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La prédestination chrétienne

Charles-Eric de Saint Germain

Au premier abord, la doctrine de la prédestination paraît profondément


choquante et scandaleuse, parce qu’en soutenant la totale gratuité de
l’élection divine, qui n’est subordonnée à aucun mérite dans l’élu (sans quoi la
grâce, montrait St Augustin, ne serait plus un don, mais un dû) elle fait
dépendre celle-ci du seul bon plaisir de Dieu, ce bon plaisir pouvant paraître
relever davantage de l’arbitraire d’un caprice divin que de la souveraine
volonté d’un Dieu juste et bon. Pourtant, tout en reconnaissant que le décret
de Dieu reste, pour notre raison humaine, mystérieux et incompréhensible,
Calvin s’efforce de montrer que la volonté de Dieu étant la règle suprême de
toute justice, ce qu’elle décrète est nécessairement juste - nous avons le devoir
de le croire dans l’obéissance de la foi - même si les « raisons » de cette « jus-
tice » nous échappent, parce qu’elles ne sont pas accessibles à notre enten-
dement fini et corrompu. Voilà pourquoi Calvin, lorsqu’il abordera la ques-
tion des « raisons » du choix électif de Dieu, adoptera la position d’une docte
ignorance : il faut refuser de sonder ce qui doit rester caché à l’homme dont la
raison, enténébrée depuis le péché, a perdu toute capacité de pouvoir scruter,
voire juger, le dessein divin. Accorder à l’homme ce droit, cela reviendrait,
comme le fera Leibniz dans sa Théodicée, à soumettre Dieu lui-même au
tribunal de la raison, en le « sommant » de se justifier devant l’homme, ou-
bliant par là même que c’est bien plutôt lui qui peut sauver l’homme, en le
justifiant, et qu’il y a quelque chose d’impie à vouloir que l’homme, créature
finie, puisse « justifier Dieu », car c’est oublier que Dieu est Dieu, qu’il a tous
les droits, et mettre en cause, du coup, sa « souveraineté » sur sa création.
C’est la raison pour laquelle il convient, lorsque l’on aborde le mystère de la
prédestination, de garder constamment à l’esprit ce que St Paul nous redit à la
fin de L’Épître aux Romains : « O abîme de la richesse, de la sagesse, et de la
science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles !
Qui, en effet, a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en en a jamais été le
conseiller ? » (Romains, 11, 32). C’est sur le fond de cette transcendance de Dieu,
qui échappe à toute compréhension humaine, qu’il faut replacer la doctrine
augustino-calvinienne de la prédestination, avant d’envisager les objections
armino-catholiques à cette doctrine, et de nous interroger, pour finir, sur le
sens qu’il faut donner à la « certitude du salut ».

La doctrine augustino-calvinienne
de la prédestination

Le premier argument développé par Calvin au livre III, chap. XXI de


L’Institution de la religion chrétienne, argument repris de St Augustin, vise à
distinguer la prédestination de la prescience, en refusant de fonder celle-là sur
celle-ci. « Nous appelons prédestination, écrit Calvin, le conseil éternel de Dieu, par
lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas
tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à la dam-
nation éternelle ». Ce que Calvin veut ici démontrer, c’est que l’élection divine
n’est pas soumise à sa prescience, comme lorsque l’on prétend (c’était déjà
l’argument que les moines provençaux opposaient à la doctrine d’Augustin)
que Dieu adopte pour ses enfants ceux dont il avait prévu (au sens d’une pré-
vision) qu’ils seraient dignes de recevoir sa Grâce. En effet, le début de
l’Épître aux Éphésiens le rappelle clairement : « Béni soit Dieu, le Père de notre
Seigneur Jésus Christ, qui nous a bénis de toute sortes de bénédictions spirituelles
dans les lieux célestes en Christ ! En lui Dieu nous a élus avant la fondation du
monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui, nous ayant pré-
destinés dans son amour à être ses enfants d'adoption par Jésus Christ, selon le bon
plaisir de sa volonté, à la louange de la gloire de sa grâce qu'il nous a accordée en son
bien-aimé. En lui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés,
selon la richesse de sa grâce, que Dieu a répandue abondamment sur nous par toute
espèce de sagesse et d'intelligence, nous faisant connaître le mystère de sa volonté,
selon le bienveillant dessein qu'il avait formé en lui-même, pour le mettre à exécution
lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont
dans les cieux et celles qui sont sur la terre. En lui nous sommes aussi devenus héri-
tiers, ayant été prédestinés suivant la résolution de celui qui opère toutes choses
d'après le conseil de sa volonté, afin que nous servions à la louange de sa gloire, nous
qui d'avance avons espéré en Christ. En lui vous aussi, après avoir entendu la parole
de la vérité, l'Évangile de votre salut, en lui vous avez cru et vous avez été scellés du
Saint Esprit qui avait été promis, lequel est un gage de notre héritage, pour la
rédemption de ceux que Dieu s'est acquis, à la louange de sa gloire ». (Ephésiens, 1,
3-14).
Ce qu’indique ce passage, c’est que la sainteté des fidèles n’est pas la
cause de l’élection, Dieu octroyant alors sa grâce à ceux dont il avait prévu
qu’ils s’en rendraient « dignes » par leurs mérites, mais c’est bien plutôt de
l’élection que procède la sainteté des fidèles, laquelle n’en est que la consé-
quence. L’adoption des fidèles ne vient donc pas de leur sainteté personnelle
ou de leurs mérites propres, comme si elle venait récompenser ceux-ci à la
manière dont on récompense un effort méritoire, mais elle est fondée
uniquement sur le bon plaisir de l’élection divine, dont Paul rappelle, en citant
Exode 33, 19, qu’elle échappe, en sa gratuité miséricordieuse, à toute « rai-
son » qui pourrait se trouver en nous, c’est-à-dire dans nos propres mérites.
Paul nous le rappelle à nouveau en Ephésiens, pour bien montrer que le salut
ne dépend pas de nous, qu’il nous est offert par pure grâce : « car c’est par
grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Vous n’y êtes pour rien, c’est un
don de Dieu. Cela ne vient pas non plus des œuvres, afin que nul ne puisse se glo-
rifier » (Ephésiens, 2, 9). En ce sens, il faut redire que l’élection ne dépend
point de la justice des oeuvres, mais elle la précède, parce que l’élection est bien
la cause de cette justice. Dire que ce n’est pas en nous que se trouve la cause de
cette élection, c’est dire, avec Paul, qu’elle ne peut être située qu’en Christ,
puisque c’est en lui seul que nous trouvons la source de notre justification,
comme on l’a vu en citant Ephésiens. Par conséquent, commente Calvin,
« ceux que Dieu a choisis pour ses enfants, il n’est pas dit qu’il les avait élus en eux-
mêmes, mais en son Christ, parce qu’il ne les pouvait aimer qu’en lui, et ne les
pouvait honorer de son héritage, sinon en les ayant faits participants de lui ».
Pour achever de nous convaincre que le salut dépend uniquement du
« bon plaisir de sa volonté » (Éphésiens 1, 5), Calvin se réfère alors au célèbre
chapitre 9 de l’Épître aux Romains, passage dans lequel se trouve l’affir-
mation la plus nette de la double prédestination. Les « docteurs de la pre-
science », nous dit Calvin, prétendent que Dieu élit en Jacob ceux qui se sont
rendus dignes de sa grâce, et réprouve en Esaü (le chapitre 25 de la Genèse
nous apprend qu’Esaü avait tenu pour rien son droit d’aînesse, en l’échan-
geant contre un plat de lentilles) ceux qui s’en sont rendus indignes. Et on
pourrait croire, en effet, que le rejet d’Esaü (« J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü »
rappelle Paul en parlant de l’élection divine) trouve dans la conduite négli-
gente de celui-ci la raison de ce rejet, ce qui reviendrait alors à subordonner le
décret de réprobation divin à la prescience du démérite d’Esaü. Pourtant,
l’apôtre Paul nous met clairement en garde contre une telle interprétation, en
soulignant que l’élection divine, en sa souveraine liberté, n’est nullement la
conséquence de ce que Dieu aurait discerné par avance les mérites de Jacob ou
le démérite d’Esaü : « Et pourtant, ses enfants n’étaient pas encore nés et n’avaient
donc fait ni bien ni mal que déjà, pour que se perpétue le dessein de Dieu, dessein qui
procède par libre choix et ne dépend pas des œuvres, mais de celui qui appelle, il lui
fut dit : ‘j’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü’. Qu’est-ce à dire, y aurait-il de l’injustice en
Dieu ? Certes non ! Il dit, en effet, à Moïse : ‘Je ferai miséricorde à qui je fais misé-
ricorde, et j’aurai compassion de qui j’ai compassion. Cela ne dépend donc pas de la
volonté ni des efforts de l’homme, mais de la seule miséricorde de Dieu » (Romains
9, 11-16).
Sur ce point, Calvin, dans ses réponses aux objections, soulignait déjà
l'impossibilité de confondre prescience divine et prédestination, lorsqu'il se
demandait « pourquoi Dieu punit-il ce dont sa prédestination est cause » ?
Dans la théologie catholique, qui s'appuie principalement sur un texte de
Pierre parlant de ceux qui « ont été élus selon la prescience de Dieu le Père »
(I Pierre 1, 2), cette question ne pose aucune difficulté : la prédestination y
étant subordonnée à la prescience, elle n’impose d’elle-même aucune néces-
sité aux choses. Comme Dieu, en effet, n’est pas l’auteur de ce qu’il connaît
d’avance (du fait de son omniscience), il peut alors légitimement punir les
actes dont le libre arbitre de l’homme assume la pleine et entière respon-
sabilité. Ici, la prescience divine n’est nullement cause de ce qui arrive, même
s’il est vrai que ce que Dieu connaît par avance ne peut manquer d’arriver de
manière certaine. Mais le certain doit être distingué du nécessaire, du moins si
l’on entend par nécessaire ce qui ne peut arriver autrement qu’il n’arrive. Il
était certain, par exemple, que Pierre renierait le Christ par trois fois, selon la
prédiction du Christ, mais cela ne signifie pas, pour les théologiens catho-
liques, que l’acte de Pierre était contraint, parce que la prescience divine ne
rend pas l’acte nécessaire, dans le sens qu’elle supprimerait la liberté et la con-
tingence de l’acte accompli par Pierre.
Pour la théologie catholique, la prescience n’est donc aucunement une
prédétermination, et si elle n’impose aucune nécessité aux choses, c’est dans la
mesure où elle est intemporelle. En d'autres termes, ce qui, pour nous, se
présente successivement dans le temps est par contre simultané et coprésent
pour Dieu, un Dieu qui est, du haut de son éternité, en dehors du temps, c'est-à-
dire contemporain de tous les événements qui, pour nous hommes, se suc-
cèdent dans le temps : la prescience divine n’est donc pas une anticipation de
l’avenir, au sens où Dieu connaîtrait par avance ce qui n’est pas encore (une
telle connaissance rendant alors l’avenir inéluctable), mais Dieu voit ce qui,
pour nous, est futur comme présent. Pour la perspective catholique, Dieu ne
prévoit pas le futur au sens d’une anticipation de ce qui n’est pas encore, mais
il en a une pré-vision au sens où il le voit déjà, alors qu’il reste encore caché
pour nous. La prescience n’est donc que la simple « vision » de ce qui, pour
Dieu, est présent (il n’est à venir que pour nous), mais elle ne contraint nulle-
ment l’acte à se produire comme il se produit. En d’autres termes, ce n’est pas
parce que le Christ avait annoncé que Pierre le renierait que Pierre a renié le
Christ, en vertu d’une nécessité fatale, mais c’est plutôt parce que le Christ,
dans sa conscience divine intemporelle, a « vu » que Pierre le renierait libre-
ment qu’il le lui a prédit, sans que cette prédiction soit la cause réelle du triple
reniement de Pierre. On voit ainsi pourquoi la prescience divine n’exerce
aucune contrainte sur les événements à venir, et c’est aussi la raison pour
laquelle Dieu peut justement récompenser et punir les actes dont sa pré-
destination, ramenée ici à la simple prescience, n’est nullement la cause, car
ils sont imputables au seul usage que l’homme fait de son libre arbitre.
Cette solution toute « catholique » n’est cependant pas celle que retient
Calvin, car pour lui, la prédestination, qui est une prédétermination, contraint
réellement l’acte à se produire comme Dieu l’a voulu en vertu de son décret
éternel. Simplement, Calvin veut surtout montrer que la nécessité dont les
hommes sont contraints par la prédestination divine ne suffit pas à les excuser
et à les décharger de toute responsabilité, car l’homme trouve dans la per-
version de sa nature corrompue la raison suffisante de sa condamnation. D’où à
nouveau cette docte ignorance dont se recommande Calvin : « Contemplons en
la nature corrompue de l’homme la cause de sa condamnation, qui lui est évidente,
plutôt que de la chercher en la prédestination de Dieu, où elle est cachée et incom-
préhensible ». Si Calvin reste cependant relativement discret sur la distinction
entre prescience et prédestination, il n’est pas inintéressant, pour éclairer cette
distinction, de rappeler ce que la Formule de Concorde (1577) des Églises luthé-
riennes précise à ce sujet, et ce en réponse à la confusion classique que beau-
coup commettent entre prescience et prédestination : « Tout d’abord, il faut re-
marquer la différence qu’il y a entre la prescience éternelle de Dieu et l’élection
éternelle des enfants de Dieu au salut. La prescience par laquelle Dieu voit et connaît
toutes choses avant qu’elles n’arrivent, s’étend sur toutes les créatures, tant
mauvaises que bonnes. Dieu voit et connaît d’avance tout ce qui est et sera, tout ce
qui arrive ou arrivera, que ce soit un bien ou un mal ; ni les choses passées, ni les
choses à venir ne sont cachées pour Dieu ; toutes choses sont visibles et présentes
pour lui. C’est ce que l’Écriture affirme dans les paroles suivantes : “Deux passe-
reaux ne se vendent-ils pas un as ?” (Matthieu, 10, 29). “Quand je n’étais qu’une
masse informe, tes yeux me voyaient ; et sur ton livre étaient tous inscrits les jours
qui m’étaient destinés, avant qu’aucun d’eux n’existât” (Psaume 139). “Je connais ta
sortie et ton entrée et ta rage contre moi” (Isaïe 37). Au contraire, l’élection éternelle
ou la prédestination au salut ne s’étend pas sur les bons et sur les méchants tous
ensemble, mais uniquement sur les enfants de Dieu, qui ont été élus et destinés à la
vie éternelle “avant la création du monde”, comme Paul le dit aux Éphésiens : “Il
nous a élus en Jésus-Christ et a décidé d’avance que nous serions ses enfants”. La
prescience de Dieu connaît d’avance et prévoit aussi le mal, mais sa volonté n’est pas
qu’il l’accomplisse. Dieu prévoit et sait d’avance tout ce qu’entreprendra la volonté
pervertie du diable et des hommes ; dans ces oeuvres mauvaises, sa prescience a aussi
un rôle à jouer : Dieu assigne un but et une limite au mal qu’il ne veut pas ; il en
détermine l’étendue et la durée et fixe le moment où il y mettra l’obstacle et la façon
dont il le punira. Dieu est le Seigneur qui dirige toutes ces choses de telle sorte
qu’elles contribuent à la gloire de son nom et au salut de ses élus et que les impies
soient confondus. (...) L’élection éternelle de Dieu ne prévoit pas seulement le salut
des élus, elle ne le connaît pas seulement d’avance ; par un effet de la miséricorde et
de la bienveillance de Dieu en Jésus-Christ, elle est, de plus, la cause qui crée, opère et
favorise notre salut et tout ce qui s’y rapporte. C’est sur cette prédestination divine
que se fonde notre salut, si bien que les “portes des enfers” ne prévaudront point
contre lui. Il est écrit : “nul ne ravira mes brebis de ma main” (Jean, 10, 28). Et
ailleurs : “Tous ceux qui étaient destinés à la vie éternelle devinrent croyants (Actes,
13, 48). »

