la
parole, réponds-lui. Participe, et ne t'inquiète pas tant de ce que tu diras et
de ce que l'on pensera de toi. Arrange-toi pour que l'autre se sente à l'aise».
J'ai commencé à mettre ses leçons en pratique et, petit à petit, j'ai été
capable de converser avec les autres. La timidité n'a jamais tout à fait
disparu, mais j'ai été à même de m'intéresser au monde extérieur plus qu'à
moi-même. Je me suis mise à considérer les choses du point de vue d'autrui.
Après avoir obtenu mon diplôme, je disposais d'une masse
d'informations sur la plupart des missions présentes dans le monde, mais je
n'avais toujours qu'une vague idée de ce qu'un missionnaire fait exactement.
J'étais toujours terrifiée à l'idée que ce que je dirais à un groupe de gens à
propos de Dieu serait peut-être tout ce qu'ils apprendraient jamais à son
sujet.
Je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire ensuite, quand j'ai
entendu parler d'un cours d'été donné à l'université d'Oklahoma, où l'on
enseignait les langues étrangères. Je n'aimais pas particulièrement les
langues, mais je savais que j'aurais à m'y mettre si je devenais missionnaire.
Je me suis dit que ce cours pourrait m'être utile, et c'est ainsi que j'ai appris
l'analyse linguistique à l'Institut d'été de linguistique.
Traduire la Bible est tellement logique. Cela m'attirait… Je me figurais
qu'une personne encline à rêvasser avait bien besoin de se raccrocher à la
logique ! Puisque la Bible était le livre le plus important au monde, il était
naturel qu'il soit traduit afin que chaque individu puisse le lire dans sa
langue.
Je me suis rendu compte lentement que c'était là un travail bien défini.
Je saurais quand je commencerais et quand j'aurais terminé. Si je fournissais
aux gens la Parole de Dieu dans leur propre langue, Dieu leur parlerait alors
directement. Je ne pourrais plus être accusée de ne donner que des
informations fragmentaires.
Et ce travail pourrait se répéter à l'infini. La lumière s'est faite dans ma
tête. Je savais enfin ce pour quoi Dieu m'avait faite : la traduction de la
Bible.
Cet été-là, j'ai rejoint le groupe Wycliffe des traducteurs de la Bible.
Plusieurs mois plus tard, machette à la main et paquetage sur le dos, je suis
partie pour le camp d'entraînement de Wycliffe, dans la jungle du Mexique
méridional. Anne Fetzer, une camarade du camp d'été, était présente aussi.
Elle avait une forte personnalité, à la fois attirante, brillante, amicale,
aventurière et très féminine. Anne prenait plaisir à la compagnie de chacun ;
elle connaissait tout le monde, et tout le monde la connaissait. J'étais tout
excitée – et effrayée à la fois – quand les organisateurs ont déclaré que nous
ferions équipe pour toute la durée du camp. Dès ce moment, tout est devenu
une partie de plaisir. Même les choses les plus pénibles.
Notre première épreuve a été de construire un abri qui nous servirait de
refuge au cours des six semaines suivantes. Mais nous nous sommes dit que
nous pourrions dormir dans nos hamacs à la belle étoile quelques nuits de
plus afin de terminer d'abord un autre projet. Équipées de nos machettes
pour dégager un espace au milieu des broussailles jouxtant notre
campement, nous avons façonné une cathédrale de verdure. Les priorités
d'abord, après tout.
Nous avons eu tellement de plaisir à construire notre abri que le travail
ne nous a pas fait peur : abattre des arbres, hacher des joncs, creuser des
trous pour y planter des piquets, fixer des éléments au moyen de lianes et
d'écorces, et suspendre nos hamacs. Que de seaux de boue il a fallu porter
pour façonner un four ! Ensuite, souffler et ventiler inlassablement pour
parvenir à allumer un feu. Nous avions enfin notre chez nous.
Parce que nous étions en phase d'entraînement, Anne et moi avions à
nous débrouiller à partir des quelques vivres autorisés et de ce que nous
pouvions dénicher dans la jungle. Quand nous sommes arrivées au terme de
notre réserve de café, Anne m'a fait remarquer que des caféiers poussaient
dans la jungle et que des gens en récoltaient les grains. De toute façon, que
deviendrions-nous sans café le soir, autour du feu ? Elle a invité deux
jeunes hommes célibataires à dîner et leur a suggéré d'acheter du café aux
Indiens du coin. À court de nourriture, nous avons conclu un accord avec
deux femmes des environs dont le four ne fonctionnait pas bien : elles
fournissaient la nourriture, nous la cuisions.
Le sentiment de liberté et l'approbation qui émanaient d'Anne ont
libéré le goût pour l'aventure et la créativité toujours enfouis tout au fond de
moi par manque de confiance. Ensemble, nous pouvions venir à bout des
difficultés, nous amuser, et inviter les autres à prendre part à notre vie.
Anne n'avait peur de rien ; avec elle comme chef, je n'avais rien à craindre.
Mais, alors que le camp tirait à sa fin et que je n'avais toujours pas de
partenaire à long terme pour traduire la Bible, j'ai eu peur de demander à
Anne d'être ma coéquipière. Comment une personne de la classe d'Anne
aurait-elle voulu d'une partenaire comme moi ?
De plus, un nom revenait sans cesse dans la conversation tandis
qu'Anne et moi discutions pendant des heures le soir autour du feu, une
tasse de café à la main : Tommy Hopkins. Tommy et elle avaient grandi
ensemble. Ils étaient amis, simplement amis, depuis le début, insistait-elle.
Quelques célibataires du camp s'intéressaient à Anne, et elle les appréciait
tous, mais elle finissait toujours par soupirer en se demandant pourquoi elle
était incapable de sérieusement s'intéresser à l'un d'entre eux en particulier.
«Je le sais, lui ai-je dit, c'est parce que tu es amoureuse de Tommy
Hopkins».
«Non, je ne le suis pas. Je l'aime simplement comme un frère, c'est
tout». répondait-elle invariablement. Mais je n'étais pas dupe.
Après le camp dans la jungle, j'ai pris le car pour aller passer quelques
semaines dans un petit village avec un traducteur avant mon second cycle
de cours d'été avec Wycliffe. Cette première expérience de la vie dans un
village a été un désastre. Je suis rentrée à la maison cruellement déçue de
l'aventure et de moi-même. Si c'était à cela que ressemblait le travail
missionnaire, je ferais mieux de retourner à la ferme. Mais, de par
l'éducation que j'avais reçue, je ne pouvais pas me permettre d'abandonner.
Cependant, j'étais pétrifiée à l'idée d'accepter un poste à demeure. Je ne
savais sur quel champ missionnaire travailler, je n'avais pas d'équipière. Je
n'arrivais pas à me décider.
Pourquoi ne puis-je faire confiance à Dieu ? Pourquoi suis-je si
effrayée ?
Quand mon tour est venu de passer l'entretien avec les responsables de
Wycliffe concernant mon futur poste, j'ai fondu en larmes. J'étais sûre qu'ils
ne me garderaient pas comme membre puisque je n'arrivais pas à faire
confiance à Dieu pour mon avenir. Or, au lieu de me congédier, ils m'ont
proposé un poste provisoire d'un an au Guatemala. Ils s'étaient bien rendu
compte de mes points faibles, mais ils tenaient cependant à me garder.
Ma gratitude s'est toutefois rapidement évanouie. Et si je ne
m'acquittais pas bien de cette mission ? En dépit de mes craintes, j'ai décidé
de tenter l'expérience. Je me suis rendue un an au Guatemala.
En parcourant les montagnes de ce pays, je suis littéralement tombée
amoureuse de sa beauté et de ses habitants. Chaque village possédait son
propre costume riche en couleurs : rouge, blanc et bleu ici ; là, des
pantalons tissés à la main, blancs avec des bandes rouges. Les petits
garçons étaient vêtus exactement comme leurs grands-pères. Le pittoresque
s'étalait dans tous les villages. Ce pays d'aventure aurait tout aussi bien pu
sortir tout droit de mon livre de contes pour enfants.
Je me tenais debout au sommet d'une colline, les yeux rivés sur un
superbe lac. Quelqu'un m'a informée que ce lac se trouvait à l'emplacement
d'un ancien cratère volcanique. Des ruines d'une ancienne civilisation maya
se trouvaient enfouies sous les eaux calmes et froides. J'aurais aimé voir
cette cité engloutie qui fascinait mon imagination.
Après tout, je pourrais bien faire de la traduction biblique ici ! Je vais
me chercher une équipière, et nous nous installerons au milieu des
indigènes… Nous mangerons des tortillas fraîches bien chaudes, nous
apprendrons à plonger dans les profondeurs du lac et chercherons à percer
le mystère de ces ruines anciennes. Voilà ce que nous ferons ! Ce jour-là, un
nouveau rêve était né.
Entre-temps, j'avais appris comment faire face à de nouvelles
situations : laisser passer deux semaines avant de porter un jugement
valable sur les conditions de vie. Si je commençais par me polariser sur les
difficultés, je sombrerais dans la dépression. Au bout de deux semaines,
j'avais réussi à me procurer de l'eau potable, je savais où aller me baigner,
quelle lumière utiliser la nuit, et je m'étais même aménagé une espèce de
salle de bain.
Pendant mon séjour au Guatemala, j'ai fini par comprendre ce que
signifiait être missionnaire. Je séjournais dans la famille Williams dont les
parents, Ken et Bobbie, étaient tous deux traducteurs. Ils étaient de
formidables modèles pour moi. En vivant avec eux, j'avais l'impression
d'être assise sur le siège du passager avant de la voiture et de regarder mon
père conduire. Les Williams étaient la démonstration vivante de ce que doit
être un missionnaire.
Ils entretenaient des relations harmonieuses avec les Chuj, les habitants
de l'endroit, avec l'église et leurs propres filles. Ken consacrait plusieurs
heures par jour à expliquer les Écritures, ce que d'autres appellent «faire des
disciples». Ainsi, la traduction de la Bible forme des disciples, me suis-je
dit. J'ai regardé comment Ken et Bobbie se liaient d'amitié avec les mamans
qui venaient avec leurs enfants couverts d'ulcères ou de coupures ou qui
requéraient d'autres soins médicaux. J'ai découvert les miracles du
traitement des vers : une seule dose pouvait expulser une soixantaine de
vers du corps d'un enfant de deux ans. J'ai appris l'art de soigner, bref, d'être
missionnaire.
Peu avant de retourner aux États-Unis, j'ai reçu une lettre d'Anne
m'informant qu'elle était prête pour un poste missionnaire et me demandant
si j'avais encore besoin d'une équipière. Je lui ai répondu par retour du
courrier : «Bien sûr ! Il y a juste une place qui t'attend ici au Guatemala !».
Je lui ai fourni tous les détails qu'elle pouvait souhaiter.
Sa réponse a été un choc terrible pour moi : elle venait d'être désignée
pour les Philippines, un champ missionnaire aux immenses besoins. Les
Philippines ? me suis-je dit. Ce grand banc de sable avec des cocotiers ?
Ce pays plat et chaud ?
Durant tout un mois, j'ai prié ardemment et lutté de toutes mes forces
avec Dieu. Comment me décider ? J'avais la possibilité de travailler avec
une partenaire agréable et sur la même longueur d'onde que moi, sur une île
chaude et sablonneuse, ou accomplir une œuvre au Guatemala, mais avec le
risque de me trouver associée à une équipière inconnue. Mon problème était
que je voulais les deux : l'équipière et le pays !
Je n'ai jamais eu le choix. Il allait de soi que j'irais avec Anne, car le
fait de partager les mêmes idées est très important. Un autre rêve venait de
s'envoler.
Anne et moi avons débarqué du paquebot Michigan sur le sol philippin
le 20 février 1962. Des collègues nous attendaient sur le quai et nous ont
conduites chez eux à travers la zone portuaire et les bidonvilles. Je n'avais
jamais vu d'endroit comparable au centre-ville de Manille. Mon cœur se
serrait à la vue des enfants décharnés et misérables qui erraient seuls dans
les rues, et des baraques faites de tôles et de bois dans lesquelles ils
vivaient. En jetant un regard à travers la vitre du minibus, je n'ai pas pu
m'empêcher de refouler un sanglot.
Nous ne nous sommes cependant pas arrêtées à des considérations
secondaires. En cours de route vers le lieu d'accueil, nous avons demandé
où nous pourrions nous installer et commencer la traduction. On nous a
répondu que la mission Wycliffe venait juste de terminer la traduction dans
les langues parlées au nord de l'île. Par contre, elle venait d'apprendre
qu'une tribu vivant à deux jours de marche au bout de la route avait besoin
d'une traduction de la Bible. Quelle nouvelle ! Nous n'avions pas du tout
envie de nous perdre au bout du monde !
D'ailleurs, nous avions entendu parler d'un superbe endroit situé plus
au sud, plus précisément au centre Wycliffe de Nasuli. C'était un lieu de
baignade alimenté par une source d'eau. «N'y a-t-il pas des peuplades des
environs qui auraient besoin d'avoir la Bible traduite dans leur langue ?». ai-
je demandé en espérant une réponse affirmative. Mais il n'y en avait pas.
Deux semaines plus tard, nous avons pris place dans une embarcation
qui faisait la navette entre les îles de l'archipel, en direction de Mindanao où
se tenait une conférence d'affaires. Anne et moi étions plongées dans un
univers exotique. Debout près de la rampe de la terrasse, nous avons
savouré des mangues au clair de lune. Puis nous sommes descendues pour
commander une boisson. Laurie Reid, un des hommes qui venaient de
terminer l'apprentissage de la langue, s'est présenté. Il a commencé à nous
parler des Balangaos, ces gens qu'on ne pouvait atteindre qu'au terme de
deux jours de marche, à partir de l'endroit où la route s'arrêtait.
Plus il parlait, plus nous pouvions nous imaginer en train de gravir les
montagnes, traverser les forêts tropicales humides pour déboucher sur de
jolies vallées en terrasses où les gens vivaient dans des maisons construites
sur pilotis. Les enfants qu'il nous a montrés sur ses photos nous
dévisageaient avec de grands yeux sombres. Ils avaient une chevelure
épaisse et brillante, noire comme l'ébène.
Les Balangaos avaient été traditionnellement des chasseurs de têtes,
mais la plupart avaient perdu cette habitude. Les hommes portaient encore
un simple cache-sexe, et les femmes une jupe tissée sur des métiers
rudimentaires.
Ces gens souhaitaient que quelqu'un vienne habiter parmi eux et fixe
leur langue par écrit. Lorsque l'étude préliminaire eut révélé que ces sept
mille Balangaos avaient besoin des Écritures traduites dans leur langue,
certains des anciens ont été chargés d'inviter des Américains à vivre au
milieu de cette tribu. Des discussions s'étaient engagées, et avaient fini par
aboutir à un consensus.
Certains Balangaos estimaient que ce serait une bonne chose d'avoir
davantage de Blancs dans la vallée. Des prêtres européens vivaient dans la
région depuis dix ans et avaient construit le seul lycée parmi les Balangaos.
Qui sait, d'autres Blancs pourraient aussi leur venir en aide ? D'autant plus
que les Balangaos avaient apprécié les soldats américains rencontrés au
cours de la Seconde Guerre mondiale, car ceux-ci avaient partagé leurs
rations alimentaires avec eux et avaient eux-mêmes ciré leurs bottes. Les
Américains n'avaient pas astreint les Balangaos aux corvées avilissantes,
comme certains ennemis étrangers l'avaient fait autrefois.
Certes, plusieurs de ces anciens envahisseurs avaient eu la tête
tranchée, car les Balangaos étaient habiles à se venger, et leurs petits-
enfants avaient conservé le souvenir humiliant du traitement que ces
étrangers leur avaient infligé.
Mais les Américains s'étaient conduits autrement ; ils avaient fait
preuve de respect envers les Balangaos. C'est pourquoi, au terme de
palabres, l'un des anciens s'est exprimé au nom de tout le groupe en disant :
«Oui, nous aimerions que des Américains viennent s'établir parmi nous».
Plus nous en apprenions sur le compte des Balangaos et priions pour
eux, moins la distance de deux jours de marche nous effrayait. L'Esprit de
Dieu avait saisi notre imagination. Les besoins de cette population et notre
désir d'aventures avaient fait naître un nouveau rêve en nous.
Comme nous ne pensions plus qu'aux Balangaos, un jour nous sommes
allées trouver notre directeur pour lui annoncer notre désir de nous rendre
parmi eux. «C'est hors de question, a-t-il répondu, nous n'envoyons pas de
femmes là-bas. C'est un endroit bien trop inaccessible !»
«Pas pour nous, avons-nous répondu. Nous sommes capables de
marcher aussi loin». Nous avions vraiment une folle envie d'y aller.
Nous en avons fait un sujet de discussion et de prières. Quelques jours
plus tard, le directeur nous a permis d'expliquer notre conviction que Dieu
nous voulait là-bas. Nous lui avons donné l'assurance que nous nous en
sortirions. Après s'être assuré que nous avions bien compris combien il nous
serait difficile de nous rendre auprès des Balangaos et de vivre parmi eux, il
a accepté de nous affecter dans cette tribu.
Nous étions contentes de pouvoir faire nos achats : des paquets de
sucre, du sel, de la farine, des boîtes de lait en poudre, de la margarine, une
caisse de maquereaux en conserve. Nous avons encore acheté des cuvettes
et du savon, rassemblé des couvertures, des serviettes et les sacs de
couchage que nous avions emportés dans nos malles. Laurie, qui avait
accepté de nous servir de guide et de nous présenter aux Balangaos, nous a
aidées à charger toutes nos affaires dans un vieux bus, et nous avons quitté
Manille.
Il nous a fallu trois jours pour arriver à la fin de la route en lacets. Nous
avions l'impression d'être au bout du monde. Le bus avait l'air d'une vieille
église de campagne avec des rangées de bancs entièrement en bois en guise
de sièges. D'un côté, la porte restait toujours ouverte. Il faisait beau et une
brise agréable soufflait. Puis il s'est mis à pleuvoir et tout est devenu
mouillé et boueux. À la saison sèche, quelle que soit la couleur des gens qui
entraient dans le bus, ils en sortaient tous gris à cause de la poussière qui les
recouvrait.
Chaque jour, nous faisions un bond d'un siècle dans le passé. Le
troisième soir, nous nous sommes arrêtés à Barlig, une petite ville au bout
de la route. Des gens aimables sont venus descendre nos affaires du toit du
bus et nous ont suivis jusqu'à l'auberge rustique dans la montagne. Ils ont
empilé nos bagages dans notre chambre. Quant à nous, nous nous sommes
laissées tomber sur nos lits en lattes de bois pour essayer de dormir.
Durant les deux jours suivants, Laurie nous a présentées aux gens de la
ville, notamment au maire, à quelques enseignants et au prêtre. Les
Philippins des montagnes sont réputés pour leur hospitalité. Les aubergistes
ont fait des plats spécialement pour nous. C'était toujours le même menu :
du riz cuit juste à point comme les Américains l'aiment, doux et moelleux,
avec d'excellentes saucisses de Vienne. Ils ne nous servaient pas des
haricots noirs comme ceux qu'ils consommaient eux-mêmes, ni des
maquereaux en boîte, un régal rare pour la plupart d'entre eux. Non, ils nous
offraient ce que la ville avait de meilleur à nous proposer. Nous mangions
en nous régalant alors qu'eux se contentaient d'une nourriture qu'ils
estimaient trop quelconque pour nous, à savoir du riz ferme et des légumes
aux fortes odeurs dans du bouillon.
La plupart des hommes de la montagne comprenaient la langue
commerciale, en tout cas suffisamment pour traiter des affaires simples avec
des étrangers. Mais ils n'arrivaient pas à saisir des concepts plus profonds
comme ceux contenus dans les Écritures, et les femmes comprenaient
encore moins. C'est pourquoi nous allions vers les Balangaos.
Des hommes et des femmes de petite taille, trapus et musclés ont
accepté de porter nos boîtes et nos bagages tout au long des deux journées
de marche jusqu'aux Balangaos. Nous avons donc commencé à marcher,
puis à grimper, parfois même à ramper ! Par moments, nous nous tenions
toutes droites, puis nous devions nous courber. Le sentier a d'abord serpenté
dans la montagne, puis il a passé en plein milieu d'une forêt tropicale.
La première journée, nous avons beaucoup appris sur les sangsues. On
les sent rarement se fixer sur soi parce qu'elles injectent un anesthésique en
même temps que l'anticoagulant (qui rend le sang plus fluide). Lorsqu'elles
sont repues de sang, elles se détachent, mais le sang continue de suinter
pendant des heures par la morsure qu'elles ont faite avec leurs mâchoires
dentelées. Quand nous nous sommes arrêtés pour nous reposer, Anne s'est
rendu compte que ses sous-vêtements étaient trempés de son propre sang.
Nous accrochant aux racines pour ne pas dévaler la montagne, nous
renversions la tête en arrière pour saisir du regard le paradis tropical aux
délicates orchidées et aux arbres imposants. La marche avait quelque chose
de paradoxal, car la douleur côtoyait la beauté. Nous avons marché sous la
pluie sur une piste argileuse aussi glissante que la glace. Exténués, nous
sommes enfin arrivés au premier village où nous nous sommes affalés dans
la maison rustique et enfumée du maître d'école pour y passer la nuit.
Encore épuisées le lendemain matin, Anne et moi n'avons rien laissé
paraître de notre état de fatigue, nous n'avons surtout pas donné l'impression
que nous ne pourrions pas continuer. La deuxième journée a été un véritable
calvaire. Il nous arrivait de fondre en larmes d'épuisement, mais
heureusement jamais au même moment. Cela nous faisait du bien de nous
arrêter pour prendre notre casse-croûte composé de riz froid enveloppé dans
des feuilles de bananier, un œuf dur et un peu de sel humide dans un bout de
papier.
Il nous a fallu toute cette deuxième journée pour atteindre enfin l'entrée
de la vallée où vivaient les Balangaos. C'était une grande cuvette entourée
de collines taillées en terrasses de haut en bas, avec des marches de couleur
vert fluorescent, celle des prés verdoyants, entre des murs de pierre grise.
Nous contemplions la huitième merveille du monde : les rizières en
terrasses. Les maisons étaient construites sur quatre pilotis, les murs étaient
faits de bois de charpente taillé à la hache et les toits étaient couverts de
chaume. Les champs tout autour étaient parsemés de maisonnettes servant
de greniers à riz. La vallée était aussi somptueuse que la forêt tropicale.
Le chemin est soudain devenu un sentier pavé qui nous a conduits à
Natunin, un village de montagne d'une grande propreté. Nous y avons
rencontré le maire. Il nous a fait entrer chez lui et nous a servi du riz avec
ce qu'il tenait en réserve pour ses hôtes de marque, à savoir des saucisses de
Vienne ! Il a mis à notre disposition une pièce entière de sa maison. Nous
nagions dans le luxe.
Quand nous nous sommes réveillées le lendemain matin, Anne et moi
avions peine à croire que nous étions sur le territoire des Balangaos, là où
nous nous mettrions à traduire les Écritures, dès que nous aurions trouvé à
nous loger. Ce jour-là, nous avons marché dans la magnifique vallée,
traversant des villages formés d'une trentaine de petites maisons proches les
unes des autres.
Les pistes étaient constituées de digues de quinze centimètres de large
situées au bord de rizières en terrasses remplies de boue et d'eau. Elles se
trouvaient au sommet de hauts murs en pierre qui sculptaient le flanc des
montagnes. Même sèches, elles étaient glissantes. De petites mottes d'argile
apparemment innocentes pouvaient nous faire glisser et tomber hors du
sentier étroit. Si on glissait du côté de la colline, on s'enfonçait dans la boue
jusqu'aux genoux. Mais si on perdait l'équilibre de l'autre côté, celui de la
terrasse inférieure, on tombait de toute la hauteur du mur, entre un mètre
cinquante et six mètres.
Tard dans la soirée, à bout de force, nous sommes arrivés à Botac, le
dernier village de notre itinéraire. À force de faire des écarts et de marcher
dans les rizières, la boue giclait de nos chaussures. Jusqu'ici, beaucoup de
gens avaient consenti à se serrer dans leur maison pour nous laisser la
jouissance d'une de leurs pièces. Cette fois-ci, ils nous ont laissé une maison
entière, grande selon les normes des Balangaos. Elle mesurait quatre mètres
de large et cinq de long, avec une cuisine séparée. La maison se trouvait à
moins de cinq minutes d'une source d'eau pure.
C'était l'idéal. Notre guide Laurie s'est adressé au vieux Canao,
l'homme responsable de la maison et avec qui il s'était déjà entretenu
auparavant. Il nous a présentées à lui en disant : «Voilà les Américaines que
vous souhaitiez voir venir parmi vous».
Canao et les autres eurent un air stupéfait ! Aucun d'eux n'avait
imaginé que les Américains qui viendraient s'installer parmi eux seraient en
fait des Américaines ! D'ailleurs ils n'avaient jamais vu de femmes
blanches. Mais… ils avaient exprimé le désir d'accueillir des Américains, et
nous étions là. Que pouvaient-ils faire d'autre que nous accepter ?
Ce soir-là, Mariano Canao Lucasi nous a donné à manger chez lui.
Laurie nous a expliqué que lorsqu'un Balangao ou un homme d'une tribu
des montagnes voisines offrait le repas à quelqu'un chez lui, il s'engageait à
le protéger au prix même de sa propre vie. Canao, le porte-parole du
village, venait de prendre position.
Il est venu tous les jours nous rendre visite pendant que nous
aménagions la maison. Nous étions installées depuis quelques jours quand il
est entré, l'air grave, sans son sourire habituel. En apparence il était calme,
mais on percevait une tension intérieure qui se traduisait dans sa voix.
«Ne vous rendez-vous pas compte que c'est dangereux pour des
femmes seules de vivre ici ? Ne savez-vous pas que nous sommes des
chasseurs de têtes ?». Il nous a laissé le temps de digérer cette nouvelle
avant d'ajouter en soupirant : «Vous avez besoin que quelqu'un prenne soin
de vous. Je serai votre père !». Il a fait un signe de tête, bref mais décidé,
pour sceller ses paroles d'une autorité incontestable.
Nous avons contemplé cet homme trapu à l'autre bout de la pièce, pieds
nus et portant un short déguenillé. Avec moins d'un mètre cinquante-cinq, il
ne devait pas peser plus de quarante-cinq kilos. Comme il lui manquait
quelques dents de devant, il parlait avec un cheveu sur la langue, si bien que
nous ne le comprenions pas très bien. Les dents qui lui restaient étaient
teintes en rouge à force d'avoir mâché du bétel. Nous savions qu'il n'était
jamais allé au lycée. Il aimait donner des ordres. Il nous disait toujours ce
que nous devions faire. Il avait déjà établi une liste de mots que, d'après lui,
nous devions apprendre, et il nous interrogeait.
Le cher père d'Anne, un médecin, était mort pendant qu'elle était au
lycée. Quant à mon père, il était bien vivant dans notre ferme en Californie.
Les gens n'ont pas besoin de pères de substitution, avons-nous pensé.
Nous forçant à sourire, nous avons trouvé une solution de compromis
et l'avons appelé «oncle». non sans une certaine réticence. Nous espérions
qu'il ne nous attirerait pas trop de difficultés. Mais Canao était un homme
très perspicace. Il avait deviné nos pensées. Mais en homme sage, il n'en
tint pas compte.
À partir du moment où nous avons commencé à déballer nos affaires,
une marée de Balangaos est venue envahir notre maison. Les gens venaient
quand cela les arrangeait, à n'importe quelle heure de la journée, ce qui
allait à l'encontre de toutes nos habitudes concernant le sentiment de
propriété. Ils soulevaient nonchalamment le couvercle des boîtes pour voir
ce qu'elles renfermaient, au mépris des plus élémentaires règles sur la
propriété privée. Bouche bée, ils s'exclamaient : «Vous vous rendez compte,
une caisse pleine de savons !»
Oncle Canao disait : «Oui, et ce n'est pas tout. Vous devriez voir ce
qu'elles ont stocké dans la réserve !». Les quelques boîtes de conserve que
nous avions emportées pour nous permettre de tenir trois mois
représentaient pour eux une fortune inimaginable.
Nous avons commencé à apprendre la langue et la culture balangao
grâce aux gens qui, nuit et jour, s'agglutinaient autour de nous pour nous
enseigner des mots et corriger notre prononciation. Tous les soirs après le
souper, Canao venait nous donner une leçon.
Cinq jours après notre arrivée, j'ai été appelée pour un accouchement.
Après avoir escaladé l'échelle de bambou, j'ai constaté que la petite fille
était déjà née. Plus exactement mort-née. C'était la première fois que je
voyais un enfant mort-né. Tandis que je me penchais, l'émotion a eu raison
de moi. J'ai pris le bébé, coupé le cordon ombilical et enveloppé la petite
créature dans une couverture, avant de la poser par terre à côté de sa mère.
Je partageais la souffrance de ces gens. La mère était allongée à même le
sol, inerte.
Où sont les sages-femmes ? Pourquoi n'y a-t-il personne pour l'aider ?
Questions sans réponse. Toutes les femmes étaient assises à côté, l'air
hagard et désespéré. J'avais bien assisté à quelques accouchements lors d'un
cours de médecine missionnaire, mais je ne savais pas grand-chose. Mon
expérience dans ce domaine était limitée. J'ai donc massé l'utérus de
l'accouchée, ai senti où se trouvait le placenta et l'ai expulsé. Soulagées et
surprises, les femmes présentes n'en revenaient pas de la facilité avec
laquelle le placenta a été éliminé. Elles n'avaient jamais vu une chose
pareille. Du coup, j'ai gagné leur sympathie et leur confiance. Cette action a
marqué le début de ma carrière d'accoucheuse ; j'ai mis au monde de
nombreux bébés et sauvé beaucoup de mères.

Les Balangaos nous demandaient souvent : «Pourquoi êtes-vous


venues ?». Et nous leur répondions à chaque fois : «Nous sommes venues
pour traduire la Parole de Dieu dans votre langue, pour vous apprendre à la
lire afin que vous puissiez connaître Dieu».
«D'accord, mais pourquoi êtes-vous venues ?»
Tous nous posaient la même question, certains plusieurs fois, et nous
leur donnions toujours la même réponse. Mais ils ne semblaient pas
comprendre. Il nous a fallu des années pour comprendre que pour eux, nous
aurions dû venir pour l'une des deux raisons suivantes : acquérir leur langue
et en tirer profit en Amérique, ce qui pouvait expliquer pourquoi nous
voulions la mettre par écrit, ou chercher un mari, puisque nous n'en avions
pas.
Sous le contrôle vigilant d'oncle Canao, chacun prenait bien soin de
nous et de nos étranges besoins : ils nous ont construit une dépendance,
même s'ils ne pouvaient imaginer pourquoi nous tenions à conserver toutes
nos affaires, ils ont déployé une antenne pour notre radio et, après des mois
de dur labeur entrecoupé d'intenses palabres, ils ont aménagé une piste
d'atterrissage.

