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UN TROISIÈME CONCEPT DE LIBERTÉ

Quentin Skinner

Gallimard | « Le Débat »

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2003/3 n° 125 | pages 132 à 142
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070731923
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Pour citer cet article :


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Quentin Skinner, « Un troisième concept de liberté », Le Débat 2003/3 (n° 125),
p. 132-142.
DOI 10.3917/deba.125.0132
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Un troisième concept de liberté

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Prenons comme point de départ l’un des Ces observations m’amènent à évoquer le
arguments les plus communément acceptés dans penseur à la mémoire de qui j’ai l’honneur de
les débats actuels à propos de la théorie de la dédier cette communication. Isaiah Berlin (1909-
liberté. Il existe, nous dit-on, une formule unique 1997) s’est penché sur les questions les plus
à quoi toutes les propositions intelligibles diverses, où la littérature et l’histoire le dispu-
concernant la liberté peuvent se ramener. La taient à la philosophie ; mais son travail le plus
prédominance de ce point de vue semble due, important, et celui qui a eu le plus grand reten-
pour une bonne part, à l’influence d’un seul tissement, a porté sur la théorie de la liberté.
article devenu classique, celui de Gerald Mac- C’est donc sur ce sujet que j’ai l’intention de me
Callum intitulé « Liberté positive et négative 1 ». concentrer. Mon attention se portera tout parti-
Chaque fois que la liberté d’un sujet est en ques- culièrement sur la contribution la plus éminente
tion, soutient MacCallum, il s’agit toujours de la de Berlin à ce débat – qui vient d’ailleurs de faire
liberté par rapport à un élément de contrainte – l’objet d’une nouvelle édition – et qu’il a intitu-
contrainte de (ou de ne pas) faire ou devenir quoi lée Deux concepts de liberté 2.
que ce soit. Par conséquent, parler de la présence Qu’on me permette d’exposer d’emblée ce
de la liberté revient toujours à parler d’une
absence : l’absence, pour le sujet, d’une 1. Gerald MacCallum, « Negative and Positive Free-
contrainte qui l’empêcherait de réaliser quelque dom », in Philosophy, Politics and Society, Fourth Series, éd.
Peter Laslett, W. G. Runciman et Quentin Skinner, Oxford,
but ou fin. Autrement dit, il n’existerait au fond 1972. (N.d.T.)
qu’un seul concept de liberté. 2. « Two Concepts of Liberty », Oxford, 1959; éd. révisée
in Four Essays on Liberty, Oxford, 1969 ; nouvelle éd. Londres,
2001 ; trad. fr. par J. Carnaud et J. Lahana, Éloge de la liberté,
Paris, Calmann-Lévy, 1988. (N.d.T.)

Quentin Skinner est titulaire de la chaire Regius d’histoire


moderne à l’Université de Cambridge. Ce texte est la traduc-
tion d’une version écourtée (parue dans la London Review
of Books du 4 avril 2002) de la conférence donnée le
21 novembre 2001 par Quentin Skinner, pour inaugurer la série
des Isaiah Berlin Memorial Lectures de la British Academy
à Londres. A récemment paru en français Les Fondements de
la pensée politique moderne (Paris, Albin Michel, 2001).
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qui me semble irremplaçable dans cet ouvrage, entravé par des forces extérieures, est celle du
où l’on a récemment voulu voir – à juste titre, sujet qui jouit de sa liberté au sens négatif ordi-
selon moi – l’essai le plus influent de toute la naire du terme.
philosophie politique contemporaine. Contre On ne tarde pourtant pas à s’apercevoir que
l’opinion consacrée que j’ai évoquée en commen- ce n’est pas l’idée d’être son propre maître qui
çant, Berlin est parvenu à démontrer qu’une dis- préoccupe Berlin. Il s’intéresse bien plutôt à
tinction bien marquée s’impose entre deux la notion très différente (même s’il ne se prive
concepts de liberté qui, pour être concurrents, pas de juxtaposer les deux) qui est celle de maî-

