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Miracle Dans La Jungle
Miracle Dans La Jungle
Les citations bibliques sont tirées de La Nouvelle Version Segond Révisée (Bible à la Colombe) ©
1978 Société Biblique Française.
D. 2005/0135/5
ISBN version brochée 978-2-804501-45-0
ISBN version PDF 978-2-36249-030-9
ISBN version Mobipocket 978-2-36249-031-6
ISBN version ePub 978-2-36249-032-3
Dépôt légal 3e trimestre 2005
Remerciements
Un mot d'introduction
Chapitre 1
Ne la laissez pas mourir !
Chapitre 2
Je renonce à mon rêve
Chapitre 3
Un banc de sable perdu
Chapitre 4
Dans quel pétrin nous sommes-nous mises ?
Chapitre 5
Je serai votre père
Chapitre 6
Sacrifices et esprits
Chapitre 7
Combien je souhaite connaître Dieu !
Chapitre 8
Tu devras peut-être rester seule
Chapitre 9
Mon enfant, c'est impossible !
Chapitre 10
Des bébés et des ambassadeurs
Chapitre 11
Où allons-nous après la mort ?
Chapitre 12
Une église est née
Chapitre 13
La guerre est déclarée !
Chapitre 14
Victoire !
Chapitre 15
Des sauterelles et un crash d'hélicoptère
Chapitre 16
Faire face à Dieu
Chapitre 17
Changements
Chapitre 18
Est-ce un avant-goût du ciel ?
Chapitre 19
Un don de Dieu
Chapitre 20
Atteindre la «Judée»
Chapitre 21
Pressées de terminer
Chapitre 22
Le Livre, enfin !
Épilogue
Album photo «Carnet de route»
La traduction du Nouveau Testament est un travail long et fastidieux.
Je n'ai pas traduit le Nouveau Testament en Balangao toute seule. Les
hommes et les femmes mentionnés dans cet ouvrage ne représentent qu'une
infime partie des nombreuses personnes indispensables pour mener à bien
cette tâche. Cette histoire, ils l'ont écrite au fil de leur vie.
Je n'aurais pas pu effectuer cette traduction sans mes collaborateurs :
Anne Fetzer Hopkins, Edie Murdock, Janet Pack Persons, Marjorie Cook,
Mary Jo Brett, Barbara Williams Harris et Robyn Terry. Les autres
membres de l'équipe présente aux Philippines ont été tout aussi précieux :
les pilotes, les opérateurs radio et techniciens, les bibliothécaires, les
informaticiens – professionnels, programmeurs et dactylos – l'équipe
d'édition, les ouvriers de maintenance, les administrateurs, les acheteurs,
tous ceux qui nous ont soutenus par leurs prières, nos amis. La liste serait
trop longue pour les citer tous.
Les églises américaines qui m'ont assistée sont les larges racines qui
ont soutenu l'arbre de l'œuvre de Dieu qui croissait à Balangao. Sans leur
enseignement, je ne serais jamais partie aux Philippines. Sans leur amitié, je
n'y serais jamais restée. Sans leurs dons, je n'aurais pas pu y subsister. Et
sans leurs prières, nous n'aurions jamais pu voir naître aucun fruit de
l'Esprit.
Ensuite, il y a Patricia Purvis, qui a répondu par l'affirmative lorsque je
lui ai demandé de rassembler mes souvenirs pour en faire ce livre. Sa
rédaction a engagé toute la famille. Norm, le mari de Patricia, l'a incitée à
s'atteler à cette tâche «impossible à réaliser». dans le temps imparti. Lui et
leurs trois fils, Matthew, Michael et Kevin, ont supporté avec amour ses
soucis concernant le livre. Ils ont prié pour elle, l'ont encouragée et ont fait
preuve d'enthousiasme chaque fois qu'elle leur a lu le manuscrit.
Les livres ne seraient rien sans ceux qui les publient. Liz Hearney fut
l'une de nos partenaires de prière à Balangao, un organe vital de l'équipe de
1981 à 1982 alors qu'elle enseignait à la Faith Academy de Manille.
Travaillant à présent pour Multnomah Press, elle a dirigé avec talent la
publication de cette histoire. Elle nous a fait elle aussi bénéficier de son
enthousiasme, de sa perspicacité et de ses encouragements.
Et enfin, il y a ma famille et mes amis de Balangao. Quel précieux
trésor ! Je croyais être venue leur apporter quelque chose, mais ce sont eux
qui m'ont donné les premiers, avant même que j'aie pu apprendre un seul
mot de leur langue.
Ils ont porté mon eau, planté mon riz et m'ont invitée bien des fois à
dîner. Ils m'ont enseigné leur langage et leurs coutumes, ils m'ont pardonnée
quand je les avais offensés. Ils m'ont corrigée lorsque je parlais le Balangao
«comme un buffle d'eau». et m'ont habilement aidée à traduire le Nouveau
Testament. Parfois, ils ont cru à la vérité de la Parole de Dieu alors que
j'hésitais à le faire.
J'ai reçu d'eux bien plus que je n'ai donné. Ce fut un immense privilège
pour moi que de vivre et travailler avec ces personnes admirables, de les
amener à connaître la Parole de Dieu et la regarder transformer leur vie.
Miracle dans la jungle est une véritable histoire d'amour. Depuis le
commencement, Dieu aimait le peuple balangao, ces fiers chasseurs de têtes
vivant dans les magnifiques rizières en terrasses des Philippines. Et il
m'aimait, moi, la fille timide issue d'une ferme de Californie, encline à lui
faire confiance et à avoir de grands rêves.
Dieu a déclenché des événements dans nos mondes respectifs et dans
nos cœurs afin de nous rapprocher, les Balangaos et moi. Alors que je
traduisais la Parole de Dieu dans leur langue, les Balangaos et moi avons
été entraînés dans un combat spirituel qui allait définitivement transformer
notre univers.
Dieu nous a invités plusieurs fois à placer notre confiance en sa Parole
et en lui-même. Il nous a pris tels que nous étions, avec notre
compréhension limitée. En réponse à notre confiance, il nous a attirés plus
près de lui. Il nous en a appris davantage sur son amour et sa puissance.
J'ai écrit ces pages afin que vous puissiez vous lever avec nous pour le
louer, et vous émerveiller de ce qu'il nous cherche inlassablement. Il nous
aime d'un amour qui dépasse l'imagination !
Alors que nous approchions d'un tertre exigu et aplani – le terrain de
basket – situé sur le territoire de notre petit village montagnard des
Philippines, j'ai agité la main frénétiquement par le hublot de l'hélicoptère
Jolly Green Giant. Le groupe de Balangaos assemblés au-dessous de nous
répondait par de grands gestes et de vives acclamations. Ils étaient
impatients de décharger les tonnes de ciment, de verre et de clous que nous
leur apportions pour la construction de leur nouvel hôpital.
À mes côtés, le jeune Dr Robbie Lim courait d'une fenêtre à l'autre en
interpellant et en saluant les gens. Le rêve de Robbie devenait enfin réalité
– un hôpital à Balangao. Mon travail médical serait alors allégé et je
pourrais me concentrer sur la traduction du Nouveau Testament.
Nous avons amorcé notre descente. Bizarre… il me semblait que nous
n'étions pas au bon endroit. Soudain, les feuilles d'un grand palmier ont
surgi devant mon hublot. J'en ai eu le souffle coupé. Nous avons heurté un
arbre. Nous allons nous écraser !
Plus tard, lorsque j'ai repris conscience, j'ai entendu vaguement que
l'on criait mon nom balangao «Juami !». ainsi que «Au feu ! Au feu !
Courez !». J'ai rassemblé mes forces et j'ai tenté de me détacher et de sortir
de l'hélicoptère embrasé. Mais je ne pouvais bouger que deux doigts de ma
main gauche. J'étais prise au piège.
J'ai commencé à paniquer. Il faut que je pense à quelque chose,
n'importe quoi. Comment se fait-il que mon bras droit soit tordu de la sorte
alors que ma main recouvre mon nez et ma bouche ? Je me suis concentrée
sur cette position invraisemblable en continuant à avaler du ciment sec et
poussiéreux et en tentant de garder mes voies respiratoires dégagées en vue
de la prochaine bouffée d'oxygène.
Garde tes forces. Continue de respirer. En combien de temps meurt-on
brûlé ? Les pensées se succédaient en moi l'une après l'autre.
Ô Dieu, je ne veux pas déjà mourir !
Je n'avais aucune idée de ce qui se passait à l'extérieur. Après le crash,
les pilotes avaient bondi hors de l'appareil et découvert un terrible
spectacle : du fuel s'échappait d'un gros trou dans le réservoir et des
flammes jaillissaient des restes du moteur. «Sauvez-vous ! Tout va exploser
!». crièrent-ils aux Balangaos médusés qui se tenaient à proximité de
l'épave.
Mais quand les Balangaos ont su que Doming, le Dr Lim et moi-même
étions coincés à l'intérieur, ils ont brusquement fait demi-tour. Ils se sont
emparés de bols de riz en aluminium, de seaux et de cuvettes en plastique,
de tout ce qu'ils ont pu dénicher dans leur précipitation, et ont commencé à
jeter de la terre et de l'eau provenant des rizières sur l'appareil en flammes.
En quelques minutes, ils ont éteint le feu.
Mais tout ce que je savais, c'était que je ne devais pas céder à la
panique. J'ai fait le bilan médical de ma situation. Pas de fracture, mais ma
tête est sérieusement bloquée sur le côté, et bien coincée. Un centimètre de
plus et j'avais la nuque brisée.
Combien de temps puis-je tenir avec si peu d'air ? Seigneur, ne permets
pas que j'étouffe ! Je dois terminer cette traduction.
Quelqu'un se tient là au-dessus de moi ! ai-je soudain réalisé. J'ai
appelé au secours d'une voix étouffée. Les Balangaos ont dit plus tard que
cela ressemblait à un miaulement provenant de l'intérieur de l'épave. Ils ont
commencé à creuser frénétiquement, saisissant à mains nues les bouts de
verre brisé, les boîtes de clous éventrées, les sacs de ciment déchirés et les
débris de l'hélicoptère.
Quelqu'un a attrapé mes pieds et tenté de me hisser vers le haut. On
m'avait retrouvée ! Je me suis rendu compte que j'étais couchée la tête en
bas et les pieds vers le haut. «Ne tirez pas sur mes pieds ; faites-moi de la
place pour respirer ! J'étouffe !»
On a ôté un sac de ciment de ma poitrine, permettant à une bouffée
d'air frais de se faufiler vers moi. Quel délice ! Je l'ai inhalée tandis que les
Balangaos tiraient tant et plus. Je me suis finalement dégagée avec force
contorsions.
Des Balangaos paniqués m'ont portée sur le sentier jusqu'à un bâtiment
proche et m'ont étendue sur le dur plancher en bois d'une vaste pièce. Le
sang qui coulait de mes plaies à la tête se mêlait à l'épaisse couche de
poudre de ciment qui recouvrait tout mon corps. Les Balangaos avaient très
peur du sang.
Si seulement je pouvais reprendre mon souffle et ouvrir les yeux, les
autres ont peut-être besoin d'aide. Je ne réalisais pas que j'avais des côtes
cassées et un poumon perforé. Mes yeux s'étaient ouverts pendant mon
évanouissement et s'étaient remplis de ciment. La chaux caustique de celui-
ci était en train de ronger les tissus de mes yeux. Il me semblait qu'ils
étaient en feu.
En essayant de faire preuve d'autorité, j'ai donné lentement mes
instructions : «Lavez-moi les yeux. Prenez une cruche d'eau, tenez mes
yeux ouverts et versez-y l'eau. Recommencez plusieurs fois».
Mais je ne pouvais même pas tourner la tête pour les aider à m'asperger
; j'étais incapable de bouger ma nuque raidie. «Tournez-moi la tête en me
tirant par les cheveux… versez de l'eau…». leur ai-je dit.
L'eau m'a fait l'impression d'être des charbons ardents appliqués
directement sur mes globes oculaires. «Continuez !». ai-je insisté d'une voix
rauque. Quand la douleur m'a littéralement coupé le souffle, ils se sont
arrêtés. J'ai inspiré profondément avant de murmurer à nouveau
instamment : «Continuez de verser de l'eau !»
Ô Dieu, je ne peux tout de même pas devenir aveugle, je ne pourrai
pas terminer cette traduction si je n'y vois plus.
«Tant pis si ça fait mal, continuez de verser de l'eau !»
Ils ont maintenu doucement mes yeux ouverts et les ont rincés, heure
après heure. J'ai vécu une nuit de torture.