Oncle Canao nous a aidées à chaque étape de notre installation, même


s'il nous arrivait parfois de mettre en doute la pertinence de ses conseils. Il
nous disait de ne pas payer les gens qui nous apprenaient la langue. Quand
nous désirions donner des vêtements usagés aux gens qui en avaient
sérieusement besoin, il nous mettait en garde : «Si vous donnez quelque
chose, les gens vous haïront parce que vous ne saurez jamais faire des
partages équitables». Nous avons donc dû nous résigner à vendre nos
maigres affaires pour une somme dérisoire.
Quand nous avons insisté pour payer les ouvriers qui construisaient
notre piste d'atterrissage ou ceux qui ciraient notre plancher, c'est Canao qui
fixait le prix. Il nous a fait comprendre que si nous payions trop, nous
fausserions l'échelle des salaires au risque de mécontenter tout le monde.
Peu de traducteurs ont pu compter comme nous sur quelqu'un qui était
capable de donner d'aussi bons conseils. Ils ont dû apprendre ces choses par
eux-mêmes, bien souvent à leurs dépens. Nous avons vite compris qu'oncle
Canao avait raison, et nous avons suivi ses suggestions.
C'est pourquoi, quand il nous a demandé de l'accompagner à une fête
concluant un accord de paix entre deux tribus rivales, nous sommes allées
avec lui. Nu-pieds, les hommes et les femmes avaient revêtu leurs plus
beaux costumes balangaos : des cache-sexe et des jupes tissés de beaux
motifs rouges et bleus. Les femmes portaient en outre les bijoux familiaux :
des colliers faits de morceaux de poterie et de pierres. Les hommes étaient
torse nu ; ceux qui avaient coupé des têtes portaient des tatouages sur la
poitrine.
Les hommes chantaient, psalmodiaient et vantaient les mérites du pacte
de paix. À un moment donné, oncle Canao a entonné un chant pour raconter
que nous étions ses filles et que nous habitions dans sa maison. Il a fait
savoir que toutes les règles applicables aux Balangaos l'étaient également à
nous.
Une fois les accords conclus, tout le monde a pu participer à la fête. À
l'aide de poignées faites avec des mâchoires humaines, trois hommes
jouaient ensemble sur des gongs en laiton poli. Ils tapaient dessus à un
rythme soutenu qui résonnait dans toute la vallée. Anne et moi avons été
invitées à entrer dans le cercle des danseurs ; Anne sauta dans le groupe et
se mit à imiter les pas des femmes plus âgées. Tête baissée, elle étendit ses
bras blancs comme ceux, tatoués, de ces femmes.
Dans leurs maisons, nous nous sommes assises par terre comme eux.
Et dehors, nous avons essayé de nous associer aux gens, nous avons bu du
café, mangé du porc bouilli et des gâteaux de riz collants. Nous écoutions
les gens parler des accords solennels qui avaient abouti au dernier traité de
paix entre deux tribus montagnardes en guerre l'une contre l'autre.
Ces traités de paix mettaient fin aux combats et à la vengeance entre
les deux groupes. Désormais, les membres de chaque groupe pouvaient
traverser le territoire de l'autre et épouser quelqu'un de l'autre groupe. Ils
pouvaient travailler ensemble sans craindre une embuscade ou une attaque,
jusqu'à ce quelqu'un viole le pacte de paix.
Sans un pacte de paix, aucun groupe ne pouvait jouir de la sécurité en
dehors de son propre territoire. D'ailleurs, Canao nous avait averties avant
que nous ne nous aventurions sur les pistes la première fois. Nous ne
devions dire à personne en chemin que nous vivions parmi les Balangaos.
Si la personne en question appartenait à un groupe hostile, elle pourrait s'en
prendre à nous en voulant attaquer les Balangaos.

En quelques mois, notre connaissance de la langue balangao dépassa la


connaissance que les Balangaos avaient de l'anglais. Nous avons donc
décidé de ne plus nous servir de l'anglais dans nos contacts avec la tribu au
milieu de laquelle nous vivions. Et nous avons appelé Canao «Ama». c'est-
à-dire «père». C'était normal. Oncle Canao est ainsi devenu Ama.
À cette époque, nous n'avions qu'un faible aperçu de l'étendue du don
que Dieu nous avait fait en la personne d'Ama. Nous n'avions pas encore
compris que notre nouvelle famille serait celle dont Jésus a parlé dans
Marc 10 : 29. Le Seigneur allait nous rendre ce que nous avions abandonné
pour lui.
Ama disait que c'était dommage que nous soyons des femmes, car nous
apprendrions plus vite si nous étions des hommes ! «Mais, a-t-il ajouté, si
vous mangez plus de riz, vous apprendrez mieux notre langue». Il avait
raison sur un point : plus nous mangions, mieux nous parlions le balangao.
Nous devions traverser les nombreuses terrasses de rizières pour
arriver aux différents villages, en passant devant des chiens squelettiques à
la queue enroulée, qui aboyaient sur notre passage. Nous escaladions les
échelles de bambou pour pénétrer à l'intérieur des maisons sombres et
enfumées. En regardant à travers les fentes du plancher, nous pouvions
apercevoir des cochons noirs au poil hérissé qui fouillaient à la recherche de
nourriture, et des poulets qui grattaient le sol en quête des moindres grains
de riz qui tombaient par les interstices du plancher.
Assises sur le sol en bois ciré, devant un feu de bois, nous mangions le
meilleur riz au monde en nous servant de nos doigts et nous buvions du café
noir corsé, que les Balangaos cultivaient. Nous avons ainsi perfectionné
notre connaissance de leur langue. Ce faisant, nous avons aussi appris bien
des choses qui les troublaient. Ils nous parlaient ouvertement de leurs
difficultés et de leurs peurs. S'il y avait un sujet qui revenait sans cesse dans
les conversations, c'était bien celui des mauvais esprits. Ceux-ci
contrôlaient la vie des Balangaos par leurs constantes exigences de
sacrifices.
Si un homme allait dans la forêt pour ramasser du bois de chauffage et
marchait par inadvertance sur l'une des demeures des mauvais esprits ou
pire, sur l'un des enfants des esprits, il devait offrir un poulet ou un porc en
sacrifice. Les Balangaos savaient qu'ils avaient offensé un esprit si, de
retour chez eux, ils trouvaient un enfant malade ou autre chose qui n'allait
pas. Ils devaient alors réparer leur faute par des sacrifices.
L'arc-en-ciel, présage d'un malheur imminent, terrorisait tout le monde.
Les Balangaos savaient qu'ils devaient alors offrir un sacrifice. Si l'arc-en-
ciel se formait pendant que les Balangaos construisaient une maison, ils
devaient la détruire entièrement, même s'ils étaient en train de fixer la
dernière étagère à l'intérieur !
Avant de sortir de leurs maisons, les femmes mettaient souvent des
feuilles de taro, une plante tropicale, dans les cheveux de leurs enfants.
Elles croyaient ainsi tromper les mauvais esprits qui confondraient les
enfants avec le taro toxique et les laisseraient tranquilles.
Ils tiraient aussi de nombreux présages des oiseaux. Trois jours
d'affilée, nous avons vu un de nos voisins aller en forêt pour chasser et
revenir aussitôt, car le bruit de certains oiseaux l'avait averti d'un danger
imminent. Personne n'osait défier le présage des oiseaux.
C'était encore pire avec les rêves. Quand les Balangaos rêvaient d'un
enfant qui dormait dans la même chambre qu'eux, c'était le signe que
l'enfant mourrait très certainement, à moins qu'ils ne sacrifient un buffle
d'eau en échange de la vie de l'enfant.
Les Balangaos ne donnaient pas suite à un projet de mariage si la bile
d'un animal abattu le leur interdisait. Ils n'osaient pas prononcer le nom de
leur belle-mère sous peine d'avoir un abcès. Quand un enfant faisait une
chute, quelqu'un versait de l'eau à l'endroit où il était tombé et ordonnait à
son âme de revenir. Inggay, notre voisine, annonça que son fils nouveau-né
était en fait une fille, pour tromper les mauvais esprits qui avaient laissé ses
filles en vie. Ces esprits avaient provoqué la mort de tous ses fils sauf un.
Les Balangaos s'efforçaient de produire assez de nourriture pour leur
consommation personnelle, et ils élevaient assez de porcs et de poulets pour
apaiser les esprits afin qu'ils laissent leurs enfants en vie. Il fallait parfois
que la famille élargie mette toutes ses ressources en commun pour satisfaire
les exigences des esprits.
Si les esprits réclamaient le sacrifice d'un buffle d'eau, les gens allaient
chez leurs proches afin de collecter assez d'argent pour l'achat d'un animal
aussi onéreux. Aucun parent, aussi éloigné qu'il fût par le sang, ne refusait
de donner ce qu'il pouvait à un proche pour qu'il puisse accéder à la
demande des esprits.
À notre arrivée, la seule viande que les Balangaos avaient jamais
mangée était celle laissée par les esprits après les sacrifices. Ils nous
invitaient en disant : «Venez chez nous manger ce que les esprits ont
laissé». Il fallait du sang pour invoquer les esprits. Quand ceux-ci
répondaient, ils exigeaient d'autres sacrifices. Mais ils se contentaient de
l'esprit de l'animal et abandonnaient la viande aux gens. Comme
l'expliquaient les Balangaos, «l'esprit mange l'esprit, et la chair mange la
chair».
Même quand leurs exigences étaient comblées, les esprits s'en
prenaient encore aux enfants et aux récoltes des Balangaos. Les esprits
s'exprimaient par l'entremise de médiums pour dire que le sacrifice offert ne
suffisait pas. Ils ne disaient jamais pourquoi, et les Balangaos n'attendaient
pas d'explications. Ama et sa femme Ina avaient perdu six de leurs douze
enfants, bien qu'ils se fussent évertués à satisfaire les exigences des mauvais
esprits. Pendant des années, Ina avait vécu dans le chagrin à la suite de la
mort de plusieurs de ses enfants les uns après les autres. Les esprits
cherchaient à satisfaire leurs propres besoins et ne se souciaient pas de la
peine ou de la pauvreté des Balangaos. Ils détenaient un pouvoir supérieur
aux gens, et personne ne s'opposait à eux.
Quand une personne tombait malade, les parents et les voisins venaient
avec des questions sans fin. Personne ne s'enquérait de la cause de la
maladie : «Est-ce la fièvre typhoïde ?». ou : «Est-ce la tuberculose ?». Ils se
posaient la question primordiale : «Comment a-t-elle offensé l'esprit ?»
Ils essayaient de deviner ce qui s'était produit pour que l'esprit soit
irrité : «Peut-être a-t-il marché sur un esprit dans la forêt ?». «Peut-être a-t-
elle marché près d'un arbre dans lequel l'esprit avait établi sa demeure ?».
«C'est l'éclair qui l'a dévorée !»
Les spéculations allaient bon train. Les gens appelaient ensuite un
médium pour savoir en quoi l'esprit avait été offensé. Seul l'esprit qui
s'exprimait par un médium pouvait désigner l'offense qui lui avait été faite,
et indiquer le sacrifice nécessaire pour l'expier.
Le médium s'accroupissait dans ou sous la maison de la personne
malade, attrapait un poulet, le tuait et se servait de son sang pour invoquer
les esprits.
Je n'oublierai jamais le jour où Anne et moi avons vu une personne
possédée par les mauvais esprits. Nous vivions à Botac depuis peu de temps
quand la petite Aglipay fut atteinte de pneumonie. Je lui avais fait des
piqûres de pénicilline, mais les esprits, par l'intermédiaire d'un médium,
avaient dit aux parents de ne pas permettre que leur enfant reçoive une autre
injection d'antibiotique. Le troisième jour, l'enfant s'est mise à respirer plus
difficilement ; sa respiration est devenue courte et lente, à raison de trois ou
quatre aspirations par minute. Visiblement, l'enfant n'allait pas pouvoir tenir
encore longtemps.
La famille a fait venir la vieille médium spirite qui a ordonné des
sacrifices. Celle-ci a demandé nommément aux esprits de venir. Elle est
entrée en transes et en convulsions, puis, raide comme un bout de bois, elle
a perdu connaissance. Les membres de la famille l'ont saisie alors qu'elle
allait tomber. Rassemblés autour d'elle, et par son entremise, ils ont
commencé à poser des questions aux esprits : «Qu'avons-nous fait de
travers ?». «Qu'exigez-vous en guise de réparation ?». «Quel genre de
sacrifice demandez-vous ?»
Les esprits s'étaient alors mis à parler d'une voix masculine par
l'entremise de la femme. Ils voulaient simplement quelques porcs et des
poulets ; ils avaient rendu l'enfant malade pour attirer l'attention de ses
parents. En échange de la vie de l'enfant, ils acceptaient trois porcs, deux
poulets, du riz, du vin et quelques perles. Le père de l'enfant avait été
soulagé car il était en mesure de répondre aux exigences des esprits.
Une fois les négociations terminées, les esprits étaient sortis de la
médium par des mouvements violents. Étourdie, elle avait tenu sa gorge
endolorie d'une main et sa tête qui lui faisait mal de l'autre. Les hommes
s'étaient empressés d'aller tuer les animaux et d'offrir leurs âmes aux
mauvais esprits.
Le lendemain, la petite Aglipay était rétablie.
J'étais ébahie. Ces esprits détenaient vraiment un pouvoir, me suis-je
dit. C'était la chose la plus effrayante que j'eusse jamais vue. Il n'était pas
surprenant que les gens refusent de choisir la voie de Dieu : «Si nous
cessons d'offrir des sacrifices aux esprits, que ferons-nous quand nos
enfants tomberont malades ? Devrons-nous les laisser mourir ?»
Il y avait toutefois à Botac une personne qui ne sacrifiait pas aux
esprits. Une seule. Tekla, la seule enfant vivante de la médium la plus
puissante de tous les Balangaos. Elle seule refusait d'offrir des sacrifices.
Les Balangaos croyaient qu'Uyyama, le père de Tekla, descendait d'un
esprit. Longtemps auparavant, un de ses ancêtres avait épousé une jolie
jeune fille trouvée dans une grotte de la forêt, la «fille d'un esprit». qui
vivait dans les montagnes. Les descendants de cet esprit des montagnes
vivaient dans un bambou appelé le toeto. Moyennant un certain prix, l'esprit
conférait un pouvoir à celui qui prenait soin du bambou.
En dépit du puissant héritage d'Uyyama, six de ses sept enfants étaient
morts. Dans un effort désespéré pour sauver Tekla, son dernier enfant, il
avait vendu son âme et accepté de prendre soin du toeto. Le morceau de
bambou se trouvait à l'intérieur d'un pot en argile suspendu de façon visible
aux chevrons de la maison. Uyyama donnait à l'esprit des poulets et des
œufs.
Tekla a survécu. Uyyama se disait que les soins dont il entourait le
toeto valaient la peine. Mais Tekla elle-même a toujours refusé de sacrifier
aux esprits. Quand elle était petite, un prêtre avait visité la région. Il avait
montré partout l'image d'un ange qui veillait sur les petits enfants. Ils
avaient parlé d'un grand Dieu dans le ciel qui disposait d'anges pour
protéger les enfants. Depuis ce jour, Tekla aspirait à connaître le Dieu qui
aime les petits enfants. Mais ses amis se moquaient d'elle en disant : «Tu ne
pourras jamais devenir chrétienne, car tu es descendante d'un mauvais esprit

Le prêtre itinérant était revenu de temps à autre ; après son passage,
des groupes de personnes se formaient dans les maisons pour discuter de ce
qu'ils avaient entendu. Écoutant aux portes, Tekla avait appris les prières
chrétiennes ; plus tard, elle les avait enseignées aux autres. Mais elle n'avait
jamais eu le sentiment de vraiment connaître Dieu. Quelque chose lui faisait
défaut. «Peut-être que si je refuse d'offrir des sacrifices, Dieu se révélera à
moi». se disait-elle.
Tekla a grandi, elle a épousé Tony et a eu des enfants. Les esprits la
poursuivaient sans relâche. Elle a cependant toujours refusé de leur offrir
des sacrifices, même quand ses enfants étaient malades. Cela mettait son
père hors de lui. N'aimait-elle donc pas ses enfants ? Ne craignait-elle pas
qu'ils meurent ? Les esprits la harcelaient de toutes sortes de maladies et
avaient tenté de la faire mourir. Chaque fois qu'elle était gravement malade,
des gens la portaient d'une maison à l'autre pour la soustraire aux esprits,
mais ceux-ci parvenaient toujours à la suivre. Tout le monde ne les voyait
pas, mais Tekla, elle, les distinguait bien. Ils lui apparaissaient comme de
monstrueux chiens noirs ou des bêtes sauvages. Elle jetait de la terre dans
leurs yeux, mais ils continuaient de lui apparaître et de lui parler.
Tekla songeait sérieusement à offrir des sacrifices. Elle était sur le
point de renoncer à sa ferme prise de position. Peut-être n'arriverais-je
jamais à connaître Dieu, se lamentait-elle. Peut-être vaudrait-il mieux que je
sacrifie aux esprits pour être en bons termes avec eux.
C'est à ce moment qu'Anne et moi sommes arrivées.
Nous nous étions demandé si au moins une personne comprendrait
pourquoi nous étions venues. Aussi, quand Tekla demanda la raison de
notre présence ici, Anne et moi avons poussé un soupir de contentement et
murmuré : «Nous sommes venues pour consigner les paroles de Dieu dans
un Livre, et pour vous apprendre à lire afin que vous puissiez connaître le
vrai Dieu».
«Connaître Dieu ?». Elle avait le souffle coupé. «Oh ! combien je
souhaite connaître Dieu !». Nous n'en croyions pas nos oreilles. Quelqu'un
avait-il enfin compris pourquoi nous étions là ?
Tekla a passé d'innombrables heures avec nous pendant ces premiers
mois. Anne et moi luttions pour lui donner un enseignement sur Jésus-
Christ. En échange, elle nous apprenait le balangao. Nous nous asseyions à
côté d'elle en face du poêle à bois pendant qu'elle cuisinait. «Nokaychi
(Qu'est-ce) ?». lui avons-nous demandé un jour en montrant le feu. «Apoy».
a-t-elle répondu. Pendant qu'elle soufflait sur le feu avec un tube de
bambou, j'ai pris un carnet et un stylo dans la grande poche de ma jupe et
j'ai commencé à écrire le mot.
«Nokaychi ?». avons-nous ensuite demandé en désignant les gerbes de
riz séchant au-dessus du feu. Elle a répondu : «Page». Deux de ses enfants
avaient pris plusieurs gerbes, étaient sortis et les avaient placées dans un
grand mortier pour les piler. Sous la maison, ils avaient saisi deux pilons
d'un mètre cinquante environ et avaient commencé à battre le riz en
alternance. Plus tard dans l'après-midi, tout le village résonnait du bruit que
faisaient les femmes et les enfants en pilant le riz pour le souper.
Ensuite, ses enfants ont versé le riz pilé dans un grand panier, l'ont
secoué et lancé régulièrement en l'air. Les grains de riz retombaient dans le
panier, le son rebondissait sur les bords et tombait à côté. «Nokaychi ?».
dis-je en montrant du doigt une poule qui picorait dans le volume de son.
«Mano». a répondu Tekla.
Tandis qu'Anne et moi faisions des progrès dans l'apprentissage de la
langue des Balangaos, Tekla découvrait de plus en plus l'amour et la
puissance de Dieu. Nous discutions souvent des paraboles et des Évangiles.
Elle nous a même aidées à transcrire l'histoire de Noël sous forme d'une
saynète. Mais Tekla ne se contentait pas de ce que nous lui disions
concernant Dieu. Tous les soirs, elle poussait le même soupir : «J'aimerais
connaître Dieu !»
Décontenancée, je me demandais : Quels mots pourront opérer ce
miracle dans le cœur de Tekla et l'aider à comprendre qui est Dieu ?
Au bout de quelques mois, Anne et moi avons quitté la vallée des
Balangaos pour refaire le plein de réserves. Tous les jours nous priions pour
Tekla, sachant que Dieu seul pouvait clarifier les choses pour elle.
Un jour après notre retour à Botac, Anne est sortie pour avoir des
nouvelles de Tekla pendant que je cuisinais sur notre réchaud à pétrole.
Anne est revenue, essoufflée, presque en volant jusqu'à la maison, a sauté
sur le seuil en me disant : «Devine ce que Tekla dit maintenant : «Combien
ma vie est différente depuis que Dieu est venu vers moi !»
Tekla était désormais rayonnante de joie. «Je peux parler à Dieu en
balangao, ma propre langue. Je peux même lui faire part de mes craintes. Il
est mon protecteur, il est plus fort que les esprits. De plus, il n'est pas
comme eux : il ne ment pas et ne réclame pas mes porcs et mes poulets
comme eux. Je compte pour lui !»
Tekla avait entendu la voix du Seigneur. Jésus lui-même s'était
approché d'elle. Tekla avait entendu son offre de salut et avait compris que,
descendante d'un mauvais esprit, elle pouvait demander à Jésus d'entrer
dans sa vie. Et Dieu avait vraiment établi sa demeure en elle. Elle était
transportée de joie. Quant à nous, nous étions émerveillées.
Avec d'autres, Tekla nous a aidées à mettre au point un alphabet
constitué de sept voyelles et de quinze consonnes. Elle nous a également
appris à cultiver le riz et à le récolter. Nous la suivions avec précaution dans
les rizières, pataugeant à contrecœur dans la boue qui nous arrivait
jusqu'aux genoux. Plus tard, elle nous a montré comment, avec du sel,
empêcher les sangsues de se fixer sur nos jambes.
Tekla nous emmenait aussi dans son jardin vers la montagne, où nous
avons cueilli et pelé des ananas frais. Nous nous asseyions vis-à-vis des
majestueuses rizières en terrasses. En dégustant les ananas, le jus
dégoulinait le long de nos bras et gouttait de nos coudes. Aucun roi n'a
jamais mangé un fruit aussi délicieux que les ananas qui poussent sur les
versants montagneux de Balangao.
Tekla a payé très cher son amitié avec nous. En effet, les Balangaos
entretiennent des liens très étroits au sein de leur groupe. Pour eux, la pire
chose qui puisse arriver à quelqu'un, c'est d'être rejeté par le reste du
groupe. Jaloux de l'amitié grandissante entre Tekla et nous, les autres
Balangaos la punissaient en lui décochant des propos acerbes pour la
ramener dans leur giron. «Quelle chance tu as !». lui disaient-ils sur un ton
malicieux. C'était à la fois une accusation déguisée et une parole
d'exclusion. Ils essayaient de lui faire avouer que nous lui faisions des
cadeaux. Ils la soupçonnaient de s'enrichir avec l'argent que, selon eux,
nous lui donnions.
Avant notre arrivée, les Balangaos réservaient à Tekla un traitement à
part parce qu'elle refusait de sacrifier aux esprits. Maintenant, ses
différences s'affichaient encore plus nettement, si bien que sa position de
membre de la société balangao était menacée.
Finalement, un soir, alors que j'étais moi-même à Balangao, Tekla est
venue vers moi en larmes. Elle n'en pouvait plus. Cherchant ses mots, elle
m'a dit : «Cessons de nous voir pendant un certain temps. Peut-être que si
vous ne veniez pas chez moi aussi souvent… Je ne supporte plus ce qui se
dit à mon sujet».
J'ai assuré Tekla que je comprenais très bien et que désormais je
mangerais chez moi, mais j'étais tout de même bouleversée. J'étais venue
chez les Balangaos pour les aider, mais notre relation causait du tort à Tekla
au point de l'anéantir. J'étais venue dans le but d'apporter la vie et l'espoir,
mais en fait j'avais attiré les foudres sur la tête de Tekla. Je me suis alors dit
qu'Ama devait, lui aussi, souffrir de ce genre de calomnies du fait que j'étais
souvent chez lui. Qu'étais-je en train de faire à ces gens ?
Il ne m'était jamais venu à l'idée que l'Évangile pourrait faire souffrir.
J'en ai donc conclu que je faisais certainement quelque chose de travers. Si
j'agissais bien, pourquoi des gens devaient-ils souffrir ?
En privilégiant la raison sur les sentiments, j'ai décidé de dire à Ina et
Ama que je n'avais plus besoin d'une famille. Essayant d'être forte et
courageuse, je me suis dit : Je me passerai désormais d'une famille. Je vais
rompre les liens et me comporter de façon neutre avec tout le monde.
J'ai supposé que tout comme Tekla, Ama serait heureux de ma
proposition de me dégager du lien qu'il avait tissé avec moi. Je le
déchargerais du fardeau qu'il portait. Encore fallait-il que je m'y prenne
bien, d'une manière qui ne l'humilie pas. J'ai donc décidé d'aborder la
question en la présentant comme une étape normale et indispensable d'un
processus.
J'ai repassé dans mon esprit ce que je dirais : «Vous avez été une
famille merveilleuse ; vous m'avez aidée dans les moments difficiles et vous
m'avez appris à parler le balangao. Il est temps maintenant que je prenne
mon indépendance et que je m'assume. Mettons fin aux liens familiaux. Je
ne pense plus avoir besoin d'une famille ; il serait préférable que
j'appartienne à tout le monde…»
Le lendemain, Ama est passé prendre un verre d'eau fraîche. Appuyé
contre le mur, il m'a semblé mesurer un mètre quatre-vingt et mes oreilles
ne remarquaient plus son zézaiement. Il n'était que force et sagesse. Il fallait
que je m'y prenne bien. J'ai inspiré profondément et, avec un certain
détachement et avec nonchalance, j'ai commencé mon discours. J'estimais
m'en être sortie tout à fait convenablement quand il m'a interrompue
brusquement.
Il s'est redressé, a posé le verre sur mon bureau et m'a fixée droit dans
les yeux en disant : «Tu parles comme une insensée. Ce que tu dis est
impossible. Tu es ma fille, et tu le seras toujours !». Je suis restée la bouche
ouverte. Prise au dépourvu, j'étais au bord des larmes.
Il a poursuivi : «Il ne faut pas prêter attention à ce que les gens disent.
Moi-même, je ne règle pas ma conduite en fonction de leurs potins. Les
commérages ne sont pas mortels. C'est dans leur nature de papoter !». Il a
encore parlé longtemps et a conclu par ces mots : «La question est réglée !».
Elle l'était effectivement.
Plus tard, j'ai appris que lorsque des gens l'accusaient d'accepter des
vêtements usagés de ma part, il répondait : «C'est vrai. J'ai des malles
pleines de vêtements. Venez voir !»
Tekla a, elle aussi, refusé de couper les ponts avec moi. J'ignore
pourquoi. Peut-être tout simplement pour faire comme Ama.
En balangao, j'ai appris la vraie signification du mot famille. La famille
est l'entité à laquelle on appartient, quelle qu'elle soit. J'ai été élevée comme
une Balangao.
J'expliquais sans relâche aux Balangaos que Jésus-Christ est plus fort
que les esprits. Ils écoutaient poliment, mais l'expérience leur avait appris
que c'était insensé de ne pas donner aux esprits ce qu'ils réclamaient : il
valait donc mieux leur offrir des sacrifices, sous peine de devoir subir les
conséquences d'une négligence. J'avais vu ce dont les esprits étaient
capables. Je savais que leur pouvoir était réel.
Je parlais tous les jours de Jésus-Christ à Ama. Il hochait la tête ou
marmonnait : «Nous sommes chrétiens, car nous avons été baptisés». Il
s'efforçait de rendre les gens heureux autour de lui. Il avait été baptisé par
des prêtres pour être agréable à Dieu, et Dieu ne lui suscitait aucun ennui.
Mais il avait du mal à contenter les esprits qui ne cessaient de lui attirer des
difficultés. Je me sentais de plus en plus frustrée.
Cela faisait un an qu'Anne et moi étions là, quand nous avons été
invitées à participer à un atelier de linguistique à Nasuli, une ville lointaine
dans une île située au sud de Mindanao. Nous avions besoin d'un interprète,
mais tous les Balangaos étaient occupés dans les champs. Les femmes
préparaient les terres en vue des prochaines plantations, et les hommes
réparaient les murs en pierre qui supportaient les terrasses de rizières.
D'après certaines estimations, si on mettait ces murs bout à bout, ils
feraient le tour de la terre. Chaque pierre était judicieusement choisie pour
s'adapter aux autres. Quand un mur était endommagé, les Balangaos allaient
chercher des pierres dans le lit de la rivière, les posaient par terre près du
mur et cherchaient la meilleure manière de les assembler. Comme ils
n'utilisaient pas de ciment, il fallait que les pierres s'adaptent parfaitement ;
aussi leur arrivait-il de tailler un morceau d'une pierre pour qu'elle
s'imbrique parfaitement dans les autres. Ils étaient fiers de construire un
mur solide, capable de résister aux typhons.
Comme personne n'était disposé à nous accompagner, Ama se sentit
obligé de venir avec nous. Nous étions ses filles, il avait des responsabilités
envers nous. Quant à son travail, il attendrait.
Ama n'avait jamais navigué en pleine mer avant que nous n'allions à
Mindanao par le bateau qui faisait la navette entre les îles de l'archipel.
Toute la journée, il est resté à l'arrière de l'embarcation. La navigation sur la
Mer de Chine Méridionale se faisait loin de toute terre, si bien qu'Ama ne
voyait plus que l'eau et le ciel ! Devant cette étendue bleue, il a secoué la
tête en disant : «On nous avait dit à l'école que les mers sont plus étendues
que les terres ; je ne l'ai jamais cru jusqu'à aujourd'hui».
Au cours du séminaire de linguistique, Ama s'est lié d'amitié avec des
interprètes de toutes les Philippines. Ils communiquaient entre eux avec
conviction, même s'ils ne comprenaient pas la langue de leurs
interlocuteurs. Ama a rencontré plusieurs groupes ethniques différents, dont
un qu'il avait toujours cru mythique.
Ces relations d'amitié constituaient pour lui comme un laisser-passer
lui permettant de se circuler dans toutes les Philippines. Il n'était pas
conseillé aux Balangaos de voyager seuls à travers certaines régions, mais
s'ils avaient un ami de cette région qui les accompagnait et les hébergeait,
alors ils n'avaient rien à craindre. Ama me dit : «Je parie que je pourrais
maintenant aller n'importe où dans le monde, car je trouverais toujours un
endroit où séjourner».
Homme intègre et responsable, Ama possédait aussi un sens développé
de l'humour. Un jour qu'Anne et moi étions dans des basses terres où on
parlait une langue commerciale plus prestigieuse, nous étions en train de
discuter avec lui en balangao. Les personnes présentes avaient ouvert de
grands yeux en entendant ces grandes femmes blanches parler la langue de
ce petit bout d'homme balangao.
Une personne s'est dirigée vers lui et lui a demandé comment il se
faisait que nous parlions sa langue. En clignant des yeux, il a répondu :
«C'est normal qu'elles parlent ma langue, ce sont mes filles ! Leur mère est
en Amérique».
Plus je connaissais cet homme, plus je l'aimais. Je désirais tant qu'Ama
croie en Jésus-Christ ! Si seulement je savais comment lui expliquer
correctement les choses, peut-être croirait-il.
En fait, Ama était aussi perplexe que les autres quant à la raison de
notre venue parmi son peuple. Nous n'arrivions pas vraiment à
communiquer avec lui. Mais Jésus savait comment atteindre cet homme. Il
savait l'importance que les Balangaos attachent aux rêves… et un jour Ama
a fait un rêve. Il se dirigeait vers la rivière, et a vu un Balangao qu'il ne
connaissait pas. Cela donnait au rêve un air de mystère, car Ama
connaissait tout le monde à Balangao. Il s'est dirigé vers l'inconnu et lui a
demandé : «Pourquoi ces deux Américaines sont-elles venues ici ?»
L'étranger lui a répondu : «Elles sont venues pour vous dire quelque
chose qui dure plus longtemps qu'un rocher imposant. Vous devez croire ce
qu'elles vous disent». Ensuite, Ama s'est réveillé.
Pendant des années, il n'a rien dit de ce rêve, mais c'était ce rêve qui a
confirmé le message que nos paroles hésitantes et nos maladresses
culturelles obscurcissaient. Ama s'est alors orienté vers une autre
conception des choses.

