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L’art et le mythe de l’ineffable chez Wittgenstein https://journals.openedition.org/philosophique/244?

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Philosophique
2 | 1999
L'art

L’art et le mythe de l’ineffable


chez Wittgenstein
CHRISTIANE CHAUVIRÉ
p. 75-80
https://doi.org/10.4000/philosophique.244

Abstract
Cet article porte sur la critique wittgensteinienne de l’ineffable dans l’art. Cette critique
s’attaque au mythe selon lequel notre langage ordinaire serait impuissant à décrire ce
qu’exprime l’œuvre d’art. Cette impuissance est dénoncée par Wittgenstein comme une
illusion. Or cette illusion est générée selon lui par deux grandes croyances : 1° celle selon
laquelle l’art aurait pour fonction de nous donner accès à un ineffable situé au-delà des
mots ; 2° celle en un langage idéal qui nous permettrait de décrire le plus finement possible
ce que nous dit une œuvre d’art. Ce qui est jugé inexprimable dans l’œuvre d’art est en
réalité contenu dans ce qu’elle exprime : le vague de nos expressions dans nos jugements et
appréciations esthétiques participe du jeu de langage de la description, qui intègre le vague
comme une dimension de l’expérience en général, et de l’expérience esthétique en
particulier

Index terms
Keywords : langage ordinaire, jeu de langage, description, vague, oeuvre d'art

Full text
1 On attribue parfois à Wittgenstein l’idée que l’art exprime un ineffable qui
échapperait à notre langage ordinaire. Cet ineffable se rattacherait à l’indicible
dont il est question dans le Tractatus, « Ce dont on ne peut parler », donc « ce
qu’il faut taire ». Selon cette conception imputée à Wittgenstein, ce que les mots
quotidiens ne sauraient exprimer, l’art, lui, le pourrait. Les philosophes se
trompent de moyen d’expression, de medium, quand ils confient leur message à la

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langue ; ils feraient mieux d’être compositeur1.


2 Cette vue n’est pourtant pas du tout wittgensteinienne si par elle on entend qu’il
y a de l’ineffable qui doit absolument trouver à s’exprimer dans un medium ou un
autre et qui ne le peut, de fait, que dans l’art, le Tractatus ayant établi que faire de
la métaphysique dans le langage ordinaire ne produit que des non-sens. Pareille
conception ne saurait être celle de Wittgenstein. Selon lui, en effet 1) le langage
factuel est le medium universel, le seul dont nous disposions ; 2) il ne faut réifier
ni l’ineffable ni le non-sens sous la forme d’un sens qui n’a pas de sens en matière
d’esthétique, Wittgenstein n’a cessé de dénoncer comme illusoire « l’impression
que nous donne un certain vers ou une certaine mesure en musique [d’être]
indescriptible », ou encore, l’impression que je n’arrive pas à décrire ou à formuler
«   ce que me dit   » une oeuvre. Le mythe de l’indescriptible surgit quand nous
sommes intrigués par un aspect particulier d’une oeuvre, comme par une énigme.
Nous sommes alors enclins à dire : « Je ne sais pas ce que c’est. Regarde cette
transition. Qu’est-ce que c’est ? » ou bien « Que fait-il [Le compositeur] ? Que
veut-il faire ici   ? Mince, si seulement je pouvais dire ce qu’il fait ici   ». Ce
sentiment d’impuissance à décrire intervient spécialement, notons-le, à propos
d’un aspect d’une oeuvre, d’un fragment qui nous semble particulièrement lourd
de sens, ou d’un passage musical que l’on «   ressent par exemple comme une
conclusion sans pouvoir dire pourquoi c’est un ‘par conséquent’   ». Pour
Wittgenstein la prétendue impossibilité de la description — même si elle
correspond à un vécu subjectif bien réel — est une illusion, et «   l’erreur   »,
affirme-t-il, «   réside dans l’idée de description   ». Le fait, souvent noté par
Wittgenstein, que dans certains cas on ne réagisse à une oeuvre que par un geste
pourrait induire en erreur, nous conforter dans l’idée d’une impossible
description ; le geste serait — contrairement à ce que veut nous dire Wittgenstein,
le pauvre substitut d’une description idéale censée nous échapper (au contraire
Wittgenstein considère que le geste vaut bien toutes les descriptions). « L’on a
tendance en ce cas   », note Wittgenstein, «   à devenir fondamentalement
insatisfaits du langage   » (WLAA, p.   63), si grossier qu’il ne saurait traduire
quelque chose d’ineffable ou de sublime.
3 Or, pour Wittgenstein, être insatisfait de notre langage est une erreur fatale.
L’art n’a pas pour fonction de nous donner accès à un ineffable mystérieux au-delà
des mots (ni d’ailleurs à produire en nous des effets -affects ou émotions
qu’éventuellement le créateur aurait pu vouloir nous transmettre car ce serait là
une conception causale du fonctionnement de l’art, que Wittgenstein récuse au
profit d’une conception selon laquelle la recherche esthétique vise à donner des
raisons). Le Cahier Brun démystifie définitivement ce sentiment d’impuissance à
décrire :
4 La même illusion étrange dans laquelle nous sommes quand il semble que nous
recherchions le quelque chose qu’exprime un visage — alors qu’en réalité nous
nous abandonnons aux traits qui sont devant nous — La même illusion nous
possède encore plus fortement si, alors que nous nous répétons une mélodie de
sorte qu’elle fasse toute son impression sur nous, nous disons Cette mélodie dit
quelque chose et c’est comme si j’avais à trouver ce qu’elle dit. Et pourtant je sais
qu’elle ne dit rien qui soit tel que je puisse exprimer ce qu’elle dit en mots ou en
images. Et si, admettant cela, je me résigne à dire : « Elle exprime seulement une
pensée musicale », cela ne voudrait rien dire de plus que dire « elle s’exprime elle-
même ». Wittgenstein critique ici l’usage transitif des verbes « exprimer » « dire »
ou «   signifier   », qui en induisant un complément d’objet direct, nous incite à
penser qu’il y a un quelque chose qui est exprimé, dit, signifié par la musique, et
qui n’est pas dans La musique, mais au-delà d’elle. Mieux vaudrait aux yeux de
Wittgenstein employer un verbe intransitif comme dans l’énoncé « chacun de ces