Il est vrai que le chapitre 8 de l’Épître aux Romains semblera atténuer,


voire contredire cette thèse, affirmant que la prédestination procède de la
prescience, loin d’être l’effet d’une pure miséricorde de Dieu. « Car ceux que
Dieu d’avance a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils »
(Romains 8, 29). La prédestination des élus à la vie éternelle ne fait-elle pas
ici l’objet d’une précognition préalable ? En fait, ce discernement que Dieu
opère « par avance » renvoie moins à une précognition qu’il n’est une distinc-
tion (discerner, c’est distinguer) que Dieu opère en retirant les élus qu’il
arrache à la damnation. « Car qui est-ce qui te distingue ? Qu’as-tu que tu n’aies
reçu ? », demande Paul en 1 Corinthiens, 4, 7, pour bien montrer que l’élec-
tion se fonde moins sur une prescience des mérites (quels « mérites » pour-
rions nous avoir si nous avons tout reçu de Dieu ?) que sur la seule distinction
opérée par le choix divin. Et ce dessein bienveillant de Dieu sur chacun de ses
élus ne se contente pas de nous sauver par pure grâce, il est aussi un « ap-
pel », pour chaque croyant, à glorifier Dieu en menant une vie sanctifiée.
Comme le rappelle Paul, « il nous a sauvés, et nous a adressé une sainte vocation,
non à cause de nos œuvres, mais selon son propre dessein, et selon la grâce qui nous a
été donnée en Jésus-Christ avant les temps éternels » (2 Timothée, 1, 9).
On peut donc déduire des analyses de Calvin que l’élection est une grâce
que Dieu fait à certains, qu’il considère comme ses enfants adoptifs, et que
cette élection, par laquelle l’homme se trouve rendu croyant par le don de la
foi, est bien la seule et unique raison de notre salut, sans que notre volonté
intervienne en quoi que ce soit dans cette oeuvre de miséricorde divine,
puisque « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court » mais unique-
ment de Dieu, qui fait miséricorde à qui il veut », dit Paul en Romains 9, 16. C’est
la raison pour laquelle Calvin souligne que « chacun n’acquiert pas la foi de son
propre mouvement, mais ceux que Dieu a élus sont gratuitement illuminés par lui. »
La foi, qui naît de l’écoute de la Parole de Dieu, est donc moins la cause de notre
élection qu’elle en est le signe : ce n’est pas parce que nous avons la foi que
nous sommes élus (cela reviendrait à faire de la foi une « oeuvre méritoire »,
ce que Calvin exclut à la suite de Luther et d’Augustin), c’est parce que nous
sommes élus que nous avons la foi (cf. Actes 13, 48 : « Et tous ceux qui étaient
ordonnés à la vie éternelle crurent »), une foi qui, donnée par le Saint Esprit, est
en quelque sorte le témoignage intérieur de cette élection, de cette conviction
intime produite dans ceux qui sont élus à l’occasion de l’écoute de la Parole.
« Nous rendons continuellement grâce à Dieu pour vous tous quand nous faisons
mention de vous dans nos prières ; sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi
active, de votre amour qui se met en peine, et de votre persévérante espérance, qui
nous viennent de notre Seigneur Jésus-Christ, devant Dieu notre Père, sachant bien,
frères aimés de Dieu, qu’il vous a choisis. En effet, notre an-nonce de l’Evangile chez
vous n’a pas été seulement discours, mais puissance, action de l’Esprit saint et per-
suasion » (1 Thessaloniciens 1, 2-5).
Et il ne faudrait pas croire que cette « écoute », qui distingue les brebis
du Christ de celles qui n’en font pas partie, requiert une collaboration, qui
relèverait d’un effort humain d’attention volontaire que les réprouvés refu-
sent de faire - dans ce refus se trouvant alors la raison de leur réprobation. Au
contraire, la capacité d’accueillir la Parole de Dieu, en l’écoutant attentive-
ment, est déjà un « signe d’élection » : ce n’est donc pas « l’écoute » qui fait les
brebis du Christ, mais c’est parce qu’elles sont ses brebis qu’elles « écoutent sa
voix ». « Celui qui entre par la porte est le berger des brebis. Celui qui garde la porte
lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix ; les brebis qui lui appartiennent, il les
appelle, chacun par son nom, et il les emmène dehors. Lorsqu’il les a fait toutes sortir
dehors, il marche à leur tête, et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix.
Jamais elles ne suivront la voix d’un étranger, bien plus, elles le fuiront, parce
qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (Jean 10, 2-5). « C’est pourquoi,
commente Calvin, d’où vient ce discernement, sinon d’autant que les oreilles sont
percées par le Saint Esprit, car nul ne se fait brebis, mais est formé et apprêté pour
l’être par la grâce céleste ».
Le livre de Baruch souligne, en ce sens, l’initiative de Dieu dans l’acte
même d’entendre : « Je leur donnerai un coeur pour me connaître, des oreilles qui
entendent » (Baruch, 2, 31). Une telle affirmation permet d’écarter la tentation
de croire que l’homme pourrait, par un effort d’attention méritoire, se pré-
parer ou se disposer à accueillir la Parole, alors que c’est en réalité Dieu qui, par
sa grâce prévenante, dispose le coeur de l’homme à la recevoir. L’homme que
Dieu ne régénère pas reste dans un état de surdité spirituelle : il peut certes
entendre l’appel extérieur que Dieu adresse à tous, mais il n’a pas, comme le
montrait déjà parfaitement St Augustin, cette « oreille spirituelle » que Dieu
donne à ses seuls élus. Sans celle-ci, on ne peut entendre l’appel intérieur dont
le Christ dit « qu’il fait venir à lui » ceux qui, instruits par le Père, l’entendent
résonner dans l’oreille intérieure de leur coeur régénéré. Comme le dit encore
le livre des Proverbes, « tout homme s’estime juste en lui-même mais c’est le
Seigneur qui dirige leurs coeurs », car « le coeur du roi est comme un courant d’eau
dans la main de l’Eternel » (Pr. 21, 2, puis 1). « Ainsi, écrivait déjà St Augustin
dans Le don de la persévérance, « à ceux qui entendent, dans l’obéissance,
l’exhortation à la vérité, un don même de Dieu est donné, à savoir d’entendre avec
docilité. À ceux qui n’écoutent pas de cette manière, un tel don n’est pas accordé (...)
C’est la raison pour laquelle le Seigneur lorsqu’il parlait de ceux qui tenaient
ouvertes leurs oreilles du corps disait cependant : “Qu’il entende, celui qui a des
oreilles pour entendre” (Luc, 8, 8), car il savait, n’en doutons pas, que tous ne les
possédaient pas. Et de qui les tiennent-ils ceux qui les possèdent ? Le Seigneur lui-
même nous le révèle là où il déclare : “Je leur donnerai un coeur pour me connaître et
des oreilles pour entendre” (...) En revanche, à ceux qui ne les possèdent pas, il ad-
vient ce qui est écrit : “Ils entendront sans entendre”. Autrement dit, ils entendront
par le sens corporel, mais ils n’entendront pas par l’assentiment de coeur. » (DP,
XIV)
La distinction entre les brebis du Christ (les élus) et les réprouvés, ne
dépend donc aucunement, pour Calvin, de la liberté humaine, selon qu’elle
accueille ou non le salut, par un consentement libre et volontaire, mais elle
renvoie à une différence de nature qui oppose l’humanité nouvelle, graciée et
régénérée par la grâce du Christ qui nous revêt de sa justice, et l’humanité
corrompue, vouée à la perdition du fait de son imperméabilité à la Parole, car
« c’est à cela qu’ils étaient destinés, prévient Pierre, ceux qui refusent de croire à la
Parole » (I Pierre 2, 8). Mais de cette fermeture, qui constitue la condition
naturelle de cet homme « par nature enfant de la colère », il ne tenait qu’à Dieu
de les en délivrer dans sa grâce souveraine et miséricordieuse, seuls les élus
ayant de fait bénéficié de cette création nouvelle qui les fait passer de la mort à
la vie. L’image des « vases de colère », tout prêts pour la perdition, et des « va-
ses de miséricorde », que Dieu a préparés pour la gloire permet d’illustrer cette
totale passivité de l’homme dans le dessein de salut divin, l’homme étant tota-
lement prédéterminé par sa nature propre (qu’elle soit ancienne, ce qui le voue
alors à la corruption, ou nouvelle, ce qui le destine alors à la sanctification et à
la gloire) à la manière dont l’argile est entièrement façonné entre les mains du
potier. « Si donc Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a
supporté avec beaucoup de patience des vases de colère tout prêts pour la perdition, et
ceci afin de faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde
que, d’avance, il a préparés pour la Gloire, nous qu’il a appelés non seulement d’entre
les juifs, mais encore d’entre les païens ». (Romains 9, 22-23).
Une ultime preuve de cette doctrine de l’élection se trouve d’ailleurs dans
