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CRIISEA
Travail et territoire
Christian Azaïs
1
INTRODUCTION ....................................................................................................3
L’EMERGENCE D’UNE PROBLEMATIQUE DE RECHERCHE ........................................................................... 3
ITINERAIRE UNIVERSITAIRE .................................................................................................................................... 4
LE CHOIX DISCIPLINAIRE ......................................................................................................................................... 5
Le choix de la méthode................................................................................................................................................5
Le choix de la discipline et de l’objet .....................................................................................................................8
I- Dynamique industrielle, sous-développement et formes de mise au travail 16
1.1. L’APPROCHE DE L’ECONOMIE INDUSTRIELLE ......................................................................................16
1.1.1. Un choix méthodologique : l’analyse en termes de filière ............................................................. 16
1.1.2. Filière, mouvement du capital et restructurations industrielles dans le textile................... 17
1.2. DE L’IMPORTANCE DU TRAVAIL DANS LES ANALYSES DU SOUS-DEVELOPPEMENT ..............20
1.2.1. L’expression d’une normativité............................................................................................................... 20
1.2.2. La lecture latino-américaine du sous-développement..................................................................... 22
1.3. L’APPROCHE SOCIOECONOMIQUE DES FORMES DE MISE AU TRAVAIL .......................................25
1.3.1. Le débat sur le “ Secteur informel ” urbain ....................................................................................... 25
1.3.2. Les limites de la théorie économique...................................................................................................... 30
II- Marché du travail, systèmes d’entreprises : implications méthodologiques34
2.1. DE L’IMPORTANCE DU POLITIQUE DANS L’APPREHENSION DES RAPPORTS DE TRAVAIL ...34
2.1.2. Politique et « marché » du travail.......................................................................................................... 34
2.1.2. L’approche par la sociologie économique ............................................................................................. 36
2.2. L’ENTREPRISE, AU CŒUR DU SYSTEME ....................................................................................................38
2.2.1. L’entreprise, lieu de recomposition sociale.......................................................................................... 39
2.2.2. Systèmes d’entreprises et formes de développement local : l’approche par les districts
industriels .................................................................................................................................................................... 40
2.3. IMPLICATIONS METHODOLOGIQUES ........................................................................................................48
2.3.1. Les rapports de pouvoir .............................................................................................................................. 48
2.3.2. La méso-analyse : entre les dimensions macro et micro ................................................................ 55
III- Espace, territoire et temps : vers une analyse du travail................................62
3.1. L’ESPACE DANS LA THEORIE ECONOMIQUE ..........................................................................................63
3.1.1. L’approche statique en économie spatiale : ses limites ................................................................... 65
3.1.2. Economies d’échelle, économies externes et rendements croissants.......................................... 66
3.2. LE TERRITOIRE, UN OBJET DE LA SCIENCE ECONOMIQUE .................................................................68
3.2.1. La proximité : de l’espace au territoire ................................................................................................. 69
3.3. TEMPS, TRAVAIL ET TERRITOIRE : REFLEXIONS SUR UNE ARTICULATION ..................................76
3.3.1. Temps, division sociale du travail et division territoriale du travail ....................................... 80
3.3.2. Formes d’organisation du travail et formes d’organisation des territoires ............................ 86
IV- Perspectives et travaux en cours......................................................................97
V- Bibliographie ................................................................................................... 104
VI- Bibliographie de l’auteur............................................................................... 116
2
INTRODUCTION
1 Devenu CRIISEA –Centre de Recherche sur l’Industrie, les Institutions et les Systèmes
Economiques d’Amiens.
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ITINERAIRE UNIVERSITAIRE
Mon parcours universitaire suit deux grands axes principaux. Le premier, représenté par
la science politique (dont je me suis un peu éloigné au fil du temps) a constitué
l’essentiel de ma formation de base. Il se matérialise par l’obtention du Diplôme de
l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) et d’un DEA en science politique. Ces études ont été
menées parallèlement à des études de langue (maîtrise d’espagnol, licence LEA d’anglais
et portugais), qui m’ont donné l’occasion de séjourner et de travailler à l’étranger. Dans
les mémoires de l’IEP et de DEA, j’ai privilégié l’analyse des conflits et des mécanismes
de régulation politique dans deux sociétés latino-américaines, l’uruguayenne et la
brésilienne : dans le premier cas, sous l’angle des conflits politiques entre les forces au
pouvoir et la lutte armée ; dans le second, sous l’angle des conflits dans la sphère du
travail, en m’intéressant au rôle joué par les syndicats dans le processus de consolidation
démocratique brésilien, à la fin des années 70.
L’idée de la thèse faisait suite à toute une série de questions suggérées, entre autres, par
cette expérience professionnelle. Elles portaient principalement sur :
les transformations subies par une filière de production (la filière textile), dans
une économie semi-industrialisée. Les outils de l’économie industrielle et les
analyses du sous-développement s’avéraient indispensables pour les saisir ;
Ø l’évolution de l’emploi au sein de la filière textile au niveau mondial et plus
particulièrement en France et au Brésil, clef de voûte des transformations que connaît
le secteur ;
Ø la configuration des rapports de travail, ce qui m’obligeait à dépasser le cadre
d’étude choisi pour le DEA et à me familiariser avec une optique de sociologie du
travail ;
Ø les formes de mise au travail, i.e. l’étude de la trajectoire des individus et de la façon
dont se constituent les marchés du travail.
Toutefois, par delà la diversité apparente, une constante demeure : l’étude d’ensembles
industriels constitué de firmes moyennes et petites, la plupart du temps, dans une
économie en développement (Brésil) et dans les économies développées (Italie, France).
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L’enseignement que j’en retirerai me conduira à affiner les hypothèses sur l’évolution
des systèmes productifs et, plus spécifiquement, sur la dynamique territoriale et le
travail.
C’est en prenant l’optique des formes de mise au travail dans des systèmes productifs
localisés que j’en viendrai à me pencher, plus tard, sur les formes de développement
territorial. Je poserai alors une série d’interrogations sur le contenu théorique de la
notion de territoire en tant qu’objet d’étude de la science économique et lieu de
concrétisation de formes nouvelles de mise au travail.
Telle est, rapidement retracée, ma trajectoire de recherche ces quinze dernières années.
Dans les pages qui suivent, chacune de ces étapes sera détaillée en précisant la démarche
méthodologique suivie, les prémisses théoriques et les hypothèses qui en ont découlé.
LE CHOIX DISCIPLINAIRE
Le choix de la méthode
5
démarque radicalement de toute méthode déductive. Les généralisations que j’ai pu
faire, si généralisation il y a eu, ont toujours été le fruit de l’observation empirique, qui, à
son tour, a servi à alimenter la réflexion théorique dans un mouvement continu. Pour
reprendre les termes de Mounier (1999), “ la démarche scientifique en sciences sociales
[…] consiste essentiellement à interroger les schémas théoriques, à partir d’une ou de
plusieurs réalités dans le temps et dans l’espace, pour en confirmer la robustesse ou au
contraire les infléchir, les enrichir jusqu’à la construction de ces “ boîtes noires ” qui
représentent les certitudes les plus partagées et dont le statut scientifique devient celui
de paradigme. Ou bien au contraire, la confrontation des faits à leur interprétation
théorique peut amener le scientifique à contester, voire abandonner celle-ci et tenter de
proposer une construction théorique concurrente ” (Mounier, 1999 : 7). La démarche
comparative, qui sera celle qu’implicitement ou explicitement j’aborderai en tant que
chercheur, en France et au Brésil, sera utile pour confronter les réalités du Nord ou du
Sud aux mêmes interprétations théoriques, et ceci grâce au passage de quelques
frontières disciplinaires.
J’allais être particulièrement sensible à l’attention particulière portée à ce que Pareto –le
Pareto sociologue- appelle les « résidus », qui sont en fait les actions non logiques faites
des sentiments, croyances, instincts, que les hommes rationalisent mais ignorent le plus
souvent eux-mêmes, et qui bien qu’étant résiduelles n’appartiennent peut-être plus à la
tendance générale, mais n’ont pas pour autant disparu. Une telle approche dépasse toute
vision comportementaliste, incompatible avec le choix méthodologique opéré. Un
phénomène peut donc à tout moment réapparaître et mobiliser la réalité sociale, si les
conditions se trouvent à nouveau réunies. Je retrouverai cela chez Lacour lorsqu’il traite
de la « tectonique des territoires » (Lacour, 1996), instrument analytique pour expliquer
l’évolution différenciée des structures spatiales, l’émergence de nouvelles régions
dynamiques et le blocage de certaines.
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de travailler chez elles et de se reproduire. Je me rappelle, à ce titre, les propos d’un
économiste, consultant chargé d’orienter les micro-entrepreneurs, qui, décontenancé par
l’organisation des installations productives, me déclarait : “ Tout indique que ça ne
devrait pas marcher et pourtant ça marche et bien ”. Cet aveu d’impuissance,
soudainement confessé, m’indiquait clairement que j’étais sur le bon chemin : la
configuration productive de systèmes de PMI ou la reproduction de la force de travail ne
peut se comprendre à partir d’une approche d’économie pure et que le recours à
d’« autres points de vue » théoriques (Boutet, 1995 : 13)2, comme ceux, entre autres, de la
sociologie du travail, ou méthodologiques, à travers le rejet de tout déterminisme
technologique ou autre, s’avérait fort utile. La réalité étudiée, de par son inscription dans
le cadre des analyses du sous-développement ajoutait une perspective nouvelle à ces
interrogations.
« La science économique doit prendre en compte le fait que les stratégies des acteurs
économiques se construisent dans des univers de sens et ne peuvent être comprises en
dehors de ces univers » (d’Iribarne, 1995 : 44). Telle était bien la leçon que m’avait
donnée le consultant et que j’avais déjà pressentie à plusieurs reprises.
2 L’auteur écrit : “ Le travail de l'interdisciplinarité est avant tout celui d’une confrontation entre
points de vue, des problématiques, forgés au sein de disciplines spécifiques. Confronter ces
points de vue c’est chercher ce que l’autre discipline a de dérangeant, de conflictuel face à ce que
l’on sait déjà dans sa discipline ou qu’on ne sait pas encore ” (Boutet, 1995 : 13).
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Au cours de ce cheminement de recherche, j’ai opéré plusieurs glissements et ai puisé
dans différentes sciences sociales les clefs de compréhension de phénomènes que seule
une science, que ce soit la science politique, la sociologie ou l’économie ne me fournissait
pas. Ma première prise de distance a été par rapport à l’optique des gestionnaires. C’est
ce que j’expliquerai maintenant3.
Pour quelles raisons ai-je abandonné de manière définitive l’optique de gestionnaire qui
était la mienne au départ et pourquoi lui ai-je préféré, dans un premier temps, celle des
économistes ?
3 La lecture que je fais aujourd’hui de mes écrits passés prend en compte la littérature publiée
depuis, sauf si je le mentionne explicitement.
2 La Rhodia, installée au Brésil depuis le début des années 20, était de loin dans les années 70 la
première entreprise productrice de fils et fibres artificiels et synthétiques au Brésil, détenant
même sur certains produits (câble acétate, par exemple) le monopole de la production.
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d’entreprises, où une certaine intégration se manifeste entre concepteurs, producteurs,
gestionnaires et designers dans le but de satisfaire la demande finale. Chandler a
contribué ainsi à faire redécouvrir aux théoriciens le rôle des formes d’organisation, des
procédures de coordination économique et sociale qui se combinent ou se superposent
aux phénomènes de marché, thèse qui composera l’essentiel de son livre La main visible
ou le pouvoir des managers (1977). Je me rappellerai cet enseignement lorsque je me
pencherai plus tard sur l’étude du secteur textile. Toutefois, on peut lui reprocher
d’avoir ignoré l’importance de l’Etat dans l’affirmation du capitalisme industriel et de
s’en être tenu à une approche qui fait la part belle, comme le font les néo-
institutionnalistes tels que Williamson, aux relations contractuelles sans se rendre
compte qu’en fait il s’agit davantage de relations hiérarchiques, donc empreintes de
pouvoir. La thématique du pouvoir constituera depuis lors l’un des fils directeurs de
mes recherches.
L’objet
L’entreprise a occupé le centre d’une réflexion que j’ai menée en plusieurs temps : tout
d’abord en privilégiant une optique en termes de gestion et, plus spécifiquement, de
stratégie des groupes, pour m’intéresser par la suite à l’entreprise comme lieu de
recomposition sociale.
L’optique que retiennent les gestionnaires est une optique endogène, ils s’intéressent à la
stratégie des entreprises vue de l’intérieur de l’entreprise. J’ai adopté cette position, dans
une suite logique de mes dernières années études. Le fait de travailler dans une
Direction d’Etudes Economiques m’a sensibilisé aux problèmes macroéconomiques que
rencontrait le Brésil des années 70 et, plus spécifiquement, à la situation du secteur
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textile au niveau mondial ainsi qu’à la stratégie développée par les groupes industriels
pour asseoir leur domination. Le Brésil s’avérait être un terrain de prédilection pour
l’étude des stratégies menées par les firmes multinationales dans les économies semi-
industrialisées ; la concurrence entre les grands groupes internationaux textiles était
particulièrement féroce au Brésil et comme la Rhodia, filiale de Rhône-Poulenc, était sur
certaines productions en situation de monopole, elle se devait d’adopter des méthodes
de gestion innovantes pour contrôler le cycle du produit, maîtriser le rythme
d’innovation, ce qui ne correspondait pas toujours à la recherche effrénée de
maximisation du profit, celle-ci ne pouvant être tenue comme objectif unique de la
stratégie de l’entreprise. Cette expérience allait être décisive.
Deuxièmement, parce qu’elle indiquait clairement que seule une approche dynamique
permettrait de capter le mouvement au sein d’une filière de production. C’est pour cette
raison que je n’allais pas hésiter, lorsque j’étudierai quelques années plus tard le
mouvement du capital dans le secteur textile, dans le cadre de la thèse de doctorat, à
délaisser tout d’abord l’approche des gestionnaires au profit d’une analyse en terme de
filière de production, que la science économique pouvait m’offrir, sans oublier toutefois
la perspective historique à laquelle Chandler m’avait “ initié ” et qui m’avait séduit. Ce
choix allait être conforté par l’analyse de la filière proposée entre autres par De Bandt
comme méso-système dynamique et que j’appliquais à l’étude du secteur textile (De
Bandt, 1978). Les caractéristiques de la filière, soulignées plus tard (De Bandt, 1991a :
232), rendaient compte de la multiplicité des déterminations à l’œuvre dans la
construction d’une approche socioéconomique de la réalité textile brésilienne, dont
j’avais été un témoin quelques années auparavant de par ma situation professionnelle.
Les approches sur le méso-système, développées par cet auteur, faisaient référence aux
actions stratégiques des agents (De Bandt, 1991a : 234) ; elles faisaient écho aussi à ce que
j’avais eu l’occasion de côtoyer au sein de la Direction de Planification Stratégique où
j’avais fait mes premières armes de salarié.
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Toutefois, cette expérience en entreprise allait avoir des répercussions sur mes choix
théoriques futurs, en ce sens où je me suis rendu compte que l’espace de décision des
firmes est régi par trois éléments : l’incertitude, l’irréversibilité et la présence
d’asymétries. La reconnaissance d’aléas liés aux décisions économiques, auxquels sont
soumis les oligopoles, particulièrement vraie dans le cas d’économies sous-développées,
si je fais mienne l’acception selon laquelle le sous-développement se caractérise par
“ l’espace-temps extrêmement rapide d’apparition des phénomènes ” (Mathias, Salama,
1983) ; l’existence de dépenses irrécupérables (“ sunk costs ”) ou l’impossibilité de faire
marche arrière pour une entreprise (“ barrières à la sortie ”) et, enfin, la constatation
d’asymétries informationnelles sur le marché et d’accès différencié aux sources de
financement des entreprises, sont autant d’éléments qui ont concouru à ce que je
m’éloigne d’une problématique en termes d’équilibre du marché et de concurrence pure
et parfaite. De plus, le poids de l’Etat brésilien était tel dans la fixation des directives de
la politique industrielle ou dans le contrôle rigide des prix que je ne pouvais l’ignorer. La
différenciation entre les entreprises concurrentes ne se faisait pas uniquement sur les
prix, dont la formation n’obéissait pas aux règles du marché.
Une des raisons principales de ma prise de distance de l’optique des gestionnaires tenait
au fait qu’elle ne me permettait pas de capter de façon satisfaisante le rapport
capital/travail. Les outils qu’offre la gestion m’aidaient, certes, à comprendre le
positionnement stratégique d’une entreprise multinationale sur le marché, mais
difficilement le mouvement du capital au sein de la filière et les répercussions sur
l’emploi ; ils ne me donnaient pas non plus les moyens de lire les formes de mise au
travail ni de déboucher sur la compréhension de la dynamique institutionnelle. Je dois
avouer, toutefois, qu’entre temps, ma situation professionnelle avait changé et que
j’avais été conduit à ouvrir mon horizon de recherche. En effet, j’avais obtenu par
concours un poste de professeur de Science Politique à l’Université Fédérale de la
Paraíba, dans le Nordeste du Brésil, où j’allais rester douze ans. Je me retrouvais ainsi
dans une région située à plus de 2 000 km de São Paulo, ce qui ne me facilitait pas la
tâche pour faire une thèse en gestion sur la stratégie de la Rhodia, comme je m’étais
proposé initialement de le faire. De plus, me retrouvant face à des étudiants de divers
cursus3, j’étais amené à m’intéresser et comprendre la réalité socioéconomique de la
région où j’habitais. Dans cette région, j’allais rencontrer plusieurs petites villes
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spécialisées dans la production d’articles textiles, réputées pour leur dynamisme. J’étais
fermement décidé à les étudier. L’objet de ma thèse de doctorat venait de changer.
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utilisée dans la production). L’adoption de nouvelles technologies a eu pour effet
d’accroître sensiblement les gains de productivité. Ainsi, de sinistré, le textile-
habillement français devenait sur certains segments de production secteur de pointe
(Benzoni, 1983). Ceci m’amène à conclure que l’évolution du secteur est symptomatique
des phénomènes de restructuration industrielle dans les pays du Centre : mouvements
de concentration ou de fusion d’activités industrielles, le plus souvent sous l’égide de
l’Etat (cas de la France), réduction drastique des emplois, développement de nouvelles
technologies permettant un basculement complet et irréversible du rapport
capital/travail, contrôle de phases de la production et redimensionnement de la
structure industrielle, le tout s’inscrivant dans une recherche accrue de qualité et de
flexibilité, ce qui contribue à redéfinir le rôle dévolu aux P.M.E., vouées à occuper une
place de plus en plus importante dans le tissu industriel. Tel est le cadre dans lequel
évolue le secteur textile au début des années quatre-vingt.
Ces constatations repérées dans la plupart des pays du Centre me serviront de base pour
analyser le comportement du secteur textile brésilien dans la mesure où l’on assiste,
toutes proportions gardées, au même type de tendance.
4 Pendant trois années consécutives j’ai coordonné, dans les deux états du Pernambuco et de la
Paraíba, une recherche nationale du Ministère de l’Industrie et du Commerce “ Analyse des
secteurs industriels –structure, évolution, problèmes ”, ce qui allait me fournir un matériau
précieux d’évaluation d’entreprises de toutes tailles et plus particulièrement du secteur textile. Je
citerai pour exemple la présence dans la même enceinte industrielle de deux établissements, une
filature et un tissage, propriétés à l’origine du même groupe industriel. A l’époque des enquêtes,
la filature, aseptisée, moderne, n’employait que peu de personnel. Fruit d’une joint-venture entre
le groupe national et un groupe allemand, le tissage, intensif en main d’œuvre, toujours aux
mains de la famille brésilienne, ne possédait que des machines obsolètes et rappelait les
industries du début du siècle par le bruit, la poussière et le désordre, qui y régnaient. Ces deux
établissements appartiennent au même secteur industriel, le secteur textile.
