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DOSSIER

L’antre du malin
ou la part du diable
l n’y a de Bibliotheca que de la Bible, comme l’atteste l’usage courant du terme
I tout au long du Moyen Âge. Même dépourvue de l’adjectif sacra que lui adjoint
saint Jérôme, le mot bibliotheca désigne les seuls livres de la Bible. Pourquoi dès lors
accumuler les livres de l’erreur volubile, de la perdition perverse que l’esprit humain,
réduit à lui-même, laisse librement proliférer ? N’est-ce pas vouloir ajouter à ce qui fut,
dès l’origine, totalement dit ? L’apôtre lui-même déclare inutile l’accumulation des signes de
la Révélation. Ils sont par définition inépuisables et témoignent de l’infinie puissance de Dieu.
En faire recension serait s’égaler à Dieu. Pire, prétendre en faire le tour ne serait-ce pas limiter
l’infinie possibilité qu’a Dieu de se signifier : « Il y a encore bien d’autres choses que Jésus a faites
mais si on les écrivait une à une, je ne pense pas que le monde puisse contenir les livres qu’on
écrirait 1 » (Jn 21, 25).
Timeo hominem unius libri : je nations de sa situation. Il suffit donc
crains l’homme d’un seul livre ! Mais de la redire, recopier, imiter, pour y
pourquoi s’en méfier si ce livre est découvrir sans cesse le sens commun
le Livre. N’est-il pas un livre de Vrai ? de nos existences fragmentaires et y
Le Livre qui, de par sa transcendance trouver conseil absolu pour accom-
Robert Damien avérée, contient tous les livres et les plir nos fins : la Voix autant que la
invalide tous en dictant à chacun ce Voie de l’Universel, atteintes l’une
Université de Franche-Comté qui est écrit dans son âme et qu’il suf- et l’autre par-delà les bavardages
r.damien@wanadoo.fr fit d’écouter pour devenir conforme éperdus de l’être trop humain qui
à son être ? À quoi bon obéir à d’autres s’enferme dans les conseils pluriels,
paroles,suivre d’autres conseils ? Tous concurrents car issus de discours
sont vociférations volubiles de l’ange finis et incertains : ils lui interdisent
déchu. par définition d’atteindre l’universa-
En contenant en son sein la Bible lité de ses fins et l’enferment dans le
comme un livre parmi d’autres, la fini.
Bibliothèque dénie à la Bible son ca-
ractère sacré de texte unique et total
où la parole universelle fut dite une L’Église médiatrice
fois et doit être infiniment répétée
dans sa vérité plénière. Elle seule de- L’une et l’autre peuvent d’ailleurs
meure, toujours et partout, éternelle- (et doivent) être éclaircies par l’auto-
ment valable, compréhensible par rité accréditée d’une Église catho-
tout humain, quelles que soient les lique. Elle seule permet de nous dé-
limites de son esprit comme les parti- posséder de nos partielles opinions
1. Toutes les citations de la Bible sont extraites de
l’édition : La Bible, Gallimard, 1971 (Bibliothèque cularités de son langage, les handi- pour nous reconduire intégralement
de la Pléiade, no 226). caps de sa naissance ou les détermi- à l’universelle vérité. « Un eunuque

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tement humains sont nuisibles et


Professeur à l’université de Franche-Comté, inutiles, les livres profanes qu’ils gé-
Robert Damien est également directeur du Références bibliques
laboratoire d’études philosophiques sur les nèrent sont les reliquats fallacieux
Ac Actes des Apôtres*
logiques de l’agir (EA 2274) et directeur du GDR- et dérisoires d’un homme enfermé
CNRS Conflits et confiances dans les philosophies 1 Co Première Épître de Paul
aux Corinthiens dans ses déterminations et par nature
du XXe siècle (GDR 2226). Il est aussi rédacteur en
chef de la revue Cités (Puf). Parmi les ouvrages 2 Co Seconde Épître de Paul peccamineux. Recueillir ses vertiges
aux Corinthiens
qu’il a écrits, citons Bibliothèque et État (Puf, insanes,c’est vouloir échapper à cette
1995), La grâce de l’auteur, essai sur la Ep Épître de Paul aux Éphésiens
direction biblique, toute spirituelle-
bibliothèque publique (Encre marine, 2002), et, Ga Épître de Paul aux Galates
en collaboration, Faut-il brûler Régis Debray ? Jc Épître de Jacques
ment et collectivement indiquée pour
(Champ Vallon, 1999). Le conseiller du Prince, Jn Évangile selon Jean le Peuple de Dieu. C’est chercher
de Machiavel à nos jours : genèse d’une matrice ailleurs un conseil de l’universel et se
démocratique (Puf) vient de paraître. Lc Évangile selon Luc
Mt Évangile selon Matthieu condamner à la perdition : une li-
2P Seconde Épître à Pierre berté aveugle qui trahit ses finalités
Qo Qohélet (L’Ecclésiaste) délivrées par Dieu dans le Livre. En
éthiopien, haut fonctionnaire de la délaissant cette matrice première,elle
* Exemple de lecture des références bi-
reine Candace d’Éthiopie et surin- bliques : Ac 8, 27 se lit Actes des Apôtres, s’interdit d’accoucher de sa pléni-
tendant du Trésor, venant de se pros- chapitre 8, verset 27. tude future.Sans la lecture du Livre et
terner à Jérusalem, s’en retournait, sans l’aide d’une Église qui la guide,
assis sur son char et lisant le pro- elle s’ignore elle-même et ne peut dé-
phète Isaïe. L’Esprit dit à Philippe : mais un Esprit de Dieu pour savoir couvrir les germes de son humanité
Approche et rejoins ce char. Philippe les dons que Dieu nous a accordés » promise.