Pendant ce temps, quelques adolescents avaient couru près d'une heure
dans la montagne pour porter la nouvelle jusqu'au petit village de Botac.
Ama, mon père adoptif balangao aux cheveux gris, était en train de couper
du bois de chauffage lorsqu'il a entendu les cris perçants : «L'hélicoptère est
tombé ! Le docteur est mort. Juami et Doming ont été écrasés !». La hache
d'Ama s'est brusquement arrêtée dans son mouvement. Son fils aîné
Doming et sa fille américaine Juami, tous les deux dans un hélicoptère ?
Écrasés ?
Il a laissé tomber sa hache et s'est précipité le long des sentiers étroits
bordant les rizières en terrasse. Alors qu'il bondissait par-dessus les pierres
en saillie des murets rocheux, il s'est écrié : «Ô Dieu, ce qui est arrivé à Job
m'arrive à présent – tous mes enfants ont disparu en une nuit !». Le choc lui
avait fait oublier ses cinq autres enfants.
Tekla, qui était devenue comme une sœur pour moi, avait entendu la
nouvelle au même moment. Elle était assise sur le sol de sa maison au toit
de chaume, et dînait avec les jeunes enfants. Aussitôt, elle a dégringolé de
la courte échelle de bambou, laissant les enfants sans surveillance et les bols
de nourriture sur le plancher. En courant sur la piste, elle a dépassé Ama.
Plus haut, toujours plus haut dans la montagne, ses pieds nus martelaient la
terre et les rochers. Le souvenir des innombrables mises en garde contre la
traduction des Écritures lui revint en mémoire : «Dieu vous punira d'avoir
touché à ce qui ne peut être touché, d'avoir profané ce qui est saint ! Dieu
vous punira !». Était-ce vrai ? La sainte Parole de Dieu avait-elle été
souillée ?
Avant d'aborder le dernier raidillon, Tekla s'est mise à prier : «Ô, Dieu
saint, c'est à toi de décider. Ces gens ont peut-être raison de dire que nous
avons profané ta sainte Parole en la traduisant dans notre humble langage.
Si c'est le cas, nous acceptons ta punition et Juami mourra. Mais Dieu, si ce
n'est pas vrai, et si tu veux réellement que ta Parole existe dans notre
langue, alors laisse vivre Juami, ne la laisse pas mourir. Seigneur, j'ai besoin
d'un signe, j'ai besoin de savoir… Si je crie «Juami». et qu'elle réponde
aussitôt «Tekla». je saurai alors qu'elle survivra».
La pièce que j'occupais était bondée. Les gens se regroupaient autour
de moi pour m'offrir un dernier cadeau – leur présence pendant mon agonie.
Au milieu du tumulte, j'ai entendu Tekla faire irruption dans la salle en
criant : «Juami ! Juami !»
«Tekla, Tekla, tout va bien. Je vais m'en sortir». Ma voix était faible ;
je ne pouvais pas inspirer assez pour parler plus fort.
Tekla s'est tournée vers la foule qui se lamentait en silence et a dit :
«Elle vivra ! Elle vivra !»
Sceptiques, ils m'ont regardée, silhouette cadavérique recouverte de
ciment ensanglanté et surmontée d'une paire d'yeux grotesquement
globuleux. «Ne vois-tu pas qu'elle est déjà morte ? Il ne lui reste qu'un
souffle».
«Dieu la gardera en vie, dit Tekla. Elle s'en sortira, je le sais». Et elle a
pris les choses en main pour la nuit.
«Dis-nous ce que nous devons faire, dis-le-nous simplement». m'a-t-
elle suppliée.
J'étais proche de l'état de choc. «Des couvertures… du café…». Tekla a
envoyé quelqu'un chercher des couvertures et beaucoup de café fort et
bouillant.
Pourquoi suis-je incapable de reprendre mon souffle ?
Tekla a envoyé des enfants chercher des vêtements propres dans ma
maison au pied de la montagne. Elle a dû couper ma robe devenue raide et
pesante ; ensuite, elle a procédé tendrement à ma toilette en me parlant
doucement et en priant les autres de lui apporter de l'eau propre, des
serviettes et davantage de café. Un autre ami a suturé les longues entailles
que j'avais à la tête. Je n'ai même pas senti l'aiguille ; je ne sentais pas non
plus mes côtes cassées, ni les extrémités déchiquetées de ma clavicule. Rien
ne pouvait se mesurer à l'insoutenable douleur que me causaient mes yeux.
Des fragments de conversations chuchotées m'avaient appris que
Doming, mon frère balangao, allait bien, ainsi que les pilotes et l'équipage.
Mais personne n'avait mentionné Robbie. Je savais qu'il devait être en bien
piteux état. Si seulement je pouvais l'aider ! Vers le matin, un prêtre s'est
agenouillé à mes côtés et m'a dit d'une voix étranglée qu'ils n'avaient pas pu
garder Robbie en vie au-delà de minuit.
Je me suis brièvement lamentée, mais les douleurs oculaires ont eu
raison de ma concentration. Je me suis souvenue alors que je possédais un
collyre anesthésique dans mon cabinet médical ; j'ai demandé à Tekla
d'envoyer quelqu'un le chercher en bas de la montagne.
Il n'a fait aucun effet.
Quelqu'un a apporté la trousse médicale de Robbie dans laquelle, je le
savais, se trouvait du Démérol. En quelques phrases courtes, j'ai
péniblement expliqué comment procéder pour m'en injecter. Ce médicament
n'a rien changé à la douleur, mais il m'a fait vomir une montagne de ciment
mêlé de café.
La nuit a été longue, la douleur intense. Mais il s'est passé autre chose.
Quelque chose de nouveau pour les Balangaos. Un à un, au cours de la nuit,
les chrétiens balangaos se sont frayé un chemin dans la foule, m'ont pris la
main et ont prié. Je n'oublierai jamais leurs prières : «Ô Dieu, ne la laisse
pas mourir, le Livre n'est pas encore terminé. Laisse-la vivre, le Livre n'est
pas encore terminé !»
Pendant des mois, j'avais rêvé de voir enfin les chrétiens balangaos
dépasser le stade des prières courtes et superficielles. Je m'étais souvent
réveillée au beau milieu de la nuit pour supplier le Seigneur de leur
apprendre l'intercession. Trois mois plus tôt, j'avais écrit à la maison en
demandant à des amis de prier :
«Les croyants ont besoin d'apprendre à prier avec ferveur. Ils doivent
comprendre qu'ils ne peuvent rien changer par leurs propres forces, même
s'ils font «le bien». et que seul ce que Dieu accomplira aura un réel impact
dans la vie des gens… S'il est un désir dans mon cœur, c'est bien que Dieu
fasse de ces Balangaos un peuple d'intercesseurs actifs et puissants».
Désespérée, j'avais pris soin de dire à Dieu : «Qu'importe ce que tu
feras, pourvu que ces gens prient !»
Cette nuit, alors que j'étais allongée sur le sol plus morte que vive, les
Balangaos priaient – priaient vraiment. L'un après l'autre, ils répétaient la
même prière : «Ne la laisse pas mourir, le Livre n'est pas encore terminé».
Ce fut à la fois la pire et la meilleure nuit de ma vie. La douleur la plus
atroce que j'aie jamais connue disparaissait pendant les moments
d'admiration indescriptible que suscitaient leurs prières. Dieu seul peut
réunir de tels extrêmes.
J'ai grandi dans une ferme du sud de la Californie.
Tôt le matin, alors que tout le monde dormait encore, j'avais l'habitude
de siffler notre colley, Laddie, de me balader dans les collines et les ravines
entourant notre ferme de 400 hectares, et de contempler le lever du soleil.
La douce mousse espagnole tombant des chênes comme de la dentelle
semblait sortir d'un autre monde dans les premières lueurs du matin, et le
jaune des boutons d'or paraissait encore plus vif.
Je rêvais à la maison que je posséderais un jour : une belle et grande
ferme, avec une barrière blanche. Des vaches paîtraient sur les collines
environnantes. Mieux encore, ma maison serait remplie de gens heureux.
De temps en temps, mon rêve me faisait quitter ma maison et mes amis, et
m'entraînait vers l'hôpital où je serais infirmière, comme ma mère. À mes
yeux, c'était l'existence idéale.
Quand je revenais à la réalité, je me ruais vers la maison, à temps pour
préparer le petit-déjeuner familial et participer aux corvées avant d'aller à
l'école.
Un jour, à l'âge de sept ans, j'avais accompagné mon père dans les
champs pour arracher les mauvaises herbes. Il s'est soudain redressé, et m'a
dit d'aller chercher la fourgonnette et de la lui amener. «Mais… mais… je
ne sais pas conduire !». ai-je balbutié.
Cela ne lui a fait ni chaud ni froid. Mes frères avaient appris à conduire
dès l'âge de sept ans. Papa croyait fermement deux choses : «Inutile de
savoir comment les choses fonctionnent, agissez tout simplement». et «Il
suffit de travailler dur pour y arriver». Le mot impossible n'existait pas pour
lui. Il ne renonçait jamais, et ne nous laisserait jamais renoncer non plus.
Jamais.
Tremblante, j'ai alors couru vers la fourgonnette, le cœur serré. Tant
bien que mal, j'ai réussi à la faire démarrer et à la conduire jusqu'à lui avec
force embardées. Je l'ai fait uniquement parce qu'il me l'avait ordonné. Dès
mon plus jeune âge, j'avais appris à ne pas discuter avec l'autorité.
Papa a prouvé son amour pour nous de la meilleure manière qu'il
connaissait – en nous préparant à affronter les épreuves de la vie et à les
surmonter. La valeur de cet héritage dépasse tout ce que je puis mesurer.
Je respectais mon père, mais je le craignais aussi un peu. Cette
dimension faisait également partie de l'héritage. Si Papa me disait «Saute
!». je demandais simplement «de quelle hauteur ?». J'ai appliqué ensuite
automatiquement cette façon de penser dans ma relation avec Dieu.
Mais j'ai appris une vérité qui a transformé ma crainte en une
admiration respectueuse pour Dieu : Dieu utilise absolument toutes choses.
Il peut utiliser de la bouse de vache et la transformer en un matériau utile. Il
en fait un engrais pour sa gloire – mais uniquement si nous la lui donnons.
Si nous la gardons, elle reste simplement un amas malodorant. Il est normal
d'avoir des coups durs dans la vie ; chacun en a, j'en suis convaincue. Mais
la seule façon d'accéder aux dons de Dieu est de le laisser œuvrer au travers
de ces coups durs.
Je me suis toujours sentie mal à l'aise et hors de mon élément à l'école.
J'étais une grande fille de ferme aux cheveux raides et aux robes en toile de
sac. Mes frères et moi devions toujours prendre le bus scolaire
immédiatement après la classe. Il y avait les vaches à traire, les volailles à
nourrir, les mauvaises herbes à sarcler et le bois à porter. En présence
d'enfants de la ville, si élégants dans leurs vêtements provenant tout droit
des magasins, je ne savais jamais comment me comporter.
Mais à l'âge de onze ans, quand j'ai appris que Jésus offrait le pardon
des péchés et la vie éternelle à celui qui les lui demandait, j'ai su ce que
j'avais à faire. J'ai levé spontanément la main quand le moniteur du club
biblique a demandé qui voulait accepter Christ comme Sauveur. Jamais
encore je n'avais entendu une meilleure nouvelle, c'était comme découvrir
une mine d'or !
Mes frères et moi avons commencé à fréquenter régulièrement le
groupe biblique quand notre pasteur a proposé de nous reconduire à la
maison après la leçon. Pendant ces trajets, il nous décrivait à quoi Dieu
ressemblait. Le pasteur Brown nous aimait beaucoup ! Il riait, plaisantait et
nous faisait découvrir la Parole de Dieu.
Comme j'avais du respect pour l'autorité, il ne m'était pas difficile de
croire à la Parole de Dieu. Mais l'ordre d'aller dans le monde pour prêcher
la Bonne Nouvelle et parler de Jésus-Christ me troublait. Un dimanche, un
missionnaire est venu parler dans notre église ; il a dit que 90 % de ceux qui
«allaient». «prêchaient». et «faisaient des disciples». se concentraient sur à
peine 10 % de la population mondiale.
Je me suis redressée sur ma chaise. Cela signifiait que les 10 % restants
de ceux qui «allaient». «prêchaient». et «faisaient des disciples». devaient
s'intéresser à 90 % du monde ! Sa logique m'avait laissée sans voix, mais
elle était sensée. Il me fallait devenir missionnaire, peu importe ce que cela
signifiait.
