Au premier abord, la doctrine de la prédestination paraît profondément
choquante et scandaleuse, parce qu’en soutenant la totale gratuité de l’élection divine, qui n’est subordonnée à aucun mérite dans l’élu (sans quoi la grâce, montrait St Augustin, ne serait plus un don, mais un dû) elle fait dépendre celle-ci du seul bon plaisir de Dieu, ce bon plaisir pouvant paraître relever davantage de l’arbitraire d’un caprice divin que de la souveraine volonté d’un Dieu juste et bon. Pourtant, tout en reconnaissant que le décret de Dieu reste, pour notre raison humaine, mystérieux et incompréhensible, Calvin s’efforce de montrer que la volonté de Dieu étant la règle suprême de toute justice, ce qu’elle décrète est nécessairement juste - nous avons le devoir de le croire dans l’obéissance de la foi - même si les « raisons » de cette « jus- tice » nous échappent, parce qu’elles ne sont pas accessibles à notre enten- dement fini et corrompu. Voilà pourquoi Calvin, lorsqu’il abordera la ques- tion des « raisons » du choix électif de Dieu, adoptera la position d’une docte ignorance : il faut refuser de sonder ce qui doit rester caché à l’homme dont la raison, enténébrée depuis le péché, a perdu toute capacité de pouvoir scruter, voire juger, le dessein divin. Accorder à l’homme ce droit, cela reviendrait, comme le fera Leibniz dans sa Théodicée, à soumettre Dieu lui-même au tribunal de la raison, en le « sommant » de se justifier devant l’homme, ou- bliant par là même que c’est bien plutôt lui qui peut sauver l’homme, en le justifiant, et qu’il y a quelque chose d’impie à vouloir que l’homme, créature finie, puisse « justifier Dieu », car c’est oublier que Dieu est Dieu, qu’il a tous les droits, et mettre en cause, du coup, sa « souveraineté » sur sa création. C’est la raison pour laquelle il convient, lorsque l’on aborde le mystère de la prédestination, de garder constamment à l’esprit ce que St Paul nous redit à la fin de L’Épître aux Romains : « O abîme de la richesse, de la sagesse, et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! Qui, en effet, a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en en a jamais été le conseiller ? » (Romains, 11, 32). C’est sur le fond de cette transcendance de Dieu, qui échappe à toute compréhension humaine, qu’il faut replacer la doctrine augustino-calvinienne de la prédestination, avant d’envisager les objections armino-catholiques à cette doctrine, et de nous interroger, pour finir, sur le sens qu’il faut donner à la « certitude du salut ».
La doctrine augustino-calvinienne de la prédestination
Le premier argument développé par Calvin au livre III, chap. XXI de
L’Institution de la religion chrétienne, argument repris de St Augustin, vise à distinguer la prédestination de la prescience, en refusant de fonder celle-là sur celle-ci. « Nous appelons prédestination, écrit Calvin, le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à la dam- nation éternelle ». Ce que Calvin veut ici démontrer, c’est que l’élection divine n’est pas soumise à sa prescience, comme lorsque l’on prétend (c’était déjà l’argument que les moines provençaux opposaient à la doctrine d’Augustin) que Dieu adopte pour ses enfants ceux dont il avait prévu (au sens d’une pré- vision) qu’ils seraient dignes de recevoir sa Grâce. En effet, le début de l’Épître aux Éphésiens le rappelle clairement : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ, qui nous a bénis de toute sortes de bénédictions spirituelles dans les lieux célestes en Christ ! En lui Dieu nous a élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui, nous ayant pré- destinés dans son amour à être ses enfants d'adoption par Jésus Christ, selon le bon plaisir de sa volonté, à la louange de la gloire de sa grâce qu'il nous a accordée en son bien-aimé. En lui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés, selon la richesse de sa grâce, que Dieu a répandue abondamment sur nous par toute espèce de sagesse et d'intelligence, nous faisant connaître le mystère de sa volonté, selon le bienveillant dessein qu'il avait formé en lui-même, pour le mettre à exécution lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. En lui nous sommes aussi devenus héri- tiers, ayant été prédestinés suivant la résolution de celui qui opère toutes choses d'après le conseil de sa volonté, afin que nous servions à la louange de sa gloire, nous qui d'avance avons espéré en Christ. En lui vous aussi, après avoir entendu la parole de la vérité, l'Évangile de votre salut, en lui vous avez cru et vous avez été scellés du Saint Esprit qui avait été promis, lequel est un gage de notre héritage, pour la rédemption de ceux que Dieu s'est acquis, à la louange de sa gloire ». (Ephésiens, 1, 3-14). Ce qu’indique ce passage, c’est que la sainteté des fidèles n’est pas la cause de l’élection, Dieu octroyant alors sa grâce à ceux dont il avait prévu qu’ils s’en rendraient « dignes » par leurs mérites, mais c’est bien plutôt de l’élection que procède la sainteté des fidèles, laquelle n’en est que la consé- quence. L’adoption des fidèles ne vient donc pas de leur sainteté personnelle ou de leurs mérites propres, comme si elle venait récompenser ceux-ci à la manière dont on récompense un effort méritoire, mais elle est fondée uniquement sur le bon plaisir de l’élection divine, dont Paul rappelle, en citant Exode 33, 19, qu’elle échappe, en sa gratuité miséricordieuse, à toute « rai- son » qui pourrait se trouver en nous, c’est-à-dire dans nos propres mérites. Paul nous le rappelle à nouveau en Ephésiens, pour bien montrer que le salut ne dépend pas de nous, qu’il nous est offert par pure grâce : « car c’est par grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Vous n’y êtes pour rien, c’est un don de Dieu. Cela ne vient pas non plus des œuvres, afin que nul ne puisse se glo- rifier » (Ephésiens, 2, 9). En ce sens, il faut redire que l’élection ne dépend point de la justice des oeuvres, mais elle la précède, parce que l’élection est bien la cause de cette justice. Dire que ce n’est pas en nous que se trouve la cause de cette élection, c’est dire, avec Paul, qu’elle ne peut être située qu’en Christ, puisque c’est en lui seul que nous trouvons la source de notre justification, comme on l’a vu en citant Ephésiens. Par conséquent, commente Calvin, « ceux que Dieu a choisis pour ses enfants, il n’est pas dit qu’il les avait élus en eux- mêmes, mais en son Christ, parce qu’il ne les pouvait aimer qu’en lui, et ne les pouvait honorer de son héritage, sinon en les ayant faits participants de lui ». Pour achever de nous convaincre que le salut dépend uniquement du « bon plaisir de sa volonté » (Éphésiens 1, 5), Calvin se réfère alors au célèbre chapitre 9 de l’Épître aux Romains, passage dans lequel se trouve l’affir- mation la plus nette de la double prédestination. Les « docteurs de la pre- science », nous dit Calvin, prétendent que Dieu élit en Jacob ceux qui se sont rendus dignes de sa grâce, et réprouve en Esaü (le chapitre 25 de la Genèse nous apprend qu’Esaü avait tenu pour rien son droit d’aînesse, en l’échan- geant contre un plat de lentilles) ceux qui s’en sont rendus indignes. Et on pourrait croire, en effet, que le rejet d’Esaü (« J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü » rappelle Paul en parlant de l’élection divine) trouve dans la conduite négli- gente de celui-ci la raison de ce rejet, ce qui reviendrait alors à subordonner le décret de réprobation divin à la prescience du démérite d’Esaü. Pourtant, l’apôtre Paul nous met clairement en garde contre une telle interprétation, en soulignant que l’élection divine, en sa souveraine liberté, n’est nullement la conséquence de ce que Dieu aurait discerné par avance les mérites de Jacob ou le démérite d’Esaü : « Et pourtant, ses enfants n’étaient pas encore nés et n’avaient donc fait ni bien ni mal que déjà, pour que se perpétue le dessein de Dieu, dessein qui procède par libre choix et ne dépend pas des œuvres, mais de celui qui appelle, il lui fut dit : ‘j’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü’. Qu’est-ce à dire, y aurait-il de l’injustice en Dieu ? Certes non ! Il dit, en effet, à Moïse : ‘Je ferai miséricorde à qui je fais misé- ricorde, et j’aurai compassion de qui j’ai compassion. Cela ne dépend donc pas de la volonté ni des efforts de l’homme, mais de la seule miséricorde de Dieu » (Romains 9, 11-16). Sur ce point, Calvin, dans ses réponses aux objections, soulignait déjà l'impossibilité de confondre prescience divine et prédestination, lorsqu'il se demandait « pourquoi Dieu punit-il ce dont sa prédestination est cause » ? Dans la théologie catholique, qui s'appuie principalement sur un texte de Pierre parlant de ceux qui « ont été élus selon la prescience de Dieu le Père » (I Pierre 1, 2), cette question ne pose aucune difficulté : la prédestination y étant subordonnée à la prescience, elle n’impose d’elle-même aucune néces- sité aux choses. Comme Dieu, en effet, n’est pas l’auteur de ce qu’il connaît d’avance (du fait de son omniscience), il peut alors légitimement punir les actes dont le libre arbitre de l’homme assume la pleine et entière respon- sabilité. Ici, la prescience divine n’est nullement cause de ce qui arrive, même s’il est vrai que ce que Dieu connaît par avance ne peut manquer d’arriver de manière certaine. Mais le certain doit être distingué du nécessaire, du moins si l’on entend par nécessaire ce qui ne peut arriver autrement qu’il n’arrive. Il était certain, par exemple, que Pierre renierait le Christ par trois fois, selon la prédiction du Christ, mais cela ne signifie pas, pour les théologiens catho- liques, que l’acte de Pierre était contraint, parce que la prescience divine ne rend pas l’acte nécessaire, dans le sens qu’elle supprimerait la liberté et la con- tingence de l’acte accompli par Pierre. Pour la théologie catholique, la prescience n’est donc aucunement une prédétermination, et si elle n’impose aucune nécessité aux choses, c’est dans la mesure où elle est intemporelle. En d'autres termes, ce qui, pour nous, se présente successivement dans le temps est par contre simultané et coprésent pour Dieu, un Dieu qui est, du haut de son éternité, en dehors du temps, c'est-à- dire contemporain de tous les événements qui, pour nous hommes, se suc- cèdent dans le temps : la prescience divine n’est donc pas une anticipation de l’avenir, au sens où Dieu connaîtrait par avance ce qui n’est pas encore (une telle connaissance rendant alors l’avenir inéluctable), mais Dieu voit ce qui, pour nous, est futur comme présent. Pour la perspective catholique, Dieu ne prévoit pas le futur au sens d’une anticipation de ce qui n’est pas encore, mais il en a une pré-vision au sens où il le voit déjà, alors qu’il reste encore caché pour nous. La prescience n’est donc que la simple « vision » de ce qui, pour Dieu, est présent (il n’est à venir que pour nous), mais elle ne contraint nulle- ment l’acte à se produire comme il se produit. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le Christ avait annoncé que Pierre le renierait que Pierre a renié le Christ, en vertu d’une nécessité fatale, mais c’est plutôt parce que le Christ, dans sa conscience divine intemporelle, a « vu » que Pierre le renierait libre- ment qu’il le lui a prédit, sans que cette prédiction soit la cause réelle du triple reniement de Pierre. On voit ainsi pourquoi la prescience divine n’exerce aucune contrainte sur les événements à venir, et c’est aussi la raison pour laquelle Dieu peut justement récompenser et punir les actes dont sa pré- destination, ramenée ici à la simple prescience, n’est nullement la cause, car ils sont imputables au seul usage que l’homme fait de son libre arbitre. Cette solution toute « catholique » n’est cependant pas celle que retient Calvin, car pour lui, la prédestination, qui est une prédétermination, contraint réellement l’acte à se produire comme Dieu l’a voulu en vertu de son décret éternel. Simplement, Calvin veut surtout montrer que la nécessité dont les hommes sont contraints par la prédestination divine ne suffit pas à les excuser et à les décharger de toute responsabilité, car l’homme trouve dans la per- version de sa nature corrompue la raison suffisante de sa condamnation. D’où à nouveau cette docte ignorance dont se recommande Calvin : « Contemplons en la nature corrompue de l’homme la cause de sa condamnation, qui lui est évidente, plutôt que de la chercher en la prédestination de Dieu, où elle est cachée et incom- préhensible ». Si Calvin reste cependant relativement discret sur la distinction entre prescience et prédestination, il n’est pas inintéressant, pour éclairer cette distinction, de rappeler ce que la Formule de Concorde (1577) des Églises luthé- riennes précise à ce sujet, et ce en réponse à la confusion classique que beau- coup commettent entre prescience et prédestination : « Tout d’abord, il faut re- marquer la différence qu’il y a entre la prescience éternelle de Dieu et l’élection éternelle des enfants de Dieu au salut. La prescience par laquelle Dieu voit et connaît toutes choses avant qu’elles n’arrivent, s’étend sur toutes les créatures, tant mauvaises que bonnes. Dieu voit et connaît d’avance tout ce qui est et sera, tout ce qui arrive ou arrivera, que ce soit un bien ou un mal ; ni les choses passées, ni les choses à venir ne sont cachées pour Dieu ; toutes choses sont visibles et présentes pour lui. C’est ce que l’Écriture affirme dans les paroles suivantes : “Deux passe- reaux ne se vendent-ils pas un as ?” (Matthieu, 10, 29). “Quand je n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient ; et sur ton livre étaient tous inscrits les jours qui m’étaient destinés, avant qu’aucun d’eux n’existât” (Psaume 139). “Je connais ta sortie et ton entrée et ta rage contre moi” (Isaïe 37). Au contraire, l’élection éternelle ou la prédestination au salut ne s’étend pas sur les bons et sur les méchants tous ensemble, mais uniquement sur les enfants de Dieu, qui ont été élus et destinés à la vie éternelle “avant la création du monde”, comme Paul le dit aux Éphésiens : “Il nous a élus en Jésus-Christ et a décidé d’avance que nous serions ses enfants”. La prescience de Dieu connaît d’avance et prévoit aussi le mal, mais sa volonté n’est pas qu’il l’accomplisse. Dieu prévoit et sait d’avance tout ce qu’entreprendra la volonté pervertie du diable et des hommes ; dans ces oeuvres mauvaises, sa prescience a aussi un rôle à jouer : Dieu assigne un but et une limite au mal qu’il ne veut pas ; il en détermine l’étendue et la durée et fixe le moment où il y mettra l’obstacle et la façon dont il le punira. Dieu est le Seigneur qui dirige toutes ces choses de telle sorte qu’elles contribuent à la gloire de son nom et au salut de ses élus et que les impies soient confondus. (...) L’élection éternelle de Dieu ne prévoit pas seulement le salut des élus, elle ne le connaît pas seulement d’avance ; par un effet de la miséricorde et de la bienveillance de Dieu en Jésus-Christ, elle est, de plus, la cause qui crée, opère et favorise notre salut et tout ce qui s’y rapporte. C’est sur cette prédestination divine que se fonde notre salut, si bien que les “portes des enfers” ne prévaudront point contre lui. Il est écrit : “nul ne ravira mes brebis de ma main” (Jean, 10, 28). Et ailleurs : “Tous ceux qui étaient destinés à la vie éternelle devinrent croyants (Actes, 13, 48). »
Il est vrai que le chapitre 8 de l’Épître aux Romains semblera atténuer,
voire contredire cette thèse, affirmant que la prédestination procède de la prescience, loin d’être l’effet d’une pure miséricorde de Dieu. « Car ceux que Dieu d’avance a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils » (Romains 8, 29). La prédestination des élus à la vie éternelle ne fait-elle pas ici l’objet d’une précognition préalable ? En fait, ce discernement que Dieu opère « par avance » renvoie moins à une précognition qu’il n’est une distinc- tion (discerner, c’est distinguer) que Dieu opère en retirant les élus qu’il arrache à la damnation. « Car qui est-ce qui te distingue ? Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », demande Paul en 1 Corinthiens, 4, 7, pour bien montrer que l’élec- tion se fonde moins sur une prescience des mérites (quels « mérites » pour- rions nous avoir si nous avons tout reçu de Dieu ?) que sur la seule distinction opérée par le choix divin. Et ce dessein bienveillant de Dieu sur chacun de ses élus ne se contente pas de nous sauver par pure grâce, il est aussi un « ap- pel », pour chaque croyant, à glorifier Dieu en menant une vie sanctifiée. Comme le rappelle Paul, « il nous a sauvés, et nous a adressé une sainte vocation, non à cause de nos œuvres, mais selon son propre dessein, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant les temps éternels » (2 Timothée, 1, 9). On peut donc déduire des analyses de Calvin que l’élection est une grâce que Dieu fait à certains, qu’il considère comme ses enfants adoptifs, et que cette élection, par laquelle l’homme se trouve rendu croyant par le don de la foi, est bien la seule et unique raison de notre salut, sans que notre volonté intervienne en quoi que ce soit dans cette oeuvre de miséricorde divine, puisque « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court » mais unique- ment de Dieu, qui fait miséricorde à qui il veut », dit Paul en Romains 9, 16. C’est la raison pour laquelle Calvin souligne que « chacun n’acquiert pas la foi de son propre mouvement, mais ceux que Dieu a élus sont gratuitement illuminés par lui. » La foi, qui naît de l’écoute de la Parole de Dieu, est donc moins la cause de notre élection qu’elle en est le signe : ce n’est pas parce que nous avons la foi que nous sommes élus (cela reviendrait à faire de la foi une « oeuvre méritoire », ce que Calvin exclut à la suite de Luther et d’Augustin), c’est parce que nous sommes élus que nous avons la foi (cf. Actes 13, 48 : « Et tous ceux qui étaient ordonnés à la vie éternelle crurent »), une foi qui, donnée par le Saint Esprit, est en quelque sorte le témoignage intérieur de cette élection, de cette conviction intime produite dans ceux qui sont élus à l’occasion de l’écoute de la Parole. « Nous rendons continuellement grâce à Dieu pour vous tous quand nous faisons mention de vous dans nos prières ; sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi active, de votre amour qui se met en peine, et de votre persévérante espérance, qui nous viennent de notre Seigneur Jésus-Christ, devant Dieu notre Père, sachant bien, frères aimés de Dieu, qu’il vous a choisis. En effet, notre an-nonce de l’Evangile chez vous n’a pas été seulement discours, mais puissance, action de l’Esprit saint et per- suasion » (1 Thessaloniciens 1, 2-5). Et il ne faudrait pas croire que cette « écoute », qui distingue les brebis du Christ de celles qui n’en font pas partie, requiert une collaboration, qui relèverait d’un effort humain d’attention volontaire que les réprouvés refu- sent de faire - dans ce refus se trouvant alors la raison de leur réprobation. Au contraire, la capacité d’accueillir la Parole de Dieu, en l’écoutant attentive- ment, est déjà un « signe d’élection » : ce n’est donc pas « l’écoute » qui fait les brebis du Christ, mais c’est parce qu’elles sont ses brebis qu’elles « écoutent sa voix ». « Celui qui entre par la porte est le berger des brebis. Celui qui garde la porte lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix ; les brebis qui lui appartiennent, il les appelle, chacun par son nom, et il les emmène dehors. Lorsqu’il les a fait toutes sortir dehors, il marche à leur tête, et elles le suivent