le caractère défini, ou limité, de l’expiation du Christ. Si nous disons, en effet,
que Christ est mort pour tous les êtres humains de la même manière, alors nous
serons amenés à accorder à la nature de l’expiation une définition très diffé-
rente que si nous pensons que Christ n’est mort que pour les seuls élus, c’est-à-
dire ceux qui croient en lui. On peut opposer deux thèses à ce sujet. Celle de
l’expiation indéfinie consiste à reconnaître que le Christ n’est pas mort pour les
péchés des seuls « élus », mais qu’il est bien mort pour les péchés de tous les
hommes, car tous les hommes sont au bénéfice de la Croix du Christ. Un texte
est souvent invoqué pour justifier l’idée que le sacrifice du Christ est au
bénéfice de l’intégralité du genre humain, et non au profit de seuls élus, c’est-à-
dire de ceux qui croient. Romains 5 fait, en effet, un étroit parallélisme entre
les victimes du péché d’Adam et les bénéficiaires de la mort du Christ, en
leur accordant une extension égale. De même, en effet, que tous les hommes sans
exception héritent du péché de leur père Adam, il faut nécessairement en
conclure, vu le parallélisme manifeste entre le premier Adam et le nouvel
Adam (Christ), que la justification s’offre bien à tous les hommes « sans ex-
ception ». Citons, en effet, Paul : « Ainsi donc, comme par une seule faute, la
condamnation s’étend à tous les hommes, de même par un seul acte de justice, la
justification qui donne la vie s’étend à tous les hommes. En effet, comme par la
désobéissance d’un seul homme, beaucoup ont été rendu pécheurs, de même par
l’obéissance d’un seul, beaucoup seront rendus justes » (Romains, 5, 18-19).
On pourrait certes s’étonner de ce passage de « tous » à « beaucoup ».
Faut-il y voir une précision de Paul, pour corriger une (mauvaise) inter-
prétation qui consisterait à croire que tous les hommes indistinctement sont
justifiés par la mort du Christ ? En fait, si le sacrifice du Christ donne à tous
les hommes (juifs et non-juifs) la possibilité d’être sauvés, seuls certains (les
croyants, qui sont beaucoup) sont effectivement rendus justes par le sacrifice
« expiatoire » du Christ. En conséquence, le parallélisme établit par Paul
signifie que si « tous les hommes » sans exception sont condamnés en Adam,
pareillement, tous les hommes sans exception qui sont vus « en Christ » (les
élus) sont justifiés en Christ, Christ étant le chef de « l’humanité nouvelle et
régénérée » (qui englobe des hommes de toutes les nations = « tous ») à la ma-
nière dont Adam était le chef de « l’humanité ancienne ».
Les partisans de l’universalisme utilisent cependant d’autres passages
pour prouver que le sacrifice expiatoire du Christ vaut pour la rédemption de
tous les hommes individuellement, et non pour celle des seuls élus. Ainsi, dans sa
première épître, Jean exhorte les chrétiens en disant : « Mes petits enfants, je
vous écris ceci, afin que vous ne péchiez pas. Et si quelqu’un a péché, nous avons un
avocat auprès du Père, Jésus Christ le juste. Il est lui-même victime expiatoire pour
nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier »
(I Jean, 2, 1-2). De même, dans la deuxième Epître aux Corinthiens, Paul
souligne que « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir
compte aux hommes de leurs fautes, et il a mis en nous la parole de la réconciliation »
(2 Corinthiens, 5, 19). La question de trouve ici posée de savoir ce qu’il faut
entendre par « monde ». Tout d’abord, il est intéressant de rapprocher ce que
dit Jean ici de ce qu’il fait dire « prophétiquement » à Caïphe dans son Evan-
gile : « Vous n’y entendez rien ; vous ne vous rendez pas compte qu’il est avantageux
pour vous qu’un seul meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas.
Or, il ne dit pas seulement cela de lui-même mais, étant souverain sacrificateur cette
année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation. Et non seulement pour
la nation, mais afin de réunir dans un seul corps les enfants de Dieu dispersés »
(Jean, 11, 50-52).
En insistant sur le fait que le Christ meurt « pour tous les enfants de Dieu
dispersés », Jean souligne que la mort du Christ a bien une extension « mon-
diale » (qui dépasse, par sa portée, la seule nation d’Israël) mais il la limite à
l’expiation des seuls péchés commis par les enfants de Dieu disséminés de
par le monde, et qui seront adoptés ultérieurement par la foi. Quand donc
Jean affirme, à la suite de Paul, que le sacrifice du Christ expie les péchés du
monde entier en réconciliant le monde avec Dieu, il vise seulement, de manière
restreinte, les péchés des croyants non-juifs dispersés dans le monde, mais
réunis tous ensemble dans un même corps par la foi dans sa mort et sa résur-
rection, une fois les barrières culturelles qui séparent les hommes (en juifs et
païens) abolies. N’est-ce pas ce qu’affirme très clairement Paul dans l’Epître
aux Ephésiens ? « Souvenez-vous, dit Paul à l’adresse des païens, que vous étiez
en ces temps-là sans Christ, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances
de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. Mais maintenant, en
Jésus-Christ, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du
Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un (nda : qui
sont les deux sinon « tous » au sens paulinien, c’est-à-dire juifs et païens ?), en
détruisant le mur de séparation, l’inimitié. Il a dans sa chair annulé la loi et leurs
dispositions, pour créer en sa personne, avec les deux, un seul homme nouveau en
faisant la paix, et pour les réconcilier avec Dieu tous deux en un seul corps par sa
croix, en faisant mourir par elle l’inimitié. Il est venu annoncer comme une bonne
nouvelle la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches ; car par lui,
nous avons les uns et les autres accès auprès du Père dans un seul et même Esprit.
Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage ; mais vous êtes
concitoyens des saints, membres de la famille de Dieu. Vous avez été édifiés sur le
fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre de
l’angle » (Ephésiens, 2, 12-20).
D’ailleurs, d’autres textes peuvent être invoqués pour justifier l’idée
d’une « expiation définie » : le repas de la cène insiste sur le fait que le corps
et le sang du Christ ne sont versés que « pour beaucoup » (beaucoup désignant,
certes, un très grand nombre d’hommes, mais cette multitude s’oppose aussi
bien à un « petit nombre » qu’à l’intégralité du genre humain). Le Christ
déclare aussi, en Jean 10, 15, qu’il « donne sa vie pour ses brebis », étant entendu
que toutes ne sont pas ses brebis, comme il le précise, au verset 26, à l’adresse de
celles qui ne croient pas. De même, le livre de l’Apocalypse nous dit : « Tu es
digne de prendre le livre, et d’en ouvrir les sceaux; car tu as été immolé, et tu as
racheté pour Dieu par ton sang des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout
peuple, et de toute nation » (Apocalypse, 5, 9). Marc rappelle enfin que « le Fils
de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme
la rançon de plusieurs » (Marc, 10, 45). Si l’on objecte qu’il s’agit moins, dans
ces textes, de statuer sur les destinataires du sacrifice du Christ que sur ses
bénéficiaires effectifs, bref que le Christ serait mort pour tous mais que sa mort
ne couvrirait efficacement que les péchés des seuls élus (ceux des croyants), il
faudrait alors supposer que le sacrifice du Christ n’est pas efficace par lui-
même pour sauver les croyants, et supposer une condition externe pour que
les bénéfices de ce sacrifice puissent être alors appliqués aux « élus », ce qui
risque de rendre ce sacrifice inutile pour beaucoup. Cela ne revient-il pas
alors à supposer que la « rançon » versée par le Christ sur la Croix n’est pas
suffisante pour sauver l’homme, puisque cette rançon sera de nouveau exigée,
lors du jugement dernier, à ceux qui se seront détournés de la réconciliation
qui leur était offerte et destinée ? N’est-ce pas nier la Parole du Christ, qui dit
que « tout est accompli » (Jean 19, 30) sur la Croix, et Dieu peut-il annuler le
« prix » payé par le versement du sang de son Fils ? On en arrive donc
nécessairement à cette conclusion que le Christ ne pouvait avoir en vue,
quand il a offert sa vie, que le salut des seuls élus et que c’est à eux seuls qu’il
s’est substitué pour expier leurs péchés à leur place, même si son sacrifice
contenait potentiellement le salut de toute l’humanité, puisqu’il suffisait,
assurément, pour l’expiation des péchés de tous.

