Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Novembre 2010
TABLE DES MATIERES
LISTE DES TABLEAUX....................................................................................................... VI
LISTE DES FIGURES .......................................................................................................... VII
LISTE DES SIGLES ET ABREVIATIONS...................................................................... VIII
REMERCIEMENTS .............................................................................................................. XI
AVANT-PROPOS................................................................................................................ XIII
INTRODUCTION .....................................................................................................................1
CONTEXTE DE L’ETUDE ......................................................................................................5
QUESTIONNEMENT ET CHAMP D’ANALYSE...............................................................12
STRUCTURE DE LA THESE................................................................................................17
PREMIERE PARTIE : REFERENTIELS THEORIQUE ET EMPIRIQUE DE LA
RECHERCHE .................................................................................................19
Chapitre premier : LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL,
L’ECONOMIE POPULAIRE : une revue de littérature ................................21
INTRODUCTION ...................................................................................................................21
1.1. LA MODERNISATION ...................................................................................................23
1.1.1. Développement par la modernisation : une évidence controversée.............................23
1.1.2. Modernisation à l’épreuve des réalités du développement réel des populations .........29
1.2. L’ACCUMULATION DU CAPITAL .............................................................................36
1.2.1. Accumulation au cœur des modes de production capitalistes .....................................36
1.2.2. Complexité des réalités de l’accumulation .................................................................38
1.2.3. Crise de l’accumulation..............................................................................................40
1.2.4. Crise du salariat « moderne » .....................................................................................42
1.3. L’ECONOMIE POPULAIRE : l’enjeu d’une dénomination ........................................48
1.3.1. Economie informelle / secteur informel : limites du concept......................................49
1.3.2. Economie populaire : une réalité économique et sociale ............................................54
1.3.3. Approche de l’informel en termes d’ « économie populaire »....................................57
Conclusion du chapitre premier .............................................................................................60
Chapitre deuxième : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE ...................................................61
INTRODUCTION ...................................................................................................................61
2.1. APPROCHES THEORIQUES ........................................................................................61
2.1.1. Axes théoriques du développement pluriel et complexe.............................................61
2.1.2. Convergences entre les axes théoriques du développement pluriel ............................71
2.1.3. Grille de lecture des processus de développement......................................................75
2.2. CADRE THEORIQUE DE L’ETUDE............................................................................87
2.2.1. Composantes du cadre théorique ................................................................................87
2.2.2. Identification des variables.........................................................................................89
2.2.3. Opérationnalisation du cadre théorique de l’étude....................................................102
2.3. RELATIONS DU CADRE THEORIQUE ET DES HYPOTHESES .........................103
2.3.1. Des hypothèses de la recherche ................................................................................103
2.3.2. Discussion des hypothèses de recherche...................................................................105
2.3.3. Schématisation des hypothèses de recherche............................................................111
IV TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Comme toutes les thèses, la mienne a aussi son histoire. La décision d’entreprendre
auparavant un stage de recherche bibliographique en Belgique (mars-juin 2002) et
celle de réaliser par la suite un DEA en Développement, Environnement et Sociétés
(2003-2004), ont été à l’origine motivées par une fervente ambition de perfectionner
mes connaissances en études du développement, au-delà de ma carapace
d’économiste de formation. Il me revient de reconnaître ce jour que ce passage en
Belgique a permis la consolidation de mes capacités analytiques autant sur la
méthodologie de la recherche que sur les questionnements des développements des
sociétés. L’un des précieux acquis de ma formation à l’Institut d’Études du
Développement, c’est l’aptitude d’usage de l’interdisciplinarité des sciences
sociales, politiques et économiques qui s’adosse aux cultures locales dans toutes
leurs diversités pour cerner les problèmes « réels » de développements des peuples.
C’est cette aptitude de prendre le recul devant le défi de la complexité qui a permis à
cette thèse de maintenir un fil conducteur critique sur les discours et les pratiques du
développement en construisant une problématique de terrain, très concrète sur les
réalités socioéconomiques au bassin minier du Katanga.
C’est à ce titre que je tiens à m’acquitter d’un agréable devoir, celui d’exprimer ma
gratitude envers des personnes et des organisames qui ont rendu possibles ma
formation ainsi que l’élaboration et la publication de la présente thèse. Que la
Coopération Technique Belge (C.T.B), la Commission Universitaire pour le
Développement (C.U.D.) ainsi que les deux universités partenaires (UCL et UNILU)
se sentent remerciées pour avoir permis, organisé et financé une bonne partie de ma
formation doctorale. J’associe à ce même sentiment de gratitude des personnalités et
certains parents et amis qui ont contribué, de facon magnanime, au financement de
cette recherche.
De manière particulière, je tiens à témoigner ma reconnaissance et à exprimer mes
remerciements à tous ceux qui par leurs enseignements, leur soutien, leur
encadrement et leurs conseils, m’ont permis de travailler dans de bonnes conditions,
de progresser et de réussir.
De tout cœur, ma gratitude va d’abord à Jean-Marie Wautelet qui m’a honoré de sa
confiance en m’acceptant avec mes faiblesses et mes qualités, et en me formant au
sein de l’Institut d’Études du Développement. Promoteur de ma thèse, il a supporté
les balbutiements de la construction de la recherche au début de cette thèse, non sans
regard inquisiteur, et parfois moqueur. J’ai été admirablement impressionné par sa
rigueur scientifique et ses qualités humaines, mais aussi son sens d’humour. Merci
pour tout ce qu’il a fait pour moi pendant mon stage, puis mon DEA, puis ma thèse.
XII TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Par « industrie minière », on désigne l’extraction de gisements exploités par les puissantes
entreprises minières structurées et modernes, utilisant une main-d’œuvre importante.
2
F. LELOUP (2005), « Territoires en quête du développement – Métamorphoses de l’action
publique », Leçon inaugurale lors de la rentrée académique 2005-2006, FUCAM.
XIV TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Gécamines est donc une entrée pertinente pour interroger les capacités, ou les
opportunités, de ces types de territoires à s’intégrer dans des logiques de
développement à l’échelle locale. C’est à quoi s’attelle la thèse. D’où, les
préoccupations suivantes :
Dans quelles conditions d’existence se trouvent actuellement les
populations ouvrières des cités de la Gécamines ? Quelles marques y a
laissées l’univers de la Gécamines, avec ses normes, ses rapports de
domination et ses hiérarchies ?
Comment les habitants de ces territoires se dessaisissent-ils de l’emprise de
l’industrie minière pour s’inscrire dans la nouvelle configuration territoriale
des cités de la Gécamines ? A quelles formes d’appropriation se prêtent
actuellement ces territoires de la part de leurs résidants ?
Quels sont les acteurs qui se déploient dans ces territoires ?
Quels sont les enjeux de développement de ces types de territoires
fonctionnels des grandes entreprises, à fortiori, des industries minières ?
Par rapport à ces préoccupations, la thèse cherche ainsi à éclairer le changement
socioéconomique en cours pour la compréhension des processus de développement
d’une province aussi déterminée par l’activité minière, que le Katanga. D’autant
plus que le poids de l’industrie minière historique, culturelle et économique dans
cette province est tel malgré le déclin de la grande industrie minière (la Gécamines),
que le secteur minier s’est toujours imposé comme le seul futur possible, et que les
possibilités de reconversion des activités économiques n’y sont toujours pas encore
suffisamment évoquées.
INTRODUCTION
1
La notion de « territoire » qui a pris une importance croissante en géographie, et aujourd’hui
utilisée par d’autres sciences humaines et sociales, est en lien avec la notion d’espace et
peut être liée selon les dimensions que l’on choisit pour son analyse, soit à l’identité
culturelle des populations qui l’habitent, soit aux représentations que l’on s’en fait ou
encore liée à la capacité d’acquisition par les populations d’une compétence économique
spécifique à partir d’avantages naturels ou humains. C’est en rapport à ses différentes
dimensions que le territoire induit des rapports sociaux spatiaux.
2 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
D’une part, il convient de noter que le déclin de cette industrie minière a eu des
conséquences sociales qui vont bien au-delà des seuls effets comptables liés par
exemple à la baisse vertigineuse de la production, ou encore aux arrêts des usines et
aux pertes d’emplois. Ce déclin a affecté tous les aspects du rapport salarial ainsi
que l’organisation de l’entreprise et les interactions avec son environnement.
D’autre part, les cités ouvrières de la Gécamines ont été construites à une époque
donnée où il y avait du travail dans le processus de l’industrialisation minière du
bassin du Katanga, et il fallait dans l’organisation de cette extraction loger les
travailleurs. Ces territoires étaient conçus en un ensemble concerté d’habitats
ouvriers et destiné exclusivement à la main-d’œuvre ouvrière de la Gécamines et à
leurs familles. Ils abritent aujourd’hui des populations de différentes couches
socioprofessionnelles, de telle sorte qu’à ce jour, on se retrouve face à une situation
ambiguë.
Au total, c’est tout le processus constitutif de ces territoires des cités ouvrières qui
est aujourd’hui remis en question. Entretemps, ces territoires doivent, aux dépens de
la régulation hiérarchique de la Gécamines, s’entretenir et, le cas échéant, se
reproduire. Au fond, toutes ces évolutions révèlent une dynamique du changement
socioéconomique pertinente pour la compréhension des processus de
développement.
A travers deux de ces territoires produits par la Gécamines (Cités ouvrières de la
Gécamines de Lubumbashi et de Kipushi), la thèse analyse la dynamique populaire
et territoriale qui y prévaut pour situer l’évolution des modes de vie urbains de la
main-d’œuvre ouvrière insérée dans le processus de modernisation socioéconomique
de cette entreprise et leurs implications sur la reproduction de ces territoires. Elle
procède à l’analyse du nouveau contexte historique des processus de ces territoires
et elle interroge les dynamiques émergentes. Elle ramène, partant, la question de la
modernisation qui aboutit à une modernité qui se définit, elle aussi, par rapport à des
processus qui s’imposent à la main-d’œuvre ouvrière et finalement aux acteurs qui
s’expriment dans ces milieux de vie.
Après les enquêtes réalisées auprès de ménages auxquels un questionnaire
retraçait les items se rapportant à leurs conditions d’existence actuelles, enrichi des
récits d’entretiens organisés sur un sous-groupe représentatif de l’échantillon, il est
constaté que l’insertion de ces populations ouvrières dans le processus de la
Gécamines ne leur a pas apporté d’améliorations durables de leurs conditions
d’existence, aujourd’hui avérées plutôt précaires. En plein parcours professionnel,
nombre de cette main-d’œuvre ouvrière est conviée à de l’inventivité pour mettre en
œuvre des stratégies de survie. Les formes économiques prises par les initiatives
individuelles, familiales et quelque fois, collectives des membres de ménages
INTRODUCTION GENERALE 3
1
Les pratiques de survie individuelles s’inscrivant dans un schéma de self-reliance et
s’enchâssant dans le social, traduisent des aptitudes à résoudre les problèmes de la vie.
Elles produisent ainsi, rapporte A.-M. CRÉTIÉNEAU, des « économies de subsistance
modernes » et donnent lieu à des analyses en termes de « résistance au développement et à
la modernité », de « survivance de pratiques et de mentalités ancestrales ». [A.-M.
CRETIENEAU (2005) : PP. 365-383]
4 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Pour BRAUDEL, la vie matérielle est l’ensemble des pratiques quotidiennes de populations,
représentant les activités élémentaires de base que l’on retrouve partout, dans toutes les
sociétés. Cette vie matérielle refait toujours surface dans les processus de populations, et
constitue la base de leur développement. [F. BRAUDEL (1985)]
INTRODUCTION GENERALE 5
CONTEXTE DE L’ETUDE
1
L’étude a montré que contrairement à la vision de développement par la modernisation, le
salariat industriel introduit dans le processus de l’industrialisation minière de la province du
Katanga n’a pas réussi à désencastrer l’économie de la sphère sociale. [KILONDO NGUYA
D. (2004)]
6 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
des dynamiques locales observables dans ces types de territoires, notamment par
rapport à leur reproduction territoriale dès que la gestion paternaliste s’essouffle1.
Dans le cas d’espèce, le contexte de cette étude est celui du déclin de la
Gécamines, industrie minière qui a constitué le socle du pôle de développement du
Sud-Est de la RDC et dont le processus a entraîné des modifications profondes dans
les structures économiques et sociales de la province du Katanga. Néanmoins, ces
modifications historiques des processus de production et de protection sociale ne se
sont malencontreusement pas traduites en un système harmonieux entre
accumulation du capital et amélioration durable des conditions d’existence de la
main-d’œuvre ouvrière. De sorte que son effondrement a rendu visible non
seulement la précarisation des conditions de vie des travailleurs assujettis à son
exploitation, mais aussi la désarticulation du tissu industriel dans les villes minières
du Katanga, avec tout ce que cela comporte comme conséquences sociales et
environnementales.
En effet, l’histoire du Katanga moderne est inséparable de celle de
l’U.M.H.K./Gécamines. Il n’est pas du tout exagéré de soutenir que c’est
l’U.M.H.K. qui a façonné le paysage urbain de plusieurs villes du Katanga.
L’implantation de cette dernière a entraîné la multiplication d’entreprises filiales,
industrielles, commerciales et agricoles, et a contribué ainsi à doter les villes
minières des caractéristiques de métropoles industrielles2. Au cours de la décade
1919 – 1929 qui a suivit la création de l’U.M.H.K., l’essor industriel transforme le
Katanga et fait éclater une puissance véritablement impressionnante.
Les complexes miniers et métallurgiques ainsi que les nombreuses entreprises
auxiliaires qu’ils ont stimulées ont créé autour d’eux une concentration humaine et
l’expansion de grands centres urbains tels que les villes de Kakanda, Kambove,
Kipushi, Kolwezi, Likasi, etc.
Par ailleurs, l’U.M.H.K./Gécamines a favorisé le développement de la voie ferrée
pour l’évacuation des produits depuis les centres d’extraction vers les centres
1
Cette thèse se réfère donc aux enjeux actuels de développement à travers lesquels le
développement modernisateur est aujourd’hui repensé pour prendre en compte les pratiques
quotidiennes d’organisation sociale et de survie, afin de reconstruire de manière plus
réaliste des processus de développement longtemps tronqués par les thèses de la
modernisation.
2
Pour KALABA BIN S., « l’essor du Katanga se manifesta par la multiplicité des sociétés
industrielles et commerciales telles que la Compagnie Industrielle Africaine (C.I.A.), le Bon
Marché, la SEDEC, la COLECTRIC, les Brasseries du Katanga etc., à telle enseigne
qu’après l’indépendance du Congo, la province du Katanga était l’une des provinces la plus
industrialisée du pays » [KALABA BIN S., (2004) : P. 25].
INTRODUCTION GENERALE 7
urbains, puis vers l’exportation1. C’est dire que la présence de cette industrie minière
sur le territoire du Katanga a permis le développement de l’infrastructure, du secteur
commercial, des services publics et même l’essentiel des services privés. Dès lors, la
viabilité de l’U.M.H.K./Gécamines est longtemps restée inextricablement liée aux
perspectives de croissance, de création d’emplois et de réduction de la pauvreté dans
les territoires régentés par cette industrie minière.
Présentation de la Gécamines
La Gécamines ou Société générale des carrières et des mines, est une société d’Etat
gérant une grande partie des exploitations minières de la province du Katanga
(RDC). Elle fut créée en 1966 en remplacement de l’U.M.H.K... Cette dernière fut un
groupe industriel minier belge établi au Katanga. Elle fut fondée le 28 octobre 1906
par la fusion entre une compagnie créée par Léopold II et Tanganyika Concessions
Ltd, afin d’exploiter les richesses minérales de la région. Elle fut la propriété de la
Société Générale de Belgique.
La Gécamines est une entreprise publique de droit congolais, à caractère commercial
et industriel. Elle appartient à 100 % à l’Etat congolais. L’étendue d’exploitation
minière de la Gécamines couvre près de 18.900 km2, représentant la concession du
cuivre et des métaux associés, et près de 14.000 km2, pour la concession de l’étain et
de minerais accompagnateurs, tels que le coltan.
La zone d’exploitation minière de la Gécamines est subdivisée en trois groupes : le
Groupe Ouest (Kolwezi), le Groupe Centre (Likasi) et le Groupe Sud (Lubumbashi).
1
Bien que cette économie des transports n’ait pas toujours coïncidé avec la géographie
humaine, il reste néanmoins incontestable que les chemins de fer ont permis l’intégration
industrielle de la province.
8 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Le déclin de la Gécamines, entamé dans les années 1960, s’est accéléré depuis le
début des années 1990. Depuis 1996, en effet, la gigantesque cheminée qu’arbore le
sud du centre de la ville de Lubumbashi ne crache plus de fumée.
1
De fait, dans les villes minières du Katanga, presque tout dépendait d’elle : hôpitaux, écoles,
entretien des routes, des barrages hydroélectriques, etc.
INTRODUCTION GENERALE 9
Situation de la Gécamines
slogan « Gécamines ndjo baba, Gécamines ndjo mama »1 est loin d’être une
obsession populaire. C’est l’expression par laquelle est véhiculée la représentation
symbolique ancrée dans la culture populaire de ces villes minières, traduisant la
garantie pour l’employé de la Gécamines de jouir des avantages sociaux qu’offrait
cette entreprise-providence et de bénéficier, sur le plan socioéconomique, d’une
relative « sécurité sociale».
Il reste que dans son environnement, sa décadence a profondément altéré la
dynamique du changement social et culturel, en même temps qu’elle a prêté le flanc
à la généralisation de l’ « informalité » qui, du reste, n’est spectaculairement visible
dans les villes minières katangaises que vers la décennie 1980 [G. DE VILLERS ET AL.,
(2002) : PP. 33-63 ; P. PETIT, (2003)]. L’étude de P. PETIT montre, à ce propos,
l’émergence à Lubumbashi d’un nouveau « modèle de rôle social » dans lequel la
culture de « débrouillardise » a supplanté le salariat qui était tout l’espoir et la
raison de vivre des travailleurs.
Ainsi sonne le glas de l’éthique du salariat dans les villes minières du Katanga !
A en croire B. Lautier de par sa lecture portant sur des économies de pays en
développement2, « le modèle d’industrialisation qui allait faire peu à peu entrer
tous les travailleurs du Tiers monde dans le salariat moderne n’est plus porteur
d’un projet social » [B. LAUTIER, (1994) : P. 113]. Loin d’exprimer une conjoncture de
simple récession inhérente à la crise de l’emploi, cette assertion de Lautier est, dans
le contexte des villes minières du Katanga, plutôt révélatrice d’une mutation
profonde de la société. Cela traduit, dans le même élan, ce que R. Castel développe
comme hypothèse, la fin de la montée en puissance du salariat comme mode
principal de régulation économique et sociale [R. CASTEL, (1999)].
Le contexte actuel des villes minières du Katanga révèle que l’histoire particulière
d’une province s’éteint, tandis qu’une autre histoire est en train de se construire dans
la perspective de la libéralisation de l’exploitation minière d’inspiration néolibérale
des années 1990 où, plutôt que des investissements classiques, l’essentiel de ces
nouveaux acteurs miniers se contente de racheter le minerai extrait par les creuseurs
artisanaux. Cela permet, d’autre part, de s’interroger sur l’éventualité des retombées
socioéconomiques et environnementales de ces nouveaux types d’exploitation
minière, comparativement à l’époque du règne de la Gécamines.
1
Entendez : « La Gécamines c’est le père et la mère de l’employé » pour refléter la prise en
charge totale de l’employé par la Gécamines, comparable à celle que les parents assurent
naturellement pour leur progéniture.
2
Dans la thèse, on utilise indifféremment les concepts de « Pays en développement » et
« Pays du Sud ».
INTRODUCTION GENERALE 11
1
Par « territoire minier », G. Baudelle justifie l’expression de l’appropriation de l’espace par
la compagnie minière manifeste notamment à travers diverses limitations comme le
marquage du territoire par des signalisations en fils barbelés ou en murs de clôture, etc. ou
encore par la protection et la garde de ces espaces dont l’accès peut donner lieu au passage à
des barrages ou soumis à des autorisations éventuelles. [G. BAUDELLE (1992)]
INTRODUCTION GENERALE 13
modes d’action mises en œuvre par les populations ouvrières résidantes de ces
territoires, entre elles en famille et entre les voisins dans la proximité résidentielle, et
aussi dans leurs interactions avec d’autres acteurs à l’instar des acteurs dominants de
l’entreprise qui gèrent ces territoires ou encore vis-à-vis des représentants de l’Etat
et des opérateurs divers.
Dès lors, la préoccupation de la thèse devient ainsi axée autour de certains enjeux.
D’une part, c’est l’enjeu de la déstructuration de l’ordre social caractérisant les
modes de vie traditionnels des paysans et artisans que le processus de
l’U.M.H.K./Gécamines a convertis en salariés industriels, puis les a urbanisés et
localisés dans les espaces des cités ouvrières. D’autre part, c’est l’enjeu de la
restructuration sociale de ces populations à travers de nouveaux modes de vie
urbains que l’U.M.H.K./Gécamines a cherché à maintenir dans ces territoires. Au
cours de ce processus, d’autres enjeux surgissent de la dégradation des conditions de
travail, de la désagrégation de la régulation sociale paternaliste, des différenciations
sociales exclusives que le processus de la Gécamines a produites au sein des
populations ouvrières. Bref, des enjeux autour des mutations sociales que la crise de
l’accumulation a entraînées.
C’est par rapport à tous ces enjeux que dans cette thèse des regards sont portés sur
des créations populaires qui résultent de la crise de l’accumulation de la Gécamines
et de ses implications sur la dynamique territoriale des cités ouvrières dans le
contexte du désengagement de l’entreprise qui les prenait en charge.
Contextualiser ainsi l’analyse par rapport à la crise de la Gécamines et l’axer sur le
jeu d’acteurs et les enjeux des rapports sociaux et spatiaux au sein des territoires des
cités ouvrières, semble une voie prometteuse d’enrichir la problématique de
développement des « territoires miniers » qui, généralement, soulèvent des
problèmes de pérennisation des avantages retirés de la rente minière. C’est là
évoquer l’emprise organisationnelle et territoriale de l’industrie minière qui, dans
nombre de pays en développement, participe à la structuration des territoires sans y
apporter d’améliorations durables.
Néanmoins, de manière générale, des études démontrent que les industries minières
apportent souvent des avantages sociaux et économiques substantiels aux sites ainsi
qu’aux collectivités avoisinantes, quoique ces avantages ne soient pas
automatiques1. Certes, un regard rétrospectif porté sur l’histoire de l’exploitation
minière renseigne qu’au cours du XXème siècle des régions minières principalement,
1
Des chercheurs de la Bolivie, du Chili et du Pérou, par exemple, ont mis en exergue la
problématique de la pérennité des avantages dont bénéficient les collectivités des industries
minières. Voir [GARY MCMAHON, FELIX REMY (2001)].
14 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
mais pas uniquement, ont connu un processus de croissance rapide puis de déclin,
suivi dans les pires des cas, d’abandon du territoire produit par le fait de cette
exploitation1. Face aux retombées souvent dommageables du déclin d’une région
minière consécutive à celui de l’industrie minière qui l’a portée, le processus de
développement devient problématique si la région minière concernée avait été dotée
des attributs d’un pôle de croissance, dans l’entendement de PERROUX [F. PERROUX,
(1964)]. Cela porte-t-il à croire que c’est un destin fatal réservé aux territoires portés
par l’industrialisation minière ?
Comme le notent BOULANGER et LAMBERT à ce propos, il n’y a rien d’inéluctable à ce
déclin des régions minières [P.-M. BOULANGER ET A. LAMBERT, (2001)]. En effet, des
politiques volontaristes d’adaptation du tissu productif de ces industries
traditionnelles aux nouvelles réalités du monde économique ont été mises en place
dans la plupart des cas. Elles ont fait l’objet de nombreuses initiatives tant locales,
nationales que régionales. Il s’agit soit de la restructuration des industries
traditionnelles, soit de la reconversion du tissu productif [B. FUSULIER, J.
VANDEWATTYNE ET C. LOMBA, (2003) ; G. CHAUTARD ET E. OLSZAC, (2000)]. Des pays
qui ne sont pas parvenus à diversifier leurs secteurs productifs ou à restructurer leurs
régions minières sont davantage en difficultés pour poursuivre leur croissance et
assurer le bien-être de leurs populations.
Assurément, le déclin des régions minières consécutif à celui des industries minières
dans le monde justifie à plus d’un titre l’interrogation sur la problématique de la
pérennisation de la rente minière retirée de l’exploitation minière. Si au Nord ce
déclin résulta ordinairement de l’épuisement des ressources naturelles ou de la perte
de leur caractère de rareté, au Sud par contre – et plus particulièrement pour
l’essentiel des pays africains qui ont nationalisé ces entreprises minières – le blocage
de la croissance des régions minières tient vraisemblablement plus de la mauvaise
gouvernance des revenus des ressources naturelles que des causes caractéristiques de
l’activité d’extraction minière2. Les comportements rentiers des acteurs
institutionnels postcoloniaux des pays africains dont les économies sont à dominante
minière, n’ont manifestement pas pris en considération deux formes de capital dont
la théorie de la croissance endogène et celle du développement durable soulignent
1
Ce sont des régions minières d’Europe ou d’Amérique. Concernant l’Afrique et l’Amérique
latine, des industries minières connaissent maintenant ou connaîtront demain des problèmes
identiques à ceux qu’ont connus certaines anciennes régions minières du Nord, si l’on n’y
prend garde. Cf. [P.-M. BOULANGER, A. LAMBERT (2001) ; P.-A. LINTEAU ET AL., (1979) :
P. 351].
2
Excepté des pays comme le Botswana, l’Afrique du Sud…, la plupart des pays africains
d’économie fondée sur les ressources naturelles tels que la Sierra-Léone, la R.D.C., voit leur
taux de croissance décliner plus fortement ces vingt dernières années. [PAUL COLLIER
(2002)].
INTRODUCTION GENERALE 15
1
Rien que pour le Nord-Pas-de-Calais, il y a eu perte d’emplois de 121.000 à 26.000 effectifs.
Cf. ASSEMBLÉE NATIONALE, Proposition de loi n° 1200 relative à la conversion des
anciens bassins miniers, République Française, Novembre 2003.
16 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
par les acteurs économiques et sociaux. Pour cette fin, deux niveaux d’analyse sont
considérés :
• le niveau du ménage : celui-ci est saisi en tant que sujet motivé par une
stratégie individuelle, familiale et associative inscrite désormais dans une
optique d’auto-prise en charge face au processus insécurisant de
l’exploitation du type capitaliste dans lequel il est inséré à travers le travail
salarié. A ce titre, on distingue :
Le ménage comme unité constituée de ses différents membres et où l’on
peut distinguer chacun d’eux au regard de son statut (chef de ménage,
conjoint, enfants, apparentés, etc.) ;
Le ménage comme unité compacte, agrégeant les comportements des
différents membres du ménage.
• le niveau des cités ouvrières : celles-ci sont appréhendées en tant que
territoires traduisant l’espace des jeux d’acteurs où se matérialisent, dans la
vision organisatrice de l’entreprise qui les gère, les politiques des acteurs
institutionnels et où s’expriment les populations ouvrières insérées dans le
processus de la Gécamines.
Pour comprendre les mutations en cours dans les territoires des cités de la
Gécamines et saisir les jeux d’acteurs en présence, l’analyse s’intéresse autant aux
différents niveaux considérés qu’aux relations qui lient les acteurs populaires
(ménages et associations) aux acteurs institutionnels (Entreprises, Etat) par rapport
aux différents changements de comportements observables dans les pratiques, les
modes de prise en charge et l’état de régulation sociale.
Ainsi, cette thèse vise spécifiquement à :
construire une perspective sur la dynamique populaire dans les cités de la
Gécamines pour en saisir les formes historiquement constituées en fonction
de l’évolution de cette industrie minière ;
contribuer à l’amélioration des connaissances des espaces où émergent des
pratiques populaires porteuses ou non de dynamiques vertueuses pour le
développement des territoires.
INTRODUCTION GENERALE 17
STRUCTURE DE LA THESE
Pour la réalisation de cette étude, la thèse est divisée en deux parties principales,
elles-mêmes subdivisées en chapitres, puis en sections et en sous-sections. La
première partie présente les référentiels théorique et empirique de la recherche. Elle
est structurée en trois chapitres. Le premier chapitre fait une exploration de la
littérature pour circonscrire les concepts opératoires de cette thèse : la
modernisation, l’accumulation du capital et l’économie populaire. Le second
chapitre présente le cadre théorique général de l’étude qu’il met en relation avec les
hypothèses de recherche, agençant pour cette fin les traits caractéristiques tirés de la
revue de la littérature et les approches théoriques d’un développement non-linéaire.
Le troisième chapitre fournit une précision de la démarche adoptée pour la collecte
et l’analyse des données.
La deuxième partie de la thèse est consacrée à l’analyse des stratégies d’acteurs
et de la dynamique de changement socioéconomique observable dans les territoires
des cités de la Gécamines. Le quatrième chapitre fait l’objet de la lecture de
l’histoire longue du Katanga dans laquelle est inséré le processus de la Gécamines. Il
circonscrit l’essor, le triomphe et les contradictions du capitalisme minier qui
permettent au bassin du Katanga de rendre visible comment la ruine du potentiel
productif de la Gécamines s’est répercutée sur les conditions de travail et de vie de
la main-d’œuvre. Quant au cinquième chapitre, il montre la défection de la
régulation sociale hiérarchique de la Gécamines face à laquelle des stratégies d’auto-
prise en charge sont expérimentées par les populations ouvrières encore assujetties
ou non à ce processus de la Gécamines. Il met aussi en exergue comment dans le
parcours de cette industrie minière la position des acteurs institutionnels dominants a
instrumentalisé l’exploitation de la main-d’œuvre ouvrière minière. Enfin, le
sixième chapitre explore la dynamique populaire et territoriale en œuvre dans les
cités de la Gécamines, et l’examine sous le registre de la perspective de
modernisation socioéconomique de la Gécamines pour en déterminer la portée et les
défis au regard des enjeux du développement de ces territoires.
1
Le terme de « trickle down effect » désigne l’économie des retombées de la croissance
capitaliste dans une économie de marché. Il décrit un processus inégalitaire du point de
vue distributif et dont les bénéfices se propagent uniquement de manière graduelle et en
général de façon incomplète d’une minorité vers la majorité de la population.
2
Particulièrement les modèles de développement « classiques » de LEWIS et celui de FEI
et RANIS suggéraient que la croissance du secteur industriel, si elle est soutenue,
conduirait effectivement à une propagation de ses bénéfices à travers tout d’abord, un
effet de diffusion verticale vers le bas, des riches vers les pauvres [A.W. LEWIS,
(1954) ; J.C. FEI ET G. RANIS, (1961)].
22 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Nous faisons allusion aux solutions interventionnistes préconisées par le courant
structuraliste qui étaient basées sur les stratégies de substitution aux importations; les
théories de la dépendance basées sur une analyse centre-périphérie ou encore, les
théories néo-marxistes de l’échange inégal suggérant la rupture d’avec le modèle du
capitalisme diffusé à l’ensemble de la planète pour y dominer.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 23
1.1. LA MODERNISATION
Pour circonscrire les contours du concept « modernisation », dans un
premier temps, est mise en exergue l’évidence controversée de l’identité
modernisation-développement. Dans un deuxième temps et dans la lancée de la
remise en cause de cette identité, la « modernisation » est mise à l’épreuve des
réalités de développement des populations. Enfin, est dégagé dans un dernier
temps l’enjeu d’une reconsidération de la « modernisation » en dehors de son
champ unique qui est présenté jusqu’alors comme ayant une vocation
universelle.
1.1.1. Développement par la modernisation : une évidence
controversée
En parlant du développement, allusion est la plupart de temps faite aux
témoignages des « pionniers du développement » [G. MEIER ET D. SEERS, (1988)]
qui ont consacré une approche « développementaliste » dont l’objectif était de
permettre aux pays en développement d’accéder à la « modernité » occidentale.
Les « théories de modernisation » qui se sont élaborées à cette fin, voyaient le
développement comme « un processus universel caractérisé par une série
d’étapes par lesquelles les nations et sociétés doivent nécessairement passer »
[G. BERTHOUD, (1990)]. Se fondant sur les étapes de ROSTOW [W.W. ROSTOW,
(1963)], cette théorie adopta une vision linéaire de l’histoire des sociétés et situa
le développement au final de la croissance perpétuelle de la production et de la
consommation, phase ultime prévue par ROSTOW.
Le même principe de rattrapage par l’imitation s’est aussi retrouvé dans le
courant « diffusionnisme » [E. ROGERS, (1962)]. Cette approche, comme l’évoque
A. MATTELART, présente le développement comme :
« Un type de changement social qui peut être obtenu grâce à l’introduction
d’innovations dans un système social donné, en vue de produire un
accroissement du revenu et une amélioration du niveau de vie grâce à des
méthodes de production plus modernes et une meilleure organisation sociale. »
[A. MATTELART, (1999)]
Dans cette perspective, le développement est présenté comme un processus de
rattrapage dans lequel l’expérience des sociétés modernisées et développées sert
de modèle à répercuter aux sociétés où le dualisme (concomitance des secteurs
moderne et traditionnel) demeure encore dominant. Les idées de cette singulière
modernisation ont ainsi prédominé l’époque contemporaine – entendue dans le
sens restrictif de l’après-guerre (1945) – comme conception globale du
développement incluant, à ce titre, les différentes composantes sociologiques,
politiques, économiques et démographiques de la modernisation. Se référant au
contexte sociopolitique de l’époque de cette théorisation du « développement »,
24 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
fut élaboré, comme le note J.-PH. PEEMANS, ce que l’on peut appeler « l’économie
politique de la modernisation » qui devait permettre de situer le cadre de
diffusion des théories de la modernisation présentées au Sud dans la version
d’une modernisation nationale [J.-PH. PEEMANS ET AL. (1995A) : PP. 17-20].
A la longue et au regard de l’évolution de la pensée sur le développement,
on a bien réalisé qu’au-delà de la diversité des contenus qu’on lui a attribués, et
des discours à travers lesquels on l’a consacré, ainsi que des multiples
réflexions qu’il a suscitées, le concept de développement nourrit encore la
confusion de sa perception nonobstant la substitution des modèles explicatifs,
cinq décennies durant. Concept aux contours mouvants, recoupant et engageant
en même temps des disciplines différentes, le développement est un chantier en
pleine évolution. Loin de vouloir faire l’inventaire conceptuel de toutes les
connotations que le concept « développement » renferme, ni de ses usages à
travers les différents champs disciplinaires qu’il implique, on se propose de
replacer cette notion dans sa conceptualisation en explorant de manière
synthétique sa genèse et son évolution.
Lorsqu’on cherche à saisir la genèse du développement, il convient de
distinguer d’une part le développement comme mythe et, d’autre part, le
développement comme réalité historique. Pour ce faire, deux tendances
sémantiques se dessinent. L’une fait référence à l’idée de progrès, de
l’évolutionnisme historique et, l’autre, se veut une interprétation rigoureuse de
l’historique du phénomène à partir de l’émergence du concept développement.
Dans sa publication sur l’historique du développement, J.-R. LEGOUTE éclaire le
caractère plurivoque de ce concept fourre-tout. Il note qu’« à l’idée de progrès,
de l’évolutionnisme, le développement est perçu comme un phénomène aussi
vieux que l’histoire des sociétés. Dans cet entendement, la référence est faite au
concept mythique de développement, piégé dans un dilemme : soit il désigne
tout et son contraire, en particulier l’ensemble des expériences historiques, de
dynamique culturelle de l’histoire de l’humanité ; soit il a un contenu propre
désignant alors nécessairement ce qu’il possède de commun avec l’histoire des
étapes de la croissance telle qu’elle s’est réalisée en Angleterre dès les années
1750 » [J.-R. LEGOUTÉ, (2001) : P. 8].
Cette acception fait remonter la genèse du développement dans un contexte
social et historique beaucoup plus large voire aussi loin qu’à la révolution
néolithique. Cela rejoint la vision du développement, chèrement défendue par
BRAUDEL [F. BRAUDEL, (1979)]. Dans la perspective de ce courant de pensée, le
développement est un processus social. Ainsi, comme le souligne BRAUDEL et
contrairement à la vision de ROSTOW, le développement, entendu dans le sens de
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 25
l’évolutionnisme historique, existe partout car tous les peuples ont construit
leurs modes de vie.
La deuxième tendance de perception sémantique du développement fait
référence à la vision duale qui considère le développement comme une nécessité
thérapeutique dont la pertinence s’est imposée à partir de la prise de conscience
du phénomène du sous-développement [J. FREYSSINET, (1966) ; E. ASSIDON,
(2002)]. S’il est plausible, souligne J.-R. LEGOUTE, que « le développement a
toujours existé, vu à travers le prisme du changement social, on doit
reconnaître que ce concept considéré stricto sensu, demeure une construction
récente » [J.-R. LEGOUTÉ, (2001)]. Comme tel, évoque par ailleurs E. ASSIDON, le
développement fait son entrée dans l’économie politique internationale de
l’après-guerre : il a servi à légitimer à la fois les mouvements de libération
nationale et les visées hégémoniques des Etats-Unis et de l’U.R.S.S. sur le
processus de décolonisation en cours [E. ASSIDON, (2004)].
Dans cette acception, il transparait que le concept « développement » est pris
comme discours visant à mettre en valeur et à tirer profit des ressources
naturelles et humaines. Depuis lors, son contenu implicite ou explicite demeure
certes l’accumulation du capital et la croissance économique, à travers des
rapports sociaux bien particuliers qui sont ceux du mode de production
capitaliste. Quel que soit l’adjectif qu’on lui accole, cette idéologie ne cesse de
transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en
marchandises. A ce titre, et comme la colonisation qui l’a précédé et la
mondialisation qui le poursuit, avancent certains détracteurs de l’idéologie
modernisatrice, le développement s’est constitué en œuvre à la fois économique,
socioculturelle et militaire de domination et de conquête de l’humanité.