accourut et l’entendit qui lisait le (1 Co 2, 11-12).
prophète Isaïe ; il lui dit : Est-ce que Dépositaire exclusif d’une vulgate
tu comprends ce que tu lis ? Il dit : qui nous permet seule de savoir lire La méditation lectorale
Comment le pourrais-je, en effet, si « l’indéchiffrable richesse du Christ », de la Bible
quelqu’un ne me guide ? Et il pria l’Église est médiatrice du sens de nos
Philippe de monter s’asseoir avec existences limitées : « mettre en lu- Il s’agira d’ailleurs plus d’entendre
lui » (Ac 8, 27-31). mière la gestion de ce mystère caché le Verbe chanté par l’Institution ec-
Présence d’une Parole, le Texte est depuis les âges en Dieu le créateur clésiale, que de lire directement le
parole sans Présence puisque le do- de tout », « faire connaître par texte, l’audition étant supérieure à la
nateur s’est retiré de son don et ne l’Église […] la si diverse sagesse de vue pour saisir les intentions harmo-
peut répondre. L’Écriture requiert le Dieu selon le dessein éternel qu’il niques du Créateur et s’en imprégner
commentaire car Dieu qui n’est plus a formé » (Ep 3, 8-10). Grâce à la musicalement afin de bien agir.La lec-
là ne répond que par le Livre dans médiation herméneutique de l’Église ture biblique est la lecture acoustique,
lequel il a tout dit. L’Église est là pour apostolique, ainsi serons-nous à comme le rappelle Dom J. Leclercq.
attester de sa présence permanente même de comprendre,« avec tous les Le lecteur prononce les paroles sa-
dans un texte inépuisable pour nous saints, quelle est la largeur et la lon- crées pour les fixer en soi et se les re-
diriger et trouver sens final à notre fi- gueur, la hauteur et la profondeur mémorer afin d’en accomplir le saint
nitude incertaine et aveugle. Sa fonc- et à connaître cet au-delà de la conseil. Méditer, c’est lire le texte de
tion est justement de nous en délivrer connaissance qu’est l’amour du la Parole de Dieu, écouter sa voix,
l’exégèse,d’en interpréter la significa- Christ » (ibid. 18-19). l’apprendre « par cœur » au sens le
tion adaptée à toute situation, cir- La Bible nous fournit tous les élé- plus fort de cette expression, c’est-à-
constance, occasion, etc.Toutes ses ments du salut et les dispense égale- dire « avec tout son être : avec son
particularités sont infiniment réduc- ment à tous,une fois répudiées,grâce corps, puisque la bouche le pro-
tibles, sous l’apparence bariolée de à la lecture biblique, les propriétés nonce, avec la mémoire qui le fixe,
leur contingence, à l’unité de l’es- qui spécifient chacun. Chaque être avec l’intelligence qui en comprend
sence première, livrée dans le Texte, tendant à ériger son unicité en pri- le sens, avec la volonté qui désire le
inscrite dans l’ordre naturel de la créa- vilège abusif et abusé, seule la parole mettre en pratique ». Lectio et medi-
tion et déposée au cœur de l’homme. biblique peut être le creuset d’une tatio sont ruminatio, qui fait de la
« Quel homme sait en effet ce qu’il y identité commune face à la trans- lecture biblique une lecture priée.