parce qu’elles connaissent sa voix. Jamais elles ne suivront la voix d’un étranger, bien plus, elles le fuiront, parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (Jean 10, 2-5). « C’est pourquoi, commente Calvin, d’où vient ce discernement, sinon d’autant que les oreilles sont percées par le Saint Esprit, car nul ne se fait brebis, mais est formé et apprêté pour l’être par la grâce céleste ». Le livre de Baruch souligne, en ce sens, l’initiative de Dieu dans l’acte même d’entendre : « Je leur donnerai un coeur pour me connaître, des oreilles qui entendent » (Baruch, 2, 31). Une telle affirmation permet d’écarter la tentation de croire que l’homme pourrait, par un effort d’attention méritoire, se pré- parer ou se disposer à accueillir la Parole, alors que c’est en réalité Dieu qui, par sa grâce prévenante, dispose le coeur de l’homme à la recevoir. L’homme que Dieu ne régénère pas reste dans un état de surdité spirituelle : il peut certes entendre l’appel extérieur que Dieu adresse à tous, mais il n’a pas, comme le montrait déjà parfaitement St Augustin, cette « oreille spirituelle » que Dieu donne à ses seuls élus. Sans celle-ci, on ne peut entendre l’appel intérieur dont le Christ dit « qu’il fait venir à lui » ceux qui, instruits par le Père, l’entendent résonner dans l’oreille intérieure de leur coeur régénéré. Comme le dit encore le livre des Proverbes, « tout homme s’estime juste en lui-même mais c’est le Seigneur qui dirige leurs coeurs », car « le coeur du roi est comme un courant d’eau dans la main de l’Eternel » (Pr. 21, 2, puis 1). « Ainsi, écrivait déjà St Augustin dans Le don de la persévérance, « à ceux qui entendent, dans l’obéissance, l’exhortation à la vérité, un don même de Dieu est donné, à savoir d’entendre avec docilité. À ceux qui n’écoutent pas de cette manière, un tel don n’est pas accordé (...) C’est la raison pour laquelle le Seigneur lorsqu’il parlait de ceux qui tenaient ouvertes leurs oreilles du corps disait cependant : “Qu’il entende, celui qui a des oreilles pour entendre” (Luc, 8, 8), car il savait, n’en doutons pas, que tous ne les possédaient pas. Et de qui les tiennent-ils ceux qui les possèdent ? Le Seigneur lui- même nous le révèle là où il déclare : “Je leur donnerai un coeur pour me connaître et des oreilles pour entendre” (...) En revanche, à ceux qui ne les possèdent pas, il ad- vient ce qui est écrit : “Ils entendront sans entendre”. Autrement dit, ils entendront par le sens corporel, mais ils n’entendront pas par l’assentiment de coeur. » (DP, XIV) La distinction entre les brebis du Christ (les élus) et les réprouvés, ne dépend donc aucunement, pour Calvin, de la liberté humaine, selon qu’elle accueille ou non le salut, par un consentement libre et volontaire, mais elle renvoie à une différence de nature qui oppose l’humanité nouvelle, graciée et régénérée par la grâce du Christ qui nous revêt de sa justice, et l’humanité corrompue, vouée à la perdition du fait de son imperméabilité à la Parole, car « c’est à cela qu’ils étaient destinés, prévient Pierre, ceux qui refusent de croire à la Parole » (I Pierre 2, 8). Mais de cette fermeture, qui constitue la condition naturelle de cet homme « par nature enfant de la colère », il ne tenait qu’à Dieu de les en délivrer dans sa grâce souveraine et miséricordieuse, seuls les élus ayant de fait bénéficié de cette création nouvelle qui les fait passer de la mort à la vie. L’image des « vases de colère », tout prêts pour la perdition, et des « va- ses de miséricorde », que Dieu a préparés pour la gloire permet d’illustrer cette totale passivité de l’homme dans le dessein de salut divin, l’homme étant tota- lement prédéterminé par sa nature propre (qu’elle soit ancienne, ce qui le voue alors à la corruption, ou nouvelle, ce qui le destine alors à la sanctification et à la gloire) à la manière dont l’argile est entièrement façonné entre les mains du potier. « Si donc Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec beaucoup de patience des vases de colère tout prêts pour la perdition, et ceci afin de faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde que, d’avance, il a préparés pour la Gloire, nous qu’il a appelés non seulement d’entre les juifs, mais encore d’entre les païens ». (Romains 9, 22-23). Une ultime preuve de cette doctrine de l’élection se trouve d’ailleurs dans le caractère défini, ou limité, de l’expiation du Christ. Si nous disons, en effet, que Christ est mort pour tous les êtres humains de la même manière, alors nous serons amenés à accorder à la nature de l’expiation une définition très diffé- rente que si nous pensons que Christ n’est mort que pour les seuls élus, c’est-à- dire ceux qui croient en lui. On peut opposer deux thèses à ce sujet. Celle de l’expiation indéfinie consiste à reconnaître que le Christ n’est pas mort pour les péchés des seuls « élus », mais qu’il est bien mort pour les péchés de tous les hommes, car tous les hommes sont au bénéfice de la Croix du Christ. Un texte est souvent invoqué pour justifier l’idée que le sacrifice du Christ est au bénéfice de l’intégralité du genre humain, et non au profit de seuls élus, c’est-à- dire de ceux qui croient. Romains 5 fait, en effet, un étroit parallélisme entre les victimes du péché d’Adam et les bénéficiaires de la mort du Christ, en leur accordant une extension égale. De même, en effet, que tous les hommes sans exception héritent du péché de leur père Adam, il faut nécessairement en conclure, vu le parallélisme manifeste entre le premier Adam et le nouvel Adam (Christ), que la justification s’offre bien à tous les hommes « sans ex- ception ». Citons, en effet, Paul : « Ainsi donc, comme par une seule faute, la condamnation s’étend à tous les hommes, de même par un seul acte de justice, la justification qui donne la vie s’étend à tous les hommes. En effet, comme par la désobéissance d’un seul homme, beaucoup ont été rendu pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul, beaucoup seront rendus justes » (Romains, 5, 18-19). On pourrait certes s’étonner de ce passage de « tous » à « beaucoup ». Faut-il y voir une précision de Paul, pour corriger une (mauvaise) inter- prétation qui consisterait à croire que tous les hommes indistinctement sont justifiés par la mort du Christ ? En fait, si le sacrifice du Christ donne à tous les hommes (juifs et non-juifs) la possibilité d’être sauvés, seuls certains (les croyants, qui sont beaucoup) sont effectivement rendus justes par le sacrifice « expiatoire » du Christ. En conséquence, le parallélisme établit par Paul signifie que si « tous les hommes » sans exception sont condamnés en Adam, pareillement, tous les hommes sans exception qui sont vus « en Christ » (les élus) sont justifiés en Christ, Christ étant le chef de « l’humanité nouvelle et régénérée » (qui englobe des hommes de toutes les nations = « tous ») à la ma- nière dont Adam était le chef de « l’humanité ancienne ». Les partisans de l’universalisme utilisent cependant d’autres passages pour prouver que le sacrifice expiatoire du Christ vaut pour la rédemption de tous les hommes individuellement, et non pour celle des seuls élus. Ainsi, dans sa première épître, Jean exhorte les chrétiens en disant : « Mes petits enfants, je vous écris ceci, afin que vous ne péchiez pas. Et si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus Christ le juste. Il est lui-même victime expiatoire pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (I Jean, 2, 1-2). De même, dans la deuxième Epître aux Corinthiens, Paul souligne que « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte aux hommes de leurs fautes, et il a mis en nous la parole de la réconciliation » (2 Corinthiens, 5, 19). La question de trouve ici posée de savoir ce qu’il faut entendre par « monde ». Tout d’abord, il est intéressant de rapprocher ce que dit Jean ici de ce qu’il fait dire « prophétiquement » à Caïphe dans son Evan- gile : « Vous n’y entendez rien ; vous ne vous rendez pas compte qu’il est avantageux pour vous qu’un seul meure pour le peuple, et que la nation entière ne périsse pas. Or, il ne dit pas seulement cela de lui-même mais, étant souverain sacrificateur cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation. Et non seulement pour la nation, mais afin de réunir dans un seul corps les enfants de Dieu dispersés » (Jean, 11, 50-52). En insistant sur le fait que le Christ meurt « pour tous les enfants de Dieu dispersés », Jean souligne que la mort du Christ a bien une extension « mon- diale » (qui dépasse, par sa portée, la seule nation d’Israël) mais il la limite à l’expiation des seuls péchés commis par les enfants de Dieu disséminés de par le monde, et qui seront adoptés ultérieurement par la foi. Quand donc Jean affirme, à la suite de Paul, que le sacrifice du Christ expie les péchés du monde entier en réconciliant le monde avec Dieu, il vise seulement, de manière restreinte, les péchés des croyants non-juifs dispersés dans le monde, mais réunis tous ensemble dans un même corps par la foi dans sa mort et sa résur- rection, une fois les barrières culturelles qui séparent les hommes (en juifs et païens) abolies. N’est-ce pas ce qu’affirme très clairement Paul dans l’Epître aux Ephésiens ? « Souvenez-vous, dit Paul à l’adresse des païens, que vous étiez en ces temps-là sans Christ, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. Mais maintenant, en Jésus-Christ, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un (nda : qui sont les deux sinon « tous » au sens paulinien, c’est-à-dire juifs et païens ?), en détruisant le mur de séparation, l’inimitié. Il a dans sa chair annulé la loi et leurs dispositions, pour créer en sa personne, avec les deux, un seul homme nouveau en faisant la paix, et pour les réconcilier avec Dieu tous deux en un seul corps par sa croix, en faisant mourir par elle l’inimitié. Il est venu annoncer comme une bonne nouvelle la paix à vous qui étiez loin et la paix à ceux qui étaient proches ; car par lui, nous avons les uns et les autres accès auprès du Père dans un seul et même Esprit. Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage ; mais vous êtes concitoyens des saints, membres de la famille de Dieu. Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre de l’angle » (Ephésiens, 2, 12-20). D’ailleurs, d’autres textes peuvent être invoqués pour justifier l’idée d’une « expiation définie » : le repas de la cène insiste sur le fait que le corps et le sang du Christ ne sont versés que « pour beaucoup » (beaucoup désignant, certes, un très grand nombre d’hommes, mais cette multitude s’oppose aussi bien à un « petit nombre » qu’à l’intégralité du genre humain). Le Christ déclare aussi, en Jean 10, 15, qu’il « donne sa vie pour ses brebis », étant entendu que toutes ne sont pas ses brebis, comme il le précise, au verset 26, à l’adresse de celles qui ne croient pas. De même, le livre de l’Apocalypse nous dit : « Tu es digne de prendre le livre, et d’en ouvrir les sceaux; car tu as été immolé, et tu as racheté pour Dieu par ton sang des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple, et de toute nation » (Apocalypse, 5, 9). Marc rappelle enfin que « le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de plusieurs » (Marc, 10, 45). Si l’on objecte qu’il s’agit moins, dans ces textes, de statuer sur les destinataires du sacrifice du Christ que sur ses bénéficiaires effectifs, bref que le Christ serait mort pour tous mais que sa mort ne couvrirait efficacement que les péchés des seuls élus (ceux des croyants), il faudrait alors supposer que le sacrifice du Christ n’est pas efficace par lui- même pour sauver les croyants, et supposer une condition externe pour que les bénéfices de ce sacrifice puissent être alors appliqués aux « élus », ce qui risque de rendre ce sacrifice inutile pour beaucoup. Cela ne revient-il pas alors à supposer que la « rançon » versée par le Christ sur la Croix n’est pas suffisante pour sauver l’homme, puisque cette rançon sera de nouveau exigée, lors du jugement dernier, à ceux qui se seront détournés de la réconciliation qui leur était offerte et destinée ? N’est-ce pas nier la Parole du Christ, qui dit que « tout est accompli » (Jean 19, 30) sur la Croix, et Dieu peut-il annuler le « prix » payé par le versement du sang de son Fils ? On en arrive donc nécessairement à cette conclusion que le Christ ne pouvait avoir en vue, quand il a offert sa vie, que le salut des seuls élus et que c’est à eux seuls qu’il s’est substitué pour expier leurs péchés à leur place, même si son sacrifice contenait potentiellement le salut de toute l’humanité, puisqu’il suffisait, assurément, pour l’expiation des péchés de tous.
Les objections catholico-arminiennes
à la doctrine de la prédestination
Conscient néanmoins des difficultés morales soulevées par cette
conception de la prédestination, on peut néanmoins proposer plusieurs séries d’objections, que nous examinerons successivement : 1) La première grande objection, la plus classique, consiste à dire que si Dieu choisit certains pour être sauvés, indépendamment de tout mérite personnel (sans quoi la grâce ne serait plus la grâce) la conclusion qui vient aussitôt à l’esprit, c’est : « Dieu n’est-il pas injuste ? ». En fait, si « être juste », c’est don- ner à chacun le châtiment qu’il mérite, on peut alors dire que Dieu n’est pas injuste en ce sens, car nous sommes tous coupables en Adam – Romains 5, 12 : « Adam, en qui tous ont péché ». Ce que veut dire Paul par là, c’est que la faute d’Adam est une faute dont nous sommes personnellement responsables : c’est le « péché collectif » de l’humanité devant Dieu, ce qui signifie qu’à la place d’Adam, et en vertu d’une mystérieuse solidarité, nous aurions agi exactement comme lui. Que Dieu veuille nous châtier pour cette raison, c’est son droit le plus strict, et ne pas le faire serait contraire à sa « justice », puis-que nous sommes complices de cette « faute » qui nous conduit à commettre de mul- tiples péchés. Si Dieu renonçait à punir ceux qui transgressent sa Loi, alors sa miséricorde serait contraire à sa justice, et c’est alors que Dieu serait injuste ! Si l’on objecte que Dieu est « injuste » non de nous punir, mais de choisir untel plutôt qu’untel, on oublie alors que le choix électif divin ne se situe plus dans l’ordre de la justice (nous venons de montrer que nous méritons tous notre châtiment, qui est la juste rançon de notre péché) mais on entre dans un autre ordre, celui de la « grâce » et de la « miséricorde ». St Augustin disait que si Dieu donnait sa grâce à tous, alors la grâce ne serait plus une grâce : elle serait un « dû », et non pas un « don gratuit » de Dieu ! Or la grâce se définit précisément par la gratuité de sa dispensation, un peu comme lorsqu’un président de la république décide de « gracier » un criminel : ce criminel ne le méritait pas plus qu’un autre, assurément, et il méritait plutôt le châtiment, et pourtant nous reconnaissons dans cette « grâce » accordée la manifestation de la « bonté » du souverain, puisqu’en vertu de sa « justice », justement, rien ne l’obligeait à agir de cette façon, qui est une pure manifestation de sa « bonté miséricordieuse » à l’égard de ce criminel – et nous sommes tous des « crimi- nels » en ce sens puisque nous sommes tous « complices » du péché d’Adam. « Qu’est-ce à dire ? demande Paul, Y aurait-il de l’injustice en Dieu ? Certes non ! Il dit en effet à Moïse : je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j’aurai com- passion de qui j’ai compassion. Cela ne dépend donc pas de la volonté ni des efforts de l’homme, mais de la miséricorde de Dieu. Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut et endurcit qui il veut » (Romains 9, 14-18). On le voit, au lieu de blâmer Dieu en l’accusant d’injustice parce qu’il nous a choisi en vertu d’un amour préférentiel, Paul nous invite plutôt à être reconnaissant de la grâce qu’il nous a faite en nous adoptant, car c’est l’orgueil de la raison humaine qui la pousse à vouloir se mettre à la place de Dieu, en disant à Dieu ce qu’il a le droit de « faire » ou de « ne pas faire ». Reconnaître la souveraineté de Dieu, comme le font Augustin et Calvin, c’est accepter de ne pas vouloir tout comprendre, et surtout pas les « raisons » du « décret divin », qui nous sont « obscures » et « cachées ». « Mais alors, diras-tu, de qui se plaint- il encore ? Qui es-tu donc, homme, pour entrer en conversation avec Dieu ? L’ou- vrage va-t-il dire à l’ouvrier : pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile pour faire, de la même pâte, tel vase d’usage noble, tel autre d’usage vil ? » (Romains 9, 19-24). Ainsi, plutôt que de reprocher à Dieu son injustice, qui n’a pas lieu d’être si tout homme est mystérieusement solidaire du péché d’Adam, il faut plutôt, selon Calvin, louer sa miséricorde, car Dieu n’était nullement obligé de faire grâce à l’homme pécheur, qui méritait sa con- damnation.
2) Une deuxième grande série d’objections concernent les textes qui
semblent affirmer clairement la volonté salvifique universelle de Dieu. A l’en- contre, en effet, de cette doctrine de la « prédestination » ou de l’élection in- conditionnelle, les partisans de l’universalisme citent souvent 1 Timothée 2 4 : « Dieu veut tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité », ou : « Dieu, qui est le sauveur de tous les hommes, des croyants surtout » (1 Jean 2, 1, 2) ou encore : « Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jean 12, 32). Pourtant, ces objections ne sont pas décisives, car il ne faut pas oublier que la mentalité de l’époque n’est pas individualiste : le « tous » ne signifie pas ici tous les hommes pris individuellement, mais c’est un tous catégoriel, qui englobe des hommes de toutes les nations. De même, si l’on donnait à « tous » le sens que lui donne les partisans de l’universalisme, il faudrait affirmer du coup que tous les hommes sont venus à Christ lorsqu’il a été élevé de terre sur la Croix : or dans la réalité, c’est surtout le centurion romain qui reconnaîtra la messianité du Christ sur la croix, s’exclamant : « Vraiment, c’est homme était le fils de Dieu ! ». Mais tous les hommes ne sont pas venus à Christ à ce moment-là, bien au contraire, ce qui confirme (sauf à faire du Christ un faux prophète) que le « tous » biblique marque surtout l’extension de l’alliance à des non juifs, en l’occurrence, ici, à un Romain. Une ultime preuve de ce sens du mot « tous » se trouve dans la formule de Paul : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous » (Romains, 11, 32). En supposant que ce « tous » aie le sens que lui donne les « universalistes », il faudrait nécessairement admettre que tous les hommes seront sauvés, avec ou sans la foi, ce qui est à l’évidence contraire à l’enseignement constant des Ecritures. Ce passage devient très clair, en revan- che, si l’on conserve au mot « tous » celui que lui donnait Paul au début de l’Epître aux Romains, lorsqu’il parlait d’abord de la désobéissance des juifs, puis de celle des païens, avant de les englober dans la catégorie « tous », en soulignant que « tous ont péché ». Dans une logique, celle de l’Ancien Tes- tament, ou le salut était réservé aux seuls juifs, l’emploi de « tous » par Paul ou par Jésus signifie que Dieu ne réserve plus le salut au seul peuple d’Israël, mais à des hommes issus de toutes les nations (grecs, romains, etc.) car ce sont, en effet, toutes les ethnies et nationalités qui sont invitées à entrer dans la nouvelle alliance, qui a bien, en ce sens, une « extension mondiale », puisqu’elle inclut en elle la totalité des nations sans en exclure aucune.