Les défenseurs de cette école de modernisation ont préconisé à cette fin, la
rupture des allégeances traditionnelles et la mise en place de nouvelles
institutions permettant une plus grande rationalisation de l’autorité et de
nouveaux mécanismes de régulation politique et sociale [A. APTER, (1965) ; S.
EISENSTADT, (1966) ; S. HUNTINGTON, (1968)].
Voilà tracé un schéma de développement qui traduit une linéarité non moins
évidente dans les processus des pays présentant des retards de modernisation.
Dans la décennie 1980, la crise du projet de modernisation nationale au Sud
est sans appel. A côté de l’évolution du contexte international, il faut ajouter
dans la crise des économies du Sud les limites internes des stratégies de
développement qui, parallèlement à la mauvaise gestion et à la corruption qui
ont gangréné leurs systèmes, ont fini par rompre la dynamique de croissance
forte que ces économies ont connue dans les années 1970. La critique du rôle de
l’Etat et des structures sociales a été mise en évidence par la théorie de « Rent-
Seeking »1 et celle de « Clientélisme et Néo-patrimonialisme »2.
Pour B. HIBOU, Le terme de « recherche de rentes » traduit le phénomène de
concurrence qui existe entre les différents agents économiques d’un secteur
concerné pour s’accaparer les « rentes » qui émanent des différentes formes
d’interventions publiques et de toute autre mesure de politique économique. [B.
HIBOU (1996) : P. 278]. Reste que pour les théoriciens de la « recherche de rente »
(Rent-seeking), à l’instar de KRUEGER, ou encore TOLLISON, la « recherche de la
rente » s’applique autant aux entreprises, aux individus, aux groupes de
pression qu’aux agents de l’Etat. Certains investissent des ressources pour
obtenir des bénéfices tels que des emplois, des licences d’importation, des
subventions publiques et des avantages fiscaux. D’autres offrent des rentes en
échange de rémunérations monétaires ou de soutien politique [A.O. KRUEGER,
(1974) (1993) ; R.D. TOLLISON, (1982)].
1
« Rent-seeking » : terme forgé en 1973 par l’économiste ANNE O. KRUEGER. Traduite
par la « recherche de rentes », cette théorie désigne la recherche par des individus ou
des entités, des situations ou ceux-ci peuvent profiter de leur accès au pouvoir politique
ou administratif pour manipuler l’environnement économique afin d’extraire des
revenus sans accroître la production économique.
2
C’est une approche sociopolitique des années 1980 qui a mis en exergue le système de
pouvoir néo-patrimonial.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 27
1
Bhagwati et Srinivasan ont étendue la théorie de « recherche de rentes » à toutes les
activités directement improductives de recherche de profit, c’est-à-dire à toutes les
activités dont le but est d’accroître le profit en utilisant des ressources mais sans
générer des richesses. Dans la lecture faite par B. HIBOU, aux activités comprises dans
la recherche de rente, Bhagwati et Srinivasan ajoutent donc le coût des investissements
de surcapacité, de la fraude, etc., mais également des gains en bien-être générés par des
activités improductives. [B. HIBOU (1996) : OP.CIT.]
28 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Dans la section qui suit, on essaye de visiter les approches qui opposent à
l’hégémonique théorie néolibérale de modernisation un autre regard de
développement
1
Nous notons avec intérêt les travaux d’A. ARCE et N. LONG en rapport avec
« l’approche centrée sur l’acteur » qui tentent de redonner à l’individu toute sa place
dans les théories de développement.
2
Comme dans toutes les sociétés du monde, rapporte-t-il, on rencontre en Afrique des
gens compétents qui savent, qui pensent et, qui de surcroît, mettent de telles
connaissances cognitives au service d’actions visant à agir positivement.
Malheureusement, la production des savoirs ne fait pas partie du patrimoine culturel
ordinaire des terroirs villageois, en Afrique comme ailleurs. En clair, les gens
possèdent des connaissances pratiques ou plus exactement les mettent en œuvre, et ne
savent pas qu’ils savent tout ce qu’ils savent, ni précisément ce qu’ils savent, ni
davantage, comment ils le savent [PH. DE LEENER (2007) : PP. 207-216].
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 29
1
Dans l’école de la dépendance, nous considérons d’une part l’école structuraliste latino-
américaine avec des auteurs comme A. Gunder Franck et, d’autre part, l’école des
économistes Indiens et l’Ecole Arabo-africaine dans laquelle se retrouve Samir Amin.
30 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
S. LATOUCHE ET A. WLADIMIR dans « Faut-il refuser le développement »(1987) et
« Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde »
(2000) ; F. PARTANT dans « La ligne d’horizon. Essai sur l’après-développement »
(1988) et dans « La fin du développement – La naissance d’une alternative » (1997) ;
F.J. SCHUURMAN dans « Pardigms lost, paradigms regained ? Development studies
in the Twenty-first century » (2000).
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 31
1
E. BERR précise toutefois qu’il ne s’agit pas de magnifier un nouveau modèle de
développement clé en main baptisé « autre développement », fait de bons sentiments
mais largement utopique. Il s’agit, à partir de la situation actuelle et des perspectives
qu’elle annonce de prendre la mesure des changements indispensables qu’il faut mettre
en œuvre au plus vite, en accordant une place importante aux activités non-marchandes
et aux relations non-monétaires – tel le don –, ce qui implique de revenir sur l’objectif
de la croissance illimitée et de définir une nouvelle mesure de la richesse.
32 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
entre les rôles des pouvoirs et les logiques des individus. Comme contribution à
la déconstruction du projet modernisateur, N. LONG1 et ses collaborateurs ont
apporté ce que l’on désigne désormais par le « paradigme de l’acteur » qui
renouvelle les approches habituelles du développement à travers une
« perspective centrée sur l’acteur », comme on le développe dans les approches
théoriques, au chapitre deuxième de la thèse. Ainsi qu’il le note dans ses écrits:
These conventional views of development ignore the ability of indigenous
communities to articulate and negotiate their local identity in the midst of global
pressures. It is generally assumed they face cultural extinction when confronted
with modernizing forces, which are frequently given the label of “progress”. [N.
LONG, (1996) : pp. 37-59]
Finalement, ces approches non-normatives du développement tentent de
proposer, dans un sens comme dans l’autre, des points de vue sur le
développement qui réintègrent pratiques, stratégies, acteurs et contextes. Reste
que dans leur dénonciation de la configuration développementaliste
modernisatrice elles convergent, tout comme les approches normatives qu’elles
récusent, sur la dimension idéologique du développement. Si pour les unes le
développement est subordonné à la modernisation des sociétés, pour les autres
par contre, c’est la résultante d’une pluralité des voies déterminées par les
peuples au travers d’une diversité des réalités sociales traduites par les
pratiques, les représentations et les stratégies d’acteurs. Pour féconde que puisse
paraître cette critique sur la pensée dominante du développement, elle a aussi
mis en lumière l’aspect fondamentalement discursif du développement.
Il est pourtant fondamental dans l’analyse du développement de dégager une
distinction d’ordre épistémologique entre le développement comme « processus
complexes et pluriels » et développement comme « discours » aussi bien des
décideurs politiques et leurs conseillers que des experts et professionnels
chargés des politiques du développement. Cette double identité du
développement laisse entrevoir en filigrane les débats entre les paradigmes de
développement sur ce que J.-PH. PEEMANS qualifie de l’« ordre des choses » et
l’« ordre des peuples et des gens ». Comme il le dit si bien, « c’est dans une
interaction continue entre une dimension positive (connaissance du réel) et une
dimension normative (volonté d’action sur le réel) que s’est constitué, au
travers de l’affrontement des paradigmes, le domaine du développement. Au-
delà de leurs différences apparentes, plusieurs paradigmes semblent unis par
1
Notons que NORMAN LONG est pionnier en anthropologie de développement,
particulièrement dans son domaine de redécouverte de l’hétérogénéité des acteurs se
confrontant autour des opérations du développement. Il forme une « école » centrée sur
les interfaces entre mondes sociaux différents, où se recrutent ses disciples et
collaborateurs.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 33
1
Il importe à ce propos de ne pas confondre les connaissances des gens que l’on
rencontre dans toutes les sociétés avec les « savoirs ». Ces connaissances prennent le
plus souvent la forme de réponses concrètes à des questions pragmatiques dans le
monde rural, mais il n’est pas courant que de tels dispositifs envisagent explicitement
un retour réflexif délibéré et méthodique pour en produire des « savoirs ». [PH. DE
LEENER, (2007) : P. 205-248]
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 35
1
Concept proposé par MARX. Il rend compte de la relation dialectique entre, d’un côté, la
base matérielle d’une société (dite infrastructure) – qui comprend les forces productives
(moyens de production, techniques, connaissances, force de travail) et les rapports
sociaux – et, de l’autre, les structures politiques et idéologiques (dites superstructures)
essentiellement au service de la classe dominante.
38 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Plutôt que de reprendre les vieilles polémiques théoriques entre la vision néo-
classique et celle défendue par le courant marxiste, il nous semble pertinent de
mettre en évidence la complexité des réalités de l’accumulation qui en font un
phénomène social et culturel autant qu’une réalité économique et
institutionnelle.
1.2.2. Complexité des réalités de l’accumulation
Dans la fameuse prétention des théoriciens de la modernisation de consacrer
l’identité du développement à la croissance économique que l’accumulation du
capital doit entraîner – aujourd’hui devenue un mythe –, cette dernière ne peut,
conformément à leurs prescrits, qu’être productive. Comme le développe J.-PH.
1
PEEMANS dans ses analyses sur la crise de l’accumulation en Afrique :
1
Sur la complexité des réalités de l’accumulation et sur sa crise, signalons les précieux
apports de J.-PH. PEEMANS dans ces deux ouvrages à savoir, « Le développement des
peuples face à la modernisation du monde » (2002) et « Crise de modernisation et
pratiques populaires au Zaïre et en Afrique » (1997). On est largement redevable à ces
deux ouvrages pour le développement de ces deux sous-sections.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 39
1
En considérant les multiples dimensions du « développement », il s’avère important de
distinguer les réalités des marchés : il existe bien d’une part, un « grand marché » que
l’on peut qualifier de formel d’après l’approche fonctionnaliste, auquel correspond une
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 41
1
Cette présentation schématique de la dégradation de la condition salariale consécutive à
la crise de l’accumulation peut entre autre être interprétée dans le cadre de ce qu’il est
convenu d’appeler depuis la crise du « salariat moderne » dont il importe de dégager la
nuance dans l’interprétation au regard de sa manifestation, de sa compréhension et de
son interprétation selon qu’il s’agit des pays du Nord industrialisés ou des pays du Sud.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 43
Comment le salariat s’est-il intériorisé comme norme sociale dans nos sociétés ?
L’industrialisation a marqué, au Nord comme au Sud, une dénaturation des
sociétés dites « traditionnelles ». Dans ces dernières, la rémunération était
immergée dans un mode de relations personnalisées, voire familiales, qui lui
donnaient un sens. La modernisation des sociétés a institué un style de
rémunération dénudé de liens personnels et fondé sur un échange matériel,
travail contre argent : le travail est devenu une marchandise comme les autres,
sur un marché comme les autres. Cette mutation de société ne s’est pas opérée
sans fractures. L’organisation de la société salariale a entraîné la migration de la
main-d’œuvre en provenance du monde rural. Les masses ouvrières dans les
centres urbains sont désormais progressivement coupées de leurs racines rurales
qui jadis servaient, à travers des liens relationnels, d’amortisseurs sociaux. Elles
deviennent pour ainsi dire vulnérables aux fluctuations du marché puisque le
salaire devenait le résultat d’un mécanisme de marché. C’est cette mutation de
société que K. POLANYI désigna par « La grande transformation » [K. POLANYI,
(1983)], puisque le prix de la force de travail relevait désormais de mécanismes
strictement économiques, voire des relations dictées par ce que K. MARX nomma
par « l’eau glaciale du calcul égoïste » [K. MARX, (1965)].
44 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Puisque le travail est à l’origine d’avantages et de la participation aux fruits de la
croissance, l’Etat s’investit afin qu’il soit fourni au travailleur, en échange de son
effort, une somme croissante de bien-être. On passe ainsi du « travail » à l’ « emploi »
que l’Etat doit garantir : l’emploi constitue de ce point de vue le travail salarié dans
lequel le salaire n’est plus strictement la contrepartie de la prestation du travail, mais
aussi le canal par lequel les salariés accèdent à la formation, à la protection, aux biens
sociaux. Pour R. Castel, l’emploi est donc le travail plus la sécurité - droit. Reste que
l’importance du travail est telle qu’aujourd’hui, il est devenu synonyme d’emploi.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 45
De nos jours, il s’est érigé un courant qui plaide pour la diminution de la place
du travail dans l’organisation sociale. Partant, le travail, principal facteur de
régulation et d’intégration, est de plus en plus remis en cause. Néanmoins, il
importe de ne pas perdre de vue que le travail constitue encore dans les sociétés
une voie d’accès privilégié à l’identité sociale et une source du lien social. A
travers ce rôle, le travail reste essentiel pour la cohésion sociale.
A cette norme, encore malheureusement intériorisée, est opposé l’usage du
fameux thème de l’ « autonomie » qui, depuis peu, incarne le symptôme par
excellence d’une société qui renvoie de plus en plus les individus à eux-mêmes.
D’autre part, pour les faibles proportions de populations actives encore
employées dans l’économie formelle dans les pays en développement, on parle
de plus en plus de leur « désalarisation », processus qui traduit la transformation
du salarié en « professionnel travaillant sur son propre compte » ou plutôt son
occupation à des « activités subsidiaires » durant sa vie active comme actif.
Cependant quelle lecture peut-on faire de ce processus de « désalarisation » au
regard des réalités observables dans les pays du Sud ?
Durant une bonne période, la société salariale connut, au moins dans les pays
industrialisés, une amélioration sensible des conditions d’existence, un revenu
qui progresse de façon régulière, et cela permît de fonder l’espoir de la
continuité de la situation1. Le modèle fordiste triomphant, la masse salariale
évolua à peu près au rythme des gains de productivité. Toutefois, « il importe de
faire remarquer à cet effet, que la mise en place de ce modèle de rapport
salarial fordiste est un processus historique spécifique aux pays industrialisés,
là où des gains de productivité élevés se sont traduits en revenus salariaux et en
revenus sociaux progressant à un rythme soutenu, et propulsant la croissance
de la production » [J.-M. WAUTELET, (2002)].
1
C’était ce que l’on a appelé « l’âge d’or » du salariat, période marquée après la
deuxième guerre mondiale par des transformations profondes du capitalisme et du
salariat. Sous l’impulsion des idées de J-M. KEYNES, des mécanismes de protection
sociale sont instaurés et une sorte de norme salariale minimale est fixée. Ce qui
implique une intervention de l’Etat.
46 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Pour les pays du Sud, par contre, les bases économiques urbaines ont peu
reposé sur le salariat public ou privé. Alors que la demande de travail est de plus
en plus forte du fait de l’urbanisation effrénée, les économies urbaines des pays
en développement offrent de moins en moins d’emplois. Il s’est révélé que
l’industrie dans la plupart de ces pays n’est pas un facteur d’urbanisation
puissante car elle ne crée pas ou plus d’emplois. De même, le secteur public
n’en crée plus non plus et a tendance à être démantelé. Plus que cela, le
démantèlement des entreprises publiques s’est plus souvent traduit, au bout de
quelques années, par la disparition pure et simple des entreprises que par le
renforcement du secteur moderne privé. Reste que les gisements d’emplois
salariés classiques dans ces pays sont à bout de cycle. Ce qui, naturellement,
impose de nuancer la notion de « crise de salariat » selon qu’il s’applique pour
le Nord ou pour le Sud.
La crise du salariat au Nord ou, pour emprunter la terminologie à R. CASTEL
qui en a donné une perspective historique éclairante, la « crise de la société
salariale » s’est manifestée sous plusieurs formes. Outre la croissance
considérable du chômage, elle a été marquée par l’apparition de nouvelles
formes de travail indépendant ou d’exercice de la sous-traitance et par le
développement d’emplois salariés moins stables [R. CASTEL, (1995)]. Cette crise,
notent BOUFFARTIGUES et ECKERT ou encore BOUTILLIER, se traduit par une
mutation considérable aussi bien des formes de l’emploi (statuts précaires,
emplois atypiques et hybrides, externalisations massives) que des marchés
internes de l’emploi et de la redéfinition des espaces de qualification
[BOUFFARTIGUES P., ECKERT H., (1997) ; S. BOUTILLIER, (1999)].
Par ailleurs, la crise du salariat dans les pays industrialisés n’est pas, comme
certains auteurs l’ont proclamé, la « fin du travail »1 dont l’enjeu porte sur des
propositions de solutions de recouvrer une existence sociale, qui ne soient pas
soumises à la condition d’occuper un emploi classique. Sans doute ne peut-on
s’empêcher de penser que cela paraisse bien utopique ? A en croire R. CASTEL, la
fin du salariat n’est certainement pas pour demain. Et que 90 % de la
population active dans les pays développés appartiennent à cette catégorie. La
1
Notons l’idée d’un décentrement du travail soutenue par certains auteurs [J. RIFKIN
(1996), A. GORZ (1988)] à laquelle ont été associées diverses propositions allant d’un
réaménagement des temps sociaux, à l’organisation d’un secteur quaternaire ou encore
d’espaces d’économie solidaire en passant par différentes modalités de revenu
inconditionnel; lesquelles propositions sont présentées sous l’enseigne de la « fin du
travail ». Cette idée est partie du point de vue selon lequel le plein emploi tel qu’on l’a
connu jusqu’au début des années soixante-dix, avait constitué une modalité de travail
dont on ne pouvait espérer le retour.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 47
crise du salariat, c’est plutôt comme dirait LIPIETZ, la fin du modèle d’emploi de
l’après-guerre, ou mieux la fin du fordisme [A. LIPIETZ, (1999)].
Dès lors, la nouvelle question sociale, telle que l’argumente R. CASTEL, n’est pas
comme on le pense souvent, la constitution d’une population de travailleurs
précaires, mais la remise en cause radicale de la condition de salarié. Dans cet
entendement, soutient-il, la question sociale peut être concrétisée par une
inquiétude sur la capacité de maintenir la cohésion d’une société [R. CASTEL,
OP. CIT.]. Ce qui est entrain d’être observé dans beaucoup de sociétés
industrielles.
Pour des pays du Sud en proie à la désindustrialisation et au chômage, la
crise du salariat traduit une réalité fortement nuancée. Il s’agit de la « fin du
travail », non pas dans le sens que J. RIFKIN en a donné, mais résultant de
l’immense inadéquation entre l’offre de travail potentielle et la demande du
travail par le capital. Mieux encore, pour de faibles proportions de populations
actives encore formellement employées et au regard de l’inefficacité des
mécanismes institutionnels, les gains de productivité – par ailleurs ralentis – ne
se convertissent pas significativement en gains de pouvoir d’achat en termes de
revenus salariaux, encore moins de revenus sociaux. Faute de redistribution
suffisante des gains de productivité, la demande sociale solvable ne croît pas
avec la production.
D’autre part, cette crise du salariat au Sud traduit non seulement une crise
économique consécutive à celle des projets de développement, mais elle a aussi
produit une crise d’identité qui témoigne de l’émergence d’un nouveau modèle
social dans les villes urbaines. En effet, avec des salaires le plus souvent
proches du minimum vital et la plupart de temps non payés de longs mois
durant, apparaît un modèle social où plutôt que l’emploi élitiste, comme
l’évoque P. GESCHIERE1 particulièrement pour le cas de la ville de Lubumbashi, la
figure du succès du « qui sait trouver » du profit ou « qui a du talent » pour
tisser et inventer un vaste réseau social, bref un modèle social où « qui sait se
débrouiller », sert d’exemple. Ce qui induit entre autre une culture de la
« débrouillardise » et où l’on observe des salariés se métamorphoser en
commerçants, en vendeurs et en néo-agriculteurs ou prestataires de divers
services pour sécuriser, avec le supplément de revenu généré par ces diverses
activités, leur quotidien. Partant, l’opérationnalisation de ces diverses activités,
subsidiaires ou non à l’emploi salarié, s’appuie sur des réseaux sociaux et fait
1
PETER GESCHIERE préfaçant le livre de P. PETIT (ÉD) (2003), Ménages de Lubumbashi
entre précarité et recomposition, Coll. Mémoires lieux de savoir – Archive congolaise,
Paris, L’Harmattan.
48 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Si d’aucuns ont semblé réduire le phénomène de l’informel en une économie de la
« débrouille » des populations plus modestes, il est devenu au cours de quatre dernières
décennies une affaire des spécialistes multidisciplinaires qui s’impliquent dans
l’analyse et la compréhension de l’immense complexité que renferme ce type
d’économie.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 49
1
En RDC, on parle de la patente représentant un forfait pour le petit commerce et
l’artisanat.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 53
1
Même si les analystes inspirés par les « théories de modernisation » s’émerveillent de
la capacité d’invention de ceux qui ne sont pas inscrits dans les circuits formels de
l’économie, ils considèrent que l’idéal est d’arriver à formaliser toute l’économie :
contrat, respect des lois, présence dans les statistiques, voire organisation syndicale
classique, etc.
2
Enchâssement ou encastrement parfois pris pour la traduction du terme anglais
« embeddedness » notablement utilisé par KARL POLANYI. Néanmoins, « embedded »
est souvent traduit par « englobé » et pourtant POLANYI a préféré, dans une métaphore
de l’immersion, le terme de « submerged » [K. POLANYI, (1947) : P. 65].
54 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
I. LARRAECHEA, M. NYSSENS (1994A) ; J.-PH. PEEMANS (1997) (2002) ; O. NÚŇEZ
(1997) ; B. VAN DER LINDEN, M. NYSSENS (2000) ; B. LAUTIER (1994) (2000), etc.
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 55
généralement au noir, aussi bien dans les pays du Sud que dans les pays du
Nord »
« L’économie conviviale semble très proche de l’économie familiale, mais
tournée vers les autres. Elle est constituée pour l’essentiel des activités
d’entraide, d’animation sociale et de loisir hors de la famille et ne donnant pas
lieu à une quelconque rémunération au sens de l’économie formelle. Cette forme
d’économie peut prendre appui sur des structures associatives plus ou moins
organisées (associations de quartiers, organisations religieuses, syndicales ou
politiques, communautaires ou ethniques). Les principaux travaux réalisés dans
le cadre de l’économie conviviale sont : les services rendus à des voisins ou à
des personnes âgées ou handicapées (réseaux d’entraide, systèmes d’échange
local) ; la production de petits objets et d’aliments vendus lors de fêtes et coup
de main à leur organisation ; la participation gratuite à l’organisation et au
déroulement d’activités culturelles, syndicales, politiques, communautaire. » [O.
CASTEL, (2007)]
Ces deux composantes ont maintenu de manière plus ou moins efficace un
certain équilibre dans l’organisation harmonieuse de la société. Outre cela,
l’économie populaire, comme l’évoquent LARRAECHEA et NYSSENS, est un espace
où s’expriment, par une pratique, une « demande de survie » et une « demande
d’intégration » porteuses d’une identité [I. LARRAECHEA ET M. NYSSENS, (1996) :
PP. 489-501].
Pour H. LECLERCQ, avec cette économie populaire, des millions d’activités très
précaires se sont développées et ont formé un vaste marché là où c’était possible
en même temps qu’un réseau de solidarité [H. LECLERCQ, (1992)].
L’autre spécificité de l’économie populaire, c’est le fait que ces diverses
activités sont encastrées non seulement dans le contexte influençant leurs modes
de fonctionnement [I. LARRAECHEA, M. NYSSENS (1994B)], mais aussi dans des
réseaux sociaux. C’est cette spécificité qui les fait désigner par « pratiques
populaires » pour traduire l’enchevêtrement des logiques plurielles et des
représentations qui sous-tendent les comportements des « acteurs » qui les
exercent ainsi que leur inscription dans l’espace et dans le temps.
L’opérationnalisation de ces « pratiques populaires » passe par la mobilisation
et la mise en action des ressources dont disposent et auxquels ont accès les
« acteurs » et qu’ils peuvent contrôler dans la poursuite des stratégies de survie.
Il s’agit des capitaux, des relations, des niveaux et des lieux. Ces ressources
émanent tant des constructions historiques depuis la civilisation matérielle des
sociétés que des modifications de comportement découlant de la civilisation
monétaire contemporaine.
Enfin, quelques considérations méritent d’être mentionnées au sujet de
l’évolution du concept d’ « économie populaire » et de sa pertinence pour
l’analyse des processus de développement :
CHAPITRE 1 LA MODERNISATION, L’ACCUMULATION DU CAPITAL, L’ECONOMIE POPULAIRE 57
1
« Toute une partie de littérature récente sur le développement a mis précisément
l’accent sur cet aspect du lien social comme lieu de développement. Ce lien social ne
doit pas être confondu avec du communautaire traditionnel, figé et stagnant. Ce qui est
plutôt extraordinaire est la capacité de certaines sociétés de recomposer sans cesse du
lien social, sous des formes diverses et souvent en combinant plusieurs logiques, de la
logique de redistribution à la logique maffieuse, et aussi à des formes réinventées de
solidarité qui n’excluent cependant pas des logiques de confrontation et de violence. »
[J.-PH. PEEMANS, (1997A) : P. 202]
58 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATION OUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
*A titre d’exemple
Source : RAZETO et CALCAGNI (1989) cités par I. LARRAECHEA
et M. NYSSENS, (1994) : p. 115.
A la lumière de ce qui précède, on voit bien que la singularité de ces pratiques
populaires réside dans le type d’agents qui entreprennent l’activité économique
et dans le but qu’ils poursuivent. Les sujets qui organisent ces activités peuvent
prendre des formes différentes : les individus, la famille, la communauté, etc.
De même, au sein de ces activités, des liens d’aide mutuelle, de coopération,
communautaires et solidaires, se manifestent non pas comme un élément
accessoire ou purement utilitaire mais comme inhérent à la manière dont ces
sujets organisateurs cherchent à affronter des problèmes qui se posent dans leur
vécu quotidien et à satisfaire leurs besoins.
Bien que la génération du revenu soit l’une des aspirations des sujets qui
organisent ces activités d’économie populaire, simultanément ces acteurs
populaires visent aussi une insertion sociale, le développement personnel,
l’affirmation d’une identité populaire, la quête de rapports interpersonnels plus
humains (sociaux), etc.
Conclusion du chapitre premier
1
Par la suite, l’option est relayée par les élites modernisatrices postcoloniales qui ont
poursuivi l’accumulation du capital dan l’industrie minière. On peut dès lors se demander
ce jour si le Congo avait un autre choix à l’époque, dans la mesure où le secteur minier était
assez développé par rapport à d’autres secteurs de l’économie.
Chapitre deuxième
APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE
INTRODUCTION
1
C’est en référence notamment avec les apports de l’anthropologie, de la socioéconomie, etc.,
que l’économie du développement s’est enrichi des analyses du développement
multidisciplinaire. En outre, les auteurs sélectionnés relisent autrement l’histoire du
développement et se démarquent du paradigme modernisateur de par leurs grilles d’analyse
qui habituellement intègrent l’environnement en tant que milieu de vie ; la population
comme « acteur » participant activement aux processus de développement et non plus
comme, autrefois, une simple variable démographique ; ainsi que des logiques d’action pour
tenir compte des demandes de développement exprimées par les populations concernées.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 63
Ensuite, il apparaît partout et avant 1500, une économie d’échange qui unit des
ensembles locaux, des régions rurales avec des centres urbains. C’est l’économie de
marché, en progrès, qui relie suffisamment de bourgs et de villes pour commencer
déjà à organiser la production, à orienter et commander la consommation [F.
BRAUDEL, (1985) : P. 22]. C’est le deuxième niveau. Les jeux de l’échange sont
cependant encadrés par l’Etat dans un premier temps. Des règles strictes dictent le
fonctionnement des marchés qu’il s’agisse tant des règlements de fonctionnement
des activités économiques que des principes régissant la vie en communauté comme
la réciprocité et la redistribution dans le contexte d’une économie encastrée dans la
sphère sociale tel qu’expliqué par K. POLANYI dans « La grande transformation » [K.
POLANYI, (1983) : PP. 77-79].
Vient enfin la montée du capitalisme qui s’est développé depuis le deuxième niveau.
C’est une économie d’échange et une économie de marché mais à un stade
supérieur, et qui présente les aspects d’une forme sophistiquée de l’économie. C’est
le troisième niveau.
Notons que la vision Braudelienne du développement n’est pas linéaire ni
évolutionniste comparativement aux stades successifs présentés par ROSTOW dans la
théorie de modernisation– rattrapage. Dans sa conception, les étages de la vie ne
sont pas discontinus. Il y a, par contre, interaction entre eux de telle sorte que la
temporalité de leur construction comprend à la fois continuité et rupture.
L’enjeu des processus de développement chez BRAUDEL, c’est de saisir comment une
minorité commence à contrôler le marché et le subordonne. Cela est couramment
observable dans toute société2 lorsque le contrôle politique s’affaiblit, en même
1
C’est encore ce qu’il nomme par infra-économie ou l’autre moitié informelle de l’activité
économique, celle de l’autosuffisance, du troc des produits et des services dans un rayon très
court » [F. BRAUDEL, (1979) : P. 8].
2
La lecture des processus de développement de l’Europe, argumente-t-il, fait observer le
caractère opaque des grands échanges au XVIe siècle. Cela permit l’accumulation de profits
des grands marchands, surtout lorsque ces échanges se font en grande distance telle
qu’observée lors de l’acquisition par l’Europe des produits asiatiques. Il s’érige ainsi une
complicité entre les Etats et les grands marchands. Il s’ensuit une substitution aux conditions
64 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
normales de marché collectif, des transactions dont les termes varient arbitrairement selon la
situation respective des intéressés. A ce moment, le capitalisme prend le contrôle du marché.
1
Considérer qu’une ville comme Charleroi qui était à l’avant-garde du progrès industriel dans
la première moitié du XXème siècle est aujourd’hui à la traîne, c’est dire que dans le
processus de développement de Charleroi, non seulement le capitalisme a instrumentalisé le
premier niveau, mais aussi que les acteurs dominants n’ont pas pris en compte le long terme
durant la construction de ce territoire.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 65
ces dernières qui deviennent encastrées au système des marchés à travers le mobile
du gain, le mobile de la productivité et le mobile du profit [p. 88]. Cette réflexion
rejoint l’analyse de M. BEAUD qui rapporte en se basant sur les réflexions de K. MARX,
M. WEBER et SCHUMPETER :
« Qu’avec le capitalisme, l’économie se distingue fortement des autres dimensions des
sociétés ; les motivations liées à la recherche du profit et les dynamiques
d’accumulation, d’innovation et d’élargissement de l’aire de la marchandise lui
confèrent non seulement une capacité forte d’autoreproduction mais encore une
capacité de reproduction élargie qui l’amène à déborder bien au-delà des sociétés où
il avait pris racine » [M. BEAUD, 2000 : p. 54].
Cette lecture de POLANYI, on la retrouve également chez M. GRANOVETTER qui tend à
mettre à jour l’immersion des relations marchandes au sein des processus sociaux1.
Pour lui, l’action économique est « modelée » et contrainte par la structure des
1
La lecture faite par PLOCINICZAK sur « l’échange marchand réenchanté », renseigne sur la
démarcation entre POLANYI et GRANOVETTER. Si c’est à POLANYI que l’on doit l’introduction
du terme d’encastrement dans le champ économique, on doit aussi reconnaître que sa thèse
se fonde sur la reconnaissance d’une coupure forte entre la non-modernité et la modernité,
qui tenterait d’instituer une autonomie (presqu’utopique) des relations économiques. C’est
ce caractère excessif et radical de la thèse de POLANYI que GRANOVETTER dénonce. Il
conçoit pour sa part les choses d’une manière moins tranchée : l’encastrement des actions
économiques au sein des relations sociales aurait été en fait, moins élevé dans les sociétés
primitives que ne l’affirme POLANYI. Voir à ce propos [S. PLOCINICZAK (2003)]
66 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
relations sociales dans lesquelles tout acteur économique réel est inscrit. Partant,
argumente-t-il, rapportée aux réseaux de relations sociales, la notion
d’encastrement doit permettre d’offrir une représentation plus convaincante de la
réalité des marchés [M. GRANOVETTER (1994)].
Comme le mécanisme du marché s’enclenche sur les divers éléments de la vie
industrielle à l’aide du concept de marchandise, argumente POLANYI, le travail, la
terre et l’argent doivent eux aussi être organisés en marchés et être considérés
comme « marchandises ». A travers la marchandisation du travail et de la terre que,
par ailleurs, on retrouve chez I. WALLERSTEIN à travers ses analyses sur la
marchandisation des processus sociaux1, on va permettre au mécanisme du marché
de régler les problèmes du social. Or, permettre au mécanisme du marché de diriger
seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, reconnaît POLANYI, aurait pour
résultat de détruire la société.
Ainsi, l’économie devenant désencastrée du reste de la société, seuls les mobiles de
gain et de productivité dictent l’organisation de la société. Pourtant, contre-
argumente-t-il, le principe de la société pré-moderne est fondé sur le principe de
l’accumulation pour la subsistance. Les différents acteurs vendent le surplus au
marché dans lequel ils interviennent de manière complémentaire, sans détruire le
système de base. Jusqu’à la fin de la féodalité, avance-t-il, tous les systèmes
économiques des sociétés étaient organisés suivant ces critères. Le marché
autorégulateur constitue un renversement du système de ces sociétés. C’est une
chose nouvelle. C’est cela qu’il nomme « La grande transformation ».
Dans sa déconstruction du paradigme modernisateur, POLANYI soutient que l’essentiel
pour ces sociétés dites « traditionnelles » était le maintien et la préservation des liens
sociaux et communautaires. Bien que la société humaine soit naturellement
conditionnée par des facteurs économiques, les mobiles des individus ne sont
qu’exceptionnellement déterminés par la nécessité de satisfaire aux besoins
matériels. Pour la survie de l’organisation dans ces sociétés, les membres de la
communauté se devaient d’assurer les obligations de réciprocité qui permettent de
consolider les liens sociaux à travers les principes de don et de contre-don, de
redistribution et de subsistance. A ce propos, M. DAVIS arrive, pour sa part, à poser
dans son analyse sur l’histoire du 19e siècle que la marchandisation de l’agriculture
1
Pour WALLERSTEIN, les capitalistes ont cherché à « marchandiser », dans leur recherche
d’une accumulation toujours plus grande, des processus sociaux de plus en plus nombreux,
dans toutes les sphères de la vie économique [I. WALLERSTEIN, (2002) : P. 16].
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 67
1
Dans l’entendement de WALLERSTEIN, la modernité de libération a, comme le note par
ailleurs F. DEGRAVE, une connotation politique et contient les revendications de démocratie,
de progrès social et humain, d’une modernisation des rapports humains autrefois
hiérarchiques. Cette modernité de libération appelle à l’abolition de ce règne de l’inégal. La
modernité de technologie, par contre, rassemble quant à elle les aspirations de
modernisation technologique, de changement dans les équipements productifs et
d’amélioration de l’environnement matériel. La modernité technologique reste, argumente-t-
elle, le privilège d’une partie des pays du Nord, et exerce une fascination incroyable auprès
de ceux et celles qui n’y ont pas accès.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 69
1
Par le terme « agency », GIDDENS a synthétisé les apports de plusieurs auteurs marxistes qui
en ont traité avec lui, notamment l’historien britannique Thompson. Il entend par « agency »
de la capacité non seulement d’agir des individus, mais aussi de se projeter dans leur action.
70 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
GIDDENS que ARCE et LONG opérationnalisent dans leur « approche centrée sur
l’acteur » des concepts tels que la notion de l’acteur social, l’existence des réalités
multiples et d’arènes où divers types de « modes de vie » et de discours se
confrontent, et aussi l’hétérogénéité structurale.
Le paradigme basé sur l’acteur se révèle, aux yeux d’ARCE et de LONG, d’une
importance théorique centrale1. La tâche principale pour l’analyse en termes du
paradigme de l’acteur, écrit LONG, est d’identifier et de caractériser les différentes
stratégies et rationalités des acteurs, les conditions dans lesquelles elles émergent,
leur viabilité ou efficacité à résoudre des problèmes spécifiques, et leurs résultats
structurels [N. LONG (2007)]. Ce qui laisse transparaître qu’une approche basée sur les
acteurs est celle qui met l’accent sur l’analyse détaillée des espaces vécus, des luttes
et des échanges à l’intérieur et entre les groupes sociaux spécifiques d’individus.
Un autre aspect dans la réflexion d’ARCE et de LONG, est ce qu’ils ont appelé les
tendances opposées au développement et à la modernité (« Counter-tendencies and
Counter-development »). Ces dernières se traduisent par le passage – par un
traitement phénoménologique collectif – des interventions du développement et de
la modernité dans un contexte culturel local commun, par la réinsertion des formes
modernes dans des représentations locales de la vie sociale et, de façon générale, par
un processus endogène et permanent de confrontation avec la modernité et de
transformation de celle-ci. On aboutit ainsi à ce que l’on appelle des modernités
mutantes ou locales, des modernités d’en bas. Cette conceptualisation débouche sur
de nouvelles façons de penser le développement. On a donc besoin pour comprendre
le changement social, d’une approche dynamique qui mette l’accent sur l’interaction
et la détermination mutuelle des facteurs et des relations qui reconnaissent le rôle
central joué par l’action et la conscience des individus donnés.