a dans l’homme sinon l’esprit de cendance d’un Tout Autre qui les éga- La catholicité privilégiera l’écoute
l’homme qui est en lui ? Personne lise et les rassemble dans une unité collective, la cérémonie liturgique
non plus ne connaît ce qu’il y a en universelle, par-delà leurs différen- d’un rassemblement,le recueillement
Dieu sinon l’Esprit de Dieu. Et nous ciations désormais piteuses et heu- d’une prière commune sous la direc-
n’avons pas reçu l’esprit du monde reusement dépitées.Les moyens stric- tion du prêtre : « Car là où deux ou

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trois sont assemblés en mon nom, je Créateur. Elle doit être lectio divina de l’encre mais avec l’esprit du Dieu
suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20). qui me fait pénétrer le Sens, m’im- vivant et non sur des tablettes de
L’écoute rassemblée de la parole prègne de sa plénitude suave et m’au- pierre mais sur les tablettes de chair
transforme l’acte de dévotion lecto- torise alors à m’accorder à elle dans de vos cœurs » (2 Co 3, 2). Sa finalité
rale en présence attestée de Dieu. la prière pour m’adresser à Dieu ne peut être rapide information, con-
La lecture muette, solitaire, silen- comme le recommande Alcuin : sultation diversifiée de références,
cieuse semblera longtemps l’instru- « Ayez toujours entre vos mains un mais elle doit être contemplation pour
ment intérieur d’une conscience traité (opus) ou un opuscule (libel- une récompense dans la vie éter-
autonome qui questionne, dispute, lus) parce que dans les livres saints nelle. Donner d’autres fins, d’autres
délibère par elle-même du sens, c’est Dieu qui parle à l’homme, tan- objets,d’autres lieux à la lecture,c’est
bientôt interprète à son gré, rendant dis que dans la prière, c’est l’homme désacraliser cet acte fondateur. C’est,
inutile,voire réputant perverse la mé- qui parle à Dieu. » plus radicalement encore, subvertir
diation institutionnelle d’une Église La méditation lectorale de la Bi- l’ordre même du salut.Écoutons Alain
universelle. Promouvant un rapport bliotheca qu’est la Bible est le pre- de Lille qui, inquiet des développe-
direct avec Dieu, elle érige l’individu mier degré de la vie pieuse, le pre- ments d’une lecture consultative,pro-
en interlocuteur savant,elle flatte l’or- mier moment de la magnification de teste et condamne : « Quand tu auras
gueil de sa différence, réhabilitée l’âme.Par ce premier acte,le chrétien lu beaucoup de pages, choisis-en
dans sa volonté de comprendre par inaugure son Imitation du Christ. Lui une tout spécialement et rumine-la
soi seul le sens, désormais à la seule aussi s’était levé dans une synagogue en profondeur […], si tu as entamé
discrétion de son propre discerne- de Nazareth pour lire à haute voix un une lecture, ne la laisse pas au bout
ment et éloignée de toute commu- passage d’Isaïe (Lc 4, 16-20). La lec- d’un instant mais poursuis-la avec
nion collective, anticipation actuali- ture vraie est donc meditatio qui pré- constance, ne passe pas à une autre
sée du rassemblement universel de cède l’oratio. « Vous êtes cette lettre, comme si tu étais dégoûté […]. Les
la communauté humaine qu’est la écrite dans nos cœurs, connue et lue clercs de notre temps suivent l’école
Chrétienté. de tous les hommes et il est mani- de l’Antéchrist plutôt que celle du
Lire doit demeurer l’acte sacré qui feste que vous êtes une lettre du Christ […]. Ils collectent plutôt des
me donne à entendre la parole du Christ écrite par nos soins non avec écus (libras) qu’ils ne lisent les livres

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(libros), ils regardent plus volontiers qui, pénétrée, y perd son irréductible ter l’indignité indélébile des biblio-
Marthe que Marc […] Désormais, transcendance ? « Ne serait-il pas plus thèques ?