Plus tard, lors d'un camp d'été, un missionnaire nous dit que, si nous
projetions de devenir missionnaires, nous ferions bien de commencer à prier
sans tarder pour ces gens vers lesquels Dieu nous enverrait un jour. Cela
était sensé aussi. Quotidiennement, j'ai alors prié : «Seigneur, prépare ces
personnes afin qu'elles soient prêtes à recevoir l'Évangile, et qu'elles y
croient».
Mais je me posais de nombreuses questions : que font les missionnaires
exactement ? Comment savent-ils quand leur travail est terminé ? Que puis-
je faire qui dure éternellement ? Et si la seule chose que ces gens
apprendront de Dieu est ce que je leur dirai… ? J'écoutais les missionnaires
parler, mais je ne m'imaginais pas à leur place. Je ne me sentais pas à la
hauteur de la tâche.
«Allez dans le monde entier annoncer la Bonne Nouvelle». signifie que
je devrais vivre dans la jungle, me suis-je dit un jour ! À cette époque, toute
contrée autre que l'Amérique était une jungle à mes yeux. J'étais étudiante
mais je n'avais pour ainsi dire jamais quitté le comté de San Luis Obispo.
J'ai discuté avec Dieu. Et mon rêve de ferme, de collines, d'infirmerie ?
Dans quel pétrin me suis-je fourrée ? J'ai lutté. Je lui ai dit et répété : «Tu as
dû te tromper de personne, je ne peux pas faire cela. Je ne sais même pas ce
qu'est exactement un missionnaire». Mais cela semblait laisser Dieu aussi
indifférent que mon père l'avait été lorsque je lui avais dit ne pas pouvoir
conduire la fourgonnette. Dieu n'acceptait pas mes lacunes pour excuse.
Après des mois de lutte, j'ai capitulé et j'ai finalement dit à Dieu :
«D'accord, je le ferai. Je le ferai, même si j'en ai horreur».
J'ai dit adieu à ma ferme, à ma carrière, à ma famille ; à tout ce que
j'avais toujours désiré. J'ai laissé mourir mon rêve.
Mon enthousiasme pour l'œuvre missionnaire s'est développé dès que
j'eus abandonné mes rêves. Mon pasteur m'a dit que je pourrais en
apprendre davantage sur le travail missionnaire en fréquentant une
université chrétienne. Je me suis alors inscrite alors au programme
d'éducation chrétienne de l'université de Biola, en Californie.
Un soir, après les cours, j'ai engagé la conversation avec une amie dans
la cafétéria du sous-sol. Elle s'est soudain interrompue et a fixé le fond de sa
tasse. Puis, levant les yeux vers moi, elle a dit : «Joanne, te rends-tu compte
que les gens te trouvent prétentieuse ?». Cette phrase m'a fait l'effet d'une
bombe.
«Qui ? Moi ? Mais c'est parce que je ne sais pas quoi leur dire !»
«Je le sais bien, répondit-elle. Mais la plupart des gens ne comprennent
pas pourquoi tu ne leur parles pas. Ils pensent que tu ne les apprécies pas».
Elle m'a alors prise sous son aile et m'a enseigné quelques trucs :
«Contente-toi de sourire et de «jouer le jeu». Quand quelqu'un t'adresse la
parole, réponds-lui. Participe, et ne t'inquiète pas tant de ce que tu diras et
de ce que l'on pensera de toi. Arrange-toi pour que l'autre se sente à l'aise».
J'ai commencé à mettre ses leçons en pratique et, petit à petit, j'ai été
capable de converser avec les autres. La timidité n'a jamais tout à fait
disparu, mais j'ai été à même de m'intéresser au monde extérieur plus qu'à
moi-même. Je me suis mise à considérer les choses du point de vue d'autrui.
Après avoir obtenu mon diplôme, je disposais d'une masse
d'informations sur la plupart des missions présentes dans le monde, mais je
n'avais toujours qu'une vague idée de ce qu'un missionnaire fait exactement.
J'étais toujours terrifiée à l'idée que ce que je dirais à un groupe de gens à
propos de Dieu serait peut-être tout ce qu'ils apprendraient jamais à son
sujet.
Je me demandais ce que j'allais bien pouvoir faire ensuite, quand j'ai
entendu parler d'un cours d'été donné à l'université d'Oklahoma, où l'on
enseignait les langues étrangères. Je n'aimais pas particulièrement les
langues, mais je savais que j'aurais à m'y mettre si je devenais missionnaire.
Je me suis dit que ce cours pourrait m'être utile, et c'est ainsi que j'ai appris
l'analyse linguistique à l'Institut d'été de linguistique.
Traduire la Bible est tellement logique. Cela m'attirait… Je me figurais
qu'une personne encline à rêvasser avait bien besoin de se raccrocher à la
logique ! Puisque la Bible était le livre le plus important au monde, il était
naturel qu'il soit traduit afin que chaque individu puisse le lire dans sa
langue.
Je me suis rendu compte lentement que c'était là un travail bien défini.
Je saurais quand je commencerais et quand j'aurais terminé. Si je fournissais
aux gens la Parole de Dieu dans leur propre langue, Dieu leur parlerait alors
directement. Je ne pourrais plus être accusée de ne donner que des
informations fragmentaires.
Et ce travail pourrait se répéter à l'infini. La lumière s'est faite dans ma
tête. Je savais enfin ce pour quoi Dieu m'avait faite : la traduction de la
Bible.
Cet été-là, j'ai rejoint le groupe Wycliffe des traducteurs de la Bible.
Plusieurs mois plus tard, machette à la main et paquetage sur le dos, je suis
partie pour le camp d'entraînement de Wycliffe, dans la jungle du Mexique
méridional. Anne Fetzer, une camarade du camp d'été, était présente aussi.
Elle avait une forte personnalité, à la fois attirante, brillante, amicale,
aventurière et très féminine. Anne prenait plaisir à la compagnie de chacun ;
elle connaissait tout le monde, et tout le monde la connaissait. J'étais tout
excitée – et effrayée à la fois – quand les organisateurs ont déclaré que nous
ferions équipe pour toute la durée du camp. Dès ce moment, tout est devenu
une partie de plaisir. Même les choses les plus pénibles.
Notre première épreuve a été de construire un abri qui nous servirait de
refuge au cours des six semaines suivantes. Mais nous nous sommes dit que
nous pourrions dormir dans nos hamacs à la belle étoile quelques nuits de
plus afin de terminer d'abord un autre projet. Équipées de nos machettes
pour dégager un espace au milieu des broussailles jouxtant notre
campement, nous avons façonné une cathédrale de verdure. Les priorités
d'abord, après tout.
Nous avons eu tellement de plaisir à construire notre abri que le travail
ne nous a pas fait peur : abattre des arbres, hacher des joncs, creuser des
trous pour y planter des piquets, fixer des éléments au moyen de lianes et
d'écorces, et suspendre nos hamacs. Que de seaux de boue il a fallu porter
pour façonner un four ! Ensuite, souffler et ventiler inlassablement pour
parvenir à allumer un feu. Nous avions enfin notre chez nous.
Parce que nous étions en phase d'entraînement, Anne et moi avions à
nous débrouiller à partir des quelques vivres autorisés et de ce que nous
pouvions dénicher dans la jungle. Quand nous sommes arrivées au terme de
notre réserve de café, Anne m'a fait remarquer que des caféiers poussaient
dans la jungle et que des gens en récoltaient les grains. De toute façon, que
deviendrions-nous sans café le soir, autour du feu ? Elle a invité deux
jeunes hommes célibataires à dîner et leur a suggéré d'acheter du café aux
Indiens du coin. À court de nourriture, nous avons conclu un accord avec
deux femmes des environs dont le four ne fonctionnait pas bien : elles
fournissaient la nourriture, nous la cuisions.
Le sentiment de liberté et l'approbation qui émanaient d'Anne ont
libéré le goût pour l'aventure et la créativité toujours enfouis tout au fond de
moi par manque de confiance. Ensemble, nous pouvions venir à bout des
difficultés, nous amuser, et inviter les autres à prendre part à notre vie.
Anne n'avait peur de rien ; avec elle comme chef, je n'avais rien à craindre.
Mais, alors que le camp tirait à sa fin et que je n'avais toujours pas de
partenaire à long terme pour traduire la Bible, j'ai eu peur de demander à
Anne d'être ma coéquipière. Comment une personne de la classe d'Anne
aurait-elle voulu d'une partenaire comme moi ?
De plus, un nom revenait sans cesse dans la conversation tandis
qu'Anne et moi discutions pendant des heures le soir autour du feu, une
tasse de café à la main : Tommy Hopkins. Tommy et elle avaient grandi
ensemble. Ils étaient amis, simplement amis, depuis le début, insistait-elle.
Quelques célibataires du camp s'intéressaient à Anne, et elle les appréciait
tous, mais elle finissait toujours par soupirer en se demandant pourquoi elle
était incapable de sérieusement s'intéresser à l'un d'entre eux en particulier.
«Je le sais, lui ai-je dit, c'est parce que tu es amoureuse de Tommy
Hopkins».
«Non, je ne le suis pas. Je l'aime simplement comme un frère, c'est
tout». répondait-elle invariablement. Mais je n'étais pas dupe.
Après le camp dans la jungle, j'ai pris le car pour aller passer quelques
semaines dans un petit village avec un traducteur avant mon second cycle
de cours d'été avec Wycliffe. Cette première expérience de la vie dans un
village a été un désastre. Je suis rentrée à la maison cruellement déçue de
l'aventure et de moi-même. Si c'était à cela que ressemblait le travail
missionnaire, je ferais mieux de retourner à la ferme. Mais, de par
l'éducation que j'avais reçue, je ne pouvais pas me permettre d'abandonner.
Cependant, j'étais pétrifiée à l'idée d'accepter un poste à demeure. Je ne
savais sur quel champ missionnaire travailler, je n'avais pas d'équipière. Je
n'arrivais pas à me décider.
Pourquoi ne puis-je faire confiance à Dieu ? Pourquoi suis-je si
effrayée ?
Quand mon tour est venu de passer l'entretien avec les responsables de
Wycliffe concernant mon futur poste, j'ai fondu en larmes. J'étais sûre qu'ils
ne me garderaient pas comme membre puisque je n'arrivais pas à faire
confiance à Dieu pour mon avenir. Or, au lieu de me congédier, ils m'ont
proposé un poste provisoire d'un an au Guatemala. Ils s'étaient bien rendu
compte de mes points faibles, mais ils tenaient cependant à me garder.
Ma gratitude s'est toutefois rapidement évanouie. Et si je ne
m'acquittais pas bien de cette mission ? En dépit de mes craintes, j'ai décidé
de tenter l'expérience. Je me suis rendue un an au Guatemala.
En parcourant les montagnes de ce pays, je suis littéralement tombée
amoureuse de sa beauté et de ses habitants. Chaque village possédait son
propre costume riche en couleurs : rouge, blanc et bleu ici ; là, des
pantalons tissés à la main, blancs avec des bandes rouges. Les petits
garçons étaient vêtus exactement comme leurs grands-pères. Le pittoresque
s'étalait dans tous les villages. Ce pays d'aventure aurait tout aussi bien pu
sortir tout droit de mon livre de contes pour enfants.
Je me tenais debout au sommet d'une colline, les yeux rivés sur un
superbe lac. Quelqu'un m'a informée que ce lac se trouvait à l'emplacement
d'un ancien cratère volcanique. Des ruines d'une ancienne civilisation maya
se trouvaient enfouies sous les eaux calmes et froides. J'aurais aimé voir
cette cité engloutie qui fascinait mon imagination.
Après tout, je pourrais bien faire de la traduction biblique ici ! Je vais
me chercher une équipière, et nous nous installerons au milieu des
indigènes… Nous mangerons des tortillas fraîches bien chaudes, nous
apprendrons à plonger dans les profondeurs du lac et chercherons à percer
le mystère de ces ruines anciennes. Voilà ce que nous ferons ! Ce jour-là, un
nouveau rêve était né.
Entre-temps, j'avais appris comment faire face à de nouvelles
situations : laisser passer deux semaines avant de porter un jugement
valable sur les conditions de vie. Si je commençais par me polariser sur les
difficultés, je sombrerais dans la dépression. Au bout de deux semaines,
j'avais réussi à me procurer de l'eau potable, je savais où aller me baigner,
quelle lumière utiliser la nuit, et je m'étais même aménagé une espèce de
salle de bain.
Pendant mon séjour au Guatemala, j'ai fini par comprendre ce que
signifiait être missionnaire. Je séjournais dans la famille Williams dont les
parents, Ken et Bobbie, étaient tous deux traducteurs. Ils étaient de
formidables modèles pour moi. En vivant avec eux, j'avais l'impression
d'être assise sur le siège du passager avant de la voiture et de regarder mon
père conduire. Les Williams étaient la démonstration vivante de ce que doit
être un missionnaire.