1
Une approche centrée sur les acteurs, argumentent-ils, commence avec la simple idée que
des formes sociales différentes se développent dans des circonstances structurelles
identiques ou similaires. Ces différences reflètent des variations dans la manière dont les
acteurs tentent de saisir, de façon cognitive et organisationnelle, des situations qu’ils
rencontrent. Dès lors, une compréhension des différents modèles de comportement social
doit être enracinée dans la « connaissance des sujets actifs », et non simplement vue comme
l’impact différentiel de larges forces sociales (telle que la pression démographique ou
écologique, ou l’incorporation dans le capitalisme mondial).
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 71
1
C’est donc la reconnaissance non seulement des nouveaux acteurs – par rapport à ceux-là
qui étaient mis en avant par le paradigme dogmatique –, mais aussi celle de la pluralité
d’acteurs (acteurs globaux, acteurs locaux) dans les processus de développement.
72 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans la vision du développement complexe, la population d’un territoire donné définit son
rapport à la nature et son mode de vie, perfectionne son organisation économique, consolide
les liens sociaux, améliore son bien-être et construit son identité culturelle qui a sa base
matérielle dans la construction même de ce territoire.
2
Tel que développé par A. STEVENS, le territoire n’est pas seulement identifié par des
caractéristiques géographiques, historiques ou administratives. Il peut être aussi un espace
quelconque auquel on s’attache, non seulement parce qu’on y possède des racines familiales
ou ethniques mais parce qu’on peut choisir d’y construire un certain mode de vie [A.
STEVENS (2008)]. En effet, de manière générale, le terme de « territoire » a été largement
utilisé et discuté sous des acceptions diverses, tant dès l’origine par les écologues que par les
géographes, les sociologues, les économistes, les politistes, les agronomes que par les
philosophes. Toutefois, la géographie a été particulièrement prolixe.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 73
entrent, de même que les catégories d’acteurs et les lieux pratiqués, dans un
processus de création d’un milieu de vie social parfois différent et plus pertinent
qu’un territoire officiel. Dans cette perspective, l’identité – et donc, la perception du
vécu – apparaît comme une ressource organisationnelle. Par là, le territoire-milieu
de vie se trouve à l’intersection des articulations entre territoire identitaire interne et
territoires externes, entre acteurs publics et institutionnels et acteurs privés, entre un
territoire de décisions et d’actions et territoire symbolique ou mythique, etc.
C’est ce que J. BRUNO appelle la dynamique circulaire entre l’identité et le territoire.
L’ « identité » qu’elle soit individuelle ou collective, se fonde sur une lecture et une
pratique du territoire, mais souligne-t-il, une lecture et une pratique spatiales qui
s’imprègnent largement de l’héritage historique qui laissent nombre de traces dans le
marquage territorial, la toponymie. A son tour, poursuit BRUNO, le « territoire » ne
prend forme et sens que dans la pratique sociale, la « territorialité ». Dès lors, si
l’espace existe en soi avec sa morphologie, le territoire n’existerait que dans un
rapport social. Son mode d’existence serait fortement variable en fonction du
groupe social qui en parle [J. BRUNO (1993) : PP. 291-307].
De ce qui précède, il apparaît que le territoire et ce qu’il implique, exercent une
influence non moins décisive sur les pratiques comme les représentations des
populations qui l’habitent. Par ailleurs, cela revient à dire que le contexte
sociohistorique et spatial est déterminant du mode spécifique d’organisation des
populations résidantes du territoire. Ce qui, d’autre part, conduit à la considération
du temps historique pour appréhender de manière pertinente la structuration du
territoire.
• Reconnaissance du temps historique, du temps long
Dans la construction historique de la théorie de modernisation, il y a certes une
référence au temps long, à l’histoire1. On s’accorde de toute évidence à admettre
qu’en faisant référence à l’histoire de l’Angleterre, il y avait bien là une référence à
une expérience passée, portée en un «idéal-type ».
1
Dans la contribution de SAMUEL N. EISENSTADT en rapport avec l’analyse de types de
sociétés en voie de modernisation et les mécanismes de changement social, on peut
s’apercevoir que dans le cœur du courant modernisateur, le temps long et l’histoire avaient
une place dans l’explication du processus de développement [S.N. EISENSTADT (1966)].
Cela est aussi perceptible lorsqu’on se réfère par exemple à la thèse de « take off », chère à
WALT W. ROSTOW. En effet, pendant un bon nombre d’années, cette thèse de « take off » a
orienté des recherches. A cette époque, ces dernières consistaient à se demander quand tel
ou tel autre pays a-t-il fait son « take off » ? Aux années 1960, certains auteurs dans le
sillage de W.W. ROSTOW, à l’instar de PAUL BAÏROCH, ont reconnu que la Révolution
industrielle passait par la révolution agricole [P. BAÏROCH (1963)].
74 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Jusque dans les années 1990, la vision dominante et officielle du développement identifiait
ce dernier à la croissance économique. Et celle-ci était envisagée exclusivement dans un
cadre de mondialisation de l’activité économique. Comme le note par ailleurs J.-PH.
PEEMANS, l’adaptation continue des espaces nationaux aux exigences et aux contraintes de
cette mondialisation était considérée comme le vecteur unique d’une politique de
développement crédible. A la différence d’il y a deux décennies, la croissance économique,
argumente-t-il, n’est plus considérée seulement comme le « moteur » du « développement »
et du « progrès social ». Elle est de nos jours présentée à la fois comme l’instrument et la
finalité du développement auxquels il faut sacrifier, si nécessaire, les exigences du social [J.-
PH. PEEMANS (2003)]. Cette démarche reste une approche fonctionnaliste du processus de
développement dans laquelle le politique, le social et le culturel n’existent plus qu’en
fonction de l’économique. Elle opère sous une double dimension : on définit d’abord
l’économique exclusivement en termes de « marché », puis on étend ce concept à
l’ensemble de la représentation de la réalité sociale pour définir, comme évoqué
précédemment, les seuls critères d’analyses acceptables des autres composantes de la réalité
(le marché du travail, de l’éducation, de la culture, de la santé, etc.).
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 75
D’autre part, une convergence des opinions des chercheurs en sciences sociales
s’impose donc pour considérer le changement social comme une transformation
repérable dans le temps et qui concerne l’ensemble du système social (aspect
structurel et collectif : affecter les modes de vie ; modifier l’organisation sociale
dans sa totalité ou dans certaines de ses composantes, etc.)1.
Ce sont les sociologues qui, dans la lecture des mutations observables dans les
sociétés modernes, utilisent principalement ce terme de « changement social »,
comme des économistes qui lui préfèrent celui de « développement ». Dans
l’entendement de ces derniers, le « développement », c’est le changement social qui
accompagne la croissance économique et lui permet de durer. Le processus de
développement s’accompagne ainsi de changements sociaux puisque une
modification de la nature de la production (croissance économique) s’accompagne
théoriquement d’une modification du (de) :
cadre de vie (rapport à la nature et au progrès technique, urbanisation) ;
contrôle social, du travail (séparation du lieu de travail et du lieu de vie de
famille) ;
la structure sociale et des formes d’identification collective (classe ouvrière,
etc.).
Dans cette perspective et dans la mesure où le modèle de développement
modernisateur s’est inscrit dans un processus de transformation des sociétés agraires
en sociétés industrialisées, on pourrait dire en un sens, que les changements sociaux
sont des changements apportés par la modernisation et l’industrialisation qui
laissent apparaître, dans leurs parcours, une dynamique des faits sociaux. Ces
derniers ont profondément influencé la société « traditionnelle » et y ont imprégné
certaines tendances de l’organisation sociale inscrite dans une perspective
modernisatrice que l’on peut représenter par :
le développement de l’individualisme, de la rationalisation ;
des hiérarchies sociales moins rigides, une réduction des inégalités ;
la transformation des lieux sociaux et le renouvellement des solidarités (au
sein de la famille, du métier, grâce à l’Etat, etc.) ;
l’institutionnalisation des conflits sociaux.
1
Les mutations observées dans le monde depuis près d’un demi-siècle ont complètement
bouleversé les rapports de l’individu à son contexte naturel. Il n’est plus l’ombre d’un doute
que les sociétés préindustrielles ne sont pas exemptes d’innovations. Néanmoins, les
conséquences économiques et sociales de ces innovations ne sont pas visibles à l’échelle
d’une vie humaine. Ces sociétés connaissent une évolution lente, mais pas, à proprement
parler de changement social.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 77
1
L’une des premières personnes à étudier et à écrire au sujet de ces changements, note R.H.
ANDERSON, est K. MARX. Ce dernier s’est concentré, argumente ANDERSON, sur les
inévitables forces de l’histoire qui sont à l’origine des changements dans le monde moderne
et surtout sur la manière dont ces changements affectent les relations humaines et les
institutions humaines. Près de 50 ans après MARX, poursuit-il, un autre allemand, MAX
WEBER, s’est préoccupé des mêmes problèmes. En développant une extraordinaire étude des
sociétés historiques, MAX WEBER a essayé d’expliquer comment le capitalisme et la
révolution industrielle née en Occident ont pesé sur les changements dans les sociétés
modernes, alors qu’en Asie ou en Inde, les civilisations ont été à bien des égards beaucoup
plus sophistiquées que celles de l’Europe [R.H. ANDERSON, (2000)].
78 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans sa démonstration, TOURAINE exploite le primat de l’analyse structurale, sans quoi
l’étude du changement social évolue inéluctablement vers la philosophie de l’histoire. Il
place cette analyse dans le contexte des sociétés dominées, où les mouvements historiques
sont forcément marqués par l’hétérogénéité sociale et par les relations de dépendance ou la
situation coloniale. Il relie, à cette fin, la domination et l’héritage du passé, le maintien des
privilèges et des droits acquis, et enfin, l’hétérogénéité de la société. Si la structure sociale
ne produit pas le changement proprement dit, elle comporte au moins les conditions qui le
rendent possible dans une société historique. Pour Touraine, dans ces interactions, la crise
est un facteur conditionnant. C’est elle qui, combinée avec l’ampleur de la domination de
classe et le degré d’imperméabilité des institutions, va déterminer la forme de la conduite
collective de changement et le niveau de la réalité sociale où elle va s’exercer.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 79
parties. Il est cependant rare que tous les membres d’une société ou d’une collectivité
soient engagés dans l’action historique ; ce sont plutôt certaines personnes, des
groupes ou des mouvements précis qui, à un moment donné, influencent l’orientation
d’une société, qui pèsent sur son destin et contribuent activement à son histoire. C’est
donc plus particulièrement à l’influence de ces éléments actifs, de ces agents du
changement que fait référence l’action historique. » [G. ROCHER, (1968) : PP. 22-
23].
Dès lors, la rupture des différents axes du Système d’Action Historique dans la crise
généralisée entraîne la perte de référence à l’historicité dans les représentations
sociales et se traduit par une décomposition des classes. Les interactions de cette
représentation sociale peuvent être schématisées comme présentées dans la figure 3,
synthétisée par Y. SENCEBE [Y. SENCÉBÉ, (2002) : P. 20].
Figure 3: UNE REPRESENTATION D'ENSEMBLE DE LA
MACHINERIE DU SOCIAL SELON SENCÉBÉ
l’accent sur la structure pour introduire dans son analyse un agent extérieur comme
garant de l’efficacité de cette structure sans laquelle l’action collective se fragmente
de toutes parts. On peut bien reconnaître, rapporte TOURAINE, un rôle essentiel à
l’Etat dans le changement, et tout particulièrement dans les sociétés dominées [A.
TOURAINE, (1975) : PP. 238-239]. Cela, évoque-t-il, n’est pas parce que l’action de
classe est recouverte par celle de l’Etat, mais parce que le centre du pouvoir
économique étant à l’extérieur du pays, les rapports de classes sont désorganisés,
désarticulés par la dépendance économique.
Une autre lecture tout aussi pertinente du changement social est fournie par GUY
BAJOIT qui propose pour sa part une approche globale du changement social. Il a,
dans sa démarche, intégré les facteurs et les dimensions du changement social dans
une proposition théorique générale. Dans l’entendement de G. Bajoit, les identités
collectives se structurent d’abord sur la contribution à la production des richesses
par le travail, donc sur des critères professionnels. L’identité professionnelle est
tellement centrale dans la vie que c’est elle que chacun décline quand on lui
demande qui il est. Pour G. Bajoit, la crise du modèle industriel entraîne aussi le
déclin des identités collectives des acteurs qui l’avaient mis en œuvre (La
bourgeoisie, L’Etat national, le mouvement ouvrier et les parties révolutionnaires)
[G. BAJOIT (2003) : PP. 93-98]. Concernant le mouvement ouvrier, Bajoit explique le
changement qui s’opère en ces termes :
« L’implantation des grands pôles de développement industriel avait concentré
géographiquement les ouvriers sur certains espaces. Puis, l’évolution des découvertes
technologiques avait détruit les anciens métiers, auxquels beaucoup d’ouvriers
s’identifiaient encore, et généralisé les emplois qualifiés et spécialisés, surtout avec
l’introduction du travail à la chaîne. De cette concentration géographique et de cette
homogénéisation professionnelle, a résulté la formation progressive d’une culture
ouvrière commune. Peu à peu, avec la naissance de leurs premières organisations,
d’abord mutualistes, puis syndicalistes, certaines catégories de travailleurs ont
accédé à une véritable conscience de leur exploitation et de leur contribution, par la
plus-value, à la production de la richesse nationale. »
L’évolution de ce mouvement ouvrier permet de percevoir le changement social qui
s’opère au sein de ce groupe social, puisque toutes les conditions qui ont rendu
possible une identité ouvrière forte et fière, dans le cas des sociétés occidentales
contemporaines et à la rigueur dans celui des sociétés en développement, sont
aujourd’hui en voie de disparition.
Si l’on admet que les conditions de vie de la main-d’œuvre et, plus généralement, de
l’ensemble des couches moyennes ont été considérablement améliorées par
l’institutionnalisation du pacte de sécurité sociale et par l’avènement de l’Etat-
providence, il convient de même de reconnaître que, par la suite, ce processus de
modernisation s’est traduit par des rationalisations et des restructurations
d’entreprises dont le résultat fut la crise de l’emploi et la montée du chômage que
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 81
connaissent, à des degrés divers certes, nos sociétés depuis plus de vingt ans [G.
BAJOIT : p. 95].
Dès lors, le changement social en cours laisse apparaître l’avènement de nouvelles
identités collectives1. Ces dernières prennent une tournure radicalement nouvelle :
l’individu refuse de s’y noyer, de s’y dissoudre, il s’y implique avec plus de
distance, il se méfie du contrôle social des groupes et préfère les réseaux où l’on
entre et dont on sort plus librement. Il se méfie des dogmes, des idéologies au nom
desquelles les autres évaluent sa conduite.
Ce sont là autant de regards portés, dans le contexte des sociétés du Sud, sur des
faits sociaux découlant du processus de modernisation. D’où la nécessité d’adopter
les approches territoriales pour aider à la lecture de la perspective de modernisation
socioéconomique qui participe à la structuration des rapports sociaux spatiaux.
Approches territoriales
Les approches territoriales tentent de réintroduire les espaces dans les théories de
développement comme des milieux de vie émanant d’une construction sociale par
des acteurs économiques, mais aussi sociaux2. C’est là évoquer le rôle et la place des
communautés locales dans la réalisation de ce qu’on nomme le « développement
local »3. Comme l’a soutenu par ailleurs H. LAMARA, l’approche par le territoire, à
l’origine de l’économie territoriale actuelle en construction permet de suppléer les
insuffisances des théories structuralistes (marxistes) et néoclassiques, qui se sont
avérées incapables d’expliquer les nouvelles dynamiques apparues dans les années
1970-80 [H. LAMARA (2009)]4.
1
Si les processus de socialisation ne changent pas, reconnaît G. BAJOIT dans le contexte des
sociétés occidentales, leur contenu varie : les représentations, les valeurs, les normes se
fondent désormais sur l’idée d’un individu abstrait. Tous les observateurs des liens sociaux
d’aujourd’hui font ce constat et parlent de « désinstitutionalisation » qui est une
déstructuration des formes anciennes d’institutionnalisation.
2
C’est dire que dans les approches hétérodoxes du développement, les approches territoriales
ont été mises en valeur pour mettre en évidence la dimension du local, de la proximité, de la
participation, qui fait du territoire un espace capable d’engendrer une dynamique spatiale
découlant de l’intervention de plusieurs acteurs et des relations d’interdépendance qu’ils
entretiennent entre eux au niveau local.
3
Bien que cette conception de « développement local » demeure encore en réalité et sur le
plan théorique en construction, il reste cependant admis que cette intégration de la
dimension locale dans les processus de développement, a radicalement remis en cause le
rôle central de l’Etat et des politiques traditionnelles de développement basées sur des
approches macroéconomiques et fonctionnalistes.
4
A travers sa lecture portant sur les deux piliers de la construction territoriale, LAMARA
s’appuie sur B. KHERDJEMIL pour montrer que les porteurs des approches du territoire, à
l’instar de WILLIAMSON (1975), s’opposent à l’économie orthodoxe qui réduit l’espace à sa
dimension coûts de transports et à l’homme homo-œconomicus rationnel, dénué de toute
dimension sociale historique [B. KHERDJEMIL (2000) : CITE PAR H. LAMARA (2009)].
82 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
L’auteur rapporte que chaque sphère est en effet capable d’actions et participe activement à
l’organisation du développement (voire à sa désorganisation) mais elle est en même temps
contrainte dans ses marges de manœuvre par les influences que vont déployer toutes les
autres. Entre les sphères comme à l’intérieur d’elles-mêmes, argumente-t-il, vont se
manifester des relations d’autorité, d’influence, de domination, de conflit, de coopération, de
négociation et donc de pouvoir. C’est de la confrontation de ces forces en présence que
naîtra le territoire doté d’un développement qui lui est propre. En prenant ainsi en
considération les interactions en œuvre dans le territoire, le cadre spatial redevient à travers
les approches territoriales, une condition de développement au même titre que les autres
composantes de la société.
84 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
L’interaction signifie qu’on n’analyse pas le phénomène social dans des relations du
type causal (où X, par exemple, conduit à Y : la croissance de la production minière
entraîne par exemple l’amélioration des conditions salariales). Plutôt, on s’intéresse
tout autant aux variables qu’à la relation qui lie ces variables. Il y a là, un effet de
retour que l’on nomme la « rétroaction » qui amplifie le phénomène et permet de
trouver un équilibre.
Dans la lecture des faits sociaux de cette thèse, la vision systémique se traduit par
une démarche qui consiste à reconnaître la pluralité de temps qui a contribué à la
structuration des territoires des cités ouvrières à une époque et dans un contexte
donnés. Cette pluralité temporelle qui fait que ces milieux de vie ouvriers aient une
personnalité historique dont il faut analyser le caractère plus ou moins intégré, les
tendances à la déstructuration ou à la restructuration selon des contextes et des
articulations nouveaux. Dans la perspective de saisir les implications de la
perspective de modernisation socioéconomique de l’industrie minière sur son
environnement et sur les conditions sociales de la main-d’œuvre qu’elle a
subordonnée à son processus, sont mis en exergue, les sous-systèmes suivants :
Structuration et différenciation sociale : la formation des groupes
d’intérêts, construction et destruction de l’identité ouvrière minière,
exclusion socioprofessionnelle, etc. ;
Population : anciens artisans et paysans transformés en salariés industriels,
nouveaux arrivants aux cités de la Gécamines ;
Occupation de l’espace : urbanisation des salariés convertis, et leur
localisation dans des cités ouvrières, attachement aux territoires des cités
ouvrières ;
Technico-économique : les investissements, la production minière, etc. ;
Politique et institutionnel : rôle joué par l’Etat et par l’employeur de la
main-d’œuvre dans le processus de l’accumulation de la Gécamines ;
Culturel : les valeurs traditionnelles et urbaines forgées dans le processus
de régulation sociale de l’entreprise, la conscience des travailleurs durant
les luttes ouvrières (revendications sociales, organisation des grèves, etc.).
Comme la figure 6 permet de l’illustrer, les différents sous-systèmes d’une structure
sociétale sont interdépendants et interagissent entre eux dans des processus de
développement. A titre illustratif, la revendication ouvrière dans le cadre de la lutte
pour l’amélioration des conditions de travail et d’existence (sous-système social)
peut mettre en œuvre un « mode d’action sociale » (MAS). Cette mise en œuvre du
« mode d’action sociale » peut influencer le fonctionnement du comité de gestion de
l’entreprise minière concernée ou encore les autorités de l’entité politico-
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 85
1
C’est un aspect fondamental de la démarche historico-systémique qui la différencie d’une
approche linéaire. Rappelons que pour l’approche linéaire, on considère les relations entre
les sous-systèmes et modes comme fonctionnels ou dysfonctionnels par rapport à un modèle
type de développement universel qui serait le portrait de la trajectoire du traditionnel au
moderne, et du bon usage par exemple de l’agriculture dans le démarrage de
l’industrialisation.
86 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
La lecture de J.-PH. PEEMANS donne une perspective explicative éclairante des
« médiations » entre sous-systèmes qui mettent en lumière les interactions entre structures et
stratégies d’acteurs au travers des différents « modes d’action ».
2
Toutefois, pour mieux cerner les enjeux de la personnalité historique de la province minière
du Katanga, il s’avère pertinent de jeter un regard rétrospectif depuis la période de
l’implantation de l’Etat-Indépendant du Congo (E.I.C.), soit la période qui s’étale de 1885 à
1908.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 87
1
En effet, les conditions salariales insèrent les masses populaires dans l’économie salariale où
elles jouissent du statut social qui affecte leurs conditions de vie.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 89
1
On fait remarquer que les deux catégories de pratiques d’économie populaire dans la
présentation de ASSOGBA révèlent habilement les deux premiers niveaux de l’édification de
la structure économique de la société telle que schématisée par F. BRAUDEL lorsqu’il retrace
la vie économique en strates (point 2.1.1.).
2
Il importe donc de ne pas faire de ces pratiques d’économie populaire, une miraculeuse
innovation contemporaine ou une dérive en réduction du modèle économique occidental car
elles sont à bien des égards le produit d’une adaptation aux contraintes ou aux possibilités
d’une période, et leurs traces cumulées imprègnent leur manifestation contemporaine et
contribuent à leur diversité.
3
Définition aussi éclairante tirée de POPIN (United Nations Population Information
Network), site maintenu par la « UN Populations Division. Department of Economic and
Social Affairs »
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 91
1
En effet, les besoins d’un ménage de n personnes sont inférieurs à n fois les besoins d’une
personne seule, grâce aux économies d’échelle issues de la mise en commun de certains
biens. L’échelle d’équivalence utilisée par l’Insee et par Eurostat attribue 1 unité de
consommation au premier adulte, 0,5 unités de consommation (uc) aux autres adultes de 14
ans ou plus et 0,3 uc aux enfants.
2
D’autre part, au regard de la difficulté à déterminer le revenu disponible dans les pays en
développement, le niveau de vie est aussi approché par les dépenses de consommation finale
des ménages, qui reflète mieux le bien être des individus dans un tel contexte. Cette
consommation finale comprend les consommations monétaires (alimentaires et non-
alimentaires), l’autoconsommation et les transferts en nature reçus des autres ménages. Les
informations relatives aux revenus dans les pays en développement, ne sont pas toujours
fiables lors des enquêtes du fait de leur sous estimation par les enquêtés
92 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Il transparaît dans la vision d’Appleyard que le cadre socioculturel est une composante non
moins importante du cadre de vie. Il s’exprime par la quête par les populations des
équipements collectifs ou d’activités sociales mieux adaptées à leurs attentes. C’est là
comprendre que la notion de cadre de vie renvoie à celle de la qualité de vie : accès aux
biens et aux services et à un cadre naturel de meilleure qualité.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 93
1
Sous l’influence de la crise annoncée de l’écosystème planétaire et de nouveaux modèles
théoriques tels que le développement durable
2
C’est là évoquer la capacité d’un espace habité, à susciter des initiatives locales, et à faire
émerger des porteurs des projets au profit du territoire qu’il constitue.
94 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
régulation –, qui sont mobilisés par les acteurs pour faire émerger leur espace en tant
que territoire dynamique.
Dans le cadre de cette étude, nous nous intéressons aux théoriciens de la
« proximité »1 qui tentent d’expliquer comment les externalités sont généralisées
dans l’espace, en usant de la notion de « proximité » comme grille de lecture
pertinente de la manière dont les populations d’un territoire se situent dans leur
espace géographique. Selon A. RALLET, dans les relations entre acteurs, plusieurs
définitions de la proximité peuvent être envisagées. Nous pouvons distinguer, note-t-
il, la proximité comme une relation de similitude (sont proches, en termes
organisationnels, les acteurs qui se ressemblent, qui partagent les mêmes savoirs et
des représentations communes) et la proximité comme une relation d’appartenance
(une proximité organisationnelle se construit entre acteurs qui appartiennent au
même espace de relations, entre lesquels des interactions ont effectivement lieu) [A.
RALLET (1997)].
Pour GILLY et TORRE, une distinction essentielle est à relever entre la proximité
physique et la proximité organisationnelle. La première traitant « de la séparation
dans l’espace et des liens en termes de distance », la deuxième, « de la séparation
économique dans l’espace et des liens en termes d’organisation de la production »
[J.-P. GILLY, A. TORRE (SOUS LA DIR. DE) (2000) : PP. 12-13].
Il ressort de ces auteurs une distinction nette entre deux types de logiques, l’une
qualifiée de similitude et, l’autre, d’appartenance. C’est une dimension intéressante
pour voir dans le cas de la population choisie dans cette recherche comment dans la
nouvelle configuration des cités ouvrières, la proximité organisationnelle se présente
selon des logiques de regroupement des acteurs entre lesquels se nouent des
interactions et celles de regroupement des acteurs qui se ressemblent d’un point de
vue du statut professionnel, qui partagent le même espace vécu et le même passé
historique. C’est ce que GILLY et TORRE appellent la proximité sociale et la proximité
relationnelle2. Cela est de même perceptible dans le texte de RALLET et TORRE pour
qui, par proximité organisée, il faut entendre la capacité qu’offre une organisation de
faire intéragir ses membres. Dans cette optique, l’organisation facilite les
1
[RALLET A., A. TORRE (ÉDS) (2008) ; GILLY J.-P., A. TORRE (SOUS LA DIR. DE) (2000) ;
BOUBA-OLGA O., M. GROSSETTI (2008)]
2
Il importe de souligner que la proximité d’essence non-spatiale est qualifiée
d’organisationnelle chez GILLY et TORRE, puis d’organisée chez PECQUEUR et ZIMMERMANN
[B. PECQUEUR, J.B. ZIMMERMANN (2004) ; J.-P. GILLY, A. TORRE (EDS) (2000)].
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 95
interactions en son sein, en tout cas, les rend à priori plus faciles qu’avec des unités
situées à l’extérieur de l’organisation [RALLET A., A. TORRE (EDS) (2008)].
Une synthèse peut être tentée en usant de la notion de « proximité » comme grille
d’analyse de la dynamique des territoires dans le cadre de cette thèse. On retient de
ce développement les caractéristiques suivantes qui peuvent porter le territoire
comme lieu d’interactions entre les individus et les collectifs, et le doter d’une
configuration organisationnelle propice au développement :
• l’organisation des proximités (spatiale et relationnelle) ;
• l’existence d’un cadre d’actions collectives ;
• l’identification des communautés d’intérêts et d’actions ;
• possibilité de constituer un lieu de rencontre entre incitations institutionnelles et
initiatives locales.
Tout en reconnaissant que l’analyse de la dynamique des territoires peut prendre des
directions multiples, dans le cadre de cette recherche l’option est prise de l’explorer
dans les dimensions suivantes :
Organisation des proximités
Le terme de « proximité » recouvre plusieurs significations : proximité de lieu,
proximité d’usage, proximité sociale, etc. Par ailleurs, la « proximité » concentre en
elle la multiplicité des échelles spatiales auxquelles les acteurs économiques et les
individus situent leurs actions. Dans cette recherche, nous l’abordons sous deux
acceptions : le voisinage spatial dans les territoires des cités ouvrières d’une part, en
cherchant à comprendre les effets que la proximité physique engendre sur les
individus résidant ces milieux de vie ouvriers. D’autre part, on s’intéresse sur le
ressenti qu’ont ces populations ouvrières de la proximité physique dans l’espace et
sur les implications que cela entraîne dans la nouvelle configuration résidentielle de
ces lieux. Dans cette perspective, deux types de proximité sont envisagés : la
proximité spatiale et la proximité organisationnelle, comme déjà développées par ces
auteurs retenus pour cette étude [GILLY J.P. ET TORRE A. (EDS), (2000) ; RALLET A., (2002) ;
TORRE A, (2000)].
Par la proximité spatiale, on cherche à traduire, sur le plan des relations entre
résidants, la distance qui sépare les populations étudiées dans leur espace des cités
ouvrières. Sont-elles « loin de » ou « près de », les unes des autres, pour la mise en
oeuvre de leurs actions socioéconomiques.
Concernant la proximité organisationnelle, on cherche à voir si la proximité spatiale
dont ces populations jouissent dans leurs milieux de vie offre une prédisposition à
une coopération résultante d’un lien social principalement de nature tacite.
96 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Espaces et acteurs
Cette dimension permet de considérer le territoire comme un espace-géographique
qui constitue le support d’une grande diversité de territoires sociaux, où s’inscrivent
des pratiques et des stratégies d’acteurs, porteurs d’enjeux distincts. Cela aboutit à
l’identification de divers acteurs qui articulent, selon des temporalités et des échelles
multiples, leurs inscriptions spatiales au territoire concerné. Ainsi, la dimension
espaces et acteurs permet de révéler la présence de la conscience collective et de
l’attachement des populations à leur territoire.
Ces deux dimensions d’analyse vont donner le moyen d’apprécier les conditions qui
permettent ou empêchent l’éclosion de la dynamique des territoires des cités de la
Gécamines. Elles vont de même permettre de décrire la qualité de la coordination
des acteurs au sein de ces territoires.
B. Facteurs explicatifs
Les facteurs explicatifs ou encore les variables indépendantes sont celles qui
déterminent les conditions de vie ouvrière et des territoires des cités de la
Gécamines, et qui affectent par ailleurs les pratiques d’économie populaire. Ces
facteurs explicatifs sont saisis à travers la complexité des réalités du processus de
l’accumulation du capital qui a caractérisé le processus de l’U.M.H.K./Gécamines.
A cette fin, les caractéristiques technico-économiques et sociopolitiques de
l’accumulation du capital sont mises en évidence pour révéler l’influence de ce
processus sur les variables dépendantes de cette étude1.
Caractéristiques technico-économiques de l’accumulation
La croissance économique, il importe de le rappeler, dépend en grande partie du
stock du capital existant et du flux d’investissement qui vient renouveler et
1
En effet, le processus de l’accumulation du capital met en jeu des modifications de deux
types : il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes
techniques par lequelles l’homme agit sur la nature. En d’autres termes, il y a des
modifications dans les forces productives de la société. On retrouve là les caractéristiques
technico-économiques de l’accumulation. D’autre part, il y a en relation avec ces
modifications, des changements dans toute la structure des rapports de production entre les
hommes, entre les participants au procès social de production. Ici, on fait allusion aux
caractéristiques sociopolitiques traduisent l’exercice de pouvoir des acteurs dominants qui
instrumentalisent le processus de l’accumulation.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 97
1
Les économistes classiques comme les contemporains ont tous insisté, avec naturellement
des nuances – voire des divergences –, sur l’importance du capital et de l’investissement.
Dans cette perspective, les caractéristiques technico-économiques de l’accumulation
renvoient donc à des investissements productifs, entendus comme des investissements dont
l’usage orthodoxe dégage, grâce à la hausse de la composition organique du capital, de la
plus-value. Dans l’entendement des modèles économiques purs, l’accumulation ne peut être
que productive, on l’a vu au chapitre premier.
2
Certes, dans la configuration de l’affaiblissement général des contextes institutionnels
nationaux conjugués à l’évolution de la conjoncture économique internationale, les
dirigeants et cadres qui ont essayé antérieurement de contrôler et orienter les processus
d’accumulation vont fixer, comme l’a analysé S. STRANGE, des paramètres sociopolitiques
de fonctionnement propres à chaque espace national [S. STRANGE, (1988)].
3
En clair, ce sont des réseaux clientélistes qui instrumentalisent le processus de
l’accumulation à travers une gestion, la plupart du temps, contre-productive des secteurs
productifs.
98 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Cependant, quelles que soient les causes du peuplement des villes dans les pays en
développement, il reste que les ruraux venus à la ville, apportent avec eux une série
d’usages, de croyances, de modèles culturels et d’habitudes sociales dont la persistance
s’affirme à travers les solidarités de familles, de tribus, de village, etc. Ces manières de vivre
des populations, leur vie quotidienne en relation avec le travail, le logement, leurs
consommations et leurs relations sociales, sont les expressions de leurs pratiques et de
représentations propres que l’on nomme : « modes de vie ».
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 99
Pour F. BRAUDEL dans ses analyses sur les « Structures du quotidien », les modes de
vie aident les populations à vivre, les emprisonnent, décident pour elles à longueur
d’existence. Ce sont des incitations, des pulsions, des modèles, des façons ou des
obligations d’agir qui remontent parfois, et plus souvent qu’on ne le suppose, au fin
fond des âges [F. BRAUDEL, (1985) : PP. 12-14]. C’est tout cela que BRAUDEL a essayé de
saisir sous le nom commode de « vie matérielle », une vie plutôt subie qu’agie.
Cette « vie matérielle », telle que F. BRAUDEL la comprend, « c’est ce que l’humanité
au cours de son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie,
comme dans les entrailles même des hommes, pour qui telles expériences ou
intoxications de jadis sont devenues nécessités du quotidien ». Et nul ne les observe
avec attention, fait-il remarquer.
Dans le mode urbain et moderne certes, les éléments caractéristiques de cette
« vie matérielle » comprennent les divers aspects suivants :
une éthique de travail liée plus ou moins étroitement au salariat,
une relative autonomie par rapport à la famille,
l’appartenance à un groupe social défini par rapport à une économie du
salariat,
des revenus strictement en espèces,
une consommation totalement commercialisée,
un habitat correspondant aux formules de logement utilisées dans les villes
industrielles, etc.
En contrepoids, l’enracinement des modèles culturels préindustriels gouvernent une
autonomie relative des masses populaires dans la logique de préservation des acquis
du passé face à l’enjeu de s’adapter aux possibilités offertes par la modernisation en
matières d’accès aux emplois, au système d’éducation et au système de santé.
La préservation des acquis des modèles culturels anciens concomitamment à leur
adaptation aux exigences de la vie moderne produit un type d’économie – que
d’aucuns nomment l’ « économie populaire » – aux facettes multiples qui tisse la vie
quotidienne des populations dans les centres urbains. Ces stratégies d’hybridation
résultant de la coexistence entre la préservation d’anciennes pratiques collectives
d’organisation sociale et l’incorporation de nouvelles pratiques, sont au cœur de la
reproduction de la vie quotidienne et, dès lors, déterminent plus ou moins les
conditions de vie de la main-d’oeuvre dans des contextes relatifs.
Conditions salariales
L’emploi, pour D. MEDA, correspond au travail considéré comme une structure
sociale, c’est-à-dire comme un ensemble articulé de places auxquelles sont attachés
des avantages et une grille de distribution des revenus. Ainsi, argumente-t-elle, « la
notion d’emploi possède une double composante : premièrement, elle se situe
100 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
On a vu dans le premier chapitre (point 1.2.4.) que dans la matrice du capitalisme, le travail
n’existe plus que sous la forme de l’emploi salarié. Cette forme de travail est devenue la
norme organisatrice de la société de sorte que peu à peu, l’emploi est consacré comme le
fondement de la socialisation, de l’insertion et de l’identité dans l’économie salariale
2
Rien n’était prévu pour les risques comme la maladie ou le chômage. Dans leur ouvrage
collectif sur la gestion des ressources humaines, L. SEKIOU ET AL. Avancent qu’il fallut
attendre la décennie 1920 pour voir émerger, sous l’influence d’une législation encore
précaire, un sentiment dans le chef des employeurs consistant à reconnaître aux salariés le
droit d’avoir de meilleures conditions de travail et de jouir d’un certain degré de sécurité
physique dans l’emploi. A ce propos, ils rapportent que les premiers avantages sociaux se
présentèrent donc sous la forme de bénéfices rattachés aux accidents et à la mort au travail
[L. SEKIOU, L. BLONDIN ET AL., (1993) : PP. 193-195].
3
En outre, les circonstances créées par la Deuxième guerre mondiale ont par ailleurs favorisé
un développement plus grand des avantages sociaux.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 101
privilégié les motifs économiques pour ranger cette politique sociale dans le compte
de la quête de la réduction des coûts d’exploitation [O. WILLIAMSON, (1990)] ou
plutôt pour l’exalter comme une politique faisant bénéficier des avantages
techniques de la division et de l’organisation de travail, comme l’a par ailleurs
analysé en son temps A. SMITH dans son œuvre célèbre « Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations ».
Par rapport aux inconvénients que cette politique sociale entraîne, on cite quelque
fois le drame psychologique que connait la main-d’œuvre ouvrière d’une part en
rapport avec le fait de la lier étroitement à son employeur et, d’autre part, avec le fait
de mener sa vie en milieu fermé.
D’autre part, cette politique sociale qualifiée du paternalisme est indissociable d’un
temps particulier de l’ère industrielle qui repose sur l’entreprise de grande
dimension, laquelle en s’autonomisant et en se coupant des structures sociales
antérieures, est contrainte de produire une organisation sociale de substitution. Pour
BARRERE-MAURISSON par exemple, le paternalisme, comme gestion de la main-
d’œuvre, était idéalisé en fondement d’un mode d’organisation sociale qui permet
d’adapter les rapports sociaux hérités de la société agraire traditionnelle au monde
de l’entreprise [M.-A. BARRERE-MAURISSON, (1987) : PP. 41-56].