tout savoir est avili, toute lecture est utile à des religieux d’employer leur
engourdie, il n’est plus personne qui temps à la lecture et dans l’étude
lise des livres. » que de travailler ? », se demande La Bible, contrepoison
Rancé. « Les moines n’ont point esté des savoirs humains
destinés pour l’étude mais pour la
L’indignité indélébile pénitence […]. Leur condition est Celui qui cherche sa voie devra
des bibliothèques de pleurer et non pas d’instruire, et marcher non vers le savant mais vers
le dessein de Dieu en suscitant des le moine pour se diriger dans la voie
Lire, certes, est l’acte déterminant solitaires dans une Église n’a pas apostolique,recommande saint François
du chrétien. C’est par cet acte qu’il esté de former des docteurs mais des de Sales. La sagesse sera de s’appro-
écoute le conseil divin et se met au pénitents. » « Mes frères, ne soyez cher d’eux, qui ont choisi la voie la
service de Dieu : la lecture est litur- pas beaucoup à être des maîtres », plus sûre du salut ; que donc « malgré
gie, « service public de Dieu ». Mais comme le dit Jacques (Jc 3, 1). ses études encyclopédiques et sa for-
quoi lire, comment et où ? Questions De plus, cette connaissance sa- mation philosophique, il ait l’humi-
décisives qui soulignent le caractère vante de la Bible n’est-elle pas argu- lité d’interroger souvent des moines,
stratégique de la Bibliothèque, des ment pour une nouvelle échelle de même incultes, pour recevoir d’eux
livres qui y sont rassemblés. Dans valeurs : non plus la plénitude d’un avec joie des provisions spirituelles
quels buts le sont-ils ? Et dans ce ras- renoncement humilié mais la quan- sur la voie du salut ». Dieu ne de-
semblement, quels actes s’opèrent tité maximale d’un savoir mérité qui, mande aux hommes que l’hommage
et dans quel ordre de primauté doi- pour s’augmenter sans fin, ne s’inter- du cœur, non celui de l’esprit. Il n’a
vent-ils s’enchaîner ? Quelle insti- dit plus aucune référence et quête en transmis à Moïse que le minimum de
tution aura la charge de rendre ac- tout livre et en tout lieu, ses sources connaissance nécessaire aux fonde-
cessibles tous les livres ou certains et ses ressources ? Elles ne peuvent ments de la foi.Le Christ lui-même n’a
seulement ? Lisibles par tous et tou- qu’enorgueillir une intelligence qui pas vécu au milieu des académies et
jours, en certains lieux réservés, pour bientôt exaltera cette vérité non plus des lycées. Pour tout savoir, il suffit
des fins contrôlables et comment ? infuse mais diffuse. « L’étude tend un de savoir aimer Dieu.« De vouloir lire
On comprend alors pourquoi le sta- voile aux yeux des solitaires, qui pour la curiosité est une marque
tut de la bibliothèque et des lectures leur cache leur bassesse ou plutôt la que nous avons encore l’esprit léger
qu’elle autorise sera l’objet d’un vérité de leur profession, elle les rend […], la science n’est pas nécessaire
débat constant. La fonction du moine estimables à leur propre jugement et pour aymer Dieu. » Une telle lecture
appliquant les conseils évangéliques ensuite ils veulent l’estre […] à celuy est imprégnation pour le cœur et non
d’obéissance, de pauvreté, de chas- des autres »,rappellera le même Rancé pour l’esprit,pour édifier et non pour
teté était en jeu pour réaliser la fin dans son Traité de la sainteté et des étudier. Elle ne flattera donc pas l’avi-
même de l’Église militante, tendue devoirs monastiques. L’Église, face dité turbulente de la curiosité, « cette
vers la perfection rédemptrice. La au savoir de la Bible ou à la Bible du peste de la vie spirituelle »,disait saint
Bibliothèque et son usage mettent en savoir, affrontera toujours le même Vincent de Paul : « Si vous voulez être
question l’identité même de la reli- dilemme : l’homme est-il armé pour écoutés de Dieu en vos prières, écou-
gion du Livre, le sens de sa primauté savoir ou cette arme est-elle le signe tez Dieu en la lecture. » L’Écriture est
et la nécessité de sa présence salva- même de sa perdition ? Doit-on en an- la source sacrée du chrétien à quoi
trice au monde. nihiler l’orgueil jusqu’au dénuement toute lecture le doit faire retourner
Le « travail » du moine est-il lecture d’une ignorance accueillante à la pa- pour se (re)trouver.Cette lecture doit
de la Bible ou pénitence humiliée, role universelle ou, au contraire, en être méditation docile, toujours plus
lecture de la Bible seule ou accompa- contrôler le développement qui ex- intègre et plus pénétrante, plus ou-
gnée des Pères et éclairée par des ploite à bon escient une des données verte à l’advenue du sens, à l’avène-