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particulière du salariat. Salarisation diffuse, “ salarisation restreinte ” (Mathias, 1987)
seront les expressions les plus en vogue à l’époque ; elles reflètent la lecture que font
sociologues et économistes des politiques d’ajustement structurel adoptées dans la
région au début des années 80. Elles constituent théoriquement les premières indications
d’une remise en cause de l’extension du rapport salarial fordiste à toute la population
des pays sous-développés et l’évidence que le mode d’industrialisation des pays
développés ne s’étendra pas au Sud ipsis litteris. L’on ne perçoit pas encore les
enseignements que ces situations dans les pays sous-développés pourraient représenter
pour les pays du Centre. La richesse de phénomènes repérables initialement comme des
anomalies du développement et puis comme des formes possibles d’un (mal)
développement ou d’un autre type de développement ne sera perceptible que bien plus
tard, lorsque le modèle canonique du rapport salarial sera remis en cause à son tour
dans les pays du Centre. A ce moment-là, il deviendra patent que le développement ne
peut se calquer sur des expériences antérieures ou prises dans d’autres contrées. D’un
point de vue méthodologique, il deviendra de plus en plus clair qu’il est impossible
d’“ importer ” des modèles et qu’une telle opération présente des limites heuristiques
évidentes. L’importance des déterminations locales, l’analyse de l’histoire des peuples
m’apparaîtra incontournable, lorsque je me pencherai sur la question de la dynamique
territoriale. A l’époque, je n’avais pas encore formulé en ces termes ce qui n’était
qu’intuition.
La thèse est émaillée de plusieurs hypothèses sur le secteur textile et sur les ensembles
constitués de P.M.E. textiles, “ informelles ”, leur informalité ne reposant en aucune
façon sur une absence de règles.
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d’enquêtes de terrain dans ces deux villes. L’intention était double : saisir le lien entre
l’économique et le politique, entre travail et pouvoir, et cerner le sens du vocable
“ entreprise ” appliqué à une région sous-développée d’une économie semi-
industrialisée. Pour l’heure, une fois expliquées les raisons de l’abandon de l’approche
des gestionnaires et manifesté le besoin de se tourner vers l’économie industrielle, il me
faut expliciter le choix théorique opéré au sein de cette branche de l’économie. Ce choix
était censé m’aider à capter deux phénomènes : tout d’abord, la dynamique industrielle
mais aussi l’impact de cette dynamique sur les formes de mise au travail dans une
économie sous-développée connaissant de fortes disparités sociales. L’entreprise restait
dans les coulisses5.
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I- Dynamique industrielle, sous-développement et formes de mise au travail
Bain constate que la structure de marché est souvent plus concentrée que la structure
naturelle. L’écart suppose que les firmes développent des stratégies infléchissant les
structures naturelles des marchés, en altérant les conditions d’entrée sur ces derniers. La
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différenciation des produits, l’existence de firmes multi-établissements, les pratiques de
prix-limite sont autant de facteurs élevant les barrières à l’entrée, lesquelles accroissent
artificiellement la concentration et permettent d’augmenter la profitabilité des secteurs,
c’est-à-dire les performances sur le marché.
Mon expérience professionnelle m’avait bien signalé que la notion de filière reposait non
seulement sur des expériences concrètes, mais qu’elle permettait d’approfondir la
compréhension de la stratégie des entreprises et des acteurs. Cette intuition, je l’avais
trouvée exposée par De Bandt dans son étude sur la filière-textile (De Bandt, 1978) et je
la retrouverai plus tard de manière plus explicite toujours chez ce même auteur, dans la
définition qu’il donne de la filière. La multitude de travaux publiés sur la filière (Gillard,
1975 ; De Bandt, 1991b : 889 et sq.) a le mérite de donner une consistance théorique à la
mésoéconomie.
17
bien les organisations que les institutions, ce qui plus tard trouvera un écho dans les
recherches sur les districts industriels.
En fait, cette acception me convenait davantage que celle que Morvan donnait de la
filière : « un outil de description technico-économique […], une modalité du système
productif […], un instrument de politique industrielle […], une méthode d’analyse de la
stratégie des firmes » (Morvan, 1985), puisque de ces quatre rôles mentionnés plus tard
par Morvan, j’ai privilégié à l’époque le dernier : “ méthode d’analyse de la stratégie des
firmes ”, (Azaïs, 1984 : 17). Le premier sens s’avérait insatisfaisant pour capter la
dynamique du capital et des entreprises ; je l’écartais. Considérer la filière comme
« instrument de politique industrielle » dépassait quelque peu mon objet de recherche,
même si dans la thèse je soulignais le rôle de l’Etat français dans la mise en place d’une
politique industrielle spécifique pour l’industrie textile (politique d’incitation aux
fusions particulièrement intense pendant le septennat du Président Giscard d’Estaing).
L’entendre comme « modalité de découpage du système productif », même si
implicitement je le faisais, en isolant le textile-habillement du reste de l’industrie, ne
constituait pas non plus l’essentiel de mes préoccupations, alors qu’aujourd’hui je serais
plus enclin à considérer la filière sous cette optique-là, mais actuellement elle ne
constitue plus pour moi un objet de recherche.
L’expérience professionnelle m’avait montré que l’entreprise se lance dans des actions
qui visent à modifier les rapports de force en sa faveur. Son impact sur les structures
industrielles et sur le système productif apparaît au grand jour, la dynamique est ainsi
mise en avant. « Ce qui est concerné par l’analyse [de la stratégie des entreprises], c’est
davantage l’importance du rôle et des effets des actions stratégiques, et des
confrontations entre stratégies concurrentes » (De Bandt, 1991 : 898).
L’analyse des stratégies des agents contribue à cerner la dynamique de systèmes. Lors
de la rédaction de la thèse, je traduisais cette dynamique des systèmes par l’expression
« mouvement du capital » ; c’était le moyen, pour moi, de capter le changement et de le
comprendre de l’intérieur. L’enjeu était de taille : comment saisir le mouvement dans
toute sa complexité alors que les phénomènes ont des temps d’apparition différents,
mais contribuent tous au changement ? Cette question de l’enchevêtrement de
temporalités diverses deviendra plus tard l’un des axes centraux de ma problématique
de recherche, lorsque je m’intéresserai au territoire et à la nécessité de considérer
l’émergence de temps sociaux différents pour comprendre la genèse et l’évolution de
systèmes productifs locaux (Azaïs ; Corsani, 1997), faisant du temps et du travail une clef
d’entrée pour saisir la dynamique territoriale (Azaïs, 1999c).
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La seule sphère économique ou financière ne pouvait informer sur le changement ;
l’impact sur les formes et modalités d’insertion du travail et des travailleurs était tel que
j’émettais l’hypothèse que l’évolution des formes de mise au travail présageait une
modification du système productif dans laquelle les P.M.E. occuperaient un rôle à part
entière.
L’idée soutenue dans la thèse, à propos de l’emploi dans la filière textile dans les pays
développés, est que l’on assiste, à la fin des années 70 et au début des années 80, à un
double mouvement : numériquement, à une réduction du nombre de salariés et,
qualitativement, à une mutation dans le travail et le type de travailleur requis.
L’automatisation du processus de production à tous les stades de la filière a permis
l’émergence de qualifications nouvelles, faisant appel à des activités à dominante
intellectuelle, mais qui ne sont par pour autant reconnues par les directions d’usine.
L’ouvrier doit pouvoir « communiquer » avec la machine et puisque son travail est
robotisé, on va exiger de lui une polyvalence, qui correspond à une qualification
nouvelle non reconnue, car « naturelle » et « ne demandant pas d’effort », c’est ce qui
explique en partie la tendance à la baisse du salaire moyen. L’individualisation des
tâches a pour origine un désir de démantèlement du collectif ouvrier qui est compensé,
au moins en apparence par un gain d’autonomie et de responsabilité du travailleur.
Cette tendance se confirmera ultérieurement et touchera tous les secteurs industriels,
ainsi que j’ai pu le constater au milieu des années quatre-vingt-dix dans l’industrie de
l’aluminium au Brésil (Azaïs, 1996, 1999c). L’intuition que j’avais eue s’est révélée exacte.
D’un point de vue théorique, cela revient à dire que la crise du fordisme qui atteint les
économies développées n’épargne pas les économies des pays sous-développés ; elle est
l’expression de mutations dont l’impact s’exprime en grande partie dans la sphère du
travail. L’intensité avec laquelle ces transformations prendront effet sera accrue sous
l’impact des mesures d’ajustement que connaîtront la plupart des pays sous-développés.
Je reprendrai la question des mutations du travail plus tard.
19
L’approche choisie fait une part belle au travail, ce qui allait conduire vers d’autres
horizons théoriques que celui de l’économie industrielle.
Bien que n’étant encore qu’embryonnaire, je peux à l’heure actuelle détecter a posteriori
dans ce qui était le cœur de mes préoccupations du moment les éléments d’une
discussion méthodologique sur les dynamiques territoriales. En effet, pour procéder à
l’analyse du sous-développement, il convenait d’éviter le piège qui consistait à
rechercher toute explication dans une dimension où les raisons du développement
seraient de façon exclusive soit de nature endogène ou au contraire exogène. Sans nier le
poids des déterminations locales ni celui des déterminations globales (telles que la
monnaie, l’Etat, l’international, par exemple), je me rendais compte peu à peu de
l’incomplétude de l’une ou l’autre appréhension et tentais de proposer un chemin
différent, grâce à une analyse de type méso, que je ne nommais pas encore de la sorte. Le
canevas de mon champ de recherche pourrait plus tard s’élargir et déboucher sur une
question qui me tient à cœur actuellement, celle de l’articulation du travail et du
territoire. Mais revenons à la question qui m’absorbait alors : le lien existant entre sous-
développement et travail, que je traduisais par “ secteur informel ”.
20
des approches idéologiques6 des étapes à franchir de Rostow (1960), je l’étudiais dans sa
forme socioéconomique, m’inspirant fortement des études faites par Perroux (1991),
Hirschman (1964, 1984a), Salama (1975) et Mathias et Salama (1983). C’est à partir de
l’examen de formes particulières de mise au travail, regroupées sous l’expression
générique de “ secteur informel ”, dans une économie sous-développée comme la
brésilienne, que j’échafaudais des hypothèses sur la configuration du « marché du
travail ».
Comme l’exprime fort justement de Bernis, les analyses sur le sous-développement sont
restées longtemps le « domaine privilégié de la confusion de l’analyse et de la norme, du
« ce qui est » et du « ce qu’il faut faire » (De Bernis, 1974 : 103). Elles se regroupent en
deux grandes familles, selon que le sous-développement « fait partie d’un ordre a priori
se ramenant à un simple retard ou qu’il est le produit contradictoire du monde
développé, exerçant par rapport à lui des fonctions bien déterminées » (id. : 104).
21
prend à partir de la fin des années soixante-dix et au début de la décennie quatre-vingt
une tournure nouvelle (Palloix, 1987).
Perroux, quant à lui, insiste sur le fait que le développement est le fruit d’une histoire et
non pas le signe d’un retard quelconque, qu’il est aussi le produit d’un blocage
structurel de la croissance et qu’il imprime au pays qui en est victime une série de
manifestations apparentes outre une « domination par les prix » (Perroux, 1991).
• il s’agit d’économies inarticulées, en ce sens où l’espace qui les abrite est un espace
“ en zébrure ” (Omae, 1991) ; i.e. un espace non homogène qui ne permet pas la libre
circulation des prix, des flux (en monnaies ou en biens) et des informations. A cela
s’ajoute une composante socioculturelle, qui contribue à ce que le développement soit
générateur d’inégalités du fait de l’absence de facteur de propagation uniforme. Ceci
permet à Perroux de distinguer l’économie du développement de l’économie de la
croissance ;
• ce sont, en outre, des économies dominées (par d’autres économies, d’autres nations
ou firmes) et,
Domination des pays du Centre, pillage des économies périphériques, détérioration des
termes de l’échange et déstructuration des sociétés locales, telles sont les conditions
auxquelles sont soumis les pays sous-développés. La lecture qu’en font Mathias et
Salama en termes de violence élargit le débat (Mathias ; Salama, 1983). L’intérêt de leur
approche tient au fait qu’ils se penchent sur les formes de mise au travail, ce qui leur
permet de tisser des considérations sur la spécificité du capitalisme périphérique et
notamment en Amérique latine.
22
Pour Prebisch (1950), c’est la structure des pays sous-développés qui conduit à une
détérioration des termes de l’échange. Autrement dit, tous deux refusaient une lecture
du sous-développement en termes de retard. La théorie de la dépendance relaiera ces
approches et confèrera au sous-développement latino-américain sa spécificité.
La CEPAL insiste, dès la fin des années 40, sur la nécessité d’une planification étatique
pour promouvoir la substitution des importations de biens manufacturés et en terminer
avec les méfaits d’une spécialisation internationale de la région dans l’exportation de
produits primaires. Pour assurer leur développement les pays sont menés à creuser leur
déficit externe en raison de l’importation de plus en plus onéreuse de biens de capital,
qu’ils doivent réaliser. En outre, ils leur faut promouvoir simultanément
l’industrialisation de « tous les étages de l’édifice » (Tavares, in Mathias ; Salama : 200,
note 5), faute de quoi il ne saurait tenir debout. Dans une telle perspective, l’intervention
de l’Etat est primordiale. Ces propositions s’inscrivent à contre-courant de la théorie du
laisser-faire ; elles prônent le développement intra-régional et l’érection de barrières
douanières vis-à-vis des pays du Centre, seul moyen d’aboutir à un développement
autonome des Etats de la région et à une redistribution équitable des revenus, seule
façon aussi de compenser les dégâts du « développement inégal ». Cette théorie a connu
son heure de gloire en Amérique latine en ce sens qu’elle avait remis en cause le postulat
d’universalité des théories de la croissance en Amérique latine (Marques-Pereira, 2000).
23
gommer les spécificités locales et à ne pas faire état de la différenciation, qui est le
terreau sur lequel se nourrit et se développe le capital.
L’analyse en termes de classe sociale a connu dans les pays latino-américains un réel
engouement dans les années 70. Ce n’est que peu à peu que la vision d’un marxisme
structuraliste, ne laissant pas de place aux déterminations locales, a cédé du terrain à des
analyses plus soucieuses de capter la pluralité et de ne pas réduire la réalité à un simple
conflit entre classe possédante –réduite le plus souvent à une- et classe prolétaire.
Comme je le disais en plaisantant à mes étudiants de Graduação ou de Mestrado7, à João
Pessoa, Marx n’a jamais mis les pieds dans le Sertão8. Cette boutade visait à alerter les
étudiants du danger méthodologique d’application de modèles tout faits pour expliquer
des réalités diverses et, principalement, celles des pays développés et des pays sous-
développés. L’application mécanique de préceptes s’avérait, peut-être, commode, mais
rien ne pouvait remplacer l’étude in situ de phénomènes concrets, ce à quoi j’allais
m’atteler en me rendant précisément dans le sertão de la Paraíba et dans l’Agreste9 du
Pernambuco pour y analyser des “ réalités de travail informel ”. L’étude de l’informel,
commencée dans la thèse de doctorat, allait peu à peu constituer l’essentiel de mes
activités de recherche et évincer certaines des préoccupations théoriques qui avaient été
les miennes jusqu’alors, notamment en économie industrielle. Je n’y reviendrai que bien
plus tard, de retour en France. La réalité socioéconomique dans laquelle j’étais inséré se
prêtait peu, il est vrai, à un tel travail : professeur de Science Politique dans une région –
le Nordeste- où la part de l’industrie est loin d’être prépondérante et où les discussions
tournaient soit autour de l’émergence de mouvements sociaux urbains, soit de la
structuration de la production agricole, qualifiée de « petite production marchande »
(Hugon, 1980)10. Notre inquiétude –en tant que chercheurs- portait sur la capacité de
24
survie de populations, tout comme de phénomènes économiques, dans un univers que
l’on disait condamné à subir la violence des « avancées du capitalisme », que ce soit à la
ville ou, phénomène plus récent, à la campagne. La question du travail et de la
reproduction de la force de travail était au centre de notre propos, même si –et c’est le
reproche que je peux faire actuellement- cela n’a pas débouché sur une analyse
rigoureuse du rapport salarial dans les pays sous-développés. Je me contentais à
l’époque d’analyser les formes de mise au travail sans me rendre compte de la différence
de teneur entre ce qui est du domaine de la science économique et de la sociologie. Par
exemple, alors que je m’intéressais au rapport capital/travail, je ne faisais référence que
marginalement à la question de la répartition. C’est maintenant que je perçois de
manière plus nette la brèche existant entre une approche de sociologie du travail ou
socio-économique et l’approche économique.
Le clivage est très net dans les analyses de la petite production marchande entre les
sphères rurale et urbaine ; il sera question de « petite production marchande » (Hugon,
1980) dans le premier cas et de « secteur informel », dans le second.
Les études sur le secteur informel urbain se sont affinées depuis que la question eut été
posée pour la première fois à propos de l’Afrique (Hart, 1973). Vu tout d’abord en
négatif d’un secteur formel (analyses dualistes de Lewis ou trialistes), la multiplicité des
termes pour le définir (non structuré, non officiel, souterrain, parallèle, etc.) témoigne
d’un certain malaise pour cerner sa réalité profonde. Pris tour à tour comme signe d’un
mal développement, comme fonctionnel par rapport à un secteur capitaliste, puis
comme articulé à ce même secteur et par la même subissant aussi les mouvements de
conjoncture, les positions politiques à son égard ont changé et ont souvent épousé les
politiques d’ajustement structurel mises en place dans les pays sous-développés (PSD),
dans les années quatre-vingt. Ainsi est-on passé d’attitudes franchement hostiles à son
encontre à des attitudes où il apparaît aux yeux des décideurs politiques comme
incontournable –de par son importance numérique dans les villes du Tiers-monde- pour
régler une situation de l’emploi préoccupante. Décrié tout d’abord comme contournant
le droit et donc illégal –on n’hésitait pas à mettre sous la même étiquette « secteur
informel » des activités aussi hétéroclites que le commerce de rue, de drogue, le travail
25
au noir, la fraude fiscale ou la prostitution- les Etats latino-américains en sont venus à
prôner sa formalisation et y ont vu postérieurement une solution à la crise de l’emploi.
Les analyses sur le secteur informel ont été précédées en Amérique latine, dans les
années 1970, par celles sur la marginalité urbaine, version première de l’exclusion sociale
d’aujourd’hui. Ce thème d’étude est central en économie, en sociologie et en
anthropologie, dans les sociétés latino-américaines et principalement au Brésil
(Kowarick, 1977). Il correspond à la prise en compte de la pauvreté dans des sociétés, qui
en quelques années sont passées de sociétés rurales à urbaines, et des
dysfonctionnements qui en ont résulté. A l’époque, le débat sur la marginalité s’inscrit
dans une perspective marxiste et l’on s’interroge sur la réalité urbaine de franges
entières de la population exclues du “ miracle économique ”11. L’intérêt du discours
réside dans le fait qu’il se démarque d’une lecture structuraliste du développement pour
laquelle l’Etat serait le coupable de l’histoire tourmentée des sociétés latino-américaines.
L’auteur propose que l’on abandonne la séparation entre la sphère de production et la
sphère de reproduction de la force de travail, fréquente parmi les chercheurs de
l’époque. Ce thème de la marginalité urbaine, en raison de la prolifération de recherches
sur les mouvements sociaux au Brésil, occupe une place de choix dans les
préoccupations universitaires12. Parallèlement à ces discussions, Prandi (1978) focalise
son attention sur les travailleurs indépendants du monde urbain, et justifie ainsi l’objet
de recherche urbain en tant que tel, en se démarquant des analyses qui jusqu’alors
s’étaient intéressées de façon majoritaire au monde rural, à la petite production
marchande13.