Bien qu’ayant présenté plusieurs avantages dans le cours de l’histoire, le système
paternaliste constitue progressivement une charge pour l’entreprise et, à la longue, il
finit par présenter des signes d’essoufflement. Des facteurs de nature diverse
peuvent bouleverser les équilibres de l’entreprise qui pratique une gestion
paternaliste comme politique sociale. Si, le cas échéant, l’entreprise n’arrive pas à
préserver voire à améliorer ses positions économiques, elle peut couper la main-
d’œuvre ouvrière qui lui est attachée, de ce type de gestion. La sortie de cette
problématique peut se réaliser à travers la mise en place des structures d’un Etat
social ou plutôt, ce qui arrive souvent dans les pays en développement, une auto-
prise en charge de la main-d’œuvre.
2.2.3. Opérationnalisation du cadre théorique de l’étude
De manière synthétique, les composantes du cadre théorique (présentées à la
sous-section 2.2.2.) sont opérationnalisées comme illustré ci-dessous.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 103
1
KILONDO N. (2004), Ménages « Gécamines », précarité et économie populaire. Il a été
montré dans le mémoire que les stratégies paternalistes adoptées par cette entreprise n’ont
pas pu empêcher les ménages « Gécamines » de s’adonner aux pratiques d’économie
populaire. Si ces pratiques leur ont permis de gérer de manière plus ou moins efficace leur
espace de vie quotidien et de contourner, partant, la logique de l’accumulation à laquelle ils
sont soumis dans le processus de la Gécamines, en revanche leurs pratiques d’économie
populaire présentent certaines limites dans la quête de préservation d’espaces d’autonomie.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 105
1
En l’occurrence la Société nationale d’exploitation du cuivre en Indonésie.
2
L’ampleur de la crise résultant de cette mauvaise gouvernance de la rente minière est certes
variable selon les pays. Néanmoins, ces derniers présentent tous une caractéristique
commune à savoir que le partage de la rente minière entraîne presque toujours une
répartition très inégale de la richesse et du développement entre les différentes régions.
3
De 1968 à 1974 par exemple, la Gécamines a contribué aux recettes en devises du Congo
pour 70 % et plus de 90 % des taxes et impôts payés par l’industrie minière proviennent
d’elle [J.-M. WAUTELET, (1981)]
106 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Des pays comme le Canada, les pays scandinaves, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont
employé leurs ressources naturelles pour alimenter la croissance et réaliser une distribution
relativement égalitaire des revenus [M. PORTER (1990) ; M. WALKER (2000)]
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 107
1
En effet, l’histoire révèle que l’emprise de certains groupes industriels organisait des
territoires en fonction de leur logique productive et assurait, par nécessité, de multiples rôles
allant du logement aux équipements collectifs, en passant par le soutien de la vie associative.
C’est ce qui fait que dans le monde les bassins miniers se distinguent ainsi par l’abondance
et la diversité de créations patronales dans le domaine des habitations ouvrières et de leurs
équipements collectifs.
2
Ces valeurs sont constituées de pratiques, d’attitudes qui ont imprégné la présence
inoubliable d’une population ouvrière qui a travaillé et vécu en ces lieux, des valeurs qui ont
108 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
leur organisation sociale selon des normes propres, inhérentes au monde clos de la
mine. Il s’agit donc d’observer et d’analyser la dynamique de reproduction sociétale
de ces territoires construits sur l’activité minière, et de vérifier si, dans le contexte
du désengagement de l’industrie minière qui les gérait, les héritages historiques du
processus de la Gécamines sont en passe de devenir de nouvelles ressources
constructives (qu’elles soient économiques, sociales, culturelles ou
environnementales).
Production de l’économie de subsistance « moderne » et réinvention
des pratiques collectives d’organisation sociale
Par rapport à l’hypothèse de l’économie de subsistance « moderne » comme
résultante du processus de l’accumulation inscrite dans la perspective
modernisatrice, on montre que la structuration de l’espace en cités ouvrières est
passée entre autre par la transformation des paysans et artisans ruraux en salariés
industriels, dépendant désormais d’un salariat tributaire de la logique dominante de
l’accumulation et de la différenciation. Cependant, la désarticulation du salariat
« moderne » dans le monde urbain place généralement la main-d’œuvre dans des
conditions précaires d’existence : faibles salaires, irrégularité de leurs paiements,
défection de la politique sociale paternaliste, etc., comme pour dire que l’époque où
l’emploi salarié attribuait un statut social digne de fierté semble révolue.
Face à la crise qui affecte le salariat « moderne », les travailleurs sont contraints de
trouver d’autres occupations pour compléter un salaire désormais réduit à fort peu de
chose. Poser ainsi l’hypothèse de l’économie de subsistance « moderne », c’est
évoquer les implications de la crise du salariat sur les conditions de vie de la main-
d’œuvre ouvrière dans la majorité des villes des pays en développement.
En effet, il s’est révélé dans bon nombre de pays africains que le salaire n’arrive
même plus à n’assurer que la subsistance. Par conséquent, les salariés ont appris à
leurs dépens que les salaires ne peuvent plus leur garantir l’épanouissement social.
Pour faire face aux exigences de la modernité dans les centres urbains, ils intègrent
des formes de sociabilité primaire dans des modes de vie modernes. Pour la plupart
de temps, ils transposent les modes de vie traditionnels dans l’espace urbain. On
observe à cet effet une mixture des modes de vie qui traduisent l’imbrication des
sphères de subsistance et de reproduction sociale avec la sphère du marché
capitaliste. A l’instar des modes de vie « traditionnels », c’est une économie de
survécu au sein de cette population et qui lui restent propres : culture du travail, solidarité,
sociabilité, convivialité et pratiques associatives.
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 109
1
Dans ses réflexions sur les sociétés, F. BRAUDEL désigne ces pratiques par « modes de vie »
qui remontent souvent aux fins fonds des âges et qui constituent la civilisation matérielle des
peuples. Par rapport à cela, ce que les analystes de développement désignent par « économie
informelle » en Afrique, fait remarquer pour sa part J.-PH. PEEMANS, « c’est bien cette
économie populaire séculaire qui appartient à un tissu de production existant avant la
colonisation mais qui a été marginalisée et diversifiée par cette dernière et pendant une
bonne partie de la post-colonie » [J.-PH. PEEMANS, (1997A) : P. 109].
CHAPITRE 2 : APPROCHE EXPLICATIVE GLOBALE 111
Les deux phases d’enquêtes se sont déroulées sur l’étendue de deux cités ouvrières
de la Gécamines sélectionnées, en l’occurrence la Cité-Gécamines Lubumbashi et la
Cité-Gécamines Kipushi. Ces cités ouvrières sont situées dans deux villes distinctes
de la province minière du Katanga, que l’on peut par ailleurs situer sur la carte de la
figure 10.
Figure 10 : CARTE DE LA PROVINCE DU KATANGA ET LIEUX
D’ENQUETE
Cette province était après l’indépendance du Congo (en 1960), la province la plus
industrialisée du pays. Avec l’UMHK et ses installations auxiliaires, cette province
cuprifère disposait à cette époque déjà d’une variété d’industries et d’un chemin de
fer dont la vitalité dépendait presque totalement de l’exploitation minière.
Le cuivre du Katanga a été durant une longue période la première ressource minière
du Congo. Le Haut-Katanga constitue la grande ceinture du cuivre. Associé au
minerai du cuivre, le cobalt est extrait dans les mines de Kamoto, de Musonoie à
Kolwezi, les mines de Kakanda et de Kambove. Dans le gisement de Kipushi, des
sulfures de zinc sont associés au minerai du cuivre.
Le Katanga est aussi riche en manganèse (exploité à Kisenge) et en minerai d’étain
(à Manono). La région de Manono renferme aussi des filons aurifères importants. A
Shinkolobwe, on trouve de l’uranium.
3.1.1. La ville de Lubumbashi
Ville née de la mine, Lubumbashi est étroitement liée au sort du cuivre et de son
exploitation, laquelle s’est opérée depuis l’U.M.H.K., puis relayée par la
Gécamines1. Le site du bassin de la rivière qui porte son nom a été choisi comme
chef-lieu pour deux raisons : sa proximité avec la voie d’entrée en Afrique australe
et la présence de l’U.M.H.K. Après l’établissement de l’espace urbain en 1910 et la
détermination de ses limites, pour les besoins de l’industrialisation, il y eut l’arrivée
d’une masse considérable de main-d’œuvre africaine.
Figure 11 : LES USINES DE LA GECAMINES-LUBUMBASHI
1
La ville de Lubumbashi a été créée pendant le processus de la colonisation du Congo par la
Belgique. A l’instar de toutes les villes de l’époque, Lubumbashi est un produit de
l’industrialisation. La ville a pris naissance dans un site presque inhabité en 1909, après
l’annexion de l’Etat Indépendant du Congo (E.I.C.) à la Belgique [NKUKU KH., M.
REMON, (2006)].
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 119
Source : www.inchi-yetu.be
Kipushi ouvre sa mine en 1925. On voit s’ériger quelques maisons pour les
européens, une cité pour les indigènes et un petit hôpital. Puis, s’ensuivirent avec la
croissance de la ville, les réalisations de plusieurs infrastructures socioéconomiques,
voire la construction d’un lac au Sud-Est de la ville, lieu de plaisance des habitants
de Kipushi.
120 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Source : www.inchi-yetu.be
Comme la cité ouvrière de la Gécamines de Lubumbashi, celle de Kipushi se trouve
aussi à proximité des mines et des usines. C’est là évoquer la caractéristique
commune à des industries minières qui ont eu dans l’histoire à loger la main-
d’œuvre à proximité des sites d’extraction. D’autre part, les maisons de logement de
la main-d’œuvre étaient construites à l’identique, comme on le voit sur les photos de
la cité de Kipushi ci-dessus.
Figure 14 : PROXIMITE DES MAISONS DE LOGEMENTS AVEC LES
USINES
Source : www.inchi-yetu.be
Comme observé par ailleurs dans les lotissements des industries minières,
l’U.M.H.K./Gécamines a aussi adopté le type d’habitat usuel dans la tradition de
grands groupes industriels, celui de la maison-jumelle mitoyenne et comprenant une
pièce sur rue et l’autre sur jardin. Ainsi qu’on peut le voir à travers ces photos supra,
ces maisons-jumelles sont séparées et alignées sur la rue de telle sorte que les
pignons parallèles entre eux, sont si rapprochés qu’ils font ressembler ces
alignements aux corons.
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 121
On peut bien réaliser que si ces espaces recouvrant aujourd’hui des cités ouvrières
étaient inhabités à l’époque, les créations résidentielles qui s’y sont réalisées
participent à la production du territoire dans l’environnement de l’industrie minière.
En effet, comment ne pas voir dans ces logements et dans les aménagements
d’infrastructures socioéconomiques de base qui s’y sont adossées, une filiation
évidente entre les théories modernistes sur la ville et les réalisations des industriels
de la première moitié du XXème siècle ! Il y a lieu de noter que la déstructuration des
sociétés « traditionnelles » lors de la colonisation et de l’industrialisation minière –
particulièrement pour le cas de la province minière du Katanga –, a été compensée
par les bénéfices des transformations socioéconomiques que le processus de la
Gécamines a apportées aux villes minières du Katanga.
1
Cette définition du ménage a une signification différente de la famille dans les pays du Nord
(occident), où un ménage correspond à une famille strictement nucléaire et un logement.
Dans la majorité des pays du Sud par contre, le ménage peut être intégré par des personnes
non-apparentées. Aussi, plusieurs ménages peuvent donc habiter dans une même
concession. De même, une personne seule, qui peut être célibataire ou mariée mais séparée
physiquement de son époux (se), constitue aussi bien un ménage
122 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Ce dernier consiste en le paiement du « décompte final » aux travailleurs jugés sureffectifs
par rapport au niveau d’activité et qui, « théoriquement », voudraient partir
« volontairement » de la Gécamines.
2
L’adoption de cette méthode de constitution de l’échantillon a été dictée par un mobile
simplement pratique. En effet, dans une même aire constituant un quartier, les ménages ont
souvent des caractéristiques socio-économiques proches. Cela est d’autant plus accentué si
la concentration géographique des populations obéit à certaines spécificités telles que par
exemple le fait de résider ensemble dans une même cité gérée par une entreprise. Pour parer
à l’effet de contagion de l’information dans une telle circonstance, un tirage aléatoire
stratifié peut permettre de faire le ratissage exhaustif de l’espace considéré, facilitant, par là,
le repérage de toute la structuration de la société concernée.
124 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Par ailleurs, comme signalé plus haut, les agents et ex-agents attributaires des
maisons que la Gécamines leur a vendues, les ont librement réaffectées (location,
revente) s’ils ne les occupent pas eux-mêmes. Ainsi, on observe la présence dans les
cités ouvrières de la Gécamines de ménages dont les chefs ne sont pas liés à la
Gécamines sous une quelconque forme. Sur la base du sondage cependant (liste
administrative de gestion des cités), de telles catégories n’y sont pas reprises. Ce
sont plutôt les agents et ex-agents de la Gécamines qui y demeurent encore
répertoriés. De fait, lorsqu’un ménage tiers était physiquement identifié en lieu et
place de l’agent ou plutôt, le cas échéant, de l’ex-agent listé, il le remplaçait dans
l’échantillon. L’hypothèse faite est que, dans une large mesure, les ménages vivant
dans des milieux du type d’une cité ouvrière présentent entre eux des similitudes de
comportements sociaux, en particulier, en rapport avec les thèmes abordés par la
présente étude à savoir, les pratiques d’économie populaire, le recours aux réseaux
sociaux, etc. L’effet de contagion sociale de proximité y joue souvent un grand rôle.
Fort de cette conjecture, indistinctement toute sorte de ménages appartenant au
1
De même, tenir ainsi compte de la pondération des catégories des ménages dans les cités
ouvrières qui ne représentent plus d’homogénéité par rapport au statut socioprofessionnel de
ses résidants permet d’augmenter la précision des estimations tirées de l’enquête.
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 125
1
Seulement, le budget consacré à l’enquête constitue une contrainte dont l’importance doit
être relativisée, tant que l’objectif demeure la qualité de l’information.
2
Le dixième des ménages couverts par les populations des deux cités ouvrières concernées
par l’enquête a été atteint. Néanmoins, il importe de souligner que la précision d’une
enquête ne dépend pas seulement du taux de sondage mais aussi du nombre absolu
d’enquêtes effectuées.
126 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
collecte des données sont remplies. La méthode d’enquête a été conçue de manière à
diminuer, dans la mesure du possible, les erreurs d’observation susceptibles d’être
commises sur terrain1. Cette méthodologie a consisté en premier lieu à procéder à
une formation d’une équipe d’enquêteurs de niveau universitaire avec l’aide d’un
statisticien-économiste attitré. En second lieu, le questionnaire a été testé et a été
adapté aux réalités du cadre de vie et des conditions d’existence des populations des
cités ouvrières. En dernier lieu, il a été question de repérer, avant la collecte des
données proprement dite, les adresses physiques des ménages sélectionnés dans
l’échantillon qui, du reste, étaient préalablement sensibilisés par les gestionnaires de
ces deux cités choisies.
Toutefois et en dépit de tous les efforts entrepris pour le balisage des opérations de
collecte des données, les résultats de l’enquête demeurent imparfaits2. En outre, par
le fait de la faiblesse de la culture d’enquête (sondage) et surtout eu égard à la
conjoncture socio-économique et politique que traverse particulièrement la province
minière du Katanga3, certains ménages n’ont pas facilité la tâche de la collecte : soit
qu’ils ont refusé volontairement ou non de répondre à certaines questions ; soit
qu’ils ont eu des difficultés à répondre à d’autres questions ou encore qu’ils ont
fourni des informations imprécises ou délibérément évasives pour expédier
l’enquêteur. Les questions relatives aux dépenses des ménages par exemple, ou
celles de la détermination de la date de la dernière paie de salaire, à la limite du
montant du salaire, ont embarrassé certains ménages enquêtés. Il va de soi qu’à la
suite de ces difficultés, des informations recueillies dans certaines rubriques
peuvent, malgré la vigilance, contenir certains biais qui pourraient interpeller la
qualité des données collectées.
1
Réaliser une bonne collecte des données suppose tirer préalablement un échantillonnage
correct, élaborer un questionnaire tout aussi adapté au sujet de l’étude qu’à la réalité de la
population concernée par l’enquête. Cela va sans dire qu’il faut indubitablement disposer
d’enquêteurs qualifiés, ou du moins qui ont subi une formation appropriée pour ce genre de
tâches.
2
Ils comportent naturellement des biais inhérents au fait qu’ils sont d’abord obtenus à partir
d’un échantillon, si représentatif soit-il.
3
Il faut noter qu’à l’amorce des processus de démocratisation des institutions politiques en
RDC (le 24 avril 1990), la province du Katanga a été particulièrement le théâtre des
affrontements identitaires entre les autochtones Katangais et la communauté Kasaïenne (de
deux provinces du Kasaï-oriental et du Kasaï-occidental). Il s’est agi d’un transfert du
conflit politique sur un terrain social et professionnel, qui a vu dans certaines villes minières
l’expulsion de ces allochtones identifiés. Si l’on ajoute à cela la morosité de la situation
socio-économique dans les cités ouvrières à la suite des difficultés de la Gécamines ainsi
que le contexte de la guerre d’agression que l’Ouganda et le Rwanda font subir à la RDC, on
comprend pourquoi les ménages sont réticents à des opérations d’enquête dans de tels
contextes conjugués.
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 127
1
Certaines raisons peuvent être évoquées à ce titre tels que le faible taux d’activité qui
caractérise les sociétés africaines ; l’âge tardif d’achèvement des études pour commencer la
vie active (souvent, c’est aux environs de trente ans).
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 129
1
En effet, les femmes représentent naturellement 51 % de la population totale contre 49 %
des hommes.
2
La spécificité de la population de mes enquêtes est due au fait que la population de ces cités
ouvrières ne s’y sont pas à proprement parler installées de manière aléatoire. L’occupation
d’une maison à une cité de la Gécamines suit une certaine logique déduite des principes de
l’administration de cette entreprise. L’occupant doit préalablement être employé à la
Gécamines, selon un certain critère. Pendant une longue période, c’est l’homme qui a été
prioritairement recruté. Partant, il acquiert la maison à la cité ouvrière avec ou sans famille.
Pour la plupart du temps, la famille ne rejoint le travailleur qu’après une certaine période.
C’est cette distribution émanant d’un certain processus constitutif du milieu résidentiel qui
fait de cette population de cité ouvrière, une population spécifique. Dans un tel cas, on peut
comprendre que les ratios de sexe soient, contrairement à une distribution classique,
inversés.
130 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Il importe de signaler en passant qu’à l’aube de la décennie 1990, comme l’a noté DANIEL
HENK, la main-d’œuvre de la Gécamines se composait de 33.000 ouvriers (workers) et de
3.100 cadres dont 520 expatriés, en majorité de nationalité française et belge. De ces 33.000
ouvriers, 5 % seulement étaient de sexe féminin contre 9 % dans les rangs du personnel
cadre [DANIEL W. HENK, (1988)].
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 131
En dehors de la catégorie des salariés dans l’échantillon, une part considérable des
résidants des cités ouvrières est constituée d’une catégorie de chefs de ménage que
l’on nomme dans le langage populaire des villes minières du Katanga les « Départs
volontaires », en référence aux effets du Programme d’assainissement de la
Gécamines arrêté en 2002 avec l’aide de la BANQUE MONDIALE1. Ils représentent 45 %
de la population enquêtée (37,9 % pour Lubumbashi et 51,2 % pour Kipushi). Ce
sont des chefs des ménages qui ayant déjà perçu leur « décompte final » et ayant
définitivement acquis la maison de la Gécamines à la cité, continuent à y demeurer.
Par ailleurs, malgré la grande représentativité des chefs de ménage aujourd’hui
denommés « Départs volontaires », il est frappant de relever de faibles proportions
d’indépendants dans les deux cités de la Gécamines (2,3 % pour Lubumbashi et 1,48
% pour Kipushi). Comme le soutiennent par ailleurs MUAMBA et TSHIZANGA : « Le
Katanga a conservé une structure archaïque d’industries dont la reconversion
constitue sûrement l’une des tâches les plus urgentes. Malgré ses potentialités
naturelles, malgré son histoire, la région manque de ce que l’on appelle
“l’environnement entrepreneurial” bien qu’elle a longtemps disposé des ressources
1
Ce programme consistait au paiement du « décompte final » aux travailleurs jugés
sureffectifs par rapport au niveau d’activité. Théoriquement en effet, ces travailleurs
sureffectifs devraient partir « volontairement » de la Gécamines. Le langage populaire dans
les villes minières et même la version institutionnelle nomment cette catégorie des
travailleurs, des « départs volontaires ». D’après le rapport d’Evaluation de réinsertion des
partants volontaires, « au total, l’opération a concerné 10.654 agents, dont 10.644
effectivement indemnisés pour un montant global de 43.473.073 USD et 10 cas suspendus
(décès, absents et désistés) […] Par rapport aux 23.730 agents que comptait la Gécamines au
31 décembre 2002, 44.9 % sont partis volontairement, ce qui ramène l’effectif employé à
12.999 personnels » [COPIREP, (2006)].
132 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
sous la tutelle du chef de ménage et, naturellement, sous sa prise en charge. Il suffit
pour cela de relever les effectifs des membres de ménage portant le statut
socioprofessionnel du travailleur salarié, du travailleur non-salarié ou celui de sans
emploi.
Tableau 12 : STATUTS SOCIOPROFESSIONNELS DES AUTRES
MEMBRES DU MENAGE
1
La crise de modernisation au Sud a rendu visible le modèle social où opère un système
familial participatif à la survie du ménage. Tous les membres de la famille concourent
désormais aux besoins quotidiens du ménage.
2
Dans les cités ouvrières de la Gécamines par exemple, la philosophie de la politique sociale
depuis l’U.M.H.K consistait à prendre en charge la famille du travailleur. Le rôle de
l’épouse du travailleur de l’U.M.H.K /Gécamines se prêtait principalement à la fonction
sociale du ménage dans la logique d’améliorer le rendement du conjoint, agent de la
Gécamines, et aussi des membres de sa famille, représentant des réserves pour la
reproduction de la masse laborieuse. Dans une telle configuration sociale, la prise en charge
totale de la famille est assurée principalement par le chef de ménage, travailleur de la
Gécamines. Le conjoint (épouse) de ce dernier pouvait par l’une ou l’autre activité suppléer
au revenu principal rapporté par le chef de ménage.
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 137
qui pratiquent des activités susceptibles de générer des revenus leur permettant de
subvenir à la subsistance du ménage. A cette fin, des croisements ont été effectués à
partir des tendances dégagées par les résultats de l’enquête quantitative :
la variable « taille de ménage » a été croisée avec la variable « participation
au budget ménager » pour déterminer une base de sondage.
Pour s’enquérir de trajectoires résidentielles et professionnelles, la variable
« année d’arrivée à la cité Gécamines » a été retenue.
De même, la variable « Employeur du chef de ménage » a été considérée
pour tenir compte de l’hétérogénéité caractéristique actuelle des cités de la
Gécamines.
En rapport avec les modules retenus, le croisement des variables s’est opéré selon
les diverses caractéristiques ci-après :
Caractéristiques en rapport avec les pratiques d’économie populaire
On suppose que plus la taille du ménage est grande, plus le ménage – placé dans des
conditions socio-économiques qui prévalent dans les cités de la Gécamines –
possède en son sein une potentialité de voir ses membres entreprendre diverses
activités pour subvenir aux besoins de la famille. Partant, l’hypothèse directrice
suivante a été posée : « la pluriactivité des membres d’un ménage pour subvenir à la
subsistance familiale est fonction de la taille de ménage et des actifs contributifs ».
Au regard des structures sociodémographiques des ménages enquêtés, la distribution
des ménages en fonction de leur taille montre qu’il y a des ménages dont les tailles
s’étendent d’une seule personne à 20 personnes.
Figure 15: DISTRIBUTION DES MENAGES PAR TAILLE
a. Cité-Gécamines Lubumbashi b. Cité-Gécamines Kipushi
138 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Cette population présente respectivement une taille moyenne de 8,55 et de 7,93 membres par
ménage pour les cités de Lubumbashi et de Kipushi.
2
Toutefois, il est à noter que d’une part, les ménages de la Gécamines se sont vus rejoints,
durant la période de gloire de la régulation sociale paternaliste, par les membres de la
famille élargie qui ont préféré partager avec eux les bénéfices de la politique sociale de cette
industrie minière. D’autre part, les avantages sociaux octroyés à la Gécamines étaient
proportionnels à la taille du ménage, ce qui n’est pas sans conséquence sur la tendance
démographique dans les cités ouvrières. Enfin, il faut aussi souligner que la précarisation
des conditions de vie dans ces milieux de vie ouvriers de la mine s’est de même répercutée
sur l’éducation des enfants et leur scolarisation. La présence d’une multitude de filles-mères
dans ces cités, influe sur la taille des ménages tant que ces enfants et petits-enfants resteront
sous la tutelle du chef de ménage enquêté.
CHAPITRE 3 : ORIENTATION EMPIRIQUE. PRECISION METHODOLOGIQUE 139
1
Le dévolu a été jeté sur la période caractéristique de la transition politique en RDC (décennie
1990) pour une raison bien simple. En effet, dans le processus de la Gécamines, cette
période est révélatrice de la désagrégation manifeste de la gestion paternaliste de l’entreprise
qui se traduit par une mutation sociale dans ses cités ouvrières.
2
L’assouplissement de ce critère de l’effectif des membres qui participent activement se
justifie par le fait que les tendances générales dégagées dans la première phase de l’enquête
témoignent d’une étroitesse de la taille de ces types de ménages (pour la plupart ce sont des
jeunes ménages), puis d’un niveau de vie relativement élevé que celui de leurs voisins dans
la cité, et enfin, certaines de leurs épouses sont ou non formellement employées. Par ces
aspects, ces familles non-Gécamines se démènent de manière relativement moindre que les
ménages des travailleurs et ex-travailleurs de la Gécamines. Ce qui, en un sens, renforce
l’hypothèse directrice qui met en relation inverse la pluriactivité des membres de ménages
avec la taille du ménage.
140 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
seule source de revenu. Il en découle que les liens de sociabilité sont déterminants
dans une telle conjoncture et la solidarité africaine est sollicitée par ceux qui sont
affectés par la crise quelconque.
L’enquête de P. PETIT a indiqué en outre que les dépenses mensuelles ordinaires
représentent 10.163 FC par ménage (127 $ US) ou 1.359 FC par personne (17 $ US).
Ce montant est reparti entre l’alimentation (52 %) ; le logement (14 %), l’instruction
des enfants (13 %), le transport (8 %), la santé (6 %), les loisirs (6 %) et les activités
religieuses (1 %).
Comparativement à l’étude réalisée par J. HOUYOUX et Y. LECOANET sur la même ville,
celle de P. PETIT a révélé la diminution de la qualité de la vie expliquée par le fait de
la cession aux ménages de la prise en charge de certains postes de dépenses qui
autrefois incombaient principalement à l’employeur ou à l’Etat, alors même que les
revenus salariaux ont vertigineusement chuté.
La solidarité africaine vient à la rescousse des populations lushoises, à travers les
transferts mutuels de fonds et cadeaux que se font les membres de famille et à
travers une vie de voisinage intense.
« Population, niveau de vie et stratégie de survie des ménages en milieu
urbain africain » : enquête socio-économique organisée en juillet-août 2002 auprès
de 13.832 ménages de Lubumbashi, avec le soutien financier de la Direction
Générale de Coopération au Développement (D.G.C.D) de Belgique. Le rapport de
cette enquête est publié sous NKUKU KH. et M. REMON (2006), chez L’Harmattan.
Cette enquête rappelle que Lubumbashi est un produit de l’industrialisation et qu’à
cause de la crise que traverse le Katanga dont les entreprises et les industries ont
cessé de fonctionner, la population des salariés a beaucoup diminué et la proportion
de « sans emploi » a considérablement augmenté. Du coup, la population de
Lubumbashi n’a plus comme source principale de revenu le salaire, comme il y a
trente ans. Les sources principales du revenu sont constituées du salaire, des
bénéfices tirés du commerce, de la vente des produits agricoles et des honoraires
procurés par les activités libérales et les métiers artisanaux. A côté de ces sources, la
solidarité est de mise.
Par ailleurs, l’enquête souligne que la participation de l’épouse dans le budget du
ménage n’est pas un fait nouveau à Lubumbashi. Cette dernière a toujours suppléé à
la ration alimentaire avec les travaux champêtres ou la vente de certains articles au
marché. D’autre part, l’enquête a révélé certains palliatifs à l’insuffisance des
salaires notamment l’exploitation des champs, les activités de la débrouille, l’aide
familiale et les aides de l’église.
A côté de ces deux enquêtes, il y a lieu de citer aussi :
142 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
MOE : Main-d’œuvre d’exécution et MOC : Main-d’œuvre d’encadrement.
Conclusion du chapitre troisième
1
La configuration géographique du Haut-Katanga par exemple, est le résultat des recherches
géologiques entreprises par des ingénieurs émissaires de LÉOPOLD II, dès l’instant où le
Katanga a commencé à faire parler de lui, notamment grâce à l’existence d’énormes
gisements miniers.
148 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Le plateau du Katanga est formé par la lente érosion d’un socle en dépression créée par un
ancien lac. Province de savane arbustive aux clairières parsemées de termitières, ses hauts
plateaux conviennent particulièrement bien à l’élevage. Son éloignement de l’Equateur (6° à
13° de latitude sud) est la cause des saisons nettement marquées appelées « saison sèche »
(avril à octobre) et « saison de pluies ».
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 149
des cultures, l’établissement de longues jachères, le grattage très superficiel des sols
pour ne pas mettre à jour des couches stériles. De même, lorsqu’on laisse reposer le
sol durant une jachère d’une période variable, note R. CORNEVIN, le terrain inoccupé
pendant ce nomadisme agricole n’est pas vacant et encore moins « sans maître » [R.
CORNEVIN (1963) : P. 65], contrairement à ce que déclarera par la suite
l’administration coloniale, inconsciente de ce mode d’organisation.
C’est effectivement ce qui se passa lorsque le Roi LEOPOLD II décrétait à la création
de l’E.I.C. en 1885, que les terres vacantes ainsi que tout ce qui y était rattaché
appartenaient à l’Etat. Il s’agissait d’une confiscation pure et simple de la quasi-
totalité des terres des populations indigènes1. Cela touche déjà certains aspects de
conflits d’acteurs au cours du processus de modernisation de ces territoires.
La pratique de l’artisanat dans la période précoloniale
L’artisanat était particulièrement développé dans les sociétés congolaises
précoloniales. La poterie, la fabrication d’armes et d’outils de fer existaient presque
partout. Il s’avère que la plupart des gisements en exploitation au Katanga ont été
découverts et travaillés par les populations locales avant la pénétration européenne
[J. NYEMBO SH., (1975) : P. 93]. Les populations autochtones utilisaient déjà des fours
en argile et des soufflets en peau d’antilope. Ils ont construit toute une tradition
nommée « les mangeurs de cuivre »2, qui continue à être célébrée jusqu’à ce jour
dans la ville de Likasi (Katanga). Cette organisation de la société autour de l’activité
du cuivre était ancrée dans la quotidienneté de la vie sous forme d’une trame
caractéristique d’une civilisation propre. A titre illustratif, la campagne du cuivre
s’organisait à la saison sèche, après la récolte du sorgho, vers le mi-mai. Le chef du
village en donnait lui-même le signal sous le terme que voici : « tuyé tukadié
mukuba » [Entendez : « allons manger le cuivre »]. Dans la logique des autochtones,
« manger du cuivre », c’est se nourrir, se « développer », s’enrichir…, pas
nécessairement dans le sens de l’accumulation capitaliste, mais bien
l’enrichissement pour toute la communauté, à condition d’y être accepté et intégré.
1
Pourtant, dans l’organisation de la société « traditionnelle », la jachère était une technique
consistant à laisser reposer le sol afin de l’enrichir pour y revenir après un temps. Par
ailleurs, tous ceux qui ont étudié les sociétés africaines savent pertinemment bien qu’il
n’existe pas de terre sans maître en Afrique. Au Congo, les autochtones étaient
naturellement possesseurs légitimes du sol. Les limites des terres tribales, terres de chasse et
terres de culture, étaient habilement connues.
2
Par « mangeurs de cuivre », on nommait des ingénieux forgerons qui savaient faire
fondre la malachite (Carbonate de cuivre hydraté – aspect de brocoli vert foncé)
concassée avant de la façonner à leur guise. D’habiles forgerons, « les mangeurs de
cuivre » fabriquaient des outils à l’instar des célèbres « croisettes » de cuivre
utilisées comme pièce de monnaie jusqu’aux fils de cuivre et que sait-on encore [A.
MAHIEU (1925) ; J.F. DE HEMPTINNE (1926)].
150 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Ce sont de telles pratiques qui ont été intériorisées dans la vie matérielle du Katanga,
dans l’entendement de F. BRAUDEL.
Par ailleurs, le métier de fondeur était un métier sacré, empreint d’une mystérieuse
grandeur. Ce qui suppose une initiation avant d’exercer le métier. Les mines, comme
la terre cultivée, étaient propriétés collectives de la tribu, excepté les puits creusés
ou la carrière ouverte appartenait en propre à l’individu ou au groupe d’individus qui
y travaillaient. Dans leur organisation de la société, tout le monde s’adonnait à
l’activité du minerai, mais avec des tâches spécifiques1.
Modes d’organisation politique précoloniale
Dans la conception et l’organisation des institutions politiques, le Katanga était
parvenu à des conceptions politiques relativement évoluées. Les formations du type
étatique sont très nombreuses avant la colonisation. Organisées en royaumes, ces
institutions possèdent des caractéristiques communes : la succession au trône se fait
en descendance matrilinéaire et donne lieu à une élection ou une compétition des
concurrents qui dégénèrent parfois en querelles fratricides. Certains écrits révèlent le
faste de la cour des souverains et la rigueur du cérémonial [M. MERLIER (1962) ; A.
2
DESAUW (1984)]. La confédération des peuples Lunda et apparentés , s’étendant sur
1.500 kilomètres de l’Afrique centrale, en constitue une remarquable illustration.
Les royaumes que le Katanga a connus (Lunda, Luba, etc.) – tout comme ceux de
l’ouest du Congo –, fondent leur richesse sur un commerce déjà très actif à cette
période. Dans la société Katangaise précoloniale, le commerce se fait par caravanes
avec l’Ouest puis avec l’Est du continent. A partir du XVIème siècle, la traite des
esclaves ravage l’ensemble du pays, entrainant des razzias meurtrières, des guerres
incessantes entre tribus et entre royaumes, et finalement la dislocation de ces
systèmes étatiques.
Organisation précoloniale des échanges
Par rapport aux modes d’échange, il a été révélé que les royaumes ainsi établis
sont arrivés avant les européens à établir une liaison commerciale régulière entre
l’océan Atlantique et l’océan Indien. Malheureusement, une bonne partie de ce
1
Si les hommes avaient la tâche de creuser au pic, les femmes et les enfants glanaient la
malachite en surface. Les opérations métallurgiques proprement dites ne commençaient que
vers la mi-août après trois mois d’extraction. La fusion se prolongeait jusqu’en octobre. On
retrouve déjà là les traces d’une division du travail et l’organisation spontanée en
corporation de métiers semblables à celle du Moyen-âge européen.
2
Jusqu’à ce jour, on retrouve cette organisation des peuples Lunda au Katanga. Ces peuples
sont de même localisables dans la province de Bandundu (RD Congo), en Zambie et en
Angola.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 151
commerce concerne la traite des esclaves1. Toutefois, on note que le cuivre produit
par les fondeurs indigènes du Katanga parvenait déjà au XVIème siècle jusqu’à la
côte Atlantique et, de là, en Europe [« Les mangeurs de cuivre » in LES EXPATRIES
2
[EN LIGNE], (2004)] . On révèle aussi que depuis une époque imprécise, la croisette en
cuivre du Katanga servait de monnaie sur un vaste marché d’Afrique tropicale.
4.1.2. Quels enseignements !
Au total pour cette histoire précoloniale du Katanga, on retient que lorsque les
colons arrivèrent au Katanga, ils trouvèrent toute cette organisation de la vie
matérielle et de jeux de l’échange qui y préexistaient. De là, on peut comprendre les
logiques d’actions qui guidèrent les colons à la découverte des réserves de gisements
miniers dans cette partie du Congo. C’est dans cette perspective que l’une des
premières actions des colons belges au Katanga fut l’exploration de ce territoire et la
délimitation de ses frontières. Puis, c’est l’organisation territoriale qui les préoccupa.
Par la suite, ce sont les modes précoloniaux de mobilisation et de gestion des
ressources, d’occupation de l’espace et d’organisation institutionnelle qui sont
considérés comme « traditionnels » et « primitifs », et sont remis en cause. A partir
de ce moment, la société katangaise va subir une mutation profonde de ses construits
historiques.