Après un autre séminaire de linguistique, de retour à Botac, je défaisais


mes valises quand Anne m'a interpellée le plus calmement du monde : «J'ai
quelque chose à te dire».
C'était la fin de l'après-midi et il y avait du monde partout. Rentrés des
champs, les gens fendaient du bois, pilaient et vannaient le riz, et
préparaient le souper. Les cloisons en tentures et les fenêtres ouvertes des
maisons presque collées les unes aux autres ne permettaient aucune
intimité. Anne et moi sommes sorties à l'écart, loin de tout sentier, dans un
endroit où nous avons pu prendre notre bain du soir et bavarder sans
craindre des oreilles indiscrètes.
Les Balangaos se baignaient à la source le matin très tôt en profitant
encore de la nuit. Mais nous estimions que notre peau blanche était trop
visible, surtout depuis qu'un homme nous avait dit qu'un Blanc avec un
cache-sexe ressemblait à un arbre sans écorce. Nous nous sommes toujours
arrangées pour trouver des endroits isolés où nous baigner.
Anne était assise dans le cours d'eau et tenait un morceau de savon
dans la main. Elle m'a dit que pendant mon absence, elle avait reçu des
lettres de Tommy Hopkins. Celui-ci avait enfin compris ce que représentait
la consécration à Dieu. Il avait écrit à Anne : «Maintenant, je me sens libre
de te demander de m'épouser».
J'étais pleinement convaincue que ce mariage était selon le plan du
Seigneur. J'aimais Anne, et je savais à quel point elle aimait Tommy et
combien lui-même l'aimait en retour. Anne était profondément
sentimentale, et je ne pouvais imaginer meilleur don que Tommy pour elle,
même si je n'avais jamais rencontré le jeune homme.
Curieusement, Anne ne partageait pas ma conviction ! Elle ne savait
que faire. Elle m'a demandé : «Comment puis-je abandonner ces Balangaos
que j'aime tant ? Et te laisser seule ? Que faire de toute ma formation de
linguiste, et que penseront les gens qui m'ont envoyée ici pour traduire la
Parole de Dieu ?»
Ce sont là beaucoup de bonnes raisons pour rester, me suis-je dit ;
mais la meilleure est de partir, car c'est la volonté de Dieu. Nous sommes
restées un bon moment assises dans la rivière. Anne pleurait.
Tout à coup, un homme apparut au milieu de la rivière, juste devant
nous. Nous étions figées et sans voix. Nous étions vraiment comme deux
arbres sans aucune écorce ! Nous ne savions que faire… mais l'homme sut
comment agir. Le regard droit devant lui, il ôta son chapeau, passa entre
nous deux et continua son chemin dans l'indifférence. Que pouvait-on nous
reprocher ? Nous faisions une chose normale à l'endroit adéquat. Il n'y avait
donc vraiment pas de quoi se sentir embarrassé.
Nous avons ri aux éclats en essayant d'imaginer ce que nos mamans
auraient dit si elles avaient su. Toujours en riant, nous sommes rentrées chez
nous, où Anne passa plusieurs jours à réfléchir et à prier pour savoir ce
qu'elle devait faire.
Quelques semaines plus tard, Anne s'est envolée pour les États-Unis en
ayant encore quelques doutes sur le bien-fondé de quitter les Balangaos.
Mais en sortant de l'avion, elle a vu Tommy, et toutes ses incertitudes se
sont envolées. Dieu lui a donné la conviction qu'il m'avait accordée au
début. Deux mois plus tard, ils étaient mariés.
Je me suis efforcée de ne faire aucun remous, avec l'espoir que les
responsables de la mission ne modifieraient pas mon programme du fait que
je ne faisais plus équipe avec quelqu'un. Le règlement ne permettait pas à
une femme de vivre seule dans un endroit reculé et isolé. On m'a cependant
accordé la permission de rester à Balangao pour trois raisons : mes rapports
étroits avec Ama et Ina ; la piste d'atterrissage achevée, ce qui réduisait à un
vol de vingt minutes les deux jours de marche du début ; et ma promesse de
m'envoler pour marquer une pause au moins une fois toutes les quatre
semaines.
Immédiatement après le départ d'Anne, Ama est venu chez moi et m'a
déclaré sur un ton qui n'admettait aucune réplique : «À partir de maintenant,
tu prendras tous tes repas chez nous. Si tu restes seule, tu vas souffrir de la
solitude, et si tu souffres de solitude, tu rentreras dans ton pays comme
Anne. Et si tu pars, qui nous soignera ?». J'aurais pu me priver de leur
nourriture, mais comment résister par contre à un tel amour ?
Il m'a ensuite demandé de prendre une feuille de papier, car il voulait
me dicter une lettre pour mes parents. Il leur disait qu'il comprenait leur
chagrin de savoir leur fille si loin d'eux, mais il leur donnait l'assurance qu'il
se portait garant de ma sécurité et s'engageait à prendre soin de moi. Et
Ama était un homme de parole.
Je savais qu'Ama et sa femme Ina épuiseraient vite leurs réserves en
donnant trois repas quotidiens à leur fille américaine. Dois-je acheter ce
qu'ils ne peuvent pas se procurer ? Mais ce serait faire croire que ce qu'ils
m'offrent ne me convient pas ! Je ne voulais pas être une invitée, je voulais
faire partie de la famille. Nous avons fini par trouver un juste compromis.
Je leur fournissais de grandes quantités de maquereaux en boîtes.
Nous mangions du riz aux trois repas quotidiens, le plus souvent
accompagné d'autre chose. Quand c'était la saison du chou, nous avions du
chou, à la période des haricots, nous mangions des haricots. Puis c'était des
légumes verts, et le reste du temps nous avions des fruits exotiques.
Une nuit, j'ai grimpé au sommet de l'échelle et j'ai vu le seul
accompagnement qu'Ina pouvait encore offrir avec le riz : une boîte
émaillée pleine de scarabées brillants grillés ! J'en ai eu un haut-le-cœur.
Comment vais-je pouvoir manger ces bestioles ? J'ai demandé très
gauchement à ma petite sœur balangao de quatre ans : «Célia, je ne sais pas
comment ça se mange. Pourrais-tu me le montrer ?». Enchantée, la petite a
pris le plus gras, a arraché les pattes, ôté la carapace et enfoui le reste dans
sa bouche.
J'espérais que personne ne verrait ma main tremblante plonger dans le
plat et saisir une de ces créatures. Je l'ai débarrassée de ses pattes et de sa
carapace et, luttant contre ma répulsion, j'ai regardé fixement vers la gauche
et j'ai fourré la bestiole dans ma bouche de la main droite. À ma grande
surprise, le scarabée était croquant et avait un goût de friture. En fait, c'était
même bon !
Plus d'une fois je me suis efforcée de penser très fort à autre chose en
mangeant ce genre de délicatesse ! Ma famille m'observait attentivement et
se demandait si elle prenait suffisamment soin de sa fille américaine.
Un soir, pendant la saison chaude, avant que les premières récoltes
soient rentrées, il n'y avait plus de légumes. Mes boîtes de conserve étaient
vides. Il n'y avait même pas de fougères de la forêt ni d'escargots des
rizières. Ce soir-là, le souper ne comprenait que du riz et du sel. Je savais
que cette situation pesait davantage à mes parents adoptifs qu'à moi-même.
Pour les tranquilliser un peu, j'ai mangé une grande quantité de riz.
Aujourd'hui encore, Doming, mon frère d'adoption qui avait quinze ans à
l'époque, se souvient que j'ai mangé mon riz sans me plaindre. Je faisais
vraiment partie de la famille.
Ama n'était pas le seul à s'inquiéter de ce que je me retrouve seule. À
mon insu, tout le village avait comploté pour me tenir compagnie afin que
je ne sois jamais seule et que je ne m'en aille pas. Je savais une chose : toute
la journée il y avait des gens chez moi. Cela me rendait folle. Je travaillais
sur mon premier projet de traduction, j'avais choisi des portions des
Évangiles, et je tenais à le terminer. Désespérée, je laissais les visiteurs en
plan pendant que je me retirais dans mon bureau pour travailler. Finalement,
la situation redevint normale.
Malgré le départ d'Anne, je n'étais pas seule, et je dépendais de plus en
plus de ma famille d'accueil pour l'aide, les conseils et la compagnie. Un
soir, plusieurs hommes ont ramené Ama à la maison en le portant et l'ont
posé sans ménagement par terre. Il était ivre. Cela ne lui arrivait pas
souvent, mais quand c'était le cas, je le détestais. Il estimait que tous les
hommes pouvaient s'enivrer de temps en temps. Mais je ne le supportais
pas.
Le lendemain, j'étais furieuse. Quand je le vis recroquevillé à même le
sol, je lui dis : «Que faut-il que je fasse maintenant ? Tu es mon père et tu
es censé me conseiller. Mais quand tu es ivre, je n'ai personne à qui
m'adresser !». J'ai fait demi-tour, ai descendu l'échelle et me suis éloignée
de sa maison.
Il ne s'est plus jamais enivré.
Quelques mois plus tard, un de nos avions a raté son atterrissage et a
été quelque peu endommagé. Avant que le pilote n'arrive à le réparer, un
typhon l'a soulevé comme une libellule et l'a violemment retourné sur le
dos. Cette fois-ci les dégâts étaient plus conséquents.
Après des mois de négociations, nos pilotes ont obtenu un hélicoptère
pour soulever le fuselage, mais ils n'arrivaient pas à retirer les ailes. Ces
avions sont si petits qu'on a du mal à croire que leurs ailes mesurent deux
mètres de large et six mètres de long.
Des mois passèrent et je ne savais que faire. Si nous pouvions retirer
les ailes, le département qui était responsable de l'aviation pourrait réparer
l'avion qui servait à tous les traducteurs du nord des Philippines. Wayne
Aeschliman, le pilote, a suggéré la chose suivante : «Peut-être pourriez-
vous demander aux Balangaos de transporter les ailes sur le sentier ?»
Ce n'était qu'une suggestion, mais pour moi, le besoin ajouté à la
suggestion équivalait à un ordre ! Pour les Balangaos, Wayne était
«Monsieur Wayne». Ils avaient ainsi trouvé un compromis à la fois
affectueux et respectueux entre «Wayne». trop familier, et «Monsieur
Aeschliman». trop cérémonieux. J'ai donc dit aux Balangaos : «M. Wayne a
besoin des ailes. Nous devons les transporter».
Ils étaient d'accord. D'ailleurs, ils auraient fait n'importe quoi pour
M. Wayne. Ils sont allés inspecter les ailes pour voir comment les
transporter, mais ils sont revenus dépités. «Juami, ont-ils dit, c'est
impossible !»
Je savais que le sentier était boueux, de la largeur d'un homme, très
raide et sinueux. De plus, il était obstrué par toutes sortes d'arbres et de
végétation. Mais je ne me suis jamais facilement résignée à la réponse :
«C'est impossible !»
Ama s'est fait le porte-parole des autres hommes balangaos. «Mon
enfant, c'est impossible ! Nous ne pouvons pas transporter les ailes».
Je ne pouvais cependant pas me résoudre à abandonner l'idée : il devait
bien y avoir un moyen. Je m'étais approprié la philosophie de mon père :
«On peut tout faire, il suffit de le vouloir et de faire les efforts nécessaires».
Il fallait que nous aidions Wayne. Il fallait donc sortir les ailes.
Je n'ai pu m'empêcher de penser à toutes les fois où Wayne et sa
femme Marilyn s'étaient mis en quatre pour moi. Marilyn achetait la
nourriture et ce qu'il nous fallait, puis Wayne nous les apportait. Il venait en
avion à Balangao, et passait la nuit pour réparer mon générateur électrique,
ainsi que tout ce qui nécessitait une réparation.
Après le départ d'Anne, Marilyn est devenue mon amie intime et ma
confidente. Quand je me trouvais à Bagabag, nous discutions des heures
ensemble. Mais j'hésitais toujours à me joindre à eux lors du repas, car
j'avais peur d'être une intruse. Un jour que j'avais refusé de venir alors que
Marilyn m'avait invitée à souper, Wayne est venu chez moi en disant :
«Nous ne mangerons pas tant que tu ne viendras pas !»
J'ai fondu en larmes. Ils me désiraient, je n'étais donc pas une intruse.
Wayne aidait aussi les Balangaos. Avec son avion, il leur apportait du
sel, du sucre et du pétrole, et il repartait en emportant les malades. Ensuite,
lui et Marilyn les conduisaient à l'hôpital ; souvent ils les hébergeaient ainsi
que leurs familles dans leur maison qui comprenait quatre chambres.
Wayne me faisait beaucoup penser à Anne. Lui aussi témoignait un très
grand respect pour chaque individu. Il ne tenait jamais compte des
différences de statut social entre les personnes. Quand il promettait à un
fermier de lui apporter du sel par avion le lendemain, il tenait sa promesse
et était là à l'heure dite. Sa parole valait de l'or. Très vite, Wayne a été
surnommé Fanna, du nom d'un héros mythique balangao.
Cela n'avait rien de surprenant, car Anne et moi étions surnommées les
prodigieuses ! En effet, toutes les avancées technologiques dont nous
bénéficiions en tant qu'occidentales tenaient aux yeux des Balangaos pour
de la magie. Ils nous disaient : «Nous savions que vous viendriez un jour.
On nous a raconté des histoires à votre sujet. Les gens prodigieux comme
vous peuvent rester assis chez eux et tout de même avoir du riz à manger
sans devoir aller dans une rizière et patauger dans la boue. Ils ont du feu
pour cuisiner sans devoir aller chercher du bois dans la forêt. Vous êtes
vraiment des prodiges !»
Les Balangaos nous observaient quand nous conversions par les ondes
radio puis, une fois la piste d'atterrissage terminée, ils nous ont vues nous
déplacer en avion. Ils nous ont dit : «Nous savons que les gens venus
d'ailleurs peuvent parler à d'autres personnes dans des villages éloignés sans
devoir emprunter le sentier pour s'y rendre. Et ils peuvent voler dans les
airs. Vous êtes bien comme eux ! Nous savions que vous viendriez un jour».
Mais, prodige ou non, je n'arrivais pas à sortir ces ailes de Balangao. Je
me faisais du souci et n'arrivais pas à détacher mes pensées des fameuses
ailes d'avion. J'étais prise entre le besoin que Wayne éprouvait de réparer
l'avion et ce que les Balangaos estimaient impossible. J'étais coincée entre
mes amis balangaos et mes collaborateurs. Il était impensable que je laisse
tomber Wayne.
Quand ils m'ont vue perdre l'appétit, les Balangaos se sont vraiment
inquiétés. Leur ration alimentaire est tellement réduite qu'ils sont toujours à
la limite de la sous-alimentation. Leur organisme ne dispose d'aucune
réserve ; manger est donc une nécessité pour leur santé. Quand une
personne est malade, ils ne cessent de lui répéter : «Mange ! mange !»
Un soir, au souper, Ama a remarqué que je ne faisais que picorer ma
nourriture. Au bout d'un moment, il dit : «Combien je souhaiterais que tu
aies un frère ! Au moins il prendrait tes problèmes à cœur et tenterait de les
résoudre !»
Cela m'a mise hors de moi et j'ai perdu la maîtrise de mes réactions.
«Mais vous êtes les seuls frères que je possède !». dis-je avant de sangloter.
«Excusez-moi… ne vous en faites pas. Ça ira mieux. J'ai simplement envie
de rentrer chez moi». Et j'ai couru à la maison. Mais mes amis étaient
effrayés. Ils ont couru à travers les champs et demandé à Tekla de venir me
tenir compagnie et me consoler.
Une semaine plus tôt, ils m'avaient appelée pour que j'aille la consoler
alors qu'elle faisait face à un difficile problème familial. Les Balangaos
croient qu'on peut mourir de chagrin ou de désespoir. Ils ne comprenaient
pas pourquoi la récupération des ailes de l'avion représentait tellement pour
moi, mais ils avaient peur que je meure.
Cette nuit-là, allongée sur mon lit, je me suis sentie coupable d'avoir
explosé. J'avais été injuste de mettre la pression sur eux et j'étais ennuyée de
n'avoir pas su mieux contrôler mes émotions. Mon sommeil était agité, et
chaque fois que je me réveillais, il me semblait entendre des gens prononcer
mon nom devant la porte voisine.
Le lendemain matin, je me sentais gauche en me rendant chez Ama
pour le petit-déjeuner. J'ai escaladé l'échelle, me suis dirigée vers le foyer,
j'ai pris un pot noirci et me suis versé du café dans une tasse en étain.
Ama était en train de lire une revue que je lui avais apportée. Il me dit
sur le ton le plus naturel du monde, sans même lever son nez : «Nous allons
transporter les ailes». Les anciens du village en avaient décidé ainsi, par
peur de me voir mourir.
Les habitants d'un autre village ont prêté leur concours. Bill Foster, un
pilote, avait transporté par avion un adolescent et son père depuis ce village
jusqu'à l'hôpital. Bloqués à Bagabag par un typhon, le père et son fils
avaient vécu quelques jours chez les Foster et avaient pris leur repas avec
eux. C'était la première fois qu'ils mangeaient du pain ; ils engloutissaient
une miche à chaque repas ! Les Balangaos attachent une grande valeur au
fait de partager le repas avec quelqu'un. Les villageois avaient une grande
dette de reconnaissance envers «M. Bill».
Dans la culture balangao, une dette de n'importe quelle sorte constitue
un lien puissant ; elle rapproche les individus, tisse entre eux des relations
d'interdépendance et d'engagement réciproque. Les Balangaos n'oublient
jamais ce qu'ils doivent. D'ailleurs, ils s'endettent volontairement vis-à-vis
de quelqu'un, ne fût-ce que pour forger des liens d'amitié.
Les habitants de ce village me considéraient comme un membre de la
famille élargie de Bill. Aussi, quand ils ont entendu parler de cette histoire
d'ailes, ils ont réagi en disant : «Ce M. Bill est notre frère. Nous nous
chargerons de transporter l'une des ailes».
Vingt volontaires se sont offerts pour porter chaque aile. Travaillant par
équipes de six hommes, ils ont transporté chaque aile dans une immense
écharpe sur ces pistes étroites qui serpentaient en lacets dans la montagne et
traversaient les cours d'eau. Les hommes qui ne portaient pas l'aile
marchaient devant pour frayer le chemin à travers les broussailles et ôter les
arbres tombés qui empêchaient le passage des ailes dans les endroits
difficiles prévus pour des marcheurs isolés et peu encombrants. Les
hommes ont porté les ailes sur près de quinze kilomètres de pistes difficiles,
puis sur un chemin plus facile d'une trentaine de kilomètres.
Trois jours plus tard, Wayne et moi-même avons attendu les Balangaos
au bout de la route. Ils boitaient, avaient les pieds enflés et les chairs à vif
aux endroits où les perches avaient pesé sur leurs épaules. Ils ont fait cercle
autour de nous, presque comme des estropiés. Mais ils avaient fait
l'impossible… pour moi.
Wayne fut stupéfait en les voyant. Plus tard, il m'a gentiment
réprimandée : «Pourquoi ne m'as-tu pas dit que c'était impossible ? Nous
aurions procédé autrement. Nous aurions même pu abandonner les ailes là-
bas».
J'avais enfin compris. Sa suggestion n'était pas un ordre. Mais elle
avait été suivie. Dieu s'est servi de mon erreur et de ma faiblesse, et les a
utilisées pour le bien. Les Balangaos avaient fait l'impossible pour moi ;
j'avais envers eux une dette de reconnaissance qui nous a puissamment liés
les uns aux autres.
Quant à Ama, il avait définitivement conquis mon cœur.
Durant les vingt années que j'ai passées parmi les Balangaos, j'ai
régulièrement été appelée pour mettre au monde des bébés dans ces petites
maisons sombres. J'ai vite appris que bon nombre de mères qui étaient
mortes en couches n'avaient reçu aucun soin. J'ai montré aux futures
mamans comment respirer correctement et aux femmes qui les entouraient
comment aider à l'accouchement pour éviter les déchirures. Je leur ai aussi
appris à pratiquer le massage de l'utérus, à couper le cordon ombilical, à
laver le nouveau-né. Je versais quelques gouttes de désinfectant dans les
yeux des bébés et appliquais une compresse imbibée d'alcool sur leur
cordon ombilical. J'avais ensuite un très grand bonheur : habiller le
nourrisson d'une chemisette toute neuve, l'envelopper dans une couverture
moelleuse. C'étaient des cadeaux de mon église américaine aux mamans
balangaos.
Avant ma venue, les femmes balangaos ne savaient pas du tout
comment aider une femme en travail, mais au moins offraient-elles leur
présence. Elles s'entassaient dans la pièce pour s'assurer que la femme en
travail ne soit pas allongée et ne dorme pas. Toutes les femmes qui étaient
mortes en couches s'étaient assoupies à la fin. Les gens se disaient qu'elles
ne seraient peut-être pas mortes si elles ne s'étaient pas endormies.
Elles maintenaient la femme en travail dans une position moitié
couchée, moitié assise, elles l'éventaient et lui racontaient une histoire
tragique après l'autre pendant l'accouchement. Elles lui frottaient les jambes
et le dos, mais il ne leur venait jamais à l'idée de lui donner à manger ou à
boire, même si le travail durait des jours ! Tout ce qu'elles savaient était ce
que les esprits avaient enseigné à leurs ancêtres.
Je ne me lassais pas de leur répéter : «Pauvres gens, ne voyez-vous pas
que les esprits vous détestent et ne veulent pas que vous viviez ? Ils vous
mentent et vous disent des choses fausses. Ils veulent votre mort».
Mes paroles les choquaient ; elles n'avaient jamais osé contester les
esprits. Elles les craignaient, car ils se vengeaient. Assises à même le
plancher, elles baissaient les regards et serraient leurs genoux encore plus
fort. Mais elles continuaient à m'appeler pour mon aide médicale. Elles
reconnaissaient : «Depuis que tu es venue, les femmes ne meurent plus en
couches !»
Andrea était une femme qui n'avait pas d'enfant et qui a consacré
beaucoup de son temps à nous aider au début. Elle avait le temps de nous
apprendre la langue et de nous servir d'interprète.
Mais elle désirait ardemment avoir des enfants. J'observais comment
les Balangaos offraient presque tous les sacrifices possibles et imaginables
dans la maison d'Andrea pendant qu'elle et son mari marchandaient avec les
esprits pour avoir un enfant. Mais en vain.
L'Évangile selon Marc était le premier livre complet que je me suis
efforcée de traduire. Andrea et moi étions arrivées au chapitre cinq où Jésus
chasse des démons qui avaient pris possession d'un homme. Andrea m'a
interrompue en disant : «Tu as mal traduit ce passage… les gens ne peuvent
pas chasser les démons. Ceux-ci viennent quand ils le décident et partent
quand ils le veulent. Ce sont les démons qui sont maîtres, pas les gens !»
Elle a ouvert de grands yeux quand je lui ai dit que Jésus n'était pas un
homme ordinaire. Il est Dieu et donc plus fort que les esprits. Elle m'a
regardée d'un air perplexe et confus, mais elle a tout de même continué à
me prodiguer son aide dans la traduction des Écritures. Elle offrait
périodiquement des sacrifices pour que les esprits lui permettent d'avoir un
enfant.
Des mois plus tard, Andrea m'a incidemment fait savoir qu'elle croyait
en ce Jésus qu'elle avait appris à connaître par l'étude de l'Évangile selon
Marc. J'ai répondu de manière évasive en pensant : Tu me dis cela pour me
faire plaisir. Je me suis dit que c'était sa manière balangao de me faire
comprendre qu'elle m'acceptait avec mes croyances étranges et tout le reste.
Au fond de moi, je ne croyais pas que sa foi fût authentique.
Peu de jours après, les yeux pétillants, elle m'a annoncé une autre
grande nouvelle : «Je vais avoir un bébé !»
«Que dis-tu ? Comment ? Que s'est-il passé ?»
Elle m'a regardée en face en disant : «Je t'ai bien dit que je croyais en
Jésus maintenant. J'ai décidé de demander à Dieu de me donner un enfant. Il
m'a exaucée». J'étais désarçonnée. Sa foi était donc sincère. Nous
apprenions toutes les deux à mieux connaître Dieu.
À l'époque où Andrea devait accoucher, je devais me rendre aux États-
Unis pour visiter ma famille et les amis qui me soutenaient.
Andrea m'a suppliée de repousser mon congé, car elle voulait que je
l'accouche avant mon départ. J'ai serré son bras et l'ai rassurée : «Chère
sœur, maintenant tu connais Dieu. Prie et demande au Seigneur de t'aider et
il le fera certainement !»
Sur ce, je me suis envolée de Balangao vers Bagabag. Quelques jours
plus tard, je devais arriver à Manille, puis en Californie. C'était mon
premier retour chez moi depuis cinq ans. Mais le samedi un message radio
urgent est arrivé à Bagabag : l'ambassadeur des États-Unis désirait voir un
projet de traduction.
Psychologiquement, j'étais déjà à mi-chemin de la Californie !
Comment retourner au village ? Je dois me rendre aux États-Unis. Mes
pensées s'agitaient. Le pire serait que je prenne l'avion qui me ramènerait au
village pour quelques heures d'où je m'envolerais sans avoir pu rendre visite
à mes amis balangaos.
Je me suis longuement entretenue avec Bob Griffin, notre pilote.
D'habitude, il ne volait jamais le dimanche, mais il ferait une exception et
me conduirait à Balangao le dimanche et amènerait l'ambassadeur le lundi
matin. Ensuite, il nous ramènerait tous les deux le lundi après-midi à
Bagabag. La question est réglée, me suis-je dit. J'imaginais déjà le bonheur
des membres de ma famille balangao à mon retour inopiné, alors que je leur
avais déjà fait des adieux pour un an d'absence !
Ils étaient dans les champs quand ils ont entendu le vrombissement de
l'avion. Ils ont laissé tomber les binettes et ont couru vers la piste
d'atterrissage. Tous criaient, riaient et plaisantaient au sujet de mon retour
inattendu, pensant que j'allais rester. Cette visite était un cadeau pour tous.
Cette même nuit, Andrea a eu les premières contractions sérieuses.
L'accouchement a été long et pénible avant que je puisse recevoir dans mes
mains sa belle petite fille Melisa. Alors que j'étais assise sur le plancher, les
jambes croisées en train de bercer le bébé en lui murmurant des mots
tendres en balangao, un sourire malicieux a éclairé le visage d'Andrea qui
m'a dit : «J'avais demandé au Seigneur de te faire revenir pour
m'accoucher».
Le lendemain, lundi, l'ambassadeur a changé ses plans et annulé sa
visite. L'avion est venu me reprendre.
Dans le petit avion qui me ramenait à Bagabag, j'ai pensé à ce que
Salomon a dit en Proverbes 21 : «Le cœur du roi [et de l'ambassadeur] est
un courant d'eau dans la main de l'Éternel ; il l'incline partout où il veut».
Dieu s'est servi d'un ambassadeur pour répondre à la prière d'Andrea, son
nouvel enfant. Voilà comment il agit.
Les membres des églises californiennes m'ont serrée dans leurs bras,
m'ont dit combien ils m'aimaient et étaient fiers de moi. Mais j'étais tout de
même angoissée en me disant : Même si j'ai quantité d'histoires à raconter
sur les différences culturelles, cela ne suffit pas. Ces gens me soutiennent
depuis cinq ans : ils voudraient voir un «fruit éternel». Or, seules Tekla et
Andrea s'étaient détournées des esprits pour adorer le Dieu vivant. Les
chrétiens qui m'apportent leur soutien financier estimeront-ils que ces deux
conversions justifient leur lourd investissement ?
Alors, ne sachant quoi faire d'autre, j'ai fait part de mes frustrations :
«Je ne sais vraiment pas comment faire pour que ces tribus croient ! Même
mon père adoptif balangao ne croit pas en Jésus». J'ai raconté aux chrétiens
américains à quel point les mauvais esprits exerçaient leur emprise sur la
façon de penser des gens. Ceux-ci voulaient bien croire, mais ils redoutaient
ce qui pouvait arriver s'ils cessaient d'apaiser les esprits par leurs sacrifices.
Le comité de soutien local s'est finalement rendu compte de notre
problème : nous étions engagés dans un combat spirituel, et notre arme
principale était la prière. Il ne suffisait pas de prier : «Seigneur, bénis les
missionnaires !». Les chrétiens des églises de Californie ont commencé à
prier de manière beaucoup plus intense : «Éternel, montre aux Balangaos
que tu es plus fort que les esprits. Crée chez eux le désir de te connaître,
aide-les à croire ta Parole !»
Après neuf mois passés en Californie, je suis retournée aux
Philippines. À Bagabag, je suis montée à bord de notre petit avion. Nous
avons survolé les collines arides, puis les vertes montagnes volcaniques
déchiquetées, pour nous poser sur la minuscule piste d'atterrissage au cœur
de Balangao. J'étais impatiente de revoir ma patrie d'adoption ! J'étais
pressée de tenir la petite Melisa dans mes bras. J'avais hâte de savoir ce que
Dieu avait accompli pendant mon absence. Peut-être que la naissance de
Melisa, après tant d'années de stérilité, avait convaincu certains Balangaos
que Dieu est plein d'amour et qu'il est puissant.
La joie du retour m'a empêchée de voir la brume qui enveloppait les
gens venus à ma rencontre sur la piste d'atterrissage. Au comble de
l'émotion, nous nous sommes salués, embrassés et, après avoir donné mes
consignes pour le déchargement de mes affaires, nous avons pris le sentier
vers Botac.
Une triste nouvelle m'attendait, et il était impossible de ne pas la
pressentir : une foule était rassemblée devant la maison d'Andrea. J'ai très
vite appris que la petite Melisa avait été enterrée la veille de mon retour.
Tout en moi hurlait et se révoltait : Non, non ! Ce n'est pas possible. Ce
n'est pas juste. Dieu a commis une erreur. Seigneur, pourquoi ? Ce bébé ne
devait pas mourir, il était la réponse à nos prières ! Pourquoi ? Seigneur,
pourquoi ?
Je m'en suis voulu. Si j'étais revenue plus tôt, j'aurais pu sauver Melisa.
Au fond de moi-même, j'étais persuadée que si on obéit à Dieu et qu'il nous
vient en aide, les choses se déroulent comme on le souhaite. Je m'attendais à
ce que la terre soit comme le ciel.
J'étais sûre que désormais tout espoir de voir les Balangaos croire en
Jésus s'était envolé. Qu'adviendrait-il de la foi d'Andrea ?
Mais il n'est jamais venu à l'esprit d'Andrea de contester le droit qu'a
Dieu de faire ce qu'il veut. Pour les Balangaos, le surnaturel est tout-
puissant et ne peut être critiqué. Telle était l'idée qu'Andrea se faisait du
Dieu du ciel. À son chagrin ne se mêlait aucune colère.
Par contre, le commérage dans le village inquiétait Andrea. Melisa
n'avait pas été baptisée, et les villageois disaient à la mère que son enfant
irait certainement en enfer. J'ai appelé Andrea à venir me retrouver loin de
la cohue. Nous nous sommes retrouvées devant une tasse de café dans ma
petite cuisine. J'ai pu lui montrer, Bible à l'appui, que la petite Melisa était
en sécurité auprès de Jésus et qu'elle la reverrait. L'espoir et la paix ont
alors atténué sa douleur.
La tradition catholique avait enseigné aux Balangaos à se réunir
pendant les neuf jours qui suivaient l'enterrement pour réciter des prières
qu'ils avaient apprises dans la langue des échanges commerciaux. Même si
la plupart des gens ne comprenaient pas le pourquoi de cette tradition, ils la
suivaient. Je me suis rendue à la maison d'Andrea, moi aussi. La jeune
femme m'avait suppliée de venir car avant de prier, les gens s'asseyaient
pour discuter tard dans la nuit avec la famille endeuillée pour l'aider et la
consoler. «S'il te plaît, viens chez moi, et dis aux gens où se trouve
maintenant Melisa».
Les questions concernant la mort et le sort du bébé d'Andrea nous ont
occupés pendant une bonne partie de la nuit. D'une façon générale, les
Balangaos savaient très peu de choses à propos de la vie à venir ; et ce qu'ils
savaient était vague, mais ils tenaient à en savoir plus étant donné que tout
le monde passera infiniment plus de temps dans l'autre monde.
«Où vont les morts ?». m'ont-ils demandé. «À quoi ressemble le lieu
où ils sont ?». «Qui s'y trouve ?». «Tout le monde doit-il se rendre dans ce
lieu ?»
Finalement quelqu'un a suggéré que nous priions avant de nous
disperser pour aller nous coucher.
J'attendais cette occasion avec impatience. Le cœur battant la chamade,
j'ai demandé : «Pourquoi prier ? Pour quel sujet ?». Les gens sont restés
silencieux. Ils ne s'étaient jamais posé ces questions avant. Ils avaient
simplement appris des prières par cœur, et ils ne les comprenaient pas
vraiment.
Quelqu'un a demandé : «Effectivement, pourquoi prions-nous ? À quoi
cela sert-il de prier ?». Après une nouvelle heure de discussions intenses au
cours desquelles les questions alternaient avec les réponses, Andrea a
suggéré qu'on prie. J'ai demandé : «Qui va prier ?». Les gens se sont mis à
toussoter. Ils ne connaissaient que des prières apprises par cœur et récitées
machinalement. Ils se sont donc rabattus sur moi : «C'est toi qui vas prier
!». C'était ma première prière en public.
Dans la langue des Balangaos, j'ai remercié Dieu pour sa compassion
et pour avoir accueilli Melisa au ciel. J'ai prié pour toute la famille et ai
demandé au Seigneur Jésus la grâce que chacun d'entre nous puisse le
connaître de mieux en mieux.
Chaque soir, les gens posaient davantage de questions. «Où allons-
nous à notre mort ? Qu'en est-il de la résurrection ?». Je parlais de ces sujets
en faisant des dessins sur un petit tableau noir portatif. Le neuvième et
dernier soir, nous avons mangé des gâteaux de riz traditionnels. C'était notre
façon de fêter la présence de Melisa au ciel. Les Balangaos m'ont dit qu'ils
souhaitaient poursuivre l'étude. J'ai suggéré que nous étudiions l'Évangile
selon Marc qui venait d'être publié. J'étais à peine de retour depuis une
semaine que des études bibliques ont eu lieu en balangao !
Qui peut jamais prédire comment Dieu se glorifie ? La mort
prématurée et déchirante du bébé de mon amie a été le moyen par lequel
Dieu a exaucé mes prières et celles de mes amis en Californie.