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motifs colorés impressionne » (p. 272), ou mieux encore un réfléchi : « ce que la
musique nous transmet, c’est elle-même » (p. 273) car « Nous souhaitons éviter
toute forme d’expression qui semblerait faire référence à un effet produit par un
objet sur un sujet » (ib.). De fait seul l’usage réfléchi du verbe (« La musique se dit
elle-même ») rend justice à l’autonomie de la phrase musicale, qui ne vise rien
au-delà d’elle-même, puisqu’elle suffit à elle-même étant une « fin en soi ». Il n’y
a donc pas lieu de chercher un « quelque chose » qu’elle voudrait dire ni de se
désoler de ne pas y arriver, ni de s’en prendre à la « grossièreté » de notre langage
factuel. Et surtout il n’y a pas lieu de penser que, du coup, on se résigne à la
musique elle-même (ou à la tautologie   : «   la musique exprime une idée
musicale »). Cette idée de résignation est totalement inadéquate ; pourquoi dire
que nous devons nous résigner à la musique alors que la musique est tout, et qu’il
n’y a rien à chercher au-delà d’elle ? « Qu’est-ce qui nous incite à penser que ce
qu’exprime la musique pourrait être exprimé autrement, et mieux ? »2 . Pourquoi
ne pas comprendre que la musique est complète, qu’il ne lui manque rien, qu’elle
ne fait pas signe vers autre chose, et que nous devrions en être satisfaits ? De la
même façon, nous devrions nous satisfaire de notre langage factuel si souvent
accusé de ne pouvoir décrire non seulement une impression esthétique, mais aussi
bien « ce que l’on voit réellement » (WLAA, p. 63), « ou notre vie psychique »
(RPPI 1079), ou même « l’arôme du café » (PU 610)3. « Décrivez l’arôme du café,
Pourquoi n’y parvient-on pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Mais d’où
nous vient la pensée que pareille description doive être possible   ? Vous
seriez-vous jamais ressenti du manque de pareille description ? Avez-vous essayé
de décrire l’arôme sans réussir ? »
5 J’aimerais dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais
quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en donner aucune
explication. Un hochement fort grave de la tête. James : les mots nous manquent »
Pourquoi alors ne pas les introduire   ? Quel devrait être le cas pour que nous
puissions le faire (PU 610).
6 Dire « ces tons expriment quelque chose de glorieux, mais je ne sais quoi » est
l’expression d’un échec. Je ressens le besoin d’une paraphrase, que je ne peux
donner — d’où ma frustration   : quelque chose échappe à nos capacités
descriptives. Wittgenstein veut démystifier cette impression d’échec pour lui, en
effet, le propre de l’oeuvre d’art est justement d’en pouvoir être remplacée par une
paraphrase. Wittgenstein nous rappelle que dans une poésie, on ne peut remplacer
un mot par son synonyme sans détruire la qualité artistique de l’ensemble — qui
est peut-être liée à une « qualité de la forme », ou Gestaltqualitat pour reprendre
le mot d’Ehrenfels chacune des notes de la partition est à sa place, chacune a sa
nécessité propre les mots du poème sont exactement ceux qu’il faut, ils s’imposent
absolument à la place où ils sont et il n’existe aucune autre façon d’en exprimer le
sens qui préserve la valeur artistique du poème. Rien ne saurait être changé,
bougé, remplacé, dans une telle oeuvre. C’est ce qui distingue la poésie de la prose
ordinaire, plus facile à paraphraser, même s’il existe bien entendu aussi un usage
artistique de la prose, et même si dans l’usage le plus ordinaire le locuteur peut
encore jouer sur « l’âme des mots », ce « halo » cette « physionomie » que certains
mots possèdent.
7 Il se peut qu’à cause de son effet, on ne puisse remplacer un mot par aucun
autre ; tout comme il y a des gestes qu’on ne peut remplacer par d’autres (le mot
aurait une âme et pas seulement une signification). Personne n’accepterait de
croire rien d’essentiel n’est changé à une poésie dont on a remplacé les mots par
d’autres selon une convention approprié (GP, p. 77). C’est parce qu’il a une âme, et
que nous avons un vécu de cette âme, que le mot ne peut être remplacé par un
synonyme dans les jeux de langage artistiques. Sans l’impression que fait sur nous