3) Une troisième objection, que Calvin se faisait déjà dans L'institution de la
religion chrétienne, vise à prévenir ce qui pourrait sembler contradictoire avec d’autres affirmations bibliques — et notamment celles que l’on rencontre aussi bien en Actes 10, 34, qu’en Romains 2, 10, ou encore en Galates, 3, 28 — à savoir l’affirmation selon laquelle « Dieu ne fait pas acception de personnes », affirmation mise à mal par la doctrine de l'élection. En fait, Calvin a beau jeu de montrer, et on peut aisément lui donner raison sur ce point, que lorsque l’Écriture enseigne que Dieu ne fait pas acception de personnes, c’est seu- lement au sens où elle ne tient pas compte de ce qui est reconnu dans le monde, qu’il s’agisse de la sagesse, de la richesse ou de la (bonne) naissance. Les faveurs de Dieu ne sont en effet nullement attachées à l’apparence extérieure des personnes, la première Épître aux Corinthiens allant même jusqu’à affirmer que parmi ceux qui ont été appelés par Dieu, « il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu » (I Corinthiens 1, 26-29). Sur ce sujet, il est intéressant de souligner que la doctrine de la pré- destination, telle qu’elle est née avec St Augustin, loin d’aboutir à une con- ception « élitiste » du salut en ce qu’elle discernerait les élus des réprouvés, conduit bien plutôt à empêcher toute forme d’élitisme de type aristocratique et méritocratique, pour lui substituer une conception plébéienne, et davan- tage démocratique, du salut. En effet, la restriction de l’accès au salut des seuls élus n’implique absolument pas que le salut serait réservé à une élite qui serait « socialement visible ». Mieux même : c’est bien plutôt le pélagia- nisme qui conduit à l’émergence d’une élite sociale que la doctrine de la prédestination bien comprise permet d’exclure, en donnant de l’espérance là ou le pélagianisme pourrait conduire beaucoup à désespérer de leur salut. Sur ce point l’analyse sociologique que Jean-Marie Salamito consacre aux aspects sociaux de la controverse entre Augustin et Pelage, dans Les virtuoses et la multitude, est particulièrement éclairante. Il importe en effet de remar- quer, souligne Salamito, « que l’exhortation d’Augustin à l’humilité face aux voies insondables de Dieu rend théoriquement impossible la constitution d’une élite socialement visible. En tant qu’elle relève d’une totale gratuité et d’un mystère absolument impénétrable, l’idée de prédestination ne peut — si nous nous en tenons strictement à la pensée d’Augustin — autoriser aucune hiérarchisation terrestre des individus en terme de morale religieuse, aucune tentative de classification mérito- cratique. Au contraire, cette doctrine recèle des potentialités égalitaires : elle affirme implicitement l’égalité de tous les êtres humains face à un secret divin infailliblement gardé jusqu’à la fin des temps. Elle consolide d’autres aspects “démocratiques” de l’enseignement augustinien : la conception de l’Église comme l’aire où se mêlent inextricablement la paille et les grains, et le refus catégorique d’anticiper sur le van- nage du dernier jour » (VM, p 286-287). À l’inverse, l’héroïsme des vertus auquel conduit le pélagianisme comporte en fait, de manière typique, « un projet de perfection chrétienne pour aristocrates. D’une très haute exigence en matière de chasteté, de capacité à supporter les insultes, voire d’abandon des richesses et de renoncement aux charges publiques, il encourage même chez leurs adeptes deux traits de leur ethos traditionnel : le goût de l’exploit et, corrélativement, la fière conscience de soi-même » (VM, p 297). En ce sens, la croyance à la prédestination, loin d’aboutir nécessaire- ment à faire se désespérer ceux qui ne parviennent pas à se conformer aux exigences de la vie chrétienne, constitue, au contraire, un encouragement à persévérer : en effet, l’élection divine ne se conforme pas aux critères élitistes reconnus dans le monde, et laisse finalement à chacun, malgré sa pauvreté spirituelle ou morale, une chance ultime de rattrapage, comme en témoigne exemplairement le salut gracieusement offert par le Christ au « bon larron », dont on sait indubitablement qu’il faisait partie des élus, si l’on en croit les paroles du Christ à son encontre. De là trois oppositions binaires, relevées par Salamito, entre la morale pélagienne et celle d’Augustin, qui nous invitent à conclure que la prédication de la prédestination répond peut être davantage à une pastorale de l’encouragement qu’à une pastorale de la peur. Première op- position : à l’affirmation de la « continuité pélagienne entre valeurs chrétien- nes et valeurs aristocratiques » s’oppose le sens de la « conflictualité » entre un salut « méritoire » et un salut offert par pure grâce. De même, à l’exalta- tion pélagienne de la « perfection visible » s’oppose le souci augustinien d’une sainteté cachée, puisque les élus sont mélangés avec les réprouvés et que rien ne les distingue extérieurement, comme c’est le cas des actes héroïques qu’encouragent d’accomplir les pélagiens. Enfin, le pélagianisme conduit à l’auto-satisfaction, qui naît de la conscience de ses mérites, là où la doctrine de la prédestination conduit à une humilité toute intérieure, l’homme ne pouvant se glorifier de rien puisqu’il reçoit tout de Dieu, à qui revient toute la Gloire, comme aiment le rappeler les disciples de Calvin.
4) Une quatrième série d'objections concerne la prétendue hypocrisie de
Dieu, objection formulée par les arminiens à l'encontre du Dieu des cal- vinistes, et qui me semble être l'objection la plus redoutable. Force est de reconnaître que, sur ce point, les réponses apportées par les calvinistes ne donnent pas entièrement satisfaction. Calvin distinguait, en effet, d'une part l'offre universelle de salut - le fait que la « bonne nouvelle » doit être proclamée à « toute la création », selon le commandement donné par Jésus à ses apôtres (Marc, 16, 15) – qu'il appelait la vocation externe, et d'autre part la vocation interne, c'est-à-dire l'appel intérieur qui fait irrésistiblement venir à Christ, cet appel étant réservé aux seuls « élus », eux seuls ayant cette oreille spirituelle créée par Dieu (cette oreille est celle de leur coeur régénéré) qui leur permet d'entendre intérieurement l'appel et d'être infailliblement attiré par lui, et c'est pourquoi le Christ s'adresse uniquement à ceux qui ont des « oreilles pour en- tendre », tous n'ayant pas été dotés de telles « oreilles » pour entendre l'appel efficace et intérieur à venir. S'il y a, par conséquent, « beaucoup d'appelés mais peu d'élus », comme le rappelle la parabole des invités au festin du roi, en Matthieu 22, 14, c'est donc, selon Calvin, parce que si le salut est offert à tous (beaucoup sont appelés et invités) seuls peuvent répondre positivement à cet appel ceux qui ont été « choisis ». Il est vrai que ceux qui refusent de venir sont bien responsables, en un sens, de leur perdition, puisque c'est de leur propre chef qu'ils refusent de venir. Mais comment ne pas reporter cette responsabilité sur Dieu lui-même, puisqu'il ne tenait qu'à Dieu de donner aux perdus cette grâce qu'il a faite, dans sa bonté miséricordieuse, aux seuls élus ? On voit ainsi que si c'est bien la grâce de Dieu qui nous fait venir à Christ (« nul ne peut venir à moi, dit Jésus en Jean 6, 44, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire ») peut-on dire alors qu'il offre réellement le salut à tous s'il ne donne qu'à certains (les élus) la grâce irrésistible de pouvoir répondre positivement à cet appel ? Cela ne revient-il pas à faire de Dieu un « hypocrite », qui dit et affirme qu'il prétend offrir le salut à tous les hommes (« à toute la création », plus exactement) alors même qu'en réalité, il ne donne qu'à certains la volonté de recevoir ce « cadeau » (les élus), allant même jusqu'à exclure du royaume ceux qui y entreraient sans y avoir été « réellement conviés » (Matthieu 22, 11-13) ? Le seul moyen de contourner cette difficulté, si l'on entend maintenir par ailleurs la doctrine de la pré- destination, c'est de reconsidérer la vocation externe, et d'admettre que la distinction décisive ne passe pas tant entre ceux qui sont appelés (vocation externe) et ceux qui sont élus (vocation interne) qu'elle ne passe entre deux manières différentes d’être appelé, selon que l’on est appelé « selon son dessein » (Romains 8, 28), ou selon que l’on est appelé sans être élu. Pour le dire en un mot, si l'on veut éviter le soupçon d'hypocrisie, il faut admettre nécessai- rement que le salut n'est pas réellement offert à tous : il n'est en réalité offert qu'à ceux que Dieu a « discerné par avance » dans son bienveillant dessein d'adoption. Mais alors, objectera-t-on, pourquoi cet appel pressant du Christ à pro- clamer le salut à toute la création ? N'est-ce pas le signe que Dieu veut réel- lement offrir à tous le salut ? Pas nécessairement, car cette invitation, prise dans son contexte, ne s'adresse qu'aux missionnaires : étant donné qu'il y a des « élus » disséminés de par toute la terre, et appartenant à toutes les ethnies, langues et nations (on a vu que c'est le sens, purement catégoriel, du mot « tous » dans les écrits néotestamentaires, qui n'implique pas, par conséquent, une volonté salvifique universelle, comme l'ont cru les catholiques et les armi- niens), Jésus a sans doute voulu, dans sa sagesse, éviter que ces missionnaires se mettent à « spéculer » entre eux pour savoir si « un tel ou un tel » est ou non « éligible », une telle spéculation ne pouvant être qu’impie (outre qu'elle ne peut que ralentir l'oeuvre d'évangélisation) s'il est vrai que les élus ne peuvent être connus que de Dieu seul. En d'autres termes, l'intention de Dieu, telle qu'elle nous est révélée lorsque l'Ecriture distingue ceux qui sont « appelés » sans la grâce, c’est-à-dire sans être « élus » (Matthieu 22, 14) et ceux qui sont appelés « selon son dessein » (Romains 8, 28), avec l’aide d’une grâce efficace, ne serait pas d'offrir réellement le salut à tous, mais, à la faveur de la proclamation universelle de l'Evangile (c'est cette proclamation qui est uni- verselle et non l'offre du salut), d'opérer un « tri » entre ceux qui, faute d'oreilles spirituelles, entendent l'appel extérieurement sans être attirés inté- rieurement par l'appel irrésistible de la grâce, et ceux à qui Dieu donne la grâce de répondre, sachant que certains (les « faux régénérés ») répondent certes, mais pour des mauvaises raisons (sans avoir été « régénérés ») et c'est pourquoi de tels « plantes », n'ayant point été « plantées par mon Père céleste », dit Jésus, « ne pourront qu’être arrachées » (Matthieu 15, 13) . Nous oserions néanmoins ajouter que ce « secret » sur « l'identité » des élus, ceux qui sont inscrits dans le « livre de vie », est le secret du Père ex- clusivement. On sait, en effet, que le Père a des « secrets » que le Fils ne connaît pas (c'est le cas, par exemple, du jour et de l'heure de la Parousie). Pourquoi ne pas penser que le Fils qui, en tant que personne distincte du Père, a aussi une volonté propre et distincte de celle du Père (ce qu'affirme le passage de Gethsémani où Jésus demande à son Père que ce ne soit pas sa volonté qui soit faite, mais bien celle de son Père), puisse être dans l'ignorance du « secret » sur l'identité des élus ? Jésus sait, certes, que ses « brebis », celles que le Père lui a donné, entendront sa voix et viendront nécessairement à lui (Jean, 6, 35), mais ne sachant pas nommément lesquelles lui ont été données (d’où l’emploi fré- quent du terme « quiconque » pour désigner ceux qui viendront à lui), il ne peut que constater que certaines brebis répondent et d'autres non (comme l'atteste l'exemple du « jeune homme riche », que Jésus commence par re- garder et aimer), avant de se rendre compte, à regret, que celles qui ne viennent pas refusent de venir par le mouvement propre de leur volonté : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ! Combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu ! » (Matthieu, 23, 37). Ce cons- tat met assurément en échec la volonté humaine du Fils, qui n'a pas le pouvoir de faire venir ses brebis par sa seule volonté, puisque celles-ci lui sont don- nées par son Père, qui les attire à lui. C'est donc seulement la volonté du Père qui, opérant en nous « le vouloir et le faire » (Philippiens, 2, 13), nous permet de venir infailliblement à Christ, en vertu d'une grâce « irrésistible » (Jean, 6, 44).
5) Une cinquième objection classique concerne la possibilité de perdre le
salut. La doctrine de la prédestination implique en effet que la régénération, le fait d'être « né de nouveau », comporte avec elle la garantie de la persé- vérance finale, car Dieu ne peut abandonner ceux qu'il a adoptés par son Esprit Saint pour ses enfants, en leur faisant le don de la foi. De là suit que le chrétien régénéré peut être assuré de son salut et de son élection, et cette certitude d'être sauvé, qui n'a rien d'arrogant puisqu'elle s'appuie sur la seule grâce de Dieu, indépendamment de tout mérite personnel, se fonde ultime- ment sur la promesse d'une alliance éternelle et irrévocable, scellée en nos coeurs par le Saint-Esprit. Ainsi, en s'appuyant sur la promesse du Christ, qui affirme que ses brebis « ne peuvent être arrachées de sa main » (Jean, 10, 28), le véritable croyant, qui se sait enfant de Dieu, qui doit savoir « qu'il a reçu la vie éternelle » (1 Jean 5, 13), peut affirmer en toute quiétude, avec Paul dans l'Epitre aux Romains : « oui, j'en ai l'assurance, ni la mort, ni la vie, ni présent ni avenir, ni anges, ni principautés, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ » (Romains, 8, 37-38). Pourtant, cer- tains textes invoqués par les arminiens semblent problématiques, car ils sem- blent affirmer la possibilité de perdre le salut après avoir été adopté et régé- néré. C'est le cas de Hébreux, 6, 4-6 : « En effet, ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté au don céleste, qui ont goûté à la bonne parole de Dieu et aux puis- sances du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, il est impossible de les amener une nouvelle fois à changer d'attitude puisqu'ils crucifient de nouveau pour eux- mêmes le Fils de Dieu et le déshonorent publiquement », d’Hébreux 10, 26-29 : « N'abandonnons pas notre assemblée comme certains en ont l'habitude, mais encou- rageons nous mutuellement. (…) Celui qui a violé la loi de Moïse est mis à mort sur la déposition de deux ou trois témoins. Quelle peine bien plus sévère méritera-t-il donc celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura jugé sans valeur le sang de l'alliance grâce auquel il a été déclaré saint et aura insulté l'esprit de la Grâce ? » ; Ou encore de 2 Pierre 2, 20-22 : « En effet si, après avoir échappé aux souillures de ce monde par la connaissance de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, ils se laissent reprendre et dominer par elles, leur dernière condition est pire que la pre- mière. Il aurait mieux valu pour eux ne pas connaître la voie de la justice plutôt que de la connaître et se détourner ensuite du saint commandement qui leur avait été donné. Il leur est arrivé ce que disent avec raison les proverbes : le chien est retourné à son propre vomissement et la truie, à peine lavée, s'est vautrée dans le bourbier ». Ne faut-il pas alors penser, face au mauvais exemple de ceux qui chutent et retombent, que tant que l'homme est en vie, son salut reste sujet à caution, et que ce n'est qu'au terme de son existence, en étant resté fidèle à l'appel reçu de la part du Seigneur, que l'homme pourra être enfin assuré de son salut, qui est confirmé en persévérant ? A cette objection, qui est réelle et semble compromettre l'éternité de l'alliance que Dieu conclut avec les chré- tiens régénérés, on peut cependant répondre que ceux qui sont tombés n'étai- ent peut être pas réellement régénérés et « nés de nouveau », ce qui explique que le Christ puisse dire que « tout plante que mon Père céleste n'a pas planté sera arrachée » (Matthieu, 15, 13). Il semble en effet que seuls les « faux régénérés » peuvent craindre de perdre ce qui, en réalité, ne leur a jamais été réellement donné : ils ont certes professé publiquement la foi chrétienne, en adhérant au « credo », ils ont goûté la bonne Parole de Dieu en lisant les Ecri- tures saintes, prenant par là même connaissance du plan de Dieu, ils ont été lavés dans l'eau du rituel baptismal, mais il n'est pas dit qu'ils avaient reçu le baptême du Saint-Esprit : ils ont bien été « appelés » en ce sens, mais n'étant pas réellement régénérés, ils ont été « arrachés », raison pour laquelle Jean pré- cise, dans sa première Epître, « qu'ils n'étaient pas des nôtres, car s'ils étaient des nôtres, ils seraient restés chez nous » (1 Jean, 2, 19). Sans doute leur adhésion à la foi chrétienne, peut être sincère, était-elle fondée sur de « mauvaises raisons » (recherche d'un avantage personnel, vision de miracles, espérance de trouver un soulagement à sa misère, etc.) et non sur la seule foi en la Parole de Dieu, laquelle Parole a le pouvoir de produire cette foi chez celui qui l'écoute et à qui le Seigneur a donné des « oreilles pour entendre » : la foi, dit Paul, « naît de ce qu'on entend, et ce qu'on entend vient de la Parole de Dieu » (Galates, 3, 29). D'où la nécessaire méfiance qu'il convient d'avoir à l'égard de ceux qui croient pour de raisons extérieures à la Parole : outre que Jésus se méfie de ceux qui le suivent uniquement parce qu'ils ont « vu des signes » (Jean 6, 26), il nous met en garde sur le fait que ces signes peuvent être trompeurs (ce sont alors de simples « prodiges ») et qu'à la fin des temps, ils se multiplieront, pouvant même aller jusqu'à « tromper, si c 'était possible, même ceux qui sont élus » (Mat- thieu 24, 24). Fort heureusement, cette séduction ne sera que passagère pour les élus, car le livre de l'Apocalypse prend bien soin de montrer que les élus ont leur nom déjà inscrits dans le « livre de vie », ce qui est une manière de confirmer qu'ils n'ont pas à craindre de perdre le salut puisque celui-ci leur a été offert « une fois pour toutes » dans le sang de l'alliance par ce Dieu dont les « dons », rappelle Paul en Romains 11, 29, sont « irrévocables ». Si cette référence au « livre de vie », dans lequel se trouve inscrit le nom des « élus », est présente dans l’Apocalypse (cf. « Ils adoreront la bête, tous ceux dont le nom n’est pas inscrit depuis la fondation du monde dans le livre de vie de l’agneau immaculé », Apocalypse 13, 8 ; « Et quiconque ne fut pas trouvé inscrit dans le livre de vie fut précipité dans l’étang de feu », Apocalypse 20, 15 ; « il n’y entrera ni souillure, ni personne qui pratique abomination et mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’agneau », Apocalypse 21, 27), on la trouve aussi chez Paul, lorsqu’il fait référence à ses proches collaborateurs, « dont les noms figurent dans le livre de vie » (Philippiens, 4, 3).