commentateurs, lecture priante ou de la nature humaine, l’intelligence ment de l’éclaircie.« Le meilleur livre
savante,lecture inspirée ou lecture in- même de sa liberté qui y trouvera est celui qui disparaît le plus, la
formée et de quel savoir se peut-elle chance de rectifier sa catastrophique meilleure lecture est celle où le livre
garantir ? N’y a-t-il pas là risque de inauguration ? Validité et valeur des s’évapore. La Bible est ce livre. »
corruption par l’orgueil de l’intelli- études dans une bibliothèque diver- Aucune école chrétienne n’échap-
gence, volonté de saisir par des sifiée et ouverte ou nécessaire reléga- pera à cette définition scripturaire
moyens immanents le sens du monde tion du savoir dans le silence d’une de la lecture. Seule la Bible éclairée
créé, connaître intellectuellement les « lectio divina » ? La primauté de la par l’Église universelle peut être une
traces et les graphes de la création Bible n’implique-t-elle pas de décré- étude du bien lire pour bien prier et

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pénétrer le conseil sacré. Elle est le La Bibliothèque, métaphore effrayante d’une trans-
meilleur contrepoison du développe- symbole de la perdition gression.Celui qui lit sans prier quitte
ment impie des savoirs humains ras- son lieu, s’évade hors de sa place,
semblés dans la bibliothèque profane On perçoit la dangerosité du sa- coupe les liens et vagabonde dans le
et prosaïque. Celle-ci, par son rassem- voir bibliothécaire. Il recèle l’exalta- chaos. N’étant plus relié à rien d’as-
blement systématique, ne vise-t-elle tion de l’ego intellectuel, la revendi- suré,il est livré aux errances du désir,
pas à supprimer la différence de sta- cation d’une nouvelle hiérarchie du aux éruptions du corps. Symbole
tut et de nature entre le Livre et les mérite. Il suscite instabilité, novation, d’une exclusion inquiétante,l’homme
livres ? Comment marquer l’écart mobilité hors du lieu par Dieu dé- de la bibliothèque n’est plus de ce
transcendant, si on égalise les textes volu. « Demeure dans ta cellule et monde mais « en étrange pays dans
en y cherchant la même chose dissé- elle t’apprendra tout. » La méditation son pays lui-même ». N’étant plus
minée également dans des textes di- lectorale est le lieu du paradis ter- ici, ni vraiment d’ici, il perd toute at-
vers qu’un même acte discriminant restre, le silence monacal est le lit, un tache, cultive l’ailleurs, l’étrange, l’an-
analyse et critique ? Comment dif- lectulus où l’âme se peut détacher tipodique, l’insensé dans un monde
férencier la parole et le langage, le des volubiles discours et se laisser en- à l’envers. S’il n’est plus chrétien,
dicitur qui marque la Vérité et le legi- vahir par le Livre. Indépendant des il n’est plus paganus, celui qui est
tur qui cite un emprunt profane ? conflits et controverses du savoir hu- du pays, du culte des gens d’ici. Il
Comment distinguer la prière et le sa- main dont témoigne la babélienne bi- n’est nulle part, de nulle part, extrait
voir, la foi et la raison, l’explication bliothèque, c’est dans ce lieu isolé, de tout lien, abstrait, diabolique, sin-
qui, à l’infini, décompose et la com- fixe,proche d’une Jérusalem terrestre gulier et bientôt idiot. Exilé dans le
préhension qui, méditant les voces que la Parole sainte peut pénétrer monde entier, à quelle condition
paginarum, entend la Parole et re- l’âme du lecteur. pourra-t-il devenir un parfait,rené par
connaît la voie conseillée ? Comment Au contraire, le lecteur dans une son lien avec le souffle sacré de la
séparer l’Église militante et la société bibliothèque est un voyageur à tra- création et relié aux autres qui en
laïque ? vers la multitude des livres concur- dépendent et y trouvent leur place
rents. Ce voyage bibliothécaire est la dans l’ordre ?

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La philosophie pourra-t-elle le faire la satanique dissolution du monde duire, la négation du conseil contem-
échapper à cette perdition dans le créé. À l’ordre stable de l’essence platif de l’Éternel ? Les livres, séparés
dédale des mille sources bibliothé- succède le désordre in-forme,propre- du Livre où sont déposés les prin-
caires ? Oui,mais à la condition de ré- ment monstrueux, du singulier. Pire, cipes de l’intelligibilité créatrice,sym-
cuser la caverne bibliothécaire de la ce verbe magique se voudra lui-même bolisent les inversions malignes de
lecture pour redevenir méditation, créateur, producteur d’existences ar- l’ordre que produit le péché d’or-
c’est-à-dire de retrouver en elle-même tificielles. gueil : Babel et Babylone.