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l’âme des mots nous ne comprendrons pas la poésie ou la prose artistique. Cette
âme des mots s’ajoute en quelque sorte à leur signification usuelle - qui réside
dans l’usage, tout en étant d’un autre ordre qu’elle. C’est l’âme des mots qui, en
interdisant la substitution d’un mot par un synonyme, confère au vers, au poème,
son identité, son caractère unique et irremplaçable. C’est aussi le fait qu’un mot
peut avoir, outre sa signification première, une signification seconde qui se greffe
sur la première. I1 s’agit non pas d’une signification transposée, métaphorique,
mais d’un sens identique au sens premier, employé dans un autre contexte que le
contexte habituel : ainsi parlons-nous de « mardi gras », de « mercredi maigre »4,
ou de la couleur d’une voyelle. Nous entendons bien alors les mots gras maigre ou
jaune dans leur sens premier ou normal et non en un sens dérivé. Or les mots
« gras » dans « mardi gras » et « jaune » dans « la voyelle est jaune » nous
semblent, dans cet usage secondaire, s’imposer absolument, être exactement les
mots qui conviennent. Tout comme les mots « Marks » et « Spencer » qui — sans
doute à force d’être associés- nous semblent faits l’un pour l’autre ; ou comme le
nom «   Schubert   » nous paraît convenir absolument à la tête et à l’oeuvre de
Schubert.
8 Le sens secondaire se distingue du sens métaphorique en ceci qu’une métaphore
(par exemple : « couper la parole » par opposition au sens littéral de « couper un
fil   ») peut toujours être expliquée à l’aide d’une paraphrase alors que le sens
secondaire ne le peut pas. Et notons qu’à la fois dans son sens primaire et dans son
sens secondaire, le mot jaune ne peut être expliqué autrement que par un exposé
de son sens primaire. Le mot jaune ne peut avoir la signification qu’il a dans ce est
jaune qu’en vertu de son sens primaire et que pour celui qui le connaît déjà dans
son sens primaire. Seul celui qui connaît le sens primaire de « calcul » peut saisir
ou faire saisir à quelqu’un autre ce que «   calcul mental   » veut dire, et cette
possibilité, souligne Wittgenstein, est d’ordre logique, conceptuel (cf. EPR, 795 à
804). Il ne faudrait surtout pas confondre l’impossibilité de remplacer un élément
d’une oeuvre d’art par une paraphrase avec le prétendu échec de notre langage, à
décrire ce que telle oeuvre exprime, ou imprime en nous.
9 L’impossibilité, bien réelle, de paraphraser est constitutive de l’oeuvre d’art. En
revanche, l’impossibilité de décrire un ineffable au moyen de notre langage est le
fruit d’une illusion. Pourquoi ne pas reconnaître que la véritable expérience
esthétique consiste à s’abandonner tout simplement à l’impression qu’elle fait sur
nous   ? Quand nous déplorons les insuffisances de notre langage, nous le
comparons, implicitement avec un langage meilleur, voire idéal. Cette
comparaison fait apparaître notre langage ordinaire comme une simple « façon de
parler » faute d’une meilleure ressource. Wittgenstein essayera de démystifier ce
pathos. Ce n’est pas un échec si nous ne pouvons dire ce qu’exprime ou ce que me
dit telle phrase de cette sonate. Dans l’expérience esthétique réelle, nous nous
imprégnons d’elle comme de la chose unique et incomparable qu’elle est (elle
« s’insinue dans ma vie »), sans l’opposer à un au-delà des mots qu’elle serait
censé viser. Car l’inexprimable, note ailleurs Wittgenstein, n’est contenu nulle part
ailleurs que dans ce qui est exprimé.
10 De même l’arôme du café n’apparaît indescriptible qu’à celui qui, égaré par la
philosophie, n’a pas compris la valeur de notre langage. Ce n’est pas que « les mots
nous manquent   » comme le croit William James, nous pouvons en inventer
d’autres comme Virgina Woolf pour décrire «   The stream of consciousness   ».
Mieux vaudrait nous demander «   d’où nous vient la pensée que pareille
description [la description parfaite de l’arôme du café] doit être possible ? » (PU
610) ou encore «   Comment donc accéderais-je au concept d’une sorte de
description qu’il m’est impossible de donner » (PPI 1079), car ce sont les bonnes
questions. Qui plus est, note Wittgenstein, par le simple fait d’essayer de décrire