Ils entretenaient des relations harmonieuses avec les Chuj, les habitants
de l'endroit, avec l'église et leurs propres filles. Ken consacrait plusieurs
heures par jour à expliquer les Écritures, ce que d'autres appellent «faire des
disciples». Ainsi, la traduction de la Bible forme des disciples, me suis-je
dit. J'ai regardé comment Ken et Bobbie se liaient d'amitié avec les mamans
qui venaient avec leurs enfants couverts d'ulcères ou de coupures ou qui
requéraient d'autres soins médicaux. J'ai découvert les miracles du
traitement des vers : une seule dose pouvait expulser une soixantaine de
vers du corps d'un enfant de deux ans. J'ai appris l'art de soigner, bref, d'être
missionnaire.
Peu avant de retourner aux États-Unis, j'ai reçu une lettre d'Anne
m'informant qu'elle était prête pour un poste missionnaire et me demandant
si j'avais encore besoin d'une équipière. Je lui ai répondu par retour du
courrier : «Bien sûr ! Il y a juste une place qui t'attend ici au Guatemala !».
Je lui ai fourni tous les détails qu'elle pouvait souhaiter.
Sa réponse a été un choc terrible pour moi : elle venait d'être désignée
pour les Philippines, un champ missionnaire aux immenses besoins. Les
Philippines ? me suis-je dit. Ce grand banc de sable avec des cocotiers ?
Ce pays plat et chaud ?
Durant tout un mois, j'ai prié ardemment et lutté de toutes mes forces
avec Dieu. Comment me décider ? J'avais la possibilité de travailler avec
une partenaire agréable et sur la même longueur d'onde que moi, sur une île
chaude et sablonneuse, ou accomplir une œuvre au Guatemala, mais avec le
risque de me trouver associée à une équipière inconnue. Mon problème était
que je voulais les deux : l'équipière et le pays !
Je n'ai jamais eu le choix. Il allait de soi que j'irais avec Anne, car le
fait de partager les mêmes idées est très important. Un autre rêve venait de
s'envoler.
Anne et moi avons débarqué du paquebot Michigan sur le sol philippin
le 20 février 1962. Des collègues nous attendaient sur le quai et nous ont
conduites chez eux à travers la zone portuaire et les bidonvilles. Je n'avais
jamais vu d'endroit comparable au centre-ville de Manille. Mon cœur se
serrait à la vue des enfants décharnés et misérables qui erraient seuls dans
les rues, et des baraques faites de tôles et de bois dans lesquelles ils
vivaient. En jetant un regard à travers la vitre du minibus, je n'ai pas pu
m'empêcher de refouler un sanglot.
Nous ne nous sommes cependant pas arrêtées à des considérations
secondaires. En cours de route vers le lieu d'accueil, nous avons demandé
où nous pourrions nous installer et commencer la traduction. On nous a
répondu que la mission Wycliffe venait juste de terminer la traduction dans
les langues parlées au nord de l'île. Par contre, elle venait d'apprendre
qu'une tribu vivant à deux jours de marche au bout de la route avait besoin
d'une traduction de la Bible. Quelle nouvelle ! Nous n'avions pas du tout
envie de nous perdre au bout du monde !
D'ailleurs, nous avions entendu parler d'un superbe endroit situé plus
au sud, plus précisément au centre Wycliffe de Nasuli. C'était un lieu de
baignade alimenté par une source d'eau. «N'y a-t-il pas des peuplades des
environs qui auraient besoin d'avoir la Bible traduite dans leur langue ?». ai-
je demandé en espérant une réponse affirmative. Mais il n'y en avait pas.
Deux semaines plus tard, nous avons pris place dans une embarcation
qui faisait la navette entre les îles de l'archipel, en direction de Mindanao où
se tenait une conférence d'affaires. Anne et moi étions plongées dans un
univers exotique. Debout près de la rampe de la terrasse, nous avons
savouré des mangues au clair de lune. Puis nous sommes descendues pour
commander une boisson. Laurie Reid, un des hommes qui venaient de
terminer l'apprentissage de la langue, s'est présenté. Il a commencé à nous
parler des Balangaos, ces gens qu'on ne pouvait atteindre qu'au terme de
deux jours de marche, à partir de l'endroit où la route s'arrêtait.
Plus il parlait, plus nous pouvions nous imaginer en train de gravir les
montagnes, traverser les forêts tropicales humides pour déboucher sur de
jolies vallées en terrasses où les gens vivaient dans des maisons construites
sur pilotis. Les enfants qu'il nous a montrés sur ses photos nous
dévisageaient avec de grands yeux sombres. Ils avaient une chevelure
épaisse et brillante, noire comme l'ébène.
Les Balangaos avaient été traditionnellement des chasseurs de têtes,
mais la plupart avaient perdu cette habitude. Les hommes portaient encore
un simple cache-sexe, et les femmes une jupe tissée sur des métiers
rudimentaires.
Ces gens souhaitaient que quelqu'un vienne habiter parmi eux et fixe
leur langue par écrit. Lorsque l'étude préliminaire eut révélé que ces sept
mille Balangaos avaient besoin des Écritures traduites dans leur langue,
certains des anciens ont été chargés d'inviter des Américains à vivre au
milieu de cette tribu. Des discussions s'étaient engagées, et avaient fini par
aboutir à un consensus.
Certains Balangaos estimaient que ce serait une bonne chose d'avoir
davantage de Blancs dans la vallée. Des prêtres européens vivaient dans la
région depuis dix ans et avaient construit le seul lycée parmi les Balangaos.
Qui sait, d'autres Blancs pourraient aussi leur venir en aide ? D'autant plus
que les Balangaos avaient apprécié les soldats américains rencontrés au
cours de la Seconde Guerre mondiale, car ceux-ci avaient partagé leurs
rations alimentaires avec eux et avaient eux-mêmes ciré leurs bottes. Les
Américains n'avaient pas astreint les Balangaos aux corvées avilissantes,
comme certains ennemis étrangers l'avaient fait autrefois.
Certes, plusieurs de ces anciens envahisseurs avaient eu la tête
tranchée, car les Balangaos étaient habiles à se venger, et leurs petits-
enfants avaient conservé le souvenir humiliant du traitement que ces
étrangers leur avaient infligé.
Mais les Américains s'étaient conduits autrement ; ils avaient fait
preuve de respect envers les Balangaos. C'est pourquoi, au terme de
palabres, l'un des anciens s'est exprimé au nom de tout le groupe en disant :
«Oui, nous aimerions que des Américains viennent s'établir parmi nous».
Plus nous en apprenions sur le compte des Balangaos et priions pour
eux, moins la distance de deux jours de marche nous effrayait. L'Esprit de
Dieu avait saisi notre imagination. Les besoins de cette population et notre
désir d'aventures avaient fait naître un nouveau rêve en nous.
Comme nous ne pensions plus qu'aux Balangaos, un jour nous sommes
allées trouver notre directeur pour lui annoncer notre désir de nous rendre
parmi eux. «C'est hors de question, a-t-il répondu, nous n'envoyons pas de
femmes là-bas. C'est un endroit bien trop inaccessible !»
«Pas pour nous, avons-nous répondu. Nous sommes capables de
marcher aussi loin». Nous avions vraiment une folle envie d'y aller.
Nous en avons fait un sujet de discussion et de prières. Quelques jours
plus tard, le directeur nous a permis d'expliquer notre conviction que Dieu
nous voulait là-bas. Nous lui avons donné l'assurance que nous nous en
sortirions. Après s'être assuré que nous avions bien compris combien il nous
serait difficile de nous rendre auprès des Balangaos et de vivre parmi eux, il
a accepté de nous affecter dans cette tribu.
Nous étions contentes de pouvoir faire nos achats : des paquets de
sucre, du sel, de la farine, des boîtes de lait en poudre, de la margarine, une
caisse de maquereaux en conserve. Nous avons encore acheté des cuvettes
et du savon, rassemblé des couvertures, des serviettes et les sacs de
couchage que nous avions emportés dans nos malles. Laurie, qui avait
accepté de nous servir de guide et de nous présenter aux Balangaos, nous a
aidées à charger toutes nos affaires dans un vieux bus, et nous avons quitté
Manille.
Il nous a fallu trois jours pour arriver à la fin de la route en lacets. Nous
avions l'impression d'être au bout du monde. Le bus avait l'air d'une vieille
église de campagne avec des rangées de bancs entièrement en bois en guise
de sièges. D'un côté, la porte restait toujours ouverte. Il faisait beau et une
brise agréable soufflait. Puis il s'est mis à pleuvoir et tout est devenu
mouillé et boueux. À la saison sèche, quelle que soit la couleur des gens qui
entraient dans le bus, ils en sortaient tous gris à cause de la poussière qui les
recouvrait.
Chaque jour, nous faisions un bond d'un siècle dans le passé. Le
troisième soir, nous nous sommes arrêtés à Barlig, une petite ville au bout
de la route. Des gens aimables sont venus descendre nos affaires du toit du
bus et nous ont suivis jusqu'à l'auberge rustique dans la montagne. Ils ont
empilé nos bagages dans notre chambre. Quant à nous, nous nous sommes
laissées tomber sur nos lits en lattes de bois pour essayer de dormir.
Durant les deux jours suivants, Laurie nous a présentées aux gens de la
ville, notamment au maire, à quelques enseignants et au prêtre. Les
Philippins des montagnes sont réputés pour leur hospitalité. Les aubergistes
ont fait des plats spécialement pour nous. C'était toujours le même menu :
du riz cuit juste à point comme les Américains l'aiment, doux et moelleux,
avec d'excellentes saucisses de Vienne. Ils ne nous servaient pas des
haricots noirs comme ceux qu'ils consommaient eux-mêmes, ni des
maquereaux en boîte, un régal rare pour la plupart d'entre eux. Non, ils nous
offraient ce que la ville avait de meilleur à nous proposer. Nous mangions
en nous régalant alors qu'eux se contentaient d'une nourriture qu'ils
estimaient trop quelconque pour nous, à savoir du riz ferme et des légumes
aux fortes odeurs dans du bouillon.
La plupart des hommes de la montagne comprenaient la langue
commerciale, en tout cas suffisamment pour traiter des affaires simples avec
des étrangers. Mais ils n'arrivaient pas à saisir des concepts plus profonds
comme ceux contenus dans les Écritures, et les femmes comprenaient
encore moins. C'est pourquoi nous allions vers les Balangaos.
Des hommes et des femmes de petite taille, trapus et musclés ont
accepté de porter nos boîtes et nos bagages tout au long des deux journées
de marche jusqu'aux Balangaos. Nous avons donc commencé à marcher,
puis à grimper, parfois même à ramper ! Par moments, nous nous tenions
toutes droites, puis nous devions nous courber. Le sentier a d'abord serpenté
dans la montagne, puis il a passé en plein milieu d'une forêt tropicale.
La première journée, nous avons beaucoup appris sur les sangsues. On
les sent rarement se fixer sur soi parce qu'elles injectent un anesthésique en
même temps que l'anticoagulant (qui rend le sang plus fluide). Lorsqu'elles
sont repues de sang, elles se détachent, mais le sang continue de suinter
pendant des heures par la morsure qu'elles ont faite avec leurs mâchoires
dentelées. Quand nous nous sommes arrêtés pour nous reposer, Anne s'est
rendu compte que ses sous-vêtements étaient trempés de son propre sang.
Nous accrochant aux racines pour ne pas dévaler la montagne, nous
renversions la tête en arrière pour saisir du regard le paradis tropical aux
délicates orchidées et aux arbres imposants. La marche avait quelque chose
de paradoxal, car la douleur côtoyait la beauté. Nous avons marché sous la
pluie sur une piste argileuse aussi glissante que la glace. Exténués, nous
sommes enfin arrivés au premier village où nous nous sommes affalés dans
la maison rustique et enfumée du maître d'école pour y passer la nuit.
Encore épuisées le lendemain matin, Anne et moi n'avons rien laissé
paraître de notre état de fatigue, nous n'avons surtout pas donné l'impression
que nous ne pourrions pas continuer. La deuxième journée a été un véritable
calvaire. Il nous arrivait de fondre en larmes d'épuisement, mais
heureusement jamais au même moment. Cela nous faisait du bien de nous
arrêter pour prendre notre casse-croûte composé de riz froid enveloppé dans
des feuilles de bananier, un œuf dur et un peu de sel humide dans un bout de
papier.