l’universel inhérent à l’âme. La Biblio- Volubilité indéfinie, dénaturation
thèque est bien le symbole repous- monstrueuse, folie inintelligible, voilà
sant de la perdition et de la dispersion, L’abondant désordre ce dont témoigne pour l’heure la pro-
la pérégrination sans terre première d’une liberté sans Dieu lifération des livres. L’Église, à bon
ni fin dernière. On comprend alors la droit, voudra les rassembler pour les
véhémence de Bernard de Clairvaux : À la théologie de l’ordre corres- mettre à l’index, éteindre l’abondant
« Fuyez cette Babylone, fuyez et sau- pond la nécessité immuable des états désordre d’une liberté humaine, ivre
vez votre âme […]. Vous trouverez naturels. La contemplation fournit à d’elle-même, livrée aux péchés, déli-
beaucoup plus de choses dans la chacun la certitude tranquille de sa vrée de Dieu. La Bibliothèque, par sa
forêt que dans les livres, les arbres et place dans l’univers, le « conseil ec- bénéfique rétention de l’impie est
les pierres vous instruiront davan- clésial » sera de nous y faire adhérer très utile, elle sert à déposer les livres
tage. » pour réaliser le plan divin. Le prêtre, dans l’enfer inaccessible d’un secret
La Bibliothèque, par sa volonté militant armé de la Bible, discours de bien gardé : l’antre du malin. La
obstinée de rassembler la totalité des Dieu sur le sens de sa création, peut construire en dehors de cette tutelle
savoirs disséminés dans les livres et doit permettre de conformer cha- sera toujours l’annonce d’un blas-
inutilement incertains, stérilement cun à sa vocation. Au contraire, dé- phème ; y pénétrer, la promesse
contradictoires, douloureusement lesté de cette théologie de l’ordre, d’une déchéance ; la vouloir rendre
éphémères n’est-elle pas le substitut l’univers s’ouvre à la pluralité des pos- publique, c’est entretenir le prosély-
concurrent de la plénitude biblique ? sibles, à l’existence infinie des contin- tisme honteux d’une culpabilité. Édi-
Le recueil profane ne vaut-il pas pro- gences, à la prolifération des parti- fier une Bibliothèque des livres non
fanation ? L’universalité immanente cularités inattendues. Sur ce terrain bibliques ne peut valoir que pour
qu’elle prétend atteindre n’est-elle empirique d’un désordre affranchi faire la part du diable. Avant la part
pas la négation orgueilleuse de la des lois divines de l’intelligibilité, do- du feu…
transcendante catholicité de l’Église mine la volonté humaine d’un libre Ajoutons pour finir que le projet
christique ? Plus encore et par voie de arbitre sans norme ni fondement. constitutif de la Bibliothèque est d’in-
conséquence, les livres, séparés du Dans ce combat, le magicien bi- ventorier la multitude des auteurs et
Texte tutélaire, délestent leurs signes bliothécaire décryptant les grimoires de les rendre disponibles dans l’ano-
du rapport naturel à la création or- pour découvrir les arcanes se donne nymat grisâtre d’une égalité de droit à
donnée de la nature divine. Ils ne pour le maître initié des secrets. Aux être lus et commentés. N’est-ce pas
peuvent que s’invalider dans une lo- sources du mal que produit nécessai- avaliser l’usurpation du nom de l’Au-
gorrhée artificielle. Sans fondement rement une liberté sans Dieu,il prend teur, ces outrecuidants et innom-
ontothéologique,le langage des livres figure d’Antéchrist. Son but n’est-il brables signataires ne détruisent-ils
ne peut que générer des monstruosi- pas de refaire le monde et de le domi- pas l’unicité exclusive de l’Auteur ?
tés in-créées,l’insignifiance immonde ner ? L’homme lecteur des babils bi- « Toute écriture est inspirée de Dieu
d’une dénaturation. La bibliothèque bliothécaires est l’équivalent d’un et utile pour enseigner, corriger, for-
profane n’est-elle pas le répertoire Satan. Il ne s’agit plus pour lui de mer à la justice pour que l’homme
tératologique de l’anti-nature ? contempler un monde parfait dans de Dieu soit paré, préparé à toute
Du même geste qui détache le quoi l’homme peut s’admirer et mé- œuvre », nous dit Paul dans la se-
signe de son ancrage naturel et divin, lodieusement s’intégrer, mais de sa- conde épître à Timothée (2 Tm, 3, 16-
la nature elle-même perd son ordre, voir pour agir sur un monde à re-faire. 17), et Pierre de prévenir toute assi-
cessant d’être informée par les es- Le savoir devient l’argument d’une milation de l’Écriture inspirée aux
sences intelligibles grâce auxquelles puissance. Le conseil qu’il délivre catégories d’une logique humaine :
Dieu a structuré la création et dont arme une volonté de transformation. « Sachez d’abord qu’aucune prophé-
il tapisse l’esprit humain, lui fournis- Comment ne pas y voir une concur- tie de l’écriture ne relève de l’in-
sant ainsi les moyens d’en recon- rence, une insulte au Créateur ? terprétation privée car la prophétie
naître l’harmonieuse ordonnance. Le Comment ne pas reconnaître dans le n’est jamais venue par la volonté de
détachement du langage d’avec les conseil de l’actif bibliothécaire qui l’homme ; c’est poussés par l’Esprit
formes immuables de l’être entraîne arme notre volonté de faire et pro- Saint que les hommes ont parlé

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de la part de Dieu » (2 P 1, 20-21).