Les organisations internationales, elles aussi, ont adopté des positions contrastées à
l’encontre du « secteur informel »14. Conçu au départ comme échappant à toute
contrainte étatique, le « secteur informel » est vu comme un obstacle au développement,
car il prive l’Etat d’une partie de recettes fiscales. Il convient donc de le formaliser, pour
faire rentrer dans le giron de l’économie officielle des activités auxquelles on reconnaît le
mérite, toutefois, de faire vivre une partie de la population. L’idée que
l’industrialisation, de par ses effets d’entraînement, résorbera ces poches de pauvreté et
provoquera une extension de la salarisation est encore fortement présente. Une telle
opinion s’estompera avec l’adoption de politiques d’ajustement structurel, au début des
années quatre-vingt. L’informel est alors perçu différemment. L’industrialisation n’est
26
plus l’objectif prioritaire, on admet alors l’idée d’une « salarisation restreinte » et
l’informel est vu comme une source de revenus et d’emplois devant la recrudescence de
la pauvreté provoquée par le retrait programmé de l’Etat. Il s’agit donc d’encourager le
secteur informel, source d’immenses potentialités pour des individus candidats à
l’entrepreneuriat ; on y voit alors un réservoir de créativité et d’innovations. Ainsi est-on
passé d’une optique misérabiliste à une vision optimiste pour laquelle le secteur
informel est la panacée au mal développement.
La position que j’ai adoptée dans la thèse est différente. En effet, je critique les positions
dualistes et trialistes, car, selon cette acception, le secteur informel apparaît comme un
boulet à la traîne de la modernité ; d’un point de vue méthodologique, la multiplicité des
critères nuit à l’appréciation des réalités observées. Je m’insurge aussi contre
l’inventivité soudainement chantée des petits entrepreneurs de l’informel, car il est alors
considéré sans doute hâtivement, comme le pot aux roses qui doit résoudre la pauvreté
urbaine et l’insatisfaction due à la pénurie des services de base. Grand responsable de la
reproduction de la force de travail, il doit suppléer les carences de l’Etat. Dans tous les
cas les thèses sur le secteur informel apparaissent comme la confirmation d’a priori
théoriques. L’exemple le plus flagrant reste sans nul doute l’ouvrage de de Soto (1987),
dont le mérite est d’intégrer à l’analyse les niveaux étatique et juridique, mais dont je ne
partage aucunement le point de vue. C’est en raison de l’existence d’un cadre juridique
contraignant et d’une incapacité de contrôle de l’Etat qu’apparaissent les situations
d’informalité, provoquée, il est vrai, par un exode rural important : tel est l’argumentaire
soutenu par de Soto. Justification à peine voilée de la nécessité du désengagement
étatique. Le livre a fait l’objet de copieux éloges et rares sont les critiques qui se sont
insurgées contre les a priori théoriques qui le sous-tendent. Je n’en soulignerai que deux :
« Sorte de fuite en avant idéologique » (de Miras ; Roggiero, 1990 : 116) ou cette autre
critique émise par Lautier, « l’argument central de H. de Soto est qu’une loi n’est ‘bonne’
que si elle améliore l’efficacité des entreprises » (Lautier, 1997). Un tel argument, comme
le souligne l’auteur, est pour le moins douteux.
15 Ce qui ne veut nullement dire qu’on ne trouve pas de salariat dans le secteur informel.
27
complétant, ne peuvent être abordées avec les mêmes outils d’analyse. Elles renvoient en
ce qui concerne la question du salariat et celle du marché à des questionnements de
nature socioéconomique qui en appellent à l’interdisciplinarité.
Toute une série de recherches a soutenu la thèse séduisante selon laquelle les activités
informelles jouent le rôle dévolu à l’Etat-providence des pays développés. Le secteur
informel « joue le rôle d’alibi en l’absence de politique de l’emploi structurée et
cohérente » (Lautier, 1987 : 349). En suppléant les déficiences des systèmes officiels dans
les pays sous-développés, les petites activités ont une fonction de régulation pour ce qui
est de la satisfaction des besoins fondamentaux et la reproduction de la force de travail.
La régulation se manifeste aussi dans le fait que « l’Etat est conscient que la maîtrise du
système de prix n’est pas indépendante d’une offre satisfaisante ou élastique de
marchandises » (Benissad, 1984 : 7), ce qui revient implicitement à reconnaître le rôle
politique des activités informelles, leur rôle de régulateur social et économique.
Ainsi, il devient patent que toute analyse sur le secteur informel ne peut se satisfaire
d’une approche purement économique -non pas uniquement car les statistiques en la
matière sont le plus souvent défaillantes ou partielles- mais plutôt parce que sa
dynamique provient de l’espace dans lequel il est inséré et qu’elle est le fruit de
l’imbrication de relations marchandes, familiales et sociétales (Lautier, 1997).
Les appréciations sur les activités informelles dans les PSD ont été multiples et le fait de
pratiquement tous les courants théoriques, même si les approches marxistes –exceptée
celle de de Soto- ont tendance à dominer.
L’apport des thèses colombiennes sur le « secteur informel », dont on doit la divulgation
en France à López Castaño et al. (1984), López Castaño (1987)16, a eu pour mérite de
dépasser une vision misérabiliste du « secteur informel ». Jusqu’alors il n’était perçu que
comme stratégie de survie pour des populations exclues du circuit économique et de ses
richesses ; cette interprétation fonctionnaliste interdisant toute appréciation fine du
phénomène ; elle assimile à tort le « secteur informel » à l’« armée industrielle de
réserve », alors que justement on en explique l’émergence par un manque
d’industrialisation ou par une industrialisation excluante (Azaïs, 1987).
28
dépassement indéniable des théories économiques qui font du marché du travail un
marché concurrentiel.
Puis, la discussion, tout au moins en Amérique latine, portera sur l’articulation entre le
secteur formel et le secteur informel, assimilés à des marchés segmentés du travail. Une
impasse totale sera faite sur « l’historicité du rapport salarial et les fondements sociaux
de la valeur du travail » (Marques-Pereira, 1997b : 22), signe d’une insuffisance du
dispositif d’analyse incapable de se démarquer d’une interprétation sociologique en
termes de mise au travail ou de trajectoire professionnelle pour proposer une analyse
économique du salariat. Des trois éléments constitutifs du salariat, seule la sphère de la
reproduction semble contemplée par les études sur le secteur informel, les sphères du
capital et du procès de travail ne sont pas approfondies avec une rigueur convaincante.
Il en est ainsi peut-être tout simplement parce qu’on fait le présupposé que les barrières
à l’entrée sont nulles ou presque –ce qui est loin de correspondre à la réalité- ou, et là le
biais revient certainement à la sociologie du travail des années soixante-dix qui en a fait
son terrain de prédilection, que le procès de travail n’a de sens que dans les grandes
entreprises de type tayloriste ou fordiste. La nouveauté que je trouvais donc dans les
analyses du secteur informel, qui abordaient la multiplicité du rapport salarial (Mathias
et Salama, 1983 ; Lautier, 1987, López Castaño, 1987) en Amérique latine résidait dans le
fait qu’elles rompaient définitivement avec l’idée que la révolution industrielle avait
constitué une scission définitive d’avec le passé et que, comme le soutiennent à la fois
Braudel et l’école des Annales, l’émergence du salariat est le fruit d’une lente évolution
qui remonte au XVI° siècle (Mounier : 10). Le puzzle représenté par les terrains d’enquête
où j’avais travaillé était la preuve tangible de la complexité socio-économique, que ni
une analyse purement économique ni une analyse sociologique n’étaient capables de
traduire. Le détour par le droit opéré par certains chercheurs (Lautier et al., 1991 ;
Lautier, 1997), relayé par la promulgation d’une nouvelle Constitution au Brésil en 1988,
considérée comme chef d’œuvre d’articulation et d’officialisation des droits civiques et
politiques, donnera un nouvel élan à l’analyse et contribuera à peaufiner les
interrogations sur la citoyenneté. Le discours sur le « secteur informel » venait de
franchir officiellement la barrière de l’économie et trouvait dans les principes du droit
son argumentaire. C’est précisément là que résidera la richesse des discussions sur le
secteur informel et les enseignements pour les pays développés, confrontés à la crise de
l’emploi. Ceci ne m’apparaîtra que plus tard.
29
1.3.2. Les limites de la théorie économique
Mais ce sont de longs débats menés par des socioéconomistes ou des anthropologues
plus que par des économistes proprement dit qui ont conclu que la division entre
secteurs –formel et informel- n’était pas pertinente (ORSTOM, 1991 ; Lautier, 1994, pour
n’en citer que quelques-uns)18. N’étant point en France à l’époque, je n’ai participé que
de façon marginale à ces discussions. D’un point de vue méthodologique,
l’hétérogénéité des activités informelles est incompatible avec l’utilisation du vocable
« secteur », qui supposerait au contraire une certaine correspondance entre les activités
et les actifs, régis par une logique économique propre. Au lieu de cela, c’est à un
amalgame d’activités que l’on a affaire, mais qui répondent à un ensemble de
codifications. Leur caractère désordonné, tout du moins en apparence, en fait la richesse.
Dans nombre de secteurs industriels -le textile, par exemple- des critères d’organisation,
de hiérarchisation et des normes révèlent leur imbrication dans le tissu social (sphères
domestique, marchande et publique). La multiplicité des occupations que ces activités
recouvrent empêche toutefois de les considérer comme un secteur. Le seul point de
ralliement entre elles, s’il en est un, est leur rapport au droit et non à l’économie stricto
sensu, comme le soulignent fort justement Lautier et al. (1990). C’est ce qui lui fera écrire
que l’informalité existe bel et bien mais que le secteur informel n’existe pas : telle une
girafe on le voit partout mais à l’instar de la licorne, il n’est qu’illusion d’optique
(Lautier, 1990). En fait, il n’existe que par l’extérieur –en l’occurrence, le droit- qui le fait
vivre.
17 Une longue tradition en économie industrielle a suscité foule de réflexions sur le concept de
secteur. Pour exemple je citerai la thèse de Gillard (1971). Le secteur comme concept théorique, thèse
d’Etat non publiée, Université de Paris I, Paris (citée par Gillard, 1975) ; ou les écrits de Palloix.
18 Lautier (1994). L’économie informelle dans le tiers monde, chap. 3
30
Conscient qu’une approche purement économique ne me mènerait à aucun résultat
probant, je me tournais vers la sociologie du travail et la sociologie politique pour
comprendre des formes de développement et de mise au travail spatialement localisées.
C’est dans cette perspective que je m’inscris dès mes premières recherches. L’analyse des
seuls déterminants économiques pour expliquer les facteurs de succès ou d’insuccès de
systèmes industriels géographiquement localisés –que je ne nommais pas encore ainsi-,
31
me semblait limitée. Je parlais encore d’activités informelles ou même de « secteur
informel ». Pour remédier à cette insuffisance, que je ressentais peut-être de manière
plus intuitive que scientifique, je me suis engagé dans un groupe de recherche19 qui se
proposait de discuter la question de l’articulation entre rapports de travail et rapports de
pouvoir. L’idée sous-jacente était de signifier que l’analyse des transformations
socioéconomiques de régions aussi différentes que le Nordeste et le Nord du Brésil
(partie orientale de l’Amazonie), ne pouvait être menée à bien que par une recherche
interdisciplinaire (Siqueira et al., 199720). Le groupe a sélectionné deux portes d’entrée :
l’une s’intéressant aux rapports de travail et, l’autre, aux rapports de pouvoir, tout en
privilégiant les connexions existant entre les deux axes. La première approche, de nature
socio-économique, a recours aux outils de la sociologie du travail, la deuxième approche
privilégie la sociologie politique. Il s’agissait, entre autres, de comprendre le processus
par lequel des rapports sociaux spécifiques se construisent et se reproduisent au cœur
des pratiques de travail. Ceci m’invitait à entendre la sphère économique comme
socialement construite et me poussait à retenir le “ marché du travail ” comme catégorie
d’analyse. Je dépassais alors la problématique qui avait été la mienne jusqu’alors du
« secteur informel ». Ne percevant pas encore la complexité du marché du travail et me
limitant à le considérer encore dans son acception première (primaire ?) de rencontre
d’une offre et d’une demande de travail sur un marché, la prise de connaissance de toute
une littérature de sociologie du travail italienne (Paci, 1975, 1982) ou française (Casassus,
1981) allait élargir ma perception. C’est de là que provient un changement de direction
dans ma problématique de recherche.
32
analyse que les éléments qui y contribuent et d’évacuer les données qui contredisent une
telle assertion. Dans la dernière partie de cet exercice, je serai amené à reprendre cette
question, à propos de la « construction » de l’objet territoire, en soulignant les dangers
méthodologiques encourus.
33
II- Marché du travail, systèmes d’entreprises : implications méthodologiques
L’analyse des ensembles industriels composés dans leur majorité de petites entreprises,
le plus souvent familiales, suppose presque constamment un détour par le politique. En
rédigeant la thèse de doctorat, je me suis aperçu de cette nécessité, mais ne m’y suis
attardé. Je ne l’ai fait que lorsque je suis revenu sur le terrain, près de dix ans plus tard,
avec l’intention de comprendre le succès de ces ensembles industriels que d’aucuns
vouaient à une faillite prochaine… dix ans auparavant. Ce thème du politique poindra
de façon récurrente dans divers de mes écrits, que ce soit lorsque je traiterai plus
particulièrement des rapports de travail (Azaïs, 1993b, cf. encadré) ou de l’analyse de
l’entreprise en tant que lieu de recomposition des rapports sociaux (Azaïs, 1996).
Deux textes illustrent mon parcours : l’un porte sur les dimensions politique et
économique de la petite production marchande urbaine (Azaïs, 1993 a & b, cf. encadrés) ;
l’autre, se propose de rénover l’appréhension du marché du travail par l’étude des
34
formes multiples de mise au travail dans les sociétés sous-développées ou même
développées. J’utilise alors la catégorie “ marché du travail ” en tant que “ construction
sociale ” (Bagnasco, 1988), me démarquant de l’analyse que font les économistes néo-
classiques et l’enrichit par une analyse sociologique de la formation des classes sociales
(Azaïs, Cappellin, 1993c). Notre préoccupation théorique était de souligner la nécessité
de prendre en compte les multiples déterminations qui donnent au marché du travail
une acception partagée par les économistes et les sociologues. Pour ce faire, nous avons
considéré que la subjectivité des individus est à la base de la formation d’une identité de
35
« Le travail émerge comme catégorie centrale de l’analyse mais insuffisante
pour comprendre l’évolution des rapports sociaux locaux. Le politique, quant à
lui, illustre la diversité des processus de socialisation manifeste dans les
rapports de pouvoir ; il reflète l’unité du corps social, qui se construit sur ses
divisions » (Azaïs, 1993b).
Des sociologues comme Paci (1975, 1982), Calza Bini (1989), par exemple, avaient tenté
de faire le pont entre les catégories « classe sociale » et « marché du travail ». La lecture
de ces auteurs me permettra à la fois d’enrichir l’appréhension que donnent les
économistes des marchés du travail et de me conforter dans l’optique méthodologique
que j’avais choisie, mais en même temps je sentais un certain malaise, car si la sociologie
du travail répondait à certaines de mes inquiétudes quant à la complexité du (des)
marché(s) du travail, elle m’offrait un cadre théorique nettement moins développé et
séduisant que l’économie. Celle-ci, en effet, donne indéniablement l’interprétation la
plus rigoureuse du fonctionnement du marché du travail et, par la même, elle risque
plus d’être enfermée dans son corpus théorique que la sociologie du travail et d’être
moins réceptive aux déterminations extérieures (institutionnelles, sociales et culturelles,
principalement). Les discussions que nous avons eues au sein du groupe de recherche
« Relations de travail, Relations de pouvoir », au Brésil, en fournissaient les prémisses.
Pour cette raison, n’en étant encore qu’à mes premiers balbutiements, je sentais la
nécessité d’approfondir la question, ce que je ne ferai que plus tard en allant chercher
36
dans la théorie économique des réponses aux questions que je m’étais posées. Le texte
« Classes sociais e Mercado de Trabalho » (« Classes sociales et Marché du travail »),
écrit en collaboration avec Paola Cappellin Giuliani, et publié seulement en 1993 (Azaïs ;
Cappellin, 1993c), s’aventurait dans cette voie. Il se présente comme une tentative de
rencontre, entre la sociologie et l’économie sur la question du travail, en ce sens où l’on
pose, d’un côté, l’analyse de l’influence de facteurs non-marchands sur le marché du
travail et, d’un autre, celle des facteurs économiques sur la structuration sociale. Je
reprendrai plus tard, à l’issue d’un séjour en France, cette thématique-là, adaptée à un
autre objet d’étude, celui des systèmes productifs locaux.
L’importance théorique d’une telle démarche sera mise en évidence lors de la discussion
sur la centralité du travail, qui me conduira à faire l’hypothèse que la question n’est pas
tant celle de la fin du travail que celle de la transformation du rapport salarial et des
nouvelles modalités de mise au travail. La sociologie du travail, de par l’examen de la
37
mobilité des individus, de leur trajectoire professionnelle en dents de scie (semblable à
ce que les pays sous-développés connaissent depuis fort longtemps), contribue à enrichir
l’appréhension qui est celle de l’économie du travail. Cette discussion dépasse pour
l’instant le cadre de mes recherches tout comme celui de la seule science économique. En
effet, l’économie semble se détacher de la société salariale et produire de la flexibilité, de
la désintégration sociale, du chômage et de la précarité. La nature du contrat de travail, à
une époque où le travail salarié n’est plus la panacée, est questionnée et les
interrogations tournent autour de la question : travail versus activité, ce qui correspond à
une tentative de remise en cause de la nature juridique du contrat de travail (Gaudu,
1998 ; Gazier, 1999).
Loin de voir l’entreprise comme une « boîte noire » à l’instar des économistes
néoclassiques, je la percevais comme une entité perméable qui participe de la complexité
des rapports sociaux. Dans ce cadre-là, l’entreprise est examinée davantage dans son
acception sociologique et politique qu’économique ; c’est-à-dire ce n’est pas uniquement
une unité qui associe des facteurs de production pour produire des biens ou services
destinés à être vendus sur un marché, mais plutôt comme le reflet d’une combinaison de
rapports sociaux qui procèdent de logiques multiples. Cette discussion repose sur un
univers de petites entreprises familiales, micro-entreprises pour la plupart, d’où sont
absentes les grandes entreprises et qui emploient de la main-d'œuvre à domicile, sous-
payée généralement, mais qui est perçu dans tout le Brésil comme un « modèle
d’inventivité, du génie d’individus, comme une pépinière d’entrepreneurs, de self made
men ou women » (Azaïs, 1996 : 235). Première constatation : une analyse en termes
d’économie industrielle ne pourrait recréer dans toute sa richesse la diversité des
situations observées. En effet, on n’a pas d’un côté, un secteur moderne qui produirait
pour un Brésil moderne et qui verserait des salaires décents à ses ouvriers, dignes de
ceux versés au Nord, et d’un autre côté, un Brésil « attardé » qui produirait pour les
pauvres et verserait des rémunérations dignes de celles des travailleurs du XIX° siècle.
38
2.2.1. L’entreprise, lieu de recomposition sociale
21 Le politique est entendu comme « l’ensemble des régulations qui assurent l’unité et la
continuité d’un espace social hétérogène et conflictuel » (Baudouin, 1991: 3).
39
simplement parce qu’elle n’en a pas besoin, en raison du caractère clientélaire, voire
paternaliste, de la société, qui a produit historiquement un assujettissement patriarcal du
travail. L’existence de liens personnels hiérarchiques hors de l’entreprise peut conduire à
une soi-disant nouvelle configuration des rapports sociaux au sein de l’entreprise, sans
rien toucher à l’architecture des rapports dans la société. L’imbrication entre le travail et
le hors-travail n’en est que plus soulignée ; les rapports d’allégeance dominent la société
et l’alimentent.
Une fois de plus j’affirmais que le travail est créateur de lien social (Durkheim, 1893 ;
Boyer, 1995), une thèse que je soutiendrai tout au long de mon parcours de recherche. Le
travail joue un rôle central dans la détermination de l’identité sociale (Jacob, 1994, 1995)
ou du fondement même de l’esprit du capitalisme (Weber). Toutefois, il n’est pas le seul
et unique lieu de création de lien social urbi et orbi ; d’autres configurations bâties sur
d’autres formes peuvent exister : l’une d’elles est la citoyenneté, telles que l’on compris
certaines analyses sur l’Etat–providence et celles que l’on classe hâtivement sous la
bannière de « secteur informel », qui s’intéressent plus à la reproduction de la force de
travail qu’à la production.