Il nous a fallu toute cette deuxième journée pour atteindre enfin l'entrée
de la vallée où vivaient les Balangaos. C'était une grande cuvette entourée
de collines taillées en terrasses de haut en bas, avec des marches de couleur
vert fluorescent, celle des prés verdoyants, entre des murs de pierre grise.
Nous contemplions la huitième merveille du monde : les rizières en
terrasses. Les maisons étaient construites sur quatre pilotis, les murs étaient
faits de bois de charpente taillé à la hache et les toits étaient couverts de
chaume. Les champs tout autour étaient parsemés de maisonnettes servant
de greniers à riz. La vallée était aussi somptueuse que la forêt tropicale.
Le chemin est soudain devenu un sentier pavé qui nous a conduits à
Natunin, un village de montagne d'une grande propreté. Nous y avons
rencontré le maire. Il nous a fait entrer chez lui et nous a servi du riz avec
ce qu'il tenait en réserve pour ses hôtes de marque, à savoir des saucisses de
Vienne ! Il a mis à notre disposition une pièce entière de sa maison. Nous
nagions dans le luxe.
Quand nous nous sommes réveillées le lendemain matin, Anne et moi
avions peine à croire que nous étions sur le territoire des Balangaos, là où
nous nous mettrions à traduire les Écritures, dès que nous aurions trouvé à
nous loger. Ce jour-là, nous avons marché dans la magnifique vallée,
traversant des villages formés d'une trentaine de petites maisons proches les
unes des autres.
Les pistes étaient constituées de digues de quinze centimètres de large
situées au bord de rizières en terrasses remplies de boue et d'eau. Elles se
trouvaient au sommet de hauts murs en pierre qui sculptaient le flanc des
montagnes. Même sèches, elles étaient glissantes. De petites mottes d'argile
apparemment innocentes pouvaient nous faire glisser et tomber hors du
sentier étroit. Si on glissait du côté de la colline, on s'enfonçait dans la boue
jusqu'aux genoux. Mais si on perdait l'équilibre de l'autre côté, celui de la
terrasse inférieure, on tombait de toute la hauteur du mur, entre un mètre
cinquante et six mètres.
Tard dans la soirée, à bout de force, nous sommes arrivés à Botac, le
dernier village de notre itinéraire. À force de faire des écarts et de marcher
dans les rizières, la boue giclait de nos chaussures. Jusqu'ici, beaucoup de
gens avaient consenti à se serrer dans leur maison pour nous laisser la
jouissance d'une de leurs pièces. Cette fois-ci, ils nous ont laissé une maison
entière, grande selon les normes des Balangaos. Elle mesurait quatre mètres
de large et cinq de long, avec une cuisine séparée. La maison se trouvait à
moins de cinq minutes d'une source d'eau pure.
C'était l'idéal. Notre guide Laurie s'est adressé au vieux Canao,
l'homme responsable de la maison et avec qui il s'était déjà entretenu
auparavant. Il nous a présentées à lui en disant : «Voilà les Américaines que
vous souhaitiez voir venir parmi vous».
Canao et les autres eurent un air stupéfait ! Aucun d'eux n'avait
imaginé que les Américains qui viendraient s'installer parmi eux seraient en
fait des Américaines ! D'ailleurs ils n'avaient jamais vu de femmes
blanches. Mais… ils avaient exprimé le désir d'accueillir des Américains, et
nous étions là. Que pouvaient-ils faire d'autre que nous accepter ?
Ce soir-là, Mariano Canao Lucasi nous a donné à manger chez lui.
Laurie nous a expliqué que lorsqu'un Balangao ou un homme d'une tribu
des montagnes voisines offrait le repas à quelqu'un chez lui, il s'engageait à
le protéger au prix même de sa propre vie. Canao, le porte-parole du
village, venait de prendre position.
Il est venu tous les jours nous rendre visite pendant que nous
aménagions la maison. Nous étions installées depuis quelques jours quand il
est entré, l'air grave, sans son sourire habituel. En apparence il était calme,
mais on percevait une tension intérieure qui se traduisait dans sa voix.
«Ne vous rendez-vous pas compte que c'est dangereux pour des
femmes seules de vivre ici ? Ne savez-vous pas que nous sommes des
chasseurs de têtes ?». Il nous a laissé le temps de digérer cette nouvelle
avant d'ajouter en soupirant : «Vous avez besoin que quelqu'un prenne soin
de vous. Je serai votre père !». Il a fait un signe de tête, bref mais décidé,
pour sceller ses paroles d'une autorité incontestable.
Nous avons contemplé cet homme trapu à l'autre bout de la pièce, pieds
nus et portant un short déguenillé. Avec moins d'un mètre cinquante-cinq, il
ne devait pas peser plus de quarante-cinq kilos. Comme il lui manquait
quelques dents de devant, il parlait avec un cheveu sur la langue, si bien que
nous ne le comprenions pas très bien. Les dents qui lui restaient étaient
teintes en rouge à force d'avoir mâché du bétel. Nous savions qu'il n'était
jamais allé au lycée. Il aimait donner des ordres. Il nous disait toujours ce
que nous devions faire. Il avait déjà établi une liste de mots que, d'après lui,
nous devions apprendre, et il nous interrogeait.
Le cher père d'Anne, un médecin, était mort pendant qu'elle était au
lycée. Quant à mon père, il était bien vivant dans notre ferme en Californie.
Les gens n'ont pas besoin de pères de substitution, avons-nous pensé.
Nous forçant à sourire, nous avons trouvé une solution de compromis
et l'avons appelé «oncle». non sans une certaine réticence. Nous espérions
qu'il ne nous attirerait pas trop de difficultés. Mais Canao était un homme
très perspicace. Il avait deviné nos pensées. Mais en homme sage, il n'en
tint pas compte.
À partir du moment où nous avons commencé à déballer nos affaires,
une marée de Balangaos est venue envahir notre maison. Les gens venaient
quand cela les arrangeait, à n'importe quelle heure de la journée, ce qui
allait à l'encontre de toutes nos habitudes concernant le sentiment de
propriété. Ils soulevaient nonchalamment le couvercle des boîtes pour voir
ce qu'elles renfermaient, au mépris des plus élémentaires règles sur la
propriété privée. Bouche bée, ils s'exclamaient : «Vous vous rendez compte,
une caisse pleine de savons !»
Oncle Canao disait : «Oui, et ce n'est pas tout. Vous devriez voir ce
qu'elles ont stocké dans la réserve !». Les quelques boîtes de conserve que
nous avions emportées pour nous permettre de tenir trois mois
représentaient pour eux une fortune inimaginable.
Nous avons commencé à apprendre la langue et la culture balangao
grâce aux gens qui, nuit et jour, s'agglutinaient autour de nous pour nous
enseigner des mots et corriger notre prononciation. Tous les soirs après le
souper, Canao venait nous donner une leçon.
Cinq jours après notre arrivée, j'ai été appelée pour un accouchement.
Après avoir escaladé l'échelle de bambou, j'ai constaté que la petite fille
était déjà née. Plus exactement mort-née. C'était la première fois que je
voyais un enfant mort-né. Tandis que je me penchais, l'émotion a eu raison
de moi. J'ai pris le bébé, coupé le cordon ombilical et enveloppé la petite
créature dans une couverture, avant de la poser par terre à côté de sa mère.
Je partageais la souffrance de ces gens. La mère était allongée à même le
sol, inerte.
Où sont les sages-femmes ? Pourquoi n'y a-t-il personne pour l'aider ?
Questions sans réponse. Toutes les femmes étaient assises à côté, l'air
hagard et désespéré. J'avais bien assisté à quelques accouchements lors d'un
cours de médecine missionnaire, mais je ne savais pas grand-chose. Mon
expérience dans ce domaine était limitée. J'ai donc massé l'utérus de
l'accouchée, ai senti où se trouvait le placenta et l'ai expulsé. Soulagées et
surprises, les femmes présentes n'en revenaient pas de la facilité avec
laquelle le placenta a été éliminé. Elles n'avaient jamais vu une chose
pareille. Du coup, j'ai gagné leur sympathie et leur confiance. Cette action a
marqué le début de ma carrière d'accoucheuse ; j'ai mis au monde de
nombreux bébés et sauvé beaucoup de mères.
Un jour, j'ai appris que les sauterelles étaient de retour dans les
montagnes. Les Balangaos m'avaient raconté qu'environ trente-cinq ans
plus tôt, les sauterelles avaient tout envahi et dévoré le moindre brin de
verdure. Lorsque ces insectes s'étaient répandus dans la vallée, les habitants
s'étaient rendus aux champs en poussant des cris et en frappant sur des
gongs pour effrayer les bestioles, mais cela n'avait servi à rien. Ils avaient
tout perdu.
Et voilà que la même menace se profilait à l'horizon ! Les sauterelles
sont arrivées par nuages si denses qu'elles assombrissaient le ciel. Les
habitants ont couru vers les champs, ils ont crié, fait du bruit et frappé sur
les gongs. Et les sauterelles se sont envolées ! Les Balangaos étaient
émerveillés. Ils savaient qu'ils n'avaient pas effrayé les sauterelles au point
de les faire partir. J'ai fermé les yeux et me suis imaginé tous ces chrétiens
qui tapaient frénétiquement pour faire du bruit et qui criaient au lieu
d'implorer Dieu. Pourquoi n'arrivent-ils pas à se confier en Dieu ?
Incrédule, j'ai interrogé les croyants : «Est-ce que quelqu'un a songé à
prier ? Il y a trente-cinq ans, n'avez-vous pas hurlé, gesticulé et fait du bruit,
mais en vain ? Dans ce qui vient de se passer, personne n'a-t-il vu la
protection de Dieu contre les sauterelles ?». Ils ont gardé le silence.
J'ai inspiré profondément. Ces Balangaos sont trop charnels. Ils
comptent trop sur leurs forces, et s'appuient sur les principes élémentaires
de ce monde. Je me demandais ce qui devait encore leur arriver avant qu'ils
supplient Dieu d'intervenir, et qu'ils reconnaissent ensuite sa miséricorde.
Les croyants étaient embarrassés. Il ne leur était pas venu à l'esprit que
Dieu détenait un pouvoir sur les sauterelles. C'était le comble ! Une nuit,
alors que je m'étais réveillée, j'ai prié : «Peu m'importe ce que tu envisages
de faire, s'il te plaît, fais que ces gens prient !». Puis je me suis endormie.
Le Dr Robbie Lim a été une réponse à une autre prière que j'avais
adressée au Seigneur pour que quelqu'un vienne me soulager du fardeau
médical. Médecin philippin travaillant sous les auspices d'une mission
catholique, il est venu pour travailler parmi les Balangaos et envisageait de
construire un petit hôpital pour la population balangao. Il avait déjà
considérablement réduit le nombre de mes interventions de soins.
J'aimais beaucoup Robbie. C'était un homme particulier. Beaucoup de
ses pairs étaient partis à l'étranger pour des emplois beaucoup mieux
rémunérés et une vie plus facile. Lui, il avait un cœur de serviteur. Les
montagnes l'attiraient et les besoins n'avaient fait que développer ses
compétences. Il se souciait vraiment des gens. Notre rêve d'un hôpital
prenait enfin forme.
L'hélicoptère Jolly Green Giant et son équipage américain, engagés
dans la guerre au Vietnam, se trouvaient aux Philippines pour un temps de
repos. La requête qu'avait présentée Robbie pour un transport aérien des
matériaux de construction d'un hôpital lointain était parvenue aux
responsables. L'équipage sauta sur l'occasion de rendre service. Tous mes
collègues à Bagabag étaient très excités en voyant des tonnes de ciment et
de matériaux de construction chargés à bord de l'hélicoptère.
J'ai été désignée comme accompagnatrice pour servir d'interprète aux
pilotes. Doming s'apprêtait à rentrer à Balangao pour ses vacances d'été, et
nous lui avons offert un voyage gratuit par hélicoptère. Bill Powell, un
pilote qui avait souvent volé jusqu'à Balangao, se joignit à l'équipe pour
conseiller les pilotes dans ce secteur.
Mes parents étaient venus de Californie pour me rendre visite. Alors
que nous observions les hommes qui chargeaient l'appareil dans lequel
j'allais monter, Papa a marmonné : «Ils sont en train de le surcharger !». Il
avait l'œil exercé pour estimer le poids et le volume. Mais Robbie était tout
animé. De toute façon on lui avait dit qu'il était impossible de surcharger ce
type d'hélicoptère. Plus tard, j'ai appris que Papa avait eu du mal à résister à
l'envie de me faire descendre de l'appareil juste avant qu'il décolle. Nous
avons pris de l'altitude. Nous étions au comble de l'excitation : enfin, un
hôpital ! Une demi-heure plus tard, nous heurtions ce palmier.