Je prenais toujours la plupart de mes repas chez Ama. Je le bombardais


littéralement de vérités de l'Évangile. Je les lui expliquais, je discutais et je
donnais des exemples. Il écoutait patiemment, mais ne prenait pas position.
Au bout d'un certain temps, les réunions d'étude biblique organisées à
la suite de la mort de Melisa ont cessé. Un jour, Ama a pris un Nouveau
Testament anglais posé sur mon bureau fait avec des caisses d'emballage. Il
l'a ouvert à la première page, c'est-à-dire à Matthieu 1, qui présente une liste
de noms. Il était figé et ne pouvait détacher son regard de cette liste.
Incrédule, il m'a demandé : «Tu veux dire que c'est une vraie généalogie ?
– Bien sûr ! Mais c'est à la fin de la liste que se trouve le meilleur !
– Tu dis qu'elle est vraie ?». Les yeux rivés sur la page, il s'est débattu
avec cette liste de noms.
Quelque chose est en train de se passer ! J'ai mis bout à bout plusieurs
feuilles de papier et j'ai tracé la généalogie d'Adam à Jésus. Mon schéma
allait du plafond jusqu'au plancher. Ama l'a montré à tout le village en
prenant soin de l'expliquer : «Nous avons toujours cru que c'était le rocher
et le bananier qui avaient donné naissance aux êtres humains. Mais nous
n'avons pas la liste des noms de toutes les générations. Regarde ! Ici, tous
les noms sont écrits !»
Les Balangaos avaient leur propre histoire de la création, et ils se la
transmettaient oralement de génération en génération. Ama me l'a racontée :
Il y a très longtemps, quand il n'y avait encore personne sur la terre, le
rocher et le bananier se sont disputés pour savoir lequel des deux donnerait
naissance aux êtres humains et peuplerait la terre. Finalement, c'est du
fragile bananier que les gens descendent. Après avoir donné son fruit, le
bananier meurt, mais de nouvelles pousses apparaissent pour les
générations successives. Les gens ont hérité de la fragilité du bananier et
sont exposés à toutes sortes de dangers et à la mort inévitable.
Si leur récit explique la fragilité de l'être humain, il n'indique pas le
nom des ancêtres. La généalogie écrite a eu un effet surprenant. Les
Balangaos ont apprécié la généalogie de l'Évangile selon Matthieu. Pour
eux, c'était la preuve que la Bible est vraie : pour la première fois, ils ont vu
écrits les noms réels de gens qui remontaient à l'origine du monde.
Après avoir appris à Ama à lire le balangao, je lui ai remis un double
de ma traduction de 1 Jean en lui demandant de bien vouloir vérifier et
corriger la grammaire. Il a commencé à lire et s'est enthousiasmé. Son
émerveillement n'a fait que croître. Arrivé au milieu de la traduction, il m'a
dit : «Mon enfant, ces paroles sont bonnes ! Il suffirait que les gens les
entendent pour les croire».
J'ai bégayé : «M… mais c'est justement là mon problème ! Que faire
pour que les gens entendent ces paroles de Dieu ?». Il ne m'a pas répondu,
car les pères ne se sentent pas obligés de dévoiler leurs plans à leurs filles.
Il s'est excusé et est parti, plongé dans de profondes réflexions.
Le dimanche suivant, j'étais assise chez moi quand Ama est venu
accompagné d'un groupe de personnes. «Nous voici, s'est-il contenté de
dire. Enseigne-nous !»
Je n'étais pas sûre d'avoir bien compris. «Vous enseigner quoi ?»
«Fais-nous connaître cette Parole de Dieu que tu as traduite !»
Pour la première fois depuis six ans, Ama répondait à la Parole de
Dieu. Pendant tout le reste de la matinée, ils m'ont écoutée et m'ont posé des
questions sur la Bible. Pour la première fois, j'avais le droit d'enseigner à
des personnes plus âgées. Ce sont les gens eux-mêmes qui m'ont conféré ce
droit par les questions qu'ils me posaient.
Leurs questions étaient claires : «D'où viennent les êtres humains ?».
«D'où vient le péché ?». «D'où vient Satan ?». «Si Dieu est tout-puissant,
s'il nous aime et n'aime pas Satan, pourquoi ne se débarrasse-t-il pas de lui
?». «Comment comparer notre système de sacrifices à celui de la Bible ?»
Un homme a dit : «Je suis vannier. Quand je rate un panier, je le brûle.
Pourquoi Dieu n'a-t-il pas fait de même avec Satan ?». Les habitants du
village posaient des questions philosophiques difficiles. En me posant
toutes ces questions, ils étaient obligés de faire face à la vérité. Leurs
questions touchaient à tous les domaines.
Ils m'ont aussi exposé leurs problèmes : les rêves, les oiseaux de
mauvais augure, les malédictions, les mauvais esprits et le séjour des morts.
Ils voulaient savoir si la Parole de Dieu avait réponse à tout. Si ce n'était pas
le cas, ils ne prendraient pas le risque de lui faire confiance, ils préféreraient
s'en tenir aux esprits qu'ils connaissaient.
Ils abordaient tous les sujets sous tous les angles possibles. La même
vérité s'applique-t-elle dans toutes les situations ? Ils posaient les mêmes
questions à tous ceux qui venaient les voir. Je me disais : Je leur ai déjà
répondu !
Les gens venaient même des autres villages pour m'interroger. Au
début, je ne savais pas que c'était ainsi que les sociétés ayant des traditions
orales valident ce qu'elles entendent. Les gens posent les mêmes questions
et comparent les réponses. Je perdais patience en voyant les gens poser des
questions et ne pas s'engager à suivre le Seigneur Jésus. Ama me disait de
ne pas m'inquiéter. «Mon enfant, ne vois-tu pas qu'ils sont au début du
chemin, qu'ils sont sur la voie de la foi, car ils posent des questions ?»
Dans mes efforts pour expliquer le contenu des Écritures, j'ai beaucoup
appris au sujet des nuances du langage. Les gens se penchaient en avant,
fronçant les sourcils tellement ils étaient concentrés, cherchant à
comprendre ce que je disais. Finalement quelqu'un s'écriait : «Ça y est ! je
crois avoir compris ce qu'elle dit…». Je prenais aussitôt mon stylo pour
noter un nouvel élément précieux en vue de la traduction.
À la longue et à force de répétitions, les gens sont venus à la foi.
Parfois au beau milieu d'une réunion, ils m'interrompaient : «Que faut-il
dire à Dieu quand on veut devenir un de ses enfants ?»
Un homme avait incliné sa tête et prié sur-le-champ. Relevant la tête, il
a demandé : «Serait-ce une bonne chose que nous allions faire connaître
cette Bonne Nouvelle aux autres tribus ? Peut-être les mauvais esprits se
retireraient-ils au-delà des montagnes, dans la province Ifugao, et nous
laisseraient-ils tranquilles…»
Lors de ces premières années de réunions qui avaient lieu le dimanche,
mon «petit frère». Doming, alors âgé de vingt ans, était présent. Il rentrait le
week-end de la ville de Natunin où il vivait et où se trouvait le seul lycée
pour les Balangaos. Il assistait aux études bibliques, mais contestait une
partie de ce que j'enseignais. Il aimait me provoquer par des remarques du
genre : «Mon professeur dit que les livres de Moïse sont pure fiction». Il me
harcelait sans cesse. Je lui rétorquais généralement : «Pourquoi ne fais-tu
pas preuve de la même sagesse que ton père ?». Mais, comme beaucoup
d'adolescents de vingt ans, il ne pensait pas que son père était réellement
sage.
Tous les dimanches, entre cinquante et soixante personnes s'entassaient
dans ma maison de cinq mètres sur trois et s'asseyaient par terre. Elles
écoutaient, m'interrogeaient sur Dieu, déclaraient vouloir croire. Malgré ces
belles professions de foi, ma frustration ne cessait de croître et mon combat
spirituel s'intensifiait. Chaque fois que quelqu'un essayait de croire, les
esprits l'assaillaient jusqu'à ce qu'il leur offre de nouveau des sacrifices. Ses
proches tombaient malades, ses récoltes étaient mauvaises et certaines
personnes mouraient. Un cancer au stade terminal avait été diagnostiqué
chez l'épouse d'un homme qui commençait à croire. Les Balangaos –
croyants et incroyants – savaient que c'étaient les mauvais esprits qui se
vengeaient de leur perte de contrôle et de pouvoir. Ces esprits empêchaient
ainsi certains de croire, ce qui me troublait profondément.
Tout ce que je pouvais faire était de prier et de continuer de traduire. Je
me suis dit qu'une église naissante pourrait tirer profit des lettres de l'apôtre
Paul à Timothée et à Tite. Tekla m'a beaucoup aidée dans ce projet. Elle ne
se lassait pas de travailler sur la Parole de Dieu. En outre, elle me donnait
de sages conseils sur ma façon de répondre aux questions : «Tu réponds
trop vite. Ne t'inquiète pas, laisse-les aller au bout de leur question avant de
leur répondre». Elle m'a aussi appris l'art d'interroger : «À ton avis, que veut
dire la Bible par cette parole ?». et : «Selon toi, pourquoi Dieu déclare-t-il
cela ?». Mes réponses étaient d'autant mieux acceptées qu'elles étaient bien
enveloppées dans des questions.
De plus en plus de gens se convertissaient. Au fil des mois, je me suis
sentie de plus en plus mal à l'aise d'être la seule à enseigner. Je leur ai fait
une proposition : j'étudierais l'Écriture avec eux le samedi, et le dimanche,
ils l'enseigneraient à d'autres. Je les aiderais à répondre aux questions des
gens. Mais ils ont refusé. J'ai eu beau insister, supplier, discuter, ils ont
obstinément refusé d'enseigner. «Nous n'en savons pas encore assez pour
pouvoir enseigner». Telle était leur excuse.
Un jour, alors que je vérifiais ma traduction de 1 Timothée avec Ama,
nous sommes arrivés au passage où Paul dit à Timothée : «Je ne permets
pas à la femme d'enseigner, ni de prendre autorité sur l'homme». (1 Tim. 2 :
12). Ama n'a pas dit un mot, et nous avons continué notre correction. Mais
plus tard dans l'après-midi, alors que nous avions terminé notre travail de la
journée, il m'a demandé quel passage nous allions étudier le dimanche.
Supposant que sa demande était inspirée par une saine curiosité, je me suis
empressée de le lui indiquer. Le dimanche matin, après les chants et avant
que je puisse me lever, Ama s'est redressé, m'a fait un signe de la tête et a
déclaré : «Ma fille ici présente en sait beaucoup plus que moi, mais nous
avons trouvé dans la Bible un passage qui dit que les femmes ne sont pas
censées enseigner aux hommes. Je suppose donc que c'est à moi de me tenir
devant vous».
Mon rôle d'enseignante venait de prendre fin. Ama a progressivement
encouragé les Balangaos à diriger l'église.
En tant qu'enseignants, les Balangaos étaient experts dans l'art de poser
des questions et faisaient preuve de beaucoup de patience pour y répondre.
Désormais, les docteurs de l'église étaient des spécialistes.
Les mauvais esprits continuaient cependant de harceler les croyants.
Alors que je traduisais, mes pensées s'envolaient souvent loin du
passage que j'étais en train de traduire, et je criais du plus profond de mon
cœur : «Seigneur Jésus, ne peux-tu rien faire ? Il faut que tu triomphes de
ces esprits !». Il m'arrivait de me réveiller la nuit et d'implorer Dieu :
«Seigneur Jésus, fais quelque chose ! Montre aux Balangaos que tu es
puissant. Vaincs les esprits !»
Tekla et moi travaillions de longues heures à la traduction de l'épître à
Tite en vue du prochain atelier qui devait se tenir à Bagabag. Un jour, un
voisin est entré en trombe chez nous en criant : «Venez vite ! Arsenio, le fils
de Benito est en train de mourir !»
Benito s'était converti depuis peu. Au début de la semaine, il avait
perdu sa tante, et l'avant-veille, il avait failli perdre sa fille à la suite d'une
forte hémorragie lors d'un accouchement. J'ai crié : «Amenez-moi le
garçon, car c'est ici que se trouvent les médicaments». Les gens sont partis,
mais personne n'est revenu.
Tekla a couru pour voir ce qui se passait ; quelques minutes plus tard,
je l'ai entendue me crier de venir. Je me suis précipitée, j'ai traversé la cour
pavée de la maison de Benito et j'ai gravi la petite échelle.
Mon regard a tout embrassé d'un seul coup : la maison bondée de gens,
le garçon pris de convulsions dans un coin, et sa mère quasiment hystérique
hurlant après les esprits. Elle les suppliait d'accepter quelque chose à la
place de la vie de l'enfant : «Nous avons quatre porcs ! Nous avons dix
poulets ! Nous avons du riz ! Que souhaitez-vous ?». Benito n'était même
pas là. Il s'était rendu dans la forêt pour ramasser du bois.
La vieille Chalinggay, la médium spirite, était accroupie au centre de la
pièce, tenant ses perles. Elle tremblait de façon incontrôlable au moment où
les esprits sont entrés en elle. C'était visiblement les esprits qui parlaient car
on ne reconnaissait pas la voix de Chalinggay.
J'ai senti la colère monter en moi. J'étais tellement irritée par ce que les
esprits faisaient que j'en ai oublié mes peurs. Chaque fois que quelqu'un
exprimait son désir de croire au Seigneur Jésus, les esprits semaient la
pagaille. Sans même réfléchir, j'ai crié à Chalinggay : «Sors !»
Toutes les personnes rassemblées m'ont hurlé : «Non, attends, les
esprits n'ont pas encore dit ce qu'ils voulaient !»
J'ai réitéré mon ordre : «Sors ! Va-t-en !»
Et les gens m'ont redit : «Attends !»
Dans mon émoi, j'ai pris la vieille femme par les épaules, l'ai poussée
vers la porte et l'ai fait descendre l'échelle. Puis je me suis retournée pour
expliquer à la foule ébahie et muette : «Je n'ai jamais rien fait de semblable.
Les esprits s'en prennent à Arsenio parce que Benito a déclaré vouloir
suivre Jésus. Ils veulent le forcer à leur offrir un sacrifice. Ils essaient
simplement de l'effrayer. Vous verrez, l'enfant ne mourra pas. Vous verrez
que Jésus-Christ est plus fort que les esprits. Il conservera l'enfant en vie !»
Les visages étaient pâles. Même Tekla était ébranlée. Je lui ai donné un
coup de coude, nous avons soulevé Arsenio et l'avons transporté chez moi
en traversant tout le village. En route, j'ai prié en silence : «Mon Dieu,
prouve que tu es plus fort que les esprits !»
Nous avons posé Arsenio par terre et avons prié. Les convulsions ont
cessé. Nous avons examiné l'enfant. Tout semblait en ordre, sinon qu'il avait
mal à la nuque. «Pourquoi as-tu mal à la nuque ?». lui ai-je demandé.
Le garçon de six ans a répondu : «Quand j'ai vu les esprits venir sur
moi, j'ai essayé de m'enfuir, mais ils ont frappé ma nuque avec leurs
machettes, j'ai crié et je suis tombé par terre».
Arsenio était colérique et capricieux. Il désobéissait à ses parents. Nous
avons de nouveau prié pour lui. Ensuite Tekla l'a grondé sévèrement en lui
disant qu'il ferait bien de cesser de se conduire comme un enfant du diable,
sinon les esprits reviendraient et le prendraient. Quand la mère de l'enfant
est venue pour le ramener à la maison, nous avons encore prié avec elle, et
je lui ai dit : «Ne craignez rien. Vous verrez que Dieu maintiendra votre
garçon en vie».
Tekla a insisté pour que nous nous rendions chaque matin dans la
maison de Benito afin de prier pour Arsenio. Elle était encore sous le choc
de ma lutte avec Chalinggay. J'avais aussi entendu dire que la médium se
sentait offensée de ce que je l'avais chassée de la maison.
J'ai appris des années plus tard quelle était la gravité de mon geste : on
ne doit jamais interrompre un esprit qui s'exprime par l'entremise d'un
médium. Si on le fait, l'esprit fait mourir le médium. J'avais en quelque
sorte par inadvertance condamné Chalinggay à mort. Les villageois se sont
rassemblés par petits groupes dans les maisons en disant qu'ils nous
condamneraient pour meurtre, Tekla et moi, lorsque la médium mourrait.
J'ignorais ces choses, mais je savais que Chalinggay se sentait blessée
par ma rudesse. C'est pourquoi, quelques jours plus tard, un dimanche
après-midi, je me suis rendue chez elle pour m'excuser.
La pauvre femme était tourmentée par des esprits qui la tenaient
éveillée toute la nuit. La malheureuse dormait généralement de l'aube
jusqu'à midi. J'avais plusieurs fois essayé de lui parler du Dieu de Jésus-
Christ, mais elle était totalement incapable de saisir ce que je lui disais.
J'avais donc fini par renoncer, l'estimant trop sénile pour comprendre. Ce
jour-là, je suis allée chez elle uniquement pour lui dire : «Je regrette».
Mais quand j'ai vu cette femme pitoyable assise, je n'ai pu m'empêcher
de dire : «Pauvre femme ! Être ainsi à la merci des esprits ! Regarde ce
qu'ils ont fait de toi ! Tous tes enfants sont morts, ton mari est mort, tu es
seule, les esprits t'effraient constamment. Les esprits te récompensent bien
mal pour tous les services que tu leur rends !». Mes paroles sortaient
spontanément.
Elle s'est raidie, n'ayant jamais considéré les esprits sous cet angle. Elle
m'a interrompue et m'a répondu pour se justifier : «Ils m'obligent à le faire !
Ce sont eux qui me dictent ce que je dois dire !»
J'ai soupiré et j'ai repris la parole, tout en sachant qu'elle ne
comprendrait pas : «Tu n'es pas obligée de faire ce que les esprits vous
imposent… Demande à Dieu de les chasser, et il le fera».
Serrant les lèvres et fronçant les sourcils, elle m'a demandé : «Que
faut-il dire à Dieu pour lui demander de chasser les esprits ?»
Sa question m'a prise au dépourvu. «Euh… tu peux dire ceci : Ô Dieu,
s'il te plaît, éloigne les esprits, au nom de Jésus». À mon grand étonnement,
elle s'est mise à articuler ces mots sur-le-champ, en trébuchant sur le nom
«Jésus». J'étais abasourdie.
Je suis retournée chez moi en traversant le village, plongée dans de
profondes pensées. Je me disais : Tu ne pensais pas que cette vieille femme
se mettrait à prier, n'est-ce pas ?
En marchant dans le village, j'ai été bousculée par une femme âgée
toute petite et très handicapée. Il s'agissait de Forsan, toujours prête à
colporter des racontars et bien au courant de tout ce qui se disait et se
tramait dans le village. Elle aussi était une médium spirite. Cette femme de
quatre-vingts ans était très gaie et portait des tatouages tout le long de ses
bras. Combien elle aimait causer ! Elle m'avait mise au courant des esprits,
et je l'avais informée au sujet du Seigneur Jésus. Elle m'a soigneusement
expliqué comment les esprits avaient mis ce bracelet de perles autour de son
bras et qu'ils la feraient mourir si elle l'ôtait.
Forsan était la personne la plus curieuse que j'aie jamais rencontrée. En
me croisant, elle m'a posé une question après l'autre : «D'où viens-tu ? À
qui as-tu parlé ? De quoi as-tu parlé ? Que t'ont-ils dit ? Qu'as-tu répondu
?». Je me suis arrêtée, j'ai réfléchi et pris une décision : Forsan, cette fois-ci
tu en auras pour ton compte !
Les mêmes paroles que j'avais dites à Chalinggay sont sorties comme
un torrent : «Tous tes enfants sont morts, tes maris sont morts, tu es pauvre,
malheureuse, misérable, infirme. Tu manques du nécessaire pour vivre. On
peut vraiment dire que les esprits te gâtent ! Pourquoi n'enlèves-tu pas ce
bracelet ?»
Elle a reculé, a mis la main sur son bracelet et s'est exclamée : «Tu sais
qu'ils me tueront si je l'ôte !». Elle s'est éloignée encore un peu plus de moi.
Me sentant honteuse, je me suis excusée : «Je suis trop directe…». J'ai
essayé d'arrondir les angles en ayant recours à des explications plus douces,
de manière à décrisper la situation, puis je suis rentrée chez moi.
Le lendemain, après avoir prié avec Benito, Tekla et moi sommes
retournées à notre traduction. Nous avons demandé au Seigneur de nous
accorder une bonne semaine de traduction. En effet, la semaine écoulée,
nous n'avions pratiquement pas pu avancer dans notre travail à cause des
attaques lancées par les esprits contre la famille de Benito. Nous avons
même fermé notre porte à clé, ce qui était un manque évident d'hospitalité,
mais il semblait que tout se liguait contre nous pour nous empêcher de
terminer notre traduction.
Il y a eu soudain des coups violents frappés à la porte. J'ai ouvert.
C'était Chalinggay, les yeux exorbités. Elle criait : «Chasse-les ! Ils me
pincent et me rouent de coups. Toute la nuit, j'ai fait la prière que tu m'as
apprise. Et les voilà maintenant qui me pincent et me frappent ! Chasse-les