6) Enfin, la dernière série d’objections concerne la liberté humaine et le
libre-arbitre. Si l’homme est prédestiné, comme l’affirme la doctrine augstino- calviniste, cela ne revient-il pas à faire de l’homme un robot ou une marion- nette entre les mains de Dieu, qui tire « toutes les ficelles » ? En fait, il ne s’agit pas de nier que l’homme ne puisse jouir d’un réel « libre-arbitre » pour tout ce qui concerne la gestion de ses affaires courantes. La croyance en la prédestination n’implique par conséquent aucunement l’idée que la vie de l’homme serait prédéterminée dans le détail des événements qui la consti- tuent. La prédestination chrétienne n’est pas le « fatum » ou le destin grec, elle ne signifie pas que le libre-arbitre ne soit qu’une « illusion ». Par contre, ce qui est prédéterminé à l’avance dans le dessein de Dieu, c’est uniquement l’élection au salut où à la perdition. La Bible nous enseigne en effet que le péché d’Adam a introduit dans sa descendance une disposition « hostile » à Dieu, s’il est vrai, comme le dit Paul en Ephésiens 2, 3, que « l’homme naturel est ennemi de Dieu et enfant de la colère ». Ce que signifie cette affirmation, c’est que l’homme ne peut rien faire, par son propre libre-arbitre, pour son salut. En d’autres termes, l’homme ne pourrait aimer et choisir Dieu, comme le dit Jean, si Dieu ne l’avait aimé et choisi « en premier » (1 Jean 4, 10). Or si l’homme naturel est esclave du péché, il est clair qu’il a besoin d’une grâce irrésistible pour le libérer de cet esclavage. Ainsi, quand il s’agit du salut et de la vie éternelle, l’homme ne peut rien faire, par son propre libre arbitre, si Dieu ne commence par redresser sa volonté. « Si le Fils de l’homme ne vous libère, dit Jésus, vous ne serez pas réel- lement libres » (Jean 8, 36). On sait que Luther affirmait le serf-arbitre, mais peut être peut-on actualiser sa thèse en utilisant d'autres arguments que les siens, empruntés à Schopenhauer, car ceux-là prêtaient souvent le flanc à la critique d'Erasme : souvent, nous nous croyons libres parce que nous n’éprou- vons pas de contrainte et ne rencontrons pas d’obstacle en voulant ceci ou cela, mais en réalité, sommes nous réellement libre de vouloir ce que nous voulons ? Il arrive que, bien souvent, nous ne soyons en réalité que le « jouet » de forces inconscientes ou de forces sociales (songeons à la publicité !) qui asservissent notre vouloir à notre insu, en sorte que nous ne disposons pas réellement de l'orientation de notre vouloir puisque nous sommes plutôt assujettis à celui- ci. Or la liberté de l’homme pécheur n’est en fait qu’une fausse liberté, c’est une liberté qui ne se conçoit « libre » qu’en s’affranchissant de la loi de Dieu (cf. Romains 6, 20-21), alors que la « vraie liberté », celle des « enfants de Dieu », consiste plutôt à ne plus dépendre que de Dieu, à être « esclave de la justice » (Romains 6, 19), ce qui permet à l’homme d’être libre à l’égard de tout le reste puisqu’il a été affranchi, par Dieu, de la loi du péché, qu’il appartient désor- mais à Jésus-Christ, ce maître qui l’a racheté par le versement de son précieux sang, pour qu’il puisse désormais lui appartenir, et non plus appartenir à Satan, qui est « prince de ce monde ». Mais l’homme ne pourrait de lui-même venir à Jésus-Christ s’il ne bénéficiait de cette grâce irrésistible, car c’est Dieu qui opère en nous le vouloir, qui agit à travers nos choix et donc par notre liberté (et non pas sans elle ni malgré elle). Très souvent, nous attribuons à notre libre-arbitre certains choix que nous faisons, et nous nous rendons compte, seulement après coup, que Dieu veillait sur nous, et que nos choix étaient en réalité dictés par lui (ce qui exclut toute forme de « synergisme », aussi bien dans la réception de la grâce que dans le « travail » de celle-ci en nous : il n’y a pas une part qui relève de la grâce de Dieu et une part qui relève de ma liberté, mais tout est 100% de Dieu et 100% de nous, étant donné que notre liberté n’est réelle que dans sa totale dépendance à l’égard de la volonté de Dieu, qui meut intérieurement notre vouloir et déter- mine nos choix en matière de « salut », choix qui sont par conséquent aussi bien nôtres dans la mesure où nous les accomplissons spontanément, sans su- bir la moindre contrainte externe. Le catholicisme affirme, lui, que Dieu ne sauve pas l’homme « sans lui ni malgré lui ». L’homme doit alors collaborer à son salut, car il peut résister à la grâce de Dieu (cette résistance étant alors le signe de « l’endurcissement » de son cœur). Mais pour un protestant calviniste, en l’absence de cette grâce irré- sistible, l’homme ne pourra que résister et il résistera toujours, puisque la « dis- position fondamentale » de sa nature est « hostile » à Dieu (comme on l’a vu plus haut), en sorte qu’il ne se conçoit libre qu’en s’affranchissant de la Loi de Dieu. Il faut donc que Dieu puisse nous « donner » ce qu’il nous « ordonne » : ainsi, Dieu nous ordonne de « croire », il nous ordonne aussi de « suivre » et de « pratiquer » ses commandements, tout en sachant fort bien que, par nous- mêmes, nous en sommes totalement incapables, dès lors que nous sommes lais- sés aux seules ressources de notre nature corrompue. La Loi, rappelons-le, n’est là, dit Paul, que « pour nous donner la connaissance du péché », pour nous « obliger » à nous reconnaître pécheurs devant Dieu (à l’image du publicain de la parabole, qui est justifié parce qu’il se reconnaît pécheur devant Dieu, là ou le pharisien se croit parfait, croyant accomplir la Loi alors qu’il en viole l’esprit, du fait qu’il juge et condamne les autres) et à demander le secours de sa Grâce et de sa miséricorde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les « commandements de Dieu » donnés à Moïse ne sont assortis d’aucune sanc- tion en ce qui concerne leur transgression, car Dieu savait d’emblée que ce n’était pas par ce biais là que nous pourrions obtenir notre salut, mais seu- lement avec l’aide de sa Grâce, qui rend facile, disait Augustin, ce qui, sans elle, serait impossible. Bref, c’est seulement Dieu qui, « en répandant son Saint Esprit dans notre cœur », nous permet d’accomplir la Loi, dans le plein respect de son « esprit », qui se résume dans l’amour de Dieu et de son prochain. Ce qu’annonçait d’ailleurs déjà Ezéchiel : « je ferai que vous marchiez selon mes voies » (Ezéchiel 36). C’est bien Dieu, on le voit, qui nous donne de pouvoir faire ce qu’il nous « ordonne », et c’est pourquoi seule la régénération et le don du Saint-Esprit nous permettent de suivre et de pratiquer les commandements, d’en accomplir l’esprit (l’amour de Dieu et du prochain, qui contient le « résu- mé » de toute la Loi) et d’accéder, par là-même, à la « véritable liberté ». Il est vrai que la théologie catholique, notamment lors du Concile de Trente, distingue deux « moments » dans l’action de la grâce : il y a d’abord un agir de Dieu sans l’homme (c’est la « grâce prévenante », qui libère la vo- lonté de son esclavage dans le péché pour lui permettre de collaborer à son salut) et un agir de Dieu avec l’homme (qui requiert la collaboration hu- maine). Les catholiques reconnaissent que la grâce prévenante est « irrésis- tible », et que c’est elle qui rend possible notre collaboration. Par contre, l’homme dont la volonté a été « redressée » par la grâce prévenante peut dé- sormais « collaborer » ou « résister », et c’est pourquoi l’homme est pleine- ment responsable de sa perdition, qui est la conséquence de sa résistance à l’œuvre de la grâce de Dieu. Et le livre des Actes, au chapitre 7, verset 51, semble confirmer cette résistance possible à l’œuvre de la grâce : « Hommes à la nuque raide, incirconcis de cœur et d’oreilles, toujours, vous résistez au Saint-Es- prit ; vous êtes bien comme vos pères ». De même, en Romains 2, 3, Paul souligne à l’adresse du païen que « par ton endurcissement, par ton cœur impénitent, tu amasses pour toi un trésor de colère pour le jour de la colère ou se révélera le juste jugement de Dieu ». Mais on peut répondre ici que la « résistance » de l’homme et son « endurcissement » ne sont pas tant la conséquence d’un « choix volon- taire » de l’homme, d’une option, qu’ils ne sont la conséquence d’un cœur non régénéré, à qui Dieu n’a pas encore départi sa grâce, et qui se trouve, du coup, abandonné à sa logique propre, comme il en va du cœur de Pharaon, qui reste sourd aux « appels » de Dieu, lesquels ne font, au contraire, que renforcer son « endurcissement » (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’endurcissement du cœur de pharaon, dans le texte de l’Exode, est attribué tantôt à Dieu, tantôt à Pharaon). En réalité, seul le don d’un « cœur nouveau », peut arracher l’homme à cette logique infernale dans laquelle il s’enferme en l’absence d’une grâce « infaillible » qui permettrait de vaincre toutes les « résistances » du cœur humain, s’il est vrai que seul Dieu peut « incliner » le cœur de l’homme dans le sens qu’il souhaite. C’est bien certes de leur propre volonté que les hommes résistent à Dieu, qu’ils ne veulent pas venir à Christ (ce qui fonde leur culpabilité morale), mais si cette volonté s’éprouve comme « libre » et se « croit » libre (au sens où elle ne se sent pas « contrainte » dans ce refus), il ne s’agit que d’une « fausse liberté » (c’est en ce sens que l’on peut parler de « serf-arbitre ») car la volonté de l’homme, qui est esclave du péché, n’est pas libre de « vouloir ce qu’elle veut », du fait, comme nous l'avons montré, que l’homme pécheur ne dispose pas réellement de sa volonté et ne peut vouloir ce que la Grâce le dispose à vouloir si Dieu ne vient redresser préalablement son vouloir, car c’est lui « opère en nous le vouloir et le faire », comme le dit Paul en Philippiens 2,13.