Les objections catholico-arminiennes


à la doctrine de la prédestination

Conscient néanmoins des difficultés morales soulevées par cette


conception de la prédestination, on peut néanmoins proposer plusieurs séries
d’objections, que nous examinerons successivement :
1) La première grande objection, la plus classique, consiste à dire que si
Dieu choisit certains pour être sauvés, indépendamment de tout mérite personnel
(sans quoi la grâce ne serait plus la grâce) la conclusion qui vient aussitôt à
l’esprit, c’est : « Dieu n’est-il pas injuste ? ». En fait, si « être juste », c’est don-
ner à chacun le châtiment qu’il mérite, on peut alors dire que Dieu n’est pas
injuste en ce sens, car nous sommes tous coupables en Adam – Romains 5, 12 :
« Adam, en qui tous ont péché ». Ce que veut dire Paul par là, c’est que la faute
d’Adam est une faute dont nous sommes personnellement responsables : c’est le
« péché collectif » de l’humanité devant Dieu, ce qui signifie qu’à la place
d’Adam, et en vertu d’une mystérieuse solidarité, nous aurions agi exactement
comme lui. Que Dieu veuille nous châtier pour cette raison, c’est son droit le
plus strict, et ne pas le faire serait contraire à sa « justice », puis-que nous
sommes complices de cette « faute » qui nous conduit à commettre de mul-
tiples péchés. Si Dieu renonçait à punir ceux qui transgressent sa Loi, alors sa
miséricorde serait contraire à sa justice, et c’est alors que Dieu serait injuste !
Si l’on objecte que Dieu est « injuste » non de nous punir, mais de choisir
untel plutôt qu’untel, on oublie alors que le choix électif divin ne se situe plus
dans l’ordre de la justice (nous venons de montrer que nous méritons tous
notre châtiment, qui est la juste rançon de notre péché) mais on entre dans un
autre ordre, celui de la « grâce » et de la « miséricorde ». St Augustin disait que
si Dieu donnait sa grâce à tous, alors la grâce ne serait plus une grâce : elle
serait un « dû », et non pas un « don gratuit » de Dieu ! Or la grâce se définit
précisément par la gratuité de sa dispensation, un peu comme lorsqu’un
président de la république décide de « gracier » un criminel : ce criminel ne le
méritait pas plus qu’un autre, assurément, et il méritait plutôt le châtiment, et
pourtant nous reconnaissons dans cette « grâce » accordée la manifestation de
la « bonté » du souverain, puisqu’en vertu de sa « justice », justement, rien ne
l’obligeait à agir de cette façon, qui est une pure manifestation de sa « bonté
miséricordieuse » à l’égard de ce criminel – et nous sommes tous des « crimi-
nels » en ce sens puisque nous sommes tous « complices » du péché d’Adam.
« Qu’est-ce à dire ? demande Paul, Y aurait-il de l’injustice en Dieu ? Certes non !
Il dit en effet à Moïse : je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j’aurai com-
passion de qui j’ai compassion. Cela ne dépend donc pas de la volonté ni des efforts de
l’homme, mais de la miséricorde de Dieu. Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut et
endurcit qui il veut » (Romains 9, 14-18).
On le voit, au lieu de blâmer Dieu en l’accusant d’injustice parce qu’il
nous a choisi en vertu d’un amour préférentiel, Paul nous invite plutôt à être
reconnaissant de la grâce qu’il nous a faite en nous adoptant, car c’est l’orgueil
de la raison humaine qui la pousse à vouloir se mettre à la place de Dieu, en
disant à Dieu ce qu’il a le droit de « faire » ou de « ne pas faire ». Reconnaître
la souveraineté de Dieu, comme le font Augustin et Calvin, c’est accepter de ne
pas vouloir tout comprendre, et surtout pas les « raisons » du « décret divin »,
qui nous sont « obscures » et « cachées ». « Mais alors, diras-tu, de qui se plaint-
il encore ? Qui es-tu donc, homme, pour entrer en conversation avec Dieu ? L’ou-
vrage va-t-il dire à l’ouvrier : pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas
maître de son argile pour faire, de la même pâte, tel vase d’usage noble, tel autre
d’usage vil ? » (Romains 9, 19-24). Ainsi, plutôt que de reprocher à Dieu son
injustice, qui n’a pas lieu d’être si tout homme est mystérieusement solidaire
du péché d’Adam, il faut plutôt, selon Calvin, louer sa miséricorde, car Dieu
n’était nullement obligé de faire grâce à l’homme pécheur, qui méritait sa con-
damnation.

2) Une deuxième grande série d’objections concernent les textes qui


semblent affirmer clairement la volonté salvifique universelle de Dieu. A l’en-
contre, en effet, de cette doctrine de la « prédestination » ou de l’élection in-
conditionnelle, les partisans de l’universalisme citent souvent 1 Timothée 2
4 : « Dieu veut tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la
vérité », ou : « Dieu, qui est le sauveur de tous les hommes, des croyants surtout » (1
Jean 2, 1, 2) ou encore : « Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes
à moi » (Jean 12, 32). Pourtant, ces objections ne sont pas décisives, car il ne
faut pas oublier que la mentalité de l’époque n’est pas individualiste : le
« tous » ne signifie pas ici tous les hommes pris individuellement, mais c’est un
tous catégoriel, qui englobe des hommes de toutes les nations. De même, si l’on
donnait à « tous » le sens que lui donne les partisans de l’universalisme, il
faudrait affirmer du coup que tous les hommes sont venus à Christ lorsqu’il a
été élevé de terre sur la Croix : or dans la réalité, c’est surtout le centurion
romain qui reconnaîtra la messianité du Christ sur la croix, s’exclamant :
« Vraiment, c’est homme était le fils de Dieu ! ». Mais tous les hommes ne sont
pas venus à Christ à ce moment-là, bien au contraire, ce qui confirme (sauf à
faire du Christ un faux prophète) que le « tous » biblique marque surtout
l’extension de l’alliance à des non juifs, en l’occurrence, ici, à un Romain. Une
ultime preuve de ce sens du mot « tous » se trouve dans la formule de Paul :
« Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à
tous » (Romains, 11, 32). En supposant que ce « tous » aie le sens que lui
donne les « universalistes », il faudrait nécessairement admettre que tous les
hommes seront sauvés, avec ou sans la foi, ce qui est à l’évidence contraire à
l’enseignement constant des Ecritures. Ce passage devient très clair, en revan-
che, si l’on conserve au mot « tous » celui que lui donnait Paul au début de
l’Epître aux Romains, lorsqu’il parlait d’abord de la désobéissance des juifs,
puis de celle des païens, avant de les englober dans la catégorie « tous », en
soulignant que « tous ont péché ». Dans une logique, celle de l’Ancien Tes-
tament, ou le salut était réservé aux seuls juifs, l’emploi de « tous » par Paul ou
par Jésus signifie que Dieu ne réserve plus le salut au seul peuple d’Israël, mais
à des hommes issus de toutes les nations (grecs, romains, etc.) car ce sont, en
effet, toutes les ethnies et nationalités qui sont invitées à entrer dans la
nouvelle alliance, qui a bien, en ce sens, une « extension mondiale », puisqu’elle
inclut en elle la totalité des nations sans en exclure aucune.