J'étais bouleversée. Dans quel pétrin ai-je mis cette femme ! Que faire
maintenant ?
Tekla l'a fait entrer. Je me suis mise à prier : «Seigneur Jésus, protège-
nous de la puissance du Malin. Chasse ces esprits mauvais…». Chalinggay
a répété ma prière, hurlant chaque mot après moi. Puis un grand calme nous
a envahies. Nous avons prié une nouvelle fois. Au bout d'un certain temps,
Chalinggay est rentrée chez elle en clopinant.
J'ai regardé Tekla et Tekla m'a regardée. Je me demandais : Qu'est-ce
qui nous prend de nous attaquer aux esprits ? Tekla ne se posait pas de
question. Elle savait que nous étions en guerre contre eux.
Cet après-midi, un grand nuage d'orage est venu assombrir notre
univers plus tôt que d'habitude. Il était cinq heures de l'après-midi et nous
étions sur le point de terminer notre travail quand la porte s'est ouverte
brusquement et Chalinggay est entrée en coup de vent, courant aussi vite
qu'une femme âgée et infirme peut le faire. Elle transpirait abondamment,
son visage se tordait de douleur, elle était pliée en deux et tenait son
estomac comme s'il recevait constamment des coups de poignard. Son corps
se raidissait à chacune des secousses saccadées qui accompagnaient la prise
de possession par les esprits. «Ils sont en train de me tuer, ils sont en train
de me tuer ! criait-elle. Chasse-les, ils veulent ma mort !»
J'étais paralysée par la peur. Seigneur, que dois-je faire maintenant ? Je
me suis mise à prier. Chalinggay répétait chaque mot après moi. Je me suis
arrêtée au milieu d'une phrase.
«Chalinggay, le problème est que tu n'es pas une enfant de Dieu. Si tu
te repens de tes péchés et si tu demandes à Dieu de faire de toi son enfant, il
te protégera». Je savais que Dieu devait nous protéger dans ce combat.
Cette fois-ci, Chalinggay n'a pas attendu que je prie pour répéter ma
prière. Elle a rejeté sa tête en arrière et a crié à Dieu : «Dieu, c'est vrai que
je suis mauvaise !». Elle a regardé par terre, marmonné des malédictions
aux esprits, rejeté de nouveau sa tête en arrière et poursuivi : «Mais même
si je suis vieille, s'il ne me reste que peu de temps à vivre, accepte-moi et
que je n'appartienne à personne d'autre !»
Les tremblements ont cessé aussitôt, et ses douleurs se sont évanouies.
Les esprits avaient pris la fuite. Nous étions remplies d'émerveillement et de
respect. Un quart d'heure plus tard, Chalinggay s'est mise à frapper sa jambe
et à rire bruyamment à la nouvelle que les anges dans le ciel faisaient de la
musique et dansaient de joie parce qu'elle était devenue une enfant de Dieu.
Je me suis alors surprise moi-même à lancer un défi à Dieu : «Mettons
la puissance de Dieu à l'épreuve et demandons-lui de t'accorder une bonne
nuit de sommeil». Comparée à la prière précédente par laquelle nous avions
demandé au Seigneur de chasser les esprits, celle-ci était beaucoup plus
modeste. Nous avons donc prié ensemble, puis Chalinggay est rentrée chez
elle.
Le lendemain matin, la première chose que j'ai faite a été de me
précipiter chez Chalinggay pour savoir si elle avait bien dormi ou si les
esprits étaient venus l'importuner. Elle rayonnait ! Elle m'a dit avoir dormi
toute la nuit. «Si les esprits étaient venus, j'aurais demandé à Jésus de les
chasser et je me serais rendormie».
J'étais émerveillée par ce que Dieu avait accompli. Ces grands
problèmes résolus, j'ai pu à nouveau concentrer mes pensées sur mon travail
en reprenant le chemin de ma maison. Aujourd'hui, nous pourrons enfin
nous atteler à la traduction !
Deux heures plus tard, alors que Tekla et moi étions à notre table de
travail, étudiant soigneusement les versets à traduire, nous avons été
interrompues par des coups frappés à la porte fermée à clé. C'était Soya-aw,
le mari de Forsan. C'était un homme frêle. Il nous suppliait de venir :
«Forsan est en train de mourir !»
Psychiquement, j'étais épuisée. Mon travail me pesait, et je n'ai pu que
soupirer. Forsan était très vieille, et les personnes de son âge traînaient
souvent plusieurs jours entre la vie et la mort. Si je passais mon temps à son
chevet, je perdrais un temps précieux pour la traduction. Mais je ne pouvais
pas me résigner à laisser tomber les personnes âgées, surtout pas Forsan,
cette femme particulièrement amusante et curieuse. J'ai soupiré encore une
fois et nous sommes sorties en laissant nos manuels d'exégèse ouverts sur le
bureau. En traînant quelque peu les pieds, Tekla et moi sommes allées à la
petite maison de Forsan et avons gravi l'échelle branlante. Les planches du
sol étaient en train de pourrir, le toit laissait filtrer l'eau. Soya-aw avait
raison : Forsan était à l'article de la mort. Je n'arrivais pas à savoir pourquoi.
Que s'est-il donc passé avec cette vieille femme ?
En général, je conseillais un traitement, mais cette fois-ci, je me sentais
complètement prise au dépourvu. Je dis à la mourante : «Forsan, si
seulement tu faisais confiance à Jésus, il pourrait t'aider, car moi, je ne sais
que faire !»
Forsan a alors soulevé son bras ridé et décharné. Le bracelet des esprits
avait disparu.
«J'ai mis ma confiance en Jésus. Voilà ce qui ne plaît pas aux esprits !»
La panique s'est emparée de moi. Forsan était en train de mourir. Elle
avait défié les esprits et ceux-ci se vengeaient en s'en prenant à sa vie. Des
pensées s'agitaient en moi. Dans quelle situation l'ai-je mise ! Que puis-je
faire maintenant ? Qu'ai-je fait hier avec Chalinggay ? Je me suis alors
souvenue que Chalinggay avait été délivrée des esprits lorsqu'elle avait prié
et reconnu son besoin de Jésus. J'ai invité Forsan à formuler une prière
semblable à celle de Chalinggay la veille. C'est ainsi que Forsan est, elle
aussi, devenue une enfant de Dieu.
Bien que les esprits ne lui aient plus fait de tort, Forsan n'a pas réagi
avec la même spontanéité que Chalinggay. Il lui a fallu plusieurs jours pour
se remettre complètement. Tekla était impatiente de faire avec moi la
tournée quotidienne de prière chez Arsenio, Chalinggay et Forsan. Elle
connaissait l'agitation dans le village et savait que pour triompher des
puissances spirituelles mauvaises, il fallait livrer un réel combat.
Tout cela m'a appris que Dieu agissait différemment selon les
personnes qui se tournent vers lui. Certaines sont immédiatement libérées
des esprits de façon spectaculaire, tandis qu'il faut plus de temps pour
d'autres. Mais c'est toujours la puissance de Dieu qui agit, et c'est à lui que
revient le choix de la méthode.
Un matin, alors que je me rendais chez Forsan pour prier avec elle, elle
m'a informée que les esprits étaient venus durant la nuit et avaient essayé de
la séduire en lui présentant une robe splendide, mais elle avait refusé de la
prendre. «Non, leur avait-elle dit, Dieu serait en colère !»
Je l'ai encouragée à n'obéir qu'à Jésus-Christ. «Forsan, si les esprits te
disent : «Lève-toi !». assieds-toi. S'ils t'ordonnent : «Mange !». ne mange
pas. N'obéis à aucun de leurs ordres. Obéis simplement à Dieu».
Pendant de nombreuses années, Forsan s'était moquée de Tekla parce
que celle-ci refusait d'offrir des sacrifices. Mais après avoir cru en Jésus,
elle a demandé à Tekla de l'aider. Elle lui a demandé pardon et l'a suppliée
de lui dire ce qu'elle devait faire de tout le bazar dont elle s'était servie dans
son commerce avec les esprits. Tekla l'a aussitôt aidée à brûler ce qui
pouvait l'être et à profaner le reste. Les gens étaient terrifiés.
La nouvelle s'est propagée comme une traînée de poudre, si bien qu'en
l'espace de quelques jours tout le village a été rempli de personnes venues
d'ailleurs. Ces gens ont essayé de m'expliquer : «Tu ne comprends pas… Tu
es une étrangère. Ces femmes n'ont pas le droit d'agir ainsi. Les esprits vont
les faire mourir. Il faut absolument les empêcher de continuer à faire ce
qu'elles font. Tu ne peux pas comprendre !». Elles m'ont expliqué que dans
le passé, les gens qui avaient voulu cesser de servir les esprits l'avaient payé
de leur vie. La foule se tenait dehors et s'attendait à voir Chalinggay et
Forsan tomber raides mortes.
Mais rien ne s'est produit. Dès le dimanche, les Balangaos avaient
acquis la conviction que les esprits n'avaient pas pu tuer les femmes en
question. Ce dimanche matin, le nombre de participants à l'étude biblique
est passé de soixante à plus de deux cents participants ! Nous avons sorti le
mobilier, et les gens ont pu s'asseoir par terre, épaule contre épaule. La
maison était pleine à craquer. Des personnes se tenaient debout dans le
couloir, devant la maison, autour de la maison, jetant un coup d'œil furtif
par les fenêtres. Même la cour était noire de monde. L'atmosphère était
électrique. Toute la matinée, j'ai été assaillie de questions. Tous voulaient
savoir qui est ce Dieu qui est plus puissant que les esprits.
Cet auditoire n'a jamais diminué.

Quelques semaines plus tard, je me trouvais à Bagabag, et Doming est


venu me voir pendant un congé scolaire. Il fréquentait l'université de
Bayombong et avait adopté un comportement raffiné. Il m'a raconté
certaines des choses qu'il était en train d'apprendre et m'a dit qu'il ne
pouvait plus croire «ces superstitions balangaos». concernant les esprits
mauvais.
Au cours de notre conversation, je lui ai fait part de ce qui était arrivé à
Forsan et à Chalinggay. Tandis que je parlais, je voyais les yeux de Doming
devenir de plus en plus grands. Au moment où j'arrivais au point culminant
de la lutte de Dieu contre les esprits, je me suis arrêtée. D'une voix enrouée,
Doming a questionné dans un murmure : «Qu'ont fait alors les esprits ?»
Je n'ai pas pu résister à l'envie de le taquiner : «Bof !… mais, tout
compte fait, ces esprits ne sont que des superstitions, et n'ont aucune
réalité…»
Penaud, Doming a reconnu la fragilité de ses arguments sophistiqués et
déclaré vouloir rechercher la vérité : «Bon, d'accord ! Dis-moi quand même
ce qui est arrivé aux esprits».

Soya-aw, le mari de Forsan, un homme ridé, a veillé avec soin sur sa


femme. Au bout de deux semaines, il a eu la conviction que les esprits ne
pouvaient pas tuer Forsan, que Jésus-Christ détenait un pouvoir supérieur à
celui des esprits. Un jour, Soya-aw est parti à la recherche de mon père
adoptif, Ama, et a fini par le trouver en train de se baigner dans la rivière.
Installé sur un rocher près d'Ama, Soya-aw passa outre les préambules
traditionnels et en vint au cœur du sujet : «Canao, tu connais Dieu mieux
que moi. Voudrais-tu lui demander s'il pourrait également inscrire mon nom
dans son livre ?». Ama a prié avec le vieil homme, et Dieu a inscrit le nom
de Soya-aw, un autre Balangao, sur la liste des sujets de son royaume. À
partir de ce moment, Soya-aw nous a appelés à prier pour lui chaque fois
que ses douleurs abdominales le reprenaient. La prière était le seul remède
qui lui procurait du soulagement. Et si nous n'arrivions pas assez
rapidement chez lui, il nous tançait vertement !

Une fois la traduction de l'épître de Jacques achevée, j'en ai


dactylographié une douzaine d'exemplaires et les ai remis à des personnes
sachant lire. Je n'avais jamais aimé dactylographier, mais en voyant la
puissance de la Parole écrite, j'étais impatiente de recevoir ma machine à
écrire et de commencer à l'utiliser. Un homme du nom de Fanganan a reçu
un exemplaire de l'épître.
Quelques jours plus tard, il est venu me trouver en courant et en criant :
«Viens vite ! Dépêche-toi ! Mes garçons sont en train de mourir ! Ils sont
allés en forêt et ont mangé des baies non comestibles !»
J'étais pétrifiée. Au cours des sept ans passés là, je n'avais jamais eu à
traiter des empoisonnements. J'ai finalement bégayé : «Mais… je ne sais
pas quoi faire !»
Paniqué et déçu, il a rétorqué : «Tu peux au moins venir et prier ! C'est
ce que te demande de faire l'épître de Jacques que tu m'as donnée à lire».
Ma gorge s'est serrée. J'ai obligé mes pieds à suivre Fanganan jusque
chez lui. Comme Jacques l'ordonne, j'ai prié, mais plutôt faiblement.
Aussitôt, les vomissements et les diarrhées des garçons ont cessé. J'étais
interloquée, mais pas Fanganan. Il m'a dit : «C'est bien ce que l'Écriture
nous commande de faire, n'est-ce pas ?». Il était sûr pour sa part que Dieu
serait fidèle à sa Parole.
Le Seigneur n'avait pas fini de me surprendre.
Quelques mois plus tard, alors que je venais juste de rentrer à Balangao
après plusieurs jours d'absence, tout le monde était impatient de partager les
nouvelles. Nous formions une bande de gens excités assis à même le
plancher de ma maison. Choronag, un ancien du village et l'un des plus
puissants médiums spirites de Balangao, était assis sur une chaise longue
cannée, l'un des deux seuls sièges que nous avions et que nous réservions
pour les personnes plus âgées et plus respectées. Mais il n'arrivait pas à
placer un mot.
Finalement, profitant d'une accalmie, il a tendu le bras et l'a posé sur
mon épaule. J'étais surprise. En effet, dans la culture balangao, les hommes
ne touchent jamais les femmes. «Avez-vous fini d'échanger vos nouvelles ?
m'a-t-il demandé. Peux-tu me dire ce que je dois faire pour devenir un
enfant de Dieu ?»
«Bien sûr !». C'est ce que j'ai fait. C'était même pour moi une joie
inattendue. Après lui avoir expliqué la voie du salut, nous étions prêts à
prier. J'ai incliné la tête et fermé les yeux.
Mais c'était la première fois que Choronag allait prier, et il ignorait tout
de cette pratique. Il s'est adossé à son siège, a levé les yeux vers Dieu au
ciel et a commencé : «Dieu, je m'appelle Choronag et j'habite ici à
Balangao…». Pendant dix minutes, il a expliqué à Dieu qu'il avait servi les
esprits et vécu contrairement à ses lois. Mais maintenant, il voulait renoncer
aux esprits et lui faire allégeance, à lui le Créateur et le propriétaire légitime
de tous les êtres humains.

La plupart des gens prennent la décision de croire au Seigneur Jésus


quand ils sont en compagnie d'autres personnes, souvent chez quelqu'un
lors d'un entretien qui se prolonge tard dans la nuit. Ils ont besoin de
quelqu'un qui soit déjà devenu un ami de Dieu et qui puisse leur donner
l'assurance qu'il peut les accepter, eux aussi. Tel est le rôle échu aux
anciens.
Les Balangaos avaient toujours eu des anciens de villages, des hommes
âgés choisis de façon informelle et consensuelle pour les diriger. Je faisais
généralement appel à ces personnes âgées pour m'aider dans mon travail de
traduction. Leur position et leur expérience étaient inestimables. En
m'assistant dans la traduction, ils acquéraient une solide connaissance de la
Parole de Dieu. Ils étaient tout désignés pour devenir des anciens d'une
autre sorte, les anciens de l'église balangao. Ils se sont très vite mis à
enseigner aux autres ce qu'ils avaient appris de Dieu dans les Écritures. Les
chrétiens balangaos prenaient très au sérieux la Parole de Dieu et leur toute
nouvelle foi.
Ce qui me déplaisait le plus, c'était l'affrontement avec les mauvais
esprits ; en fait, je craignais même cette lutte. C'est pourquoi, l'une des
premières choses que j'ai enseignées aux anciens a été de chasser les esprits.
Les gens venaient me trouver pour que je chasse les esprits qui avaient pris
possession d'un proche ou d'un ami.
Il m'arrivait souvent de ne pas faire la différence entre une possession
et un autre mal, mais les Balangaos, eux, savaient bien quand il s'agissait de
mauvais esprits qui tourmentaient une personne. Je n'étais pas une
spécialiste en matière d'exorcisme, mais je leur ai enseigné les trois choses
indispensables : toujours se faire accompagner par quelqu'un, s'examiner
soi-même pour voir s'il n'y a pas de péchés non confessés afin d'être pur
devant Dieu, et demander à Dieu de chasser les esprits.
Le Seigneur triomphait des esprits d'une manière si spectaculaire, que
nous en étions venus à nous attendre au miracle. C'est pourquoi, je ne me
suis pas alarmée quand des villageois sont venus chez moi en portant le
petit Baltazar inconscient.
Le grand-père de l'enfant était médium spirite. Le vieil homme était en
train de sacrifier un porc quand son petit-fils, qui n'avait pas encore six ans,
a coupé une oreille de l'animal et s'est mis à jouer avec. Les esprits se sont
adressés au grand-père et lui ont fait savoir qu'ils réclamaient cette oreille.
Mais le garçon refusait de la leur donner. Les esprits ont donc décidé de
prendre le garçon. C'est à ce moment qu'il a sombré dans l'inconscience.
Les parents de Baltazar étaient terrifiés, car il n'existait aucun sacrifice
pour expier la désobéissance volontaire aux esprits. Ils ont pris l'enfant et
ont couru avec lui jusque chez moi.
J'ai rapidement convoqué les anciens et nous avons procédé comme
d'habitude, c'est-à-dire que nous avons prié. Prié encore. Finalement, les
parents ont ramené l'enfant chez eux. Peu après, des lamentations lugubres
sont parvenues à mes oreilles. Je ne les connaissais que trop bien. C'était
des cris distinctifs, clairs et mélancoliques, qui allaient crescendo et
decrescendo aussi bien en tonalité qu'en volume. Les pleurs de deuil.
L'enfant était mort !
Mon être s'est raidi, mon cœur s'est mis à crier : Non, non ! Ce n'est
pas possible ! Que s'est-il passé ? Qu'ai-je fait de travers ? Pourquoi est-il
mort ? Ce n'est pas possible. Seigneur, tu as commis une erreur. Désormais,
les gens cesseront de croire.
Je ne me sentais pas de taille à affronter le regard des gens du village.
J'ai allumé mon poste radio à ondes courtes pour entrer en contact avec mes
collègues de Bagabag. «Il faut absolument que l'un de vous vienne ! J'ai
besoin de parler à quelqu'un». Puis j'ai couru vers la piste d'atterrissage en
sanglotant. J'étais à peine arrivée quand Bob Griffin a atterri.
Entre mes sanglots, j'ai épanché mon chagrin devant lui. Ma peine la
plus grande était la perte probable de tous les Balangaos pour l'Évangile.
Bob m'a écoutée jusqu'à ce que je n'aie plus rien à dire. Il a prié avec moi.
En remontant dans le petit avion, il m'a lancé : «Attends-moi ici. Je reviens
tout de suite». Une heure plus tard, il était de retour avec Louise, sa femme.
«Tu as absolument besoin que quelqu'un passe le week-end avec toi». m'a-t-
il dit.
Les croyants ont entouré jour et nuit la famille du petit Baltazar. La
consolation et la présence de Dieu étaient des réalités incontestables. Une
semaine plus tard, toute la famille du petit défunt s'est tournée vers le
Seigneur Jésus. J'étais abasourdie. Peut-être que, comme Andrea qui avait
perdu sa petite Melisa, les proches du disparu estimaient que Dieu avait le
droit de diriger les choses comme il l'entendait. Alors qu'ils pleuraient leur
fils, sa mort n'a en rien changé leur conviction que Dieu est tout-puissant et
qu'il doit être obéi.
Il a simplement fallu que je renonce à me conduire en défenseur de la
gloire de Dieu.
Dès le lycée, j'avais prié chaque jour pour les gens avec lesquels
j'aurais affaire un jour. Dieu avait répondu, et j'étais arrivée à Balangao où
j'ai rencontré Tekla déjà avide de connaître Dieu. J'avais prié avec ferveur
pour que les Balangaos se détournent des mauvais esprits et se tournent vers
le Seigneur Jésus. Et Dieu avait de nouveau répondu : les habitants avaient
commencé à croire. Ensuite, j'avais supplié Dieu de vaincre les esprits. Là
encore, Dieu, qui m'avait mis à cœur de prier, avait exaucé mes prières.
En ce temps-là, je priais toute la journée et me réveillais souvent la nuit
pour continuer de prier : «Seigneur, apprends à prier à ces villageois.
Enseigne-leur à prier vraiment. Interviens, s'il te plaît !». Les gens savaient
comment prier pour naître dans la famille de Dieu. Mais ils ignoraient
ensuite qu'ils pouvaient demander à Jésus son aide pour toutes les questions
de la vie ordinaire. Ils aimaient m'entendre prier, mais eux-mêmes ne
priaient pas.
Ils ne rendaient même pas grâce au moment des repas jusqu'au jour où
Ama et moi étions en train de traduire la première épître à Timothée. Nous
sommes arrivés au verset 8 du chapitre 2 : «Je veux donc que les hommes
prient en tout lieu, en élevant des mains pures». Ce soir-là, au moment où
j'allais remercier Dieu pour le souper, comme je le faisais habituellement,
Ama s'est raclé la gorge et a déclaré : «Ce soir, c'est moi qui prierai». Cette
décision a marqué le début des actions de grâces rendues par les hommes au
moment des repas. Mais ils ne faisaient pas encore un sujet de prière des
autres aspects de la vie. Je me demandais : Pourquoi ne saisissent-ils pas
cette vérité ?

Un jour, j'ai appris que les sauterelles étaient de retour dans les
montagnes. Les Balangaos m'avaient raconté qu'environ trente-cinq ans
plus tôt, les sauterelles avaient tout envahi et dévoré le moindre brin de
verdure. Lorsque ces insectes s'étaient répandus dans la vallée, les habitants
s'étaient rendus aux champs en poussant des cris et en frappant sur des
gongs pour effrayer les bestioles, mais cela n'avait servi à rien. Ils avaient
tout perdu.
Et voilà que la même menace se profilait à l'horizon ! Les sauterelles
sont arrivées par nuages si denses qu'elles assombrissaient le ciel. Les
habitants ont couru vers les champs, ils ont crié, fait du bruit et frappé sur
les gongs. Et les sauterelles se sont envolées ! Les Balangaos étaient
émerveillés. Ils savaient qu'ils n'avaient pas effrayé les sauterelles au point
de les faire partir. J'ai fermé les yeux et me suis imaginé tous ces chrétiens
qui tapaient frénétiquement pour faire du bruit et qui criaient au lieu
d'implorer Dieu. Pourquoi n'arrivent-ils pas à se confier en Dieu ?
Incrédule, j'ai interrogé les croyants : «Est-ce que quelqu'un a songé à
prier ? Il y a trente-cinq ans, n'avez-vous pas hurlé, gesticulé et fait du bruit,
mais en vain ? Dans ce qui vient de se passer, personne n'a-t-il vu la
protection de Dieu contre les sauterelles ?». Ils ont gardé le silence.
J'ai inspiré profondément. Ces Balangaos sont trop charnels. Ils
comptent trop sur leurs forces, et s'appuient sur les principes élémentaires
de ce monde. Je me demandais ce qui devait encore leur arriver avant qu'ils
supplient Dieu d'intervenir, et qu'ils reconnaissent ensuite sa miséricorde.
Les croyants étaient embarrassés. Il ne leur était pas venu à l'esprit que
Dieu détenait un pouvoir sur les sauterelles. C'était le comble ! Une nuit,
alors que je m'étais réveillée, j'ai prié : «Peu m'importe ce que tu envisages
de faire, s'il te plaît, fais que ces gens prient !». Puis je me suis endormie.
Le Dr Robbie Lim a été une réponse à une autre prière que j'avais
adressée au Seigneur pour que quelqu'un vienne me soulager du fardeau
médical. Médecin philippin travaillant sous les auspices d'une mission
catholique, il est venu pour travailler parmi les Balangaos et envisageait de
construire un petit hôpital pour la population balangao. Il avait déjà
considérablement réduit le nombre de mes interventions de soins.
J'aimais beaucoup Robbie. C'était un homme particulier. Beaucoup de
ses pairs étaient partis à l'étranger pour des emplois beaucoup mieux
rémunérés et une vie plus facile. Lui, il avait un cœur de serviteur. Les
montagnes l'attiraient et les besoins n'avaient fait que développer ses
compétences. Il se souciait vraiment des gens. Notre rêve d'un hôpital
prenait enfin forme.
L'hélicoptère Jolly Green Giant et son équipage américain, engagés
dans la guerre au Vietnam, se trouvaient aux Philippines pour un temps de
repos. La requête qu'avait présentée Robbie pour un transport aérien des
matériaux de construction d'un hôpital lointain était parvenue aux
responsables. L'équipage sauta sur l'occasion de rendre service. Tous mes
collègues à Bagabag étaient très excités en voyant des tonnes de ciment et
de matériaux de construction chargés à bord de l'hélicoptère.
J'ai été désignée comme accompagnatrice pour servir d'interprète aux
pilotes. Doming s'apprêtait à rentrer à Balangao pour ses vacances d'été, et
nous lui avons offert un voyage gratuit par hélicoptère. Bill Powell, un
pilote qui avait souvent volé jusqu'à Balangao, se joignit à l'équipe pour
conseiller les pilotes dans ce secteur.
Mes parents étaient venus de Californie pour me rendre visite. Alors
que nous observions les hommes qui chargeaient l'appareil dans lequel
j'allais monter, Papa a marmonné : «Ils sont en train de le surcharger !». Il
avait l'œil exercé pour estimer le poids et le volume. Mais Robbie était tout
animé. De toute façon on lui avait dit qu'il était impossible de surcharger ce
type d'hélicoptère. Plus tard, j'ai appris que Papa avait eu du mal à résister à
l'envie de me faire descendre de l'appareil juste avant qu'il décolle. Nous
avons pris de l'altitude. Nous étions au comble de l'excitation : enfin, un
hôpital ! Une demi-heure plus tard, nous heurtions ce palmier.
L'arbre a déséquilibré le rotor et nous sommes rapidement tombés dans
un ravin. L'habitacle s'est retourné, mais les pales ont continué de tourner,
imprimant de violentes secousses à l'appareil. Le ciment a volé dans toutes
les directions.
La partie arrière de l'hélicoptère était en feu, mais Bill a donné un
grand coup de poing à travers le hublot du cockpit et a pu s'extraire. Le
pilote, le copilote et le navigateur à côté de lui étaient indemnes. En
rassemblant ses esprits, Bill s'est rendu compte que trois personnes étaient
prisonnières sous des tonnes de matériel : Doming, le Dr Lim et moi. Il était
sûr que nous étions morts, mais il a néanmoins dévalé le talus vers nous.
Ne pouvant pas se servir de son bras gauche, il n'a pas pu rentrer dans
l'appareil. Il voyait le kérosène s'échapper par un trou à l'intérieur de
l'hélicoptère. «Juami, Doming et le Dr Lim sont à l'intérieur !». cria-t-il aux
Balangaos qui s'étaient rassemblés. Ils ont aussitôt formé une chaîne pour
éteindre le feu avec des seaux d'eau et de la boue. D'autres ont grimpé sur
l'appareil, sont descendus à l'intérieur et ont commencé à jeter des caisses
de clous et des sacs de ciment hors de l'appareil. Ils ont fini par entendre
mes faibles cris et ont pu nous extraire de l'amas de ferraille.
Les Balangaos sont restés auprès de moi toute la nuit… à prier :
«Seigneur Jésus ne la laisse pas mourir ! Le Livre n'est pas encore terminé

Le jour suivant, j'ai été transportée par avion vers une base des Forces
américaines où des jeunes médecins m'ont prise en charge. Ils m'ont
taquinée en disant combien j'avais l'air belle et m'ont même proposé des
rendez-vous galants !
Quand ils m'ont appris que ma mère était en route pour venir me voir,
j'ai été impatiente de la voir arriver. Elle était infirmière et avait vingt
années d'expériences de cas graves derrière elle. Quand elle est entrée dans
la chambre et qu'elle m'a vue, elle a poussé un cri. C'est à ce moment-là que
je me suis rendu compte de la gravité de mes blessures. Les infirmières ont
voulu me raser la tête, mais maman ne les a pas laissées faire. Elle a passé
la journée à ôter patiemment et minutieusement de mes cheveux les
poussières de ciment qui avaient durci à cause du sang, et elle m'a lavé la
tête.
Pendant les quatre premiers jours, j'ai expliqué à Dieu qu'il ne pouvait
pas permettre que je devienne aveugle. Je n'avais pas encore achevé l'œuvre
qu'il m'avait confiée. Quand j'ai pu entrouvrir les yeux, j'ai été sensible à la
clarté, puis j'ai discerné les formes. Quel soulagement ! Je pourrais achever
la traduction.
La deuxième semaine, j'ai été transférée à Manille. Les nerfs qui
avaient été endommagés à mon bras et à mon côté droit ont commencé à
retrouver leur sensibilité. Du même coup, les souffrances se sont faites plus
vives. Mais les médecins refusaient de me donner des calmants, de crainte
que je ne devienne dépendante des tranquillisants. Je me suis alors dit que
les malades hospitalisés étaient censés vivre en communion étroite avec
Dieu. Je souffrais terriblement et ne voyais Dieu nulle part. Je ne sentais pas
sa présence, je n'entendais pas sa voix. Il n'y avait aucune vague de gloire,
seulement des vagues de souffrance.
Pendant plusieurs nuits, je n'ai pas pu dormir à cause des douleurs.
Maman m'a veillée la plupart de ces nuits, tenant ma main et ne s'accordant
que quelques instants de sommeil sur le lit pliant installé dans la chambre.
Je ne pouvais m'empêcher de penser à la mort de Robbie Lim. Il s'était
tellement réjoui de la construction d'un hôpital ! Tous ses efforts étaient sur
le point d'aboutir. Je me demandais même si des personnes n'auraient pas
souhaité que je meure à la place de Robbie.
Quelques semaines plus tard, quand mon état a permis que je quitte
l'hôpital, Maman a repris l'avion pour la Californie. Pour ma part, j'ai
effectué une brève visite à Balangao – juste une journée – pour prouver aux
habitants que j'étais en vie. Doming, lui, avait beaucoup changé. Alors qu'il
se trouvait sous la cargaison, il avait prié : «Seigneur, si tu me fais sortir
vivant de cet accident, je te servirai. Je t'abandonnerai les rênes de ma vie !»
J'avais décelé des traits de caractère de notre père Ama en Doming. Je
savais donc que s'il avait promis de confier sa vie au Seigneur Jésus dans
l'hélicoptère, il tiendrait sa promesse.