Le sens de la doctrine de la prédestination :
la fondation objective de la certitude du salut
Après avoir répondu à ces quintuple objections de type arminien,
venons-en à la question ultime de notre propos : la prédestination peut-elle nous donner d’ores et déjà la certitude due notre salut ? Comme « les dons gra- tuits et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Romains, 11, 29), il semble que celui que Dieu a appelé à la foi peut être, d’ores et déjà, assuré de son salut puisqu’il sait que Dieu le conduira à la persévérance finale, conformément à la parole du Christ, qui nous assure, en Jean 10, 28, « que ses brebis ne périront jamais et que personne ne pourra les arracher de sa main ». Appuyée sur cette promesse du Christ à ses brebis, celui qui a reçu de Dieu la véritable foi, celle qui naît de l’écoute de la Parole de Dieu et conduit à sa mise en pratique, peut désormais vivre dans la confiance et l’abandon à la volonté de son Père céleste, car il sait désormais que tout est entre les mains de Dieu, et que « toutes choses coopèrent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein » (Romains, 8, 28). De là ce cri d’exultation de Paul : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par grâce ? Qui accusera les élus de Dieu ? (…) Mais dans toutes ces choses, nous sommes plus que vain- queurs par celui qui nous a aimés. Car je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni le présent, ni l’avenir, ni les puissances, ni les êtres d’en haut, ni ceux d’en bas, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur » (Romains, 8, 31-33 et 37-39). Loin d’être une source de désespérance, la « certitude du salut », qui est donnée dans la foi elle-même (en tant qu’elle est le « gage » de notre héritage, le signe que nous avons été marqués par Dieu du « sceau » de son esprit) est au contraire le fondement de l’espérance chrétienne. Car en ôtant à l’homme toute tentation de se justifier par lui-même, la doctrine de la prédestination, bien comprise, libère l’homme des défaillances de sa propre liberté, ce qui pourrait le conduire à désespérer de lui-même. Elle amène du coup l’homme à ne pas s’appuyer sur ses propres forces (ce qui ne pourrait que le faire douter de son salut, étant donné la fragilité humaine), mais à ne compter que sur la seule Grâce de Dieu, et sur les promesses du Christ à ses élus, qui sont certaines. Prise dans ce sens, la certitude du salut est donc bien une certitude « ob- jective », car elle est objectivement fondée dans la prédestination divine, indé- pendamment de toute collaboration humaine. La question se pose néanmoins de savoir si cette certitude objectivement fondée dans la promesse du Christ possède elle-même une « garantie subjective » (ce que croyait Calvin, pour qui Dieu donne à ses propres enfants la « certitude spirituelle » de leur pro- pre élection) ou si cette certitude du salut n’est pas plutôt elle-même l’objet d’un acte de foi et de confiance, l’objet d’une « certification », mais sans garantie subjective. S’il ne fait pas de doute, comme le disait Paul dans l’Epître aux Romains, « que l’Esprit de Dieu se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Romains 8, 16), ce qui nous permet d’appeler Dieu « Abba », notre Père, l’homme peut-il avoir pour lui-même la certitude d’avoir reçu la vraie foi, d’être bien « enfant de Dieu » ? L’exemple des « croyants temporaires », évoqué dans les textes que nous avons cités tout à l’heure, est destiné à permettre d’éviter toute présomption de la part des croyants (« que celui qui croit être debout, dit Paul en 1 Corinthiens 10, 12, qu’il prenne garde de tomber ! »), et c’est pourquoi l’apôtre de Jésus-Christ invite plutôt les croyants à travailler à leur salut « avec crainte et tremblement » (Philippiens 2, 12) pour éviter de se croire déjà arrivé au but. Ce n’est, en effet, qu’au terme de la course, après avoir persévéré jusqu’au bout dans la foi, que l’on pourra attribuer les récompenses, et savoir qui fait réellement partie des élus, qui a réellement reçu la véritable foi, celle qui justifie et permet de persévérer. L’apôtre Paul est d’ailleurs le premier à s’appliquer à lui-même cette condition, au terme de son parcours terrestre, dans ce qui est un peu le testament qu’il lègue à son « fils spirituel » Timothée : « Car pour moi, je m'en vais maintenant être mis pour l'as- persion du sacrifice, et le temps de mon départ est proche. J'ai combattu le bon com- bat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. Au reste, la couronne de justice m'est réservée ; et le Seigneur, juste juge, me la rendra en cette journée-là, et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui auront aimé son apparition » (2 Timothée, 4, 6-8). Que conclure de ces passages ? Si la doctrine de la prédestination cons- titue bien le fondement objectif de l’espérance chrétienne, dans l’assurance qu’elle nous donne, elle doit néanmoins nous prémunir contre toute pré- somption en ce sens que nul ne peut être certain pour lui-même de persévérer jusqu’au bout, de n’être pas seulement un « croyant temporaire », qui aban- donnera la foi dès que surviendront les premières difficultés (ce qui est le signe que l'on n'a pas reçu la vraie foi). Si nous avons reçu la vraie foi, il est certain que nous sommes déjà sauvés, car nous avons été « adoptés » par Dieu. Objectivement, nous n’avons donc rien à craindre, et c’est pourquoi Paul peut déclarer avec assurance aux élus qu’ils « sont sauvés » (Ephésiens 2, 8) : il ne s’agit pas d’une promesse encore à venir, mais d’une réalité déjà accomplie, qui se fonde sur la parfaite suffisance du sacrifice du Christ pour ceux qui ont été justifiés par la foi en son sacrifice rédempteur. Mais du point de vue du croyant lui-même, cette certitude objective, qui fonde l’« assurance » du chré- tien, ne peut être encore qu’un objet d’espérance, car c’est seulement en persévérant que l’on confirme que l’on a bien reçu la vraie foi (d’où l’appel de Pierre à « affermir son élection » en 2 Pierre 1, 10), que l’on a bien été régénéré en Christ, bref que l’on n’est pas l’un de ces « croyants temporaires », en qui la parole reçue ne parvient pas à fructifier, comme le rappelle la parabole du semeur et les nombreuses invitations, faites aux chrétiens, de demeurer « vi- gilants ». Du point de vue du « sujet croyant », la certitude du salut ne peut donc être qu’une « assurance », assurance qui est bien objet de certification (c’est-à- dire d’un acte de foi et de confiance en Dieu, car Dieu ne peut pas abandonner ceux qu’il a réellement adoptés) mais qui ne possède, pour le croyant lui-même, aucune garantie quant à l’avenir qui serait extérieure à cette foi en la promesse divine, dans l’impossibilité où se trouve le croyant de contrôler la « réalité » de son adoption par Dieu sans tomber aussitôt dans une folle présomption. Dire, par conséquent, que c’est « en espérance » que nous avons été sauvés (Ro- mains, 8, 24), c’est ici reconnaître que, vivant dans la confiance quant aux promesses du Christ envers ses élus - qui sont certaines -, nous ne doutons pas de notre salut, si du moins nous avons réellement la foi (et en ce sens strict, on peut dire que nous en sommes psychologiquement certains). La foi engage donc bien une certification sur l’avenir, qui vient court-circuiter le doute, mais cette « certitude », on le voit, est elle-même une certitude de foi, comparable à celle qui habitait Abraham, lorsqu’il offrît son Fils en sacrifice : c’est la « conviction intime », basée sur la Parole du Christ, que Dieu ne peut pas abandonner ceux qu’il a adoptés (car la grâce de Dieu est inamissible), et c’est pourquoi nous attendons désormais ce salut avec une ferme « assurance » et une parfaite « confiance ».