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n’en restent pas moins sans commune mesure triser sa propre personne. La première fois qu’il
l’un avec l’autre : l’un qu’il appelle liberté « posi- emploie cette notion, c’est pour évoquer une
tive » et l’autre, liberté « négative ». Lorsqu’il idée devenue aussi bien familière à quiconque
parle de la liberté négative, son analyse est très étudie Platon ou Freud. Il s’agit de l’idée selon
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proche de celle que – selon MacCallum et ses laquelle les obstacles à la capacité d’un sujet à
nombreux partisans – toute proposition concer- agir librement peuvent être de nature intérieure
nant la liberté se doit d’adopter si elle veut pou- plutôt qu’extérieure, et qu’il convient de se libé-
voir prétendre à l’intelligibilité. Si, donc, nous rer de ces contraintes psychologiques si l’on veut
nous intéressons à la critique que Berlin donne se comporter de façon autonome. Mais voilà
de cet argument, nous devons nous tourner vers qui, une fois de plus, ne nous permet pas d’ap-
ce qu’il appelle la liberté positive. préhender un concept bien distinct de liberté
Il faut bien convenir qu’en essayant de déli- positive. Certes, la notion d’obstacle intérieur
miter ce concept bien distinct, Berlin s’expose élargit la gamme des éléments que l’on peut
à plusieurs faux départs. Pour commencer, il considérer comme contraintes. Mais il s’agit
avance que si la liberté négative se définit comme toujours du besoin que nous avons de nous
l’affranchissement par rapport à toute contrainte, débarrasser d’un élément de contrainte si nous
en revanche la liberté positive est celle de suivre voulons agir librement, ce qui veut donc dire
une certaine façon de vivre. Or une telle distinc- qu’il s’agit toujours bien, encore une fois, de
tion ne permet pas de mettre au jour deux liberté négative.
concepts bien différents de liberté, ne serait-ce Toutefois, l’argument que Berlin cherche à
que pour la raison suivante : dans tous les cas de tirer de l’empire du sujet sur lui-même s’avère à
figure, la liberté négative est d’entrée de jeu celle la fois de nature différente et plus convaincant. Il
où je me trouve libre de toute contrainte et, par note que, aux yeux de ceux qui ont cherché à
conséquent, libre d’agir si je choisis de le faire. donner un contenu positif à l’idée de liberté, le
Berlin avance ensuite que le terme de liberté sujet humain peut être déclaré libre dès lors qu’il
dans son acception positive signifie que le sujet a pleinement réussi à devenir lui-même. La
libre est son propre maître, au lieu de se trouver liberté correspond donc non plus à l’empire sur
livré à l’action de forces extérieures. Mais, là lui-même dont dispose le sujet, mais à la réalisa-
non plus, on ne parvient pas à isoler un concept tion de soi et, par-dessus tout, à l’état de perfec-
bien distinct de liberté positive. Car, comme tion de son individualité – avec l’idée (pour
Berlin le reconnaît lui-même, la situation dans reprendre l’expression même de Berlin) de soi
laquelle je me trouve libre d’agir, puisque non dans ce que l’on a de meilleur. Tel que Berlin
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finit par le résumer, le concept positif de liberté chez bon nombre des philosophes anglophones
se définit ainsi : « Quelle qu’en soit la nature, le qui prirent la plume au lendemain de la Pre-
but véritable de l’homme doit se confondre avec mière Guerre mondiale. Ainsi, entre autres,
sa liberté. » Leonard Hobhouse 5 – dont la critique de Hegel,
S’il est un seul philosophe que Berlin devait Green et Bosanquet parut en 1918 – alla jusqu’à
avoir à l’esprit en formulant cette définition, il affirmer qu’avec le bombardement de Londres il
ne peut s’agir, selon moi, que de Bernard Bosan- avait été le témoin de « l’aboutissement visible et
quet 3. Dans sa Théorie philosophique de l’État, tangible » de cette « doctrine fausse et néfaste ».

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dont la première édition date de 1899, Bosan- Pour l’ensemble de la génération d’Isaiah Berlin,
quet évoque très précisément « l’idée négative » toutefois, la philosophie de Hegel continua à
d’être « libre de toute contrainte » et oppose ce susciter des appréhensions extrêmes de ce
concept qu’il juge « juridicisant » avec ce qu’il genre ; et ce sont elles dont Berlin fait état, je
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appelle le sens « plus plein » ou « positif » du crois, dans son exposé de la liberté positive et
terme. Bosanquet décrit l’idéal négatif comme des dangers qu’elle peut soulever.
celui où l’on est préservé de tout empiétement, Mais je n’entends pas pousser plus avant cet
et il l’oppose à la conception positive du soi
3. Bernard Bosanquet (1848-1923), principal tenant du
« réel » ou « idéal » dont l’activité se confond avec néo-hégélianisme en Angleterre, remarqué en France par
la liberté ; or Berlin se fait, presque terme pour Gabriel Marcel. Sa Philosophie de l’État correspond à sa
période éthique dans le milieu associatif de Londres, après
terme, l’écho de ce vocabulaire. des débuts de logicien à Oxford et avant de finir par la méta-
Derrière l’analyse de Bosanquet se profile physique à St. Andrews (Écosse). Pour Bosanquet, la valeur
suprême de la vie sociale n’est autre que la volonté collective
toutefois l’influence dominante de Thomas qui se dégage de la coopération entre individus tout en les
Green 4. Comme il le reconnaît dans le chapitre soutenant, ce qui les rend libres tout en leur faisant partager
les bienfaits de la participation à la vie de la collectivité. Cf.
que je viens de citer, Bosanquet fait « large usage » François Houang, Le Néo-hégélianisme en Angleterre. La
de l’analyse de la liberté que donne Green dans philosophie de Bernard Bosanquet, 1848-1923, Paris, Vrin,
1954 ; et Jean Pucelle, L’Idéalisme en Angleterre de Coleridge
ses Principes de l’obligation politique, ouvrage à Bradley, Neuchâtel, 1955. (N.d.T.)
publié pour la première fois en 1886. Green ne 4. Thomas Hill Green (1836-1882), professeur de phi-
losophie morale à Oxford et grand représentant du néo-kan-
parle pas explicitement dans ce volume (quoi- tisme et du néo-hégélianisme en Angleterre. Très influent de
qu’il l’ait fait ailleurs) de liberté « positive » ; mais son vivant (notamment sur Bosanquet), il s’inscrit en réac-
tion au naturalisme de Spencer et au sensualisme de Stuart
il y analyse de façon plus subtile et plus attentive Mill. La philosophie morale consiste pour lui à appliquer à
que Bosanquet ce qui fait que l’on peut donner la vie sociale les résultats des réflexions de la métaphysique
sur la nature de l’homme. Dans Législation libérale et liberté
un contenu positif à l’idéal. « La liberté réelle », contractuelle (conférence prononcée en 1881), il esquissa
selon Green, « tient à ce que l’individu tout entier certains des principes qui inspireront l’État-providence
britannique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
a trouvé son objet ». Parler de la liberté d’un Cf. J. Pucelle, L’Idéalisme en Angleterre, op. cit. (N.d.T.)
humain revient donc à désigner « l’état dans lequel 5. Leonard Trelawney Hobhouse (1864-1929), philo-
sophe, sociologue et publiciste « libéral » proche du mou-
il aura réalisé son idéal de lui-même ». Bref, la vement syndical et travailliste. Professeur à Oxford puis à
liberté désigne un aboutissement ; comme Tho- Londres, il ne voyait pas d’antinomie entre collectivisme et
libéralisme politique. Il s’est montré critique de Hegel dans
mas Green l’écrit pour conclure, elle représente sa Théorie métaphysique de l’État (1918), premier tome d’une
« en un certain sens le but de l’effort moral ». tétralogie, Principes de sociologie, qui se poursuivra avec Le
Bien rationnel (1921), Éléments de justice sociale (1922) et Le
Il est difficile, de nos jours, de se rendre Développement social (1924), où il concilie l’épanouissement
compte à quel point cette analyse sema l’alarme individuel et le bien commun.
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argument historique. Je ne cite Green et Bosan- humain, de sorte que nous sommes libres si, et
quet que pour mieux étayer ce qui m’apparaît seulement si, nous parvenons à réaliser pareille
comme l’affirmation la plus importante de Ber- essence dans notre vie individuelle. Ce qui
lin ; car si j’entends apporter pareil soutien, c’est montre que l’on trouvera autant d’interpréta-
que Berlin me semble passer à côté de ce qui fait tions différentes de la liberté positive qu’il existe
la force de sa propre assertion. On s’en rend d’opinions distinctes sur le caractère moral de
facilement compte dans sa réplique à MacCal- l’humanité. Supposons, par exemple, que nous
lum, lorsque ce dernier affirme avec force que, souscrivions à la doctrine chrétienne, pour qui