Au terme d'une nouvelle période de six semaines de repos et


d'amélioration de mon état, je suis retournée à Balangao pour poursuivre
mon travail de traduction. J'étais surprise de trouver les Balangaos assidus à
la prière. Ils avaient enfin compris qu'ils pouvaient prier pour tous les
sujets, importants ou mineurs. La prière fervente faisait désormais partie de
leur vie. Après le crash de l'hélicoptère, ils n'ont plus jamais été comme
avant. Moi non plus.
Forsan avait l'habitude de venir chez moi en clopinant, de s'asseoir à
côté de moi pour bavarder et plaisanter. Une fois, frottant ses yeux
larmoyants avec le dos de sa main noueuse, elle a tendu son bras et m'a
tapoté la main en disant : «Je l'ai encore oublié ! Comment s'appelle celui à
qui j'obéis ?». Elle avait courageusement cessé de servir les esprits pour se
soumettre au Dieu du ciel, mais elle n'arrivait pas à retenir son nom.
Comme tous les Balangaos convertis, elle s'était longtemps demandé si
Dieu était plus fort que les esprits. Elle connaissait le pouvoir des esprits,
mais cet autre Dieu… Quand elle avait ôté le bracelet qu'elle portait au bras
en signe d'assujettissement aux esprits, elle avait pris un gros risque. C'était
un pas de foi à la vie ou à la mort. Mais Dieu lui a prouvé, ainsi qu'à tous
les Balangaos, qu'il était plus puissant que les esprits.
Pour les Balangaos, la foi est une affaire d'obéissance. Le vrai maître
est celui auquel on obéit. On regarde ses yeux, on observe comment il agit,
et on s'efforce de façonner sa vie conformément à la sienne. Pour les
Balangaos, croire ne consiste pas à prononcer certaines paroles ou à répéter
une prière. C'est vraiment faire demi-tour et promettre d'être loyal à une
nouvelle puissance et de régler sa vie selon sa volonté. Ama avait une jolie
expression pour décrire cette relation nouvelle : faire face à Dieu.
Très souvent, Dieu s'est servi de la mort de quelqu'un pour changer la
façon de penser des gens et les sensibiliser aux choses éternelles et
spirituelles que les croyants leur expliquaient concernant le Dieu vivant.
Lorsque quelqu'un mourait, des gens venaient de près et de loin et se
rassemblaient dans la maison du défunt. À leur arrivée, ils grimpaient
l'échelle pour entrer dans la maison, s'installaient autour de la dépouille, se
tenaient la tête et se lamentaient en entonnant des chants libérateurs,
exprimant ainsi leur peine, leur colère ou même les reproches adressés au
défunt de ce qu'il les avait quittés.
Lorsqu'ils avaient fini, ils séchaient leurs larmes, s'asseyaient au milieu
de ceux qui les avaient précédés et avaient accompli les mêmes rites. Ils
discutaient alors toute la nuit de choses et d'autres, sans rapport les unes
avec les autres, dans un futile effort de ne pas penser à la mort.
Quand les croyants ont commencé à veiller les corps, ils ont introduit
un élément nouveau dans la scène : l'espoir. Eux aussi entonnaient des
chants funèbres et pleuraient, mais ensuite ils orientaient habilement la
conversation sur de nouveaux thèmes spirituels : la résurrection et le ciel.
Comme les chrétiens s'adressaient à la souffrance du cœur, les gens qui
perdaient l'un des leurs faisaient souvent appel à eux.
«Venez, suppliait la famille du défunt, et parlez-nous du ciel et de la
vie après la mort». Entassés à l'intérieur des maisons endeuillées au milieu
de ceux qui se lamentaient, les chrétiens rendaient un témoignage percutant.
Ama saisissait encore d'autres occasions de réunions pour parler du
Dieu du ciel. Il emportait partout ses feuilles pliées en accordéon sur
lesquelles figurait la généalogie de Jésus : lors de la remise des diplômes
scolaires, aux assemblées de villageois, bref dans tous les rassemblements.
Quand c'était à son tour de prendre la parole, il dépliait ses feuilles, ce qui
en soi déjà captait l'attention de la foule, et il expliquait ce qui figurait sur
les feuilles. Les gens s'efforçaient de voir, et ils écoutaient attentivement,
comme rivés au sol. Ensuite, ils discutaient et posaient des questions.
Les Balangaos apprenaient à faire confiance. Peu à peu ils
comprenaient que la Parole de Dieu leur donnerait les instructions quant à
la bonne manière de vivre. Une fois, plusieurs anciens étaient allés rendre
visite à une église située dans une autre région. Cette assemblée interdisait à
ses membres de mâcher de la noix d'arec. À leur retour, ils se sont demandé
s'ils devaient faire de même.
La préparation de la pâte de noix d'arec fait partie de la vie de ces
peuples. Les hommes et les garçons grimpent dans les noyers élancés pour
cueillir les noix mûres. Toutes les quelques semaines, les hommes font une
sorte de chaux en brûlant des tas de coquilles d'escargots. Ils ventilent le feu
pour que sa température soit aussi élevée que possible. La chaleur est si
intense que les coquilles deviennent blanches comme neige tout en restant
intactes dans les cendres. Tout a été consumé sauf la chaux. Lorsque les
coquilles sont moins brûlantes, les hommes les déposent dans le mortier à
riz. Ensuite ils les aspergent d'eau pour les refroidir brutalement, ce qui
dégage une vapeur intense. Ainsi, ils peuvent facilement les réduire en
poudre. Ils stockent cette poudre dans un tube de bambou bouché par des
feuilles.
Les hommes et les femmes prennent de la chaux, quelques noix, une
certaine sorte de feuilles et un canif fabriqué par eux-mêmes, et mettent le
tout dans une espèce de bourse qu'ils suspendent à leur cou comme un long
collier. Ils le portent partout. Quand ils rencontrent quelqu'un en route ou
s'asseyent pour bavarder, ils prennent la bourse. Une personne fait circuler
les noix, une autre fournit les feuilles ; ils partagent la chaux.
Ensuite, chacun pose un morceau de noix sur une feuille verte,
l'asperge de chaux, l'enroule dans la feuille et met le volumineux morceau –
du bétel – dans sa bouche. Il le mâche bien et recrache une substance
épaisse et rouge comme du sang. Ceux qui en mâchent beaucoup ont des
dents rouges.
Quand ils sont dehors, ils crachent cette matière rouge n'importe où.
Dans les maisons, ils visent habilement une fente dans le plancher, la
fenêtre ou la porte ouvertes. Les porcs et les chiens qui dorment sous la
maison sont ainsi teintés de rouge. Au cours de mes premiers mois parmi
les Balangaos, ces taches rouges m'ont intriguée. Je devais constamment me
dire que ce n'était pas du sang.
Quand les chrétiens sont venus me trouver et m'ont demandé ce que je
pensais de l'interdiction faite par cette église à ses membres de mâcher cette
substance, je les ai renvoyés à l'Écriture. «Cherchez ce que la Bible déclare
à ce sujet». Ils n'ont évidemment rien trouvé.
Je leur ai alors demandé : «La Bible parle-t-elle du commérage ?».
Oui, et même beaucoup !
Comme les bavardages constituaient un problème beaucoup plus
important que le fait de mâcher de la noix d'arec, j'ai conseillé ceci aux gens
venus me questionner : «Il serait bon de commencer par obéir à ce qui est
clairement défendu ; ensuite, nous examinerons la question de l'habitude de
mâcher de la noix d'arec». Ils en sont encore à mâcher de la noix d'arec.

L'église a continué de se développer. Lorsque Fanganan, un jeune


homme balangao, a dû rejoindre l'armée, il a dû indiquer sa religion sur le
formulaire d'inscription. Plus tard, quand il est revenu, il m'a taquinée : «Tu
ne nous avais jamais dit quelle était ta religion !»
Curieuse, je lui ai alors demandé : «Qu'as-tu indiqué sur le formulaire
?». Il m'a rétorqué que la seule réponse qui lui est venue à l'esprit était :
«Croyant biblique». C'est ainsi que l'église balangao s'est désignée : Les
croyants bibliques.

Je tremblais quand des faux docteurs venaient sur le territoire des


Balangaos. Je m'évertuais à les empêcher de venir, ou je m'efforçais au
moins de les démasquer. Un jour, alors qu'un faux docteur s'était présenté
dans la région, j'ai insisté auprès d'Ama pour qu'il lui interdise l'accès aux
villages.
Ama a inspiré profondément, m'a regardée tristement en secouant la
tête en disant : «Mon enfant, tu ne sais pas comment discuter avec les autres
!». J'étais déçue de n'avoir pas appris comment faire alors que je l'avais vu
si souvent en discussion avec d'autres personnes.
J'étais prise de court. Je savais qu'il avait raison. Je lui ai dit après avoir
pris une profonde inspiration : «Tu es mon père. Tu ferais bien de
m'apprendre !»
Il m'a fait asseoir et m'a expliqué pas à pas comment résoudre un
conflit. «Avant tout, tu dois écouter. Suis l'autre dans son raisonnement et
approuve tout ce qui est possible. Tu lui montres ainsi que tu le comprends.
Ensuite, quand il ne se sent plus menacé et qu'il est convaincu que tu as
compris son raisonnement, prends-le par la main et conduis-le où tu veux le
mener».
Les Balangaos sont géniaux au niveau des relations interpersonnelles,
et ils m'ont inculqué des principes de grande valeur concernant le travail
parmi les gens. J'ai appris à leur demander conseil sur beaucoup de choses.
Les croyants savaient mieux que moi comment présenter l'Évangile à leurs
compatriotes, mais j'en savais plus qu'eux quant au contenu de l'Écriture.
Cela m'a d'ailleurs posé un grave problème : comment moi, en tant que fille
de la famille, pouvais-je corriger les erreurs de ma mère et de mon père, de
mes oncles et de mes tantes ?
Doming est venu à mon aide. Il m'a enseigné à poser des questions du
genre : «Qu'allons-nous faire maintenant ? Regardez, voici ce que dit la
Bible. Alors, que faut-il que nous fassions ?»
Après la mort du Dr Lim, j'ai de nouveau été plongée dans le travail
médical. Et les croyants réclamaient toujours plus de livres bibliques
traduits dans leur langue. Un jour, je leur ai déclaré : «Si j'avais des gens
capables de dactylographier et d'administrer les médicaments, je pourrais
traduire davantage. Que dois-je faire ?»
Ils m'ont suggéré de former quelques personnes pour ces différents
services. Certains ont ainsi appris à faire des piqûres et à être des auxiliaires
médicaux, d'autres ont appris à dactylographier. Ils arrêtaient à la porte les
gens qui venaient se faire soigner et les questionnaient avant de me les
envoyer. Lors de la pause-café, je discutais avec eux des cas les plus
compliqués.
C'était un bon système. Il permettait d'avancer plus rapidement à la
traduction de la Parole de Dieu. Et les retombées étaient aussi importantes
que le but poursuivi : les nombreuses personnes qui m'assistaient ont fini
par considérer la traduction comme étant aussi leur œuvre, et non seulement
la mienne. Ils s'appropriaient le Livre. C'était leur Livre que nous
traduisions.
Ils lisaient la Parole de Dieu à l'église, parfois avec des résultats
surprenants. Un dimanche, une femme est venue au culte pour la première
fois. Elle a beaucoup apprécié les chants, mais lorsqu'une personne s'est
mise à lire l'Écriture, la dame en question s'est brusquement agitée.
Finalement, les dents serrées, elle s'est levée et est sortie.
Plus tard, alors que nous mangions, elle est entrée en tapant des pieds
chez Tekla et Tony, son mari. Elle s'est approchée au point de n'être qu'à
quelques centimètres de Tony et, d'une manière tout à fait inhabituelle pour
les Balangaos, elle l'a accusé en face.
«Tu as un culot monstre ! Tu m'invites à venir à ton assemblée et que
fais-tu ? Tu es allé dire à l'homme qui se tenait devant tous les péchés que
j'ai commis, et lui, il les a étalés en public ! En plus, il les a lus dans un livre
! Je ne reviendrai plus jamais».
Les gens étaient si souvent touchés par les Écritures que les anciens ont
pris l'habitude de déclarer ceci avant la lecture de la Parole : «Vous allez
penser que nous savons tout de vous et que nous le divulguons. Soyez
certains que personne ne nous a rien dit. Ce Livre démasque les choses
cachées. C'est tout simplement le propre de ce Livre de le faire».
Les Balangaos continuent de dire que la meilleure chose que l'avion
nous ait apportée n'est pas le sel, le sucre et le kérosène dont nous avons
tant besoin, mais les visiteurs. Masa-aw a déclaré : «Notre foi ne serait pas
si forte si vous ne nous aviez pas amené tous ces visiteurs qui nous ont parlé
de leur foi».
Un jour, nous avons accueilli des gens importants de Manille. Après le
repas de midi, nous nous sommes installés en cercle. C'était embarrassant
d'avoir d'un côté les Philippins distingués de la haute société, et de l'autre
les Balangaos, mais ils appartenaient vraiment à deux mondes à part.
Masa-aw, un fidèle croyant qui m'aidait dans le travail de traduction, a
pris l'initiative. Après avoir salué chacun, il a souligné que c'était un grand
privilège d'accueillir des visiteurs à Balangao. La curiosité le dévorait. Il
s'est donc empressé de dire : «Que chacun indique son nom, ce qu'il fait et
s'il est croyant ou non. Si c'est le cas, qu'il raconte comment il est arrivé à la
foi. Nous les Balangaos allons à tour de rôle rendre témoignage en
commençant par un bout de la pièce».
Les Balangaos ont donc pris la parole en premier pour mettre leurs
hôtes à l'aise. J'ai servi d'interprète. Quand est venu leur tour, nos invités de
Manille ont raconté leur vie avec beaucoup d'entrain. L'atmosphère avait
complètement changé.
Le fait d'entendre de la bouche de gens du monde entier les mêmes
vérités concernant Jésus-Christ a confirmé ces vérités et considérablement
élargi la foi des Balangaos. Quant à nos visiteurs, la rencontre avec leurs
frères et sœurs balangaos a augmenté leur foi.
«Ce livre n'est pas une fable». a dit Ama aux Balangaos après le départ
d'un visiteur. «Tout est vrai. Je viens de rencontrer un homme qui a
réellement bu de l'eau du puits de Jacob en Israël».
La Parole de Dieu transforme les gens. Plus les Balangaos étudiaient et
apprenaient, plus leur vie était changée. Le changement qui m'a le plus
frappée a affecté les relations que les Balangaos entretenaient avec les
Ifugaos, leurs ennemis mortels.
Plusieurs croyants balangaos et moi-même participions à un séminaire
de traduction à Bagabag. Cet atelier durait un mois. Y participaient
également Len et Doreen Newell, des traducteurs qui travaillaient parmi les
Ifugaos. Ils étaient venus avec leurs assistants ifugaos qui les aidaient dans
l'apprentissage de la langue. Les Balangaos et moi avons invité les Ifugaos
et la famille Newell à venir à Balangao en avion pour y passer le week-end.
Tout en sachant qu'ils étaient ennemis des Balangaos au temps où ils
chassaient des têtes, les Ifugaos savaient qu'ils pouvaient se rendre en toute
sécurité au milieu des Balangaos en compagnie de leurs traducteurs.
Ce dimanche-là, nous avons passé ensemble la journée à étudier la
Parole de Dieu et à chanter. Les Ifugaos étaient surpris par le nombre de
Balangaos qui s'étaient rassemblés pour étudier les Écritures déjà traduites
dans leur langue. Un certain nombre de ces Ifugaos agressifs s'étaient
convertis en aidant Len à traduire la Bible, mais il ne leur était pas encore
venu à l'esprit qu'ils pourraient se réunir en groupe pour étudier la Bible
dans leur village.
En découvrant ce week-end ce qui se pratiquait parmi les Balangaos,
l'idée de faire pareil a jailli dans l'esprit des Ifugaos. Les Newell priaient
depuis longtemps pour cela. Les Ifugaos se sont dit qu'après tout, eux aussi
pouvaient se réunir et supporter en groupe les moqueries et les attaques que
les autres villageois lanceraient contre eux pour leur refus d'obéir aux
esprits.
Les Balangaos et les Ifugaos ont discuté de cette question jusque tard
dans la nuit. En rejetant les traditions et en les remplaçant par ces idées
nouvelles, ils savaient qu'ils s'exposeraient à la médisance et aux moqueries,
la pire des attaques pour les gens de la montagne. Les Ifugaos ont
cependant décidé de prendre position et d'accepter d'être la cible des
commérages et des critiques.
Ils ont invité des croyants balangaos à se rendre en territoire ifugao
pour baptiser publiquement les premiers croyants ifugaos en présence de
tous les autres Ifugaos qui continuaient d'offrir des sacrifices aux esprits. La
présence des chrétiens balangaos constituerait pour les premiers Ifugaos un
grand encouragement à renoncer publiquement à offrir des sacrifices aux
esprits.
Quelques semaines plus tard, trois petits avions remplis de Balangaos,
soit une quinzaine de personnes au total, se sont envolés pour Bagabag. De
là, nous avons pris des jeeps jusqu'au bout de la route, puis nous avons
franchi la montagne à pied jusqu'au village de Batad. Les Ifugaos ont tué un
porc en l'honneur des Balangaos. C'était pour moi une scène très
émouvante. Mais seul un chasseur de tête environné d'ennemis dans un
territoire avec lequel il n'y avait pas de traité de paix pouvait pleinement
ressentir l'émerveillement d'Ama.
Ama a baptisé les premiers croyants ifugaos.
Un peu plus tard, il a pris place au milieu des Ifugaos. Ils ont mâché
ensemble de la noix d'arec et partagé le repas. Il a secoué la tête
d'étonnement, disant : «Tout ceci semble totalement irréel. Qui aurait pensé
que les Balangaos mangeraient avec les Ifugaos ? Cela prouve bien la
puissance de Dieu !». Jamais dans l'histoire de ces deux peuples, une chose
pareille n'aurait pu se produire sans sacrifices et cérémonies.
Mais les changements ne s'arrêtaient pas là.
Le Seigneur se servait toujours du livre biblique que nous venions de
traduire pour opérer des prodiges dans le cœur des gens. Quand nous avons
terminé la traduction du livre des Actes des apôtres, l'église balangao a
trouvé tout naturel d'aller annoncer Christ dans ce qui était sa «Judée». les
autres tribus dans les montagnes environnantes. D'ailleurs, les croyants
s'étaient déjà aventurés en territoire ennemi – chez les Ifugaos – et ils
savaient que le Seigneur Jésus était assez puissant pour les protéger même
hors de leur vallée.
Un matin très tôt, Forsan et Chalinggay, escortées par Ama et quelques
anciens, ont marché en boitillant jusqu'à la piste d'atterrissage. Nous allions
voler jusqu'à un autre village par-delà les montagnes ; là, de nouveaux
chrétiens luttaient contre les mauvais esprits.
Nous sommes montés dans l'avion, le pilote nous a attachés et nous
avons décollé. Forsan se collait à moi, ses ongles plantés dans mon bras. Je
ne pense pas que ses yeux curieux aient cligné une seule fois pendant tout le
trajet tandis qu'elle regardait par la fenêtre. Quant à Chalinggay, elle a caché
son visage sur mes genoux et n'a plus levé la tête jusqu'à l'atterrissage.
Nous avions été invités par ces croyants et leurs traducteurs pour leur
prouver qu'une médium spirite pouvait se convertir et cesser de sacrifier aux
esprits, et même vivre pour en parler ! Quand nous sommes arrivés au
village, une foule a fait cercle autour de nous. Les deux femmes âgées ont
été installées au milieu de la cour pour que tout le monde puisse les voir et
les toucher. Ama a raconté comment les Balangaos ont découvert que Dieu
était plus fort que les esprits. Les gens ont interrogé Chalinggay et Forsan.
Quand nous sommes repartis, l'un des médiums spirites a déclaré que,
puisque ces femmes s'étaient tournées vers Jésus et n'étaient pas mortes, lui
aussi croirait un jour.

De retour à Balangao, j'ai continué de dispenser un enseignement aux


hommes le samedi pour qu'ils puissent prêcher le dimanche. Mais les
croyants balangaos avaient déjà trouvé que les anciens étaient plus
compétents que moi pour donner des conseils. C'était en 1974. Cela faisait
douze ans que je travaillais là. L'église explosait littéralement. Le Saint-
Esprit soufflait avec force comme un vent puissant ; je n'avais aucun moyen
de contenir ou d'orienter l'œuvre de Dieu parmi les gens.
Les anciens enseignaient, prêchaient et évangélisaient. Le soir après le
souper, je restais assise quelques instants chez Ama, et j'entendais les
hommes discuter entre eux de telle ou telle personne qui avait cru ce jour-là
ou durant la semaine, alors que je m'étais affairée à la traduction dans mon
bureau. Ina priait chaque jour pour le livre à traduire. Mais entre-temps, la
Parole de Dieu continuait de transformer les gens. J'étais stupéfaite. Le fait
de semer la Parole de Dieu débouche inévitablement sur une moisson
d'églises.
Pour accélérer la traduction, j'ai suggéré à Doming d'interrompre ses
études universitaires et de rester à la maison pour m'aider. J'avais vraiment
besoin de son aide. Il s'était montré compétent pour dégrossir le travail et
donner une traduction d'assez bonne approximation.
«Quitter l'université pour t'aider à traduire ?». Il est resté silencieux un
certain temps. Je savais qu'il aimait travailler sur l'Écriture, mais je savais
également quel privilège rare c'était pour un Balangao de poursuivre des
études universitaires et combien il appréciait cette possibilité. Finalement il
dit : «Est-ce cela que signifie consentir un sacrifice ?». Et il est resté à la
maison l'année suivante pour m'épauler dans le travail de traduction.
Chaque jour, Doming et moi travaillions l'un à côté de l'autre, chacun à
son bureau. Il a fait un avant-projet de traduction du reste du Nouveau
Testament. Et il ne ratait pas une occasion de plaisanter comme lui seul
savait le faire. Alors que nous traduisions l'Apocalypse, je lui ai expliqué
que les chrétiens iraient au ciel quand Jésus viendrait les chercher. Il a
aussitôt réagi en disant : «Chic alors, je vais rester ; comme cela, quand tout
le monde sera monté au ciel, je pourrai prendre tout ce qu'ils auront laissé
!». Je m'étais dit qu'il était allé un peu trop loin. Il se souvient encore
aujourd'hui du regard que je lui ai lancé. En fait, il n'attendait que cela ! Il
rejeta sa tête en arrière et éclata d'un rire sonore.
Doming était mon disciple. Nous avons passé des centaines d'heures à
nous entretenir de la Parole de Dieu, à nous laisser interpeller par elle, et
pas seulement à nous dépêcher d'achever sa traduction. J'ai beaucoup
apprécié ces moments avec lui et avec les autres qui nous aidaient. J'aimais
traduire ce Livre qui transforme les vies, la Parole de Dieu.
En traduisant la lettre de Paul aux Éphésiens, verset par verset, idée par
idée, j'ai été saisie par la force du message. J'imaginais facilement la
réaction des Balangaos lorsqu'ils entendraient parler de l'immense amour de
Dieu. Je savais que l'émerveillement s'emparerait d'eux s'ils comprenaient le
regard que Dieu porte sur nous. L'épître aux Éphésiens devait leur montrer
comment vivre en chrétiens. J'ai prié et me suis demandé : Comment faire
entendre ce message à chacun ?
Un plan a commencé à germer dans mon esprit.
«Nous pourrions les nourrir de légumes !». ai-je suggéré.
«Non, tu ne comprends pas ! ont-ils rétorqué. Ce ne serait pas assez
bon ; ce serait même déshonorant. De plus, nous n'avons pas de légumes en
avril».
C'est vrai, il y avait fort peu de légumes en avril. C'était pourtant le
mois qui convenait le mieux car les villageois avaient terminé le travail des
champs et disposaient de temps.
J'ai alors demandé : «Et si nous amenions par avion des légumes du
marché de Bagabag ?»
Silence. Il signifiait non.
Nous étions en pleine discussion pour savoir si nous pouvions
organiser une conférence sur la Bible à Botac. Quelques semaines plus tôt,
je m'étais dit : Les Balangaos répondent avec empressement et viennent
écouter les visiteurs que nous invitons… Un groupe important de chrétiens
qui dispensent des vérités spirituelles multiplie l'impact de l'enseignement…
C'est précisément ce que pourrait réussir une conférence sur la Bible.
J'étais persuadée que c'était une bonne idée, mais comme elle était
toute nouvelle pour les Balangaos, j'ai commencé à leur faire part de ce que
j'avais retiré des conférences bibliques auxquelles j'avais moi-même
participé. Je tenais à faire naître une vision en eux. J'ai d'abord évoqué la
possibilité d'une telle conférence, puis je l'ai suggérée et finalement j'ai
demandé aux anciens de l'organiser ! «Invitons des gens d'autres régions
pour venir étudier la Parole de Dieu avec nous !». Je sentais le besoin de
mieux faire connaître la lettre aux Éphésiens.
Ils m'ont opposé un non catégorique.
Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Jusqu'à présent, ils s'étaient
toujours montrés coopérants. Je n'ai pas ménagé mes efforts. J'ai parlé,
discuté, argumenté. Je me suis même presque disputée. Soir après soir.
Pourquoi ne voulaient-ils pas inviter des gens qui leur exposeraient les
Écritures ?
Finalement, la vérité a éclaté. Ils refusaient pour une raison simple :
quand les Balangaos invitaient quelqu'un, ils s'engageaient à bien le nourrir.
Ils se sentaient obligés de lui servir de la viande. Or les Balangaos ne
disposaient pas de porcs et de poulets en nombre suffisant pour nourrir
pendant trois jours une centaine d'invités, sans compter les villageois. Ce
n'est pas l'envie qui leur manquait, mais les moyens. Ils se sentaient trop
gênés d'inviter des gens s'ils ne pouvaient pas leur servir de la viande.
Le christianisme allait à l'encontre de la culture balangao. La fierté
d'être des hôtes irréprochables les empêchait de prendre une décision
favorisant le développement de la foi de leurs frères et sœurs. Je savais
cependant qu'ils avaient beau attacher une importance énorme aux valeurs
qu'ils défendaient, Dieu pouvait intervenir avec des arguments plus
puissants que leur culture.
Nous avons continué à parler. J'ai persévéré dans mes explications et
mes suggestions. Nous avons discuté soir après soir. Au bout de plusieurs
soirées sans que se dégage un consensus, Ama est habilement intervenu.
«C'est vrai que c'est dans notre coutume de servir de la viande à nos invités.
C'est vrai qu'offrir quelque chose de moindre est humiliant…». Il a exposé
le problème et proposé une autre solution : «Peut-être pourrions-nous servir
du poisson séché. Ce serait suffisant».
Négociateur hors pair, il a défendu son point de vue. À contrecœur, les
Balangaos ont accepté de faire ce qu'il suggérait.
Mes collègues de Bagabag ont pris une part active à la préparation de
la conférence biblique de Balangao en fournissant les légumes et le poisson
séché pour nourrir nos invités. Ma mission principale consistait à trouver un
orateur extérieur. Doming, lui, se chargerait de traduire de l'anglais en
balangao.
Le jour venu, notre petit village avait l'air d'une foire régionale ! Les
responsables avaient établi des comités pour tout organiser. Je n'aurais
jamais pensé qu'il y aurait même un comité chargé d'aller chercher le bois
dans la forêt pour faire le feu ! Les gens qui hébergeaient des visiteurs se
sont rendus à notre modeste «aéroport». pour accueillir les invités, et les
conduire chez eux, où ils seraient logés et nourris.
Tout le monde était sur les nerfs. Les familles d'accueil étaient
nerveuses, car leurs hôtes parlaient différentes langues et elles ne savaient
pas comment les mettre à l'aise. Elles se demandaient également comment
leurs hôtes accepteraient la nourriture qu'elles leur présenteraient. Les
invités faisaient preuve d'une certaine inquiétude de se trouver à Balangao.
Ils avaient tous entendu des histoires à propos des chasseurs de têtes, et cela
n'était pas fait pour les rassurer ! Quand l'orateur s'est levé et est resté muet
quelques instants, moi aussi je me suis agitée intérieurement. À la fin de la
journée, il était encore étrangement paralysé, et moi sérieusement angoissée
! Je me tordais les mains. Cette conférence va être un échec !
Mais ce soir-là, en allant de maison en maison, j'ai constaté quelque
chose d'inattendu. Les croyants balangaos et leurs hôtes avaient
relativement bien surmonté la barrière du langage ; certains restaient assis
jusque tard dans la nuit et parlaient de leur foi. D'autres chantaient et se
copiaient mutuellement les paroles de leurs chants en les traduisant
directement dans leur langue. Tous se racontaient leurs luttes, s'exhortaient
les uns les autres, et priaient les uns pour les autres en différentes langues.
Le lendemain, Masa-aw est venu vers moi pour me dire : «De toute ma
vie, je n'ai pas éprouvé une joie comparable à celle-ci ! Est-ce un avant-goût
du ciel ?»
L'orateur ne se montra pas meilleur le deuxième jour. Mais le soir
venu, les participants à la conférence, de retour dans leurs familles
respectives, ont de nouveau veillé tard à discuter, chanter et prier. J'ai alors
commencé à comprendre que Dieu avait son plan bien à lui pour le
déroulement de cette conférence, un plan très différent du mien.
«Vous voulez voir un miracle ? demanda Ama au groupe. Vous
aimeriez voir la puissance du Seigneur Jésus à l'œuvre ? Eh bien, regardez !
Ces hommes antipolos sont venus ici en traversant des contrées ennemies
en toute sécurité et sans crainte. C'est un miracle. Voici des gens de Sagada,
de Batad, d'Hamal, d'Amganad, tous réunis avec nous. Quand pareille chose
s'est-elle produite dans l'histoire ? Nous ne nous sommes jamais assemblés
sinon pour faire la guerre. Frères et sœurs, vous êtes témoins : c'est l'œuvre
de Dieu !»
Après cette expérience, nous avons organisé une conférence chaque
année. Le point culminant, c'étaient les rencontres informelles dans les
maisons où logeurs et logés parlaient de leurs expériences mutuelles et
apprenaient les uns des autres. Les gens disaient que la marque du chrétien
est qu'il peut facilement parler de sujets profonds. Ina, ma mère balangao
d'adoption, m'a demandé un jour à l'issue d'une conférence : «De quoi les
gens peuvent-ils donc bien parler si Dieu n'est pas leur sujet de discussion
?». Même quand l'enseignement dispensé était bon, la communion
fraternelle était encore meilleure.
Des gens de toutes les Philippines sont venus assister à nos
conférences. Jakiryl et sa femme, des Philippins de l'île de Jolo, l'une des
plus méridionales, ont raconté une histoire qui s'est propagée comme une
traînée de poudre parmi tous les participants de la conférence.
L'oncle de Jakiryl, le propre frère de son père, avait assassiné celui-ci à
cause de sa nouvelle foi. Mais Jakiryl n'a pas cherché à venger la mort de
son père. Au contraire, il a aidé financièrement les enfants de cet oncle à
poursuivre leurs études.
Ce scénario était totalement incompréhensible pour les Balangaos.
Tout d'abord, aucun Balangao ne songerait à faire du mal à son frère. C'était
impensable. Or ils avaient devant eux un homme dont le père avait été tué
par son propre frère. Ils se sont demandé : «N'est-ce pas ce que la Bible a
prédit en disant qu'un frère livrera son frère à la mort ?». Pour eux, c'était
une nouvelle preuve de la véracité de la Bible.
Pour les Balangaos, il était impensable qu'un meurtre reste impuni. Et
encore plus impensable d'aider les enfants de celui qui a tué votre père ! Ce
récit a fait une profonde impression en eux, et leur a permis de comprendre
une grande leçon. Ils ont demandé : «Est-ce ainsi qu'il faut aimer ses
ennemis ?». Ils n'avaient jamais entendu parler d'un pardon de cette
ampleur.
L'univers des Balangaos s'élargissait grâce à des visiteurs comme
Jakiryl. En découvrant ce que Dieu était capable d'opérer dans le cœur de
ses enfants, ils le glorifiaient.
Après avoir participé à des conférences à Balangao, des croyants de
Mindanao, de Palawan et d'autres lieux ont commencé à organiser leurs
propres conférences bibliques. La découverte de ce qui s'était passé à
Balangao a inspiré la vision de ce qui pourrait se produire dans leurs
propres villages. Autant les Balangaos avaient été encouragés par la foi et
l'exemple de leurs frères et sœurs venus de toutes les Philippines, autant ils
encourageaient à leur tour d'autres gens par leur exemple.
Plus que jamais, les Balangaos se sont considérés comme une vraie
partie du vaste corps de Christ, et ils ont mieux mesuré leurs responsabilités
à l'égard du reste de ce corps à travers les Philippines.
Un jour, alors que je venais de rentrer de Bagabag, j'ai annoncé à Ama
une nouvelle qui, d'après moi, allait le remplir de joie : un nouveau
traducteur venait d'être envoyé auprès d'une population montagnarde qui
parlait une langue très proche des Balangaos. Cette tribu aurait aussi les
Écritures dans sa propre langue.
Mais Ama n'a pas répondu. Il n'a pas souri. Il est resté silencieux,
plongé dans de profondes réflexions.
Les larmes ont embué ses yeux et il m'a dit : «Quand ces traducteurs
seront prêts à partir, dites-leur que nous irons avec eux et que nous
expliquerons l'Évangile aux gens, pendant qu'ils fixeront leur langue. De
cette manière, il ne leur faudra pas autant de temps qu'il nous en a fallu à
nous pour croire».
L'idée d'avoir un ou une collègue me trottait depuis longtemps dans la
tête, même si j'en parlais peu. Je ressentais vraiment le besoin d'avoir
quelqu'un qui puisse m'assister dans mon travail : quatre mains valent
mieux que deux. J'aimais beaucoup les Balangaos, mais j'aspirais à avoir
l'aide d'une personne capable de comprendre ma nature, ce dont les
Balangaos étaient incapables. Quelqu'un avec qui je puisse discuter
longuement de tout, depuis Dieu jusqu'à la linguistique, en passant par les
bons ouvrages et la couleur des rideaux. Quelqu'un qui partage mes
préoccupations avec la même ardeur que moi. Ma vie était pleine de joies et
riche de signification, je me sentais épanouie, mais tout cela ne supprimait
pas le désir d'une compagnie.
Tant que je ne faisais que rêver à une collègue idéale, j'imaginais
quelqu'un qui sache jouer de la guitare et chanter. Les Balangaos
l'apprécieraient. Mais je n'ai pas imposé ces conditions à Dieu. Je ne pensais
peut-être même pas qu'il exaucerait mes vœux. Il m'avait déjà tellement
comblée !
Nous étions en 1976 et je travaillais seule depuis l'année 1964. Durant
l'été 1976, je me suis rendue en Australie pour donner des cours de
grammaire à l'Institut de linguistique d'été. Mes amis balangaos n'ont pas vu
ce voyage d'un bon œil. Tony, le mari de Tekla qui était venu à la foi après
des années de prières en sa faveur, m'a dit avant mon départ : «Si tu cessais
de t'affairer à tant d'autres tâches, tu pourrais terminer notre Livre !»
D'autres me faisaient des reproches. «Tu dis depuis longtemps qu'un
jour tu nous apprendras à lire ! Quand commenceras-tu ?». Les gens
voulaient aussi que je consacre plus de temps à écrire des chants et la
musique pour les accompagner. Moi ? Tony avait dit que ma façon de
chanter lui écorchait les oreilles ! Quant au travail médical, je n'en voyais
jamais le bout. Les Balangaos étaient devenus exigeants avec moi. Ils
perdaient patience. «Qu'as-tu donc à te rendre en Australie ?»
Mais je suis partie. À l'Institut de linguistique, j'ai eu comme élève
Robyn Terrey. Quand je l'ai rencontrée, je me suis dit : Non, je ne peux tout
de même pas demander à Dieu de me donner une équipière dès maintenant
! Mais peu à peu, l'idée a fait son chemin. Dieu pouvait me donner une
collègue, et il était en train de le faire. Et elle était bardée de qualités ! Elle
se formait pour enseigner à lire, elle était infirmière et sage-femme. Elle
aimait mon auteur préféré et partageait mon goût pour les mêmes couleurs.
Elle ressentait les choses comme moi. Elle aimait la musique. Et non
seulement elle jouait de la guitare, mais elle chantait également !
À la fin de la session de cours, Robyn a décidé qu'elle viendrait me
rejoindre et se chargerait d'apprendre à lire aux Balangaos.
Je suis rentrée à Balangao pendant que Robyn terminait sa formation.
Quand j'ai informé Ama qu'il aurait une autre fille, tout son visage s'éclaira
d'un grand sourire. Les Balangaos étaient aussi excités que moi de voir
Robyn enfin arriver. Et presque aussi impatients.
On est sûr de faire partie de la famille quand les gens plaisantent.
Quand j'ai dit aux villageois qu'il faudrait encore un certain temps avant que
Robyn vienne à Balangao, une vieille femme qui me harcelait depuis des
années pour que je lui apprenne à lire a dit : «Je serai probablement aveugle
d'ici à ce qu'elle vienne !»
Quand Robyn est arrivée à Balangao, je m'y trouvais déjà depuis
quinze ans. J'avais noué de solides amitiés, défini ma politique et fixé mes
objectifs. J'étais entièrement plongée dans le travail de traduction, si bien
que je n'avais pas beaucoup de temps pour enseigner le balangao à Robyn.
Elle est allée trouver les maîtres d'école et s'est lancée dans l'enseignement
de la lecture avec les quelques mots de balangao qu'elle connaissait. Nous
avons travaillé tous les soirs pour préparer les mots dont elle avait besoin
pour présenter la leçon du lendemain. Elle a fait des pas de géant et n'a pas
mis longtemps à très bien parler le balangao.
Robyn n'était là que depuis quelques jours seulement, quand une
voisine a eu un accouchement difficile, car le bébé se présentait par le siège.
La manière dont Robyn a accouché la maman m'a sidérée. Si j'ai dû
pratiquer le bouche à bouche pour ranimer l'enfant, c'est tout de même
Robyn qui l'a mis au monde. Andrea, qui avait perdu sa petite Melisa, avait
bien observé, si bien que dix jours plus tard, elle a pu elle-même sauver la
vie d'un nouveau-né venu dans des conditions difficiles. Elle rayonnait de
bonheur en racontant : «J'ai simplement fait ce que je t'avais vue faire, et ça
a marché !»
Un certain Noël, les gens nous ont amené une femme d'un autre
village. Elle était en travail depuis plusieurs jours. Je me suis tout de suite
rendu compte que c'était la même femme qu'Anne et moi avions accouchée
lors de notre première année à Balangao. Cette fois-ci, la pauvre femme
était en travail depuis trois jours et était presque morte d'épuisement. Son
pouls battait irrégulièrement et on ne percevait presque plus les battements
du cœur du bébé. La mère n'avait plus de force, et plus rien n'allait en elle ;
même ses contractions étaient anormales.
En deux heures, Robyn est parvenue à mettre le bébé au monde. Mais
une fois sorti du sein maternel, le nouveau-né n'a pas crié. Comme Robyn
était exténuée, j'ai pris la relève. Je me suis occupée activement de ce
nourrisson qui avait beaucoup souffert pendant les jours de travail intense.
Finalement, il a respiré, mais il a encore fallu vingt bonnes minutes pour
que ses muscles se tonifient. Au bout de deux heures, il gigotait et était bien
vivant. C'est à ce moment que nous avons décidé que Robyn serait
l'obstétricienne et moi la pédiatre. Nous formions une équipe.
C'est aussi en équipe que nous avons accompli notre travail
linguistique. Je travaillais avec une équipe d'assistants balangaos. Robyn,
avec une autre équipe, rédigeait des livres de lecture et produisait des
manuels pour les enseignants. De plus, elle enseignait et supervisait le
travail des enseignants. Grâce à sa présence, j'ai pu me plonger dans la
traduction du Livre. Il m'a fallu encore cinq ans pour terminer le travail.
Tout le village de Mallango s'était rassemblé autour de nous. Des
centaines de gens étaient assis sur des mangeoires, des souches et divers
objets sortis de sous les maisons. Tous étaient curieux, attentifs et se
demandaient : «Qui sont ces gens qui viennent en avion ?». Robyn et moi
étions venues avec les anciens à l'invitation de Bruce et Judith Grayden qui
avaient commencé depuis peu une œuvre dans cette région. Très vite, les
anciens balangaos se sont mis à converser avec les anciens mallangos au
sujet des traducteurs et de leurs villages.
En un rien de temps, la conversation s'est orientée sur des questions
spirituelles. Les questions ont fusé, des questions que chacun se posait dans
ces montagnes luxuriantes et accidentées : «D'où viennent les êtres humains
?». «D'où vient le péché ?». «Pourquoi Satan n'a-t-il pas été détruit ?»
Ils écoutaient les réponses, hochant la tête quand elles coïncidaient
avec ce qu'ils avaient déjà entendu.
Ama a déplié sa généalogie jaunie qui descendait d'Adam à Jésus-
Christ, et a expliqué comment Dieu a utilisé chacune des personnes figurant
sur la liste. Et il a ajouté : «Si la généalogie était complète, vos noms y
figureraient !». Au fil des ans, il a représenté trois autres généalogies pour
susciter chez les autres le même émerveillement devant le fait prodigieux de
l'appartenance à Dieu.
En fin d'après-midi, et alors que les questions étaient revenues
plusieurs fois, les villageois continuaient de les poser. Robyn et moi avons
fini par dire à Ama : «Tu as déjà suffisamment répondu à toutes ces
questions. Tu n'es pas obligé de le faire une nouvelle fois !»
Ama nous a regardées, a marqué une pause et a rétorqué calmement et
courageusement : «Nous répondrons aux questions aussi souvent que les
gens nous les poseront».
Les anciens ont veillé tard dans les maisons, buvant du café fort et
sucré. Voyant que nous avions de la peine à maintenir nos yeux ouverts, ils
nous ont envoyées au lit. Eux-mêmes sont restés toute la nuit à discuter.
Quelques-uns se sont contentés de prendre une heure de repos ici ou là. Ils
nouaient des relations. Le fait de parler à de nouveaux amis et de discuter
d'idées nouvelles était pour eux plus important que le sommeil.
Malgré l'intérêt évident que les gens de l'endroit ont manifesté au Dieu
vivant et aux discussions sur la nécessité de croire en lui, lorsque nous
sommes repartis, les anciens balangaos étaient très sceptiques et ne
pensaient pas qu'un seul Mallango se soit converti durant notre visite. Mais
ils étaient optimistes quant à la puissance de Dieu et ils savaient que Dieu
répond aux prières. De retour chez eux, ils ont prié journellement et à
chaque repas pour le peuple mallango.
Lors de la visite suivante que les Balangaos ont effectuée chez les
Mallangos, ils ont trouvé une poignée de croyants. À l'occasion du
troisième voyage, il y avait un grand nombre de Mallangos qui avaient cru.
Les responsables balangaos ont aidé ces nouveaux convertis à construire
leur église et à choisir leurs anciens.
Des traducteurs de la Bible qui travaillaient dans d'autres langues ont
également invité les anciens balangaos à visiter leurs villages pour donner
un point de vue philippin sur la raison de la venue des traducteurs. Dans ce
travail, les Balangaos recevaient autant qu'ils donnaient. La vision de
communiquer la Parole de Dieu dans le monde entier nous a beaucoup
stimulés grâce à ces voyages missionnaires.
Le désir sentimental d'Ama d'aider d'autres traducteurs de la Bible était
en passe de se réaliser. En effet, les anciens se rendaient à pied, en avion ou
en hélicoptère dans différents endroits du nord des Philippines pour y
annoncer l'Évangile. La nourriture, les coutumes et les réactions des peuples
visités variaient d'un lieu à un autre. Il y avait cependant des constantes : les
chrétiens balangaos qui partaient en mission enduraient beaucoup
d'épreuves et couraient de grands risques.
Ils subissaient des pertes matérielles quand ils partaient alors que leur
travail à la maison et dans les champs n'était pas achevé. Ils souffraient du
manque de confort lorsqu'ils traversaient à pied les sentiers montagneux
raides et restaient éveillés jour et nuit pour pouvoir répondre aux questions
des gens et leur faire connaître la Parole de Dieu.
Ils risquaient même parfois leur vie quand ils se rendaient auprès de
peuples avec lesquels il n'existait pas de traité de paix. Ils pouvaient
facilement être décapités, si bien qu'ils retenaient leur souffle jusqu'au
moment où ils prenaient leur premier repas. C'était le signe que leur hôte les
assurait de sa protection. Dans d'autres lieux où les gens étaient connus pour
empoisonner leurs ennemis, ils faisaient bien attention à la manière dont le
vin de fabrication artisanale à partir du riz était versé dans leur coupe. Ils
n'étaient rassurés que si leurs hôtes buvaient en premier.