40
A posteriori, il m’est possible d’avancer que l’acception que je donnais de l’entreprise me
permettait de l’insérer dans une complexité productive et sociétale et qu’ainsi je me
rapprochais de l’interprétation selon laquelle une organisation est non seulement un
« objet collectif » mais un « acteur collectif », si tant est qu’il lui soit donné de résoudre
un problème collectif productif ou sociétal (Gilly, 1997 : 42).
Ces formes d'organisation productive sont vues comme des lieux où convergent
différents principes d'organisation sociale, internes et externes à l'entreprise. Le district
industriel est un endroit privilégié qui collecte et redistribue les échanges sociaux du
monde du travail et du hors-travail, de flux marchands et non-marchands, un lieu
privilégié du jeu des interrelations sociales qui, à son tour, produit une structuration
spécifique des rapports sociaux. La réussite économique de zones productives locales
41
repose sur l'existence d'une économie marchande pré-installée, consolidée et flexible.
L’exemple de Bologne allait être révélateur pour moi de toute une réalité dont seule une
approche historique pouvait rendre compte (Capecchi, 1992).
42
chercheurs comme moyen de trouver de nouveaux modes de régulation et pour les
entreprises de répondre à une demande locale de plus en plus diversifiée. Parallèlement
à l’impérieuse nécessité pour les entreprises de trouver des débouchés sur le marché
international, en raison de la contraction de la demande interne, l’attention des
chercheurs va se porter sur des espaces qui semblent préfigurer un nouveau mode de
développement plus localisé et territorialisé, susceptible de compenser les déboires
connus par la grande entreprise fordiste. Dans ces espaces le développement est vu
davantage comme étant le fruit des synergies du milieu que de l’action de l’Etat ou de
contraintes extérieures. On passe ainsi d’une hypothèse de développement exogène à
une hypothèse de développement endogène. L’approche localiste prend alors toute son
envergure et avec elle la reconnaissance du poids des acteurs locaux et des institutions
dans le développement industriel (Sociologie du travail, 1991). L’heure est à l’insistance
sur l’émergence d’un entrepreneuriat local capable d’accompagner les mutations du
système productif et d’insuffler au territoire une dynamique sui generis. D’un point de
vue idéologique, le moment correspond à l’adoption de politiques d’obédience néo-
libérale, d’un retrait programmé de l’Etat et de l’insistance sur les vertus de l’entreprise
et du self made man.
Ø un système local de PME et de TPE (très petites entreprises) spécialisées dans une
seule branche et secondées par des PME et TPE fournissant des services de soutien
aux entreprises de production.
Ø émergence dans des communautés à forte identité professionnelle. Cette émergence
est historiquement spontanée mais, dans certains cas récents, elle est planifiée ou
tout au moins encouragée par des administrations locales ;
Ø chacune des PME produit une composante du produit caractérisant la branche
(division technique du travail) ;
Ø le système est capable de répondre à une demande finale variable et différenciée
dans le temps et dans l’espace par opposition à une demande standardisée et
constante (spécialisation flexible) ;
22 Pour Garofoli, l’aire-système regroupe dans le cas d’un district de petite taille plusieurs
branches en interaction dans la même filière, ce qui lui confère une ampleur plus grande que celle
du district industriel.
43
Ø des relations marchandes (i.e. de la concurrence) et des relations non marchandes
(coopération et réciprocité) se nouent entre les entreprises du lieu ; d’où l’importance
de la proximité géographique.
ces entreprises se caractérisent par l’innovation de sorte qu’elles sont concurrentielles
non seulement à l’échelle nationale mais aussi internationale ; cette innovation est en
partie le fruit de la présence d’un “ milieu ” favorable à l’éclosion d’innovations
techniques et à l’inscription des entreprises dans des réseaux socio-techniques
d’innovation (Lévesque et al., sd).
Cette problématique sera reprise par les tenants de l’approche en termes de « milieux
innovateurs » (Aydalot, 1986 ; Camagni, 1995 ; Maillat, 1995).
L’empreinte de Marshall est grande dans l’analyse d’un tel système, qui repose sur :
44
- une capacité grande de résoudre les problèmes du district industriel
grâce à la présence d’une multitude d’acteurs économiques, moteurs
d’innovation ;
- une diffusion rapide des informations internes et externes au
système (marchés nouveaux de matières premières, de distribution,
financiers, etc.), favorisant l’apparition d’un patrimoine local
d’informations ;
- un savoir-faire (professionalità) des travailleurs diffus au sein du
district industriel, fruit d’un héritage historique ;
- une intégration entre fournisseurs et utilisateurs des produits
intermédiaires et des services aux entreprises » (Azaïs, 1992 : 9).
La différenciation des produits, fabriqués à petite échelle par des machines à multi-
fonctions, requérant des travailleurs semi ou peu qualifiés, capables de s’adapter
rapidement à une demande fluctuante et exigeante (recherche de qualité) est présentée
comme son principal atout. Beccatini (1992) reprend l’idée marshallienne d’atmosphère
industrielle pour expliquer l’émergence de ce type d’organisation productive dans lequel
la concurrence et la coopération sont élevées au rang de principe organisationnel entre
les entrepreneurs du district. Elles seront à l’origine d’un nouveau mode de régulation
entre les acteurs du district sous l’égide d’institutions locales, chargées soit d’encourager
la coopération, soit d’alimenter la concurrence, en tant que lieu d’émergence d’un
processus d’innovation, soit encore d’arbitrer des conflits. Les firmes sont concurrentes
et, néanmoins, coopèrent entre elles : l’intégration horizontale de la production est
fondée sur un épais réseau entre les firmes et les rapports de sous-traitance sont flous, en
ce sens où, n’ayant pas un pouvoir de marché démesuré, il n’est pas rare que l’entreprise
sous-traitante devienne donneuse d’ordre un temps et recouvre sa condition de sous-
traitance ultérieurement. Ceci n’est possible que parce que les grandes entreprises sont
exclues du modèle du district industriel. Les formes de régulation sociale sont
présentées comme étant établies localement et le rôle des institutions locales spécifiques
tout comme celui des forces sociales locales est mis en évidence. C’est donc bien à une
structuration horizontale des rapports sociaux que l’on a affaire (Azaïs, 1992, cf. encadré
ci-dessus).
Bref, l’on assiste à l’apparition d’un nouveau paradigme qui très vite va être érigé en
modèle (Azaïs, 1992, cf. encadré). J’insisterai sur la portée du modèle d’un point de vue
45
méthodologique et l’avancée qu’une telle démarche représente pour la construction
d’une théorie de la sociologie économique.
Comme tout modèle il est décollé de la réalité ; l’ennui, c’est qu’il prétendait la traduire
et, dans cette tentative, il échoue. Le foisonnement de critères sera à l’origine de
controverses de la part des chercheurs qui, voulant à tout prix trouver des districts
industriels sur le territoire, n’hésiteront pas à multiplier les critères. Les travaux sur les
districts industriels ont eu cependant le mérite de retracer l’apparition de processus
autonomes de développement aux niveaux local et régional. Or, une telle description
46
procède d’un temps révolu, comme l’exprime fort justement Fumagalli, pour qui « des
rapports hiérarchiques de dépendance s’instaurent au sein de ce qui était avant les
districts et dont les caractéristiques étaient la territorialité et l’égalité du pouvoir entre
les entreprises » (Fumagalli, 1998). Telle est la réalité des districts industriels qui
s’accompagne d’une inégalité croissante dans les statuts des travailleurs.
L’intérêt de l’approche proposée par les districtologues italiens, que par ailleurs j’ai
décriée à maintes reprises (Azaïs, 1992, cf. encadré ; 1997), réside principalement dans le
fait d’avoir signifié la présence sur l’espace géographique italien de formes de
développement local, qui dépasse une vision réductrice ou misérabiliste en vigueur
jusqu’alors, qui opposait à un Nord riche et industriel un Mezzogiorno pauvre et rural. Il
est aussi d’avoir souligné l’importance des réseaux dans la constitution d’une
dynamique territoriale, même si les travaux passent sous silence nombre de
déterminations –extérieures au système productif, principalement- qui concourent au
succès des districts et s’ils en ignorent superbement les échecs. En cela, ils s’inscrivent
dans la problématique des « régions qui gagnent ». Il convient de leur reconnaître,
toutefois, le fait d’avoir souligné que la compétitivité d’un système productif local, la
dynamique d’un territoire tiennent en grande partie à leur capacité de générer des
externalités positives et de les répartir entre les acteurs locaux –firmes, institutions,
entrepreneurs, travailleurs, principalement- de telle sorte que leurs interactions puissent
en générer de nouvelles. Dans ce contexte, le territoire, en tant que construction sociale
et produit des hommes et des institutions, gagne une nouvelle dimension que ne lui
avaient octroyée jusque là ni l’économie spatiale ni l’économie régionale.
Le reproche que je ferai, outre celui d’avoir ignorer le conflit et la différenciation, est de
réduire l’interprétation de la réalité socio-économique à un small is beautiful –i. e. à forte
composante idéologique (idéologie du self made man). A trop vouloir forcer le trait sur ce
qui est petit et par déduction sur ce qui est local, on en oublie le poids des
déterminations macro ou méso, que l’interprétation en termes de réseaux (Veltz, 1992 ;
Albertini ; Pilotti, 1996) ou de systèmes productifs locaux reformuleront dans des termes
plus riches et avec plus de succès. Le danger d’une analyse qui insiste sur le local, sur le
petit est d’aboutir à l’exacerbation d’une pseudo-dichotomie entre un local et un global,
comme si les deux éléments ne faisaient pas partie du même mouvement. J’avoue ne pas
avoir échappé totalement à ce travers alors que méthodologiquement je m’en défendais
(Azaïs, 1999 ; Azaïs, Corsani, 1997). La voie n’est pas facile d’accès et le parcours semé
d’embûches, comme on le verra dans la dernière partie.
Une dernière critique, que j’emprunte à Leborgne et Lipietz (1988), à Benko et al. (1996)
et à laquelle je souscris, tient au fait que les relations interentreprises obéissent àdes
47
configurations diverses et multiples et qu’à vouloir les circonscrire à la combinaison
entre des relations de réciprocité et des rapports marchands, on laisse de côté la diversité
des formes de rapport salarial et de « gouvernance »23. Par ce concept, Storper et
Harrison (1992) y voient une forme d’organisation interentreprises dépassant les
relations marchandes. Ils ouvrent la voie à une interprétation évolutionniste de
l’économie régionale, que Storper reprendra dans un écrit ultérieur (1996). Pour ma part,
c’est la division du travail, dans ses deux variantes, division technique du travail et
division sociale du travail, l’une concernant l’organisation sous commandement d’une
grande entreprise, l’autre la coordination par le marché et par le face à face d’une
myriade de petites entreprises, qui informe sur la possibilité de dépasser la dichotomie
local-global au même titre que l’analyse des rapports de pouvoir.
Dans leur recherche d’un « mode de production » alternatif au fordisme, Piore et Sabel
(1989) insistent sur la flexibilité productive. L’analyse des transformations du système
productif et notamment la constatation de la désintégration verticale des grandes
entreprises dans leur recherche d’économies externes conduit ces auteurs à rechercher
23 Définie par Benko comme étant le mode de régulation des rapports entre unités productives :
hiérarchie, sous-traitance, partenariat, atmosphère, agences publiques ou parapubliques (1998 :
101). Ou encore « régulation de relations de pouvoir et de coordination plutôt non marchandes »
(Benko ; Lipietz, 1992 : note 17, pp. 31-32).
48
de nouveaux modèles de développement régional. Ils en déduiront une hypothèse de
déconstruction des grandes entreprises en réseaux de petites firmes spécialisées
obéissant à des critères de proximité, hypothèse qui s’est révélée totalement fausse par la
suite.
Ils voient dans ce nouvel agencement des forces productives une solution au chômage, à
la crise de l’emploi, qui n’est pas sans rappeler l’évolution de la position des institutions
internationales envers les activités informelles. Une fois de plus l’entreprise se trouve au
cœur du système.
Ainsi, pour comprendre les facteurs du développement, non plus limité cette fois-ci aux
pays sous-développés, mais dans une optique de développement local et régional, je me
suis tourné vers l’économie industrielle et l’économie régionale, qui m’ont permis de
souligner la spécificité de systèmes productifs localisés, ce que la sociologie ou la science
politique ne m’autorisaient pas. Je réitérais à nouveau la nécessité de m’inscrire dans
une problématique en termes de production et non d’échange. Pour cette raison, j’ai
adopté une position critique envers les analyses qui, à propos des districts industriels,
mettent en exergue les concepts de coopération ou de confiance et ignorent ou évacuent
la conflictualité inhérente aux rapports entre individus, qui est constitutive de ces
systèmes productifs ou tout du moins participe amplement à leur élaboration. La
critique que je fais est à la fois d’ordre théorique et méthodologique ; elle s’exprime dans
l’interprétation de ces phénomènes de développement industriel local. A vouloir faire de
ces manifestations un modèle emblématique de développement local, certains
chercheurs vont les ériger en paradigme et présenter toute une batterie de critères
auxquels la réalité devrait nécessairement correspondre. Si elle n’y répond pas, ce n’est
pas le modèle qui est en cause mais bien la réalité qui doit être modifiée, ce qui n’est pas
sans poser de graves problèmes heuristiques (Azaïs, 1992). Toutefois, si j’ai rejeté à
l’époque la notion de modèle, d’un point de vue épistémologique, je dois reconnaître
aujourd’hui qu’elle présente l’intérêt de n’être pas seulement une représentation du
monde, c’est aussi un monde possible ouvert, c’est-à-dire qu’il trace des pistes qui seront
empruntées ou pas, mais qui ne constitueront pas moins des ouvertures dans lesquelles
les individus pourront s’engouffrer ou non. Cette conception se rapproche de ce que
49
Lacour appelle la « tectonique des territoires » (1993, 1996), qui a l’avantage de signifier
qu’un phénomène n’a pas forcément besoin d’émerger pour se constituer en tant que
force, sa présence même souterraine peut provoquer des mouvements, des
tremblements (pour continuer la métaphore avec les secousses telluriques) que les forces
dominantes ne peuvent ignorer.
Piore et Sabel (1989) soutiennent la thèse selon laquelle les succès des districts industriels
représentent une forme spatiale de déploiement du fordisme. La tripartition entre la
conception, la fabrication qualifiée et l’exécution, typique de l’organisation fordienne du
travail, considérée à tort comme la forme définitive d’organisation scientifique du
travail, trouvait son expression spatialement sous la forme du « circuit de branche »
(Benko, Lipietz, 1992 : 22-23). Benko considérera cette forme comme une « nouvelle
bifurcation industrielle » (Benko, 1998 : 97), faisant par ces termes référence à la
professionnalité de la main-d’œuvre, à une innovation décentralisée, à la coordination
par le marché et à la réciprocité entre les firmes, autant d’éléments qui ne sont pas sans
rappeler les caractéristiques propres à l’atmosphère industrielle.
L’analyse en termes de système productif, décliné aussi bien sous la forme de système
productif local ou de système productif d’innovation, insiste sur le rôle des PME tout en
se dégageant de l’approche du district industriel, dans la mesure où il est fait référence à
des entreprises qui n’appartiennent pas forcément à la même branche ni ne sont
spécialisées dans la fabrication de composants d’un unique produit. A son tour, la
notion de système renvoie aux interactions entre les divers acteurs locaux et ne limite
pas la lecture des relations à celles qui concernent plus spécifiquement la sous-traitance.
La référence au système productif n’exclut pas non plus la présence sur le territoire
d’une grande entreprise, à la différence des analyses en termes de district industriel.
Dans le cas du système productif local, la régulation relève aussi bien du marché que de
la coopération qu’entretiennent entre elles les entreprises à la recherche d’économies
d’échelle et d’économies externes. Comme dans le cas du district industriel, cette
coopération est basée sur des règles dont il convient de présenter la nature théorique.
Les systèmes productifs locaux (SPL) trouvent leur origine aussi bien dans des systèmes
de production artisanale anciens qui ont été ignorés par le fordisme, où la main d’œuvre
est fortement impliquée dans le travail que dans des espaces productifs nouveaux. Ils
s’inscrivent dans un « processus de décentralisation territoriale de la production »
(Garofoli, 1992 : 77). Ce mode de production peut apparaître aussi bien dans des zones
rurales que dans des zones urbaines (Courlet, Soulage, 1994 : 19). Il s’agit, toutefois, de
systèmes productifs encastrés dans la communauté ; c’est en ce sens que la réciprocité et
la coopération viennent compléter la régulation marchande. Pour ce faire, la présence
sur place d’institutions locales désireuses de promouvoir le développement local est
50
indispensable. Ce sont elles qui confèrent à ce type d’organisation de la production son
caractère systémique.
L’intégration des entreprises dans le système local de production peut être plus ou
moins serrée. À la limite du système local de production, on retrouverait la « quasi-
intégration verticale » dont les caractéristiques sont : « des relations stables entre
fournisseurs et clients ; une part importante du client dans le chiffre d’affaires du
fournisseur ; un champ de sous-traitance étendu de la conception à la
commercialisation ; des formes non-marchandes de relations interfirmes allant de la
subordination au partenariat » (Leborgne, Lipietz, 1988 : 100). Comme l’écrivent Billette,
Carrier et Saglio, « la quasi intégration verticale suppose aussi l’extension des relations
non-marchandes entre firmes : alliances stratégiques, transferts de technologies,
programmes de recherches communs, joint-ventures, etc. ». Ce faisant, poursuivent les
auteurs, « la firme principale obtient à la fois les avantages de l’intégration verticale
(faible coût de transactions, gestion à flux tendus, flexibilité de la politique globale) et
ceux de la désintégration verticale (possibilité d’innovation chez les sous-traitants,
imposition de normes sur la qualité, partage des risques en matière de recherche-
développement et d’immobilisations) » (Billette, Carrier, Saglio, 1991 : 25-26). Ainsi
entendu, le système local de production passe nécessairement par la présence d’une
firme principale, ce qui n’est pas le cas pour le district industriel.
Enfin, le SPL est parfois considéré comme un contexte qui facilite les innovations,
considérées comme étant habituellement en continuité avec l’expérience acquise par le
milieu (Courlet, Soulage, 1994 : 23), ou encore, dans le cas d’innovations radicales, relié à
des institutions tournées vers le milieu (par exemple, les centres universitaires de
recherche). D’où l’importance de la gouvernance pour traduire « toutes les formes de
régulation qui ne sont ni marchandes, ni étatiques ». En d’autres mots, « la gouvernance,
c’est la société civile moins le marché » auquel on ajoute « la société politique locale, les
notables, les municipalités » (Benko ; Lipietz, 1992 : 383), ce qui ressemble étroitement au
concept de société civile de Gramsci. De la « gouvernance », je préfère retenir l’acception
qu’en donnent Gilly et Pecqueur quand ils soulignent les compromis institutionnels qui
se tissent sur un territoire et qui mettent en relation les diverses composantes sociétales,
« la gouvernance d’un territoire caractérise à un moment donné une structure composée
par différents acteurs et institutions permettant d’apprécier les règles et routines qui
donnent sa spécificité à un lieu vis-à-vis d’autres lieux et vis-à-vis du système productif
national qui l’englobe » (Gilly ; Pecqueur, 1995 : 305).
51
même qu’elle indique une dynamique de coordination (coopération/conflit) entre
organisations (Gilly, 1997 : 43), manifeste lorsqu’elles en viennent à abandonner la scène.
L’approche théorique qui sous-tend la plupart des discussions sur les districts
industriels s’inscrit dans une perspective d’économie d’échange et trouve sa filiation
dans l’économie des coûts de transaction de Williamson (Dei Ottati, 1994). A ce titre le
choix du concept de gouvernance n’est pas anodin, puisqu’il a été remis en scène par
Williamson. En mettant l’accent sur la firme, ce courant valorise des concepts tels que
celui de coopération, de coordination entre agents et privilégie une approche où la
question est de savoir laquelle des instances entre la firme et le marché est la plus
recevable.