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quels que soient les éléments constitutifs de la notre nature est religieuse par essence ; cela veut
liberté, ils se conforment tous à une seule et dire que nous n’atteindrons nos fins les plus éle-
même structure ternaire, dans la mesure où il vées que si nous consacrons notre vie à Dieu.
s’agit toujours d’être libre par rapport à toute On estimera alors, pour reprendre l’expression
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contrainte de faire ou de devenir quelque chose. de Thomas Cranmer 6, que le service de Dieu
Berlin se contente de répliquer – selon un rai- « représente la liberté parfaite ». Ou supposons
sonnement dont j’ai déjà montré qu’il est confus encore que nous faisons nôtre l’argument
– que certains arguments en faveur de la liberté d’Aristote qui veut que l’être humain soit un
traduisent une structure plus simplement double, animal politique, argument reformulé par Han-
puisqu’ils ne sont pas autre chose que des argu- nah Arendt 7 en théorie de la liberté. On esti-
ments en faveur de la libération. Il me semble mera alors, comme le soutient Arendt, que « la
que Berlin aurait mieux fait de rétorquer que la liberté… et la politique coïncident » et que « cette
conception positive de la liberté qu’il distingue à liberté s’éprouve avant tout dans l’action ».
bon droit ne saurait se conformer à la structure Face à de telles équivalences entre la liberté
ternaire que privilégient MacCallum et ses par- et certains modes de vie, comment MacCallum
tisans. Le raisonnement de Green et de Bosan- et ses partisans peuvent-ils espérer préserver leur
quet tourne autour d’une idée bien précise : la argument, selon lequel toute affirmation intelli-
liberté du sujet humain tient à ce qu’il est par- gible concernant la liberté doit nécessairement
venu à réaliser un certain idéal de lui-même. être une affirmation concernant l’absence de
Mais on ne parle plus là, dès lors, d’une situa- contrainte ? Pour autant que je sache, ils n’ont
tion où un sujet se trouve libre d’être ou de d’autre recours que de prétendre inintelligibles,
devenir quelque chose, comme l’exige l’analyse en tant qu’affirmations concernant la liberté, les
de MacCallum. Il s’agit plutôt d’une situation où arguments précités de Green et Bosanquet, et de
quelqu’un a réussi à devenir quelque chose. La déclarer que ces deux auteurs soit pèchent par
liberté n’est plus considérée comme absence de confusion, soit ne parlent pas de la même chose.
contrainte sur l’action ; elle est considérée Comme Berlin le souligne toutefois excellem-
comme un mode d’action d’un certain genre. ment, on n’a aucun mal à voir comment les néo-
On peut faire franchir à l’argument de Berlin
6. Thomas Cranmer (1489-1556), théologien, arche-
une étape supplémentaire dès lors que l’on vêque de Cantorbéry et protégé d’Henry VIII ; pionnier de
s’aperçoit de ce qui sous-tend ces théories de la l’anglicanisme et principal auteur de sa liturgie, il en fut aussi
un martyr.
liberté positive. Il s’agit là, tout simplement, de 7. « Entre passé et présent », trad. franç. dans La Crise
la croyance en une nature essentielle de l’être de la culture, Paris, Gallimard, 1962.
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hégéliens ont, en toute logique, pu croire que autrui de faire ce qu’autrement je pourrais faire ».
leur thèse portait sur la liberté. Leur raisonne- Je puis me trouver physiquement empêché de
ment est celui-ci : si, et seulement si, nous pour- telle manière qu’un acte dont je suis normale-
suivons vraiment le mode de vie qui nous ment capable devient impossible à accomplir.
permet le meilleur accomplissement de nous- Ou encore, je puis être soumis à un tel degré de
mêmes, alors nous surmonterons les contraintes coercition que l’acte est rendu « inéligible », pour
et obstacles qui prétendent nous empêcher de reprendre l’expression de Jeremy Bentham.
réaliser toutes nos potentialités et, partant, de Mais dans l’un comme l’autre cas, ma non-liberté