3) Une troisième objection, que Calvin se faisait déjà dans L'institution de la


religion chrétienne, vise à prévenir ce qui pourrait sembler contradictoire avec
d’autres affirmations bibliques — et notamment celles que l’on rencontre
aussi bien en Actes 10, 34, qu’en Romains 2, 10, ou encore en Galates, 3, 28 — à
savoir l’affirmation selon laquelle « Dieu ne fait pas acception de personnes »,
affirmation mise à mal par la doctrine de l'élection. En fait, Calvin a beau jeu
de montrer, et on peut aisément lui donner raison sur ce point, que lorsque
l’Écriture enseigne que Dieu ne fait pas acception de personnes, c’est seu-
lement au sens où elle ne tient pas compte de ce qui est reconnu dans le monde,
qu’il s’agisse de la sagesse, de la richesse ou de la (bonne) naissance. Les
faveurs de Dieu ne sont en effet nullement attachées à l’apparence extérieure
des personnes, la première Épître aux Corinthiens allant même jusqu’à affirmer
que parmi ceux qui ont été appelés par Dieu, « il n’y a pas beaucoup de sages
selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce
qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce
qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est
fort ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu
a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille
se glorifier devant Dieu » (I Corinthiens 1, 26-29).
Sur ce sujet, il est intéressant de souligner que la doctrine de la pré-
destination, telle qu’elle est née avec St Augustin, loin d’aboutir à une con-
ception « élitiste » du salut en ce qu’elle discernerait les élus des réprouvés,
conduit bien plutôt à empêcher toute forme d’élitisme de type aristocratique
et méritocratique, pour lui substituer une conception plébéienne, et davan-
tage démocratique, du salut. En effet, la restriction de l’accès au salut des
seuls élus n’implique absolument pas que le salut serait réservé à une élite
qui serait « socialement visible ». Mieux même : c’est bien plutôt le pélagia-
nisme qui conduit à l’émergence d’une élite sociale que la doctrine de la
prédestination bien comprise permet d’exclure, en donnant de l’espérance là
ou le pélagianisme pourrait conduire beaucoup à désespérer de leur salut.
Sur ce point l’analyse sociologique que Jean-Marie Salamito consacre aux
aspects sociaux de la controverse entre Augustin et Pelage, dans Les virtuoses
et la multitude, est particulièrement éclairante. Il importe en effet de remar-
quer, souligne Salamito, « que l’exhortation d’Augustin à l’humilité face aux voies
insondables de Dieu rend théoriquement impossible la constitution d’une élite
socialement visible. En tant qu’elle relève d’une totale gratuité et d’un mystère
absolument impénétrable, l’idée de prédestination ne peut — si nous nous en tenons
strictement à la pensée d’Augustin — autoriser aucune hiérarchisation terrestre des
individus en terme de morale religieuse, aucune tentative de classification mérito-
cratique. Au contraire, cette doctrine recèle des potentialités égalitaires : elle affirme
implicitement l’égalité de tous les êtres humains face à un secret divin infailliblement
gardé jusqu’à la fin des temps. Elle consolide d’autres aspects “démocratiques” de
l’enseignement augustinien : la conception de l’Église comme l’aire où se mêlent
inextricablement la paille et les grains, et le refus catégorique d’anticiper sur le van-
nage du dernier jour » (VM, p 286-287). À l’inverse, l’héroïsme des vertus
auquel conduit le pélagianisme comporte en fait, de manière typique, « un
projet de perfection chrétienne pour aristocrates. D’une très haute exigence en
matière de chasteté, de capacité à supporter les insultes, voire d’abandon des richesses
et de renoncement aux charges publiques, il encourage même chez leurs adeptes deux
traits de leur ethos traditionnel : le goût de l’exploit et, corrélativement, la fière
conscience de soi-même » (VM, p 297).
En ce sens, la croyance à la prédestination, loin d’aboutir nécessaire-
ment à faire se désespérer ceux qui ne parviennent pas à se conformer aux
exigences de la vie chrétienne, constitue, au contraire, un encouragement à
persévérer : en effet, l’élection divine ne se conforme pas aux critères élitistes
reconnus dans le monde, et laisse finalement à chacun, malgré sa pauvreté
spirituelle ou morale, une chance ultime de rattrapage, comme en témoigne
exemplairement le salut gracieusement offert par le Christ au « bon larron »,
dont on sait indubitablement qu’il faisait partie des élus, si l’on en croit les
paroles du Christ à son encontre. De là trois oppositions binaires, relevées par
Salamito, entre la morale pélagienne et celle d’Augustin, qui nous invitent à
conclure que la prédication de la prédestination répond peut être davantage à
une pastorale de l’encouragement qu’à une pastorale de la peur. Première op-
position : à l’affirmation de la « continuité pélagienne entre valeurs chrétien-
nes et valeurs aristocratiques » s’oppose le sens de la « conflictualité » entre
un salut « méritoire » et un salut offert par pure grâce. De même, à l’exalta-
tion pélagienne de la « perfection visible » s’oppose le souci augustinien
d’une sainteté cachée, puisque les élus sont mélangés avec les réprouvés et que
rien ne les distingue extérieurement, comme c’est le cas des actes héroïques
qu’encouragent d’accomplir les pélagiens. Enfin, le pélagianisme conduit à
l’auto-satisfaction, qui naît de la conscience de ses mérites, là où la doctrine
de la prédestination conduit à une humilité toute intérieure, l’homme ne
pouvant se glorifier de rien puisqu’il reçoit tout de Dieu, à qui revient toute la
Gloire, comme aiment le rappeler les disciples de Calvin.