Sans négliger totalement cette approche, mais en en soulignant les limites –option
déclarée précédemment pour une économie de la production plus que pour une
approche uniquement en terme d’économie d’échange- et en rejetant toute interprétation
de la réalité économique qui fasse de la firme le lieu privilégié de coordination et, d’un
point de vue méthodologique, le dispositif de compréhension des phénomènes
économiques à partir de l’examen des comportements des individus ou des firmes, la
démarche que j’adopte me permet d’intégrer le travail et le conflit pour comprendre ces
phénomènes productifs et de ne pas m’en tenir à une approche centrée uniquement sur
la coopération entre les individus ou les firmes. Ainsi, par le biais du travail, c’est la
question des formes que prend le rapport salarial qui est posée, rapport salarial qui peut,
selon Gilly et Pecqueur, dans sa dimension locale être « à la fois dépendant et autonome
vis-à-vis du système global » (Gilly ; Pecqueur, 1995 : 305). La dépendance se mesure par
rapport aux normes locales, aux conventions locales qui contribuent à la régulation
territoriale ; l’autonomie provient en grande partie du fait que les acteurs obéissent aussi
à des logiques de branche, indépendantes du niveau local. Ces deux caractéristiques ne
sont pour ces auteurs aucunement incompatibles et trouvent dans la dimension méso
leur expression. Toutefois, j’argumenterai que le passage de la dimension macro –à
laquelle appartient pleinement le rapport salarial- à la dimension micro ou locale n’est
pas sans poser de problème méthodologique. C’est ce que s’efforce de dépasser l’analyse
mésoéconomique en proposant de jeter un pont entre les deux dimensions macro et
micro et qu’exprime Gilly dans la formulation suivante : « c’est au niveau méso, en tant
qu’‘espace’ de coopérations durables entre des organisations, que la dialectique
micro/macro peut être rendue ‘lisible’ et compréhensible dans une perspective non
dichotomique » (Gilly : 1997 : 40). Néanmoins, je doute que l’usage du concept de
52
rapport salarial puisse rendre compte à la fois de la dimension macro et de la dimension
méso, du seul fait qu’il appartienne au champ des institutions et que dès lors il possède
une dynamique propre. Il a, toutefois, l’avantage de déplacer le débat d’une approche
qui repose sur la dichotomie local-global à une analyse en termes mésoéconomiques.
24 Sur le sujet on pourra consulter l’ouvrage de Demazière (éd.), 1996. D’autres sciences sociales
s’intéressent à la question : je me rappelle à ce propos avoir assisté à un colloque intitulé « Le
local dans les sciences sociales », organisé à l’IEP de Paris, les 30-31 mai 1991 ou, plus récemment,
avoir participé à la journée d’étude « Développement régional endogène : les chances de la
périphérie », organisée par l’EHESS, à Paris, le 28/5/1997.
53
promotion, dans l’autre, le local serait affublé de vertus particulières capables de
promouvoir le développement, ce qui pourrait facilement être assimilé au small is
beautiful. Désireux de me démarquer de cette lecture du développement régional, j’en
proposerai une autre version dans laquelle je mets en évidence le lien existant entre le
territoire et le travail avec comme toile de fond une analyse de la division du travail.
Ceci constituera la dernière partie de cet exercice d’Habilitation.
La théorie du développement par en haut a subi de graves critiques, tout d’abord au regard
de la réalité, puisque là où il y a eu développement par le haut il n’y a pas eu d’effet de
rattrapage (à la Rostow) et les disparités ont continué à s’accroître entre les régions tout
comme au sein des régions entre les bénéficiaires du développement et les laissés pour
compte. L’exemple brésilien a servi de laboratoire concluant, si l’on regarde les
différences de développement entre le Sud développé et le Nordeste, à la traîne (Araújo,
1979 ; Guimarães, 1989 ; Marques-Pereira, 1997b). Cette approche réduit le
développement à une simple « affaire de capital humain et de montants
d’investissement » (Demazière, 1996 : 23), sans se préoccuper de la structuration sociale
de l’espace considéré ou, tout simplement, de savoir si l’espace est prêt à subir les
transformations provoquées par cet afflux financier, notamment les exclusions qui en
découlent.
La thèse du développement par en bas s’inscrit dans une perspective dynamique de
dépassement des contradictions générées par les formes de développement par en haut.
L’objectif est de créer ou de faire émerger une dynamique de développement endogène.
Il s’agit en fait de promouvoir un type de développement maîtrisé, qui ne soit pas
producteur de disparités plus grandes encore et qui s’inscrive dans l’histoire sociétale.
Avec ce type d’approche un glissement sémantique s’opère entre ce qui n’était qu’espace
et qui prend le statut désormais de territoire. Toutefois, ni d’un point de vue théorique
ni d’un point de vue pragmatique cette forme de développement local n’est la panacée,
car il est très difficile de faire la part de ce qui relève de l’initiative et de la dynamique
locale et de ce qui, au contraire, relève de la dimension macroéconomique, de l’Etat ou
des institutions nationales voire internationales (comme l’octroi de fonds européens aux
régions, par exemple).
Les déterminations qui structurent les territoires proviennent à la fois du local et du
global. Le développement n’est ni exclusivement exogène ni exclusivement endogène.
En effet, l’envisager dans sa dimension endogène reviendrait à évincer les
déterminations d’ordre macroéconomique ou macrosocial ; n’en saisir que la dimension
exogène, à son tour, équivaudrait à nier l’importance de la structuration
socioéconomique et historique, produit des institutions et des hommes qui « font » le
territoire et y travaillent. Une telle démarche conduirait à passer à la trappe la dimension
mésoéconomique ou mésosociale, l’appréhension du territoire s’en trouverait tronquée.
54
Comme l’exprime à juste titre Rallet, « l’économie territorialisée est un moment de
l’économie globale » (Rallet, 1993 : 369), ce qui revient à dire qu’elle s’inscrit directement
dans le mouvement général et que la question n’est pas de partir du local pour arriver
au global, celui-ci étant constitutif du local. En fait, il s’agit de prendre en compte
les « interrelations entre les dynamiques mondiales ou globales et d’autres plus locales,
plutôt territoriales » (Lacour, 1995 : VI). Plutôt que de parler de rapport local-global, cet
auteur préfère appréhender les réalités en termes de « macro-territoires et de micro-
territoires » (id. : VII), mais cela ne me semble pas suffisant pour élucider la question de
la dichotomie. Par contre, lorsqu’il fait référence à la « tectonique des territoires »
(Lacour, 1993, 1996), il permet de ne pas réduire la question du développement local à
une alternative entre un développement par en haut ou un développement par en bas.
La discussion sur le développement par en haut, qui a occupé l’espace académique jusqu’au
début des années 70, s’est étiolée depuis lors. Ceci a correspondu théoriquement à un
moindre intérêt de la science économique pour la notion d’espace et à l’émergence de
celle de territoire. Celui-ci a peu à peu acquis une dimension économique. Il n’est plus
uniquement cet espace d’échange neutre, mais il est inséré dans un système
socioéconomique et politique et il participe non seulement de la dynamique industrielle
mais aussi de la constitution des mécanismes économiques et de coordination entre
acteurs. Son inclusion dans un système requiert un détour par la méso-analyse.
25 Colloque « Entre Méso et Micro, une nouvelle économie industrielle ? Ruptures industrielles et
emploi », Amiens, 3-4/5/1996.
55
Les premiers écrits tentant de poser les jalons d’une analyse mésoéconomique remontent
à Gillard, qui, selon lui, ne permet pas « tant d’analyser des phénomènes nouveaux que
d’envisager les phénomènes traditionnels sous une autre optique » (Gillard, 1975 : 478).
Cette optique dynamique vise à proposer une lecture du découpage du système
industriel différente de celle qui construit l’analyse à partir d’une structure donnée de ce
même système industriel et qui ne prend pas en compte « tous les types de
transformations imaginables que peut subir une entreprise dans son processus
d’accumulation du capital » (Gillard, 1975 : 515). Cet auteur est fort explicite lorsqu’il
traite du passage du micro au macro. Pour lui, le statut théorique de la « méso-analyse »
s’établit en raison du fait que ce « ne sont pas deux méthodes alternatives
d’appréhension de la réalité que l’économiste pourrait choisir librement en fonction de
ses goûts personnels », mais au contraire « deux moments d’une même réalité qu’il s’agit
d’appréhender simultanément » (Gillard, 1975 : 514). Une telle prise de position est tout
à fait intéressante et novatrice pour l’heure où elle a été écrite, elle est un moyen de
rendre compte du changement. Je ne la connaissais pas au moment où j’ai écrit la thèse.
Un basculement de paradigme s’est opéré au début des années 80 faisant que l’on est
passé d’un paradigme où les structures dominent à un paradigme où le thème de
l’historicité s’impose comme référence (Lévesque et al., sd). La prise en compte des
agents s’avère incontournable ; ce sont eux qui font l’histoire et leur histoire. Nier leur
liberté est dangereux et idéologiquement fallacieux. Ne comprendre leur histoire qu’à
partir de leurs comportements est encore moins satisfaisant, car c’est négliger les
structures socio-institutionnelles auxquelles ils appartiennent et qui dans une certaine
mesure les façonnent. La difficulté réside dans le fait de trouver un « juste milieu » qui
n’ignore ni les structures ni l’individu, ni le niveau global ni le niveau local ; la
dimension méso apparaissait être une piste séduisante. Le débat sur la pertinence d’une
approche en termes méso a fait des adeptes. Outre De Bandt, à la fin des années 80 et au
début des années 90 (Arena et al., 1991), la discussion en termes de méso-analyse
trouvera des adeptes dans le champ de la théorie économique. Ainsi, se grefferont à cette
problématique nombre de ceux que les approches se réclamant de l’individualisme
méthodologique ne satisfont pas et qui préfèrent raisonner en termes de territoire plutôt
que d’espace, de par la complexification croissante des phénomènes économiques.
56
de présenter une « efficacité productive collective supérieure à celle qui résulterait de la
simple agrégation des capacités individuelles des organisations (constituant le méso-
système productif) » (Gilly, 1997 : 44). L’approche mésoéconomique en économie
industrielle pénètre le champ de l’économie tout en s’écartant de l’“ économie pure ”,
pour reprendre l’expression de Max Weber. L’avantage d’une telle interprétation réside
dans la prise en compte des externalités, moyen d’exprimer la dynamique intrinsèque
aux structures économiques (Moulier-Boutang, 1997 ; Berquez, 1998).
Toutefois, d’autres approches, telles que celle par les conventions, ont tenté de franchir
la distance entre les dimensions macro et micro. Si l’on suit Gilly, par exemple, lorsqu’il
relate les perspectives ouvertes par l’Economie des Conventions, « c’est au niveau méso,
en tant qu’‘espace’ de coopérations durables entre des organisations, écrit-il, que la
dialectique micro/macro peut être rendue ‘lisible’ et compréhensible dans une
perspective non dichotomique » (Gilly, 1997 : 40). En effet, dans ses actes fondateurs,
l’approche conventionnaliste prétend offrir un dépassement de la dichotomie holisme
versus individualisme méthodologique et dès lors s’avère séduisante. Tout d’abord, elle
autorise « la reconnaissance par la théorie néo-classique de l’importance économique des
phénomènes organisationnels et institutionnels ; et la reconnaissance par les
‘conventionnalistes’ de l’importance de la méthodologie individualiste » (Orléan,
1994 :15). Cependant, sa filiation à l’individualisme méthodologique est patente lorsque
les auteurs déclarent s’accorder sur le fait que « la place admise à une convention
commune ne doit pas conduire à renoncer aux préceptes de l’individualisme
méthodologique : les seuls acteurs, continuent-ils, sont des personnes, qu’on les saisisse
ou non comme membres d’un collectif ou d’une institution, ou dans l’exercice d’une
fonction de représentation d’un groupe » (Revue Economique, 1989 : 143). Considérer que
« la convention doit être appréhendée à la fois comme le résultat d’actions individuelles
et comme un cadre contraignant les sujets » (id. ; ibid.), présente l’avantage de se
démarquer des hypothèses contraignantes de l’approche néo-classique de rationalité des
individus et de maximisation de leur utilité et permet d’inscrire l’échange dans une
dimension temporelle, donc dynamique, en ce sens que « la présence d’une référence
‘collectivement reconnue’ [efficace] arrête, temporairement, la logique spéculaire de
mise à l’épreuve des intentions des autres » (Orléan, 1994 : 26). L’échange marchand est
censé contenir les racines du collectif. Or, aussi bien Durkheim que Weber ont fort
justement insisté sur le fait que pour qu’il y ait échange il est nécessaire de s’inscrire
dans une perspective temporelle, que la confiance ne peut s’obtenir que s’il y a espoir de
renouer la transaction ultérieurement, fût-elle marchande ou non, sinon la portée
socialisatrice de cet acte est nulle. A ce stade-là, l’échange est empreint de coopération,
de solidarité et ne peut exister que si de tels ingrédients sont présents. Cependant, la
théorie conventionnaliste ignore les conflits qui, peut-être plus encore que la
57
coopération, contribuent à construire le sentiment d’appartenance à un groupe, une
société, un territoire. La société n’est, pour eux, rien d’autre qu’une somme d’« acteurs »
ou d’« agents ». « Acteur collectif » ou « agent organisé » ? Rien n’explique la genèse des
conventions ; le détour par l’histoire est indispensable, celui par les conflits s’impose.
Lorsque Favereau met en relief les particularités de la théorie des conventions et de la
régulation et qu’il compare chaque programme de recherche, il signale clairement que
« ‘régulation’ indique la priorité du système sur ses constituants ; ‘convention’ met au
premier plan la recherche de l’accord –ce qui implique au minimum trois termes : deux
individus et l’interaction entre eux deux » (Favereau, 1995 : 515) et, poursuit-il, pour
expliquer la genèse des règles la première s’apparente à un « accord partiel de
coopération entre agents à rationalité limitée » alors que pour la seconde les règles
résultent d’« armistices provisoires dans la lutte des classes » (id. : 516). Reconnaissance
explicite du fossé méthodologique et théorique existant entre les deux approches. Ici,
l’on s’intéresse aux comportements humains, que l’on considère comme la base de la
compréhension sociétale, là, c’est la différenciation entre les acteurs qui prime et qui
produit la richesse sociologique du groupe.
Toutefois, le mérite de l’économie des conventions est de « faire émerger tout un monde
logiquement (quant aux modes de coordination à l’œuvre) et topologiquement (quant
aux lieux d’exercice) distinct du marché » (Frydman, 1992 : 6). Ainsi, comme le souligne
ce même auteur, « la configuration marchande est à réécrire, car ce qui régule les
relations marchandes dépasse le rôle des prix » (id., ibid.). Les normes, règles ou
conventions qu’il convient de leur adjoindre ne sauraient être réduites à un
comportement optimisateur.
Comme le rappelle Talbot, la coordination entre agents, qui ne se limite pas à l’adoption
de comportements opportunistes, intègre la notion de confiance, vue comme
« lubrifiant » (Arrow, 1974) des relations sociales, position que ne partage pas
Williamson pour qui les individus agissant dans leur propre intérêt, évaluent le coût de
cette coordination (Talbot, 1998 : 66). En outre, si l’on se réfère à l’approche en termes de
coûts de transaction, Williamson ne cache pas les liens existant entre l’approche néo-
institutionnaliste et l’économie standard ; il la présente comme un « complément, bien
plus que comme un substitut, de l’analyse [économique] conventionnelle » (Williamson,
1975 : 1). De même, en éludant l’histoire et le pouvoir, cet auteur propose une vision tout
à fait restrictive de la réalité et des institutions qui ne sont, pour lui, autre chose que des
« solutions efficientes aux problèmes économiques » (Swedberg ; Granovetter, 1994 :
129), idée que Granovetter (1995) et Caillé (1995), respectivement, développent lorsqu’ils
se penchent sur le concept d’embeddedness. Avant de revenir sur cette question, il
convient de souligner qu’il n’est absolument pas possible de négliger le pouvoir et de
suivre Williamson lorsqu’il prétend que ce dernier est inadapté pour expliquer les
58
mécanismes de coordination économique et qu’en outre ceux-ci se résument à une
question d’efficience.
Si l’on considère les études faites sur les districts industriels comme l’un des champs
d’expérimentation des analyses mésoéconomiques, on ne tarde pas à s’apercevoir que
les districtologues ont tendance à mettre en exergue le partage de valeurs communes par
les membres d’une communauté, ce qui donne à ce concept certains relents d’une
anthropologie inscrite dans un rapport utilitariste, que par ailleurs ils prétendent
dénoncer. En fait, plutôt que de centrer l’analyse sur la « confiance », la « coopération »,
le concept de « violence symbolique » est mieux à même de traduire les rapports existant
entre les entreprises, même si l’on souligne souvent la plasticité des rapports inhérents
aux firmes d’un district industriel (passage prétendu aisé de donneur d’ordre à sous-
traitant26).
Le MAUSS (Mouvement Anti-utilitariste dans les Sciences Sociales) nous a enseigné que
le paradigme de l’intérêt ne peut s’accommoder de l’incertitude inhérente à l’échange,
qu’il est nécessaire qu’il y ait réciprocité pour que l’échange prenne une tournure
économique sans quoi l’on retombe dans une logique de don, celui-ci pouvant se
satisfaire d’une incertitude quant au retour. Le contre-don peut être différé dans le
temps et ne suppose pas une immédiateté ni n’est soumis à une exigence de qualité.
Dans le don, c’est dans cet interstice d’incertitude que se joue la socialité des relations, ce
qui n’exclut pas l’adoption de comportements opportunistes, mais le mérite est de ne
pas en limiter la lecture. Cette critique du paradigme utilitariste puise ses racines dans la
théorie du lien social de Durkheim, lequel ne repose pas uniquement sur le seul jeu des
intérêts du fait qu’il possède un caractère objectif et moral (i.e. social dans la conception
durkheimienne). Si un entrepreneur, par exemple, n’a pas un comportement solidaire
envers ses collègues, il sera tôt ou tard exclu du groupe, ce qui revient à dire que la
solidarité dont il doit faire preuve est forcée et non pas naturelle. Le fait d’ignorer les
rapports de pouvoir et les conflits qui prévalent à la constitution de tels ensembles
productifs est dangereux idéologiquement et faux d’un point de vue heuristique.
C’est contre le cloisonnement de l’économie par rapport aux autres sciences sociales que
s’insurge Granovetter lorsqu’il traite de l’« encastrement » (embeddedness) de la science
économique, reprenant les analyses qu’avait présentées Polanyi (1983). L’apport de la
sociologie économique tient principalement au fait que les divers « mécanismes
sociaux » à travers lesquels fonctionne l’économie soient mis en avant par
l’investigateur. Par « mécanisme social », on entend la relation de cause à effet que les
sociologues tentent d’établir entre deux ou plusieurs faits sociologiques et qui possèdent
26 Ce que nous avons pu dans une certaine mesure constater dans une recherche effectuée dans
le Vimeu en Picardie (Azaïs ; Corsani, 1997), mais cela est sporadique et ne saurait être généralisé
au « modèle » des districts.
59
un caractère hautement spécifique (Swedberg, 1990 : 61). Toutefois, soucieux d’éviter
l’écueil du déterminisme, Granovetter (1985) souligne que le pouvoir, tout autant que la
confiance, est nécessaire à la réduction de l’incertitude recherchée par les agents
économiques, mais ne se limite pas à cela. Les interactions ne peuvent se réduire aux
aspects marchands ; elles sont, si l’on se situe dans la pensée institutionnaliste,
fondamentalement conflictuelles, mais leur mode de résolution incombe à la nécessaire
émergence de compromis entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif, ce qui
correspond à la naissance de la société civile telle que l’entend la science politique et qui,
traduit dans le champ de la science économique, est un moyen de résoudre les conflits
inhérents à la rareté. L’espace socio-économique est un espace construit par interaction
entre des institutions et des individus dont les intérêts divergents sont régulés par la
nécessité du maintien de l’ordre collectif, du consensus, diraient les politologues.