4.2. CIVILISATION MATERIELLE, ECONOMIE
D’ECHANGE ET CAPITALISME DANS LE KATANGA
COLONIAL (1885-1960)
Point n’est besoin de rappeler ici que la colonisation est un phénomène
historique universel. Pour le Congo, il y a des particularités qui nécessitent que l’on
y jette un regard pour comprendre les enjeux de développement à partir des racines
des processus de modernisation qu’il a subis. Dès que les richesses minières du
Katanga ont été découvertes, il s’est posé le problème des tracés des frontières
d’avec la Rodhésie du Nord, sous la colonisation anglaise3. Le roi LEOPOLD II chargea
1
Avec le début de l’hégémonie Lunda de MWANTA YAMVO à la suite de la bataille d’Ambuila
(1665), l’aire de recrutement des esclaves exportés par la côte Atlantique s’est étendu
jusqu’au Katanga Sud-oriental qui était devenu une colonie Lunda. De ce même Katanga
partait des esclaves vers la côte orientale, mais la traite de Zanzibar, note R. CORNEVIN, est
alors beaucoup moins importante, en ce qui concerne le Congo, que la traite Atlantique [R.
CORNEVIN : P. 68].
2
http://lubumbashi.free.fr/savoir/savoir10.htm C’était un voyage qui pourrait durer un an et
demi. Vers le Nord, on en retrouve les traces depuis la Côte d’Ivoire et le Ghana, jusqu’au
Soudan. A l’Est et au Sud-est, il avait depuis longtemps atteint l’océan Indien et l’on
prétend qu’il aurait été exporté jusqu’aux Indes.
3
Les richesses minières du Katanga avaient déjà été signalées par Livingstone (1866-1873),
Böhm et Reichard (1883), Capello et Ivens (1884-885). C’est ainsi que dans la
problématique des tracés de frontières de cette partie du Congo au regard de la découverte
152 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
des riches gisements de minerais, le roi Léopold II dut lutter contre les visées anglaises au
sujet de la province du Katanga, qu’il décida d’ajouter au tracé de Stanley depuis la
conférence de Berlin.
1
La première est dirigée par PAUL LE MARINEL, la deuxième par ALEXANDRE DELCOMUNE et
la troisième par WILLIAM STAIRS, accompagné du capitaine BODSON. Enfin, la quatrième
expédition est effectuée par LUCIEN BIA et ÉMILE FRANCQUI, avec l’aide du Géologue JULES
CORNET. Ce dernier est le véritable responsable de la découverte géologique et minière
exceptionnelle du Katanga. Toutefois, les explorateurs avaient, en effet, relevé l’existence
de carrières et de fours utilisés par les « mangeurs de cuivre ». Très rapidement, les
géologues découvrent une quantité de minerais différents qui justifient une surveillance du
territoire et l’implantation de postes pour surveiller les intrusions aux frontières.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 153
1
« Par l’ordonnance du 1er juillet 1885 de l’Administration Générale de l’E.I.C., l’Etat
établissait son droit de disposer de toutes les terres qui n’étaient pas effectivement occupées
par les collectivités africaines et se réservait le droit d’exploiter directement ou de concéder
l’exploitation de toutes les terres autres que celles des villages et des cultures, c’est-à-dire la
plus grande partie du territoire congolais […]. Par le décret du 5 décembre 1892 du B.O.E.I.,
l’Administration de l’Etat indépendant instaurait l’obligation pour la population adulte
autochtone de récolter les produits commercialisables de la cueillette et de la chasse et de les
livrer aux agents de l’Etat. Cette mesure complétait l’établissement d’un monopole de l’Etat
sur les produits récoltables sur des terres vacantes dont la plupart se trouvaient désormais
regroupées dans le domaine de l’Etat ». [J.-PH. PEEMANS, (1973) : PP. 8-12]
154 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
et industriel. Pour ce faire, une des stratégies consistait d’une part, à étouffer le
capital commercial étranger pour l’empêcher de mobiliser à son profit le surplus
économique potentiel et, d’autre part, à polariser les rapports sociaux entre la
bourgeoisie étrangère et la masse populaire autochtone.
Dans la sous-section qui suit, sont présentées les circonstances qui ont entouré
l’émergence du capitalisme industriel au Katanga Léopoldien.
Emergence du capitalisme industriel au Katanga Léopoldien
Comme on vient de le voir, les efforts consentis par l’Administration de l’Etat
indépendant dans la logique d’accélérer la croissance de la production destinée à
l’exportation et de l’accumulation du capital ont eu pour effet l’enracinement de la
position dominante du capital étranger. La coopération entre l’Etat indépendant et le
capital étranger, financier et industriel, ainsi que la politique menée par
l’administration publique pour favoriser ce dernier au détriment d’autres formes de
capitalisme, aboutirent à la concentration de la propriété des moyens de production
entre ces acteurs dominants. Par la suite, cela contribua à l’émergence du
capitalisme industriel1.
L’autre revers de la médaille de cette association dominante, c’est l’anéantissement
du potentiel créatif des populations autochtones. En effet, sous le règne de l’Etat
Léopoldien, la restructuration des modes précoloniaux de mobilisation des
ressources conjuguée aux intrigues de l’Administration de l’Etat indépendant axées
sur la logique de l’essor du capitalisme industriel, explique pour une large part
l’absence des possibilités de croissance d’un petit et moyen capital autochtone. A ce
propos, J.-PH. PEEMANS note que la contrainte politique rejetait littéralement la société
colonisée à la périphérie du capitalisme, en la réduisant au seul rôle de force de
travail sans stimulant matériel à la production et en l’aliénant totalement [J.-PH.
PEEMANS (1973) : P. 23].
Par ailleurs, le libre cours donné aux capitalistes financiers par l’Administration de
l’E.I.C. au travers des avantages préférentiels, entraîna la création de certaines
entreprises qui constituèrent les prémisses de l’implantation d’un capitalisme
industriel au Katanga2.
1
On peut, à juste titre, illustrer cela par l’association étroite entre l’Etat et le principal
Holding belge, la Société Générale de Belgique, qui donna lieu à la constitution des
principales sociétés minière qui demeurèrent, comme le confirment certains écrits, à la base
de toute l’expansion économique de la colonie jusqu’en 1960 [UNION MINIERE DU HAUT-
KATANGA, (1957) ; J.-PH. PEEMANS, (1973)].
2
C’est ainsi par exemple, par la convention du 12 mars 1891, que l’Etat avait accordé à la
« Compagnie du Katanga » de vastes concessions en échange de sa collaboration. En 1900,
la création du « Comité Spécial du Katanga » (C.S.K.) auquel la « Compagnie du Katanga »
(1/3 des parts) et l’Etat indépendant (2/3 des parts) apportèrent leur patrimoine, consistait à
156 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Dans cet élan de mise en place du capitalisme industriel, M. MERLIER note qu’après
1900 en effet, on orienta la colonisation au Katanga vers l’exploitation minière [M.
MERLIER, (1962) : P. 119]. C’est ainsi que le 8 décembre 1900, le C.S.K. accorda à la
« Tanganyika Concessions Limited » des droits de prospection dans les parties
minières de la province du Katanga. Ce fut le début de la collaboration des hommes
d’affaires, des industriels et ingénieurs belges et anglais à la construction du
Katanga. Cette collaboration aboutit à la création, en octobre 1906, de l’U.M.H.K.,
société à responsabilité limitée, au capital de 10 millions de francs.
La lecture qui vient d’être faite sur les circonstances de l’émergence du capitalisme
industriel au Katanga montre le fonctionnalisme qui caractérisait le système
Léopoldien durant la période 1885-1908. Ce régime a déstructuré par son mode
d’exercice du pouvoir (la contrainte publique), les modes précapitalistes de la
société katangaise de l’occupation de l’espace (appropriation des terres dites
« vacantes ») et de mobilisation des ressources (mode de mobilisation de la force de
travail, impôt en nature, institution des monopoles d’Etat). Par ailleurs, ce système
conservera la structure du pouvoir politique de la société lignagère, qu’il subordonna
aux fins de mobiliser administrativement la masse des travailleurs indigènes à son
service.
Il apparaît en outre de cette lecture qu’à travers la stratégie de la contrainte publique,
la politique de l’Etat Indépendant du Congo a consisté à mobiliser le surplus
économique potentiel et à intégrer les populations autochtones dans le circuit
productif dans une logique de subordination du premier étage dans l’entendement
braudélien, aux bénéfices mesquins du troisième étage, le capitalisme. Les objectifs
de long terme dans la structuration du capital et dans l’orientation des
investissements sont déjà perceptibles sous le règne Léopoldien. Ce qui,
malencontreusement, incommode les vertus visionnaires du régime Léopoldien,
c’est sans doute l’aliénation de la société colonisée et la réduction des masses
laborieuses autochtones au seul rôle de force de travail. Comme par ailleurs le note
R. LUXEMBOURG dans sa critique légendaire des modes de production capitalistes :
mettre en valeur la province du Katanga et d’en répartir les fruits entre eux, au prorata des
apports.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 157
1
Cf. Décret du 22 mars 1910 et Décret du 2 mai 1910.
2
MICHEL MERLIER explique cela par le fait de la résistance des sociétés à de telles mesures,
puis par les circonstances de l’époque, enfin, par les nécessités de la colonisation [M.
MERLIER, (1962) : P. 37].
158 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
urbains au début des années 1910. De l’avis de J.-PH PEEMANS dans son analyse sur le
rôle de l’Etat dans la formation du capital au Congo, « pendant une brève période au
Katanga, les conditions furent ainsi réunies pour l’amorce d’un processus
capitaliste basé sur la petite production, qui aurait pu à la longue donner naissance
à une petite bourgeoisie africaine, rurale et commerçante » [J.-PH. PEEMANS (1973) :
OP. CIT.].
1
A ce propos et au regard de l’éloignement de la province du Katanga vis-à-vis des sorties sur
les deux océans (Atlantique et Indien), la voie de la Rhodésie s’est avérée opportune à cet
effet. Ce qui devait entraîner de grands besoins en main-d’œuvre tant pour les mines que
pour les infrastructures de transport.
2
Cette configuration professionnelle prédispose déjà les ressortissants des provinces des deux
Kasaï (majoritaires au recrutement) à une emprise dominante tant à l’U.M.H.K. que dans les
villes minières du Katanga. C’est ce qui, entre autre, constituera l’arrière-fond des
affrontements identitaires entre les autochtones katangais et les allochtones kasaïens dans
les années 1990.
160 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Comme rôles à jouer par les femmes des travailleurs de l’U.M.H.K, on note qu’elles
incarnaient la stabilisation du ménage du travailleur, avec effets bénéfiques sur le rendement
de celui-ci au travail. De même, elles ont, de temps à autre, approvisionné l’entreprise en
légumes et autres produits agricoles qu’elles rapportaient de leurs activités subsidiaires
consacrées aux travaux champêtres. Par là, elles ont joué le rôle de partenaires économiques
à l’U.M.H.K. [DIBWE DIA M. (1993)]
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 161
africains des maisons en matériaux non durables (du style préfabriqué), précaires, et
présentant plus d’inconvénients que d’avantages. Toutefois, l’amélioration de la
qualité de logement s’est butée à l’évolution remarquable de la croissance
démographique dans les camps des travailleurs qui, on ne peut s’en douter, entraîne
entre autre le problème de la promiscuité.
Un autre aspect aussi intéressant dans la lecture du processus de l’U.M.H.K., est la
ration alimentaire que cette dernière octroyait à ses travailleurs. A l’avènement de
l’industrialisation dans le Haut-Katanga, le problème de ravitaillement en denrées
alimentaires s’était posé avec acuité1. L’U.M.H.K. dut mettre en place des
mécanismes d’approvisionnement en denrées alimentaires, en sollicitant certaines
provinces comme celles de Kasaï et de Kivu-Maniema, ou en important de
l’étranger. A partir des années 1930, signale-t-on, l’U.M.H.K. recourait en ce qui
concerne les légumes à la production maraichère locale à la fois pour suppléer à la
ration alimentaire et pour un besoin de fraîcheur de ces denrées alimentaires.
Tout bien considéré, il importe de retenir que les résultats de la mise en œuvre de la
politique stabilisatrice de la main-d’œuvre ont marqué un changement social de la
condition de cette dernière, comme en témoigne le tableau n° 14.
La lecture de ce tableau permet de dégager quelques traits caractéristiques des effets
de cette politique de stabilisation de la main-d’œuvre à l’U.M.H.K. Ainsi par
exemple, si à l’indépendance du Congo (1960) on comptait 84 femmes et 293
enfants pour 100 travailleurs, en 1925 par contre, ils n’en représentaient
respectivement que les proportions de 18 et de 6. Concernant le taux de recrutement
en dehors de la province du Katanga (Shaba), le tableau révèle que si entre 1921 et
1925, pour maintenir 100 hommes au travail, il fallait en recruter 96, la politique de
stabilisation de la main-d’œuvre a été bénéfique pour l’U.M.H.K. qui, au cours de la
période 1946-50, ne recruta plus que 3 hommes sur 100 travailleurs. Il s’observe, par
ailleurs, un accroissement de l’effectif des travailleurs ayant une ancienneté de plus
de 15 ans de service.
1
Comme déjà noté plus haut à propos de l’organisation agraire du Katanga, il était difficile de
se procurer sur place des produits alimentaires. D’abord, à cause du manque de moyens de
communications et de transports adéquats ; ensuite, par le fait de la faiblesse de la
production agricole ; enfin, pour les raisons de la diversité des régimes alimentaires des
masses de travailleurs d’origines diverses.
162 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
A ce titre, l’administration coloniale codifia en 1922 un système de sanctions destinées à
maintenir la main-d’œuvre sur les chantiers et à la contraindre au travail. En 1930, elle
officialisa le système de ration alimentaire (ordonnance du 18 juin 1930). Toutefois, chaque
société devait étudier son système en fonction de ses besoins. Pour ce qui est de l’U.M.H.K.,
cette dernière remplaçait les grosses rations riches en farineux qui, d’un certain point de vue,
attiraient les recrutés, par de rations moindres mais contenant de la viande.
2
Si le médecin et le chef d’exploitation représentent principalement l’entreprise, le chef de
camp sert, pour sa part, à la fois l’U.M.H.K. et l’administration coloniale dans le contrôle de
la population dans les camps. Cf. L. MOUTTOULLE (1934), Contribution à l’étude du
déterminisme fonctionnel, cité par [M. MERLIER (1962) : P. 139].
164 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
dominante qu’ils avaient acquise et des avantages dont ils bénéficiaient de par leur
collaboration avec l’administration coloniale.
Cela permet d’évoquer certaines logiques d’acteurs dominants qui sous-tendent
l’organisation et la subordination d’un espace-milieu de vie en un territoire
« policier », qui confisque l’autonomie des masses ouvrières par rapport à
l’endogénéisation de leur reproduction sociale. Dès lors, toute quête de préservation
de la part de la main-d’oeuvre d’un espace d’autonomie en termes de gestion des
ressources, des modes de production ou de style de vie, a été traduite en d’éventuels
conflits d’acteurs, particulièrement dans les milieux de vie ouvriers de la mine.
Le Katanga minier : de la crise des années 1930 à l’indépendance
(1930-1960)
La crise des années 1930 a marqué profondément l’évolution du processus de
colonisation dans la province du Katanga, centré sur l’exploitation minière. Elle a
mis fin à la phase de l’accumulation primitive et a affecté l’industrie minière alors
qu’une partie importante de ses équipements venait d’être construite depuis la phase
de mécanisation du processus de production amorcée en 1925. Après 1930, en
témoigne par ailleurs M. MERLIER, la crise économique provoqua le reflux d’une
importante masse de travailleurs vers les campagnes dont l’influence dissolvante fut
considérable1.
Période de 1930 à 1945
Depuis la crise des années 1930, particulièrement la période 1929-1933, la
colonie subit de plein fouet l’effondrement des cours des matières premières : le kilo
de cuivre valait 14 francs en 1928 et 4 francs seulement en 1934. L’U.M.H.K. fut
obligée de limiter la production de cuivre à 40.000 tonnes pour se conformer à la
décision de l’Entente internationale des producteurs de cuivre. Si le secteur minier
s’est régulé sur l’échiquier international, tel ne fut malheureusement pas le cas pour
la paysannerie par rapport à la baisse des prix agricoles consécutive à la crise des
années 1930. Par contre, l’administration coloniale la contraignit à doubler le
volume de ses exportations [J.-PH. PEEMANS (1997B) : PP. 37-39], pour équilibrer la
balance commerciale qui rapporta quand même, note M. MERLIER, 4 milliards de
francs de 1931 à 19372.
1
Ce reflux permit, avance-t-il, de nouveaux progrès de l’expropriation foncière et surtout des
cultures obligatoires. De 1935 à 1955, la ponction des paysans reprit et s’accéléra même,
surtout après 1945, mais alors la crise agraire parvenue à maturité entretint l’exode rural par
des mécanismes socio-économiques [M. MERLIER (1962) : PP. 141-144].
2
Il importe de noter que pour atteindre ce montant de 4 milliards de francs des recettes
d’exportation, le régime des cultures obligatoires fut étendu à de nouveaux produits et à de
nouvelles régions. Ce qui induit la mise en œuvre des infrastructures de transport pour
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 165
D’un autre point de vue, il ressort clairement que cette crise des années 1930 a
permis de manière générale l’élargissement des bases du capitalisme dans la société
congolaise. L’U.M.H.K., pour sa part, surmonta les difficultés de la crise grâce aux
remarquables bénéfices réalisés dans les années 1920 et aux sévères économies sur
le personnel. Elle a répercuté les effets de la crise sur les travailleurs. Ces
répercussions se sont entre autre fait sentir sur la quantité et la qualité de la ration
alimentaire et sur les taux de salaires. Le recrutement fut interrompu et les ouvriers
qui se sont vus licenciés refluèrent dans les campagnes.
Des contradictions des modes de production capitalistes sont déjà très visibles au
cours de cette période de l’exploitation coloniale de la société congolaise.
L’amélioration de la situation économique mondiale entre 1935 et 1936 ne
s’accompagna pas de modifications de taux des salaires des travailleurs alors que le
coût de la vie avait enregistré une augmentation. Signalons, en passant, que durant la
période de l’accumulation primitive, le salaire, du reste en nature (nourriture et
logement des ouvriers), représentait presqu’exactement les frais de reproduction de
la force de travail, fixé en fonction du niveau de vie dans les villages. A cette
situation déjà précaire, il convient d’ajouter les conditions dures de travail, surtout
durant la période de guerre. Cela permet de se représenter le processus de
précarisation des masses laborieuses sous la domination coloniale. Une telle
situation de dégradation des conditions de vie ne peut logiquement déboucher que
sur des mécontentements sociaux. Ainsi, les tensions sociales qui germaient se
manifestèrent en mouvements de résistance au sein de l’U.M.H.K. : la main-d’œuvre
étrangère déclencha une grève en octobre 1941, puis, l’évènement prit une allure
dramatique pour la grève de la main-d’œuvre africaine en décembre de la même
année.
Contextuellement à la conjoncture de la crise des années 1930 et à la guerre qui s’est
déclenchée en 1940, on note que durant la sous-période d’étude 1930-45, l’Etat-
colonial a exacerbé la contrainte comme mode d’exercice du pouvoir. Après la
grande crise, les compagnies et l’administration coloniale cherchèrent à se
réapproprier la paysannerie qu’elles commençaient déjà pourtant, peu à peu, à
libéraliser : concours de circonstances oblige ! Dès lors, il va s’observer un
asservissement des paysans, adapté aux conditions créées par la conjoncture de
crises. En milieu urbain, notamment dans les cités ouvrières concernées par cette
étude, la détérioration des conditions d’existence des travailleurs de l’U.M.H.K.
enclenche le processus des revendications sociales.
1
Les avis favorables de l’U.M.H.K. pour la constitution des Conseils des travailleurs sont
influencés par l’Ordonnance législative n° 98/AIMO du 6 avril 1946.
168 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Par la suite, ces C.I.E. vont entreprendre, par moments avec succès, diverses
négociations avec l’U.M.H.K.
Finalement, ces C.I.E. ont contribué tant soit peu à l’obtention des améliorations des
conditions de travail et d’existence des travailleurs dans les cités ouvrières. En effet,
en 1949, comme l’établit la publication de l’U.M.H.K.1, cette dernière évaluait le
coût moyen d’une journée d’ouvrier à 76,84 francs dont 24,98 francs seulement en
espèces. Le reste se composait de 31,41 francs pour les avantages en nature (ration
et logement) et 9,82 francs, 2,98 et 7,6 francs respectivement pour les charges
imposées par l’Etat-colonial (écoles, soins médicaux), les divers avantages indirects
et l’entretien des camps.
Depuis 1945, la ration alimentaire qui constitue la base matérielle du paternalisme
perd peu à peu du terrain. Cette évolution est la résultante à la fois de la position
prise par l’administration de l’Etat-colonial à travers une série de lois qui transposa
au Congo – bien que dans une version sommaire – la législation sociale belge. Elle
est en outre due à la profonde hostilité des ouvriers eux-mêmes tant au système
paternaliste qu’à sa pièce essentielle, la ration alimentaire. La tendance des faits a
plutôt penché pour l’adoption des modes de paiements de salaires en espèces. Les
capitalistes exploitèrent malicieusement cette législation. Il a été constaté que la
contre-valeur du salaire en espèce ne représentait même plus la valeur de la ration
alimentaire et du loyer. De plus, cet écart s’accroissait davantage au fur et à mesure
de la hausse des prix alimentaires.
A la fin des années 1950, on observa une alliance, bien que fragile, entre la petite
bourgeoisie africaine et les masses rurales et urbaines dans la lutte anticoloniale. Il
convient de mentionner cependant le rôle important joué par l’Etat-colonial pour
prendre le relais des investissements dès que les conditions économiques et
politiques, dépendantes pour une large part de la conjoncture internationale, ne
furent plus favorables pour l’accumulation du capital, local ou extérieur.
Lorsqu’intervient l’indépendance du Congo, l’Etat postcolonial hérite du
portefeuille que l’Etat-colonial avait constitué dans le contexte des années 1950,
comme signalé plus haut. Comme on le voit dans le chapitre suivant, la poursuite du
processus de développement du Congo, en général, dépend fondamentalement de la
gestion des infrastructures de base dont a hérité l’Etat-postcolonial.
1
UNION MINIERE DU HAUT-KATANGA (1957), 1906-1956 : Evolution des techniques et
des activités sociales.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 169
1
Après la période coloniale en effet, la nouvelle république indépendante se trouve être gérée
par de nouveaux acteurs politiques, modelés par la colonisation. Ce contexte permet de
cerner le conflit entre espace politique et espace économique qui surgit au Congo
indépendant durant les cinq années qui ont suivi son indépendance, privant ainsi le pouvoir
central de tout contrôle des finances publiques.
2
Les ambitions démesurées de certains politiciens congolais et les convoitises internationales
ont plongé le Congo dans un chaos indescriptible au lendemain de son indépendance. Dans
le cas du Katanga, Moïse Tshombe instigua le 11 juillet 1960, la création de l’Etat
Indépendant du Katanga [J. GERARD-LIBOIS, (1963) ; R. YAKEMTCHOUK, (1988)]. Les
conséquences structurelles de cette désintégration de l’appareil étatique sont multiples. Cf.
la lecture faite par J.-M. WAUTELET sur « Pouvoir d’Etat et formation du capital » dans le
contexte du Congo-Zaïre [J.-M. WAUTELET (1981) : PP. 52-57]
170 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
sa balance des paiements et organisé son propre contrôle des changes1. Il avait, en
effet, renoncé à toutes les relations économiques avec les autres provinces du
Congo. Comme permet de l’illustrer la figure 16, on voit que l’indice de la
production industrielle du Katanga tombe en 1962 à la cote 80 sur base 100 en 1958,
alors qu’à la même période, cet indice croît pour le reste du Congo. Comme
l’explique J.-L. LACROIX, « tandis que le Katanga présentait les apparences de
l’ordre et de la sécurité en face d’un Congo désorganisé, la production industrielle
orientée vers le marché intérieur ne connaissait donc pas la progression observée
dans le reste du Congo ».
Figure 16 : EVOLUTION DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE AU
KATANGA ET DANS LE RESTE DU CONGO
1
Pendant cette période de crise, l’évolution comparée de la production industrielle au
Katanga et dans l’Ouest du Congo est pleine d’enseignements pour la compréhension de la
structure et du fonctionnement de ces deux pôles de développement
2
Au Congo, le déséquilibre entre l’offre et la demande globales s’est manifesté, au plan
interne, par la hausse violente des prix et, au plan externe, par le contrôle strict des
opérations de change. A Elisabethville (Katanga), au contraire, l’excès de la demande sur
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 171
l’offre a été résorbé par la consommation des réserves de change jadis transférées aux autres
régions du Congo
172 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Congo » [C. YOUNG, TH. TURNER, (1985) :
PP. 43 ET 53-54]. Fort de ce soutien, comme l’argumenta également J.-CL. WILLAME, « le
régime de Mr Mobutu mit en œuvre son “ projet politique moderne ” au travers d’un
certain nombre des décisions économiques et politiques clés » [J.-CL. WILLAME,
(1992)].
1
Le 29 mai 1966, le gouvernement congolais promulgue une loi obligeant les sociétés telles
que l’U.M.H.K. à transférer au Congo leur siège social et administratif. Il adopte, le même
jour, deux autres lois : l’une réprimant l’ « aversion » ou la « haine » à caractère racial,
tribal ou régional ; l’autre, la loi « Bakajika » aux termes de laquelle la République
Démocratique du Congo reprend pleine et entière disposition de tous ses droits fonciers,
forestiers ou miniers. [J.-J. SAQUET (2001) : P. 28]
2
Auparavant, « l’U.M.H.K. avait opté en date du 23 juin 1960 pour la localisation de son
siège social à Bruxelles après que la Belgique ait laissé aux sociétés coloniales la faculté de
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 173
Cette thèse paraît plausible dans la mesure où, comme le note MPWATE ND., « les
négociations entre le Congo et la Belgique pour déterminer le nouveau statut de la
compagnie n’avaient pas abouti et qu’en 1967, le Congo a simplement créé une
corporation dominée par l’Etat, la Générale Congolaise des Minerais, GECOMIN
en sigle, qui deviendra plus tard la Générale des Carrières et des Mines
(GECAMINES) » [G. MPWATE ND. (2003) : P. 26]. Tout comme la révélation faite ci-
dessous par J. KANYARWUNGA à propos du désarroi manifesté par le Général belge
EDOUARD-PAUL DELPERDANGE en rapport avec la nationalisation de l’U.M.H.K. :
« Voilà la récompense que nous réservait Mobutu, après que nous eûmes préparé si
soigneusement pour lui la prise de pouvoir. Je ne pouvais jamais imaginer qu’il
traînerait un jour la Belgique dans la boue de cette manière éhontée. » [J.
KANYARWUNGA (2006) : P. 122]
Ce passage témoigne du type de susceptibilités politiques congolaises, significatives
de l’esprit du moment.
A la lumière de ces jeux d’acteurs, dans le courant de la période 1960-67, il
transparaît que l’enjeu fondamental du contentieux Belgo-Congolais ait été le
contrôle de l’U.M.H.K. qui contribuait à l’époque pour 50 % au budget de l’Etat
congolais, et pour 75 % à ses ressources de devises. Dès lors, il ressort clairement
que la décision de nationaliser l’U.M.H.K. émanait autant des objectifs politiques
qu’économiques. Le pouvoir en place depuis 1965 visait la consolidation de son
pouvoir et la destruction de la capacité de l’U.M.H.K. eu égard, avance-t-on, au rôle
de soutien financier que cette dernière joua pendant la sécession katangaise. C’est
ainsi que le nouveau régime visera, comme l’évoquent C. YOUNG et TH. TURNER,
« l’anéantissement du potentiel capitalistique de l’U.M.H.K. afin de prévenir un
éventuel appui financier à des opposants du nouveau régime » [C. YOUNG, TH.
1
TURNER, (1985) : P. 290] .
Un autre regard est donné par ROBERT CREM, expliquant les enjeux qui ont entouré
les positions du moment ainsi que les orientations futures de cette entreprise
minière. Lors de la conférence1 qu’il a tenue le 23 novembre 2005, organisée par
« Fatal Transactions» (ONG de Pays-Bas) et par Vrije Universiteit Brussel (VUB),
ROBERT CREM, ancien Président Délégué Général de la Gécamines, a fait la lecture
suivante :
« L’U.M.H.K. prit des mesures de désengagement financier, en sorte que si la
nouvelle Gécamines (Gécomin jusqu’en 1971) se trouva en charge de toutes les
activités de l’Union Minière, elle n’hérita point de trésorerie, ni de stocks de produits
finis et semi-finis hors frontières. Ces stocks flottant avaient été saisis, tandis que les
stocks des approvisionnements étaient au plus bas niveau. Confronté à cet état de
crise, l’actionnaire-Etat de la Gécomin signa des accords de coopération technique,
métallurgique et commerciale avec la Société générale des Minerais (SGM) et la
Métallurgie Hoboken Overpel (Mho), toutes des filiales de l’Union Minière. La
maison-mère n’apparaîtra plus directement, mais elle agira par ses sociétés écrans. »
[R. CREM, (2005)]
Avec de tels types d’accords, ne peut-on pas à plus d’un titre clamer le caractère
« léonin » qui les marquait ? L’accord de coopération technique signé entre la
Gécomin et la Société Générale des Minerais (SGM), entreprise du Groupe de la
Société Générale de Belgique et qui était l’agent de vente de l’U.M.H.K. démontre
l’efficacité de l’habileté diplomatique de la Belgique vis-à-vis des témérités d’un
nationalisme congolais encore embryonnaire. S’il en est découlé de ces accords que
c’est la SGM qui devait se charger de mettre en œuvre les programmes de
production, de transformation et de commercialisation arrêtés par la Gécomin, alors
il n’en reste pas moins que la nationalisation de la production minière dans le
Katanga ait été, dans une large mesure, une nationalisation en trompe-l’œil.
En clair, la nationalisation de l’U.M.H.K. a été une affaire extrêmement compliquée.
L’U.M.H.K., comme beaucoup d’autres entreprises, a été à l’origine une entreprise
privée, attributaire d’immenses concessions territoriales durant le Katanga
Léopoldien. Ces dernières furent transformées en actions détenues par la Belgique
lorsqu’elle hérita de l’E.I.C. et elles ont fait d’elle, l’actionnaire majoritaire de
nombreuses entreprises. En théorie cependant, ces actions, reçues en héritage par
l’Etat postcolonial, auraient dû faire de ce dernier l’actionnaire dominant. Pourtant
cela n’a pas été le cas. A en croire C. YOUNG et TH. TURNER, « la Belgique ne pouvait
tolérer voir le nouvel Etat congolais détenir la majorité des actions de l’U.M.H.K.
puisque cela paraissait “un danger intolérable” » [C. YOUNG, TH. TURNER (1985) : P.
284]. Si l’on admet que ce transfert d’actionnariat entre la Belgique et le Congo
l’exploitation, laquelle reprise est vitale pour le Congo et qui ne peut se faire sans le
concours d’entreprises belges liées à l’U.M.H.K. » [J.-J. SAQUET (2001) : PP. 29-30].
1
Cette conférence est publiée sur www.congolite.com/polsoc85.htm
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 175
productifs. Pourtant, les priorités s’inscrivent selon une certaine vraisemblance dans
des logiques d’accaparement des rentes accumulées par cette augmentation du
volume produit.
Par rapport à cette logique d’acteurs dans la gestion publique de l’industrie minière
du Katanga, un regard sur la problématique de la rente minière de la Gécamines
devient intéressant à ce niveau d’analyse.
4.3.3. Spécificité de la gestion publique de la Gécamines nationalisée
(1968-1989)
La gestion publique de la Gécamines qui va suivre la nationalisation de
l’U.M.H.K. présente une spécificité qui ne pouvait qu’entraîner une faillite de
l’entreprise car elle a été incorporée dans un système de gestion, caractéristique de
ce que la Banque Mondiale nomma “ le mal zaïrois”1. Pour expliquer le mécanisme
du système de gestion publique congolaise, J.-M. WAUTELET note que « la grande
partie de la spécificité du système zaïrois réside dans une articulation particulière
entre le pouvoir présidentiel, le parti unique, l’élite politique, le monde des affaires
et le capital étranger, rythmée par les grands mouvements de la conjoncture
économique extérieure » [J.-M. WAUTELET (1981A) : P. 63]. Peut-on dès lors
comprendre comment une entreprise minière, connaissant une tendance séculaire à
la baisse et appelée à être compétitive, pouvait-elle évoluer dans un tel système
clientéliste ?
Les propos de L. WELLS illustrent quelque peu les problèmes de la gestion publique
des entreprises minières au Sud.
« Au lendemain des indépendances, l’industrie minière a été tributaire du sentiment
de rejet envers l’ancienne métropole à la fin de la colonisation. Si certaines des
sociétés minières nationalisées exploitant le cuivre ont connu une expansion de
longue durée en l’occurrence la société nationale d’exploitation du cuivre en
Indonésie, par contre d’autres ont connu des résultats négatifs, à l’instar des sociétés
nationales de la Bolivie et du Chili. » [L. WELLS (2002)].
Ce qui a de plus captivé l’attention dans sa réflexion, c’est la conclusion à laquelle
WELLS aboutit : « Sans pour autant méconnaître le rôle de l’Etat, propriétaire des
ressources naturelles, il est reconnu à l’unanimité que l’industrie minière est une
activité compétitive et non un monopole naturel »
Le cas d’espèce de la Gécamines est illustratif de la caractéristique des sociétés
minières nationalisées, jouissant d’un monopole naturel et dans laquelle l’Etat s’est
assuré le plus grand contrôle. Depuis les lendemains de l’indépendance en effet, les
1
BANQUE MONDIALE (1994), « Zaïre : Orientations stratégiques pour la reconstruction
économique », Washington D.C., Novembre 1994, cité par J.-PH. PEEMANS (1997A), P. 23.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 177
(1) Les chiffres présentés dans ce tableau sont des ordres de grandeurs
(2) Y compris les aides publiques étrangères sous formes de dons
(3) Comprend outre les dépenses courantes, les dépenses d’investissement financées
par l’Etat et par les aides publiques extérieures qui ne passent pas directement par
les comptes du Trésor
Source : Tableau 2, annexe 1 du « Rapport du groupe d’expertise congolaise de
Belgique », op. cit., p. 54.
1
Pour C. Hocquard par exemple, « la fin de la Gécamines consacre l’effondrement de
l’économie formelle de la RDC, en raison de son impact sur les recettes fiscales de l’Etat et
la montée concomitante de l’informalisation des activités extractives » [C. HOCQUARD
(2006)]. Il appuie son argumentation en adaptant la figure des exportations de minerais de la
RDC ci-dessus que Maton et Solignac avaient présentée auparavant dans leur rapport de
l’OCDE. Voir J. MATON, H.-B. SOLIGNAC L. (2001), « Congo 1965-1999 : les espoirs
perdus du Brésil africain », Rapport OCDE, Documents techniques n° 178.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 179
1
Dans la suite de R. HEEKS [R. HEEKS, (1998)], j’ai posé lors de la discussion des hypothèses
(point 2.3.2. du chapitre 2) que les richesses naturelles, en théorie du moins, devraient
apporter un énorme avantage économique au pays qui en est doté. Cette hypothèse demeure
plausible dans la mesure où l’exportation des produits tirés des ressources naturelles fournit
des recettes en devises qui permettent de financer des importations, la construction des
infrastructures, d’accumuler des réserves et d’effectuer divers investissements.
2
« Problème économique essentiel » : c’est utiliser une partie des flux monétaires qu’apporte
l’exportation cuprifère à la création d’entreprises industrielles qui pourront, en fin de
compte, produire un courant de revenu au moins égal à celui dont les mines sont elles-
mêmes l’origine. [NYEMBO SH. (1975): P. 152]
180 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
RAPPORT DU GROUPE D’EXPERTISE CONGOLAISE DE BELGIQUE (2001), « Le nouvel
ordre politique et les enjeux économiques du conflit en République Démocratique du
Congo », Mise en perspective du Dialogue inter-congolais, Bruxelles, novembre 2001, p.
23.
2
La Zaïrianisation a consisté en un train des mesures qui transféra les entreprises étrangères
entre les mains d’une élite politico-commerciale congolaise (zaïroise à l’époque). Les
dérapages constatés dans la mise en œuvre de cette décision ont poussé les autorités
politiques à opérer, un an après, un nouveau transfert des entreprises zaïrianisées au profit
d’organismes d’Etat gérés par les mêmes élites.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 181
1
Discours d’ouverture du citoyen SAMBWA PIDA B. (Commissaire d’Etat au Plan), GROUPE
CONSULTATIF SUR LE ZAÏRE, Paris, 21-22 mai 1987, p. 11.
2
ZAÏRE ECONOMIC MEMORANDUM, R. n° 5417-ZR, p. 83.
182 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Congo dans les circuits de l’échange international lui a offert une série d’occasions
de croissance et de décollage économique dans l’entendement de W.W. ROSTOW.
Fort malheureusement les élites modernisatrices postcoloniales n’ont pas saisi
favorablement ces opportunités pour diversifier la structure de base productive ni
pour transformer efficacement ce surplus généré en un mouvement cumulatif. Il est
certes largement admis ce jour que l’accroissement des recettes d’exportations en
périodes de hausses de cours des matières premières n’est généralement pas
susceptible d’induire une diversification de la base productive des pays en
développement. Néanmoins, lorsqu’il s’établit que les expansions économiques
réalisées dans le processus de la Gécamines n’ont pas pu apporter des améliorations
durables dans son environnement, il importe d’adopter une lecture inverse de celle
1
du modèle « centre-périphérie » où tout dépendait de l’articulation internationale
dans l’explication du blocage des pays en développement, exportateurs des produits
de base.