L'arbre a déséquilibré le rotor et nous sommes rapidement tombés dans
un ravin. L'habitacle s'est retourné, mais les pales ont continué de tourner,
imprimant de violentes secousses à l'appareil. Le ciment a volé dans toutes
les directions.
La partie arrière de l'hélicoptère était en feu, mais Bill a donné un
grand coup de poing à travers le hublot du cockpit et a pu s'extraire. Le
pilote, le copilote et le navigateur à côté de lui étaient indemnes. En
rassemblant ses esprits, Bill s'est rendu compte que trois personnes étaient
prisonnières sous des tonnes de matériel : Doming, le Dr Lim et moi. Il était
sûr que nous étions morts, mais il a néanmoins dévalé le talus vers nous.
Ne pouvant pas se servir de son bras gauche, il n'a pas pu rentrer dans
l'appareil. Il voyait le kérosène s'échapper par un trou à l'intérieur de
l'hélicoptère. «Juami, Doming et le Dr Lim sont à l'intérieur !». cria-t-il aux
Balangaos qui s'étaient rassemblés. Ils ont aussitôt formé une chaîne pour
éteindre le feu avec des seaux d'eau et de la boue. D'autres ont grimpé sur
l'appareil, sont descendus à l'intérieur et ont commencé à jeter des caisses
de clous et des sacs de ciment hors de l'appareil. Ils ont fini par entendre
mes faibles cris et ont pu nous extraire de l'amas de ferraille.
Les Balangaos sont restés auprès de moi toute la nuit… à prier :
«Seigneur Jésus ne la laisse pas mourir ! Le Livre n'est pas encore terminé
!»
Le jour suivant, j'ai été transportée par avion vers une base des Forces
américaines où des jeunes médecins m'ont prise en charge. Ils m'ont
taquinée en disant combien j'avais l'air belle et m'ont même proposé des
rendez-vous galants !
Quand ils m'ont appris que ma mère était en route pour venir me voir,
j'ai été impatiente de la voir arriver. Elle était infirmière et avait vingt
années d'expériences de cas graves derrière elle. Quand elle est entrée dans
la chambre et qu'elle m'a vue, elle a poussé un cri. C'est à ce moment-là que
je me suis rendu compte de la gravité de mes blessures. Les infirmières ont
voulu me raser la tête, mais maman ne les a pas laissées faire. Elle a passé
la journée à ôter patiemment et minutieusement de mes cheveux les
poussières de ciment qui avaient durci à cause du sang, et elle m'a lavé la
tête.
Pendant les quatre premiers jours, j'ai expliqué à Dieu qu'il ne pouvait
pas permettre que je devienne aveugle. Je n'avais pas encore achevé l'œuvre
qu'il m'avait confiée. Quand j'ai pu entrouvrir les yeux, j'ai été sensible à la
clarté, puis j'ai discerné les formes. Quel soulagement ! Je pourrais achever
la traduction.
La deuxième semaine, j'ai été transférée à Manille. Les nerfs qui
avaient été endommagés à mon bras et à mon côté droit ont commencé à
retrouver leur sensibilité. Du même coup, les souffrances se sont faites plus
vives. Mais les médecins refusaient de me donner des calmants, de crainte
que je ne devienne dépendante des tranquillisants. Je me suis alors dit que
les malades hospitalisés étaient censés vivre en communion étroite avec
Dieu. Je souffrais terriblement et ne voyais Dieu nulle part. Je ne sentais pas
sa présence, je n'entendais pas sa voix. Il n'y avait aucune vague de gloire,
seulement des vagues de souffrance.
Pendant plusieurs nuits, je n'ai pas pu dormir à cause des douleurs.
Maman m'a veillée la plupart de ces nuits, tenant ma main et ne s'accordant
que quelques instants de sommeil sur le lit pliant installé dans la chambre.
Je ne pouvais m'empêcher de penser à la mort de Robbie Lim. Il s'était
tellement réjoui de la construction d'un hôpital ! Tous ses efforts étaient sur
le point d'aboutir. Je me demandais même si des personnes n'auraient pas
souhaité que je meure à la place de Robbie.
Quelques semaines plus tard, quand mon état a permis que je quitte
l'hôpital, Maman a repris l'avion pour la Californie. Pour ma part, j'ai
effectué une brève visite à Balangao – juste une journée – pour prouver aux
habitants que j'étais en vie. Doming, lui, avait beaucoup changé. Alors qu'il
se trouvait sous la cargaison, il avait prié : «Seigneur, si tu me fais sortir
vivant de cet accident, je te servirai. Je t'abandonnerai les rênes de ma vie !»
J'avais décelé des traits de caractère de notre père Ama en Doming. Je
savais donc que s'il avait promis de confier sa vie au Seigneur Jésus dans
l'hélicoptère, il tiendrait sa promesse.
1 Bruce est australien, mais pour les Balangaos, tous les Blancs qui parlent
l'anglais sont américains.
Robyn et moi étions tellement occupées par la traduction et
l'enseignement que la plupart du temps, nous ne participions pas aux
tournées missionnaires effectuées par les anciens balangaos. Mais lorsqu'ils
revenaient d'une tournée, nous allions dans l'une de leurs maisons, nous
nous installions par terre, placions les bras autour de nos jambes et le
menton sur les genoux. Jusque tard dans la nuit, nous écoutions avec
enthousiasme le récit de ce que Jésus accomplissait dans le cœur des gens.
Les yeux pétillants, les narrateurs terminaient souvent leurs récits en
disant : «C'est l'œuvre de Dieu. Jamais un simple homme n'aurait pu
accomplir une chose pareille».
Une fois, les anciens furent invités à enseigner la Parole de Dieu à
Pasil, où des traducteurs s'efforçaient depuis des années de susciter un
intérêt pour le Seigneur Dieu auprès des habitants. Pour Masa-aw, il était
important qu'Ama soit du voyage, car son âge lui vaudrait le respect. Les
Balangaos avaient aussi invité deux hommes mallangos à les accompagner
et à prendre la parole. Ils s'évertuaient à transmettre leur zèle missionnaire
aux croyants mallangos.
Comme un villageois était mort, tous les habitants étaient présents. Ils
se sont assemblés autour des arrivants. Il était normal et naturel que le
doyen du village, un chef âgé et estimé dans toute la région, prenne la
parole en premier. Il a salué les visiteurs et les a nourris pour les mettre à
l'aise. Durant toute la journée, ils ont évoqué les traités de paix du passé,
ceux qui les avaient conclus et les violations qui les avaient rendus caducs.
Pendant des heures, les gens ont rappelé des détails innombrables. Mais pas
un mot de l'Évangile.
Plus tard, ce même jour, tous les villageois se sont réunis pour manger
du porc ensemble. De grandes feuilles de bananier incurvées ont servi de
plats communs. Quarante à soixante personnes se sont placées de part et
d'autre des feuilles. Des hommes portaient des paniers en osier remplis de
viande prélevée d'un chaudron bouillant. Ils circulaient et donnaient un gros
morceau à chacune des personnes présentes. Le jus était servi dans un
morceau de bambou qui servait de coupe jetable et biodégradable.
Ils venaient de terminer leur troisième repas ; c'était le soir et les gens
mâchaient de la noix d'arec. Ils avaient établi entre eux des passerelles de
communication et d'unité. Le vieil homme de Pasil dit à Ama : «Vous
autres, de Balangao et nous, de Pasil, nous devrions renouveler notre traité
de paix».
«C'est vrai, a répondu Ama, c'est d'ailleurs pour cela que nous sommes
venus. Mais le traité de paix que nous proposons ne concerne pas seulement
les habitants de Pasil et ceux de Balangao. Il inclut également le Dieu
vivant».
Des questions ont fusé de partout, l'intérêt était à son comble. Jusque
tard dans la nuit et au cours des deux jours et nuits suivants, les
missionnaires balangaos ont atteint leur but. Les gens voulaient vraiment en
savoir davantage sur le vrai Dieu.
Hélas, toutes les tournées missionnaires n'ont pas été couronnées d'un
succès comparable. Une autre fois, après que les anciens aient rendu visite à
un village à l'invitation du traducteur, j'ai demandé à Ama comment s'était
déroulé le voyage. Il a secoué la tête avec tristesse et répondu : «Nous
n'avons pas pu leur parler de Dieu… Ils ne nous ont posé aucune question».
Voyant mon air perplexe, il a expliqué : «Vous ne pouvez enseigner
quelque chose à des gens qui refusent systématiquement de poser des
questions. C'est leur façon polie de rejeter Dieu».
Ama évoquait souvent cette expérience avec tristesse. Nous n'avons
jamais compris ce qui s'était passé. Mais nous avons appris qu'il n'existe
aucune formule sûre pour attirer les gens à Dieu. C'est pour cela que nous
nous efforcions le plus possible de dépendre du Seigneur.
Et puis, il y a eu Henry et Tagillap. Les habitants de Bunot, un village
situé à deux jours de marche de Botac, avaient écrit à deux reprises aux
anciens de Balangao. Cette dernière lettre m'était adressée personnellement.
Les villageois demandaient qu'une personne de chez nous aille leur parler
du Dieu que nous, Balangaos, suivions. C'est à ce moment que Henry et sa
femme Tagillap ont accepté de s'installer à Bunot.
Ils ont prié pour avoir un moyen de gagner de l'argent afin de pouvoir
acheter du riz et de disposer de tout leur temps pour enseigner la
population. Nous leur avons proposé de leur faire parvenir du riz au cas où
leur situation deviendrait critique, mais ils ont refusé. «Non, nous faisons
confiance à Dieu, sinon d'autres penseront qu'il faut compter sur les moyens
humains plutôt que sur les ressources de Dieu avant de marcher dans
l'obéissance».
En 1981, l'Esprit de Dieu a agi avec puissance parmi les habitants des
îles Babuyan, au nord des Philippines. Les traducteurs Rundell et Judi
Maree étaient sur le point de partir pour un congé. Peu avant leur départ, ils
ont adressé une invitation aux Balangaos, en disant que les croyants
babyuans souhaitaient que des chrétiens balangaos viennent passer une
semaine sur les îles Babuyan pour parler de leur foi.
Masa-aw et Fanganan s'y sont rendus pour enseigner la Parole de Dieu
aux hommes, et deux femmes les ont accompagnés pour parler aux femmes
et aux enfants. Les deux femmes ont abandonné les champs et les jardins au
moment où ils avaient besoin d'être désherbés et entretenus. L'une a même
laissé ses enfants, notamment ses jumelles Joanne et Robyn. Les hommes
ont abandonné du bois de chauffage qui devait être débité, ainsi que d'autres
travaux inachevés. Mais Masa-aw s'est exprimé au nom de tous en
déclarant : «La joie d'aller parler de la Parole de Dieu aux autres était si
merveilleuse que rien ne saurait être un sacrifice».
Ils ont volé pendant près de deux heures à bord d'un de nos avions.
Comme ils vivaient dans les montagnes, la plupart des Balangaos n'avaient
aucune idée de ce qu'était l'océan. En regardant en bas depuis l'avion, Masa-
aw s'est demandé quel genre de champs de riz ils étaient en train de survoler
!
Après avoir survolé une grande île, l'avion s'est posé sur une très petite,
au grand émerveillement des missionnaires balangaos. Masa-aw n'a pu
s'empêcher de faire remarquer : «Contemplez ce que Dieu a fait. Il a laissé
de côté de grands espaces et choisi cet endroit minuscule pour s'y implanter.
Dieu aime les gens insignifiants que nous sommes… Quel Dieu
extraordinaire !»
En voyant l'océan de si près, Masa-aw en a rapporté des heures de
récits fascinants. Un matin, il a aperçu une pierre qui émergeait des vagues.
Il est entré dans l'eau, a grimpé sur le rocher et s'est assis dessus pour
étudier les Écritures.
«Soudain, m'a-t-il raconté plus tard, l'eau a agi comme si elle était
vivante et pouvait réfléchir. Espiègle, elle a submergé le rocher, m'a frappé
au visage et m'a complètement trempé».
Une autre fois, je l'ai entendu raconter à des auditeurs fascinés : «On ne
peut même pas se baigner dans l'océan. En sortant de l'eau, on est tout
salé».
Le texte de Romains 1 : 20 a pris un tout autre relief pour Masa-aw, il a
pris vie : «Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa
divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les
considère dans ses ouvrages. Ils [les hommes] sont donc inexcusables».