Dictée par Dieu, Parole authentique
de l’Esprit Saint, l’Écriture ne peut
mentir, ni enseigner d’erreur encore
moins être partielle ou partiale.Voix
de Dieu, elle est voix de l’universel
qui dit tout à tous à la différence des
livres particuliers qui sont toujours
voix privées à qui manque l’iner-
rance scripturaire de l’Universel 2.

La bibliothèque
est une malédiction

Au contraire, la Bibliothèque en
entassant toutes sortes de livres
prend acte de la rupture du cercle
herméneutique. L’affirmation du ca-
ractère sacré de la Bible n’est-elle pas
encore une affirmation humaine ?
Pourquoi celle-ci aurait-elle plus de
vérité que celle qui la nie ? Pourquoi
ce texte décrété sacré plutôt que tout
autre ? Si la Bible n’est plus la voix de
Dieu révélée par l’Esprit Saint, aucun
livre n’est sacré et tous doivent être
recueillis et reliés entre eux par le
lien classificatoire d’une succession
conventionnelle. Nulle hiérarchie ne
s’y peut introduire et nulle fin ne la
peut conclure. S’il n’est plus de dic-
tion première, il n’est plus de dicta-
ture sacrée. Aucune source ne peut
liquider la relativité des livres ni tarir
l’abondance de la bibliothèque : elle
est sans commencement ni fin.« Mon
fils, sois averti, faire beaucoup de
livres n’aurait pas de fin et beau-
coup d’étude fatigue la chair » (Qo
Épilogue, 12). obéir, mais à la pertinence d’une in- le soleil ».« S’il est une chose dont on
Dès lors, la Bibliothèque, en re- formation libérée des tutelles du se- dise : “vois, c’est du nouveau”, c’était
cueillant les livres pour les rendre pu- cret ou des médiations de la foi. Il déjà aux siècles qui furent avant
blics, n’invente-t-elle pas un nouveau n’est donc plus de Source unique de nous » (Qo 1,9-10).L’actualité de l’his-
régime de l’autorité hiérarchique à l’Autorité, mais mille sources, géné- toire n’est que le travestissement, ap-
qui obéir, pour bien juger et agir ? La rant des autorités plurielles et égale- paremment inédit, de l’éternel com-
qualité authentifiée d’une autorité ne ment contestables : elles jaillissent de bat du Bien et du Mal. Son sens est
se mesure plus au degré de proximité la Bibliothèque. Par elle la vénération toujours déjà donné par la foi, elle-
avec le texte sacré qui autorise la pri- de l’Auteur est devenue révérence même fondée sur l’Autorité des Écri-
mauté et augmente l’obligation de lui des auteurs référencés. L’autorité de tures,elles-mêmes fondatrices de l’au-
la connaissance lue et non plus la torité de l’Église.
2. Sur ce thème, nous nous permettons de connaissance lectorale de l’Autorité. La raison humaine n’a pour charge
renvoyer à notre ouvrage, La grâce de l’auteur, Par ailleurs, l’Autorité biblique se que d’expliciter,de comprendre après
essai sur la représentation d’une institution
politique, l’exemple de la bibliothèque publique, définit comme première et éternelle : coup ce que la foi nous révèle sous
Encre marine, La Versanne, 2002. tout est dit et « rien de nouveau sous l’effet de la Grâce. Il ne s’agit pas,

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C U LT U R E S E T R E L I G I O N S

pour elle, de saisir du neuf, d’inaugu- au Jugement dernier,mais le bonheur riences singulières et la bigarrure des
rer un savoir original nous délivrant ici-bas,grâce aux instruments patiem- vérités, doit apprendre à surmonter
d’inédites perspectives. Son seul tra- ment accumulés de la bibliothèque pour n’être pas captivé, capturé par
vail est de rendre intelligible,commu- savante. les multiplicités bariolées que racon-
nicable, ce qui est originairement Radicalisant la perspective nomi- tent les livres de la Bibliothèque :
donné par l’évidence de l’Autorité. naliste, la Bibliothèque, par sa profu- comment ne pas la brûler ?