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l’arôme du café nous montrons qu’on ne saurait parler d’échec : il y a, à tout le


moins, début de réussite. Parler d’échec présuppose que nous mesurions notre
description à une description modèle dont nous ne disposons pas. Mais
Wittgenstein nous rappelle que nous n’avons l’expérience d’aucun modèle de ce
genre. Pourquoi alors juger, pour le dénigrer, notre langage à l’oeuvre de ce qui
n’existe pas et dont nous n’avons qu’une vague idée   ? Notre langage, notre
musique, se suffisent réellement à eux-mêmes et devraient nous suffire.
Apprendre à les accepter n’est pas nous « résigner » à quoi que ce soit. Nous
n’avons en effet aucune idée d’un état de choses où la description idéale se
réaliserait car « il n’y a pas de contreforme possible à la forme de notre monde ».
Tel est en fait l’argument décisif.
11 Ce à quoi nous aspirons quand nous déplorons l’insuffisance de nos capacités à
décrire, c’est à une description infiniment fine impossible à réaliser au moyen de
notre langage. Ne nous faudrait-il pas, comme le suggère malicieusement
Wittgenstein à propos du problème de la discrimination des couleurs, des « pinces
mentales extrêmement fines » pour ce genre de description.
12 L’idée d’une description idéalement fine à laquelle nous ferait accéder un
langage idéalement fin est un des ces mythes à base d’insatisfaction
artificiellement engendrée par la philosophie. Quand nous philosophons nous
avons l’impression, note Wittgenstein, de perdre notre emprise sur les objets
environnants, d’être envahis par un flux incessant d’expériences vagues que notre
langage n’est pas assez fin pour décrire5. Mais Wittgenstein nous rappelle qu’en
parlant ici de « flux incessant » et « vague » sans antithèse, nous employons ces
mots de façon typique, métaphysique c’est-à-dire dénuée de sens. Ici comme
ailleurs, il nous demande de « ramener les mots de leur usage métaphysique à leur
usage quotidien ». Là où « aucun idéal d’exactitude n’a pas été fixé », il n’y a pas
lieu de déplorer le vague de nos expressions. Certes l’existence de nombreux
substantifs dans notre langue nous pousse à la philosophie en nous incitant à
chercher la substance derrière le substantif, à hypostasier, à fabriquer un Beau
idéal, pur concentré de beauté. Tout le début du Cahier Bleu sape cette stratégie
platonicienne. De tels idéaux n’ont rien à voir avec notre expérience réelle,
notamment artistique. Ils sont nocifs en ce qu’ils ne servent qu’à dévaluer nos
vraies ressources, nos jeux de langage qui devraient plutôt être considérés comme
l’alpha et l’oméga, le donné, l’Urphänomen qui n’est ni justifiable ni non
justifiable. On ne peut pas plus sortir de nos jeux de langage pour les juger de
l’extérieur qu’accéder à l’impossible perfection : le langage idéal. Le jeu de langage
de la description vise, comme tout autre jeu, des fins déterminées et remplit
souvent des buts pratiques. En exigeant une description infiniment fine, on sort
du jeu de la description pour tomber dans celui de la spéculation philosophique,
car une telle description ne nous serait d’aucun usage :