Les gens ont accouru de toutes les parties de l'île et ont campé pendant
une semaine sur la plage. Les Balangaos ont animé des études bibliques qui
occupaient les matinées et débordaient même sur les après-midi. Ils
enseignaient dans leur jargon. Quand ils étaient coincés et ne trouvaient pas
le mot juste, eux et le public faisaient tous leurs efforts pour arriver à se
comprendre.
À la fin de la semaine, soixante-seize personnes ont été baptisées. La
plupart avaient cru au Seigneur grâce au témoignage d'un croyant babuyan
qui avait mis Dieu à l'épreuve et avait constaté sa puissance à changer son
cœur.
Un autre homme âgé a témoigné : «J'ai laissé le riz sur pied dans mon
champ, prêt à être récolté, pour entendre la Parole de Dieu et m'amasser une
récolte dans le ciel». Cet homme a fait partie des gens baptisés cette
semaine-là.
«Toute la semaine, la joie se lisait sur ces visages, nous a raconté
Masa-aw. Combien ils avaient faim de la Parole de Dieu ! Nous espérons
pouvoir y retourner pour les aider à progresser dans la foi, mais c'est à
l'autre bout du monde !»
À Balangao nous étions en train de terminer la révision du Nouveau
Testament. Le dimanche, les gens venaient à l'église avec les huit volumes
de l'édition préliminaire du Nouveau Testament. Un monsieur qui venait
pieds nus disait qu'il se sentait comme un étudiant se rendant à l'université.
Bien que déçue de ne pouvoir participer à ces tournées missionnaires,
j'étais heureuse de pouvoir donner à ceux qui partaient ce qui les poussait à
aller, c'est-à-dire la Parole de Dieu. J'avais toujours souhaité être impliquée
dans un projet plus grand que moi. C'était le cas.
Je devais me contenter d'écouter les récits que les missionnaires
balangaos nous faisaient à leur retour. Après avoir écouté toute la soirée le
récit des Balangaos, ceux-ci nous donnaient les noms des personnes qu'ils
avaient rencontrées et nous indiquaient leurs réactions. Certaines avaient
posé des questions concernant Dieu, et d'autres étaient déjà croyantes. La
soirée s'achevait par un moment de prière pour toutes ces personnes.
Finalement, nous avons achevé la révision du Nouveau Testament en
balangao le 16 décembre 1981. Nous avons alors abordé la longue phase de
l'impression et avons fixé la date de la dédicace. Le grand jour arrivait enfin
! Le Livre était sur le point d'exister en balangao !
Jour de la dédicace !
Nous avions prévu de fêter l'événement dans le style des Balangaos,
c'est-à-dire pendant deux jours et deux nuits. Tout était permis. Il y a eu des
discours, les gens ont frappé sur des gongs et ont dansé, et nous avons
mangé des quantités de viande de porc bouilli.
D'une manière continue, les avions ont atterri et déchargé leur
«cargaison». de visiteurs et de légumes : quatre-vingt-deux «Américains». –
pour les Balangaos, tous les Blancs qui parlent l'anglais sont américains – et
cinquante sacs pleins de légumes. Les visiteurs étrangers ont apporté leurs
sacs de couchage avec une énorme quantité de bagages, comparativement
aux habitudes locales. Les Balangaos se sont contentés de sourire et de
porter les affaires. De temps en temps, ils tendaient une main secourable à
leurs hôtes sur les parties glissantes du sentier. Des centaines d'autres
personnes sont venues à pied à travers la montagne pour être de la fête. Les
visiteurs mangeaient et dormaient par terre dans la maison des familles
désignées pour les héberger et prendre soin d'eux.
La cérémonie s'est tenue sous une voûte faite de feuilles de palmiers,
de couvertures tendues et de bâches cousues ensemble pour faire de l'ombre
sur le versant de la montagne, en dessous de l'église. Des centaines de
personnes se sont assises sur des marches taillées dans le flanc de la colline.
Tout le monde pouvait voir le micro.
Seule une petite partie du programme suivait un plan bien établi par
écrit ; le reste était sans cadre strict. Chacun était invité à prendre la parole.
Tous ceux qui avaient envie de chanter venaient devant et chantaient. Des
femmes avaient composé pour l'occasion des chants qui avaient pour thème
le Nouveau Testament et la fête. Certaines personnes ont improvisé des
chants en l'honneur des visiteurs. Chaque village avait son propre
programme. Chaque visiteur a été publiquement accueilli à la cérémonie, ce
que les Balangaos jugeaient comme un impératif de courtoisie. Le pilote
Bob Griffin et sa femme Louise sont venus des États-Unis et ont été
entourés par les Balangaos qui n'avaient pas oublié leur aide durant les
premières années.
Ensuite, nous avons distribué les Nouveaux Testaments. Le premier a
été remis à Ama. «Voilà ce que nous attendions !». a-t-il déclaré en tenant
son exemplaire à bout de bras et les yeux mouillés de larmes. Tous ceux qui
avaient participé à la traduction ont reçu leur précieux cadeau.
Des flots de gens ont raconté leur histoire et leurs luttes. C'est là que
j'ai pris connaissance de récits que je n'avais jamais entendus auparavant.
C'est au moment où Tekla a relaté son histoire que j'ai pris conscience du
danger que nous avions fait courir à Chalinggay dans la maison de Benito
en interrompant les démons qui avaient pris possession d'elle. Et jusqu'à ce
jour, j'ignorais que Tekla avait été accusée de toucher aux Écritures et de les
souiller en les traduisant en balangao. Je n'avais eu aucune idée de la lutte
âpre qu'elle avait eue avec Dieu lorsqu'elle était descendue de la montagne
en toute hâte pour me trouver.
Au cours des vingt années écoulées, il s'était passé tant de choses que
je n'avais ni vues ni connues ! Des amis avaient mis le doigt sur certaines
choses, mais il m'était arrivé parfois de ne pas prêter attention à un détail
essentiel qui m'aurait permis de comprendre. Ce jour-là, bien des pièces du
puzzle ont trouvé leur place pour moi. J'ai pris conscience que le Livre avait
pu être achevé uniquement en vertu de la grâce, de la sagesse et de la
puissance de Dieu.
Plus tard dans la soirée, Masa-aw s'est frayé un chemin à travers la
foule pour se placer devant. L'herbe haute bruissait sous ses pieds et les
feuilles de palmier faisaient un bruit sec quand il a saisi son exemplaire du
Livre. Après s'être approché du micro et avoir parcouru la foule du regard,
il a commencé par évoquer le passé, sans aucune note. C'était son cœur qui
parlait.
Son discours éloquent, un des points culminants de notre fête, résumait
parfaitement les vingt années écoulées :
«Je vais vous raconter ce que nous étions longtemps avant que ces
Américains viennent ici… commença-t-il en ponctuant ses paroles de
hochements de tête.
«Il y a très longtemps, je ne manifestais pas le moindre intérêt pour les
choses de Dieu. Puis Juami et Anne sont arrivées». Il a marqué une pause,
m'a jeté un clin d'œil en souriant, avant de continuer. «Notre première
réaction a été : «Regardez, c'est vrai, les gens peuvent vraiment être
blancs… Regardez comme elles sont blanches !»
Les petites filles ont gloussé en mettant la main devant la bouche. Les
personnes plus âgées ont ri franchement et ajouté : «C'est exact !». «C'est
bien vrai !». «C'est exactement ce que j'ai pensé !»
Une femme a crié les paroles de Masa-aw à l'oreille de son oncle
presque sourd qui, fatigué d'être assis, s'était allongé à côté de sa nièce à
l'écart de la foule. Il a approuvé de la tête, mâché et craché le jus de noix
d'arec dans les buissons.
«Mais comme Juami et Anne écrivaient constamment des mots et
prenaient des photos, je me suis demandé : «Quel genre de travail font-elles
?». J'ai essayé de comprendre, mais finalement, je me suis dit : «Après tout,
elles cherchent simplement à améliorer leur vie. Elles prennent nos mots et
les photos pour les envoyer aux États-Unis, pour en faire des films et
s'enrichir. Ce sont des gens comme nous, elles veulent devenir plus riches
!». C'est vraiment ce que je pensais alors.
«J'étais sourd à la raison qui les avait poussées à venir ici. Oh, elles ont
bien essayé de me faire comprendre. Elles m'ont dit : «Même si c'est ce que
tu penses de nous, continue de nous adresser la parole, pour que nous ayons
quelqu'un à qui parler !». En allant régulièrement leur rendre visite dans
leur maison, nous avons commencé à entendre la Parole de Dieu».
Masa-aw a poursuivi : «Nous avons écouté et écouté encore la Parole
de Dieu. Il n'y avait pas moyen de nous cacher devant la vérité, car la Parole
de Dieu dont elles ne cessaient de parler a fini par me poursuivre et
m'interpeller. J'étais littéralement coincé. Je n'avais plus d'issue. Alors j'ai
dit : «Dieu, accepte-moi, je suis à toi !»
La foule tendait l'oreille pour ne rien laisser tomber des paroles de
Masa-aw. Quand il s'arrêtait, elle lui répondait à voix haute. Elle était
captivée, tout comme moi.
«C'est ainsi que les choses se sont passées pour moi quand elles sont
arrivées, il y a longtemps». Masa-aw leva de nouveau le Livre. «Et
maintenant, j'ai une parole de reconnaissance à dire à l'occasion de notre
dédicace de ce Livre.
«Nous avons de nombreux sujets de reconnaissance au sujet de ce
Livre. Quels sont-ils ? Le premier est la patience et la persévérance de ceux
et celles qui sont venus jusqu'à nous pour que ce Livre parle notre langue
balangao. Réfléchissez. Ce livre est comme l'enfant qu'une femme porte
dans son sein. Vous autres, femmes, vous avez déjà connu les difficultés de
la grossesse, n'est-ce pas ?
«Quoi que vous fassiez et où que vous alliez, vous portez toujours
l'enfant avec vous. Même s'il vous fait souffrir, vous le portez en vous.
«Il en a été de même de cette traduction. Cette Parole de Dieu était
comme l'enfant qu'elles portaient. Elles l'ont porté dans toutes les
Philippines et même aux États-Unis. Et tout comme l'enfant dans le ventre
de sa mère lui cause bien des souffrances et de l'inconfort, cette œuvre a
valu bien des désagréments aux missionnaires américaines.
«Et combien de temps ont-elles porté cet «enfant» ? Pendant vingt ans
!»
La foule a éclaté de rire. Rien ne pouvait être pire qu'une grossesse qui
dure vingt ans, ni plus merveilleux qu'un nouveau-né. L'analogie était
parfaite.
«C'est seulement maintenant, le 24 juillet 1982 que l'enfant est
finalement venu au monde. Pourquoi a-t-il fallu tant d'années ? Parce que
c'est comme si le Seigneur nous avait déclaré : Faites attention ; veillez à ce
que cette œuvre, cet enfant à naître, ne vienne pas prématurément et meure.
Andrea, qui avait pu avoir des enfants en réponse à sa prière, écoutait
attentivement, assise toute seule. Ses deux petits garçons couraient avec
d'autres enfants. Si Melisa avait vécu, elle aurait été une belle jeune fille
cette année. Andrea en savait un rayon sur les accouchements ; elle aussi
m'avait aidée à «accoucher». du Livre.
«Elles sont donc venues ici et ont veillé scrupuleusement à transcrire la
Parole de Dieu en balangao. Certains ont déclaré : «Ce sont des gens
ordinaires qui ont écrit ce Livre, c'est un livre humain». Mais j'ai observé
Juami et ses assistantes. Elles faisaient tellement attention qu'elles ne
clignaient pas des yeux lorsqu'elles dactylographiaient la Parole de Dieu.
Voilà jusqu'où allait leur précaution. Quant à moi, je passais tout mon temps
à vérifier les références pour qu'aucune erreur ne se glisse dans le Livre».
Masa-aw a ouvert lentement le Livre, l'a feuilleté jusque vers le milieu
et l'a levé.
«Ne pensons pas que ce sont des gens ordinaires qui ont créé ce Livre.
Il est la réplique exacte de l'original. Désormais, ce Livre est notre Maître.
Que chacun en ait un exemplaire et qu'il suive ses conseils. Faites ce qu'il
vous dit de faire. Si nous choisissons de suivre des gens ordinaires, nous
manquerons très certainement le but».
J'étais en admiration, et les questions que je m'étais posées un jour me
sont revenues à l'esprit : Comment devenir missionnaire ? Comment
saurais-je si j'ai fait le bon choix ? Que puis-je faire qui ait un impact
durable ? Et si tout ce que les gens connaîtraient de Dieu se résumait à ce
que je leur aurais enseigné ?