Tableau 17 : COURS DU CUIVRE ET PRODUCTIONS DE LA
GECAMINES
1
Allusion faite aux allégations de la théorie de la dépendance et de la domination.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 183
Gécamines-Holding
Fonction : contrôle/supervision
Emplacement : Kinshasa
1
Elle possédait des complexes agricoles à Likasi, Lubumbashi et à Kolwezi. Les produits de
la filiale – en l’occurrence le maïs – étaient vendus localement. Il faut noter par ailleurs que
les Brasseries SIMBA (BRASIMBA) étaient la principale consommatrice de maïs produit par
la Gécamines-Développement.
2
Cela se comprend qu’elle était chargée de commercialiser également les produits miniers
non produits par la Gécamines à l’instar du diamant provenant de la MIBA dans le Kasaï ou
de l’or produit par KILO-MOTO dans le Nord-est du Congo. Comme on peut le constater à
travers les attributions lui assignées, la Gécamines-Commerciale n’est tout simplement
qu’une nouvelle dénomination de l’ancienne société connue sous le nom de la Société
Zaïroise de Commercialisation des Minerais, SOZACOM en sigle.
3
Comme déjà évoqué dans ce travail, au cours de cette période l’Union Minière du haut
Katanga fut nationalisée et constituée en entreprise publique. A ce titre, l’industrie cuprifère
a notablement contribué au budget de l’Etat congolais (66 % en 1970) et a fourni aux
pouvoirs publics un excédent utilisable pour le financement de développement.
4
Ceci est d’autant plus important que les actions qui lui donnaient ce droit de participer aux
dividendes de ladite société lui avaient été octroyées en rémunérations des concessions
accordées. [J. NYEMBO SH., OP. CIT., P. 134]
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 185
1
NYEMBO SH. note que l’exercice 1956, qui est l’année la plus prospère pour l’industrie du
cuivre à l’époque coloniale, a permis de distribuer aux actionnaires privés un revenu net de
1.900 millions de francs belges tandis que le Trésor public devait encaisser une somme
d’environ 4.500 millions, soit 2,3 fois la première. [NYEMBO SH. (1975), PP. 141-142].
186 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
A. CHAPELIER, ELISABETHVILLE. Essai de géographie urbaine, Bruxelles, Académie royale
des sciences coloniales, Classe des sciences naturelles et médicales, Tome VI, fasc. 5, 1957,
p. 158, cité par [NYEMBO SH., P. 147].
2
A l’instar de certains pays africains, le Congo (alors Zaïre) fut saisi par des revendications
de liberté et de démocratie qui se manifestèrent après l’effondrement du bloc communiste.
Une conférence nationale donna aux forces vives congolaises l’occasion de s’exprimer, et le
multipartisme dut être instauré. Pourtant la transition politique instaurée à cette fin s’enlise
au milieu de troubles habilement utilisés par les acteurs dominants pour s’accrocher au
pouvoir qui commencait à leur échapper. C’est donc une transition politique mal négociée
qui a plongé le Congo dans un mode de gouvernance arbitraire et corrompu, reposant sur un
socle institutionnel fragile.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 187
1
REP. DEM. DU CONGO, « Programme Multisectoriel d’Urgence de Reconstruction et de
Réhabilitation (2002-2005) », Gouvernement, Kinshasa.
188 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
D’autre part, comme c’est bien le cas dans les entreprises étatiques en général, la
Gécamines a été dans sa gestion l’objet des interférences intempestives de l’Etat et
des autorités politico-économiques. Les indicateurs d’activité de la Gécamines
présentés dans le tableau 20 – par ailleurs visibles à travers les graphiques de la
figure 21 –, montrent certaines contre-performances dans le processus de la
Gécamines depuis la fin de la décennie 1980 et le début des années 1990.
Figure 21 : QUELQUES INDICATEURS DE PERFORMANCE
D'ACTIVITES DE LA GECAMINES
1
Pour contourner la crise qui l’affecte, la main-d’œuvre s’est manifestée au travers de
certains comportements contre-productifs dans l’optique de ce que J.N. BHAGWATI a qualifié
de comportements intéressés, directement non-productifs. Cf. Directly Unproductive Profit-
seeking Activities, [J.N. BHAGWATI, (1982)].
2
Revoir la consolidation de l’Etat à travers la lecture de J.-M. WAUTELET dans
« Accumulation et sous-développement au Congo-Zaïre 1960-1980 », particulièrement la
section II : « le rétablissement du pouvoir d’Etat » [J.-M. WAUTELET, (1981A) : PP. 61-68].
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 191
1
Ces dirigeants ont plusieurs opportunités ; s’ils n’écoulent pas les minerais à leur compte, ils
peuvent les sous-facturer à la vente ou plutôt, surfacturer les fournitures à l’entreprise.
2
[BENJAMIN RUBBERS (2006), PP. 115-134]
192 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
différence de ce qui se passe dans les autres strates, dans cette catégorie les acteurs
ne versent pas de tributs à leurs supérieurs dans la mesure où leur déviance, bien que
connue, demeure toujours cachée et que leurs activités ne génèrent pas des
dividendes suffisants pour faire l’objet d’un partage à grande échelle.
Cette fonctionnalité du système telle que décrite par B. RUBBERS permet de mieux
rendre compte de l’ampleur des stratégies des acteurs internes à la Gécamines dans
l’explication causale de la crise de l’accumulation dans cette entreprise. Du fait, par
exemple, que le non-paiement des salaires des travailleurs de longs mois durant et
l’irrégularité accusée dans la fourniture du ravitaillement alimentaire prennent des
proportions inquiétantes, le contexte dans lequel se trouve la Gécamines est propice
à l’insémination en son sein de comportements directement et indirectement
improductifs suite à la démotivation de son personnel.
De même, la corruption peut élire domicile en son sein car celle-ci s’enchâsse dans
un univers social et culturel propice1.
Visiblement, à travers sa gestion étatique, la Gécamines a été démantelée de
l’extérieur par diverses interférences émanant des acteurs dominants du système
politico-économique congolais. De l’intérieur, elle a été rongée par les logiques
d’actions de son personnel, internes à son organisation. Ces différentes logiques
d’actions sont lourdes de plusieurs conséquences sur l’environnement
socioéconomique.
4.4.4. Impact socio-économique du déclin de la Gécamines
La chute de la production minière de la Gécamines est spectaculairement
ressentie dans l’économie de cette province. Cet impact est d’autant plus éprouvé
dans la mesure où la structure économique de la plupart de villes minières sur
laquelle s’étend la ceinture de cuivre du Katanga n’est pas assez diversifiée2. Le
passage ci-après tiré du document de la BANQUE MONDIALE en rapport avec l’analyse
sur l’impact social et la pauvreté en RDC est très illustratif des effets de la crise de
l’industrie minière sur l’économie de la province :
« In 1990 there were at least 120 formally registered entrepreneurial firms providing
services to Gécamines; in 2005 there were none. Local firms have been burdened with
1
Tout comme certains traits caractéristiques décriés dans le mode de gouvernance publique et
privée dans la plupart de pays en développement, à l’instar de la personnalisation des
relations de travail, l’impunité, les rapports paternalistes, etc. sont autant de logiques qui
facilitent l’appropriation privée des biens de l’entreprise. A propos de l’enchâssement des
pratiques de corruption dans la gouvernance publique dans le Tiers Monde et en Afrique
particulièrement, les articles ci-après sont édifiants : [JEAN CARTIER-BRESSON, (1992) : PP.
602-604] ; [GIORGIO BLUNDO, J.-P. OLIVIER DE SARDAN, (2001) : PP. 21-31] ; [J.-P. OLIVIER
DE SARDAN, (1996) : PP. 97-116].
2
La ville de Lubumbashi sort singulièrement de ce lot des villes minières du Katanga.
CHAPITRE 4 : HISTOIRE LONGUE DU KATANGA ET PROCESSUS DE L’UMHK / GECAMINES 193
Gécamines debt. However, artisanal mining services have increased in Kolwezi, the
center for cobalt reserves, and to a lesser degree in Likasi, though the type of
remuneration and services associated with these informal enterprises are vastly
different from that of a formal enterprise and are employing, by and large, younger
workers (…) Similarly municipalities were extremely dependent on revenues and
informal support form mines and over the period of Gécamines decline saw their
revenues decline drastically with a consequent decline in the provision of municipal
services… » [DOCUMENT OF THE WORLD BANK, (2007): PP. 35-36]
Ce qui est aussi intéressant à voir, c’est l’impact social de la chute de la Gécamines.
Cela est perceptible à travers l’évolution des services sanitaires et ceux du secteur de
l’éducation qui dépendent de la Gécamines. Dans l’étude de D. HENK, ce dernier
indique que « Gécamines-Exploitation as a whole also manages some sixty-four
primary schools, three six-year secondary schools, some fourteen technical schools
at the secondary level and a major technical training institute » [DANIEL W. HENK,
(1988): P. 276].
Il y a lieu de signaler que la scolarité des enfants des travailleurs de la Gécamines
était gratuite jusqu’au début des années 2000 à partir desquelles les parents
« Gécaminards » ont commencé – comme cela s’est passé déjà dans les écoles du
secteur public depuis la décennie 1990 – à payer certains frais comme contribution
des parents servant à la motivation des enseignants qui connaissaient des retards de
paiements de leurs salaires.
De même dans le secteur sanitaire, la Gécamines a joué un rôle prédominant à
travers ses services de santé. Cela a profité à toutes les catégories de la population
habitant les villes minières du Katanga. A titre d’exemple, l’Hôpital Général JASON
1
SENDWE de Lubumbashi – qui est actuellement gérée par l’Université de
Lubumbashi en collaboration avec l’ULB – a de tout temps été prise en charge par la
Gécamines. Pour la cité de Kipushi, toutes les structures hospitalières dignes de ce
nom sont des installations de la Gécamines.
Dès lors, avec le déclin de la Gécamines, il y a aussi déclin de la qualité des services
sanitaires dans ses divers hôpitaux2.
L’impact socioéconomique de la crise de la Gécamines peut aussi s’appréhender à
travers les services que la Gécamines rend à la population des villes minières du
1
Pour la Banque Mondiale, cet hôpital a en 2004 rendu service à près d’un million
d’habitants ; 40 % des consultations ont été effectuées au bénéfice des personnes non-
Gécamines, tout comme 60 % des hospitalisations ou encore 30 % des examens de
laboratoire. [DOCUMENT OF THE WORLD BANK, (2007) : P. 36]
2
Pourtant, cette industrie minière avait dans le cadre de sa politique sociale une stratégie
d’offrir gratuitement à son personnel des soins médicaux. Depuis le début des années 2000,
à cause de ses problèmes financiers, la Gécamines s’est retrouvée dans l’incapacité d’offrir
certains médicaments dans les centres hospitaliers pris en charge par elle et, par conséquent,
ses travailleurs devaient eux-mêmes se procurer des médicaments dans le secteur privé.
194 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Il a suffi que le processus de l’accumulation du capital s’essouffle dans le parcours de la
Gécamines pour observer une mutation socioéconomique des villes minières, villes
foncièrement industrielles avec prédominance du salariat.
Conclusion du chapitre quatrième
1
Il faut entendre ce développement comme processus de changement des structures associés à
la génération, à la répartition et à l’utilisation du surplus économique. Pareille définition,
note J.-PH. PEEMANS, permet d’éviter la confusion banale entre performances en termes de
croissance et élévation du niveau de bien-être par tête.
2
Car d’un autre point de vue cependant, « progresser n’est pas fondamentalement avancer,
mais plutôt maintenir l’acquis ».
3
Comme déjà démontré par I. WALLERSTEIN et K. POLANYI pour d’autres civilisations.
196 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
économique tiré des exportations, de sorte à entraîner une redistribution des revenus
en faveur d’une minorité dominante.
Au sein de la Gécamines, la gestion publique qui a suivi la nationalisation de
l’U.M.H.K. a révélé des logiques d’actions des acteurs institutionnels se manifestant
tantôt dans l’appropriation étatique des revenus d’exportation, tantôt dans la mise en
œuvre d’actions contre-productives. Certains aspects ont montré des contradictions
du système d’exploitation du type capitaliste dans le processus de la Gécamines, de
sorte que l’impact socioéconomique de son déclin se fait énormément sentir tant sur
les conditions de travail et de vie de sa main-d’oeuvre que sur toute l’économie de
cette province minière.
Il s’avère dès lors utile de questionner l’expérimentation du changement
socioéconomique dans les territoires des cités de la Gécamines et de sa rencontre
avec le processus de déclin économique de cette industrie minière. Le chapitre
cinquième analyse l’évolution de la régulation sociale dans le parcours de cette
industrie minière, et les stratégies de survie montées par sa main-d’œuvre ouvrière
dans la perspective de son auto-prise en charge.
Chapitre cinquième
DEFECTION DE REGULATION SOCIALE
PATERNALISTE ET STRATEGIES D’AUTO-PRISE EN
CHARGE
INTRODUCTION
Avant la crise des années 1990, la Gécamines est apparue dans les années 1980,
comme une société minière performante1. Elle comptait près de 35.000 agents à qui
elle assurait salaire et divers avantages sociaux. Les personnes à la charge de ce
personnel – que l’on estimait à près de 258.000 personnes – bénéficiaient tout autant
de cette providence : elles jouissaient de plusieurs libéralités relatives à la prise en
charge de leurs frais d’études, de leurs soins médicaux et des services de protection
sociale. D’autre part, divers prêts étaient accordés au personnel à bon marché et une
prime de retraite lui était garantie2.
En effet, depuis les années 1990, les salaires des agents de la Gécamines, déjà
fortement dépréciés en pouvoir d’achat, connaissent en plus des retards de leurs
paiements plusieurs mois durant. Consécutivement à la difficile conjoncture
économique que connaît cette entreprise, sa politique sociale s’en trouve
négativement affectée : divers avantages sociaux habituellement accordés à la main-
d’œuvre sont suspendus, notamment la distribution de la ration alimentaire. Du
coup, c’est la désillusion du confort de standing de vie dont semblaient jouir les
travailleurs de la Gécamines par rapport aux agents des autres entreprises dans les
villes minières du Katanga.
Il est question dans ce chapitre d’analyser les stratégies d’auto-prise en charge mises
en œuvre par la main-d’œuvre ouvrière de la Gécamines. La compréhension de cette
dynamique nécessite un regard rétrospectif sur l’évolution de la régulation sociale
dans cette entreprise. Par la suite, sont présentées les conditions de vie de la main-
1
Avec une production de près de la moitié d’un million de tonnes de cuivre et environ 14.000
tonnes de cobalt. Elle a bénéficié au courant de cette période des cours mondiaux
favorables. Ce qui a permis à la Gécamines de rapporter plus d’un milliard et demi de
dollars US de recettes d’exportations. [COPIREP (2006), RAPPORT FINAL, FÉVRIER 2006].
2
A bien des égards, les divers avantages sociaux octroyés par la Gécamines ont, dans le fait,
suppléé aux salaires relativement faibles que gagnait la main-d’œuvre d’exécution (MOE).
Aux temps forts de la gloire de la Gécamines, la politique sociale mise en œuvre par cette
entreprise a de manière plus ou moins efficace prémuni sa main d’œuvre de la crise qui
frappait l’ensemble de l’économie congolaise. Dès lors, la défection de cette politique
sociale déjà au cours de la seconde moitié de la décennie 1980, puis de sa manifestation
spectaculaire dans la décennie 1990, et plus intensément encore depuis les années 2000, a
permis de rendre visible la précarité des conditions de vie dans lesquelles s’est retrouvée
cette « forteresse » ouvrière minière.
198 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Ces deux catégories du personnel reflètent par ailleurs l’époque coloniale dans laquelle une
distinction était nettement observée entre les travailleurs autochtones et leurs supérieurs
hiérarchiques européens. Soulignons tout de même qu’actuellement, la plupart des cadres de
l’entreprise sont des congolais. Néanmoins, le classement et la rémunération de la main-
d’œuvre sont encore profondément imprégnés de cette distinction d’origine coloniale.
2
Hormis la classe au sommet de la hiérarchie qui est composée des directeurs
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 199
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
D’autre part, la hauteur de la ration alimentaire était proportionnelle à la taille du ménage de
l’agent. Plus la famille de l’ouvrier s’agrandissait, plus elle en bénéficiait en quantité
importante. Comme on peut s’en douter, cette disposition a beaucoup influencé la
démographie des cités ouvrières, rapporte-t-on. Voir à ce sujet, D.W. HENK (1988), et D.
DIBWE DIA M. (2001A). Cela éclaire quelque peu, par rapport à d’autres enquêtes
socioéconomiques réalisées ailleurs à Lubumbashi et dans d’autres villes minières, de la
l’augmentation de la taille de ménage moyen à 8,5 à la cité de Lubumbashi et à 7,9 à
Kipushi. C’est autant dire que l’importance des avantages sociaux a été déterminante dans la
dynamique sociodémographique de la plupart des ménages dans ces milieux de vie.
2
La main-d’œuvre ouvrière a continué à bénéficier de multiples avantages économiques et
sociaux : gratuité des soins de santé et d’éducation, de l’électricité et de l’eau, des
subventions pour l’acquisition de vivres et aliments de base, des crédits pour l’acquisition
des biens durables.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 201
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Depuis un moment, l’administration des soins médicaux aux agents de cette entreprise ne se
résume pour l’essentiel qu’à la gratuité de l’hospitalisation et, par moments, à la distribution
de certains médicaments généraux. Quelques fois, l’agent est appelé à prendre en charge
certains examens cliniques auprès des centres médicaux privés lorsque certains appareils
manquent ou sont en panne dans les centres hospitaliers de la Gécamines.
202 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Désormais, lors du ravitaillement, la ration est distribuée dans des proportions fixes ne
tenant plus compte de la taille du ménage comme c’était le cas dans la décennie 1980. Ce
qui n’est pas sans conséquences pour la ration alimentaire de certains ménages, dans la
mesure où, comme évoqué ci-dessus, la distribution des vivres avait influencé la
démographie dans les cités ouvrières.
2
On peut notamment citer l’indemnité de transport que reçoit le personnel cadre, variant en
fonction de la distance qui le sépare du lieu de travail. Cette dernière pouvait être supérieure
au salaire de base dans certains cas. En revanche, pour la main-d’œuvre ouvrière, il sied de
rappeler que les cités ouvrières se situaient pour la plupart aux proximités des usines et des
mines, qu’elle n’avait qu’à se débrouiller pour se rendre au travail (à pieds ou à vélo). Pour
les cités ouvrières qui s’en éloignaient, il était organisé un service de transport de la main-
d’œuvre. Ce transport s’effectuait au travers de bus de marque américaine « Blue Bird ». Le
langage populaire dans les villes minières du Katanga a porté le dévolu sur sa traduction
française, « Oiseau bleu ».
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 203
D’AUTOPRISE EN CHARGE
paternalisme industriel finit, malgré la puissance évocatrice de ses figures les plus
achevées, par devenir une charge qui nécessite des changements de structure des
entreprises, pas toujours compatibles avec l’organisation antérieure [F. AUBERT, J.-P.
SYLVESTRE (1998) ; G. NOIREL (1988)]. Dans l’alternative où l’entreprise peut
préserver voire améliorer ses positions économiques, elle peut de même rémunérer
avec un plus gros salaire les travailleurs coupés de la gestion paternaliste. Ce qui est
loin d’être vécu dans la gestion de la main-d’œuvre de la Gécamines puisque la
suspension de la gestion paternaliste a été consécutive aux difficultés d’exploitation
ne permettant même pas à l’entreprise de libérer les salaires de ses travailleurs,
plusieurs mois durant. Ce qui est préjudiciable pour la main-d’œuvre de la
Gécamines, c’est que la coupure de la prise en charge paternaliste s’est conjuguée à
l’irrégularité des paiements de salaires pour lesquels le cumul des arriérés atteint des
sommes jusqu’alors inimaginables.
Qu’en est-il des salaires octroyés à la Gécamines ?
Concernant les salaires de la main-d’œuvre d’exploitation, à la fin des années 1980,
le plus bas salaire de l’ouvrier de la Gécamines, comme le révèle D.W. HENK,
s’élevait à 7.000 ZAÏRES par mois (approximativement 47 $ US au taux de change
officiel en mars 1988). Les salaires mensuels les plus élevés pour cette main-
d’œuvre d’exploitation durant la même période se situaient dans l’intervalle entre
15.000 et 16.000 ZAÏRES (entre 100 et 107 $ US) [DANIEL W. HENK, (1988) : P. 283]. A
notre passage en 2005, nous n’avons pratiquement pas relevé d’améliorations
sensibles des salaires des travailleurs de la Gécamines.
Dans l’échantillon, excepté pour quelques agents de la classe 4 pour lesquels les
salaires vont jusqu’à plus de 200 $ US, les salaires mensuels les plus élevés se
situent entre 150 et 200 $ US (tableau 23).
Le salaire minimum de la main-d’œuvre d’exploitation pour l’échantillon est de
24.000 Francs congolais (soit 56,5 $ US au taux de change officiel du juin 2005). Le
salaire maximum s’élève à 155.000 Francs congolais (soit 364,7 $ US). Le salaire
moyen est de 54.108,82 Francs congolais (soit 127 $ US). Il y a bien une
amélioration du niveau salarial comparativement à l’année 1988. Hormis cinq chefs
de ménage salariés de la Gécamines qui n’ont pas révélé leurs salaires, près de 80 %
de la main-d’œuvre d’exploitation sélectionnée dans les deux cités ouvrières
touchent entre 56 et 150 $ US. Le cinquième restant constitue des cas extrêmes dans
lesquels on peut identifier dans la tranche supérieure à 150 $ US, des agents de la
classe 4 résidant encore dans la cité ouvrière. Par rapport aux autres catégories de
salariés, on peut à première vue constater que ni la Gécamines, ni encore moins les
autres entreprises minières ne paient à leurs travailleurs moins de l’équivalent de 50
$ US. Cette tranche de salaires concerne plutôt la moitié des salariés évoluant dans
204 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
En effet, de 102 salariés de la Gécamines dont les salaires sont révélés, 74,9 %
gagnent entre 50 et 150 $ US. Dans la tranche de 150 à 200 $ US et celle de plus de
200 $ US, ces salariés représentent respectivement 15,7 % et 4,9 %. En revanche, 50
% de la main-d’œuvre des autres entreprises minières perçoivent des salaires
compris entre 50 et 150 $ US. C’est dans les tranches de 150 à 200 $ US et de plus
de 200 $ US que les nouvelles entreprises minières se démarquent de la Gécamines.
Les proportions de leurs travailleurs dans ces deux tranches de salaires s’élèvent
respectivement à 30 et à 20 % (figure 22).
1
Comme déjà évoqué dans la discussion des hypothèses, les salaires de la main-d’œuvre
ouvrière à la Gécamines n’étaient pas si élevés comparativement au régime appliqué dans
les autres entreprises, mais les conditions salariales dont jouissaient ses travailleurs étaient
meilleures de celles que la plupart d’entreprises garantissaient.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 205
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Outre cela, il convient de rappeler que jusque dans les années 1980, la Gécamines
payait régulièrement et de manière fiable sa main-d’œuvre, comme en témoigne le
récit du chef de ménage de l’interview n° 3.
« Vous devez savoir qu’à l’époque, la Gécamines payait les salaires des
agents à chaque quinzième jour du mois. Il y avait une expression dans le
temps, quand quelqu’un se vantait en ces termes : “je paie comme la
Gécamines” : cela voulait dire qu’il était digne de confiance. Aucun
doute n’était alors permis sur sa solvabilité ». [Interview n° 3]
206 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Les retards de paiement de salaires à la Gécamines ont parfois atteint une ampleur
telle qu’on peut se permettre de remplacer le terme de « retard » par celui de
l’ « absence ». Le cumul du salaire impayé met cette main-d’œuvre ouvrière minière
à la merci de la conjoncture économique de telle sorte qu’elle peut basculer dans la
grande pauvreté très facilement, alors qu’elle a un emploi. De fait, les conséquences
de ces retards de paiement de salaires sont redoutables pour les travailleurs, pour
l’entreprise elle-même et pour la société toute entière. Condamnés à survivre à tout
1
Il faut signaler en outre que les paiements ne se font plus par la banque, même pour le
personnel-cadre. Toutes les opérations se font en espèces, depuis plus d’une décennie. Par
ailleurs, durant la période des enquêtes, les travailleurs de la Gécamines avaient accumulé
plusieurs mois de salaires demeurant impayés. L’entreprise reste débitrice de plusieurs mois
de salaires même envers le personnel qui a été assaini dans le cadre de l’opération « Départs
volontaires », ou encore vis-à-vis de certains de ses anciens travailleurs, aujourd’hui
retraités.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 207
D’AUTOPRISE EN CHARGE
prix, ces travailleurs rendus vulnérables sont souvent poussés à chercher d’autres
options qui, de temps à autre, peuvent se retourner contre l’entreprise1 ou peuvent se
faire au détriment de groupes sociaux.
D’autre part, il devient de plus en plus certain que la condition salariale dans les
villes minières du Katanga n’est plus porteuse d’un projet social par rapport aux
statuts du salariat que le capitalisme a vantés. En effet, le phénomène de salaires
impayés gagne la quasi-totalité de salariés de l’échantillon2.
Bien que 79,3 % des salariés non Gécamines n’accusent aucun arriéré de salaire lors
des enquêtes, le cinquième de leur effectif connaît quand même aussi des retards
qui, pour certains (3,4 %), atteignent l’ampleur de ceux déplorés dans le cas de la
Gécamines
De part le constat fait par rapport aux arriérés de salaires accumulés, il transparaît
que les nouvelles entreprises minières3 se sont montrées solvables de leurs
engagements vis-à-vis de leurs travailleurs puisque aucun de leurs salariés n’a
déclaré un quelconque retard de paiement de salaire. Cela est sans doute lié au
dynamisme qui a gagné ce secteur minier au Katanga qui, dans le contexte du
nouveau code minier, a vu l’afflux de nouveaux investissements, étrangers pour la
plupart. Par contre, les salariés de l’administration publique et ceux du secteur privé
subissent comme leurs collègues de la Gécamines, les déboires de la condition
salariale dans le contexte congolais.
Il s’avère utile d’examiner comment se manifeste dans les faits la dégradation de la
condition salariale dans les milieux de vie ouvriers de la Gécamines.
5.2. CONDITIONS DE VIE ACTUELLES DANS LES CITES
OUVRIERES
Dans les sous-sections qui suivent, sont présentées les conditions de vie qui
prévalent actuellement dans ces territoires des cités ouvrières longtemps imprégnés
de la prise en charge paternaliste.
1
Nous avons fait mention des logiques d’actions des acteurs internes à la Gécamines au point
4.4.3. Cf. chapitre quatrième.
2
En R.D.C., les entreprises ne disposent pas nécessairement de réserves ou d’accès facile au
crédit qui leur permettraient de faire face à un manque de liquidités.
3
Dans la nouvelle configuration du secteur minier du Katanga, on retrouve actuellement deux
catégories d’opérateurs miniers : ceux qui exploitent les concessions du copperbelt, c’est-à-
dire les concessions de la Gécamines aux termes de l’ancien code minier ; et ceux qui
opèrent en dehors. Les entreprises minières qui exploitent les concessions de la Gécamines
ont pour la plupart signé un partenariat avec elle.
208 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
La possession d’un logement personnel propre confère au chef de ménage une sécurité
indéniable pour lui et pour sa famille. Etre locataire dans la conjoncture actuelle de la crise
de la Gécamines, expose le salarié employé par cette industrie à bien de tracas de la vie
quotidienne et vis-à-vis de son bailleur.
2
C’est par ailleurs, une des formes de sociabilité dont il est utile de faire mention lorsqu’on
fait allusion à la dynamique populaire dans ces territoires.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 209
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Dans la première conjoncture historique (temps 1), c’est le statut social que conférait
l’emploi à la Gécamines qui donna lieu à l’identité minière « Gécaminard »1 et qui a
permis l’occupation d’un logement dans les cités ouvrières. Dans la seconde
conjoncture (temps 2), certains agents ayant quitté la Gécamines et ont cédé leurs
logements à des gens qui ne sont pas nécessairement liés à cette industrie minière.
Ce qui fait qu’aujourd’hui dans les cités ouvrières, on a en présence une certaine
hétérogénéité en rapport avec le statut professionnel de leurs résidants. La
transformation qui s’opère dans ces milieux de vie ouvriers, territoires particuliers
1
Au sens que lui donne le lexique populaire en usage dans les villes minières du Katanga,
« Gécaminard » désigne le travailleur employé à la Gécamines et, par extension, les
membres du ménage sous la tutelle de ce travailleur. Ce concept renferme en pratique une
identité socioprofessionnelle qui s’est construite dans la trajectoire ouvrière et qui, selon les
contextes conjoncturels, s’est renforcée ou s’est fragilisée.
210 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Il importe de signaler qu’au-delà de 5 pièces, ce sont des logements ayant subi des
modifications apportées par les ménages en transformation du logement dont ils sont
devenus propriétaires. Pour la plupart, ces transformations consistent en annexes du
logement principal.
2
La promiscuité est déterminée par l’encombrement des personnes dans les chambres. Selon
le rapport d’enquête nationale du Ministère de Plan, « on considère qu’il y a promiscuité
lorsqu’il y a quatre personnes ou plus par chambre à coucher ». Cf. MINISTERE DU PLAN
ET DE LA RECONSTRUCTION, « Enquête Nationale sur la situation des enfants et des
femmes », MICS2, Rapport d’analyse, Vol. II, Kinshasa, 2002.
3
Reste que dans la nouvelle configuration résidentielle de ces cités ouvrières, certains
propriétaires commencent peu à peu à transformer le paysage des habitations en y
introduisant d’autres styles de maisons : les uns se limitent à en rafraîchir l’aspect, d’autres
démolissent et reconstruisent de nouvelles maisons.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 211
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Gécamines. Pour les deux cités ouvrières, on se rend bien à l’évidence que la
pratique d’un repas familial par jour se répand dans les modes de vie de ces
ménages.
Figure 25 : NOMBRE DE PRISE DU REPAS POUR MENAGE SALARIÉ
1
Si l’on compare la situation des salariés prenant un seul repas journalier par rapport à celle
des travailleurs non-salariés et des indépendants qui se contentent aussi du même régime
alimentaire, on remarque que le pourcentage rapporté à leurs effectifs respectifs des
indépendants et des travailleurs non-salariés (13,3 %), est trois fois moins important. Cette
différence peut dans une certaine mesure traduire la capacité éprouvée de ces deux
catégories de ménage à résoudre le concret du quotidien mieux que les travailleurs salariés.
2
L’appréciation de la variable « prise de repas quotidien » dans le cas de travailleurs de la
Gécamines est révélatrice de la dégradation des conditions salariales dans cette industrie
minière. Par rapport aux autres salariés, la part aussi faible des salariés de la Gécamines qui
prennent régulièrement plus d’un repas quotidien – à la limite ceux qui peuvent s’offrir un
petit déjeuner –, renforce l’hypothèse de la désillusion du confort de standing de vie procuré
dans les villes minières du Katanga par l’emploi à la Gécamines. Statistiquement en effet, le
test de Khi-carré atteste significativement à 95 % la différence du régime alimentaire entre
les deux types de salariés.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 213
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Fort de ce résultat, il est permis d’avancer que les conditions de vie des salariés de la
Gécamines se sont significativement dégradées durant la première moitié de la
première décennie du XXIÈME siècle. Partant, le standing de vie du salarié de la
Gécamines n’est plus enviable comme jadis quand cette entreprise constituait la
référence du progrès social dans les villes minières du Katanga. Pour mieux
apprécier cette dégradation des conditions de vie du « Gécaminard » en matière de
satisfaction de besoins alimentaires, faut-il en outre s’enquérir des types d’aliments
qui composent le menu de leurs repas.
Les repas quotidiens dans les cités ouvrières sont constitués pour l’essentiel de la
pâte de farine de maïs mélangé ou non avec de la farine de manioc (aliment de base)
à laquelle sont associés des légumes, avec du poisson et occasionnellement de la
viande.
En effet, la proportion de la main-d’oeuvre de la Gécamines qui se nourrit
régulièrement des légumes et de poisson, associés rarement à la viande est assez
frappante pour donner une idée sur le régime alimentaire1. Pour l’essentiel, le régime
alimentaire des ménages enquêtés est tourné vers les légumes tels que les feuilles de
manioc, les choux de chine, etc. Comme l’a par ailleurs évoqué IBRAHIMA DIA dans
ses analyses sur les aliments dans les villes, « ainsi quand le pouvoir d’achat des
ménages diminue, la viande et le poisson sont sacrifiés avant les légumes de base.
Pour la plupart des plats en sauce, la présence de la viande est un signe d’aisance
et a une valeur symbolique » [IBRAHIMA DIA, (1997)]. Par rapport à ce phénomène qui
se répand dans les villes africaines, il s’établit clairement que la détérioration de la
condition du salarié de la Gécamines, comme d’ailleurs celle des administratifs et
des travailleurs du privé, se manifeste non seulement à travers la fréquence des repas
quotidiens, mais aussi de par la qualité de ceux-ci2.
D’autre part, l’autoconsommation reste encore dans ce milieu urbain des cités de la
Gécamines une des principales modalités d’approvisionnement de légumes qui sont
largement consommés par ces ménages. C’est surtout le maraîchage qui fait l’objet
d’autoproduction et, de plus en plus il devient une activité marchande. La plupart du
temps, ces légumes sont cueillis dans le potager de la parcelle ou de l’environnement
avoisinant. Par moments, ils proviennent du champ que les ménages entretiennent
1
Quand les ménages enquêtés déclarent quelques fois se nourrir de poisson ou de viande, ou
encore de volaille, certes la prudence méthodologique exige de relativiser ces récits : il peut
s’agir d’une quantité quelque peu insignifiante des fretins (Ndakala), des poissons salés ou
fumés, d’une aile de poulet ou simplement des parties intérieures de la vache, de la chèvre
ou de n’importe quelle espèce animale.
2
Allusion faite aux recommandations nutritionnelles pour maintenir le capital-santé de
l’homme : par jour, il est recommandé une régularité de trois repas avec éventuellement une
légère collation ; 2.250 kcal par jour à répartir sur les trois repas, etc.
214 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Il convient de noter que la saisie des dépenses de ménages dans les villes congolaises, tout
comme leurs revenus, est une opération délicate dans les enquêtes socioéconomiques. Les
populations vivent au jour le jour et n’ont, pour ainsi dire, pas la culture du budget
prévisionnel des dépenses. Les raisons sont multiples : instabilité du système institutionnel,
instabilité des prix sur les marchés et aussi une rationalité qui ne répond toujours pas aux
exigences de la modernité. C’est à peine si les ménages se souviennent de leurs dépenses
alimentaires de la semaine. Certaines dépenses ordinaires ne sont plus régulièrement
effectuées ; d’autres ne font même plus l’objet de choix. Seules les dépenses alimentaires
restent encore plus ou moins régulièrement effectuées et peuvent donc faire l’objet d’une
projection et refléter la réalité des conditions de vie. Reste que même pour ces dépenses
alimentaires, leur saisie nécessite des astuces : pour le cas de la présente étude, nous avons
rélevé les dépenses alimentaires de la veille du jour de passage pour l’enquête et celles de
l’avant-veille de ce jour. Puis, nous avons effectué des estimations pour le mois. Même
alors, cela n’est toujours pas exempt de certains biais méthodologiques.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 215
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Cf. La Théorie Keynésienne de la propension marginale à consommer
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 217
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Comme déjà évoqué au chapitre deuxième, les cités ouvrières résultent d’une structuration
de l’espace urbain par la Gécamines qui au final aboutit à la production de ces types de
territoires de résidence. Dès lors, l’appropriation de ces territoires par les couches de
populations qui y habitent passe par l’attachement à ces territoires, puis par l’enracinement
dans ces milieux. Cela s’entend que les acteurs institutionnels qui ont structuré ces espaces
et les habitants qui s’y sont attachés et enracinés, protègent ces milieux de vie en leur
garantissant un environnement de qualité.
218 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
plutôt ceux qui les enfouissent est assez inquiétante pour la protection et la
préservation de ces territoires des cités de la Gécamines. Il s’avère que le service
organisé d’enlèvement des ordures dans les cités de la Gécamines n’est plus que
faiblement opérationnel. Il faut noter que le service des particuliers n’est pas assez
développé dans ces territoires car, dans le temps, la Gécamines se chargeait elle-
même de l’assainissement de l’espace public dans ses cités ouvrières.
De plus, la présence d’un service d’assainissement de particuliers nécessite le
débours d’une somme que les ménages, dans le contexte actuel de la dégradation de
leurs conditions de vie, ne sont toujours pas disposés à consentir. Cela prête
naturellement le flanc à une diversité de voies moins onéreuses d’évacuation des
déchets, notamment leur déversement sur la voie publique, leur incinération ou
encore leur enfouissement dans le sol. Ces diverses voies d’évacuation des déchets
se trouvent encouragées par l’inefficacité du contrôle institutionnel et étatique.
De la sorte, le déversement des déchets sur la voie publique a atteint une proportion
qui, à l’avenir, risque d’hypothéquer la viabilité des cités ouvrières1. Des inquiétudes
surgissent aussi par rapport aux modes d’incinération populaire des déchets dans les
deux cités de la Gécamines qui, dans bon nombre de cas, s’effectuent sans tenir
compte de certaines précautions pour la santé publique, notamment en ignorant la
composition chimique de ces déchets incinérés.
Concernant l’enfouissement des déchets, l’appréciation de cette voie d’évacuation
est à relativiser. Dans un sens, cela peut détériorer le sol lorsqu’il s’agit d’objets non
biodégradables (notamment les objets en plastics), ou de produits toxiques qui
peuvent affecter la qualité du sol, surtout dans la perspective d’y ériger plus tard un
potager ou d’y entretenir une basse-cour. Dans l’autre sens, l’enfouissement peut
être bénéfique pour le ménage si on en use dans l’objectif de produire du fumier
pour des travaux des champs qui, d’autre part, s’étendent sur presque toute la
superficie des cités ouvrières.