60
cette examen, on octroiera une place de choix au travail, dont la prise en compte
constitue l’un des éléments centraux de l’analyse de l’évolution du capitalisme
contemporain.
61
III- Espace, territoire et temps : vers une analyse du travail
Plusieurs idées ressortent des pages précédentes, qui constituent des voies de réflexion
pour la suite de ce travail.
Tout d’abord, depuis le début de cet exercice je manifeste le désir de dépasser le clivage
individualisme méthodologique – holisme méthodologique. Pour poursuivre dans cette
voie, je propose à présent d’opérer une lecture de trois catégories, qui ne sont pas
spécifiques à l’économie et qui de surcroît émanent d’auteurs appartenant à des courants
de pensée différents. Ces trois catégories sont, dans une première phase, l’espace, le
territoire et le temps. Ce cheminement permet de repérer plusieurs questions
fondamentales pour la théorie économique. Il s’agit tout d’abord des questions de
localisation des activités économiques, d’attractivité et de compétitivité des territoires,
qui intéressent au premier chef la science régionale ; ou alors des questions plus
génériques comme l’analyse de la nature du travail ou du rapport salarial, qui
débouchent pour leur part sur l’examen de l’évolution du capitalisme contemporain, vu
sous l’angle du rapport global-local, dans lequel le territoire émerge comme catégorie
centrale. C’est alors l’occasion de poser l’hypothèse de l’indissociabilité du travail des
formes territoriales27. L’analyse retenue du territoire en fait un élément central pour
comprendre une réalité multiple et diversifiée.
Le choix de ces trois concepts, le temps, d’un côté, l’espace et le territoire, d’un autre,
que je rangerai dans la même lignée, et pour finir le travail, n’est pas aléatoire. Bien qu’il
s’agisse de concepts aux contours flous, adoptés par plusieurs sciences, sociales ou non,
je leur reconnais comme mérite de présenter un caractère mouvant et de regrouper des
éléments non encore synthétisés ; c’est en cela que réside leur pertinence. Tous trois
n’ont pas le même statut théorique. En effet, le temps permet à l’économie de passer de
l’espace au territoire, mais c’est lui aussi qui est à l’origine du basculement dont est le
théâtre le territoire et qui se manifeste dans les formes nouvelles que revêt le travail.
C’est tout du moins l’approche que je soutiens. En outre, l’analyse se propose de piocher
dans différentes sciences sociales, l’économie, la géographie, l’histoire, la sociologie ou la
science politique, car le décryptage du territoire ne saurait se satisfaire du recours à une
seule science sociale. Le choix fait du territoire pour asseoir l’argumentaire autorise une
lecture plurielle de la réalité, c’est ce qui en fait la richesse. La tâche s’avère difficile mais
seule capable de traduire dans sa complexité la réalité sociale. Par cette analyse je
27 Ce qui est explicité en détail dans (Azaïs, 2000c) et qui a constitué l’essentiel du débat du
colloque organisé à Amiens en octobre 1998 « Mutations du travail et Territoires » et de la
publication de l’ouvrage « Le capitalisme chemin faisant. Entre mutations du travail et nouveaux
territoires », Azaïs, Corsani, Dieuaide (éds.) (2000), à paraître.
62
prétends contribuer in fine au dépassement de la dichotomie individualisme
méthodologique – holisme méthodologique.
28 Je renverrai les intéressés, entre autres, aux ouvrages de Dockès (1969), Benko et Lipietz (1992,
2000), à l’article de Camagni (1980), à la Revue Economique (1993) et à la thèse de Girard (1999).
63
Parmi ces questions, une primait : celle de la dynamique territoriale et de la localisation
de systèmes productifs locaux (Azaïs, 1997 : 257-258, cf. encadré), qui conduisait
forcément à une distanciation de l’approche spatiale développée par le modèle de base
de concurrence pure et parfaite, dont on sait bien que certaines hypothèses sont mises à
mal par l’introduction des phénomènes spatiaux (Scotchmer ; Thisse, 1993).
64
3.1.1. L’approche statique en économie spatiale : ses limites
Les premiers théoriciens de l’économie spatiale, ceux de l’école d’Iéna (Christaller, 1933 ;
Lösch, 1940), ont considéré l’espace comme un espace plat, sans épaisseur, sans
dimension socio-institutionnelle. La prédominance de l’analyse microéconomique29 à
cette époque les conduisait à raisonner en termes de maximisation de l’utilité des agents
et de minimisation des coûts de transport, principalement, liés à la distance. L’espace est
vu comme un agencement d’aires de marché (Lösch). Pour cet auteur, la concurrence
spatialisée est de nature oligopolistique. On y note une tendance à regarder la théorie de
la localisation comme une théorie de l’organisation internationale ; c’est-à-dire comme
une approche qui permet de comprendre à la fois l’intégration et la flexibilité.
L’intégration signifiant cohérence d’une organisation ; la flexibilité faisant référence à la
qualité, la réactivité, la variété, l’innovation, car en fait elle mesure la capacité
d’adaptation de l’organisation aux incertitudes, aux aléas.
29 Je renvoie le lecteur pour une appréciation des phénomènes de localisation dans la théorie
standard à Girard (1999 : 59-100) et plus précisément aux pages 97-100.
65
3.1.2. Economies d’échelle, économies externes et rendements croissants
L’idée que les économies d’échelle et les rendements croissants puissent être des
alternatives à l’avantage comparatif pour expliquer la spécialisation et les échanges
internationaux remonte à Adam Smith.
66
Par le biais des économies externes, on reconnaît que la concurrence est imparfaite et on
tente, en outre, d’éclairer les choix de localisation des firmes et les phénomènes
d’agglomération industrielle ainsi que les processus d’apprentissage, qui sont source
d’innovation et de différenciation des produits. Or, une telle explication des
phénomènes de concentration spatiale n’accorde pas à l’espace l’épaisseur (thickness30)
institutionnelle (Amin ; Thrift, 1993), propre au méso-système. L’épaisseur
institutionnelle renvoie au fort degré d’interaction entre les institutions de la région, à
des structures sociales fortes et au sentiment de partager un projet commun ; elle est
« inséparable d’une densité technico-productive » (Gilly, 1997 : 45), qui lui donne une
autonomie relative par rapport au système productif stricto sensu. Dans l’approche
statique l’espace est plan, sans rugosités. Il est neutre.
30 Le terme thickness est traduit par « épaisseur » ou « densité ». Pour ma part, je préfère le terme
d’« épaisseur », car la densité rappelle une idée de mesure, difficile à rendre opérationnelle
lorsqu’il s’agit d’institution.
67
3.2. LE TERRITOIRE, UN OBJET DE LA SCIENCE ECONOMIQUE
Alors que pour les économistes industriels la dimension territoriale des phénomènes
économiques doit permettre d’appréhender la dynamique industrielle, pour les
économistes de l’espace, c’est la dynamique industrielle qui facilitera l’analyse des
phénomènes territoriaux. La dynamique d’un territoire se situe dans ce processus
cumulatif ; elle a pour effet de donner une consistance à l’atmosphère industrielle d’Alfred
Marshall. La richesse de l’intuition marshallienne, malgré le flou théorique qui l’entoure,
tient à la mise en relation d’un marché du travail et d’un territoire, ce dernier n’étant
plus vu uniquement comme espace de proximité géographique ; ce n’est pas non plus un
acteur, c’est une « construction aléatoire d’agents localisés structurés en un réseau de
relations dont l’objectif collectif, le développement d’une zone géographique, est avant
tout le support de la réalisation des intérêts individuels. […] Le territoire est le résultat
d’une construction, l’effet d’engagements territoriaux des agents et des institutions et
peut, à ce titre, tout aussi bien se défaire que se faire » (Rallet, 1993 : 370-371). Si l’espace
exprime l’unité initiale du monde, le territoire en traduit la diversité humaine et sociale ;
il est symbole de différenciation mais il est aussi unité, en dépit de la pluralité qui le
caractérise. Cette question sera reprise ultérieurement lors de l’analyse des trois
catégories temps, travail et territoire (item 3.3.).
68
3.2.1. La proximité : de l’espace au territoire
31 Pour ce qui est de l’économie, la RERU (1993/3) lui a consacré un numéro spécial : Economies
de proximité. Bellet et al. (1998) offrent l’exemple d’autres sciences sociales, telles que la sociologie
ou le droit.
32 La proximité géographique renvoie à l’espace géonomique de Perroux ; c’est une proximité
construite socialement. La proximité organisationnelle “ traduit la séparation économique entre
les agents, les individus, les différentes organisations et/ou institutions ; création de
marchandises, de technologies, d’organisations, d’institutions, de mécanismes de régulation, etc.
[…] (elle) est multiple, pouvant être appréhendée au plan technologique, industriel ou financier ”
(Lung, 1994 : 114 & 116).
69
L’appropriation par l’économie industrielle et l’économie spatiale de la proximité donne
à la première des outils de lecture de la dynamique industrielle (économie de
l’innovation, du changement technique) et permet d’intégrer à l’analyse l’espace. De
même, elle aide l’économie spatiale à intégrer le temps ; elle lui fournit des éléments
pour saisir la dynamique d’un lieu. Désormais, ce lieu c’est un « territoire ».
En économie, le concept de proximité puise ses racines dans l’analyse des dynamiques
industrielles locales. Il renvoie aussi à la question qui se situe à la lisière de l’économie
internationale et de l’économie régionale : celle de la constitution de blocs économiques
régionaux. Une telle discussion n’est pas étrangère à celle du rapport local-global, sur
laquelle je reviendrai plus loin.
En tant que processus, la proximité exprime les interdépendances à l’œuvre sur un
territoire entre des organisations qui sont à l’origine de l’émergence d’un méso-système
productif (Gilly, 1993). Celui-ci, à l’instar de ce qui se passe au niveau micro (la firme),
est à l’origine de création de valeur ; la littérature récente sur les réseaux appliqués à
l’étude des districts industriels l’a bien compris (Rullani, 1996). La proximité apparaît
dès lors comme une construction sociale et institutionnelle. Elle est le fruit de
l’interaction des individus ; elle exprime la « préférence territoriale », c’est-à-dire
l’inscription dans une « logique de profitabilité à long terme », qui correspond à une
« volonté de construire un environnement spécifique d’innovation » (Lecoq, 1993 : 481)
ou de croissance.
Initié par le débat sur les districts industriels, le concept de proximité a servi à théoriser
la notion de « territorialité ». Pour Pecqueur, la “ territorialité ” devient élément de la
stratégie des acteurs ; elle est présentée comme un élément de différenciation entre un
« dedans » et un « dehors », ce qu’un sociologue comme Capecchi (1989) exprime par
70
l’opposition entre un « nous » et les « autres ». Il revient aux acteurs, selon Pecqueur, de
rendre potentiels les actifs spécifiques dont ils disposent. La problématique va tourner
autour de la question des connaissances tacites et codifiées, dont la diffusion est à la base
des avantages comparatifs des systèmes productifs basés sur la proximité géographique.
La diffusion ou non de l’innovation et la différenciation entre les systèmes productifs est,
selon cette approche, à l’origine de l’émergence d’une spécificité territoriale (Pecqueur,
1992). Ainsi, la territorialité n’apparaît-elle pas seulement comme un concept
géographique ; elle reflète « la multidimensionnalité du vécu territorial par les membres
d’une collectivité, par les sociétés en général » (Raffestin, cité par Di Méo, 1998b : 53), ce
qui traduit la perméabilité des frontières disciplinaires entre la géographie, l’économie,
la sociologie et l’anthropologie. « La territorialité, écrit pour sa part Di Méo, s’identifie
pour partie à un rapport a priori, émotionnel et pré-social de l’homme à la terre » (Di
Méo, 1998a : 108).
Depuis le numéro consacré à la proximité (RERU, 1993), les réflexions des économistes
ont évolué, ainsi que le constatent Talbot (1998) et Gilly et Torre (2000). Ceux qui se
rangent derrière ce concept le font non pas dans une optique d’allocation de ressources
(économistes néo-classiques et approches de l’économie industrielle standard [industrial
organization]), mais en termes de création. Ils posent la question de la
création/destruction des territoires à partir d’une analyse centrée sur la sphère
productive. La proximité n’apparaît plus comme étant aux antipodes d’une distance
physique, ce qui confère à l’espace une dimension sociale. L’on parlera tour à tour de
« construction », d’interaction entre les agents, en insistant sur le fait que les interactions
sont aussi de nature non-marchande. La notion de proximité repose sur quatre
hypothèses de base :
71
Qu’elle soit proximité organisationnelle ou institutionnelle, la proximité est indissociable
de la dimension géographique qu’elle intègre ; toutefois, elle s’en démarque car « l’usage
du terme ‘proximité’ repose sur l’hypothèse indissociable de séparation des individus et
des activités et en même temps de leur lien social. Il dépasse donc la connotation spatiale
ou géographique qui peut lui être intuitivement associée, mais prétend néanmoins en
rendre compte. Il suppose enfin son contraire, à savoir l’éloignement en tant que non-
relation (séparation) » (Bellet ; Kirat, 1998 : 30). Elle peut s’analyser, si l’on s’intéresse à la
firme et à l’industrie, comme une « forme particulière de division du travail et de
coordination des activités » (Bellet ; Kirat ; Largeron, 1999 : 15). A ce titre, la critique que
l’on peut faire à cette branche de l’économie est de s’être intéressée prioritairement aux
phénomènes industriels et d’avoir négligé d’autres pans des activités économiques, ce
qui fait que l’apport de sciences comme la sociologie ou l’anthropologie ne sont point
négligeables. Il y a d’un côté ceux qui font partie de l’interaction et de l’autre ceux qui
n’y interviennent pas. Aussi, l’acteur va-t-il se positionner, se « situer » dans son
environnement socio-économique en fonction du problème productif qu’il a à résoudre.
L’espace dans lequel il est inséré « présente des dimensions temporelle (historique et
dynamique) et géographique (formes productives spatiales des interactions) » (Talbot :
133). La dimension temporelle, on le verra, est plurielle. La dimension géographique
n’est pas aisée à traiter non plus : elle se reflète dans l’appréhension de la notion de
frontière, qui, dans un territoire, tel que l’entend la science économique –i.e. formé de
réseaux-, dès lors qu’elle n’est pas établie une fois pour toutes, pose d’un point de vue
théorique le problème des dichotomies –local/global ; centre/périphérie- ce qui n’est
pas sans intérêt d’un point de vue méthodologique (Azaïs ; Corsani, 1998a : 56, cf.
encadré). Le rejet de l’analyse binaire de la réalité contribue à en saisir la complexité et
s’inscrit dans un processus dynamique d’entendement des phénomènes économiques et
sociaux. A ce stade-là, le temps point comme une catégorie essentielle.
72
(Internet, Intranet et autres) tend à redéfinir la proximité
géographique (mon voisin de palier est en relation avec New York en
temps réel mais pas avec moi) l'autre, qui n'est plus "ailleurs" (lieu
indéterminé et hors d'atteinte), est là-bas et il est aussi maintenant".
La frontière est toujours présente, mais elle est mouvante dans le
temps et dans l'espace, catégories essentielles pour la compréhension
de la richesse des formes de travail et de leur inscription sur le
territoire. Dans cette perspective, les couples "Centre/Périphérie",
"Près/Loin", "Local/Global" gagnent en richesse pour signifier la
flexibilité caractéristique de l'enchevêtrement des temps sociaux.
Ainsi il semble bien que la conception réaliste de la distance, propre
au XIXº siècle, soit dépassée et doive s'accommoder de ces
changements. Il est clair que l'économie du voisinage s'en trouve à
son tour modifiée, non pas qu'elle ne soit plus déterminante dans la
constitution du lieu mais sa configuration a évolué et celui-ci ne peut
plus se reproduire à l'identique de façon endogène » (Azaïs ; Corsani,
1998a : 56).
73
d’organisation du territoire, l’économie souligne son intérêt pour une
étude des processus productifs et du développement régional qui
dépasse la vision économiciste du marché. Le rôle de l’espace dans les
procédures de coordination est mis en exergue et, à son tour, le lien
entre les diverses facettes que prennent le travail et le territoire. Le
passage de la notion d’espace à celle de territoire, tel que les
économistes l’ont proposé, servira dans un premier temps pour capter
l’articulation entre travail et territoire. Ceci m’amènera à réfuter toute
interprétation qui tend à ériger le territoire en “ acteur ”, pour la
simple raison que cette interprétation est incompatible avec l’assertion
selon laquelle il serait une construction ; l’envisager comme acteur,
revient à lui octroyer d’emblée une existence qui fausse la prise en
compte de la dynamique qui participe de son élaboration. La tâche est,
certes, plus ardue mais ainsi évite-t-on de tomber dans une
interprétation tautologique » (Azaïs, 1999c : 803).
C’est pour ce motif que je ne me suis pas laissé séduire par l’interprétation des milieux
innovateurs, telle que la soutient le GREMI -Groupe de Recherche Européen sur les
Milieux Innovateurs, qui entend le milieu local comme « l’ensemble des relations
intervenant dans une zone géographique qui regroupe dans un tout cohérent, un
système de production, une culture technique et des acteurs » (Maillat, 1992 : 4). Le
milieu joue un rôle actif dans le processus d’innovation et de développement
technologique (RERU, 1999). Cette approche n’arrive pas à éviter l’écueil qui consiste à
présupposer l’existence de formes de production territorialisées. En effet, la
problématique part d’une définition normative des milieux innovateurs, vérifie si de tels
phénomènes se présentent dans la réalité et considère que la proximité géographique est
le creuset de ses éléments constitutifs (Rallet, 1994 : 130). Toutefois, cette analyse a
contribué à renforcer la prise en compte du territoire par un courant de la science
économique, soucieux de se démarquer de l’approche spatiale standard.
M’inscrivant dans cette perspective, j’ai stipulé que, pour traiter de la « construction
d’un territoire », il convenait de se pencher sur la nature des mutations du travail et de
son corollaire, le contrat salarial. Partant des changements repérables dans la division du
travail, je propose d’intégrer l’approche temporelle à l’analyse et de réfléchir non plus
seulement en termes de division du travail ou de division sociale du travail mais de
division territoriale du travail. Ces transformations sont visibles à plusieurs niveaux :
74
dans les rapports de sous-traitance et de domination qui s’établissent entre grandes et
petites entreprises, dans les nouvelles configurations du marché du travail, dans
l’évolution des formes de mise au travail et de contrat salarial (cf. les débats sur le
contrat de travail-contrat d’activité, la pluriactivité, etc.). Elles reflètent une part du
chemin accompli par le capitalisme, qui met en scène de nouveaux territoires qui
piochent dans les mutations du travail leur raison d’être, leur dynamique ainsi que
parfois leur étiolement (Marques-Pereira, 1997a).
75
3.3. TEMPS, TRAVAIL ET TERRITOIRE : REFLEXIONS SUR UNE ARTICULATION
Pour traiter de l’articulation entre ces trois concepts une approche pluridisciplinaire m’a
semblé incontournable. Aussi ai-je emprunté à l’économie, la géographie, la science
politique et la sociologie quelques-unes des interprétations qu’elles donnent de ces
concepts pour trouver, à mon tour, les éléments qui me permettent de peaufiner
l’argumentaire. Les raisons sont d’ordre théorique et méthodologique, principalement.
Les réflexions reposent sur des pratiques de terrain.
Ces trois concepts, au même titre que l’espace apparaissent comme des catégories
essentielles en sciences sociales33 ; ils interrogent chacun à leur manière le devenir des
sociétés et conduisent à faire une place belle aux hommes qui les composent, en mettant
au centre de l’analyse les rapports sociaux. Si l’on s’en tient aux sciences sociales
mentionnées ci-dessus chacune s’intéresse avec ses propres outils aux profonds
bouleversements que connaissent les sociétés et qui obligent à reconsidérer les catégories
de « temps », de « travail » et de « territoire », pour de multiples raisons ; les ignorer
reviendrait à amputer l’entendement de la réalité, ce qui d’un point de vue heuristique
ne serait nullement satisfaisant. En effet, en affirmant, comme je l’ai fait au tout début de
ce texte (p. 5 et sq), que c’est le terrain qui m’informe de la réalité sociale, je ne pouvais
me cantonner aux apports d’une seule science sociale pour en capter la multiplicité et la
dynamique. Cette préoccupation n’est pas étrangère à mon désir de dépasser le clivage
individualisme méthodologique-holisme méthodologique et de m’inscrire dans une
perspective méso-analytique.