Après l'arrivée de Robyn, Tony et Tekla se sont installés près des


Ga'dangs à Butigui, à deux jours de marche du domaine des Balangaos,
pour y cultiver la terre. Aux dires de Tekla, jamais elle et son mari n'ont
accompli de travail si pénible. Ils sont vraiment partis de zéro : ils ont eux-
mêmes tressé leurs paniers, fabriqué leurs balais et construit leur maison.
Tout en défrichant une parcelle de terrain pour cultiver un jardin, ils
ont essayé d'implanter une église. Il y avait déjà quelques croyants mais,
dans son ensemble, la population était réfractaire à l'Évangile. Tekla a
rassemblé les femmes ga'dangs pour leur apprendre à lire dans leur langue
et ainsi leur faire découvrir les Écritures. Tony, lui, parlait du Seigneur
Jésus aux Ga'dangs et les encourageait à lire les Écriture déjà publiées dans
leur langue.
Deux ans plus tard, lorsque Tony et Tekla sont revenus à Balangao,
Tony s'est levé lors de la fête de Noël pour dire ce que Dieu était en train
d'accomplir à Butigui, là où ils vivaient désormais. Il s'apprêtait à parler
mais il était tellement ému que sa gorge s'est serrée et qu'aucun son n'est
sorti de sa bouche. «Commençons par chanter un cantique». suggéra-t-il.
Après plusieurs tentatives et de nombreux cantiques, c'est finalement
Tekla qui s'est levée : «Mon mari est tellement ému qu'il ne peut pas
s'exprimer. Il vous regarde et aimerait que ce qui se passe ici devienne aussi
une réalité à Butigui. Ici, l'église est pleine, au point que des gens sont
obligés de rester dans la cour, dehors. Tout le monde loue Dieu et désire en
savoir plus sur lui. Pendant près de deux ans, Tony a enduré beaucoup
d'épreuves dans ses efforts pour évangéliser la population de Butigui, mais
elle n'a pas encore la foi. Il a fait tout ce qu'il pouvait». L'assemblée est
restée silencieuse, Tekla s'est assise et nous avons tous prié. Puis la fête s'est
poursuivie.
Ce soir-là, les anciens se sont rendus dans la maison de Tony et ont
prié avec lui. Puis ils lui ont conseillé de brosser aux Ga'dangs un tableau
d'ensemble de l'histoire du monde, depuis la création, et de les laisser poser
des questions. Ils lui ont suggéré de parler d'abord des mauvaises nouvelles
avant de leur faire entendre la Bonne Nouvelle. Il commencerait par leur
dire que Satan est l'ennemi de Dieu et qu'il se sert de la tromperie et du
mensonge pour avoir la mainmise sur les êtres humains. Lorsque les
Ga'dangs auront saisi cette mauvaise nouvelle, la Bonne Nouvelle leur
paraîtra d'autant meilleure !
Tony et Tekla sont retournés à Butigui où la prédication de l'Évangile a
continué de rencontrer une résistance farouche. Mais deux choses avaient
changé : d'abord la nouvelle façon de présenter l'Évangile était plus
efficace, ensuite l'église était derrière les deux missionnaires et priait pour
eux. Quelle joie profonde ce fut pour les chrétiens balangaos d'apprendre
que petit à petit des habitants de Butigui se tournaient vers le Seigneur
Jésus-Christ !
Doming a été invité à prendre la parole à une conférence sur la Bible
chez les Ga'dangs. Je lui ai demandé ce qu'il avait l'intention d'enseigner.
Légèrement sur la défensive, il m'a répondu : «Comment pourrais-je le
savoir ? J'ignore quels sont leurs problèmes !». Il s'est rendu chez eux
quelques jours avant le début de la conférence, s'est assis jusque tard dans la
nuit parmi eux, les a écoutés parler. Il a ainsi pu répondre à leurs vrais
problèmes.

Ama et d'autres avaient compris l'importance d'avoir les Écritures dans


leur langue. Ils ont donc passé le plus clair de leur temps à aider les
traducteurs et leurs assistants à se comprendre mutuellement et à travailler
en harmonie à cette rude tâche.
Une fois, lors d'un atelier consacré à la traduction, Ama a conseillé
certains assistants désemparés et leur a indiqué comment se comporter avec
les traducteurs. Entre autres choses, il leur a donné ce conseil : «Parfois
vous verrez que le traducteur vous presse pour lui indiquer le sens exact
d'un mot ou d'une expression. Il ne vous lâche pas d'une semelle, au point
que vous êtes en sueur, que vous ne parvenez même plus à penser à autre
chose. Vous avez même perdu le fil de ce que le traducteur cherche. Alors
faites ce que je vous suggère : dites-lui que vous devez sortir pour satisfaire
un besoin naturel. Une fois dehors, marchez un peu et vous aurez les idées
claires. Ma fille se demande parfois pourquoi il me faut tellement de temps
pour me soulager !»
Une autre fois, les anciens et moi nous nous étions rendus dans la
région des Mallangos où la traduction venait juste de démarrer. Sans le
vouloir, Bruce Grayden, un homme doux et gentil, avait offensé son ami
mallango qui était son principal assistant dans la traduction. Du coup, celui-
ci n'a plus rien voulu savoir du traducteur. Il le fuyait. Bruce était perplexe,
se demandant quel tort il avait commis et comment le réparer. Dès notre
arrivée, il a pris Ama à part et lui a demandé son aide.
Ama s'est rendu chez l'assistant, ils ont mâché ensemble de la noix
d'arec et discuté de toutes sortes de choses. Finalement, ils ont abordé la
question des traducteurs «américains». 1 et Ama a ainsi appris l'origine du
différend.
L'homme était en colère et, comme pour tous les hommes des
montagnes, la raison et la solution étaient toutes deux évidentes. Versé dans
l'art difficile de la gestion des conflits, l'assistant s'attendait à ce que Bruce
fasse preuve du même discernement. «C'est à lui de comprendre ce qu'il m'a
fait».
Ama a soupiré et secoué la tête. Du dos de la main, il a essuyé le jus de
la noix d'arec qui sortait de sa bouche et dit : «J'ai acquis une certaine
expérience dans les rapports avec ma fille américaine. Je peux vous garantir
que même si Monsieur Bruce réfléchissait pendant cent ans, il ne devinerait
toujours pas l'erreur qu'il a commise. Vous devez le lui dire». L'homme a
toussoté et résisté à la suggestion d'Ama.
Ama a hoché la tête pour exprimer sa sympathie et ajouté : «C'est
pourtant la seule façon de débloquer la situation. Les étrangers ne
comprennent pas. Je dois souvent prendre le temps d'expliquer les choses
tranquillement et minutieusement à ma fille. Ils sont comme ça, les
Américains, ils n'arrivent pas à saisir ces choses !»

1 Bruce est australien, mais pour les Balangaos, tous les Blancs qui parlent
l'anglais sont américains.
Robyn et moi étions tellement occupées par la traduction et
l'enseignement que la plupart du temps, nous ne participions pas aux
tournées missionnaires effectuées par les anciens balangaos. Mais lorsqu'ils
revenaient d'une tournée, nous allions dans l'une de leurs maisons, nous
nous installions par terre, placions les bras autour de nos jambes et le
menton sur les genoux. Jusque tard dans la nuit, nous écoutions avec
enthousiasme le récit de ce que Jésus accomplissait dans le cœur des gens.
Les yeux pétillants, les narrateurs terminaient souvent leurs récits en
disant : «C'est l'œuvre de Dieu. Jamais un simple homme n'aurait pu
accomplir une chose pareille».
Une fois, les anciens furent invités à enseigner la Parole de Dieu à
Pasil, où des traducteurs s'efforçaient depuis des années de susciter un
intérêt pour le Seigneur Dieu auprès des habitants. Pour Masa-aw, il était
important qu'Ama soit du voyage, car son âge lui vaudrait le respect. Les
Balangaos avaient aussi invité deux hommes mallangos à les accompagner
et à prendre la parole. Ils s'évertuaient à transmettre leur zèle missionnaire
aux croyants mallangos.
Comme un villageois était mort, tous les habitants étaient présents. Ils
se sont assemblés autour des arrivants. Il était normal et naturel que le
doyen du village, un chef âgé et estimé dans toute la région, prenne la
parole en premier. Il a salué les visiteurs et les a nourris pour les mettre à
l'aise. Durant toute la journée, ils ont évoqué les traités de paix du passé,
ceux qui les avaient conclus et les violations qui les avaient rendus caducs.
Pendant des heures, les gens ont rappelé des détails innombrables. Mais pas
un mot de l'Évangile.
Plus tard, ce même jour, tous les villageois se sont réunis pour manger
du porc ensemble. De grandes feuilles de bananier incurvées ont servi de
plats communs. Quarante à soixante personnes se sont placées de part et
d'autre des feuilles. Des hommes portaient des paniers en osier remplis de
viande prélevée d'un chaudron bouillant. Ils circulaient et donnaient un gros
morceau à chacune des personnes présentes. Le jus était servi dans un
morceau de bambou qui servait de coupe jetable et biodégradable.
Ils venaient de terminer leur troisième repas ; c'était le soir et les gens
mâchaient de la noix d'arec. Ils avaient établi entre eux des passerelles de
communication et d'unité. Le vieil homme de Pasil dit à Ama : «Vous
autres, de Balangao et nous, de Pasil, nous devrions renouveler notre traité
de paix».
«C'est vrai, a répondu Ama, c'est d'ailleurs pour cela que nous sommes
venus. Mais le traité de paix que nous proposons ne concerne pas seulement
les habitants de Pasil et ceux de Balangao. Il inclut également le Dieu
vivant».
Des questions ont fusé de partout, l'intérêt était à son comble. Jusque
tard dans la nuit et au cours des deux jours et nuits suivants, les
missionnaires balangaos ont atteint leur but. Les gens voulaient vraiment en
savoir davantage sur le vrai Dieu.
Hélas, toutes les tournées missionnaires n'ont pas été couronnées d'un
succès comparable. Une autre fois, après que les anciens aient rendu visite à
un village à l'invitation du traducteur, j'ai demandé à Ama comment s'était
déroulé le voyage. Il a secoué la tête avec tristesse et répondu : «Nous
n'avons pas pu leur parler de Dieu… Ils ne nous ont posé aucune question».
Voyant mon air perplexe, il a expliqué : «Vous ne pouvez enseigner
quelque chose à des gens qui refusent systématiquement de poser des
questions. C'est leur façon polie de rejeter Dieu».
Ama évoquait souvent cette expérience avec tristesse. Nous n'avons
jamais compris ce qui s'était passé. Mais nous avons appris qu'il n'existe
aucune formule sûre pour attirer les gens à Dieu. C'est pour cela que nous
nous efforcions le plus possible de dépendre du Seigneur.
Et puis, il y a eu Henry et Tagillap. Les habitants de Bunot, un village
situé à deux jours de marche de Botac, avaient écrit à deux reprises aux
anciens de Balangao. Cette dernière lettre m'était adressée personnellement.
Les villageois demandaient qu'une personne de chez nous aille leur parler
du Dieu que nous, Balangaos, suivions. C'est à ce moment que Henry et sa
femme Tagillap ont accepté de s'installer à Bunot.
Ils ont prié pour avoir un moyen de gagner de l'argent afin de pouvoir
acheter du riz et de disposer de tout leur temps pour enseigner la
population. Nous leur avons proposé de leur faire parvenir du riz au cas où
leur situation deviendrait critique, mais ils ont refusé. «Non, nous faisons
confiance à Dieu, sinon d'autres penseront qu'il faut compter sur les moyens
humains plutôt que sur les ressources de Dieu avant de marcher dans
l'obéissance».

Nous étions en train de traduire la première épître aux Corinthiens.


Doming faisait une ébauche de traduction que Masa-aw et moi affinions.
Nous venions juste de terminer pour permettre à Masa-aw de se rendre dans
la maison d'un croyant mourant et lui expliquer minutieusement les derniers
chapitres qui traitent de la résurrection des morts.
L'homme est mort et lors de ses obsèques, les anciens ont lu
1 Corinthiens 15, à partir des doubles que nous en avions faits avec des
intercalaires en carbone. La formulation était très claire dans la langue
balangao : Dieu avait mis fin à la mort, si bien que le croyant ne mourrait
plus jamais. Et comme la mort avait perdu son emprise sur lui, les gens
n'avaient plus à la redouter.
Dès que les deux lettres aux Corinthiens sont revenues de chez
l'imprimeur, les deux cents exemplaires se sont vendus en deux semaines.
Marunggay en a acheté un. C'était une femme âgée qui n'était jamais allée à
l'école, mais, après sa conversion, elle avait tellement désiré pouvoir lire la
Parole de Dieu par elle-même qu'elle s'était inscrite aux cours de lecture
dispensés par Robyn.
Un jour, en passant près de la maison de Marunggay, Masa-aw a
entendu la vieille femme parler. Elle semblait donner de très bons conseils à
quelqu'un. En jetant un regard par la porte entrouverte pour voir ce qu'elle
faisait, il a été surpris de voir Marunggay assise, seule, plongée dans la
lecture d'un livre. C'étaient les deux lettres aux Corinthiens qui venaient de
sortir de presse. Elle lisait d'une voix claire et régulière, comme si elle
s'adressait à quelqu'un.
Masa-aw a emprunté la petite échelle pour entrer dans la maison.
«Vous avez certainement appris des passages par cœur». a-t-il dit à la dame
âgée. Il a tourné quelques pages et ajouté : «Maintenant, essayez de lire
ceci». Elle l'a fait, aussi naturellement que si elle parlait à un ami. Masa-aw
avait du mal à croire qu'une femme aussi vieille puisse lire. De plus,
Marunggay comprenait très bien les vérités profondes qu'elle lisait. Un
changement radical s'est alors opéré dans la pensée de Masa-aw. Jusqu'à
présent, on mettait les femmes âgées dans le même sac que les enfants. Les
hommes disaient : «Rendez la traduction assez simple pour que les femmes
âgées et les enfants puissent la comprendre».
Masa-aw a commencé à comprendre que le royaume de Dieu et ses
vérités concernaient chacun. Il aimait citer Matthieu 11 : 25 : «Tu as caché
ces choses aux sages et aux intelligents et… tu les as révélées aux enfants».
Pour lui, Marunggay était la preuve vivante de la véracité de ce verset.
Plus tôt, alors que nous procédions à une vérification de 1 et 2
Corinthiens, Masa-aw s'était arrêté, les larmes aux yeux, et avait déclaré :
«Oh ! ce livre, ce livre ! Il me va vraiment droit au cœur… Je pense que
c'est le plus important pour moi de tous ceux que nous avons traduits
précédemment». Je lui ai alors rappelé qu'il avait dit la même chose à
propos de chaque livre du Nouveau Testament que nous avions
préalablement traduit !

Nous avons achevé la traduction du Nouveau Testament en 1979. Il


fallait maintenant entreprendre la pénible tâche de la révision. Il fallait
absolument que chaque mot soit exact, car il s'agissait des paroles de Dieu.
La révision est une entreprise considérable et compliquée. Elle consiste
en effet à intégrer tous les livres séparés du Nouveau Testament en un seul
volume. Il faut harmoniser l'orthographe des noms, vérifier la manière dont
les concepts sont introduits, enregistrer les termes et les expressions et les
utiliser de manière cohérente. Il faut s'assurer que les termes employés sont
connus de tous ceux qui parlent la langue. C'est revoir, préciser et affiner les
premiers livres traduits, dans le but d'offrir au public un livre
compréhensible qui influencera la vie des lecteurs.
Doming avait le don de comprendre la Parole de Dieu et de dépeindre
ensuite de façon vivante et inoubliable ses vérités par des mots bien choisis.
Il a été particulièrement heureux de suivre un cours d'introduction à la
linguistique pour améliorer ses compétences de traducteur de la Bible. Il
nous semblait tout naturel qu'il devienne traducteur de la Bible. Mais
pendant les années de notre collaboration, il avait perçu mon rêve de
trouver quelqu'un qui soit capable d'enseigner les anciens. Il s'était
approprié cette vision. Son désir le plus cher était de former les anciens.
C'est de Doming que nous est venue l'aide dans le processus de
révision de la traduction biblique, mais pas comme je m'y étais attendue.
Doming m'a fait connaître Ignacio. Son père étant mort, il ne s'était trouvé
personne pour financer les études universitaires du jeune homme. Sur le
conseil de Doming, je me suis arrangée pour qu'Ignacio soit employé à
temps partiel comme garde dans nos bureaux de Manille, ce qui lui
permettait de poursuivre sa scolarité.
Lors d'un déplacement à Manille, je suis allée le voir dans le bureau
des gardes. Je ne le connaissais pas vraiment à ce moment-là. Pour moi, il
n'était qu'un grand et charmant jeune homme d'un village balangao proche.
Je savais toutefois qu'il se sentait redevable envers moi de l'avoir aidé et je
savais aussi qu'il apprécierait beaucoup que je lui donne l'occasion de
m'aider d'une manière ou d'une autre. Je lui ai donc remis un exemplaire
d'un livre du Nouveau Testament traduit en balangao et lui ai demandé de
bien vouloir le parcourir pour vérifier si le style était correct et agréable à
lire. Il l'a saisi avec avidité ; quant à moi, je n'attendais pas grand-chose de
sa part.
Mais Ignacio m'a étonnée. Il n'a pas lu le manuscrit quand il avait
quelques instants de liberté, dans la salle de garde. Non, il a emporté le livre
chez lui dans sa petite pièce où la chaleur était torride et, à la faible lueur
d'une simple ampoule électrique, il a étudié soigneusement le texte. Il lisait
d'abord le texte une première fois pour en saisir le sens général. Parfois, il
remarquait quelques incohérences avec le contexte, qui lui faisaient espérer
une autre conclusion que celle présentée par le passage. Ensuite, il reprenait
le texte, l'étudiait minutieusement et notait ses remarques. J'étais subjuguée
par la pertinence de ses idées sur la manière de créer des nuances dans la
signification. C'était un linguiste-né.
Je lui ai alors donné un autre manuscrit. Il a refait le même travail. Je
lui ai demandé s'il ne voulait pas envisager de consacrer sa vie à la
traduction de la Bible. «Oh non ! m'a-t-il répondu. Je ne me sens pas appelé
à travailler parmi des gens déjà christianisés». Pour lui, c'était ce que je
faisais : je travaillais dans un village voisin en collaboration avec une église
qui existait aussi loin que remontaient ses souvenirs. Je traduisais pour des
chrétiens. Il ne concevait pas du tout la traduction de la Bible comme un
travail pionnier, ou même exotique.
«Ce que j'aimerais vraiment faire, m'a-t-il dit, c'est communiquer la
Parole de Dieu aux gens qui ne l'ont jamais entendue.
– Et lorsque tu seras en présence de ceux qui ne l'ont jamais entendue,
dans quelle langue leur parleras-tu ? Il m'a répondu qu'il apprendrait leur
langue pour leur faire connaître la révélation de Dieu.
Je lui ai rétorqué :
– Eh bien, si tu tiens vraiment à apprendre leur langue et que celle-ci
n'est pas encore écrite, il existe ici aux Philippines un cours de linguistique
qui pourrait être fort utile pour faire un meilleur travail».
Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire quand je lui ai remis un
formulaire d'inscription quelques jours plus tard. J'ai pensé : Attends, et tu
verras ! Toi qui penses que la traduction de la Bible n'a rien à voir avec le
désir de communiquer l'Évangile aux populations non encore évangélisées !
Je connaissais l'enthousiasme qui serait le sien. J'avais souvent entendu la
même histoire ! Moi-même je l'avais vécue.
Quand Ignacio est revenu de son cours de linguistique, il rayonnait de
bonheur. Il m'a dit en riant qu'il comprenait maintenant ce que je lui avais
dit. Il désirait devenir traducteur de la Bible.
«Je suis né pour cela ! m'a-t-il dit. J'étais comme une pierre dans le lit
d'une rivière, cherchant où pouvait bien être ma place. J'ai enfin trouvé mon
mur, le creux que je suis destiné à combler».
Nous désirions terminer la révision du Nouveau Testament en balangao
en 1980, mais nous avons dû repousser la date à 1981.
Même avec l'aide de Robyn et de plusieurs Balangaos, j'avais du mal à
consacrer six heures par jour à mon bureau ; parfois je ne pouvais y rester
que quatre heures.
J'ai fini par demander à Ignacio de remettre à plus tard ses études de
linguistique et de venir à Balangao pour nous aider à terminer le travail de
révision. Je supportais difficilement l'idée qu'il repousse dans le temps ce
qu'il savait être sa véritable vocation, mais il m'a assuré qu'en procédant à la
révision, il accomplissait également l'œuvre de Dieu. Il a ajouté : «De plus,
je n'ai pas la paix intérieure si je fais passer ce que je veux avant ce que
Dieu veut».