« De ce qui est, le nom a déjà été pro- sion de textes singuliers et concur- Comment ne pas refaire ainsi le
noncé, on sait ce qu’est l’homme et rents, témoigne qu’il n’est plus de premier autodafé des livres provoqué
qu’il ne peut contester avec plus fort savoir originel assuré de l’essence in- par la prédication de Paul à Éphèse :
que lui. Car s’il y a de multiples pa- telligible déposée dans l’ordre naturel « Pas mal de ceux qui pratiquaient
roles, elles multiplient la vanité ; de la création ou d’un a priori absolu la magie apportaient leurs livres et
quel avantage pour l’homme ? Qui inscrit dans les fondements de l’es- les brûlaient devant tout le monde
sait en effet ce qui est bon pour prit.Son rassemblement n’est-il pas le […]. Ainsi par la force du Seigneur,
l’homme dans la vie, pendant les lieu potentiel d’unification des sa- la parole croissait et était la plus
jours de sa vie de vanité qu’il passe voirs relatifs où l’individu se peut ras- forte » (Ac 19,19-20).Car « il est écrit :
à l’ombre ? Car qui indiquera à sembler, les individus se ressembler, Je perdrai la sagesse des sages et re-
l’homme ce qui sera après lui sous l’humanité se relier ? La promesse bi- jetterai la prudence des prudents »
le soleil ? » (Qo 6,10).Déployer ce qui bliothécaire d’universalisation est (1 Co 1,19).Rancœur contre l’illusion
est contenu en notre âme, dévelop- l’exact inverse de l’Église universelle. de savoir que propose l’accumulation
per ce qui fut originellement semé, Dans la Bibliothèque s’unifient les fi- bibliothécaire : elle nous retient dans
découvrir ce qui est recouvert par gures variées d’une même menace : ses rets, on ne peut la quitter, elle
« le très grand arbre du langage […] le diable y est à l’épreuve pour sub- oblige toujours à poursuivre, à en-
murmurant murmure d’aveugle-né vertir l’ordre chrétien et conduire le chaîner des lectures sans fin, éperdu-
dans les quinconces du savoir […] », monde au chaos. La Bibliothèque est ment. Aucun livre n’est un vrai com-
comme dit Saint-John Perse. Tel est une malédiction. Comment la conju- mencement, aucun texte ne propose
le conseil de l’Église pour trouver la rer autrement qu’en la brûlant ? un commandement qui nous autorise
voie du Conseil. Sera donc réputé à être cause de nos propres fins.
faux et vain tout ce qui est non déduit Attestant de notre culpabilité ou
des Écritures ou en dehors d’un sa- Les bibliothèques de notre insuffisance, l’homme n’at-
voir inhérent à l’âme de toute éter- servent à être brûlées teindra la vérité qu’en niant l’abon-
nité : « Alors, j’ai regardé toute dance stérile de la Bibliothèque. Une
l’œuvre de Dieu : l’homme ne sau- La Bibliothèque représente la fois détruite la fascination pour le
rait découvrir l’œuvre qui s’opère connaissance de et dans la caverne. mauvais silence (aucune parole n’en
sous le soleil. Il se fatigue à chercher Elle est ce à quoi et de quoi il faut sa- émerge) et la fausse solitude (aucune
sans jamais trouver. Même si le sage voir échapper,se séparer,pour retrou- communauté ne s’y découvre) de la
prétend connaître, il ne peut trou- ver la voie de Dieu ou sa propre voie : Bibliothèque, comment retrouver un
ver » (Qo 8, 7). « Je m’étonne que vous quittiez si sens commun, une vérité universelle
Au contraire, les auteurs profanes vite celui qui vous a appelés par la indépendante des collections singu-
prétendent renouveler nos visions du grâce du Christ et passiez à un autre lières que la Bibliothèque classe artifi-
monde,augmenter un savoir toujours évangile. Il n’y en a pas d’autre ; il ciellement sans loi ordinatrice ?
insuffisant, mais par cela même ou- n’y a que des gens qui vous troublent Dans le paradigme biblique du
vert dans une actualisation infinie.Ne et qui veulent retourner l’Évangile conseil pour devenir pleinement hu-
donnent-ils pas à l’histoire humaine la du Christ » (Ga 1, 6-7). Elle est l’obs- main, les bibliothèques sont très
positivité d’un progrès vers le mieux ? tacle repoussoir que l’homme dé- utiles. Elles servent à être brûlées…
Leur finalité n’est plus le salut éternel muni, tenté par la variété des expé-
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