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réaliser notre idéal de nous-mêmes. C’est seule- provient de « l’immixtion délibérée d’autres êtres
ment en vivant ainsi notre vie que nous nous humains dans le domaine où je pourrais norma-
libérons de ces contraintes et que, en devenant lement agir ».
pleinement nous-mêmes, nous devenons pleine- La façon dont Berlin articule cette distinc-
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ment libres. tion rappelle singulièrement l’analyse de la liberté


d’agir qui est celle de Thomas Hobbes dans son
Comme l’indique le titre de cet article, Léviathan (1651). Hobbes compare la situation
Berlin se préoccupe avant tout d’opposer à cet de deux individus qui se trouvent dans l’impos-
idéal positif de la liberté ce qu’il désigne, après sibilité de quitter une chambre. L’un a le pouvoir
bien d’autres, comme la liberté négative. Par de le faire, mais a été « entravé par des murs, ou
liberté négative Berlin entend, nous l’avons des chaînes » et, par là même, privé de ce pou-
vu, l’absence de toute contrainte ; et pareille voir ; l’autre est tout simplement incapable de
contrainte doit à son tour, selon lui, s’entendre quitter la chambre, car il se trouve « cloué au lit
précisément comme un acte quelconque d’im- par la maladie ». Dans l’analyse de Hobbes, le
mixtion, de la part d’un quelconque agent exté- premier de ces individus est non-libre de sortir,
rieur, dans la capacité qu’a quelqu’un d’autre alors que le second n’est ni libre ni non-libre,
de s’engager dans « certains choix et activités ». mais tout simplement incapable. La raison en
De tels obstacles ou entraves n’ont aucun besoin est, explique Hobbes, que l’idée d’acte libre pos-
d’être intentionnels, car Berlin admet qu’ils peu- tule celle d’un choix délibéré entre plusieurs
vent aussi bien constituer le résultat de l’action possibilités. Or il n’y a aucun sens à délibérer si
d’autrui, plutôt que l’effet délibéré d’une telle l’on doit ou non accomplir un acte dont nous
action. Mais son affirmation de fond demeure savons déjà qu’il est au-delà de ce qui nous est
que l’absence qui marque la présence effective possible.
de la liberté doit toujours être absence d’immixtion. Confrontons maintenant cette position avec
Une telle conception a beau être familière, celle, aujourd’hui dominante, selon laquelle il
elle n’en reste pas moins difficile à énoncer avec nous faut distinguer entre possession de pure
précision. Il vaut la peine de remarquer à cet forme et possession effective de la liberté néga-
égard que la façon dont Berlin la formule prend tive. Dans l’un des exemples qu’il fournit pour
en compte une condition restrictive que des distinguer l’absence de liberté par rapport à l’in-
exposés plus récents omettent souvent, alors capacité, Berlin évoque le cas d’un individu
même qu’elle s’avère précieuse. Berlin ajoute en incapable de lire puisqu’il est aveugle. Si nous
effet que je suis non-libre « si je suis empêché par appliquons la distinction entre liberté de pure
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forme et liberté effective, nous en venons à


considérer que l’aveugle est, dans la forme, libre Lorsqu’il introduit pour la première fois sa
de lire, puisque personne n’est là pour l’empê- conception de la liberté négative, Berlin observe
cher d’entreprendre une telle action. Mais il n’y à juste titre que « c’est bien là ce que la philoso-
a pas liberté effective, puisque l’individu n’est phie politique classique anglaise entendait » par
pas en mesure de faire usage de sa liberté de liberté, et il nous renvoie nommément à la défi-
pure forme. nition que donne Hobbes dans son Léviathan.
La démarche hobbesienne de Berlin nous Mais, ce faisant, il passe à côté du caractère féro-