4) Une quatrième série d'objections concerne la prétendue hypocrisie de


Dieu, objection formulée par les arminiens à l'encontre du Dieu des cal-
vinistes, et qui me semble être l'objection la plus redoutable. Force est de
reconnaître que, sur ce point, les réponses apportées par les calvinistes ne
donnent pas entièrement satisfaction. Calvin distinguait, en effet, d'une part
l'offre universelle de salut - le fait que la « bonne nouvelle » doit être proclamée à
« toute la création », selon le commandement donné par Jésus à ses apôtres
(Marc, 16, 15) – qu'il appelait la vocation externe, et d'autre part la vocation
interne, c'est-à-dire l'appel intérieur qui fait irrésistiblement venir à Christ, cet
appel étant réservé aux seuls « élus », eux seuls ayant cette oreille spirituelle
créée par Dieu (cette oreille est celle de leur coeur régénéré) qui leur permet
d'entendre intérieurement l'appel et d'être infailliblement attiré par lui, et c'est
pourquoi le Christ s'adresse uniquement à ceux qui ont des « oreilles pour en-
tendre », tous n'ayant pas été dotés de telles « oreilles » pour entendre l'appel
efficace et intérieur à venir. S'il y a, par conséquent, « beaucoup d'appelés mais
peu d'élus », comme le rappelle la parabole des invités au festin du roi, en
Matthieu 22, 14, c'est donc, selon Calvin, parce que si le salut est offert à tous
(beaucoup sont appelés et invités) seuls peuvent répondre positivement à cet
appel ceux qui ont été « choisis ».
Il est vrai que ceux qui refusent de venir sont bien responsables, en un
sens, de leur perdition, puisque c'est de leur propre chef qu'ils refusent de
venir. Mais comment ne pas reporter cette responsabilité sur Dieu lui-même,
puisqu'il ne tenait qu'à Dieu de donner aux perdus cette grâce qu'il a faite,
dans sa bonté miséricordieuse, aux seuls élus ? On voit ainsi que si c'est bien
la grâce de Dieu qui nous fait venir à Christ (« nul ne peut venir à moi, dit Jésus
en Jean 6, 44, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire ») peut-on dire alors qu'il offre
réellement le salut à tous s'il ne donne qu'à certains (les élus) la grâce irrésistible
de pouvoir répondre positivement à cet appel ? Cela ne revient-il pas à faire
de Dieu un « hypocrite », qui dit et affirme qu'il prétend offrir le salut à tous
les hommes (« à toute la création », plus exactement) alors même qu'en
réalité, il ne donne qu'à certains la volonté de recevoir ce « cadeau » (les élus),
allant même jusqu'à exclure du royaume ceux qui y entreraient sans y avoir
été « réellement conviés » (Matthieu 22, 11-13) ? Le seul moyen de contourner
cette difficulté, si l'on entend maintenir par ailleurs la doctrine de la pré-
destination, c'est de reconsidérer la vocation externe, et d'admettre que la
distinction décisive ne passe pas tant entre ceux qui sont appelés (vocation
externe) et ceux qui sont élus (vocation interne) qu'elle ne passe entre deux
manières différentes d’être appelé, selon que l’on est appelé « selon son dessein »
(Romains 8, 28), ou selon que l’on est appelé sans être élu. Pour le dire en un
mot, si l'on veut éviter le soupçon d'hypocrisie, il faut admettre nécessai-
rement que le salut n'est pas réellement offert à tous : il n'est en réalité offert
qu'à ceux que Dieu a « discerné par avance » dans son bienveillant dessein
d'adoption.
Mais alors, objectera-t-on, pourquoi cet appel pressant du Christ à pro-
clamer le salut à toute la création ? N'est-ce pas le signe que Dieu veut réel-
lement offrir à tous le salut ? Pas nécessairement, car cette invitation, prise dans
son contexte, ne s'adresse qu'aux missionnaires : étant donné qu'il y a des
« élus » disséminés de par toute la terre, et appartenant à toutes les ethnies,
langues et nations (on a vu que c'est le sens, purement catégoriel, du mot
« tous » dans les écrits néotestamentaires, qui n'implique pas, par conséquent,
une volonté salvifique universelle, comme l'ont cru les catholiques et les armi-
niens), Jésus a sans doute voulu, dans sa sagesse, éviter que ces missionnaires
se mettent à « spéculer » entre eux pour savoir si « un tel ou un tel » est ou
non « éligible », une telle spéculation ne pouvant être qu’impie (outre qu'elle
ne peut que ralentir l'oeuvre d'évangélisation) s'il est vrai que les élus ne
peuvent être connus que de Dieu seul. En d'autres termes, l'intention de Dieu,
telle qu'elle nous est révélée lorsque l'Ecriture distingue ceux qui sont
« appelés » sans la grâce, c’est-à-dire sans être « élus » (Matthieu 22, 14) et ceux
qui sont appelés « selon son dessein » (Romains 8, 28), avec l’aide d’une grâce
efficace, ne serait pas d'offrir réellement le salut à tous, mais, à la faveur de la
proclamation universelle de l'Evangile (c'est cette proclamation qui est uni-
verselle et non l'offre du salut), d'opérer un « tri » entre ceux qui, faute
d'oreilles spirituelles, entendent l'appel extérieurement sans être attirés inté-
rieurement par l'appel irrésistible de la grâce, et ceux à qui Dieu donne la
grâce de répondre, sachant que certains (les « faux régénérés ») répondent
certes, mais pour des mauvaises raisons (sans avoir été « régénérés ») et c'est
pourquoi de tels « plantes », n'ayant point été « plantées par mon Père céleste »,
dit Jésus, « ne pourront qu’être arrachées » (Matthieu 15, 13) .
Nous oserions néanmoins ajouter que ce « secret » sur « l'identité » des
élus, ceux qui sont inscrits dans le « livre de vie », est le secret du Père ex-
clusivement. On sait, en effet, que le Père a des « secrets » que le Fils ne connaît
pas (c'est le cas, par exemple, du jour et de l'heure de la Parousie). Pourquoi
ne pas penser que le Fils qui, en tant que personne distincte du Père, a aussi
une volonté propre et distincte de celle du Père (ce qu'affirme le passage de
Gethsémani où Jésus demande à son Père que ce ne soit pas sa volonté qui soit
faite, mais bien celle de son Père), puisse être dans l'ignorance du « secret » sur
l'identité des élus ? Jésus sait, certes, que ses « brebis », celles que le Père lui a
donné, entendront sa voix et viendront nécessairement à lui (Jean, 6, 35), mais
ne sachant pas nommément lesquelles lui ont été données (d’où l’emploi fré-
quent du terme « quiconque » pour désigner ceux qui viendront à lui), il ne
peut que constater que certaines brebis répondent et d'autres non (comme
l'atteste l'exemple du « jeune homme riche », que Jésus commence par re-
garder et aimer), avant de se rendre compte, à regret, que celles qui ne
viennent pas refusent de venir par le mouvement propre de leur volonté :
« Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés !
Combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses
poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu ! » (Matthieu, 23, 37). Ce cons-
tat met assurément en échec la volonté humaine du Fils, qui n'a pas le pouvoir
de faire venir ses brebis par sa seule volonté, puisque celles-ci lui sont don-
nées par son Père, qui les attire à lui. C'est donc seulement la volonté du Père
qui, opérant en nous « le vouloir et le faire » (Philippiens, 2, 13), nous permet
de venir infailliblement à Christ, en vertu d'une grâce « irrésistible » (Jean, 6,
44).

5) Une cinquième objection classique concerne la possibilité de perdre le


salut. La doctrine de la prédestination implique en effet que la régénération,
le fait d'être « né de nouveau », comporte avec elle la garantie de la persé-
vérance finale, car Dieu ne peut abandonner ceux qu'il a adoptés par son
Esprit Saint pour ses enfants, en leur faisant le don de la foi. De là suit que le
chrétien régénéré peut être assuré de son salut et de son élection, et cette
certitude d'être sauvé, qui n'a rien d'arrogant puisqu'elle s'appuie sur la seule
grâce de Dieu, indépendamment de tout mérite personnel, se fonde ultime-
ment sur la promesse d'une alliance éternelle et irrévocable, scellée en nos
coeurs par le Saint-Esprit. Ainsi, en s'appuyant sur la promesse du Christ, qui
affirme que ses brebis « ne peuvent être arrachées de sa main » (Jean, 10, 28), le
véritable croyant, qui se sait enfant de Dieu, qui doit savoir « qu'il a reçu la vie
éternelle » (1 Jean 5, 13), peut affirmer en toute quiétude, avec Paul dans
l'Epitre aux Romains : « oui, j'en ai l'assurance, ni la mort, ni la vie, ni présent ni
avenir, ni anges, ni principautés, ni aucune créature ne pourra nous séparer de
l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ » (Romains, 8, 37-38). Pourtant, cer-
tains textes invoqués par les arminiens semblent problématiques, car ils sem-
blent affirmer la possibilité de perdre le salut après avoir été adopté et régé-
néré. C'est le cas de Hébreux, 6, 4-6 : « En effet, ceux qui ont été une fois éclairés,
qui ont goûté au don céleste, qui ont goûté à la bonne parole de Dieu et aux puis-
sances du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, il est impossible de les amener
une nouvelle fois à changer d'attitude puisqu'ils crucifient de nouveau pour eux-
mêmes le Fils de Dieu et le déshonorent publiquement », d’Hébreux 10, 26-29 :
« N'abandonnons pas notre assemblée comme certains en ont l'habitude, mais encou-
rageons nous mutuellement. (…) Celui qui a violé la loi de Moïse est mis à mort sur
la déposition de deux ou trois témoins. Quelle peine bien plus sévère méritera-t-il
donc celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura jugé sans valeur le sang
de l'alliance grâce auquel il a été déclaré saint et aura insulté l'esprit de la Grâce ? » ;
Ou encore de 2 Pierre 2, 20-22 : « En effet si, après avoir échappé aux souillures de
ce monde par la connaissance de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, ils se
laissent reprendre et dominer par elles, leur dernière condition est pire que la pre-
mière. Il aurait mieux valu pour eux ne pas connaître la voie de la justice plutôt que
de la connaître et se détourner ensuite du saint commandement qui leur avait été
donné. Il leur est arrivé ce que disent avec raison les proverbes : le chien est retourné
à son propre vomissement et la truie, à peine lavée, s'est vautrée dans le bourbier ».
Ne faut-il pas alors penser, face au mauvais exemple de ceux qui
chutent et retombent, que tant que l'homme est en vie, son salut reste sujet à
caution, et que ce n'est qu'au terme de son existence, en étant resté fidèle à
l'appel reçu de la part du Seigneur, que l'homme pourra être enfin assuré de
son salut, qui est confirmé en persévérant ? A cette objection, qui est réelle et
semble compromettre l'éternité de l'alliance que Dieu conclut avec les chré-
tiens régénérés, on peut cependant répondre que ceux qui sont tombés n'étai-
ent peut être pas réellement régénérés et « nés de nouveau », ce qui explique
que le Christ puisse dire que « tout plante que mon Père céleste n'a pas planté
sera arrachée » (Matthieu, 15, 13). Il semble en effet que seuls les « faux
régénérés » peuvent craindre de perdre ce qui, en réalité, ne leur a jamais été
réellement donné : ils ont certes professé publiquement la foi chrétienne, en
adhérant au « credo », ils ont goûté la bonne Parole de Dieu en lisant les Ecri-
tures saintes, prenant par là même connaissance du plan de Dieu, ils ont été
lavés dans l'eau du rituel baptismal, mais il n'est pas dit qu'ils avaient reçu le
baptême du Saint-Esprit : ils ont bien été « appelés » en ce sens, mais n'étant pas
réellement régénérés, ils ont été « arrachés », raison pour laquelle Jean pré-
cise, dans sa première Epître, « qu'ils n'étaient pas des nôtres, car s'ils étaient des
nôtres, ils seraient restés chez nous » (1 Jean, 2, 19). Sans doute leur adhésion à la
foi chrétienne, peut être sincère, était-elle fondée sur de « mauvaises raisons »
(recherche d'un avantage personnel, vision de miracles, espérance de trouver
un soulagement à sa misère, etc.) et non sur la seule foi en la Parole de Dieu,
laquelle Parole a le pouvoir de produire cette foi chez celui qui l'écoute et à qui
le Seigneur a donné des « oreilles pour entendre » : la foi, dit Paul, « naît de ce
qu'on entend, et ce qu'on entend vient de la Parole de Dieu » (Galates, 3, 29). D'où
la nécessaire méfiance qu'il convient d'avoir à l'égard de ceux qui croient
pour de raisons extérieures à la Parole : outre que Jésus se méfie de ceux qui le
suivent uniquement parce qu'ils ont « vu des signes » (Jean 6, 26), il nous met
en garde sur le fait que ces signes peuvent être trompeurs (ce sont alors de
simples « prodiges ») et qu'à la fin des temps, ils se multiplieront, pouvant
même aller jusqu'à « tromper, si c 'était possible, même ceux qui sont élus » (Mat-
thieu 24, 24). Fort heureusement, cette séduction ne sera que passagère pour
les élus, car le livre de l'Apocalypse prend bien soin de montrer que les élus
ont leur nom déjà inscrits dans le « livre de vie », ce qui est une manière de
confirmer qu'ils n'ont pas à craindre de perdre le salut puisque celui-ci leur a
été offert « une fois pour toutes » dans le sang de l'alliance par ce Dieu dont
les « dons », rappelle Paul en Romains 11, 29, sont « irrévocables ». Si cette
référence au « livre de vie », dans lequel se trouve inscrit le nom des « élus »,
est présente dans l’Apocalypse (cf. « Ils adoreront la bête, tous ceux dont le nom
n’est pas inscrit depuis la fondation du monde dans le livre de vie de l’agneau
immaculé », Apocalypse 13, 8 ; « Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le
livre de vie fut précipité dans l’étang de feu », Apocalypse 20, 15 ; « il n’y entrera
ni souillure, ni personne qui pratique abomination et mensonge, mais ceux-là seuls
qui sont inscrits dans le livre de vie de l’agneau », Apocalypse 21, 27), on la
trouve aussi chez Paul, lorsqu’il fait référence à ses proches collaborateurs,
« dont les noms figurent dans le livre de vie » (Philippiens, 4, 3).