76
La prise en compte du temps dans l’analyse permet de dépasser l’approche néoclassique
de l’économie spatiale, qui ne lui rattache aucune connotation sociétale. En fait, la
dimension spatiale du territoire s’avère moins prégnante que sa dimension sociétale.
Pour reprendre la formulation de Marié, « l’espace a besoin de l’épaisseur du temps, de
répétitions silencieuses, de maturations lentes, du travail de l’imaginaire social et de la
norme pour exister comme territoire » (Marié in Di Méo, 1998b : 56). Le territoire n’est
pas producteur uniquement de totalité, d’uniformité, il produit aussi de la pluralité, de
la différenciation, dont font état les économistes à travers l’importance qu’ils
reconnaissent à la division du travail, qu’elle soit internationale, régionale ou territoriale
(Araújo, 1979 ; Guimarães, 1989). Force est de convenir que « la dimension économique
des médiations territoriales joue un rôle à la fois essentiel et effacé » (Di Méo (1998b : 58).
Essentiel, parce qu’à tout moment elle peut décider de « le créer ou de l’anéantir » ;
effacé, parce que les sociétés dans lesquelles les dimensions politique et idéologique sont
importantes tendent à s’extraire de l’emprise de la sphère économique ou en sont moins
tributaires. Ceci revient à reconnaître à la fois l’importance des médiations économiques
et, par conséquent, le poids du global dans le local, mais en revanche le discours
identitaire, produit en interne dans le territoire, freine les déterminations globales et
laisse au local une marge de manœuvre. Le mouvement est à double sens. En outre, les
médiations territoriales ne doivent pas leur spécificité à la seule sphère économique, le
poids du politique est important. Leur inscription temporelle participe de leur
consolidation.
Cependant, le seul discours politique ou identitaire n’est pas toujours suffisant pour
contrecarrer les aléas provenant de la sphère économique. Ce constat, nous avons pu le
faire, dans le Vimeu où le discours sur la spécificité locale, encore relativement prégnant,
ne permet pas d’enrayer la perte de vitesse évidente de ce système de production
localisé. Si l’on a pu autrefois considérer le Vimeu comme un « territoire », voire comme
un district industriel à l’italienne, ce n’est plus le cas actuellement, même si pour certains
encore reste le souvenir de son heure de gloire, à présent révolue. Aujourd'hui,
l’utilisation du vocable « Vimeu » dans le discours ne traduit pas une nostalgie
quelconque de la part des élites économiques ou politiques, il représente au contraire,
derrière le paravent d’une « légitimité immuable » (Di Méo, 1998b : 59), l’effort pour que
ce qui reste du territoire ne s’étiole et ne disparaisse à jamais. Plus que le fruit de l’action
des acteurs ou entrepreneurs locaux, la veine identitaire est insufflée du haut et ce sont
des instances locales, régionales et nationales qui décrètent l’installation officielle d’un
« district industriel ». Ils pensent de la sorte reproduire l’expérience italienne, sauf que
dans le cas de l’Italie –de la « Troisième » ou plus récemment de la Vénétie- les choses ne
fleuve. Même par une nuit sans lune il arrive parfaitement à faire la distinction entre « son »
territoire et celui de son voisin.
77
se sont pas bien passées ainsi. L’absence de l’émergence d’un entrepreneuriat vimeusien
l’atteste. Les centres de décision tendent de plus en plus à échapper aux acteurs locaux.
« (…) dans les années 1950, l’“ émigration ” des paysans du sud de
l’Italie a joué un rôle central dans la constitution d’une classe de petits
entrepreneurs dans le nord industriel (…) Les années passant, une
partie de cette population d’extraction rurale arrivait à se convertir en
petit entrepreneur et à promouvoir un développement extensif du
territoire, se concrétisant par un phénomène d’essaimage de petites et
moyennes industries. La croissance de bon nombre des districts
industriels –et de celui-ci en particulier- s’est faite sur la base d’une
compétitivité-coût, pour laquelle la qualité n’apparaissait pas encore
comme une exigence incontournable (...) Le travail a servi de ciment
identitaire, même si les conditions matérielles de travail y étaient
généralement très dures et les salaires peu élevés. Au cours des
années 90, les bases de reproduction du système ont changé et la
coordination des activités par le travail n’assure plus la cohésion de
78
l’ensemble productif. Celle-ci trouvera sa prégnance dans la sphère
politique et dans l’oubli des racines originelles : les anciens
« immigrés » des régions méridionales ne manifestent pas le désir de
retourner au « pays » à l’âge de la retraite. Leur « pays », c’est bien
Lumezzane. Les plus jeunes sont nés sur place et n’ont pas de raison
majeure de quitter leur lieu de résidence (...)
L’immigré des années 90 n’est plus citoyen italien, il est “ extra-
communautaire ” et ses marges de manœuvre se sont sérieusement
réduites. Interdiction lui est faite d’immigrer avec sa famille. Parfois
plus qualifié que les autochtones il ne peut prétendre s’établir de
façon durable dans la région à l’instar de ce que ses collègues italiens
des années 50 ont fait et il reste soumis aux tâches les plus pénibles et
aux horaires de travail les plus extensibles (...) S’il arrive à accumuler
quelque pactole, il ne le réinvestit pas sur place mais l'envoie à sa
famille, à l’étranger (...) le travail salarié n’apparaît plus comme
producteur d’intégration sociale, il ne participe plus de façon directe
à la construction du territoire (…) Le district industriel ne fournit plus
les conditions optimales aux entreprises, qui quittent la vallée (…) A
terme, la survie du système productif local est en danger, car il n’y a
pas de transmission des savoir-faire aux jeunes générations, l’héritage
ayant tendance à se perdre et le territoire à s’étioler.
La population jeune (…) a perdu l’engouement pour le travail des
métaux dans les usines familiales et a de plus en plus tendance à
préférer au travail posté, aux cadences imposées, un travail plus
indépendant, mieux rémunéré et exercé en marge de tout contrôle
fiscal, même s’il est plus pénible. Les mères, de leur côté, souhaitent
pour leurs enfants une vie différente de celle que leurs maris et elles-
mêmes ont connue : longues journées de travail dans des métiers
dangereux et non reconnus socialement, absence de vacances… Que
s’est-il passé ? Si, dans les années cinquante, la recherche de ce type
de travail en usine ou dans de petits établissements industriels,
malgré les mauvaises conditions de travail (insalubrité, danger,
longues journées, etc.) qui le caractérisaient, pouvait s’expliquer par
le fait que les individus nourrissaient le projet secret de s’installer à
leur compte et donc d’accéder au statut envié et possible encore à
l’époque d’entrepreneur, dans les années 90, le contexte économique
et socio-politique ayant changé, une telle perspective n’alimente plus
l’imaginaire des jeunes (…), les travailleurs moins qualifiés ont un
79
désir plus grand de “ s’en sortir autrement ” que par le travail salarié,
ce qui les pousse à échafauder des situations de rechange (...) Plus
que reflet d’une évolution passagère, il dénote une évolution des
mentalités et peut présager de modifications radicales dans le
système productif. Le territoire doit s’adapter à l’évolution de la
perception du travail que se font les individus et proposer, à travers
ses instances régulatoires, des solutions de rechange pour perdurer
(Azaïs, 1999c : 811-813).
En suivant Braudel, on peut affirmer que deux types de temps règlent les phénomènes
humains : d’un côté, un temps long, qui s’apparente à la tradition, aux coutumes ; il
constitue le ciment identitaire d’un peuple, d’une communauté sur un espace et, de
l’autre, un temps court, représenté par les pratiques sociales des individus qui vivent sur
un territoire et le font et qui peut même contribuer à construire l’identité.
Le premier est une abstraction en ce sens où il est succession ; le second, marqué par les
événements, est simultanéité et, de ce fait, il est le temps concret, celui de la vie de tout
un chacun et du groupe ; il reflète également le processus de construction permanente,
fruit de l’action des individus, des « groupements économiques » et des institutions.
80
Le temps « simultané » est celui qui réunit tout le monde, avec ses multiples usages de
l’espace, avec ses diverses potentialités, liées à différentes possibilités d’utilisation de
l’espace par les individus (Santos, 1997 : 114). Il se rapporte aux actions, aux pratiques
des individus, en ce sens où l’amalgame des événements, « [ce] quelque chose de
nouveau, [cette] histoire neuve » (Santos, 1997 : 104), est à l’origine des situations, créées
par les hommes dans la construction de leur histoire. Si maintenant l’on considère que
« à travers leur réalisation concrète, les événements sont localement solidaires, et les
situations sont les résultantes de leur réalisation solidaire » (Santos, 1997 : 116), alors il
s’avère plus facile de concevoir l’interdépendance comme étant un dépassement de la
dichotomie « local-global » ou « individuel-universel ». Universel et individuel
deviennent dès lors l’expression de l’interdépendance et de la simultanéité des
événements. Les niveaux mondial et local sont conjointement nécessaires à la
compréhension du monde et du lieu. Parce que le lieu « reçoit » les pratiques sociales
des individus, il acquiert la qualité de territoire. Celui-ci ne devient totalité que par le
biais du discours, car en fait il est constitué d’éléments pluriels et est en voie permanente
de totalisation. Les événements contribuent à la cristallisation et lui sont même
indispensables, mais ils ne sont pas suffisants, car s’apparentant à un processus en
construction, le territoire n’est pas une réalité définitive et immuable. Il peut apparaître
soudainement, ainsi que l’attestent les invasions urbaines dans les villes du Tiers-Monde.
En une nuit un « quartier » peut se former susciter des actions revendicatives de la part
de ses nouveaux habitants. Un « territoire » est né.
Cependant, le temps court, qui concerne les actions des individus, se démultiplie à son
tour en un temps rapide et un temps lent. Cette déclinaison n’est pas spécifique au
territoire. On a vu son utilité dans la caractérisation du sous-développement, qualifié
d’apparition des événements dans un temps très court (Mathias ; Salama, 1993) ou
même dans celle des activités informelles. Il n’est pas non plus l’apanage des sociétés
sous-développées. Il a tout simplement pris de nos jours une acuité particulière avec
l’utilisation des NTIC qui pose le problème de la déterritorialisation des activités
économiques et de leur reterritorialisation immédiate, l’exemple du télétravail étant
symptomatique (Poirier ; Rallet, 1998).
81
que d’uniformisation. Nous voulions signaler que le mouvement n’est pas à sens unique
et défini une fois pour toutes, ce qui méthodologiquement conforte la nécessité d’une
approche se situant à la confluence de l’individualisme et du holisme (Azaïs ; Corsani,
1998a : 55-57, cf. encadré).
82
de production, diraient certains)- qu'elle va se couper de son appartenance
au territoire d’origine et ne pas le faire bénéficier même indirectement de
son nouveau rôle de "passager clandestin", là où elle vient de s'implanter.
Des relations d'un type nouveau peuvent s'instaurer (sous forme de sous-
traitance ou de partenariat dans le meilleur des cas), correspondant à la
mise en valeur des connaissances et des savoir-faire locaux, qu’ils soient
tacites ou non. Toutefois, un tel processus n'est pas garanti et ce n'est pas
parce qu'une entreprise locale a quitté un territoire qu'elle va maintenir
avec lui des liens. Elle peut très bien ne plus y trouver une source de
création de valeur tout comme ne plus lui insuffler une dynamique,
génératrice de croissance, qui le tirerait vers le haut. Les sentiments, si
souvent énoncés dans la littérature sur les districts, d’appartenance, de
confiance ou d’enracinement local se trouvent quelque peu bousculés. Le
divorce est alors consommé entre l'entreprise et son environnement
d'origine, elle s'en détache » (Azaïs ; Corsani, 1998a : 56-57).
Considérer la division du travail comme lieu d’expression d’un temps multiple, aide à
percevoir le territoire comme totalité en perpétuelle construction. Sur le territoire
s’expriment la division du travail et la « solidarité »35 (Durkheim), non pas celle que
nous a léguée Adam Smith, ni non plus celle des moralistes, mais celle qui fait état des
interactions individuelles, qui sont à l’origine du processus de socialisation. L’on
parvient ainsi à dépasser toute vision éthique de la société et à faire en sorte que le
« partage des valeurs communes », cher aux districtologues, n’ait plus sa raison d’être car,
s’agissant le plus souvent d’un discours construit, il ne correspond pas à la réalité mais
35 « Les services économiques qu’elle peut rendre [la division du travail] sont peu de chose à côté
de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs
personnes un sentiment de solidarité. » (Durkheim, 1986 : 19). Pour Durkheim « moral » et
« social » sont synonymes.
83
la travestit36. A ce titre, Grossetti illustre bien les dérives des analyses qui ont tendance à
confondre les relations interindividuelles avec la présence de normes ou de règles
locales spécifiques, qui, elles, sont d’ordre collectif (Grossetti, 1999 : 5). Toutefois, le
mérite des districtologues est d’avoir pointé, sans cependant l’avoir expliqué de façon
convaincante, le lien existant entre la division sociale du travail et le phénomène
territorial, puisque d’aucuns font l’hypothèse fort judicieuse que les districts industriels
fonctionnent selon le modèle de la firme fordiste ; les différentes entreprises locales
joueraient le même rôle que les ateliers d’une firme traditionnelle (Corsani, 1998).
Durkheim s’oppose aux thèses qui, comme celles de Marx, considèrent la division du
travail comme facteur d’affrontement, et à celles des économistes classiques qui y voient
une source de progrès économique. Dans De la division du travail social (1893), il analyse
de façon générale l’évolution des rapports sociaux, et voit, dans les formes
contemporaines de division du travail, une autonomisation complexe et contradictoire
des rapports entre individu et société, sans prendre parti sur les effets de cette division
du travail. La division du travail « crée entre les hommes tout un système de droits et de
devoirs qui les lient les uns aux autres d’une manière durable [...]. [Elle] donne naissance
à des règles qui assurent le concours pacifique et régulier des fonctions divisées. La
division du travail ne met pas en présence des individus, mais des fonctions sociales »
(Durkheim, 1986). Chaque société produit des formes différentes de solidarité sociale ; la
période contemporaine voit émerger une solidarité organique contractuelle, ce que l’on
peut vérifier sur le plan de la nature du contrat de travail et de son évolution récente
(Barbier ; Gautié, 1998).
84
Chaque division du travail s’inscrit dans un temps qui lui est propre et qui est différent
du temps précédent. En recevant la marque des divers agents sociaux, le temps devient
concret et perd en abstraction. En outre, tout groupe social possède sa propre
temporalité et, de par ses pratiques sociales, il l’imprime sur chaque lieu. La
combinaison de ces différentes temporalités forme la matrice de la division territoriale
du travail et donne consistance à la notion de « territoire de vie ».
Dès lors, l’idée d’hétérogénéité des territoires, provoquée par la division du travail, fait
sens. Chaque lieu reçoit à tout moment des impulsions de l’extérieur, certaines le
touchent plus que d’autres et contribuent à forger son individualité par rapport aux
autres lieux. De même, les entreprises réagissent différemment aux stimuli du marché ou
de l’Etat et, par leur inscription dans diverses formes de division du travail, tendent à
insuffler une nouvelle donne à la division territoriale du travail. Ceci ne se fait pas sans
conflit, car les intérêts des acteurs en présence sont souvent divergents.
Ainsi la division territoriale du travail renvoie-t-elle à deux formes de temps : une, qui
est le produit de la division du travail considérée d’un point de vue générique ; elle
représente pour chaque époque une sorte de règle, de modèle dominant pour les
éléments venus de modes de production antérieurs et une autre, qui est représentée par
les temporalités diverses constitutives de la spécificité du territoire qu’illustrent les
formes d’organisation du travail par l’impact qu’elles ont sur le territoire. La division
territoriale du travail se situe à la confluence de ces deux types de temps. Pour éviter le
piège de l’abstraction du temps long il est possible, d’un point de vue méthodologique,
de le découper en périodes et sous-périodes. Cela contribue à affiner la perception de la
division territoriale du travail et semble être en adéquation étroite avec une perspective
de méso-analyse.
Des exemples pris dans la réalité illustrent l’idée selon laquelle ce sont les différentes
temporalités qui permettent de glisser de la division sociale du travail à la division
85
territoriale du travail. L’examen de l’articulation entre les formes d’organisation du
travail et les formes d’organisation du territoire rend cette opération possible.
L’hypothèse de départ est que plus les ruptures sont grandes –importation d’une
nouvelle forme d’organisation du travail pour les entreprises et son placage sur le
territoire, plus nette sera la rupture entre l’ancienne ou les anciennes et la nouvelle
division du travail. Les expériences des maquiladoras au Mexique (Marques-Pereira,
1997a), celle de l’implantation d’une grande unité industrielle dans un espace vierge au
Brésil (Azaïs, 1999c, 2000a) servent d’exemple ; elles illustrent les profonds
bouleversements de la structure locale originelle.
Inversement, dans les zones où les innovations techniques et sociales sont moins
marquées, des divisions du travail concurrentes se superposent jusqu’à ce que l’une
l’emporte, à moins que –et les territoires de la ville et plus encore ceux de la métropole
sont là pour le prouver- différentes formes de division du travail ne s’agencent (Azaïs ;
Corsani et al. 1999 ; cf. encadré) et ne fonctionnent comme des facteurs de réduction
d’incertitude (Veltz, 1996) et producteurs d’externalités. De tels phénomènes sont
rarement perçus par les individus au moment de leur émergence, un recul dans le temps
étant nécessaire pour gagner une visibilité, ce qui n’est pas sans rappeler la « tectonique
des territoires » (Lacour, 1993, 1996).
86
socio-institutionnel, un élément du « capital fixe » dans la
production de la nouvelle forme et nature de la richesse.
De même, lorsque sur un territoire surgit une entreprise, qui se différencie de ses
concurrentes par l’adoption de nouvelles techniques d’organisation du travail, elle tend
à provoquer, à son tour, un remodelage des rapports avec son environnement, qui se
manifeste sous deux formes : soit elle entraîne dans son sillage –à travers son réseau de
sous-traitants ou par effet d’émulation- les autres entreprises et institutions locales, soit
elle se distingue et n’a plus avec le territoire que des relations distendues ou dans le
meilleur des cas sporadiques.
87
Deux exemples en témoignent. Celui d’un équipementier automobile installé dans la
région, qui ne considère le Vimeu que comme « une roue de secours » et qui ne cache
pas que la distance, 50 ou 500 km, n’a aucun impact sur le choix de ses sous-traitants. Ce
n’est qu’en cas de pépin qu’il fait appel à des fournisseurs locaux, fiables, qui ont une
structure financière relativement solide et aussi parce que les expériences antérieures ont
été concluantes et ont généré de la confiance. Les rares entreprises élues, triées sur le
volet, sont susceptibles de le dépanner en quelques heures.