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permet de constater que ce type d’analyse cement polémique de l’analyse de Hobbes.
débouche au mieux sur la confusion et, au pire, Lorsque Hobbes annonce, en des termes dont
sur une caricature de la liberté. On peut faire à Berlin se fait l’écho, que notre liberté ne consiste
cet égard deux remarques opposées. La pre- en rien d’autre que l’absence d’empêchement
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mière est que, si l’on s’en tient à ce que dit extérieur, il s’efforce dans le même temps de dis-
Berlin, l’aveugle n’est, ni dans la forme ni dans créditer et de supplanter une conception rivale
les faits, libre de lire. Comme le souligne Berlin, et fort opposée de la liberté négative. Cette théo-
je ne suis libre que si je suis en mesure d’exercer rie concurrente avait pris de l’importance dans
une capacité – pour autant que je le veuille – le débat public qui occupa l’Angleterre pendant
sans subir de contrainte. Mais l’aveugle, lui, se les premières décennies du XVIIe siècle, et Hobbes
trouve dans la situation où il est incapable la jugeait à la fois extrêmement dangereuse et
d’exercer la faculté de lire, quelles que soient les d’une confusion sans remède.
circonstances. En revanche, et toujours si l’on Afin de bien mettre en relief l’importance de
suit Berlin, l’aveugle n’est non-libre de lire ni la critique hobbesienne, je ne puis faire mieux
dans la forme ni dans les faits. Être non-libre, que de tenter de répondre à une question soule-
c’est avoir été rendu incapable d’exercer l’une vée par Berlin dans son introduction à l’édition
des facultés qui sont les miennes. Or on ne peut révisée de son Deux concepts de liberté. La ques-
pas dire que l’aveugle ait été dépossédé de la tion qu’il se pose est celle de savoir quand fut
sorte : il ne se trouve tout simplement pas en pour la première fois explicitement énoncée
possession de la faculté voulue. l’idée selon laquelle la liberté n’est rien d’autre
Bien que l’analyse que fait Berlin de la liberté que la non-immixtion, et ce qui a amené cette
négative s’avère d’une acuité et d’une valeur idée à occuper la position prépondérante qui est
exceptionnelles, son champ d’application me aujourd’hui la sienne. Pour ma part, je répon-
semble néanmoins souffrir de sérieuses limita- drais par deux remarques. D’une part, il est très
tions. Cette faiblesse, en outre, l’analyse de difficile de trouver un développement explicite
Berlin la partage avec presque tous les autres de cette conception qui soit antérieur à celui du
développements de la théorie de la liberté néga- Léviathan. D’autre part, Hobbes a été amené à
tive que j’ai pu rencontrer. Cela étant, j’estime formuler l’idée de non-immixtion par le senti-
qu’il vaut la peine de préciser la nature de cette ment qu’il fallait répliquer aux « gentilshommes
faiblesse et d’y remédier. Telle est la tâche à démocratiques » (comme il les appelait) qui
laquelle nous allons nous atteler dans les pages avaient déployé leur propre théorie, fort diffé-
qui suivent. rente, afin de promouvoir la cause du Parlement
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contre la Couronne et de légitimer l’exécution moins solide et moins assurée. Ils soutiennent
du roi Charles Ier en 1649 8. que le simple fait de savoir que nous vivons sous
C’est la remise en cause contre-révolution- un pouvoir arbitraire – pouvoir capable d’entra-
naire de Hobbes qui devait l’emporter. Pour ver notre activité sans avoir à considérer notre
reprendre la généalogie de Berlin lui-même, on intérêt – limite à lui tout seul notre liberté.
voit cette position successivement reprise à leur Savoir que nous sommes libres de faire ou de
compte par David Hume, Jeremy Bentham, dans nous abstenir pour la seule raison que quelqu’un
une certaine mesure par John Stuart Mill et beau- a choisi de ne pas nous en empêcher, voilà ce

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coup plus près de nous (aurait pu ajouter Berlin) qui nous réduit à la servitude.
par Henry Sidgwick 9. Cette grande tradition de Ce courant de pensée semble avoir trouvé
l’utilitarisme classique aura magistralement réussi son inspiration immédiate dans bon nombre de
à occuper l’intégralité du champ conceptuel, traités médiévaux de droit coutumier (common
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parvenant ainsi à écarter toute interprétation law) et, surtout, chez Bracton et Littleton 10.
concurrente comme étant soit pernicieuse, soit Mais l’aspect le plus frappant de tous ces débats
confuse. L’ampleur de cette victoire idéolo- (et bien que les juristes de common law aient fait
gique, tant sur le fond que dans le temps, a eu de leur mieux pour ignorer la chose), c’est que
pour effet de reléguer quasiment hors du champ les auteurs de ces traités doivent l’intégralité de
de réflexion l’autre conception de la liberté leur phraséologie aux analyses de la liberté et de
négative que Hobbes s’était le premier employé la servitude développées dans le Digeste 11 du
à discréditer. Je voudrais donc maintenant tenter droit romain. Celui-ci nous montre d’abord que
de la faire revenir sur le devant de la scène. « la division fondamentale qui marque le droit
Comme je l’ai indiqué, la théorie à laquelle des personnes est celle qui fait que tout homme
s’en prend Hobbes sera venue au premier plan ou femme est soit libre, soit esclave ». Il nous est
de la réflexion politique de langue anglaise lors
8. Charles Ier fut condamné à mort par le Parlement
des dissensions qui ont opposé Couronne et Par- et exécuté en 1649, lorsque fut proclamée la République
lement dans la Grande-Bretagne du XVIIe siècle. (« Commonwealth ») avec Cromwell à sa tête. Deux ans plus
tard, Hobbes publiait son Léviathan puis regagnait Londres
Ceux qui s’en prenaient à la prérogative royale après onze ans d’exil à Paris auprès de Mersenne. (N.d.T.)
commencèrent à faire valoir que, dans la mesure 9. Henry Sidgwick (1838-1900), moraliste anglais, pro-
fesseur à Cambridge, actif dans les milieux féministes et phi-
où ils étaient contraints de vivre sous la dépen- lanthropiques. Son maître ouvrage, Méthodes de l’éthique, parut
dance du pouvoir royal et obligés, par consé- en 1874. Ces « méthodes » ne sont autres que l’égoïsme, l’uti-
litarisme et l’intuitionnisme ; d’après lui, tout acte peut se
quent, de s’en remettre à son bon vouloir justifier rationnellement dans la mesure où l’on peut démon-
s’agissant du maintien de leurs droits et libertés, trer qu’il contribue au bien-être de son auteur. (N.d.T.)
10. Henry de Bratton ou « Bracton » ( ?-1268), ecclé-
ils se trouvaient en état de servitude. Autrement siastique et juriste anglais, auteur du premier traité raisonné
dit, ils mettaient l’accent sur le fait que la liberté de droit anglais. Sir Thomas Littleton (vers 1407-1481),
juriste anglais, célèbre pour son traité sur le droit de pro-
se trouve restreinte non seulement par l’immix- priété ; premier à s’écarter du droit romain, l’ouvrage
tion effective ou la menace de celle-ci, mais aussi influença les colons d’Amérique jusqu’après la Déclaration
d’Indépendance. (N.d.T.)
du simple fait de savoir que l’on dépend du bon 11. Plus connu en français sous le nom de Pandectes, le
vouloir d’autrui. Ces auteurs ne font pas valoir Digeste est, après le Codex constitutionum, l’une des quatre
« compilations » par lesquelles l’empereur Justinien (483-565)
le plus évident, c’est-à-dire que la possibilité rassembla les divers éléments du droit romain en un corpus
d’une immixtion arbitraire rend notre liberté ordonné, cohérent et complet. (N.d.T.)
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ensuite fourni une définition de pure forme de droits civiques. Les partisans du Parlement fai-
l’esclavage : « L’esclavage est une institution du saient valoir l’argument contraire suivant : si la
droit des gens par laquelle quelqu’un se trouve, Couronne est dépositaire de telles prérogatives,
contre nature, soumis à la domination de quel- cela revient à dire que nous détenons nos biens et
qu’un d’autre. » À partir de quoi l’on est censé nos libertés individuelles non « de droit », mais
tirer une définition de la liberté individuelle. Si « de grâce », puisque la Couronne peut nous reti-
tout un chacun, dans un groupement civil, est rer ces biens et libertés sans commettre d’injus-
soit libre soit esclave, alors le citoyen libre doit tice et à tout moment.