6) Enfin, la dernière série d’objections concerne la liberté humaine et le


libre-arbitre. Si l’homme est prédestiné, comme l’affirme la doctrine augstino-
calviniste, cela ne revient-il pas à faire de l’homme un robot ou une marion-
nette entre les mains de Dieu, qui tire « toutes les ficelles » ? En fait, il ne
s’agit pas de nier que l’homme ne puisse jouir d’un réel « libre-arbitre » pour
tout ce qui concerne la gestion de ses affaires courantes. La croyance en la
prédestination n’implique par conséquent aucunement l’idée que la vie de
l’homme serait prédéterminée dans le détail des événements qui la consti-
tuent. La prédestination chrétienne n’est pas le « fatum » ou le destin grec, elle
ne signifie pas que le libre-arbitre ne soit qu’une « illusion ». Par contre, ce
qui est prédéterminé à l’avance dans le dessein de Dieu, c’est uniquement
l’élection au salut où à la perdition. La Bible nous enseigne en effet que le
péché d’Adam a introduit dans sa descendance une disposition « hostile » à
Dieu, s’il est vrai, comme le dit Paul en Ephésiens 2, 3, que « l’homme naturel
est ennemi de Dieu et enfant de la colère ». Ce que signifie cette affirmation, c’est
que l’homme ne peut rien faire, par son propre libre-arbitre, pour son salut.
En d’autres termes, l’homme ne pourrait aimer et choisir Dieu, comme le dit
Jean, si Dieu ne l’avait aimé et choisi « en premier » (1 Jean 4, 10). Or si
l’homme naturel est esclave du péché, il est clair qu’il a besoin d’une grâce
irrésistible pour le libérer de cet esclavage.
Ainsi, quand il s’agit du salut et de la vie éternelle, l’homme ne peut rien
faire, par son propre libre arbitre, si Dieu ne commence par redresser sa
volonté. « Si le Fils de l’homme ne vous libère, dit Jésus, vous ne serez pas réel-
lement libres » (Jean 8, 36). On sait que Luther affirmait le serf-arbitre, mais
peut être peut-on actualiser sa thèse en utilisant d'autres arguments que les
siens, empruntés à Schopenhauer, car ceux-là prêtaient souvent le flanc à la
critique d'Erasme : souvent, nous nous croyons libres parce que nous n’éprou-
vons pas de contrainte et ne rencontrons pas d’obstacle en voulant ceci ou cela,
mais en réalité, sommes nous réellement libre de vouloir ce que nous voulons ?
Il arrive que, bien souvent, nous ne soyons en réalité que le « jouet » de forces
inconscientes ou de forces sociales (songeons à la publicité !) qui asservissent
notre vouloir à notre insu, en sorte que nous ne disposons pas réellement de
l'orientation de notre vouloir puisque nous sommes plutôt assujettis à celui-
ci. Or la liberté de l’homme pécheur n’est en fait qu’une fausse liberté, c’est une
liberté qui ne se conçoit « libre » qu’en s’affranchissant de la loi de Dieu (cf.
Romains 6, 20-21), alors que la « vraie liberté », celle des « enfants de Dieu »,
consiste plutôt à ne plus dépendre que de Dieu, à être « esclave de la justice »
(Romains 6, 19), ce qui permet à l’homme d’être libre à l’égard de tout le reste
puisqu’il a été affranchi, par Dieu, de la loi du péché, qu’il appartient désor-
mais à Jésus-Christ, ce maître qui l’a racheté par le versement de son précieux
sang, pour qu’il puisse désormais lui appartenir, et non plus appartenir à
Satan, qui est « prince de ce monde ».
Mais l’homme ne pourrait de lui-même venir à Jésus-Christ s’il ne bénéficiait
de cette grâce irrésistible, car c’est Dieu qui opère en nous le vouloir, qui agit à
travers nos choix et donc par notre liberté (et non pas sans elle ni malgré elle). Très
souvent, nous attribuons à notre libre-arbitre certains choix que nous faisons,
et nous nous rendons compte, seulement après coup, que Dieu veillait sur
nous, et que nos choix étaient en réalité dictés par lui (ce qui exclut toute
forme de « synergisme », aussi bien dans la réception de la grâce que dans le
« travail » de celle-ci en nous : il n’y a pas une part qui relève de la grâce de
Dieu et une part qui relève de ma liberté, mais tout est 100% de Dieu et 100% de
nous, étant donné que notre liberté n’est réelle que dans sa totale dépendance à
l’égard de la volonté de Dieu, qui meut intérieurement notre vouloir et déter-
mine nos choix en matière de « salut », choix qui sont par conséquent aussi
bien nôtres dans la mesure où nous les accomplissons spontanément, sans su-
bir la moindre contrainte externe.
Le catholicisme affirme, lui, que Dieu ne sauve pas l’homme « sans lui
ni malgré lui ». L’homme doit alors collaborer à son salut, car il peut résister à la
grâce de Dieu (cette résistance étant alors le signe de « l’endurcissement » de
son cœur). Mais pour un protestant calviniste, en l’absence de cette grâce irré-
sistible, l’homme ne pourra que résister et il résistera toujours, puisque la « dis-
position fondamentale » de sa nature est « hostile » à Dieu (comme on l’a vu
plus haut), en sorte qu’il ne se conçoit libre qu’en s’affranchissant de la Loi de
Dieu. Il faut donc que Dieu puisse nous « donner » ce qu’il nous « ordonne » :
ainsi, Dieu nous ordonne de « croire », il nous ordonne aussi de « suivre » et
de « pratiquer » ses commandements, tout en sachant fort bien que, par nous-
mêmes, nous en sommes totalement incapables, dès lors que nous sommes lais-
sés aux seules ressources de notre nature corrompue. La Loi, rappelons-le,
n’est là, dit Paul, que « pour nous donner la connaissance du péché », pour nous
« obliger » à nous reconnaître pécheurs devant Dieu (à l’image du publicain de
la parabole, qui est justifié parce qu’il se reconnaît pécheur devant Dieu, là ou
le pharisien se croit parfait, croyant accomplir la Loi alors qu’il en viole
l’esprit, du fait qu’il juge et condamne les autres) et à demander le secours de
sa Grâce et de sa miséricorde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les
« commandements de Dieu » donnés à Moïse ne sont assortis d’aucune sanc-
tion en ce qui concerne leur transgression, car Dieu savait d’emblée que ce
n’était pas par ce biais là que nous pourrions obtenir notre salut, mais seu-
lement avec l’aide de sa Grâce, qui rend facile, disait Augustin, ce qui, sans
elle, serait impossible. Bref, c’est seulement Dieu qui, « en répandant son Saint
Esprit dans notre cœur », nous permet d’accomplir la Loi, dans le plein respect de
son « esprit », qui se résume dans l’amour de Dieu et de son prochain. Ce
qu’annonçait d’ailleurs déjà Ezéchiel : « je ferai que vous marchiez selon mes
voies » (Ezéchiel 36). C’est bien Dieu, on le voit, qui nous donne de pouvoir faire
ce qu’il nous « ordonne », et c’est pourquoi seule la régénération et le don du
Saint-Esprit nous permettent de suivre et de pratiquer les commandements,
d’en accomplir l’esprit (l’amour de Dieu et du prochain, qui contient le « résu-
mé » de toute la Loi) et d’accéder, par là-même, à la « véritable liberté ».
Il est vrai que la théologie catholique, notamment lors du Concile de
Trente, distingue deux « moments » dans l’action de la grâce : il y a d’abord
un agir de Dieu sans l’homme (c’est la « grâce prévenante », qui libère la vo-
lonté de son esclavage dans le péché pour lui permettre de collaborer à son
salut) et un agir de Dieu avec l’homme (qui requiert la collaboration hu-
maine). Les catholiques reconnaissent que la grâce prévenante est « irrésis-
tible », et que c’est elle qui rend possible notre collaboration. Par contre,
l’homme dont la volonté a été « redressée » par la grâce prévenante peut dé-
sormais « collaborer » ou « résister », et c’est pourquoi l’homme est pleine-
ment responsable de sa perdition, qui est la conséquence de sa résistance à
l’œuvre de la grâce de Dieu. Et le livre des Actes, au chapitre 7, verset 51,
semble confirmer cette résistance possible à l’œuvre de la grâce : « Hommes à
la nuque raide, incirconcis de cœur et d’oreilles, toujours, vous résistez au Saint-Es-
prit ; vous êtes bien comme vos pères ». De même, en Romains 2, 3, Paul souligne
à l’adresse du païen que « par ton endurcissement, par ton cœur impénitent, tu
amasses pour toi un trésor de colère pour le jour de la colère ou se révélera le juste
jugement de Dieu ». Mais on peut répondre ici que la « résistance » de l’homme
et son « endurcissement » ne sont pas tant la conséquence d’un « choix volon-
taire » de l’homme, d’une option, qu’ils ne sont la conséquence d’un cœur non
régénéré, à qui Dieu n’a pas encore départi sa grâce, et qui se trouve, du coup,
abandonné à sa logique propre, comme il en va du cœur de Pharaon, qui reste
sourd aux « appels » de Dieu, lesquels ne font, au contraire, que renforcer son
« endurcissement » (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’endurcissement
du cœur de pharaon, dans le texte de l’Exode, est attribué tantôt à Dieu,
tantôt à Pharaon). En réalité, seul le don d’un « cœur nouveau », peut arracher
l’homme à cette logique infernale dans laquelle il s’enferme en l’absence
d’une grâce « infaillible » qui permettrait de vaincre toutes les « résistances »
du cœur humain, s’il est vrai que seul Dieu peut « incliner » le cœur de
l’homme dans le sens qu’il souhaite. C’est bien certes de leur propre volonté que
les hommes résistent à Dieu, qu’ils ne veulent pas venir à Christ (ce qui fonde
leur culpabilité morale), mais si cette volonté s’éprouve comme « libre » et se
« croit » libre (au sens où elle ne se sent pas « contrainte » dans ce refus), il ne
s’agit que d’une « fausse liberté » (c’est en ce sens que l’on peut parler de
« serf-arbitre ») car la volonté de l’homme, qui est esclave du péché, n’est pas
libre de « vouloir ce qu’elle veut », du fait, comme nous l'avons montré, que
l’homme pécheur ne dispose pas réellement de sa volonté et ne peut vouloir ce
que la Grâce le dispose à vouloir si Dieu ne vient redresser préalablement son
vouloir, car c’est lui « opère en nous le vouloir et le faire », comme le dit Paul en
Philippiens 2,13.