Le deuxième exemple concerne un sous-traitant qui travaille pour les plus grandes
marques automobiles. En quelques années, sous l’impulsion de son directeur, un
personnage haut en couleur, qui n’hésite pas à se présenter en plaisantant comme un
véritable gourou, l’entreprise, en phase ascendante continue depuis quinze ans –elle est
passée de 150 à 500 employés et continue à embaucher- a révolutionné les méthodes de
travail en interne en adoptant des méthodes japonaises d’organisation du travail. Elle
fait figure dans le paysage local d’exception plus que d’exemple, tellement sa gestion de
la force de travail diffère de ce qui se fait alentour. Même si l’appartenance au Vimeu
n’est pas la première préoccupation de cet entrepreneur37, il est clair que le fait d’avoir
une échelle des salaires réduite, grâce à laquelle les « opérateurs » gagnent nettement
mieux leur vie que ce qu’ils gagneraient dans les usines avoisinantes, joue comme
facteur de différenciation. De même, le fait pour les travailleurs de se sentir mieux traités
–ils ont à la fois plus de responsabilités et d’autonomie- a des répercussions sur le
marché du travail local ; l’entreprise a un pouvoir d’attraction sur la main d’œuvre
relativement fort. Le sentiment d’étrangeté par rapport au milieu, non pas parce que
l’entreprise est installée aux confins géographiques du Vimeu, mais parce qu’elle ne
trouve pas sur le territoire les externalités dont elle a besoin, en termes d’environnement
éducatif, de recherche ou culturel, contribue à son isolement. Le territoire géographique
proche ne joue aucun effet d’entraînement. Aux yeux de l’entrepreneur, il n’accomplit
pas son rôle, car il ne lui fournit pas les réseaux indispensables à l’expansion de son
entreprise. C’est la raison pour laquelle il va puiser, aussi bien au sein de « sa famille »
(les employés) qu’auprès de son territoire institutionnel, les externalités dont il a besoin
et qui l’alimentent dans sa recherche d’innovations et de gains de productivité.
A cet égard, sa réaction à l’obligation légale des 35 heures témoigne d’un esprit
quasiment visionnaire : il voit dans le choix fait par les « opérateurs », à qui il avait
confié la résolution du problème, de deux semaines de congés annuels supplémentaires
et leur ventilation décidée (3 semaines en août et 4 fois une semaine par trimestre), la
source de fantastiques gisements de créativité. Il fait la supposition fort judicieuse que,
pendant ces 4 semaines éparpillées au cours de l’année, les individus n’auront pas le
temps d’oublier leur travail et resteront liés psychiquement à l’entreprise. A tête reposée,
88
chez eux, pense-t-il, les « opérateurs » et commerciaux auront tout le temps de trouver
des solutions aux difficultés rencontrées dans l’usine. Lorsqu’ils retourneront à l’usine,
reposés après une semaine de vacances, ils rendront opérationnelle leur trouvaille,
censée améliorer leur travail au quotidien ; des gains de productivité seront alors
aisément engrangés. L’entrepreneur a ainsi parfaitement intégré le fait que le temps de
vie est de plus en plus perméable au temps de travail, que ces deux dimensions sont
indissociables et constituent la source d’externalités, de gains de productivité et de
création de richesse. Son « ouverture d’esprit » et son « désir de reconnaissance » (sic)
l’ont conduit à animer un réseau national et international d’entrepreneurs ; c’est pour
cela aussi que sans problème il ouvre sans cesse les portes de l’usine à… des chercheurs
et des étudiants de l’UPJV, entre autres ! Cet exemple est l’exception locale et suscite
l’incompréhension de la part des entrepreneurs du voisinage, plus enclins à une logique
de repli sur eux-mêmes.
89
bien assimilé les analystes des districts industriels. Toutefois, même si le « milieu
construit représente un patrimoine », il n’est pas pour autant le seul déterminant.
90
en partie les succès et les échecs de ces unités productives, reposant en grande
partie sur l’exploitation des travailleurs. La lecture souligne le caractère
convivial des rapports qui s'instaurent entre les membres d'une même
communauté ou au sein d’un district industriel. L'Etat n'est sollicité qu'en
dernier recours aussi bien en ce qui concerne l'organisation de la production
que la reproduction de la force de travail. La législation du travail y subit
souvent des entorses.
Pour mener à bien cette discussion l’évocation du temps est cruciale, car il illustre
l’imbrication entre les sphères du travail et productives et la structuration des
territoires ; il contribue à faire du territoire un objet d’analyse à part entière, et non pas
un « territoire-point », à la manière dont le courant néo-classique l’a perçu dans ses
premiers écrits.
Thompson illustre magistralement la façon dont le temps de l’horloge l’a emporté sur le
temps des moissons et a définitivement scandé les activités humaines et les formes
d’organisation du travail. Il a contribué pleinement à l’essor du capitalisme (Thompson,
1979). De même, une abondante littérature a montré pourquoi dès lors qu’il a été
question de travail capitaliste et d’imposer une discipline à la force de travail, la mesure
du temps s’est avérée indispensable. Le temps du travailleur est ponctué d’obligations
sociales –ce que nous ont raconté à la perfection les nombreux écrits sur le paternalisme
social, symbolisé par l’image de la fabrique avec ville ouvrière (Lopes, 1988 ; Piore ;
Sabel, 1989). Or, il existe plusieurs sortes de temps et les divisions sociale et territoriale
du travail se rapportent à des temps différents.
Si « la logique du travail est celle de l’économie du temps » (Bidet, 1995 : 245), alors les
préceptes enseignés par Taylor, Ford ou Ohno en ce qui concerne l’organisation du
travail confortent cette définition. En effet, que l’on fasse référence au taylorisme, au
fordisme ou au toyotisme, le lien qui unit ces formes d’organisation du travail est le
91
temps, un temps qu’il convient de domestiquer. Temps des hommes, dans le premier
cas. On se rappelle, à ce propos, les préceptes de Taylor adressés aux directeurs d’usine
ainsi que les conseils pour déjouer à la fois la « flânerie naturelle » des ouvriers –envers
laquelle il reconnaît ne pas pouvoir grand chose- et leur « flânerie systématique », qui est
volontaire, délibérée et contre laquelle il faut à tout prix lutter car elle symbolise leur
résistance au travail à la chaîne.
Quant à Ford, on se remémorera, outre le fameux texte « Time is money » (Ford, 1926),
que sa principale préoccupation restait celle de contrôler le temps, non pas celui des
hommes, mais plutôt celui des machines, préfigurant ainsi le toyotisme, ce qui conforte
l’idée selon laquelle on n’est pas en présence d’un nouveau paradigme d’organisation
du travail, comme le prétend Coriat (1991), mais bien d’un continuum organisationnel, la
conjoncture macroéconomique ayant changé.
L’analyse du lien entre les formes d’organisation du travail et les formes d’organisation
du territoire retrouve un regain d’intérêt dans les analyses du post-fordisme, qui
insistent sur un bouleversement des temporalités sociales des individus. Les heures de
travail ont tendance à se confondre avec les heures de non-travail, bousculant les
frontières entre temps de travail et temps de vie et faisant de ce dernier l’un des
éléments centraux de la création de valeur. Dès lors, la nature du rapport salarié évolue.
92
On ne peut le restreindre à la seule sphère économique, car il possède toutes les
dimensions du social. « Il ne semble pas être simplement un rapport social dans l’ordre
économique, ou un rapport économique encastré dans le social, mais un rapport
totalement social pouvant ordonner, structurer l’ensemble ou une grande part du social,
comme d’autres rapports sociaux ont pu le faire dans certaines sociétés » (Freyssenet,
1995 : 240). Dans une certaine mesure la sociologie du travail avait compris cela à demi-
mots, lorsqu’elle prône, dès la fin des années 70, la non-séparation entre le travail et le
hors-travail (Erbès-Seguin, 1999, pour ce qui est du cas français et Abramo ; Casassus,
1995 pour le cas latino-américain).
C’est en considérant le travail comme rapport structurant les sociétés et les territoires –
les exemples de Lumezzane et du Vimeu l’attestent-, tout en ne le limitant pas à sa seule
forme « travail salarié », que l’on peut mettre en avant la solidarité, en tant
qu’expression de l’entrelacs d’individus, d’organisations et d’institutions qui partagent
un « devenir » commun39, dont l’assise repose sur les formes d’organisation territoriale
du travail. Ce devenir se présente sous trois aspects principaux : celui de « devenir
homologue, de devenir complémentaire ou de devenir hiérarchique » (Santos, 1997 :
118). Ces trois types de devenir trouvent une expression dans des formes d’organisation
territoriale des activités économiques.
39 Qui est différent du « partage des valeurs communes » énoncé plus haut, qui fait référence à la
notion de « communauté », fort critiquée par bon nombre d’anthropologues de par ses relents
conservateurs.
93
colonial, par exemple- ou parce que les matières-premières produites sont
complémentaires (Azaïs, 1999a).
Dès lors, la cohérence fonctionnelle du territoire repose sur l’articulation des réseaux qui
véhiculent un double mouvement, vertical et horizontal. Les verticalités traduisent les
règles et les normes en vigueur sur le territoire considéré ; elles appartiennent au
domaine collectif. Les horizontalités, quant à elles, faisant plutôt référence à la sphère
individuelle, racontent la pluralité des actions et des acteurs ainsi que leurs potentialités.
Toutes deux donnent consistance au territoire et font appel au temps.
Méthodologiquement, cela contribue en partie au dépassement de la dichotomie
« individualisme méthodologique-holisme méthodologique ». La multiplicité des formes
d’organisation territoriale de la production, en district, en réseau, en grande firme, se
nourrissant de la pluralité des expériences individuelles et socio-politiques apparaissent
comme des tentatives de non enfermement dans le local et d’ouverture vers le global,
tout en respectant les déterminations du lieu, considéré dans sa totalité.
L’interrogation sur la totalité sociale –même vue dans sa dimension plurielle- se situe au
cœur de la problématique scientifique des sociologues, qui ne cherchent aucunement à
trouver forcément des régularités dans l’apparition des phénomènes, qui seraient
valables pour toutes les sociétés connues. En ce sens, la conception présentée par Polanyi
(1983) selon laquelle l’économie, la production et le travail peuvent recevoir « des
94
définitions ‘substantives’40 valables pour toutes les sociétés connues : à savoir l’activité
nécessaire à la vie matérielle de l’homme et de la société » (Freyssenet, 1995 : 229) n’est
point satisfaisante, car il cherche dans l’économie le sens de la totalité sociale41. En fait,
plutôt que de rechercher la totalité, il semble plus « prudent et heuristiquement plus
fécond de partir du constat premier de l’existence de rapports sociaux, historiquement
datés, ayant une logique propre ; agis, actualisés et transformables par des acteurs
sociaux que chacun de ces rapports instituent ; coexistant ou s’articulant entre eux ; et
créant des champs sociaux, dont la désignation et les frontières se transforment, en
fonction de la place et de l’importance qu’acquièrent ces rapports sociaux les uns par
rapport aux autres » (Freyssenet, 1995 : 234). La dynamique ainsi créée ne risque pas de
se figer dans une quelconque totalité immuable. Le concept de pluralité s’avère plus
riche car il souligne à la fois la différenciation et l’hétérogénéité.
Ce cheminement est suggéré par Marx lorsqu’il pense « le concept de rapport social
dégagé de toute détermination « substantive », contrairement à ce qu’il avance par
ailleurs pour fonder le caractère fondamental des rapports sociaux de production »
(Freyssenet, 1995 : 234). Le souci d’éviter toute empreinte normative se retrouvera aussi
chez Elias, lorsqu’il insiste sur la continuité des processus, le continuum social, qui
correspond à l’« effort de dénaturalisation et d’historicisation des notions et des réalités
qui nous sont les plus ordinaires ».
40 La définition substantive du travail reviendrait à "le définir par la nature des activités qu'il est
censé regrouper ou par leur utilité" (Freyssenet, 1995 : 235).
41 Dumont, in Polanyi (1983) « Préface à la Grande Transformation », p. XXVI.
95
L’analyse de l’articulation entre les formes d’organisation du travail et les formes
d’organisation du territoire contribue à affiner l’appréhension de la multiplicité du
territoire. En effet, en cherchant dans la combinaison des différentes formes
d’organisation du travail au sein des firmes, en soulignant les diverses modalités de
mise au travail ou en insistant sur l’importance de la mobilité dans la configuration que
prennent les territoires, comme cela a été le cas dans la recherche sur le Vimeu et
Lumezzane ou dans celle sur le nord du Brésil, on contribue à inscrire le territoire dans
une dynamique. C’est un moyen de se démarquer des approches en termes
d’aménagement du territoire, assimilables à un « développement par le haut » ou de
celles qui insistent sur un « développement par le bas », qui ignorent les déterminations
multiples à l’œuvre sur le territoire, qui proviennent en grande partie de l’acte de travail.
C’est aussi un moyen pour renforcer la thèse selon laquelle ce sont les individus qui de
par leur vécu « font » le territoire, ce qui laisse la place à la prise en compte de la
multiplicité et de la richesse des expériences humaines. Les individus apparaissent dès
lors comme sujets de leur histoire. Une telle perspective conforte la dimension méso et
renforce la nécessité du concours de diverses sciences sociales pour appréhender le
territoire. C’est cette voie-là que je défends.
96
IV- Perspectives et travaux en cours
L’exercice d’« Habilitation à diriger des recherches » n’est pas un exercice facile à mener.
Tout d’abord lorsqu’on se résout à l’écrire à une époque somme toute avancée de son
parcours professionnel, les faits et les expériences se sont accumulés de telle sorte qu’il
est difficile de trouver une cohérence parfaite dans ce que l’on a pu faire ; je ne voulais
aucunement céder à la tentation de travestir les faits pour qu’ils cadrent dans un schéma
linéaire, comme si dès mes premiers pas professionnels je savais que j’allais en arriver là
où je suis parvenu aujourd'hui. Le lecteur s’en serait vite aperçu ; ma formation et mon
parcours professionnel et de recherche, de nature interdisciplinaire, m’auraient
démasqué sans tarder.
Toutefois, dès lors que l’on s’intéresse au territoire et que l’on soutient qu’il s’agit d’une
construction socio-historique, inscrite dans des temporalités diverses, l’approche
multidisciplinaire devient incontournable. En concevant le territoire sous une triple
dimension, à savoir en tant que lieu de production de richesse, lieu de travail et lieu de
vie, différentes sciences sociales sont interpellées.
L’analyse du territoire comme « lieu de vie » sous-entend que l’on fasse appel aux
enseignements d’autres sciences sociales. En outre, une telle analyse suppose qu’on le
97
décline sous deux formes, qui correspondent aux dimensions macro et méso, d’un côté,
et micro, de l’autre. Les dimensions macro et méso soulèvent la question de
l’appartenance au territoire, vue sous l’angle double de la gouvernance et de l’ancrage
territorial des firmes (Zimmermann, 1999). La gouvernance informe sur la nature des
pouvoirs et leur dynamique ; elle en appelle principalement à la science politique sans
écarter toutefois la dimension économique (Dupuy ; Gilly, 2000). La dimension micro,
pour sa part, entend le territoire comme lieu de l’expression des expériences des
individus ; elle s’intéresse aux représentations qu’ils s’en font et trouve dans la
sociologie et dans l’anthropologie les éléments nécessaires à sa compréhension (cf. note
36). La combinaison de ces deux grandes formes devrait permettre de saisir les
reconfigurations territoriales d’une manière plus élaborée42.
Dès lors que l’espace et le temps de production et de vie sont de plus en plus étroitement
imbriqués, la qualité sociale du territoire n'est pas indifférente à la production. Ainsi, le
territoire, construit socio-institutionnel, tend-il à devenir un élément du « capital fixe »
dans la production de la nouvelle forme et nature de la richesse.
Travaux en cours
98
D’un point de vue théorique, j’insiste sur la pertinence de l’objet « territoire », préféré à
celui de « région », car trop connoté dans le cas spécifique mexicain.
Au fur et à mesure des recherches, la ville est apparue comme un laboratoire permettant
d’éclaircir les notions de temps, de travail et de territoire. La question du (des)
territoire(s) de la ville apparaît dans un projet élaboré au sein de l’équipe de l’ERSI, en
199943. Le projet s’intitule : « Mutations économiques et dynamiques territoriales : étude
comparée de territoires européens ». La ville y joue un rôle fondamental : elle est lieu de
mémoire, de production de modes de vie et surtout ensemble de réseaux locaux ouverts
sur des réseaux globaux, productifs entre autres. La ville devient essentielle pour
l’appréciation du territoire. C’est plus particulièrement le lieu privilégié d’interactions
43 Ce projet soumis au Pôle SHS 2, après avoir été approuvé par les experts scientifiques du Pôle
SHS 1 n’a finalement pas été retenu. Nous prétendons le représenter à nouveau en 2000 en lui
apportant quelques modifications, quant aux partenaires de l’équipe, principalement.
99
entre des réseaux qui la rendent mouvante ; elle contribue à faire émerger la spécificité
des territoires qu’elle abrite.
Plusieurs questions ont été soulevées par ce mémoire d’habilitation à diriger des
recherches, qui n’ont reçu que des réponses tout à fait partielles. Soit elles étaient
démesurées et beaucoup trop ambitieuses, soit elles dénotent un certain malaise de la
science économique, qui a du mal à appréhender les mutations en cours et qui nécessite
le recours à d’autres sciences sociales. Elles ne m’en laissent pas moins un sentiment
d’insatisfaction, qui a au moins l’avantage de me pousser à approfondir la réflexion dans
un double sens, à la fois théorique et méthodologique.
44 Que je tiens à remercier vivement pour la somme de travail effectué dans le cadre de cette
recherche, qui n’aurait pu être menée à bien sans elle.
45 Il s’agit des textes de Corsani et Azaïs (1998) ; des textes de Corsani (1998, 1999) et de celui de
Azaïs (1999).
100
Parmi les constantes que l’on retrouve dans ce travail de recherche, l’analyse du travail
sous ses formes de travail industriel, travail informel, de lien social et ses
transformations dans le capitalisme contemporain. De même l’entreprise est présente en
filigrane dans toutes les discussions, que ce soit dans les recherches sur le secteur textile,
sur l’informel, sur les districts industriels ou sur les systèmes productifs locaux. Lorsque
je traite des formes d’organisation du territoire et des formes d’organisation du travail, je
le fais à partir d’un ensemble de firmes.
Tout ceci concourt à défendre une position pluridisciplinaire, qui m’a conduit à naviguer
entre diverses sciences, empruntant tour à tour à l’économie, la sociologie, la science
politique et la géographie des outils que seule une science ne me donnait pas. Conscient
du danger de me perdre dans des interprétations peu solides en raison de leur
éparpillement dans des corpi théoriques divers, cela me semble toutefois être la seule
voie pour brandir dans toute sa richesse la bannière de la pluralité, objectif que je me
suis fixé.
101
dans le travail et l’économie par la globalisation financière, la différenciation territoriale,
l’utilisation des NTIC, des désirs des individus et de leur inscription dans des temps
diversifiés, il devient indispensable de piocher dans chaque science, sans pour autant
prendre la totalité de chaque discipline.
Cette constatation provient non pas uniquement d’une lecture des auteurs qui ont
travaillé ces trois catégories séparément mais du travail de terrain, qui m’oblige à
emprunter à divers courants et qui fait que je refuse de me cantonner à un seul. Il s’agit
bien là d’un plaidoyer pour une approche multidisciplinaire, centrée toutefois sur
l’économie.
De la science politique, j’ai retenu principalement l’étude du pouvoir dans une optique
de sociologie politique, car elle me permet de comprendre les confrontations entre des
intérêts multiples. L’analyse que j’en fais, couplée la plupart du temps avec une réflexion
sur l’entreprise et le travail, vient renforcer l’approche socioéconomique.
Dans les recherches entreprises, j’ai procédé par tâtonnements pour comprendre les
réalités observées, ne pas me laisser piéger par des a priori et tenter un dépassement de
la pseudo frontière qui sépare l’individualisme méthodologique du holisme
méthodologique. Cette tentative est une constante dans mon travail de recherche, ces
dernières années. J’ai toujours été réfractaire à l’utilisation de modèles tout prêts et aux
déterminismes de quelque ordre qu’ils soient.
Le choix fait de la mésoanalyse s’explique car elle permet de mettre en relief l’expression
des interactions entre les individus ; elle est à l’origine de l’entendement des modalités
diverses d’inscription des individus sur leur territoire de vie et de travail, le tout
consigné dans une perspective historique. Ainsi, ai-je la prétention de procéder à la
102
construction d’une approche qui mette au cœur de l’analyse les rapports économiques et
les rapports sociaux dans leur richesse et leur pluralité. C’est dans cette perspective-là
que s’inscrit cet exercice d’habilitation à diriger des recherches.
103
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