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être celui qui ne se trouve sous la domination de C’est la conception des droits tirée de cette
personne d’autre, mais qui, au contraire, est façon d’envisager la prérogative royale qui
capable d’agir de son propre chef. inquiétait ces esprits critiques. Affirmer que nos
À l’époque où ces distinctions se sont trou- libertés élémentaires sont susceptibles de nous
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vées définitivement consacrées par le Codex de être retirées en toute impunité, cela revient à
Justinien, elles étaient déjà monnaie courante dire qu’elles n’ont pas le statut de droits et qu’il
dans la pensée politique romaine, et ce depuis s’agit donc de simples licences ou privilèges.
quelques générations. Elles avaient été popula- C’est cette idée qui a amené ces critiques à relire
risées surtout par la succession de grands histo- Bracton, et même Tite-Live et Tacite. Accepter
riens – Salluste, Tite-Live et Tacite – pour qui que nous détenions nos libertés à discrétion,
les origines de la subversion et de l’effondrement avançaient-ils, c’est accepter que nous vivions
de la constitution républicaine remontaient jus- dans la dépendance du bon vouloir du roi. Mais
qu’à l’état de servitude du principat 12. On peut admettre que nous vivons en pareil état de
se tourner vers n’importe lequel de ces auteurs, dépendance, c’est admettre que nous vivons non
on verra répéter à chaque fois qu’être en posses- en citoyens libres, mais dans la servitude. Le
sion de sa liberté signifie, comme le dit Tite-Live, simple fait de savoir que la Couronne détient
« avoir l’empire de soi », et ne pas être obligé de de telles prérogatives est ce qui nous réduit à la
vivre à la merci d’autrui quel qu’il soit. servitude.
C’est précisément cette conception de la Le moment vint, en 1642, où ces arguments
liberté politique que bon nombre de porte- finirent par provoquer une crise fatale. Lorsque,
parole du Parlement anglais commencèrent à
développer pour s’en prendre à la Couronne 12. Le principat fut institué à Rome par Octave Auguste
en 27 av. J.-C. et sa fin correspondit à celle de la Pax romana
dans les premières décennies du XVIIe siècle 13. en 284 apr. J.-C. (N.d.T.)
Ils protestaient en partie contre ce qui leur appa- 13. Le XVIIe siècle aura été marqué en Angleterre par
l’affrontement entre la Couronne et le Parlement, sur fond de
raissait comme des violations flagrantes de leurs conflit entre catholicisme et protestantisme. Pour régler la
droits fondamentaux. Mais ils s’élevaient aussi dette de guerre d’Elizabeth Ire et financer un nouveau conflit
avec l’Espagne, Charles Ier chercha par tous les moyens à
contre ce qu’ils considéraient comme une réaffirmer les privilèges royaux et à contourner les préroga-
atteinte plus profonde à la liberté. Ce qui les tives du Parlement en matière de fiscalité et d’octroi de mono-
poles. Il était influencé par le catholicisme de son épouse,
effrayait, c’était le principe qui leur apparaissait Henriette « d’Angleterre » (Bossuet), fille d’Henri IV et de
comme le fondement de la prérogative royale, à Marie de Médicis, alors que le Parlement était dominé par les
puritains. Le conflit ne sera finalement résolu qu’avec la
savoir que, en cas de besoin, la Couronne dis- révolution de 1688 et la victoire du Parlement comme du
posait à discrétion du pouvoir d’outrepasser les protestantisme. (N.d.T.)
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au début de février, la Chambre des communes sant la charge royale confirma que la monarchie
présenta une proposition visant à s’attribuer la est « dangereuse pour la liberté, la sûreté et l’in-
tutelle de la Milice 14, Charles Ier fit savoir sans térêt public du peuple », ajoutant qu’en Angle-
ambages qu’il mettrait son veto à toute législa- terre la prérogative royale a eu pour effet
tion de ce genre en faisant usage de sa préro- « d’opprimer, d’appauvrir et d’asservir le sujet ».
gative dite de « voix négative ». Le Parlement Cette analyse néo-romaine de ce que signifie
franchit alors un pas véritablement révolution- la possession de la liberté s’accompagnait d’une
naire en affirmant que, tout au moins en temps conception bien particulière des relations entre