Le sens de la doctrine de la prédestination :


la fondation objective de la certitude du salut

Après avoir répondu à ces quintuple objections de type arminien,


venons-en à la question ultime de notre propos : la prédestination peut-elle
nous donner d’ores et déjà la certitude due notre salut ? Comme « les dons gra-
tuits et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Romains, 11, 29), il semble que celui
que Dieu a appelé à la foi peut être, d’ores et déjà, assuré de son salut puisqu’il
sait que Dieu le conduira à la persévérance finale, conformément à la parole
du Christ, qui nous assure, en Jean 10, 28, « que ses brebis ne périront jamais et
que personne ne pourra les arracher de sa main ». Appuyée sur cette promesse du
Christ à ses brebis, celui qui a reçu de Dieu la véritable foi, celle qui naît de
l’écoute de la Parole de Dieu et conduit à sa mise en pratique, peut désormais
vivre dans la confiance et l’abandon à la volonté de son Père céleste, car il sait
désormais que tout est entre les mains de Dieu, et que « toutes choses coopèrent
au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein »
(Romains, 8, 28). De là ce cri d’exultation de Paul : « Si Dieu est pour nous, qui
sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous
tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par grâce ? Qui accusera
les élus de Dieu ? (…) Mais dans toutes ces choses, nous sommes plus que vain-
queurs par celui qui nous a aimés. Car je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni les
anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni les êtres d’en
haut, ni ceux d’en bas, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu
en Jésus-Christ notre Seigneur » (Romains, 8, 31-33 et 37-39). Loin d’être une
source de désespérance, la « certitude du salut », qui est donnée dans la foi
elle-même (en tant qu’elle est le « gage » de notre héritage, le signe que nous
avons été marqués par Dieu du « sceau » de son esprit) est au contraire le
fondement de l’espérance chrétienne. Car en ôtant à l’homme toute tentation de
se justifier par lui-même, la doctrine de la prédestination, bien comprise,
libère l’homme des défaillances de sa propre liberté, ce qui pourrait le conduire à
désespérer de lui-même. Elle amène du coup l’homme à ne pas s’appuyer sur
ses propres forces (ce qui ne pourrait que le faire douter de son salut, étant
donné la fragilité humaine), mais à ne compter que sur la seule Grâce de
Dieu, et sur les promesses du Christ à ses élus, qui sont certaines.
Prise dans ce sens, la certitude du salut est donc bien une certitude « ob-
jective », car elle est objectivement fondée dans la prédestination divine, indé-
pendamment de toute collaboration humaine. La question se pose néanmoins
de savoir si cette certitude objectivement fondée dans la promesse du Christ
possède elle-même une « garantie subjective » (ce que croyait Calvin, pour
qui Dieu donne à ses propres enfants la « certitude spirituelle » de leur pro-
pre élection) ou si cette certitude du salut n’est pas plutôt elle-même l’objet
d’un acte de foi et de confiance, l’objet d’une « certification », mais sans
garantie subjective. S’il ne fait pas de doute, comme le disait Paul dans l’Epître
aux Romains, « que l’Esprit de Dieu se joint à notre esprit pour attester que nous
sommes enfants de Dieu » (Romains 8, 16), ce qui nous permet d’appeler Dieu
« Abba », notre Père, l’homme peut-il avoir pour lui-même la certitude d’avoir
reçu la vraie foi, d’être bien « enfant de Dieu » ? L’exemple des « croyants
temporaires », évoqué dans les textes que nous avons cités tout à l’heure, est
destiné à permettre d’éviter toute présomption de la part des croyants (« que
celui qui croit être debout, dit Paul en 1 Corinthiens 10, 12, qu’il prenne garde de
tomber ! »), et c’est pourquoi l’apôtre de Jésus-Christ invite plutôt les croyants
à travailler à leur salut « avec crainte et tremblement » (Philippiens 2, 12) pour
éviter de se croire déjà arrivé au but. Ce n’est, en effet, qu’au terme de la course,
après avoir persévéré jusqu’au bout dans la foi, que l’on pourra attribuer les
récompenses, et savoir qui fait réellement partie des élus, qui a réellement reçu
la véritable foi, celle qui justifie et permet de persévérer. L’apôtre Paul est
d’ailleurs le premier à s’appliquer à lui-même cette condition, au terme de son
parcours terrestre, dans ce qui est un peu le testament qu’il lègue à son « fils
spirituel » Timothée : « Car pour moi, je m'en vais maintenant être mis pour l'as-
persion du sacrifice, et le temps de mon départ est proche. J'ai combattu le bon com-
bat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. Au reste, la couronne de justice m'est
réservée ; et le Seigneur, juste juge, me la rendra en cette journée-là, et non seulement
à moi, mais aussi à tous ceux qui auront aimé son apparition » (2 Timothée, 4, 6-8).
Que conclure de ces passages ? Si la doctrine de la prédestination cons-
titue bien le fondement objectif de l’espérance chrétienne, dans l’assurance
qu’elle nous donne, elle doit néanmoins nous prémunir contre toute pré-
somption en ce sens que nul ne peut être certain pour lui-même de persévérer
jusqu’au bout, de n’être pas seulement un « croyant temporaire », qui aban-
donnera la foi dès que surviendront les premières difficultés (ce qui est le
signe que l'on n'a pas reçu la vraie foi). Si nous avons reçu la vraie foi, il est
certain que nous sommes déjà sauvés, car nous avons été « adoptés » par Dieu.
Objectivement, nous n’avons donc rien à craindre, et c’est pourquoi Paul peut
déclarer avec assurance aux élus qu’ils « sont sauvés » (Ephésiens 2, 8) : il ne
s’agit pas d’une promesse encore à venir, mais d’une réalité déjà accomplie, qui
se fonde sur la parfaite suffisance du sacrifice du Christ pour ceux qui ont été
justifiés par la foi en son sacrifice rédempteur. Mais du point de vue du
croyant lui-même, cette certitude objective, qui fonde l’« assurance » du chré-
tien, ne peut être encore qu’un objet d’espérance, car c’est seulement en
persévérant que l’on confirme que l’on a bien reçu la vraie foi (d’où l’appel de
Pierre à « affermir son élection » en 2 Pierre 1, 10), que l’on a bien été régénéré
en Christ, bref que l’on n’est pas l’un de ces « croyants temporaires », en qui la
parole reçue ne parvient pas à fructifier, comme le rappelle la parabole du
semeur et les nombreuses invitations, faites aux chrétiens, de demeurer « vi-
gilants ».
Du point de vue du « sujet croyant », la certitude du salut ne peut donc
être qu’une « assurance », assurance qui est bien objet de certification (c’est-à-
dire d’un acte de foi et de confiance en Dieu, car Dieu ne peut pas abandonner
ceux qu’il a réellement adoptés) mais qui ne possède, pour le croyant lui-même,
aucune garantie quant à l’avenir qui serait extérieure à cette foi en la promesse
divine, dans l’impossibilité où se trouve le croyant de contrôler la « réalité » de
son adoption par Dieu sans tomber aussitôt dans une folle présomption. Dire,
par conséquent, que c’est « en espérance » que nous avons été sauvés (Ro-
mains, 8, 24), c’est ici reconnaître que, vivant dans la confiance quant aux
promesses du Christ envers ses élus - qui sont certaines -, nous ne doutons pas
de notre salut, si du moins nous avons réellement la foi (et en ce sens strict, on
peut dire que nous en sommes psychologiquement certains). La foi engage donc
bien une certification sur l’avenir, qui vient court-circuiter le doute, mais cette
« certitude », on le voit, est elle-même une certitude de foi, comparable à celle
qui habitait Abraham, lorsqu’il offrît son Fils en sacrifice : c’est la « conviction
intime », basée sur la Parole du Christ, que Dieu ne peut pas abandonner
ceux qu’il a adoptés (car la grâce de Dieu est inamissible), et c’est pourquoi
nous attendons désormais ce salut avec une ferme « assurance » et une parfaite
« confiance ».

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