13 L’on fait souvent l’expérience de relater ce que l’on voit réellement en regardant
autour de soi, comme le ciel bleu, et de sentir qu’il n’y a pas assez de mots pour le
décrire. L’on a tendance en ce cas à devenir fondamentalement insatisfaits du
langage. Nous comparons cette expérience à quelque chose qui ne peut lui être
comparé. C’est comme si l’on disait de gouttes d’eau qui tombent : « Notre vue est
si inadéquate que nous ne pouvons dire combien de gouttes de pluie nous en
avons vues, même si nous en avons certainement vu un nombre précis » (WLAA,
p. 63). Dans un tel cas, la comparaison est une mauvaise comparaison totalement
dénuée de raison d’être.
14 Dans une recherche esthétique en revanche, la (bonne) comparaison est reine.
Que rien dans l’oeuvre d’art ne soit remplaçable par une paraphrase, que nous
croyions (à tort) ne pas pouvoir accéder à la bonne description de ce que l’art nous
dit, ne nous condamne pas au silence, mais autorise au contraire toutes sortes de

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comparaisons pertinentes, précises, utiles entre oeuvres appartenant à des arts


différents. Mais l’esquisse d’un pas de danse, le fait de siffler telle paraphrase
musicale, réciter un seul vers, ou faire un simple geste sont des formes simples
mais authentiques - et éloquentes ! — d’appréciation esthétique. Tout comme le
simple fait de refuser d’aller écouter une symphonie parce que — note
Wittgenstein — nous ne supportons pas sa grandeur : la meilleure des raisons que
nous puissions donner dans une explication esthétique...

Notes
1 On connaît le mot de Carnap   : «   Les métaphysiciens sont des musiciens sans talent
musical ».
2 F. Kerr, La théologie après Wittgenstein, tr. fr. Létourneau, Le Cerf, 1991.
3 L’exemple du café n’est pas si incongru, puisque Wittgenstein lui-même note
malicieusement que l’esthétique traditionnelle, telle qu’elle est conçue, devrait nous dire
non seulement ce qui est beau, mais encore quels sont les bons cafés !
4 J’ai transposé l’exemple allemand que donne Wittgenstein.
5 « On dit ce visage a une expression tout à fait particulière et on cherche des mots qui la
caractérisent. Ici il est facile de tomber dans cette impasse de la philosophie où l’on croit
que la difficulté de la tâche consiste en ce que nous devons décrire des apparences
difficilement saisissables, des expériences présentes qui nous échappent aussitôt, et autre
choses du même genre lorsque le langage habituel paraît trop fruste... » (GP, p. 177).

References
Bibliographical reference
Christiane Chauviré, “L’art et le mythe de l’ineffable chez Wittgenstein”, Philosophique,
2 | 1999, 75-80.

Electronic reference
Christiane Chauviré, “L’art et le mythe de l’ineffable chez Wittgenstein”, Philosophique
[Online], 2 | 1999, Online since 01 October 2011, connection on 23 March 2021. URL:
http://journals.openedition.org/philosophique/244; DOI: https://doi.org/10.4000
/philosophique.244

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Wittgenstein en héritage. La philosophie des temps modernes [Full text]


Published in Philosophique, 13 | 2010

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