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de crise, il doit détenir le droit de légiférer même la liberté du citoyen et la constitution de l’État.
en l’absence de l’assentiment royal. La raison en Cette conception reposait sur l’idée que la liberté
est, comme le proclamèrent alors bon nombre de est restreinte par la dépendance. Par conséquent,
porte-parole du Parlement, que faute de ce droit être libre en tant que citoyen exige que l’action
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de légiférer la nation ne peut que tomber dans la de l’État reflète la volonté de l’ensemble des
servitude. On doit à Henry Parker 15 l’exposé le citoyens, sans quoi les exclus vont rester dépen-
plus influent des arguments du Parlement, dans dants de ceux dont la volonté détermine l’action
ses Observations de juillet 1642. Si la Couronne de l’État. Il ressort de tout cela qu’il nous est
peut s’opposer à toute législation par le biais de possible de jouir de notre liberté individuelle si,
la voix négative, voilà qui réduit le Parlement à et seulement si, il nous est donné de vivre en
l’état de dépendance par rapport à la volonté tant que citoyens d’une république qui se gou-
royale. Mais, poursuit Parker, si l’on permet au verne elle-même. Vivre en tant que sujet d’un
roi d’« être le Juge unique et souverainement monarque, c’est vivre en esclave. Tout cela revêt
compétent en cette affaire, nous remettons tout une importance capitale tant pour la révolution
entre ses mains, nous donnons notre vie, notre anglaise du XVIIe siècle que pour les révolutions
liberté, nos Lois, nos Parlements, tout cela pour américaine et française un siècle plus tard.
être tenu à discrétion » et nous nous condamnons On aurait tort d’insinuer qu’Isaiah Berlin n’a
donc à l’esclavage. pas su reconnaître l’existence de ce courant de
Parker ne fut pas le premier à avancer ce pensée. Certes, il ne l’aborde jamais avec toute
point de vue, mais ses Observations en fourni- l’attention au contexte historique particulier qu’il
rent l’exposé le mieux assuré, contribuant ainsi à porte aux deux autres traditions sur lesquelles il
lui donner une place centrale dans les arguments se penche ; il ne distingue non plus aucun pen-
échangés au cours de la guerre civile qui suivit. seur ou mouvement particuliers que l’on puisse
Nous retrouvons ce même argument dans l’appel associer à cette doctrine à part. Toutefois, étant
aux armes lancé par le Parlement en août 1642,
et de nouveau à la suite de la victoire lorsqu’il 14. Charles Ier voulait pouvoir lever des troupes (la
« Milice ») pour mater les rébellions occasionnées en Écosse
servit à justifier non seulement le régicide, mais et en Irlande par sa politique fiscale et religieuse. Craignant
aussi l’abolition de la monarchie en 1649. Le que le souverain tourne ensuite l’armée contre lui, le Parle-
ment voulut s’en adjuger la tutelle. Le refus du roi fut à l’ori-
chef d’accusation dont Charles Ier eut à se gine de la guerre civile. (N.d.T.)
défendre lors de son procès fut d’avoir gouverné 15. « Observations sur certaines des dernières Réponses
et Déclarations de Sa Majesté », l’un des opuscules d’Henry
selon l’arbitraire de son bon vouloir, et donc à la Parker, publiciste puritain, défenseur des libertés et du
manière d’un tyran. La loi de mars 1649 abolis- Parlement. (N.d.T.)
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Un troisième concept
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donné qu’il réfléchissait sur la liberté au moment d’autrui a, par lui-même, pour effet de res-
où le débat sur la décolonisation avait atteint son treindre nos possibilités de choix et, par là, limite
apogée, il aurait été difficile à Berlin de ne pas donc notre liberté. Cette situation a pour effet, à
remarquer que les pays, autant que les individus, son tour, de nous disposer à faire et à éviter cer-
se déclarent parfois non-libres lorsqu’ils sont tains choix, ce qui revient donc à placer des
condamnés à la dépendance sociale ou politique. contraintes manifestes à notre liberté d’action –
À la fin de son essai, il consacre une très large et ce, même s’il se trouve que ceux qui nous gou-
part de son attention à ce qu’il décrit comme « la vernent n’interviennent jamais dans notre acti-