En 1981, l'Esprit de Dieu a agi avec puissance parmi les habitants des
îles Babuyan, au nord des Philippines. Les traducteurs Rundell et Judi
Maree étaient sur le point de partir pour un congé. Peu avant leur départ, ils
ont adressé une invitation aux Balangaos, en disant que les croyants
babyuans souhaitaient que des chrétiens balangaos viennent passer une
semaine sur les îles Babuyan pour parler de leur foi.
Masa-aw et Fanganan s'y sont rendus pour enseigner la Parole de Dieu
aux hommes, et deux femmes les ont accompagnés pour parler aux femmes
et aux enfants. Les deux femmes ont abandonné les champs et les jardins au
moment où ils avaient besoin d'être désherbés et entretenus. L'une a même
laissé ses enfants, notamment ses jumelles Joanne et Robyn. Les hommes
ont abandonné du bois de chauffage qui devait être débité, ainsi que d'autres
travaux inachevés. Mais Masa-aw s'est exprimé au nom de tous en
déclarant : «La joie d'aller parler de la Parole de Dieu aux autres était si
merveilleuse que rien ne saurait être un sacrifice».
Ils ont volé pendant près de deux heures à bord d'un de nos avions.
Comme ils vivaient dans les montagnes, la plupart des Balangaos n'avaient
aucune idée de ce qu'était l'océan. En regardant en bas depuis l'avion, Masa-
aw s'est demandé quel genre de champs de riz ils étaient en train de survoler
!
Après avoir survolé une grande île, l'avion s'est posé sur une très petite,
au grand émerveillement des missionnaires balangaos. Masa-aw n'a pu
s'empêcher de faire remarquer : «Contemplez ce que Dieu a fait. Il a laissé
de côté de grands espaces et choisi cet endroit minuscule pour s'y implanter.
Dieu aime les gens insignifiants que nous sommes… Quel Dieu
extraordinaire !»
En voyant l'océan de si près, Masa-aw en a rapporté des heures de
récits fascinants. Un matin, il a aperçu une pierre qui émergeait des vagues.
Il est entré dans l'eau, a grimpé sur le rocher et s'est assis dessus pour
étudier les Écritures.
«Soudain, m'a-t-il raconté plus tard, l'eau a agi comme si elle était
vivante et pouvait réfléchir. Espiègle, elle a submergé le rocher, m'a frappé
au visage et m'a complètement trempé».
Une autre fois, je l'ai entendu raconter à des auditeurs fascinés : «On ne
peut même pas se baigner dans l'océan. En sortant de l'eau, on est tout
salé».
Le texte de Romains 1 : 20 a pris un tout autre relief pour Masa-aw, il a
pris vie : «Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa
divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les
considère dans ses ouvrages. Ils [les hommes] sont donc inexcusables».
Les gens ont accouru de toutes les parties de l'île et ont campé pendant
une semaine sur la plage. Les Balangaos ont animé des études bibliques qui
occupaient les matinées et débordaient même sur les après-midi. Ils
enseignaient dans leur jargon. Quand ils étaient coincés et ne trouvaient pas
le mot juste, eux et le public faisaient tous leurs efforts pour arriver à se
comprendre.
À la fin de la semaine, soixante-seize personnes ont été baptisées. La
plupart avaient cru au Seigneur grâce au témoignage d'un croyant babuyan
qui avait mis Dieu à l'épreuve et avait constaté sa puissance à changer son
cœur.
Un autre homme âgé a témoigné : «J'ai laissé le riz sur pied dans mon
champ, prêt à être récolté, pour entendre la Parole de Dieu et m'amasser une
récolte dans le ciel». Cet homme a fait partie des gens baptisés cette
semaine-là.
«Toute la semaine, la joie se lisait sur ces visages, nous a raconté
Masa-aw. Combien ils avaient faim de la Parole de Dieu ! Nous espérons
pouvoir y retourner pour les aider à progresser dans la foi, mais c'est à
l'autre bout du monde !»
À Balangao nous étions en train de terminer la révision du Nouveau
Testament. Le dimanche, les gens venaient à l'église avec les huit volumes
de l'édition préliminaire du Nouveau Testament. Un monsieur qui venait
pieds nus disait qu'il se sentait comme un étudiant se rendant à l'université.
Bien que déçue de ne pouvoir participer à ces tournées missionnaires,
j'étais heureuse de pouvoir donner à ceux qui partaient ce qui les poussait à
aller, c'est-à-dire la Parole de Dieu. J'avais toujours souhaité être impliquée
dans un projet plus grand que moi. C'était le cas.
Je devais me contenter d'écouter les récits que les missionnaires
balangaos nous faisaient à leur retour. Après avoir écouté toute la soirée le
récit des Balangaos, ceux-ci nous donnaient les noms des personnes qu'ils
avaient rencontrées et nous indiquaient leurs réactions. Certaines avaient
posé des questions concernant Dieu, et d'autres étaient déjà croyantes. La
soirée s'achevait par un moment de prière pour toutes ces personnes.
Finalement, nous avons achevé la révision du Nouveau Testament en
balangao le 16 décembre 1981. Nous avons alors abordé la longue phase de
l'impression et avons fixé la date de la dédicace. Le grand jour arrivait enfin
! Le Livre était sur le point d'exister en balangao !
Jour de la dédicace !
Nous avions prévu de fêter l'événement dans le style des Balangaos,
c'est-à-dire pendant deux jours et deux nuits. Tout était permis. Il y a eu des
discours, les gens ont frappé sur des gongs et ont dansé, et nous avons
mangé des quantités de viande de porc bouilli.
D'une manière continue, les avions ont atterri et déchargé leur
«cargaison». de visiteurs et de légumes : quatre-vingt-deux «Américains». –
pour les Balangaos, tous les Blancs qui parlent l'anglais sont américains – et
cinquante sacs pleins de légumes. Les visiteurs étrangers ont apporté leurs
sacs de couchage avec une énorme quantité de bagages, comparativement
aux habitudes locales. Les Balangaos se sont contentés de sourire et de
porter les affaires. De temps en temps, ils tendaient une main secourable à
leurs hôtes sur les parties glissantes du sentier. Des centaines d'autres
personnes sont venues à pied à travers la montagne pour être de la fête. Les
visiteurs mangeaient et dormaient par terre dans la maison des familles
désignées pour les héberger et prendre soin d'eux.
La cérémonie s'est tenue sous une voûte faite de feuilles de palmiers,
de couvertures tendues et de bâches cousues ensemble pour faire de l'ombre
sur le versant de la montagne, en dessous de l'église. Des centaines de
personnes se sont assises sur des marches taillées dans le flanc de la colline.
Tout le monde pouvait voir le micro.
Seule une petite partie du programme suivait un plan bien établi par
écrit ; le reste était sans cadre strict. Chacun était invité à prendre la parole.
Tous ceux qui avaient envie de chanter venaient devant et chantaient. Des
femmes avaient composé pour l'occasion des chants qui avaient pour thème
le Nouveau Testament et la fête. Certaines personnes ont improvisé des
chants en l'honneur des visiteurs. Chaque village avait son propre
programme. Chaque visiteur a été publiquement accueilli à la cérémonie, ce
que les Balangaos jugeaient comme un impératif de courtoisie. Le pilote
Bob Griffin et sa femme Louise sont venus des États-Unis et ont été
entourés par les Balangaos qui n'avaient pas oublié leur aide durant les
premières années.
Ensuite, nous avons distribué les Nouveaux Testaments. Le premier a
été remis à Ama. «Voilà ce que nous attendions !». a-t-il déclaré en tenant
son exemplaire à bout de bras et les yeux mouillés de larmes. Tous ceux qui
avaient participé à la traduction ont reçu leur précieux cadeau.
Des flots de gens ont raconté leur histoire et leurs luttes. C'est là que
j'ai pris connaissance de récits que je n'avais jamais entendus auparavant.
C'est au moment où Tekla a relaté son histoire que j'ai pris conscience du
danger que nous avions fait courir à Chalinggay dans la maison de Benito
en interrompant les démons qui avaient pris possession d'elle. Et jusqu'à ce
jour, j'ignorais que Tekla avait été accusée de toucher aux Écritures et de les
souiller en les traduisant en balangao. Je n'avais eu aucune idée de la lutte
âpre qu'elle avait eue avec Dieu lorsqu'elle était descendue de la montagne
en toute hâte pour me trouver.
Au cours des vingt années écoulées, il s'était passé tant de choses que
je n'avais ni vues ni connues ! Des amis avaient mis le doigt sur certaines
choses, mais il m'était arrivé parfois de ne pas prêter attention à un détail
essentiel qui m'aurait permis de comprendre. Ce jour-là, bien des pièces du
puzzle ont trouvé leur place pour moi. J'ai pris conscience que le Livre avait
pu être achevé uniquement en vertu de la grâce, de la sagesse et de la
puissance de Dieu.
Plus tard dans la soirée, Masa-aw s'est frayé un chemin à travers la
foule pour se placer devant. L'herbe haute bruissait sous ses pieds et les
feuilles de palmier faisaient un bruit sec quand il a saisi son exemplaire du
Livre. Après s'être approché du micro et avoir parcouru la foule du regard,
il a commencé par évoquer le passé, sans aucune note. C'était son cœur qui
parlait.
Son discours éloquent, un des points culminants de notre fête, résumait
parfaitement les vingt années écoulées :
«Je vais vous raconter ce que nous étions longtemps avant que ces
Américains viennent ici… commença-t-il en ponctuant ses paroles de
hochements de tête.
«Il y a très longtemps, je ne manifestais pas le moindre intérêt pour les
choses de Dieu. Puis Juami et Anne sont arrivées». Il a marqué une pause,
m'a jeté un clin d'œil en souriant, avant de continuer. «Notre première
réaction a été : «Regardez, c'est vrai, les gens peuvent vraiment être
blancs… Regardez comme elles sont blanches !»
Les petites filles ont gloussé en mettant la main devant la bouche. Les
personnes plus âgées ont ri franchement et ajouté : «C'est exact !». «C'est
bien vrai !». «C'est exactement ce que j'ai pensé !»
Une femme a crié les paroles de Masa-aw à l'oreille de son oncle
presque sourd qui, fatigué d'être assis, s'était allongé à côté de sa nièce à
l'écart de la foule. Il a approuvé de la tête, mâché et craché le jus de noix
d'arec dans les buissons.
«Mais comme Juami et Anne écrivaient constamment des mots et
prenaient des photos, je me suis demandé : «Quel genre de travail font-elles
?». J'ai essayé de comprendre, mais finalement, je me suis dit : «Après tout,
elles cherchent simplement à améliorer leur vie. Elles prennent nos mots et
les photos pour les envoyer aux États-Unis, pour en faire des films et
s'enrichir. Ce sont des gens comme nous, elles veulent devenir plus riches
!». C'est vraiment ce que je pensais alors.
«J'étais sourd à la raison qui les avait poussées à venir ici. Oh, elles ont
bien essayé de me faire comprendre. Elles m'ont dit : «Même si c'est ce que
tu penses de nous, continue de nous adresser la parole, pour que nous ayons
quelqu'un à qui parler !». En allant régulièrement leur rendre visite dans
leur maison, nous avons commencé à entendre la Parole de Dieu».
Masa-aw a poursuivi : «Nous avons écouté et écouté encore la Parole
de Dieu. Il n'y avait pas moyen de nous cacher devant la vérité, car la Parole
de Dieu dont elles ne cessaient de parler a fini par me poursuivre et
m'interpeller. J'étais littéralement coincé. Je n'avais plus d'issue. Alors j'ai
dit : «Dieu, accepte-moi, je suis à toi !»
La foule tendait l'oreille pour ne rien laisser tomber des paroles de
Masa-aw. Quand il s'arrêtait, elle lui répondait à voix haute. Elle était
captivée, tout comme moi.
«C'est ainsi que les choses se sont passées pour moi quand elles sont
arrivées, il y a longtemps». Masa-aw leva de nouveau le Livre. «Et
maintenant, j'ai une parole de reconnaissance à dire à l'occasion de notre
dédicace de ce Livre.
«Nous avons de nombreux sujets de reconnaissance au sujet de ce
Livre. Quels sont-ils ? Le premier est la patience et la persévérance de ceux
et celles qui sont venus jusqu'à nous pour que ce Livre parle notre langue
balangao. Réfléchissez. Ce livre est comme l'enfant qu'une femme porte
dans son sein. Vous autres, femmes, vous avez déjà connu les difficultés de
la grossesse, n'est-ce pas ?
«Quoi que vous fassiez et où que vous alliez, vous portez toujours
l'enfant avec vous. Même s'il vous fait souffrir, vous le portez en vous.
«Il en a été de même de cette traduction. Cette Parole de Dieu était
comme l'enfant qu'elles portaient. Elles l'ont porté dans toutes les
Philippines et même aux États-Unis. Et tout comme l'enfant dans le ventre
de sa mère lui cause bien des souffrances et de l'inconfort, cette œuvre a
valu bien des désagréments aux missionnaires américaines.
«Et combien de temps ont-elles porté cet «enfant» ? Pendant vingt ans

La foule a éclaté de rire. Rien ne pouvait être pire qu'une grossesse qui
dure vingt ans, ni plus merveilleux qu'un nouveau-né. L'analogie était
parfaite.
«C'est seulement maintenant, le 24 juillet 1982 que l'enfant est
finalement venu au monde. Pourquoi a-t-il fallu tant d'années ? Parce que
c'est comme si le Seigneur nous avait déclaré : Faites attention ; veillez à ce
que cette œuvre, cet enfant à naître, ne vienne pas prématurément et meure.
Andrea, qui avait pu avoir des enfants en réponse à sa prière, écoutait
attentivement, assise toute seule. Ses deux petits garçons couraient avec
d'autres enfants. Si Melisa avait vécu, elle aurait été une belle jeune fille
cette année. Andrea en savait un rayon sur les accouchements ; elle aussi
m'avait aidée à «accoucher». du Livre.
«Elles sont donc venues ici et ont veillé scrupuleusement à transcrire la
Parole de Dieu en balangao. Certains ont déclaré : «Ce sont des gens
ordinaires qui ont écrit ce Livre, c'est un livre humain». Mais j'ai observé
Juami et ses assistantes. Elles faisaient tellement attention qu'elles ne
clignaient pas des yeux lorsqu'elles dactylographiaient la Parole de Dieu.
Voilà jusqu'où allait leur précaution. Quant à moi, je passais tout mon temps
à vérifier les références pour qu'aucune erreur ne se glisse dans le Livre».
Masa-aw a ouvert lentement le Livre, l'a feuilleté jusque vers le milieu
et l'a levé.
«Ne pensons pas que ce sont des gens ordinaires qui ont créé ce Livre.
Il est la réplique exacte de l'original. Désormais, ce Livre est notre Maître.
Que chacun en ait un exemplaire et qu'il suive ses conseils. Faites ce qu'il
vous dit de faire. Si nous choisissons de suivre des gens ordinaires, nous
manquerons très certainement le but».
J'étais en admiration, et les questions que je m'étais posées un jour me
sont revenues à l'esprit : Comment devenir missionnaire ? Comment
saurais-je si j'ai fait le bon choix ? Que puis-je faire qui ait un impact
durable ? Et si tout ce que les gens connaîtraient de Dieu se résumait à ce
que je leur aurais enseigné ?
Masa-aw a continué : «Même si nous ne comprenons pas d'autres
langues, au moins un livre nous est né, que nous comprenons. Nous ne
sommes pas sages selon le monde, nous ne sommes pas allés à l'école, nous
ne savons cuisiner que sur un feu ouvert, mais nous pouvons comprendre
cette Parole de Dieu, parce qu'elle est venue dans notre langue, le balangao.
«Mais ce qui nous rend plus reconnaissants encore, c'est que des gens
croient ce Livre. Rien n'importe davantage. Même si nous sommes des gens
simples qui faisons juste un nœud à notre cache-sexe en nous levant le
matin, ce que nous enseignons est très important. Même si nous ne sommes
jamais allés à l'école, ce que nous enseignons est encore plus important que
les matières apprises à l'université. La vérité du Livre surpasse toute autre
vérité. Pendant vingt ans, nous avons étudié cette Parole de Dieu sans rien
qui puisse la diluer.
«Certains disent : Oui, mais quand Juami repartira, on ne parlera plus
du Livre ! C'est ce qu'ils pensent. Ce serait vrai si nous suivions simplement
des êtres humains. Mais si c'est à ce Livre que nous nous attachons, le
risque qu'il retombe dans l'oubli est inexistant. Il sera toujours notre point
de référence.
«Certes, nous serons tristes quand nos amis repartiront. Chacun de
nous se sent seul quand un ami s'en va. Même les disciples de Jésus ont été
tristes quand leur Maître est parti. Mais Jésus leur a dit : «Il vous est
avantageux que je m'en aille, car celui que je vous enverrai pour me
remplacer, c'est l'Esprit de Dieu qui vous révélera toutes choses». C'est ce
qui s'est produit quand Jésus les a quittés pour remonter au ciel : il leur a
envoyé son Esprit».
J'ai refoulé mes larmes.
«Et maintenant, c'est cet Esprit qui est en chacun de nous et nous
dirige. Il agit en nous et nous rend fermes dans la foi. Nous ne suivons pas
un être humain. C'est pourquoi notre foi ne chancellera pas : elle tiendra
bon !»
C'est la Parole de Dieu dans la langue des Balangaos qui les a appelés à
la repentance, et cette même Parole continuait à transformer leur vie. Les
Balangaos avaient besoin de la Parole de Dieu, et non de moi. Ils avaient
enfin le Livre !
Ce jour-là était l'aboutissement de mon travail, de mes aspirations, de
mes prières. J'aurais été prête à lui consacrer une autre tranche de vingt ans
de ma vie.
Une seule chose ternissait ma joie : il fallait que je dise adieu à mes
amis ! Comment prendre congé de mes amis balangaos et de ma famille ?
Surtout d'Ama ! Il était déjà tellement âgé !
Un grand sentiment de soulagement m'a alors envahie : non, je ne
ferais pas des adieux définitifs. Je reviendrais régulièrement rendre visite
aux Balangaos. C'est ce que j'ai fait avec ma vraie famille biologique. On
revient toujours à la maison un jour ou l'autre, même si on n'y vit plus en
permanence. Je comptais faire de même avec ma famille d'accueil.
Je n'oublierai jamais Ama, debout près de la piste d'envol lorsque j'ai
quitté Balangao après la dédicace du Livre en 1982. Il m'a longuement serré
les mains, les yeux remplis de larmes. Il m'a dit que c'était bien que je rentre
chez moi. Il savait combien mes parents avaient la nostalgie de me revoir.
C'était indispensable que j'aille les voir.
«Merci, merci beaucoup, m'a-t-il dit. Merci d'être venue. Je n'aurais
jamais connu le Seigneur si tu n'étais pas venue. Remercie ta mère et ton
père de t'avoir laissée venir. Merci aussi à l'église qui t'a envoyée».
J'ai refoulé mes larmes. Je n'osais penser à ce que cette séparation
signifiait, en tout cas pas sur le moment même. C'était un moment difficile à
vivre. J'ai pris place dans le petit avion et celui-ci a décollé. Je rentrais pour
un congé chez moi.
Un an plus tard, j'ai reçu un appel téléphonique. Mes collègues de
Bagabag avaient transmis un message radio à Manille qui a téléphoné aux
États-Unis. Un pilote qui était également en congé a réussi à me joindre
chez une amie qui m'a annoncé la triste nouvelle : Ama était mort.
J'étais abasourdie. J'avais le sentiment qu'une petite lumière s'était
éteinte en moi. Je savais qu'Ama était vieux et malade. Doming avait essayé
de me prévenir que son père risquait de mourir, mais j'avais chassé cette
idée. La nouvelle m'a assommée. C'était impossible qu'Ama soit décédé.
Ama… le petit homme qui était venu chez Anne et moi pour nous dire
que nous avions besoin de protection et nous annoncer qu'il serait notre
père. Ama, qui savait toujours ce qu'il fallait dire, et l'énonçait si joliment. Il
m'avait si souvent arrachée au gouffre du désespoir. Ama, au regard
malicieux, qui aimait mes petits pains à la cannelle.
Il était parti.
Un mois plus tard, j'ai reçu une lettre détaillée de Doming qui
m'informait comment Ama était mort.
Avec sa famille, il se trouvait à quelques heures de marche de
Balangao en train de travailler dans ses champs arides quand il a commencé
à se sentir mal. Un vieil ulcère s'était remis à saigner. À la tombée de la
nuit, la famille s'est rendu compte que le mal était sérieux et elle a veillé
attentivement le malade.
À deux heures et demie du matin, il a demandé aux siens de le
redresser un peu. Il a soupiré et dit : «Cela suffit. Maintenant, tu peux me
prendre, Seigneur Jésus». Au moment où Jésus l'a pris, il y a eu un
tremblement de terre qui a réveillé tous les Balangaos chez eux. Pour eux,
la terre a tremblé au moment où Ama est entré au ciel.
Le lendemain, alors qu'ils traversaient la montagne avec la dépouille
d'Ama jusqu'à sa maison de Balangao, ses proches ont croisé quatre cents
hommes alignés le long de la piste ; c'était un nombre impressionnant même
pour les Balangaos. Pendant quatre jours et quatre nuits, des centaines
d'habitants sont restés à Botac pour témoigner leur respect à Ama en
veillant sa dépouille. Doming et les anciens n'ont jamais fermé leur Bible ;
nuit et jour, ils ont fait entendre à la multitude la merveilleuse nouvelle de
l'espérance et de la résurrection par la foi en Jésus-Christ.
La mort d'Ama n'a pas mis fin à l'expansion de la Bonne Nouvelle dans
la vallée de Balangao, vers les montagnes du nord de Luçon et au-delà. En
courant parfois de grands risques, les anciens ont poursuivi leur œuvre.
Lors d'une tournée vers la fin des années 1980, Masa-aw s'est rendu
avec Ilat, un évangéliste, pour enseigner la Parole parmi les Mallangos. Les
deux hommes ont éprouvé quelques craintes car ils devaient traverser une
région où l'agitation civile était notoire.
Quelques années plus tôt, un village s'était vengé des Madokayans en
kidnappant un de leurs enfants et en le taillant en pièces. En montant dans la
jeep de transport public, Ilat et Masa-aw se sont rendu compte que tous les
autres occupants du véhicule venaient du village des meurtriers. Ces
voyageurs avaient l'air méchant, et portaient des machettes, prêts à en faire
usage.
Avant que la jeep démarre, Ilat et Masa-aw en sont sortis pour discuter
entre eux. «Est-il prudent de voyager avec ces gens ? Peut-être ferions-nous
mieux de nous rendre chez les Tokokans pour leur annoncer l'Évangile.
Après tout, ils nous ont aussi demandé de venir». Mais s'ils décidaient
d'aller à Tokokan, ils leur fallait prendre une autre jeep et traverser un
territoire plus sûr.
Masa-aw s'est alors ressaisi et a dit : «Tu sais ce qui est arrivé à Jonas
quand il a changé de direction ! Il a été avalé par un grand poisson dans
l'océan. Dieu lui avait dit : «Va à Ninive !». Mais Jonas pensait que ce
n'était pas une bonne idée. Il s'était donc dit : «J'irai ailleurs. Souviens-toi
de ce qui lui est arrivé !»
Les deux hommes se sont rappelé les paroles de Matthieu 10 : 28 : «Ne
craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme». Ce verset
a mis fin à leurs hésitations. Ils ont prié et ont décidé de se rendre à
Mallango.
Ils sont donc remontés dans la jeep, ont engagé la discussion avec l'un
des passagers et découvert qu'il venait d'une région qui avait conclu un
traité de paix avec les Balangaos. En outre, cet homme connaissait le frère
aîné de Masa-aw, celui-là même qui avait établi le traité de paix. Du coup,
Masa-aw et Ilat n'étaient plus des étrangers ; ils s'étaient liés d'amitié et se
trouvaient en sécurité. Mais ils avaient dû courir le risque du voyage avant
d'apprendre qu'ils étaient saufs.
Que sont devenus les autres Balangaos ? Ignacio s'est joint à
l'Association des traducteurs de la Bible aux Philippines. Sa première tâche
a été de traduire quelques portions de l'Ancien Testament en balangao pour
acquérir de l'expérience avant de passer à une autre langue. En 1985, lui et
moi avons inversé les rôles : il traduisait les Proverbes, et je lui ai servi
d'aide avec joie. J'ai aimé ce rôle.
Il y a quelques années, Ignacio est arrivé dans un village de
Madokayan et a demandé à un homme âgé pourquoi les habitants étaient si
prompts à suivre les enseignements d'une fausse religion. L'homme lui a
répondu : «Mon fils, cela fait très longtemps que nous attendons que
quelqu'un vienne nous enseigner la Parole de Dieu. Nous reprochez-vous de
suivre de fausses doctrines ? Je me souviens être allé à Balangao lors d'une
de vos conférences bibliques. Vous avez pu en apprendre de plus en plus sur
Dieu parce que vous aviez sa Parole dans votre langue. Mais nous ? Nous
n'avons rien. Mon fils, ne me demande donc pas pourquoi nous prêtons
l'oreille aux fausses doctrines. Ce serait nous reprocher de n'avoir pas le
Livre».
Ignacio a failli pleurer. Il a alors compris que Dieu l'appelait à traduire
le Nouveau Testament pour ces gens qui le désiraient si ardemment. Lui, sa
femme et leurs cinq enfants se sont donc installés à Madokayan et ont
commencé à apprendre la langue pour pouvoir commencer à traduire sans
délai.
Doming, mon frère balangao et cotraducteur, a eu quatre enfants avec
sa femme Loree. À présent, il forme des anciens parmi les nombreuses
tribus montagnardes et prend souvent la parole lors des conférences sur la
Bible. Par ailleurs, il traduit certaines parties de l'Ancien Testament. Après
la Guerre du Golfe, il s'est attaqué à la traduction du livre d'Ésaïe pour que
les Balangaos puissent comprendre les événements qui se déroulaient au
Moyen-Orient.
Doming a désormais dépassé la quarantaine, mais il n'a pas perdu son
penchant à plaisanter et à taquiner. Il me fait encore des farces, et il m'arrive
de le regarder sévèrement, ce qui n'est pas pour lui déplaire, ni au reste de
ma famille balangao. Mais quand je l'entends prêcher, mon cœur éclate de
reconnaissance envers Dieu.
Les gens tendent l'oreille, captivés par sa manière d'exposer la Parole
de Dieu et ses applications à la façon de vivre des Balangaos. C'est un
homme dont le cœur est tout entier au service du Seigneur, de sa Parole et
des gens. Comme son père Ama, c'est un homme intègre. Quand il a pris
l'engagement de se consacrer à Dieu lors du crash de l'hélicoptère, il l'a
tenu. Il a honoré sa parole.
Depuis la fin de mon travail à Balangao, j'ai la responsabilité du
département d'anthropologie de notre groupe aux Philippines. J'aide aussi
les nouveaux membres à se familiariser avec la culture philippine afin de
les rendre plus à même de se mettre au service des Philippins.
J'ai encore une grande nouvelle : notre première édition du Nouveau
Testament en balangao est presque épuisée. Cela signifie qu'il est temps
d'en envisager une révision et d'y inclure les portions déjà traduites de
l'Ancien Testament en vue d'une nouvelle impression.
Combien j'aimerais retourner et vivre de nouveau à Balangao pour
préparer cette nouvelle édition ! Pour l'instant, ce n'est qu'un rêve. J'attends
de connaître les plans de Dieu, car il a une façon merveilleuse de
transformer ce que je considère comme de bons projets.
D'ailleurs, je n'ai jamais bien su comment glorifier Dieu. Mais j'ai
appris à lui confier mes rêves. Et j'ai appris que vivre conformément à ses
plans vaut infiniment mieux que les rêves les plus fous.
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