Au total, la rupture de la prise en charge paternaliste se répercute sur
l’assainissement de l’environnement des cités ouvrières. Les différents modes en
usage actuellement dans ces milieux de vie ne sont pas de nature à assurer un cadre
de vie viable, voire vivable, si aucune prise de conscience collective n’existe pour
l’auto-prise en charge des territoires. Mal assainis, les milieux de vie perdent de leur
1
En effet, depuis la cessation du service de voirie et d’assainissement des espaces des cités de
la Gécamines, on observe sur la voie publique desdites cités des monticules de déchets qui,
par moments, rétrécissent le passage du public. Ces déchets traînent plusieurs jours durant
dans les rues et certains espaces publics, subissant toutes sortes d’intempéries et dégageant,
quelquefois, toutes sortes d’odeurs, sans compter la multiplication des divers microbes et la
propagation des insectes à l’instar des moustiques transmetteurs du paludisme.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 219
D’AUTOPRISE EN CHARGE
capacité à répondre au désir d’une meilleure qualité de vie puisque, comme l’a par
ailleurs développé K. LYNCH, l’environnement visuel détermine la qualité du cadre de
vie [K. LYNCH (1969)]. Dans l’état actuel de salubrité des territoires des cités
ouvrières, on peut soutenir en s’appuyant sur la conception du cadre de vie
développée par S. REYBURN1 que les milieux de vie ouvriers de la Gécamines sont
manifestement confrontés à la problématique de leur viabilité et de leur durabilité
que traversent nombre des espaces urbains des pays du Sud.
Par rapport à cette dégradation des conditions de vie, voire des conditions de travail
développée tout au long de ce chapitre cinquième, la main-d’oeuvre ne s’est toujours
pas laissée faire dans le parcours de l’U.M.H.K./Gécamines. Dans le parcours de la
Gécamines, cette main-d’œuvre est passée de la résistance silencieuse au
contournement des logiques d’actions des dirigeants de l’entreprise pour faire
améliorer ses conditions. Un regard sur la lutte ouvrière circonscrite dans l’optique
de l’amélioration de la condition salariale et l’établissement des compromis entre le
capital et le travail s’avère pertinent dans la compréhension du processus réel de
modernisation socio-économique de cette industrie minière.
5.3. LUTTE OUVRIERE ET COMPROMIS CAPITAL-
TRAVAIL
Le système de travail migrant au début de l’industrialisation minière dans la
province du Katanga s’est avéré, comme déjà vu au chapitre quatrième,
incompatible avec la prise de conscience des mauvaises conditions de travail et de
vie dans lesquelles la main-d’œuvre était soumise. En revanche, la période d’après
1928 connut un succès dans la stabilisation de la main-d’œuvre à
l’U.M.H.K./Gécamines. Cela résulta soit des effets de la législation coloniale, puis
postcoloniale, soit de la dynamique interne au sein des organisations de la main
d’œuvre.
5.3.1. Lutte ouvrière pour l’amélioration des conditions ouvrières
Contre les mécontentements de la main-d’oeuvre en rapport avec l’amélioration
de ses conditions, les stratégies de l’U.M.H.K consistèrent à étouffer toute
revendication sollicitant des augmentations de salaires ou dénonçant le système
d’exploitation2. Néanmoins la résistance ouvrière a toujours été présente bien que
1
Pour S. REYBURN, plutôt que de se limiter aux effets des objets physiques et perceptibles sur
la ville et sur les citadins comme l’a traditionnellement présenté K. LYNCH, c’est autour de la
durabilité et de la viabilité – comme l’exploite par ailleurs D. APPLEYARD – que se définit le
cadre de vie urbain aujourd’hui. [S. REYBURN, (2002)]
2
Pour ce faire, diverses stratégies furent mises en place par le système pour exercer un
contrôle strict sur la main-d’oeuvre. A cette fin, rapporte-t-on, les dirigeants de l’U.M.H.K.
220 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
implantèrent parmi les travailleurs africains, un réseau d’informateurs ayant pour mission de
dénoncer les meneurs des actions ouvrières [DIBWE DIA M. (2001B)].
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 221
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Dans la lecture de D. DIBWE, c’est une façon de diviser le personnel en attribuant des
avantages et de position en fonction de certains critères afin d’anéantir l’union au sein de la
main-d’oeuvre.
2
C’est notamment la suppression totale par l’U.M.H.K. du système de salaire en nature à
partir de janvier 1962, en conformité avec la législation sociale en vigueur.
3
C’est le cas de la réinstauration en 1964 et sous l’effet de médiations entre employeur et les
C.I.E., de la distribution de la ration alimentaire sous une forme voilée afin de permettre à
son personnel de faire face à la flambée des prix des denrées alimentaires et d’autres articles
de première nécessité sur le marché. La forme voilée de la ration alimentaire a consisté à
offrir, à travers des magasins créés à cet effet dans les cités ouvrières, des denrées
alimentaires à prix réduits. Comme on peut s’en douter, la logique d’action de la classe
dirigeante de l’Union Minière a consisté à ne pas agir sur le salaire mais plutôt à accroître le
pouvoir d’achat du personnel en lui vendant des vivres à des prix préférentiels. C’était une
illustration de la manière négociée entre le capital et le travail de contourner la législation au
bénéfice de la main-d’oeuvre.
4
C’est par exemple le cas de la résolution de la grève pour la hausse des salaires déclenchée
durant deux jours en 1964 à l’instigation d’un groupe de travailleurs. L’U.M.H.K. majora
les salaires. En revanche, elle déclencha la chasse aux meneurs de ces mouvements de
grève. C’était là le prix à payer pour obtenir certaines améliorations des conditions
ouvrières.
222 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans le cadre de la restructuration de la Gécamines, un contrat avait été signé vers fin 2005
avec la société privée française de conseil et d’ingénierie SOFRECO pour administrer la
Gécamines pendant 18 mois, et un nouveau conseil d’administration de la Gécamines avait
été nommé en janvier 2006. Le plan de restructuration avalisé par la Banque Mondiale
consacrait l’éclatement de cette société de l’Etat en plusieurs entités distinctes. Dans le
cadre de cette restructuration, FORTIN fut nommé Directeur général de la Gécamines.
Quand son employeur SOFRECO voulut mettre fin à son contrat, le personnel ne l’a pas
entendu de cette oreille. Pour les syndicats, depuis son arrivée à la tête de la Gécamines, les
ouvriers sont payés régulièrement et reçoivent mensuellement des provisions alimentaires
sous forme de sac de farine de maïs. Cf. www.losako.afrikblog.com/archives/2007
224 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Comme cela a par ailleurs été montré par BOLTANSKI et CHIAPELLO dans leur analyse
sur le nouvel esprit du capitalisme, à chaque fois que les mouvements sociaux
s’affaiblissent ou que les vecteurs de transmission des mécontentements se
désorganisent, il s’ensuit un changement des rapports de force capital/travail [L.
BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, (1999) : PP. 81-86].
L’option de résistance latente est prise par une autre catégorie de la main-d’œuvre
qui décide de rester dans l’organisation défaillante. Deux raisons peuvent
l’expliquer :
- Soit elle prend l’option de retarder sa sortie de l’entreprise lorsqu’elle est
suffisamment convaincue des perspectives encourageantes dans le futur de la
Gécamines ;
- Soit, par faute de mieux, elle souhaite garder son statut socioprofessionnel de
travailleur de la Gécamines.
Ce schéma rend compte des attitudes qui se propagent en rapport avec le
désenchantement du salariat : se résigner passivement, se révolter silencieusement
ou bruyamment. Toutefois, aucun de cheminement n’est facile1. Les travailleurs
victimes des contradictions des modes d’exploitation capitalistes sont souvent
porteurs d’anxiété et de découragement, dans la mesure où la perspective
modernisatrice dans la plupart des sociétés a fait du travail salarié le principal pivot
1
En effet, il importe de souligner en passant que dans une économie de sous-emploi, se
démettre de son emploi s’avère un acte héroïque.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 227
D’AUTOPRISE EN CHARGE
activités des divers autres membres du ménage. Enfin, ce sont le type et la nature de
ces différentes activités économiques qui sont dégagés.
Activités secondaires du chef de ménage
S’il est aisé d’identifier l’activité principale pour un travailleur salarié, il est en
revanche plus ardu de le faire pour les sans emplois et les chômeurs. D’autre part,
l’identification de l’activité principale du travailleur non-salarié et de l’indépendant
est de moins en moins commode à réaliserlorsque ces derniers pratiquent une
combinaison d’activités et, le cas échéant, s’ils s’activent à fond dans plus d’une
activité1. Cette difficulté a été rencontrée lors de la collecte des données d’enquête
de cette étude. Dans la description des activités qu’ils exercent, certains chefs de
ménage n’ont pu apporter un meilleur éclairage. Dans la mesure où certaines
activités secondaires demandent plus d’engagement pour certains et peuvent
rapporter plus de gains que l’activité principale, quelques chefs de ménage – assez
réduits en nombre –, étaient tentés d’inverser la titularisation de leurs activités en
prenant pour principale l’activité qui rapporte le plus2.
D’autre part, la proportion des chefs de ménage salariés qui entreprennent des
activités secondaires par rapport à leur emploi principal (le salariat) appelle quelques
commentaires. La ruée des salariés vers les activités économiques secondaires
génératrices de revenus dénote, rapportent les récits d’entretiens, la faiblesse du
pouvoir d’achat que leur procure le salaire3. Cette réalité des pays en développement
est, par ailleurs, révélée par les enquêtes qui ont porté sur les conditions
socioéconomiques des populations dans les villes minières du Katanga.
1
Ce sont, par ailleurs, de telles situations qui ne facilitent pas la tâche de titularisation des
activités exercées par les ménages dans nombre de villes des pays en développement où les
pratiques de plusieurs activités économiques par les ménages apparaissent comme un
dénouement des difficultés quotidiennes de la vie urbaine.
2
A partir de leurs déclarations et de réponses fournies à des questions subsidiaires de
clarification sur le sujet, il a été considéré comme activité secondaire toute activité ou
occupation génératrice de revenu que le chef de ménage exerce en dehors, en alternance ou
en concomitance de l’emploi ou de l’activité qui l’occupe principalement et qui lui confère
un statut l’intégrant socialement.
3
En effet, il n’est plus à démontrer ce jour que lorsque le salaire est bas par rapport au coût de
la vie, le ménage qui vit du salaire est obligé de travailler davantage pour s’assurer un
revenu qui peut lui permettre de couvrir les besoins familiaux. Si, en revanche, la structure
d’emploi formel ne se prête pas à répondre à cette hausse de l’offre de travail, c’est dans les
activités économiques de ce que l’on nomme par « secteur informel » que cette participation
accrue s’oriente habituellement. Il s’ensuivra un accroissement du nombre d’activités
rémunérées exercées par actif.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 229
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Les enquêtes menées à Lubumbashi, par exemple, sont unanimes sur un point : les
véritables salariés n’existent quasiment plus comme il y a trente ans [NKUKU KH., M.
REMON (2006) ; P. PETIT (ED.) (2003)]. Dans l’étude de P. PETIT par exemple, ce dernier
a révélé que pour la population de Lubumbashi, le salaire ne suffit plus à couvrir les
seules dépenses ordinaires d’un ménage moyen. La plupart du temps, cette
population assure sa subsistance grâce à toutes sortes d’activités informelles qui lui
rapportent le principal. Un ménage moyen de Lubumbashi, évoque-t-il, vit de 2 à 3
activités informelles qui vont du simple commerce de proximité à des opérations
vraiment souterraines qui frisent la criminalité [P. PETIT (2003) : P. 221]. C’est une
réalité qui rend visible le changement socioéconomique dans les villes minières du
Katanga, longtemps soutenues par les puissantes entreprises de modèle paternaliste.
Pour la présente étude, cette réalité socioéconomique concerne la quasi-totalité des
chefs de ménage de l’échantillon (88,6 %)1. Ces derniers s’occupent à des activités
1
Au fond, exercer plusieurs métiers est une pratique ancienne dans le monde rural où certains
métiers demeurent saisonniers. A ce jour cependant, la combinaison d’activités
professionnelles ou non ne se cantonne plus seulement au monde rural, elle s’est urbanisée.
De plus en plus, des salariés « classiques » décident d’exercer deux activités ou plus. Les
motivations ne manquent pas pour ces travailleurs, mais pour la quasi-totalité, c’est
essentiellement par nécessité économique.
230 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
A ce propos, on peut citer l’élevage de porcs spécifiquement à la cité de Kipushi où on
assiste, à longueur de journée, à l’interminable errance des porcs à travers les rues de la cité,
voire en dehors de ses limites. Toutefois, dans les deux cités on répertorie des élevages de
poules, de canards, de cochons d’Inde, etc.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 231
D’AUTOPRISE EN CHARGE
(figure 30). Cela est la résultante d’un autre acquis de la main-d’œuvre dans le
processus de la modernisation socioéconomique de la Gécamines. Il s’agit de la
formation professionnelle en cours d’emploi dont a bénéficié la main-d’œuvre de la
Gécamines, tout comme celle administrée aux enfants des travailleurs dans les
instituts techniques et professionnels organisés par cette industrie minière dans le
cadre de sa politique sociale. L’effectif de la main-d’œuvre de la Gécamines qui est
qualifiée (par rapport à la main-d’œuvre non qualifiée) témoigne des externalités
positives de cette politique sociale.
Ce savoir-faire – qui est aussi ressorti dans la catégorie des « Départs volontaires »
et, dans une moindre mesure, chez les retraités de cette industrie minière – est mis à
contribution à travers divers services offerts à titre d’activités principales ou
secondaires au sein des cités de la Gécamines ou encore ailleurs1.
Toutefois, il convient de souligner que malgré la multiplication par le chef de
ménage d’activités économiques, il arrive que ses apports ne soient toujours pas en
mesure de couvrir les divers besoins de son ménage. Comme observé par ailleurs
dans les villes africaines depuis la crise de la modernisation, l’amenuisement des
moyens d’action du chef de ménage, travailleur de la Gécamines, s’est vu compensé
par les apports des divers membres du ménage pour les dépenses quotidiennes du
foyer.
Activités économiques des divers membres de ménage
La dynamique d’un ménage dans le contexte prévalant actuellement dans les
cités ouvrières de la Gécamines dépend du nombre d’ « actifs » en son sein. En effet,
dans le contexte urbain actuel, les membres de la famille concourent désormais eux
aussi à la satisfaction des besoins quotidiens de leur ménage. Pour y parvenir ils
déploient diverses activités économiques pouvant leur rapporter des revenus ou leur
procurer des biens en nature. Du coup, le nombre des actifs dans le ménage devient
un atout. C’est là évoquer une des réalités socioéconomiques qui traduisent un
nouveau mode social dans les cités ouvrières de la Gécamines.
Excepté les enfants en bas âge et ceux qui sont en âge d’école, les autres membres
de la famille sont conviés, chacun selon ses possibilités, à épauler le chef de ménage
dans la prise en charge des besoins familiaux (figure 31). Comparativement à la
période des années d’avant 1990 où le chef de ménage à la cité était, de par le salaire
lui alloué par la Gécamines, le principal pourvoyeur au budget de son ménage, ce
1
En fait, parallèlement à leurs activités professionnelles dans l’emploi principal, certains
travailleurs de la Gécamines – nantis de la qualification et de l’expérience professionnelles
acquises –, exercent dans l’informel des activités similaires soit chez eux à domicile ou
ailleurs, soit encore au lieu de leur activité principale.
232 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
dernier s’est vu dans beaucoup de ménages supplanté dans son rôle par les membres
de son ménage, en l’occurrence par les apports de son conjoint.
Figure 31 : PROPORTIONS DES MEMBRES DU MENAGE
CONTRIBUANT AUX DEPENSES QUOTIDIENNES PAR LIEN DE
PARENTE
Lubumbashi Kipushi
40%
60%
Pourcentage
Pourcentage
30%
40%
20%
20%
10%
0%
Trav. salarié Ménagère Chômeur Départ volontaire Trav. salarié Ménagère Indépendant
Trav. non salarié Sans emploi Indépendant Trav. non salarié Sans emploi Départ volontaire
1
De même que pour cette étude, aucune ménagère dans les ménages enquêtés n’a
expressément retenu les travaux domestiques dans le compte de sa contribution à la survie
du ménage. Elles-mêmes ne comptent pas les travaux domestiques qu’elles déploient à
longueur de journées, voire les soirées, parmi la contribution à la survie du ménage. On peut
dès lors comprendre comment dans certaines études les travaux domestiques de la ménagère
restent dans l’ombre du travail économique. Pourtant, ils représentent autant de tâches
productives sans lesquelles les ménages ne peuvent se reproduire. Je n’entre pas ici dans le
débat entre travail domestique et travail économique autour de l’unité économique qu’est le
ménage.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 233
D’AUTOPRISE EN CHARGE
taux de salariat s’élève à 2 % pour les femmes chefs de ménage de l’échantillon, les
épouses ayant le statut de travailleur salarié représentent 7,15 % de leur effectif (23
sur 327 épouses) contre 90,5 % des ménagères, et près de 2 % de travailleurs ayant
été assainis dans l’opération « Départs volontaires » et moins d’un pour cent de
travailleurs non-salariés.
Un fait aussi révélateur du nouveau modèle social dans les cités ouvrières est la part
de plus en plus importante des enfants qui, dans la logique d’assistance de leurs
parents, s’activent dans des activités économiques pour contribuer, eux aussi, aux
dépenses quotidiennes du ménage. Bien que portant, pour certains, le statut de
travailleur salarié ou s’activant dans des activités économiques non-salariées, il
arrive par moment, plutôt que de s’autonomiser à travers la constitution d’un autre
foyer et l’acquisition d’un autre logement, ces enfants-adultes préfèrent pour divers
motifs rester dans la famille avec leurs parents. C’est à ce titre qu’ils sont à part
entière des actifs contribuant à la survie du ménage.
Notons que la contribution des autres parents faisant partie du ménage reste très
faible. Cela n’est pas forcément toujours expliqué par leur faible représentativité au
sein de ménage, mais aussi par les acquis des modes de vie des familles africaines1.
D’autre part, la ventilation des activités secondaires des membres de ménages
montre qu’indistinctement les travaux des champs prennent une place importante
dans les deux cités ouvrières. Comme pour les activités secondaires des chefs de
ménage et pour la même raison, la tendance à exercer ces travaux est plus marquée à
la cité ouvrière de Kipushi qu’à celle de Lubumbashi. Par contre, c’est dans le petit
commerce plutôt que dans les travaux des champs que se démarquent les épouses à
la cité Gécamines de Lubumbashi.
D’autre part, il faut aussi souligner le fait que dans les deux cités de la Gécamines,
les activités économiques « informelles » sont à dominante tertiaire (commerce et
services) et que la « débrouillardise » dans ces activités du tertiaire est plus marquée
à Lubumbashi qu’à Kipushi. Il suffit de se référer à la proportion représentative des
enfants qui s’activent dans le petit commerce et dans les services divers pour s’en
persuader.
En revanche, les activités de production (essentiellement manufacturières) y sont
faiblement représentées1. Cela est quelque peu imputable au fait que dans les pays
1
En fait, l’hospitalité africaine conçoit mal l’attitude d’un hôte se faisant instantanément
rétribuer d’une manière ou d’une autre le service rendu à des parents ou à la communauté.
Cela ne veut nullement insinuer la gratuité de cette générosité puisque dans l’avenir, l’hôte
s’attend à ce que cette même générosité rejaillisse largement sur lui ou sur sa progéniture
par toutes sortes d’avantages.
234 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Signalons que les activités de production telles que la préparation de beignets ou la
fabrication de la boisson locale « Munkoyo » sont inextricablement liées avec les activités
de petit commerde sorte qu’à la limite, l’identification de l’activité de production est
souvent marginalisée au bénéfice de l’activité purement commerciale.
2
Face à la dégradation de leurs conditions d’existence dans le contexte urbain, les ménages
doivent survivre d’une façon ou d’une autre en faisant ce qu’ils peuvent, travaux des
champs, petits boulots, etc.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 235
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Cette imagination sociale renvoie à des comportements socioéconomiques des individus et
des ménages traduisant un ensemble d’actions intentionnelles et rationnelles pour des
finalités économiques dont le but ultime demeure l’amélioration des conditions de vie.
2
Dans les diverses stratégies arrêtées par les ménages, l’issue la plus sûre demeure le recours
à des activités économiques diverses en vue de se procurer des biens ou l’argent nécessaire à
la résolution des problèmes de survie.
236 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Cette logique d’action renverse les rôles classiques des membres du ménage par rapport à la
prise en charge familiale.Dans la société traditionnelle, jusqu’à un certain âge tous les
membres de la famille participaient à la subsistance familiale : travaux des champs, chasse,
élevage et services communautaires divers. Dans la perspective modernisatrice, seuls les
parents s’activent dans la société salariale pour nourrir la famille, les enfants se scolarisent
pour se préparer à la vie professionnelle. Dans plusieurs cas, les épouses demeuraient des
ménagères. Tel a été le cas vécu dans les ménages des travailleurs de la Gécamines.
2
Par “ cambisme ” entendez l’opération de change de monnaie, comme l’opinion publique la
nomme maldroitement en RDC.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 237
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Pour MICHEL ROCARD : « on ne peut évoquer l’économie populaire en Afrique et les moyens
de l’aider à se développer sans insister sur les cas des femmes (…) Les femmes sont restées
maîtresses tant de l’agriculture que de la gestion des maisonnées et du commerce de
proximité ». [MICHEL ROCARD, (2001) : PP. 120-121]
2
K. BASU et P.H. VAN soutiennent, par exemple, que le travail des enfants est un moyen de
financer le bien-être du ménage lorsque le revenu familial descend en dessous du seuil de
subsistance familiale. Dans cette perspective, avancent-ils, le travail des enfants devient un
mal nécessaire [K. BASU, P.H. VAN, (1998)].
238 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
D’après S. KANTE, ce phénomène est déjà massif et touche particulièrement l’ensemble du
secteur public moderne des pays africains [S. KANTÉ, (2002)].
240 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans l’esprit de la politique sociale de cette industrie minière, les hommes – travailleurs de
la Gécamines – devraient demeurer les seuls principaux pourvoyeurs des revenus des
ménages. Comme le note Dibwe, « la famille devait être prise en charge par l’entreprise et
la femme au foyer avait pour rôles de stabiliser le mari aux fins d’amélioration de son
rendement au travail et de servir de mère pour la reproduction de la main-d’œuvre » [D.
DIBWE (1993) : PP. 105-118].
2
« La plupart des femmes des travailleurs s’adonnaient bien avant à des activités
économiques diverses comme la fabrication des boissons locales, la préparation et la vente
des beignets, la vente des légumes, la confection des vêtements, etc. Plus nombreuses sont
des femmes qui s’adonnaient, par habitude, aux travaux des champs, comme activités
traditionnelles pratiquées au village et qu’elles avaient transplantées dans les camps des
travailleurs. » [D. DIBWE (2001B), P. 79]
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 241
D’AUTOPRISE EN CHARGE
sur la route menant vers la Gécamines (…) Comment je vis ? Des apports
de tous ces enfants et des produits de notre champ. » [Interview n° 9]
Dans presque tous les entretiens réalisés, il n’est plus l’ombre d’un doute que les
épouses jouent un rôle moteur dans la survie de leurs familles. Leur poids
économique, révèlent les interviewés, ne cesse de s’élargir. Ces épouses deviennent,
dans plus d’un ménage, des pourvoyeuses essentielles de la subsistance de la
famille. Cette montée croissante du rôle des femmes dans l’auto-prise en charge
familiale traduit, par rapport au contexte culturel africain, une tendance à l’inversion
des rôles dans les ménages urbains. C’est ce que D. Dibwe appelle « familles
matrifocales » dans lesquelles les femmes occupent la place centrale de la famille
[D. DIBWE, (2001A) : P. 171]. Dès lors, l’idée selon laquelle le mari est le soutien de la
famille semble quelque peu remise en question dans le contexte de l’organisation
sociale actuelle dans les cités ouvrières de la Gécamines.
Comment se présente la combinaison des activités économiques entreprises dans les
trois types de stratégies familiales de survie ?
La figure 32 montre l’ampleur de ce phénomène de combinaison d’activités pour les
différents membres du ménage.
Figure 32 : NATURE D'ACTIVITES AIDANT A LA CONTRIBUTION
AUX BESOINS DU MENAGE
La proportion des chefs de ménage et de leurs conjoints qui portent la charge de leur
famille uniquement avec les seules activités principales devient faiblement
représentative par rapport à celle des parents qui combinent plusieurs activités
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 243
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
Cela n’est pas sans rappeler que quand on évoque dans la littérature la pluriactivité des
masses populaires dans les pays du Sud comme « stratégie de survie », c’est à la
combinaison d’activités économiques des femmes que l’on fait souvent allusion.
2
Au fait, malgré la mise en œuvre de ces stratégies de combinaison d’activités économiques,
le problème de la subsistance n’est pas encore réglé pour bon nombre de ces ménages. C’est
autant dire que la situation demeure critique malgré l’exercice de plusieurs activités
économiques dans les ménages. La combinaison des activités économiques dans le contexte
de ces milieux de vie ouvriers doit, à mon avis, davantage être attribuée à des stratégies de
survie plutôt qu’à une manifestation de dynamisme économique. Il n’est pas non plus exclu
que ces activités économiques portent, comme on le verra au chapitre sixième, le germe
d’une dynamique vertueuse.
244 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Si la sociabilité renvoie à l’ensemble des contacts qu’un individu entretient avec ses
semblables, la solidarité évoque plutôt l’entraide au sein des populations entretenant de liens
familiaux et amicaux ou partageant l’espace d’un territoire.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 245
D’AUTOPRISE EN CHARGE
Comment le « lien social » se manifeste-t-il en tant que logiques sociales qui sous-
tendent les pratiques populaires des populations ouvrières concernées par cette
étude ?
a. La préservation et la réinvention du lien social
Telles qu’observées dans les cités ouvrières de la Gécamines, les activités
économiques des ménages ne s’accordent toujours pas avec la rationalité
économique, certaines logiques sociales s’enchevêtrent avec la logique économique
pour imprimer une autre économie, intelligible dans le contexte de ce milieu de vie
ouvrier. La production de ce type d’économie s’inscrit à la fois dans la perspective
de survie et celle d’intégration dans la société.
En effet, l’exercice du métier d’artisanat relaté dans l’interview n° 2 par le soudeur,
ex-agent de la Gécamines, traduit assez bien cette logique de préservation du lien
social dans l’exercice de son activité économique. Quand il est demandé par
exemple à cet enquêté comment il fait payer ses services, il en décrit le mécanisme
comme repris dans le passage ci-après :
« Ca dépend, si les clients sont des familles amies, le prix est préférentiel,
voire gratuit. Je peux seulement demander le prix représentant le
remplacement de la baguette à souder utilisée. Par contre, si ce sont des
gens de la cité, moins familiers, il y a un autre prix qui peut prendre en
compte les charges d’exploitation (…) » [Interview n° 2]
Tout comme la référence faite par l’enquêté de l’interview n° 3 à propos de
l’opérateur local des crédits dénommé dans leur cité, « Banque Lambert » :
« (…) je me rappelle de mon voisin du coin de la rue que l’on surnommait
“ Banque Lambert ”. Il était très habile pour les transactions financières
à la cité. Lorsque vous sollicitiez par exemple un prêt de 100 ZAÏRES, il
vous versait 85 voire 90 ZAÏRES, mais à l’échéance vous lui devez 100
ZAÏRES. Les frais financiers à retirer de cet emprunt dépendaient du type
de relations que vous entretenez avec lui. D’ailleurs, nous ne signions
aucun papier pour cela. Lui seul écrivait dans son cahier, mais rien
d’officiel nous liait avec lui. C’étaient vraiment des transactions
relationnelles. » [Interview n° 3]
Dans les deux récits qui précèdent, on peut percevoir en filigrane le jeu social dans
lequel l’activité économique est immergée. Ce sont de telles relations d’échanges
orientées vers la subsistance qui deviennent visibles dans le contexte de la
dégradation des conditions salariales de ces populations ouvrières. On observe dès
lors un réencastrement de l’économie dans le social dans ce sens que les relations
d’échanges cachent en fait un tissu de relations sociales, de règles implicites, et
246 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
surtout de jeux d’acteurs. Comme constaté par ailleurs à Kinshasa par H. LECLERCQ1,
on constate que les populations ouvrières des cités ouvrières de la Gécamines
enchevêtrent aussi de manière inextricable économie de marché et économie des
besoins. La fonctionnalité de ces types de pratiques repose sur ce que certains
auteurs qualifient de la production des conditions de reproduction de la vie
quotidienne2. Ainsi que le montre PH. ENGELHARD à propos de l’économie populaire
en Afrique, « les prix de vente de l’économie populaire sont des prix d’une
économie d’échange et non les prix d’une économie d’accumulation » [PH.
ENGELHARD, (1998) : P. 55].
Cela est de même perceptible à travers les récits de deux passages ci-dessus. En
effet, quand, par exemple, l’artisan doit se rassurer sur la qualité du client et de la
relation qui le lie à lui pour « fixer le prix » du service qu’il est appelé à lui rendre,
le mobile d’entretenir les relations sociales est présent. De même quand c’est le
client qui négocie ou transige sur les prix ou les conditions du marché, il y a
sûrement une dimension sociale qui sous-tend cet échange. Cela fait partie, comme
le soulignent par ailleurs V. BENNHOLDT-THOMSON et M. MIES, « du principe de
réciprocité de ne pas fixer le prix mais de le faire varier avec le degré d’obligation
sociale, selon qu’il faut répondre à une faveur ou si on en espère dans le futur » [V.
BENNHOLDT-THOMSEM, M. MIES (1999)]. C’est à partir de telles logiques d’action qui
révèlent des types d’échange dont le fonctionnement lui confère une physionomie
particulière que la thèse de l’encastrement devient pertinente. Elle permet dès lors de
mieux comprendre un système de marché qui, comme le dirait K. POLANYI, « est dicté
non seulement par des règles de fonctionnement des activités économiques mais
aussi par des principes régissant la vie en communauté comme la réciprocité et la
distribution dans le contexte d’une économie encastrée dans la sphère sociale »
[KARL POLANYI, (1983) : PP. 77-79].
Un autre aspect intéressant de ces types de pratiques d’économie populaire est révélé
à travers la souplesse et la flexibilité qui les caractérisent. Le cas du ménage de
l’interview n° 8 renforce la thèse de l’encastrement de l’économie dans la sphère
sociale des cités de la Gécamines. Le chef de ce ménage est un fils de cheminot de la
1
H. LECLERCQ a mis en exergue cette dimension de l’enracinement des pratiques
économiques dans le tissu social de la ville de Kinshasa [HUGUES LECLERCQ, (1993)].
2
Allusion est faite aux auteurs faisant partie du courant des socioéconomistes à l’instar de
MARK GRANOVETTER et de ceux de l’anthropologie économique, notamment KARL
POLANYI, qui insistent à travers la notion de l’enchâssement sur la dimension sociale de
l’économie. Bien que les perspectives d’analyse de l’un et de l’autre divergent sur la
définition de la notion d’enchâssement, il convient de reconnaître qu’ils rejettent ensemble
la vision désincarnée du marché proposée par le modèle « orthodoxe » de l’économie
néoclassique. Pour eux, on ne peut pas concevoir l’économie hors de relations humaines.
[MARC GRANOVETTER (1985), (2000) ; KARL POLANYI (1983)]
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 247
D’AUTOPRISE EN CHARGE
SNCC ayant vécu toute sa jeunesse dans la cité ouvrière de cheminots mais qui se
retrouve, dans sa vie professionnelle, ouvrier de la Gécamines. Il relève certaines
similitudes des modes de vie dans les deux cités ouvrières en rapport avec la
préservation du lien social dans les échanges entre ménages.
« Le fait par exemple de solliciter auprès de ses voisins des biens ou des
denrées en manque au ménage, cela j’en vois partout, dans les deux
camps. C’est par exemple demander du sel, un peu d’huile ou solliciter
une quantité déterminée de la farine de maïs (“ka-mbeketi” ou encore
1
“ka-meka”) et promettre de restituer le jour où l’on sera en possession
de son sac de farine (lequel jour que l’on ne précise même pas). Cela, je
l’ai vécu au camp “Maramba” et depuis que je me suis installé ici, on
observe presque le même comportement social. » [Interview n° 8]
Son récit met en évidence un type de relations différent de l’échange marchand au
sein des processus sociaux, dispositifs des initiatives de l’organisation sociale
habilitant et contraignant l’échange économique. Ce genre d’actes économiques rend
visible ce qu’on appelle l’ « économie de proximité » qui exprime l’immersion de
l’économie dans les pratiques populaires au sein d’un territoire.
C’est là évoquer la portée de la proximité résidentielle dont l’existence peut avoir un
rôle dans le dynamisme économique d’un milieu donné. En effet, le fait de ne pas
préciser l’échéance de remboursement d’un tel prêt en nature contracté auprès de ses
voisins, témoigne de la relation sociale qu’on préserve en réalisant cet acte
économique lié aux normes de réciprocité qui prévalent dans ces milieux de vie. A
la lumière d’une lecture de JAMES COLEMAN qui a abordé ce genre de relations
sociales selon une approche microéconomique, ce comportement traduit un
investissement relationnel qui constitue une créance que le détenteur pourrait utiliser
pour prévenir l’incertitude du lendemain, sauf s’il s’est trompé sur le niveau de
confiance relationnelle, auquel cas sa créance peut devenir une dette impayée. Pour
J. COLEMAN, plus un individu détient de créances de cette sorte, plus il détient de
capital social qu’il pourra utiliser pour améliorer son bien-être [J. COLEMAN, (1990)].
Certes, dans l’opérationnalisation de tels actes économiques dans les cités de la
Gécamines, révèlent les enquêtés, c’est celui qui sollicite le prêt qui détermine
unilatéralement la période de remise du bien ou des denrées sollicités en emprunt.
Par moments, c’est le prêteur qui rappelle à l’autre ses engagements soit parce qu’il
est lui-même dans le besoin, soit parce que les deux sujets ne sont plus en bons
termes. Dans la dernière éventualité, cela peut créer un conflit social qui peut
1
Ce sont des petits seaux (de capacité de 2 kg jusqu’à moins de 500 gr) que l’on utilise
habituellement dans les transactions comme unités de mesure des biens à transiger.
248 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
nécessiter l’arbitrage du chef de la cité. Rares sont dans l’histoire sociale des cités
ouvrières de la Gécamines les cas de conflit social qui finissaient par depasser les
instances de la Gécamines.
On est donc là en présence d’un type d’échanges qualifiés d’activités du rez-de-
chaussée dans l’entendement de BRAUDEL [F. BRAUDEL, (1979)]. Ce genre d’actes
économiques offre par ailleurs aux participants une possibilité de se construire un
réseau dans l’optique de préservation du lien social. L’importance de la dimension
symbolique dans ces échanges, note pour sa part CRETIENEAU, est telle qu’elle
inviterait à y voir une nouvelle forme de sociabilité [A.-M. CRÉTIÉNEAU, (2005)].
D’autre part, la souplesse et la flexibilité des pratiques d’économie populaire
peuvent aussi s’apercevoir dans l’exercice du petit commerce à travers lequel ces
ménages permettent la disponibilité de certains biens marchands dans des
conditionnements qui prennent en considération le niveau de pouvoir d’achat des
populations de ces quartiers populaires. Cette adaptation passe par la divisibilité à
l’extrême des unités des biens de consommation qui permet aux ménages démunis
d’accéder à certains articles et vivres. C’est notamment le cas de l’épouse du chef de
ménage de l’interview n° 3 qui conditionne les poissons surgelés en des formats
réduits d’un kg ou d’un demi-kg. Il arrive que le poisson conditionné ne soit plus
pesé et que l’on en dispose en morceaux. Des cas où les produits manufacturés sont
présentés en détail et en des petites unités divisibles sont fréquents. C’est souvent le
mode de vente en application dans le commerce des rues qui met en évidence les
relations étroites entre les pratiques des activités économiques avec la société.
De la collecte de ces récits, on peut soutenir que les activités économiques
entreprises par les ménages dans ce territoire des cités ouvrières de la Gécamines
sont imprégnées d’un jeu social. Ce sont là les manifestations des pratiques
d’économie populaire par lesquelles les populations ouvrières sont parvenues à se
maintenir et à se reproduire socialement lorsque les revenus en provenance de la
rétribution monétaire de leurs prestations à cette industrie minière se sont avérés
insuffisants pour leur procurer un minimum vital. En recourant à ces pratiques, les
ménages s’efforcent de réduire l’incertitude économique de la vie quotidienne par la
préservation de la cohésion sociale dans leurs milieux de vie urbains.
La stratégie de préservation du lien social explique et légitime en grande partie les
rapports sociaux dans ces milieux de vie ouvriers de la Gécamines, de la même
manière que la précarité dans les sociétés traditionnelles s’inscrivait dans un
contexte de solidarité autour des liens sociaux entretenus. Reste que dans le contexte
de dynamique socio-économique qui y prévaut actuellement, ces rapports sociaux
sont à renégocier à travers une sociabilité contextualisée, comme cela est développé
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 249
D’AUTOPRISE EN CHARGE
dans le chapitre sixième qui analyse la dynamique des territoires des cités de la
Gécamines1.