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recherche de statut » qui découle d’une telle vité, ou encore s’ils ne donnent pas le moindre
situation, et il se pose explicitement la question signe de menace d’immixtion dans celle-ci.
de savoir s’il ne serait pas « naturel ou désirable
de voir dans l’exigence de reconnaissance et de L’examen approfondi de cet argument a
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statut une exigence de liberté dans ce qui pour- constitué la préoccupation majeure des histo-
rait être une troisième acception du terme ». riens classiques cités plus haut. Tacite, en parti-
Ayant soulevé la question, toutefois, Berlin culier, évoque avec un mélange inoubliable de
répond avec assurance qu’il est logiquement douleur et de mépris l’incidence que peut avoir
impossible de prendre en considération un sur le psychisme le fait de vivre sous la tyrannie.
tel troisième concept de liberté. Considérer la Si l’on se trouve soumis à un pouvoir sans
dépendance comme un manque de liberté, frein, on s’aperçoit d’abord qu’il y a bien des
avance-t-il, reviendrait à confondre la liberté choses que l’on n’est libre ni de faire ni de dire.
avec d’autres notions d’une manière qui serait Surtout, il convient de s’assurer que l’on évite
tout à la fois trompeuse et erronée. En énonçant de dire ou de faire quoi que ce soit que les gou-
les motifs qui le poussent à pareille conclusion, vernants puissent interpréter comme un acte
Berlin en vient à formuler son argument le plus de défi, d’émulation ou de reproche. On s’aper-
général concernant le concept de liberté. Il met çoit pareillement que manque la liberté de
l’accent sur une vérité qui s’applique non seule- s’abstenir de dire ou de faire certaines choses.
ment à tout exposé logique de la liberté néga- Quand les gouvernants demandent un avis ou
tive, mais aussi à toute notion de liberté quelle un commentaire sur leur façon d’agir, on se
qu’elle soit, à savoir qu’un tel exposé, une telle trouve contraint d’approuver les politiques qu’ils
notion doivent incorporer, au minimum sinon ont déjà décidé de mettre en œuvre, quelles
en totalité, l’idée d’absence d’immixtion. Si l’on qu’elles puissent être. Mais encore beaucoup plus
doit parler de contraintes à notre liberté, il nous sérieux est le dommage psychologique à long
faut être en mesure de distinguer quelque entrave terme qui découle de pareilles formes d’auto-
manifeste qui a pour but ou conséquence de censure. Comme Tacite le souligne amèrement,
nous empêcher d’exercer notre pouvoir. la servitude engendre inévitablement la servilité.
C’est pourtant précisément cette proposition Lorsqu’on empêche un pays tout entier d’exercer
que rejettent les auteurs révolutionnaires anglais ses talents et ses vertus les plus élevés, ceux-ci
que nous venons d’évoquer. Selon l’argument de vont commencer à s’atrophier et la population
fond qui est le leur, le simple fait d’être conscient va s’enfoncer progressivement dans un état
de vivre dans la dépendance du bon vouloir pitoyable de torpeur et d’apathie.
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Un troisième concept
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Cette analyse pourrait bien être celle dont Lorsque le Congrès adopta la Déclaration de
l’influence s’avéra la plus formatrice sur les gen- Thomas Jefferson en juillet 1776, on décida – est-
tilshommes démocratiques qui s’élevèrent contre il besoin de le rappeler – de la nommer Déclara-
le gouvernement de Charles Ier et mirent en tion d’indépendance. Mais nous attardons-nous
place la République britannique, la première du jamais sur ce dernier terme autant qu’il convien-
genre et la seule. Pour le moment. Ces gentils- drait ? Indépendance vis-à-vis de quoi ? – Mais,
hommes avaient aussi en partage ce souci pro- du fait de vivre sous la dépendance du pouvoir
fond des dangers suscités par le fait que des arbitraire de la Couronne britannique. Et qu’est-

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gouvernants sans contrepoids se retrouvent inévi- ce qui a pu faire croire au Congrès que ce désir
tablement entourés de flatteurs serviles, et sans d’indépendance pouvait justifier la révolution ? –
grande chance d’entendre des conseils francs et Mais, le fait que ses membres admettaient le
sincères. Comme ce fut le cas pour les historiens point de vue classique selon lequel, si l’on
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classiques, toutefois, leur grand motif d’inquié- dépend du bon vouloir d’autrui pour le maintien
tude tenait à ce que, sous de tels gouvernants, il de ses droits, il s’ensuit – même si vos droits sont
ne se trouve personne pour accomplir ces actes effectivement maintenus – que l’on vit dans la
qui requièrent le souci du bien public ou des qua- servitude.
lités de courage et de grandeur d’âme. Aura man- Étant donné notre situation actuelle, il
qué à ces gentilshommes, dans un premier temps, est regrettable que cette façon de concevoir
le vocabulaire dans lequel formuler l’aperçu de la liberté soit devenue si largement discréditée.
Tacite, mais ils finirent par populariser, progres- On nous exhorte de nouveau à admettre que,
sivement, un ensemble de néologismes qui leur dans des circonstances exceptionnelles, les
permit de désigner sans ambages la perte de libertés civiques doivent le céder à la sécurité
vitalité, de courage et de grandeur d’âme qu’en- du pays. On nous exhorte, autrement dit, à
traîne la tyrannie. Comme ils le dirent eux- reconnaître que nos libertés sont à considérer
mêmes, cette triple perte finit par se traduire à non comme des droits, mais comme suspendues
l’échelon individuel, chacun se retrouvant à la bonne grâce de nos gouvernants, et qu’il
dépourvu d’énergie, découragé et démoralisé. appartient à ces derniers de nous dire ce qu’il
Pareille analyse a beau ne pas manquer de faut entendre par circonstances exceptionnelles.
puissance, la pensée politique de notre temps l’a Ces arguments nous sont naturellement présen-
négligée dans une large part. L’idée de Berlin, tés sous le couvert de la liberté et de la démo-
selon laquelle la liberté négative doit s’entendre cratie. Mais on ferait bien de se rappeler que,
comme absence d’immixtion, demeure l’ortho- pour les Pères fondateurs de la République amé-
doxie, et nulle part de façon plus marquante ricaine comme pour les gentilshommes démo-
qu’en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Or il cratiques qui les ont tant influencés, parler ainsi
y a là bien de l’ironie, particulièrement dans le c’est parler le langage de la tyrannie.
cas des États-Unis puisque ce pays doit sa créa-
tion à la théorie rivale selon laquelle la liberté Quentin Skinner.
négative tient à l’absence de dépendance. Traduit de l’anglais par Thierry Naudin.

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