Masa-aw a continué : «Même si nous ne comprenons pas d'autres
langues, au moins un livre nous est né, que nous comprenons. Nous ne
sommes pas sages selon le monde, nous ne sommes pas allés à l'école, nous
ne savons cuisiner que sur un feu ouvert, mais nous pouvons comprendre
cette Parole de Dieu, parce qu'elle est venue dans notre langue, le balangao.
«Mais ce qui nous rend plus reconnaissants encore, c'est que des gens
croient ce Livre. Rien n'importe davantage. Même si nous sommes des gens
simples qui faisons juste un nœud à notre cache-sexe en nous levant le
matin, ce que nous enseignons est très important. Même si nous ne sommes
jamais allés à l'école, ce que nous enseignons est encore plus important que
les matières apprises à l'université. La vérité du Livre surpasse toute autre
vérité. Pendant vingt ans, nous avons étudié cette Parole de Dieu sans rien
qui puisse la diluer.
«Certains disent : Oui, mais quand Juami repartira, on ne parlera plus
du Livre ! C'est ce qu'ils pensent. Ce serait vrai si nous suivions simplement
des êtres humains. Mais si c'est à ce Livre que nous nous attachons, le
risque qu'il retombe dans l'oubli est inexistant. Il sera toujours notre point
de référence.
«Certes, nous serons tristes quand nos amis repartiront. Chacun de
nous se sent seul quand un ami s'en va. Même les disciples de Jésus ont été
tristes quand leur Maître est parti. Mais Jésus leur a dit : «Il vous est
avantageux que je m'en aille, car celui que je vous enverrai pour me
remplacer, c'est l'Esprit de Dieu qui vous révélera toutes choses». C'est ce
qui s'est produit quand Jésus les a quittés pour remonter au ciel : il leur a
envoyé son Esprit».
J'ai refoulé mes larmes.
«Et maintenant, c'est cet Esprit qui est en chacun de nous et nous
dirige. Il agit en nous et nous rend fermes dans la foi. Nous ne suivons pas
un être humain. C'est pourquoi notre foi ne chancellera pas : elle tiendra
bon !»
C'est la Parole de Dieu dans la langue des Balangaos qui les a appelés à
la repentance, et cette même Parole continuait à transformer leur vie. Les
Balangaos avaient besoin de la Parole de Dieu, et non de moi. Ils avaient
enfin le Livre !
Ce jour-là était l'aboutissement de mon travail, de mes aspirations, de
mes prières. J'aurais été prête à lui consacrer une autre tranche de vingt ans
de ma vie.
Une seule chose ternissait ma joie : il fallait que je dise adieu à mes
amis ! Comment prendre congé de mes amis balangaos et de ma famille ?
Surtout d'Ama ! Il était déjà tellement âgé !
Un grand sentiment de soulagement m'a alors envahie : non, je ne
ferais pas des adieux définitifs. Je reviendrais régulièrement rendre visite
aux Balangaos. C'est ce que j'ai fait avec ma vraie famille biologique. On
revient toujours à la maison un jour ou l'autre, même si on n'y vit plus en
permanence. Je comptais faire de même avec ma famille d'accueil.
Je n'oublierai jamais Ama, debout près de la piste d'envol lorsque j'ai
quitté Balangao après la dédicace du Livre en 1982. Il m'a longuement serré
les mains, les yeux remplis de larmes. Il m'a dit que c'était bien que je rentre
chez moi. Il savait combien mes parents avaient la nostalgie de me revoir.
C'était indispensable que j'aille les voir.
«Merci, merci beaucoup, m'a-t-il dit. Merci d'être venue. Je n'aurais
jamais connu le Seigneur si tu n'étais pas venue. Remercie ta mère et ton
père de t'avoir laissée venir. Merci aussi à l'église qui t'a envoyée».
J'ai refoulé mes larmes. Je n'osais penser à ce que cette séparation
signifiait, en tout cas pas sur le moment même. C'était un moment difficile à
vivre. J'ai pris place dans le petit avion et celui-ci a décollé. Je rentrais pour
un congé chez moi.
Un an plus tard, j'ai reçu un appel téléphonique. Mes collègues de
Bagabag avaient transmis un message radio à Manille qui a téléphoné aux
États-Unis. Un pilote qui était également en congé a réussi à me joindre
chez une amie qui m'a annoncé la triste nouvelle : Ama était mort.
J'étais abasourdie. J'avais le sentiment qu'une petite lumière s'était
éteinte en moi. Je savais qu'Ama était vieux et malade. Doming avait essayé
de me prévenir que son père risquait de mourir, mais j'avais chassé cette
idée. La nouvelle m'a assommée. C'était impossible qu'Ama soit décédé.
Ama… le petit homme qui était venu chez Anne et moi pour nous dire
que nous avions besoin de protection et nous annoncer qu'il serait notre
père. Ama, qui savait toujours ce qu'il fallait dire, et l'énonçait si joliment. Il
m'avait si souvent arrachée au gouffre du désespoir. Ama, au regard
malicieux, qui aimait mes petits pains à la cannelle.
Il était parti.
Un mois plus tard, j'ai reçu une lettre détaillée de Doming qui
m'informait comment Ama était mort.
Avec sa famille, il se trouvait à quelques heures de marche de
Balangao en train de travailler dans ses champs arides quand il a commencé
à se sentir mal. Un vieil ulcère s'était remis à saigner. À la tombée de la
nuit, la famille s'est rendu compte que le mal était sérieux et elle a veillé
attentivement le malade.
À deux heures et demie du matin, il a demandé aux siens de le
redresser un peu. Il a soupiré et dit : «Cela suffit. Maintenant, tu peux me
prendre, Seigneur Jésus». Au moment où Jésus l'a pris, il y a eu un
tremblement de terre qui a réveillé tous les Balangaos chez eux. Pour eux,
la terre a tremblé au moment où Ama est entré au ciel.
Le lendemain, alors qu'ils traversaient la montagne avec la dépouille
d'Ama jusqu'à sa maison de Balangao, ses proches ont croisé quatre cents
hommes alignés le long de la piste ; c'était un nombre impressionnant même
pour les Balangaos. Pendant quatre jours et quatre nuits, des centaines
d'habitants sont restés à Botac pour témoigner leur respect à Ama en
veillant sa dépouille. Doming et les anciens n'ont jamais fermé leur Bible ;
nuit et jour, ils ont fait entendre à la multitude la merveilleuse nouvelle de
l'espérance et de la résurrection par la foi en Jésus-Christ.
La mort d'Ama n'a pas mis fin à l'expansion de la Bonne Nouvelle dans
la vallée de Balangao, vers les montagnes du nord de Luçon et au-delà. En
courant parfois de grands risques, les anciens ont poursuivi leur œuvre.
Lors d'une tournée vers la fin des années 1980, Masa-aw s'est rendu
avec Ilat, un évangéliste, pour enseigner la Parole parmi les Mallangos. Les
deux hommes ont éprouvé quelques craintes car ils devaient traverser une
région où l'agitation civile était notoire.
Quelques années plus tôt, un village s'était vengé des Madokayans en
kidnappant un de leurs enfants et en le taillant en pièces. En montant dans la
jeep de transport public, Ilat et Masa-aw se sont rendu compte que tous les
autres occupants du véhicule venaient du village des meurtriers. Ces
voyageurs avaient l'air méchant, et portaient des machettes, prêts à en faire
usage.
Avant que la jeep démarre, Ilat et Masa-aw en sont sortis pour discuter
entre eux. «Est-il prudent de voyager avec ces gens ? Peut-être ferions-nous
mieux de nous rendre chez les Tokokans pour leur annoncer l'Évangile.
Après tout, ils nous ont aussi demandé de venir». Mais s'ils décidaient
d'aller à Tokokan, ils leur fallait prendre une autre jeep et traverser un
territoire plus sûr.
Masa-aw s'est alors ressaisi et a dit : «Tu sais ce qui est arrivé à Jonas
quand il a changé de direction ! Il a été avalé par un grand poisson dans
l'océan. Dieu lui avait dit : «Va à Ninive !». Mais Jonas pensait que ce
n'était pas une bonne idée. Il s'était donc dit : «J'irai ailleurs. Souviens-toi
de ce qui lui est arrivé !»
Les deux hommes se sont rappelé les paroles de Matthieu 10 : 28 : «Ne
craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme». Ce verset
a mis fin à leurs hésitations. Ils ont prié et ont décidé de se rendre à
Mallango.
Ils sont donc remontés dans la jeep, ont engagé la discussion avec l'un
des passagers et découvert qu'il venait d'une région qui avait conclu un
traité de paix avec les Balangaos. En outre, cet homme connaissait le frère
aîné de Masa-aw, celui-là même qui avait établi le traité de paix. Du coup,
Masa-aw et Ilat n'étaient plus des étrangers ; ils s'étaient liés d'amitié et se
trouvaient en sécurité. Mais ils avaient dû courir le risque du voyage avant
d'apprendre qu'ils étaient saufs.
Que sont devenus les autres Balangaos ? Ignacio s'est joint à
l'Association des traducteurs de la Bible aux Philippines. Sa première tâche
a été de traduire quelques portions de l'Ancien Testament en balangao pour
acquérir de l'expérience avant de passer à une autre langue. En 1985, lui et
moi avons inversé les rôles : il traduisait les Proverbes, et je lui ai servi
d'aide avec joie. J'ai aimé ce rôle.
Il y a quelques années, Ignacio est arrivé dans un village de
Madokayan et a demandé à un homme âgé pourquoi les habitants étaient si
prompts à suivre les enseignements d'une fausse religion. L'homme lui a
répondu : «Mon fils, cela fait très longtemps que nous attendons que
quelqu'un vienne nous enseigner la Parole de Dieu. Nous reprochez-vous de
suivre de fausses doctrines ? Je me souviens être allé à Balangao lors d'une
de vos conférences bibliques. Vous avez pu en apprendre de plus en plus sur
Dieu parce que vous aviez sa Parole dans votre langue. Mais nous ? Nous
n'avons rien. Mon fils, ne me demande donc pas pourquoi nous prêtons
l'oreille aux fausses doctrines. Ce serait nous reprocher de n'avoir pas le
Livre».
Ignacio a failli pleurer. Il a alors compris que Dieu l'appelait à traduire
le Nouveau Testament pour ces gens qui le désiraient si ardemment. Lui, sa
femme et leurs cinq enfants se sont donc installés à Madokayan et ont
commencé à apprendre la langue pour pouvoir commencer à traduire sans
délai.
Doming, mon frère balangao et cotraducteur, a eu quatre enfants avec
sa femme Loree. À présent, il forme des anciens parmi les nombreuses
tribus montagnardes et prend souvent la parole lors des conférences sur la
Bible. Par ailleurs, il traduit certaines parties de l'Ancien Testament. Après
la Guerre du Golfe, il s'est attaqué à la traduction du livre d'Ésaïe pour que
les Balangaos puissent comprendre les événements qui se déroulaient au
Moyen-Orient.
Doming a désormais dépassé la quarantaine, mais il n'a pas perdu son
penchant à plaisanter et à taquiner. Il me fait encore des farces, et il m'arrive
de le regarder sévèrement, ce qui n'est pas pour lui déplaire, ni au reste de
ma famille balangao. Mais quand je l'entends prêcher, mon cœur éclate de
reconnaissance envers Dieu.
Les gens tendent l'oreille, captivés par sa manière d'exposer la Parole
de Dieu et ses applications à la façon de vivre des Balangaos. C'est un
homme dont le cœur est tout entier au service du Seigneur, de sa Parole et
des gens. Comme son père Ama, c'est un homme intègre. Quand il a pris
l'engagement de se consacrer à Dieu lors du crash de l'hélicoptère, il l'a
tenu. Il a honoré sa parole.
Depuis la fin de mon travail à Balangao, j'ai la responsabilité du
département d'anthropologie de notre groupe aux Philippines. J'aide aussi
les nouveaux membres à se familiariser avec la culture philippine afin de
les rendre plus à même de se mettre au service des Philippins.
J'ai encore une grande nouvelle : notre première édition du Nouveau
Testament en balangao est presque épuisée. Cela signifie qu'il est temps
d'en envisager une révision et d'y inclure les portions déjà traduites de
l'Ancien Testament en vue d'une nouvelle impression.
Combien j'aimerais retourner et vivre de nouveau à Balangao pour
préparer cette nouvelle édition ! Pour l'instant, ce n'est qu'un rêve. J'attends
de connaître les plans de Dieu, car il a une façon merveilleuse de
transformer ce que je considère comme de bons projets.
D'ailleurs, je n'ai jamais bien su comment glorifier Dieu. Mais j'ai
appris à lui confier mes rêves. Et j'ai appris que vivre conformément à ses
plans vaut infiniment mieux que les rêves les plus fous.
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