Dans le compte des faits sociaux qui témoignent du renouveau de solidarité et de
sociabilité dans les milieux de vie de la Gécamines, il y a lieu de faire mention, à ce
propos, de l’organisation socio-économique entreprise par certaines épouses des
agents de la Gécamines qui prend la forme d’une épargne traditionnelle. Cette
organisation regroupe un certain nombre de femmes vendeuses du secteur du petit
commerce de rues et des espaces publics des cités ouvrières, lesquelles se cotisent
quotidiennement pour un certain montant dont la somme est remise journellement à
l’une d’entre elles. C’est à tour de rôle que ces femmes, ne disposant pas d’un
capital tournant important, arrivent à réunir une certaine somme leur permettant de
financer leur commerce ou certaines autres activités. La veuve du ménage enquêté à
l’interview n° 1 expérimente cette forme d’organisation à la cité de la Gécamines -
Lubumbashi.
« Dans le quartier, nous avons une petite organisation de douze femmes
vendeuses qui fonctionne jusque là sans problème majeur. Une femme
parmi nous est chargée de collecter chaque jour (au soir) la somme de
1.000 FC auprès de chacune des vendeuses. La somme collectée est
remise à l’une de nos membres, et ainsi de suite jusqu’à terminer la
tournée et recommencer l’opération. Lorsque c’est mon tour de percevoir,
je sais réunir 11.000 FC en une fois. » [Interview n° 1]
Ce genre d’organisation sociale ne s’ancre pas moins dans une logique économique.
Dans un fondement du lien social, ces femmes mettent en œuvre une organisation
sociale autour d’une activité économique d’épargne qui leur permette de financer le
fond de roulement du petit commerce de certaines d’entre elles, à l’instar du chef de
ménage de l’interview n° 1. C’est une variante du système de « tontines » assez
répandu dans les pays en développement. Plutôt que de réunir hebdomadairement ou
encore mensuellement une certaine somme à verser à tour de rôle à l’une d’entre
elles, ces femmes ont assoupli le mécanisme et l’ont adapté à leur capacité de
contribution. Cette forme de solidarité se généralise aussi au sein des organisations
des hommes et peut atteindre des sommes importantes et des modalités différentes.
A côté de cette forme d’association, notons que ces épouses des agents de la
Gécamines se sont aussi investies dans beaucoup d’autres types d’organisations tant
pour accroître le revenu du ménage que pour entretenir des réseaux sociaux. C’est ce
que I. YEPEZ et al. ont qualifié, dans d’autres études en Afrique, de « socialité de
1
L’incertitude économique et sociale dans laquelle est placée la main-d’œuvre ouvrière dans
le processus de la Gécamines a permis de rendre plus visibles certains comportements
socioéconomiques qui attestent un renouveau de sociabilité et de solidarité dans ces milieux
de vie ouvriers,
250 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
On peut voir à travers ces illustrations que la logique de regroupement pour la survie
constitue une stratégie sociale incontournable dans le contexte actuel de la crise des
sociétés.
b. La solidarité familiale et la solidarité élargie
La solidarité familiale et la solidarité élargie s’opèrent dans le quotidien des
ménages selon des modalités socialement implicites. Comme l’a par ailleurs soutenu
ENGELHARD : « Le continent africain administre, en effet, la preuve d’une
indiscutable “solidarité” qui découle principalement d’un ensemble d’obligations et
de droits complexes destinés à préserver la cohésion du groupe et à réduire
l’incertitude économique » [PH. ENGELHARD, (1998) : P. 35]. Lorsque dans ces sociétés
africaines arrive un évènement heureux ou malheureux, on sent la nécessité d’un
soutien moral ou matériel de la famille ou des amis1.
La solidarité familiale concerne de plus en plus de proches parents du
ménage. C’est un type de solidarité qui s’établit entre les membres du ménages et
leurs père, mère, enfants, petits-enfants et divers apparentés. Cette solidarité
demeure très forte et enclenche dans son opérationnalité des obligations mutuelles
d’entraide quasi-quotidiennes2. La révélation du ménage de l’interview n° 5 sur le
recours à certains parents pour suppléer aux ressources du ménage donne quelque
peu une idée sur l’utilité de la solidarité familiale dans leurs modes de vie actuels.
« C’est avec des entrées de toutes les activités que nous entreprenons
indistinctement que nous arrivons à survivre. Seulement, cela ne suffit pas
pour prendre en charge certaines charges familiales. Pour le paiement
des frais d’études de mes enfants encore scolarisables, nous recourrons
1
Comme en témoignent nombre d’écrits, la « famille élargie » constitue le lieu d’expression
d’une solidarité à laquelle les Africains en général restent encore attachés. Ce qu’on qualifie
de la « famille africaine » est indissociable des liens de solidarité qu’elle implique.
2
D’autre part, c’est dans l’optique de la solidarité familiale qu’est placée la variante de la
stratégie de la redistribution de la charge familiale consistant à la cession d’un ou de
plusieurs enfants à des parents plus nantis pour assurer leur scolarisation ou encore en
confiant à l’un des parents la responsabilité de la charge scolaire de l’enfant qui demeure
sous la tutelle du chef de ménage à la cité Gécamines. L’adjonction d’un à plusieurs
collatéraux à des parents plus nantis est, par rapport à la première variante de cette stratégie,
quelque peu rare dans l’échantillon.
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 251
D’AUTOPRISE EN CHARGE
reste de l’argent collecté est remis à la famille après le deuil. Une liste
des participants l’accompagne. » [Interview n° 5]
1
Voir J.-PH. PEEMANS (2002), Le développement des peuples face à la modernisation du
monde…
2
En effet, comme critique de l’approche dominante du développement, les partisans de ce
courant réfutent la thèse qui consiste à réduire l’économie populaire en un phénomène
exclusivement lié à la crise de modernisation. Celle-ci ne constitue qu’un déterminant
imprimant une marque particulière à son évolution et plus manifestement, à sa configuration
actuelle.
254 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
visible la multiplicité des dimensions du progrès social [E. BERR (2004) ; J.-PH.
PEEMANS (2002) ; C. COMELIEAU (2000)].
Ainsi que le rapporte CRETIENEAU, « on ne peut donc réduire ces pratiques à des
stratégies d’adaptation temporaires dues au recul de l’Etat-providence. Ce ne sont
pas non plus des résurgences d’un passé lointain parce que l’imagination et la
créativité mobilisées quand il est question de la subsistance peuvent réinventer les
moyens de survie […] les relations tout comme l’ensemble des savoirs et savoir-
faire constituent des moyens de survie au moins aussi importants que des moyens
matériels ou des ressources monétaires » [A.-M. CRETIENEAU, (2007)].
Dans cet élan de mettre l’accent sur les pratiques d’économie populaire et sur
l’aspect du lien social qu’elles génèrent comme lieu de développement, il semble
intéressant de porter des regards sur les stratégies de survie de familles des ménages
des cités de la Gécamines afin d’en ressortir, au-delà de leur lutte pour la survie, les
conditions de reproduction de la vie quotidienne au sein de leurs milieux de vie.
5.4.3. Regards sur les stratégies de survie de familles
Les réalités observées dans ces deux cités ouvrières, notamment la mise en
œuvre de diverses stratégies de survie de familles, obligent à questionner les modes
de vie que le processus de modernisation socioéconomique de la Gécamines a
vainement tenté d’introduire chez les populations ouvrières, notamment le modèle
de la famille nucléaire avec un homme à sa tête qui la fait vivre. De fait, la
détérioration des conditions salariales a permis de rendre visibles des formes de
participation à l’intérieur du ménage et aussi au sein du milieu environnant qui
placent nombre de familles devant une double logique :
La mise en commun des revenus des parents avec ceux des autres membres
du ménage pour faire face à l’amenuisement du pouvoir contributeur du
chef de ménage, autrefois principal pourvoyeur des besoins du ménage ;
La sollicitation à la participation aux besoins du ménage des membres de la
famille élargie et d’individus, d’aucuns n’appartenant pas à la famille
(voisins, et d’autres personnes).
Cette forme d’organisation socioéconomique qui, au démeurant, diversifie les
responsabilités économiques dans les ménages montrent l’importance de l’économie
familiale dans le contexte où les travailleurs ne gagnent plus assez pour assumer
avec leurs salaires les charges familiales. Cela nous renvoie au questionnement, dans
une perspective dynamique, des stratégies de survie familiale dans l’optique des
processus de développement de ces territoires. C’est ainsi que des regards sont
portés sur lesdites stratégies pour faire ressortir un certain nombre des dimensions
qui les traversent, à savoir leur insertion dans le marché, la nécessité du cadre
institutionnel pour la régulation de ces activités ainsi que la viabilité des liens
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 255
D’AUTOPRISE EN CHARGE
sociaux établis dans la perspective de porter des dynamiques vertueuses pour ces
acteurs.
De l’insertion des activités socio-économiques dans le « marché »
La lecture des activités socio-économiques développées par les ménages dans les
cités ouvrières incite à s’intéresser au rôle du marché. Je tiens à préciser avec
1
BRAUDEL que « économie de marché » et « capitalisme » ne se confondent pas . De
ce point de vue, on peut dès lors réaliser que dans les processus de la province du
Katanga, le capitalisme – dans l’entendement braudélien –, n’est apparu qu’avec la
colonisation. La vie matérielle et l’économie d’échange ont, comme largement
développé au chapitre quatrième, bien existé au Katanga avant la colonisation du
Congo2.
Il est captivant d’observer ce jour dans ces cités de la Gécamines la réappropriation
du marché par les populations. Lorsqu’on se réfère au récit de l’interview n° 8
évoqué plus haut en rapport avec les modes d’actes économiques qui mettent en
évidence un type d’échange différent de l’échange marchand, on voit que l’espace
de marché dans ces milieux de vie est révélateur des pratiques locales qui font
preuve d’autres modes de coordination dans lesquels le système de réciprocité
demeure encore très vivace. On voit là encore que les activités économiques des
ménages qui font resurgir le troc coexistant avec la monnaie ayant cours forcé,
limitent l’étendue de la régulation marchande dans ces territoires et révèlent une
économie enchâssée dans le social. Ce qui, d’autre part, renforce la portée de
l’économie populaire pour décrypter ces types de relations en partant des
représentations et des pratiques des acteurs.
1
Dans l’organisation de toute société, comme l’argumente BRAUDEL, on retrouve une vie
matérielle, une réalité sur laquelle est bâtie la vie quotidienne de l’humanité. Cette vie
matérielle est considérée comme une économie élémentaire, ou encore une économie
d’autosuffisance. La véritable vie économique, poursuit-il, commence avec les échanges,
c’est ce que l’on nomme « économie de marché ». Elle part du troc le plus élémentaire pour
aboutir aux marchés de bourse les plus sophistiqués. Le « capitalisme », nota-t-il, est une
économie d’échange à un stade supérieur, régi par de gros marchands qui disposent des
moyens pour fausser le jeu de la concurrence [F. BRAUDEL, (1985) : PP. 49-67].
2
Ce préalable paraît utile pour évoquer le fait qu’avec la mise en place du salariat moderne
dans les processus d’industrialisation minière inscrits, par ailleurs, dans la perspective
modernisatrice de la province minière du Katanga, le système des salaires et les avantages
sociaux dont les salariés furent attributaires avaient remplacé, pour cette catégorie de
population, le marché de l’ère précoloniale. Les conditions salariales ont ainsi forgé un
modèle de famille où le salaire est le revenu principal et l’homme qui est à la tête de la
famille, fait vivre cette dernière avec ce revenu. Ce qui par ailleurs ne veut pas dire qu’à
l’époque du salariat dominant dans les territoires des cités ouvrières de la Gécamines,
d’autres économies n’en persistaient pas moins de manière informelle.
256 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Ce sont ces aspects que nombre d’économistes qui persistent à garder vis-à-vis de
ces types d’échanges les mêmes lunettes paradigmatiques, ne prennent pas en
compte et désignent par la notion fort discutable de « secteur informel ». Ils
semblent perdre de vue que de telles pratiques dévoilent l’usage par ces acteurs
d’une autre rationalité et de modes de coordination qui leur permettent des
ajustements en société. Cela est d’autant accentué que ces acteurs sont intégrés dans
une communauté de proximité débouchant sur des solidarités et de sociabilités qui
trouvent leur expression spatiale dans un système résidentiel.
D’autre part, la pratique de transactions financières dénommée « Banque Lambert »
[Interview n° 3], par exemple, à travers laquelle sont effectués des prêts d’argent à
intérêt, par moments préférentiel, est une des illustrations des échanges et des
relations informels qui se développent selon une logique qui n’est pas celle de
l’économie marchande, même si c’est en rapport avec celle-ci. Cela ressort de même
dans le récit de l’enquêté de l’interview n° 1 qui fait référence à une organisation
socioéconomique des femmes qui se débrouillent dans le petit commerce et qui
financent leurs activités à l’aide d’une variante du système de « tontines ».
Ce sont là des illustrations de types d’échange et de relations informels qui révèlent
des logiques d’action des acteurs sociaux déployant de l’intérieur de leur milieux de
vie des activités socioéconomiques diverses à la fois pour prendre en charge leurs
besoins et pour réaliser leurs aspirations, tout en se positionnant également, même si
ce n’est pas assez révélé, dans une visée de services à leur communauté.
En effet, ces initiatives autogérées de transactions financières comme les cas de la «
Banque Lambert » ou de la variante du système de tontines évoquées supra illustrent
la dynamique des actions financières autonomes traduisant une volonté
d’autopromotion socioéconomique portée par des acteurs sociaux démunis ou en
contexte de précarité. De même, si l’on peut s’accorder d’inscrire cette dynamique
autonome dans le compte des réactions de ces acteurs sociaux face à leur exclusion
du système bancaire classique et, à la limite, du secteur financier intermédiaire
(comme le système de micro-finance), alors l’enjeu de ces types d’échanges et de
relations informelles qu’ils entraînent se décline en termes d’un renversement de ces
pratiques populaires sur la mise en place d’un système institutionnel financier.
Seulement, ce système institutionnel devrait être doté d’instruments de crédit à des
conditions soutenables pour diverses catégories des populations et à la portée de la
majorité d’entre elles.
Ces exemples montrent toute l’importance du marché dans les stratégies de survie.
C’est quasiment dans le même contexte qu’en Inde, MUHAMMAD YUNUS en est arrivé à
mettre en place le micro-crédit après avoir observé les mécanismes des transactions
financières qui s’opéraient à côté de son université entre les femmes vendeuses et les
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 257
D’AUTOPRISE EN CHARGE
1
On ne résiste pas à faire référence à ce Prix Nobel de la paix pour faire voir que la possibilité
de se créer un capital de départ si modeste soit-il par l’emprunt et la mise en commun des
ressources est une condition essentielle pour créer une petite activité entrepreneuriale et
marchande. L’essentiel c’est que cet entrepreneuriat soit endogénéisé dans les milieux de
vie de ces acteurs.
2
Allusion est faite aux normes sociales qui régissent les types d’échange qui s’organisent au
sein de ces milieux ou encore l’organisation des systèmes financiers du type informel qui est
mise en œuvre dans le financement de leur petite économie.
258 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
De façon générale, comme le rapporte CRETIENEAU, toute dynamique socioéconomique
enclenchée sur un territoire peut aboutir à des conflits avec l’Etat [A.-M. CRÉTIÉNEAU
(2005)].
2
Dans la réglementation du petit commerce en RDC, l’ordonnance-loi n° 79-021 du 2 août
1979 stipule que l’exercice du petit commerce est subordonné à la patente. La délivrance de
celle-ci est subordonnée au paiement d’une taxe annuelle dont le montant est fixé par le
Ministre des finances suivant les catégories d’activités qu’il détermine.
3
C’est là évoquer les réalités des marchés où l’on distingue, comme déjà présenté au chapitre
premier (point 1.2.3.), un « grand marché » qualifié de formel d’après l’approche
fonctionnaliste et, d’autre part, « un petit marché » qui concerne les pratiques
socioéconomiques de la majorité des populations du monde.
260 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
les acteurs institutionnels : « L’acteur économique asiatique peut ainsi déployer son
esprit d’initiative d’autant qu’il bénéficie des conditions macroéconomiques
initiales favorables » [J. TROTIGNON, (1993)]. Pour sa part, VEREZ note que c’est
l’existence de divers liens associant l’Etat, les entreprises, les réseaux formels mais
aussi informels qui est l’une des raisons pour lesquelles l’Asie du Sud-Est a réussi à
concilier le rôle et l’intervention de l’Etat avec le marché [J.-CL. VÉREZ, (1998) : P.
593].
On voit bien ici dans le cas des territoires produits par la Gécamines, comme dans
beaucoup de milieux populaires du Congo, que la refondation du cadre institutionnel
est appelée de tous les vœux puisque le rôle de l’Etat est crucial pour l’encadrement
de la petite économie entretenue par les populations ouvrières dans le sens de
favoriser des incitations économiques pouvant porter l’éclosion d’activités
entrepreneuriales et marchandes.
Cependant, la question est de savoir dans quels types d’institutions peut-on définir le
cadre d’intervention pertinent, c’est-à-dire qui respecterait les principes de survie et
qui faciliterait l’émergence d’initiatives locales ?
Il semble donc souhaitable de promouvoir ces activités de survie, même si selon la
grille de lecture économiciste, elles s’exercent dans l’informel. Du fait que ces types
d’activités économiques permettent aux familles de résister de manière plus ou
moins efficace aux mécanismes de leur appauvrissement et que ces acteurs y
trouvent des espoirs de réussite, il revient à l’Etat de substituer à une réglementation
administrative pesante et contraignante, une législation adaptée et une fiscalité qui
ne pénalise pas l’épanouissement de cette petite économie. C’est par exemple ce que
propose H. DE SOTO dans son analyse sur la révolution informelle dans le monde, « le
défi à relever est de régulariser ces activités non par une “formalisation forcée” ou
une surréglementation mais par des lois “endogènes” » [H. DE SOTO (1994)]. Il s’agit
de ce point de vue d’un cadre institutionnel qui réponde au mieux aux besoins de ces
couches de populations pour les activités économiques qu’elles déploient dans le
contexte de subsistance.
Dans cette perspective, l’Etat qui crée des institutions devrait s’intéresser aussi au
point de vue des petits acteurs et regarder comment ils tentent de mettre en œuvre
diverses stratégies de survie dans des environnements changeants et quels moyens
ils utilisent pour résister. L’invention des institutions de régulation de la petite
économie tant dans les territoires des cités de la Gécamines, que dans les quartiers
populaires des villes minières en général, demeure le défi à relever pour l’insertion
au marché des activités de subsistance.
Cela conforte dans l’idée que l’efficacité du soutien institutionnel dépend largement
de la bonne compréhension qu’ont les pouvoirs publics des conditions d’éclosion de
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 261
D’AUTOPRISE EN CHARGE
l’activité économique sur ces territoires des cités de la Gécamines. Avec le soutien
de l’Etat, les interventions consacrées aux dimensions socioéconomiques des
activités des populations dans ces milieux de vie ouvriers peuvent contribuer à
révéler des potentiels insoupçonnés de développement. Ce qui conduit à s’interroger
tout de même sur la viabilité des activités socioéconomiques déployées par les
populations ouvrières des cités de la Gécamines.
Que savons-nous de la viabilité des activités économiques entreprises ?
Quand les conditions salariales n’assurent plus le quotidien, les familles dans les
cités de la Gécamines (salariées ou non) développent des activités de survie pour
faire face à la précarisation de leurs conditions de vie, on l’a montré. Cependant, les
activités économiques entreprises dans ce contexte particulier sont-elles viables pour
permettre aux familles qui les pratiquent de dépasser le seuil du prolétariat dans le
sens de se préserver d’un style de vie ne leur permettant pour l’essentiel que de vivre
au jour le jour ? S’interroger ainsi sur la viabilité des activités exercées par les
ménages renvoie à une grille de lecture fonctionnelle, pourvue des indicateurs
économiques pour apprécier leur efficience. Certes, l’application d’une telle grille de
lecture reste complexe dans la mesure où :
• d’une part l’unité d’analyse de cette étude est le ménage qui exerce des
activités économiques de survie, pouvant néanmoins prendre des
dimensions importantes mais demeurant peu aptes à l’observance des
normes du système de gestion comptable classique, voire à celui des
principes traditionnels de gestion, ou de suivi de ratios. D’un côté, une
partie des coûts n’est pas imputée parce que la logique de la production
n’est pas la même que dans l’économie classique et, de l’autre, certains
coûts sont considérablement réduits parce que les processus sont différents.
• d’autre part, les activités socioéconomiques déployées par les ménages se
positionnent dans un espace d’hybridation des principes marchand et non-
marchand, avec la plupart de temps une dominante « réciprocitaire ».
Dans le récit du ménage de l’interview n° 3, les coûts évoqués ne tiennent pas
compte de l’amortissement des congélateurs qui sont utilisés comme facteur de
production, du courant électrique ni des frais accessoires tels que les sachets qui
permettent le reconditionnement de ces poissons « Thomson ». Tout comme la
production et la vente de « sun-glace » dans le récit du ménage de l’interview n° 8
qui renforce l’hypothèse de la non-imputation d’une bonne partie des coûts dans la
fonctionnalité de l’économie populaire.
Ce sont de telles réalités qui expliquent, note par ailleurs ENGELHARD, la réduction
des coûts de production dans l’économie populaire car, soutient-il, elle minimise les
coûts des biens d’équipements et des immeubles de production et en contrepartie de
cette faiblesse des coûts, la productivité du travail est très faible et les biens et
262 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
services offerts sont généralement de qualité médiocre [PH. ENGELHARD, (1998) : PP.
58-60]. Ceci, d’autre part, explique la difficulté que rencontre la plupart des activités
d’économie populaire à garantir leur rentabilisation et, partant, la fragilité de leur
organisation.
Toutefois, il convient de souligner que les activités socioéconomiques déployées par
les ménages n’excluent nullement la recherche des profits, mais plutôt la subordonne
pour l’essentiel à des déterminants non marchands, voire non monétaires. Dans le
cas de l’économie populaire au Sénégal, NDIAYE note par ailleurs, que « dans un
système où la redistribution des ressources est valorisée, la recherche de l’efficience
qui fonde la maximisation du profit ne constitue plus un critère exclusif, c’est
pourquoi l’accent est mis sur la génération des revenus en vue de pérenniser le
système de redistribution plutôt que sur la maximisation des profits » [S. NDIAYE,
(2008)]. Dans le même élan, LALEYE et al., avancent que la subordination de la
recherche des profits à des déterminants non marchands dans la fonctionnalité de
l’économie populaire positionne les acteurs populaires comme des protagonistes
d’activités créatrices des richesses au même titre que les acteurs du privé capitaliste
[P. LALÉYÊ ET AL. (ED.) (1996)].
Il revient que les activités économiques populaires sont susceptibles de créer des
richesses et peuvent dans certains cas être déployées dans l’optique d’une
maximisation de profit. Qu’à cela ne tienne, les surplus qui sont dégagés des
activités économiques populaires ne traduisent pas toujours la rentabilité au sens
économique du terme. C’est ce qui d’autre part explique, notent LAUTIER ET AL., que
nombre d’économistes considèrent que l’économie populaire n’a aucune spécificité
économique [B. LAUTIER ET AL. (1991)]. A les entendre, on a l’impression que
l’économie populaire ne relèverait à leurs yeux que d’une rationalité sociale.
Pourtant, il est de plus en plus démontré que les activités économiques et les
pratiques sociales que renferme l’économie populaire se réfèrent à la fois à des
modes de vie et à des pratiques économiques et sociales différentes mais
conciliables. Elles sont insérées dans une rationalité économique qui leur est propre
mais qui n’y est pas prioritaire. C’est à ce titre qu’elles participent indéniablement
de la réconciliation entre l’économie et l’action sociale.
Un autre aspect intéressant pour comprendre la fonctionnalité et les apports que
peuvent permettre ces formes d’activités socioéconomiques portées par les ménages
se situe au niveau des atteintes de leurs objectifs. Dans l’exercice de ces activités
socioéconomiques, il s’avère que la relation entre les bénéfices et les coûts dépasse
le calcul strictement quantitatif. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de gains
économiques ou financiers, bien au contraire. Seulement, dans la logique de
fonctionnement de ces types d’activités, objectifs et moyens se trouvent étroitement
liés et parfois inséparables. Cela veut dire qu’aux yeux des acteurs populaires, ce qui
CHAPITRE 5 : DEFECTION DE LA REGULATION SOCIALE PATERNALISTE ET STRATEGIES 263
D’AUTOPRISE EN CHARGE
est prioritaire c’est l’atteinte de leurs objectifs de reproduction sociale plutôt que la
stricte observance de la pure rentabilité économique.
1
« Le carton de poisson “Thomson ” nous revient à 30 $ US, à l’intérieur
il y a trois rames de poissons. Chaque rame pouvant contenir 50 à 60
poissons. En les reconditionnant dans des sachets de 1 kg chacun
(environ trois poissons par sachet, selon les dimensions), cela peut me
rapporter 15 à 20 $ US par rame. C’est avec ces bénéfices que nous
assurons notre quotidien. Cela nous aide aussi à financer d’autres
activités commerciales. » [Interview n° 3]
Cela ressort des passages de ces deux récits d’entretiens où l’on peut lire à travers la
fonctionnalité des activités économiques une mise en évidence de la poursuite d’une
rentabilité élargie tenant compte non seulement d’un surplus économique entre
recettes et coûts mais également de la prise en charge des besoins du ménage dans
l’optique de la reproduction sociale.
« Comment voulez-vous qu’on progresse si tous les besoins de la maison
sont satisfaits par la débrouillardise ? Nous dépensons environ 2000 FC
par jour pour divers besoins de ménage alors que mon salaire de
fonctionnaire de l’Etat ne dépasse pas l’équivalent de 20 $ US (soit 9.000
FC). A cela, il faut prier pour qu’il n’y ait pas des cas de maladie dans la
famille, sinon c’est très salé comme dépense à engager. Devant certaines
dépenses, nous arrivions même à grignoter sur le capital de nos activités
économiques. Quelle rentabilité attendez-vous d’une telle activité
économique non seulement en considérant la situation d’un agent de
l’Etat comme moi mais aussi la conjoncture trouble qu’est la nôtre ! »
[Interview n° 4]
Quelques points se dégagent de ces passages et méritent d’être évoqués. En
particulier, les activités économiques entreprises dans le cadre des stratégies
d’assurer le quotidien répondent à ces trois soucis majeurs :
une préoccupation alimentaire : les produits de leurs activités agricoles
ou encore les revenus générés par diverses activités économiques
entreprises leur permettent pour l’essentiel d’assurer l’alimentation du
ménage ;
une préoccupation économique : bien que le souci principal pour nombre
des familles soit d’assurer l’alimentation du ménage, il s’est révélé que ces
activités s’inscrivent aussi de manière non moins déterminante dans des
rapports économiques en termes d’une plus-value permettant aux ménages
d’acquérir avec ce surplus certains autres biens non disponibles dans
l’organisation de leur économie familiale. Dans cette optique, ces activités
peuvent dégager des revenus parfois, non négligeables ;
1
C’est le nom donné dans le langage populaire en RDC au poisson chinchard
264 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
L’analyse a révélé qu’elles sont plutôt des activités de survie dans le cadre de l’auto-
organisation des individus et des familles ouvrières, que des actions collectives
organisées par les communautés de ces territoires. Bien qu’ayant révélé par leurs
pratiques d’économie populaire une certaine capacité de résilience et d’adaptation à
la dégradation des conditions salariales, il importe de faire mention de l’image que
donnent les activités de l’économie populaire déployées dans ces milieux de vie
ouvriers, celle d’une économie de « subsistance moderne ». Toutefois, au-delà de
cette subsistance matérielle, elles produisent du lien social, sur lequel l’accent est
mis par une bonne partie de littérature récente sur le développement [J.-PH. PEEMANS
(1997A)]. En outre, ces activités ont permis tant soit peu aux populations ouvrières de
satisfaire à certains besoins fondamentaux, matériels ou non.
En regard de cela, la prudence invite donc à explorer davantage la dynamique
populaire et territoriale de ces espaces pour en déceler les tendances en matière de
développement, comme on le fait au chapitre sixième.
Chapitre sixième
PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE
SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS LES
CITES DE LA GECAMINES : enjeux du développement
INTRODUCTION
Les cités ouvrières de la Gécamines, comme on l’a développé tout au long de la
thèse, traversent depuis plus de deux décennies des mutations socioéconomiques
sans doute similaires à ce qu’ont subi et subissent encore d’anciens milieux ouvriers
en Afrique, à l’instar de ceux du copperbelt zambien1. Toutefois, les métamorphoses
qu’endurent nombre de ces anciens milieux ouvriers révèlent des spécificités liées
au contexte socio-historique de chacun d’eux.
Pour le cas des territoires des cités ouvrières minières de la Gécamines, le
contexte socio-historique qui constitue l’arrière-fond de leurs métamorphoses est
celui du processus historique spécifique de la constitution de la main-d’œuvre
minière au Katanga et de la gestion de son urbanisation. De fait, l’organisation de
l’exploitation minière de la Gécamines a, dans son parcours, déterminé une
organisation spatiale particulière des cités ouvrières et un mode d’organisation de la
société salariale ayant permis d’adapter les rapports sociaux hérités de la société
traditionnelle au monde et à la culture de l’entreprise. C’est ainsi qu’à côté de
l’effondrement économique de cette industrie minière, on assiste en réalité à une
rupture dans des modes de vie marqués par la grande industrie et à une
déstabilisation des cadres socioéconomiques de ces territoires.
A ce jour, le paysage des territoires que cette industrie minière a produits et régentés
semble pour le moins contrasté et les espoirs d’un meilleur avenir et d’une fin
heureuse de carrière sont ainsi anéantis2.
Au total, le travail salarié qui incarnait l’intégration sociale dans ces milieux de vie
est aujourd’hui dominé par la perspective de la subsistance ; les trajectoires
professionnelles de la main-d’œuvre minière se sont contrastées et l’identité minière
forte qui a fédéré cette main-d’œuvre ouvrière autour de l’organisation de cette
1
Voir JAMES FERGUSON (1999), Expectations of Modernity. Myths and Meaning of Urban
Life on The Zambian Copperbelt. Il a fait une étude sur la désintégration économique et son
impact social dans les villes minières de la Zambie. Il a montré comment les mineurs
s’adaptent à la diminution des revenus et comment ils ont une dépendance accrue dans les
régions rurales pour soutenir les réseaux de parenté.
2
Le contexte économique qui prévalait durant les années de splendeur de la Gécamines se
prêtait bien à cet optimisme.
268 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Bien que la place du travail ne soit pas la même d’une société à une autre dans le temps et
dans l’espace, il peut néanmoins être admis que dans les villes urbaines, sans travail, on peut
se retrouver exclu.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 269
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
affaiblissement de son rôle intégrateur qui est constaté. Si le travail est censé
procurer des revenus permettant au travailleur d’accéder à la consommation et de
s’épanouir le cas échéant, tel n’est plus le cas pour la catégorie de la main-d’œuvre
encore contractuellement liée à la Gécamines. Le cumul de retards de paiement de
leur salaire en est une illustration éloquente. Point n’est besoin de rappeler que le
rendement du personnel dans une entreprise dépend de la motivation dont ce dernier
est attributaire. C’est dans cette logique que la Gécamines adopta une politique
sociale – auparavant alléchante mais aujourd’hui spectaculairement défaillante –,
pour escompter d’une amélioration du rendement de ses travailleurs. Tous les
avantages sociaux accordés dans le cadre de cette politique sociale sont aujourd’hui
l’ombre d’eux-mêmes : on ne distribue pas ou plus la ration alimentaire ; les soins
médicaux sont certes administrés mais les médicaments sont à charge du travailleur ;
diverses primes habituellement accordées sont supprimées ; la prise en charge des
cités ouvrières est abandonnée, etc., tout cela en absence des salaires plusieurs mois
durant.
Dès lors, si dans le construit social des villes minières du Katanga, notamment dans
les territoires des cités de la Gécamines, le salariat détermine encore le statut social
de l’individu, en revanche il ne l’épanouit plus puisque le travail dans ces milieux de
vie ouvriers s’est dépouillé de son rôle intégrateur. L’analyse sur les conditions
salariales actuelles de la main-d’œuvre de la Gécamines (point 5.1.3) a montré que
l’ « absence » du salaire déjà faible installe cette main-d’œuvre dans des conditions
précaires d’existence et ne lui offre guère de perspectives encourageantes pour une
éventuelle sécurité sociale. Du coup, la main-d’œuvre de la Gécamines devient, par
les cours de leurs conditions salariales actuelles, de plus en plus vulnérable et, son
bien-être est aujourd’hui visiblement affecté. Les travailleurs de la Gécamines
encore actifs et les anciens sont, on l’a vu, désormais obligés d’intensifier leurs
efforts dans la crainte du lendemain ou dans une incertitude permanente
incompatible avec des projets de vie dont ils se sont nourris.
Partant, il n’est pas exagérément pessimiste d’affirmer que pour la majorité des
salariés dans les villes minières du Katanga, le contenu du travail perd en
signification et le salariat n’est plus porteur d’un épanouissement social. Le fait
même que le salaire de la plupart des travailleurs ne leur permette plus de vivre
décemment et que le phénomène de salaires impayés ait gagné la quasi-totalité de
secteurs d’emplois dans les villes minières du Katanga, ne laisse guère d’illusion sur
ce point. Le ménage de l’interview n° 4, administratif de la fonction publique,
évoque dans son récit cette évolution socioéconomique que l’on observe à la cité. A
la question de savoir si sa manière de vivre dans ces cités de la Gécamines se
différenciait énormément de celle des « Gécaminards », il révela ce qui suit.
270 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
En filigrane de cette croyance, on imaginait que les acteurs institutionnels (Etat, autorités
administratives et politiques) et le capital feraient en sorte que finalement tout tourne bien.
2
Dans l’entendement de ces auteurs, la « perspective de subsistance » s’occupe délibérément
de créer un lien avec ce qui existe, de renforcer et d’étendre la résistance possible. A ce titre,
argumentent-ils, la « perspective de subsistance » n’est pas à confondre avec l’économie de
subsistance car, comparativement à cette dernière, elle ne concerne pas uniquement le
domaine de l’économie mais s’applique plutôt à la société, à la culture, à l’histoire et à
beaucoup d’autres domaines. A l’opposé de la production des marchandises qui caractérise
le système de production capitaliste ou à celle des services sous forme de contrat de travail,
notent-ils, la production de subsistance correspond à la « production de vie »
272 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Comme nous l’avons évoqué auparavant, la « désalarisation » est comprise comme la
transformation du salarié en indépendant ou plutôt, son occupation à des activités
subsidiaires durant sa vie active.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 273
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
autrefois dans les sociétés traditionnelles1. Sur bien des points, leurs modes de vie
actuels invitent à s’inspirer des sociétés pré-modernes.
Par ailleurs, la « production de subsistance » – même si elle présente un niveau
d’intensité faible –, rend visible la dynamique d’une perspective positive dans ce
sens que les populations ouvrières, longtemps déterminées dans un système
conditionnant de l’environnement de l’entreprise paternaliste, redécouvrent leur
souveraineté, leur propre autorité dans la « production de leur existence ». On
retrouve là le principe de self-reliance (autonomie) qui traduit le fait de « compter
sur soi-même » [A.-M. CRETIENEAU (2005) ; G. RIST (1996)]. La question qui devient
pertinente à ce niveau d’analyse est celle de savoir si l’option de la « perspective de
subsistance » est prise dans la logique de gagner plus de liberté de subsistance
(autonomie) ou plutôt pour simplement gagner un peu plus d’argent dans l’optique
de la survie. C’est là l’enjeu pour décrypter les changements socioéconomiques qui
s’opèrent dans les territoires des cités ouvrières dans ce contexte particulier. On
reviendra sur cet enjeu dans la section 6.4., qui porte sur la dynamique actuelle des
territoires des cités de la Gécamines.
Explorons maintenant l’évolution de l’identité ouvrière minière de « Gécaminard »
dans les cours de l’histoire ouvrière de cette industrie minière.
6.1.3. Le « Gécaminard », une identité à l’épreuve du
désenchantement du salariat
L’urbanisation de la main-d’œuvre minière – anciens artisans et paysans –, sous
l’organisation de la Gécamines, lui a permis de produire dans son nouveau milieu de
vie urbain le lien social qui ne repose plus substantiellement sur les liens familiaux,
ethniques mais plutôt sur le sentiment de travailler dans une même entreprise, de
relever ensemble certains défis et de partager un même environnement. Une identité
socioprofessionnelle était constituée : le « Gécaminard ».
A l’époque de l’U.M.H.K. en effet, comme signalé au chapitre cinquième, les
travailleurs africains étaient exclus de l’organisation syndicale jusqu’en 1946 (point
5.3.2.). Dans sa lecture de l’histoire ouvrière de l’Union minière, MAQUET impute
cette atonie syndicale à la vigilance de l’administration coloniale soucieuse de ne
pas laisser compromettre son œuvre, qu’elle espérait durable, par l’introduction d’un
courant revendicatif auquel la conjoncture internationale n’aurait pas manqué de
donner rapidement une coloration politique [J.J. MAQUET (1962) : P. 12]. D’un autre
1
Comme dans le milieu urbain il n’est pas possible de chasser ou de cueillir ou encore – et
dans une certaine mesure –, de cultiver comme en espace rural, ils font ce qu’ils peuvent :
des petits boulots et, à la limite, les produits de champs qu’ils entretiennent pour assurer leur
alimentation.
274 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
JOHN HIGGINSON par exemple montre comment l’UMHK été confrontée au problème de la
rareté de la main-d’œuvre (au tout début) et les mécanismes utilisés pour contraindre les
autochtones à vendre leur force de travail et pour recruter la main-d’œuvre dans les pays
voisins. Dans son ouvrage, on découvre comment l’UMHK et la colonie ont développé des
mécanismes de contrôle pour embrigader les travailleurs dans le moule capitaliste. Il montre
aussi, comment par rapport à cela, les travailleurs se sont adaptés à la vie urbaine et à la
condition des classes ouvrières, laquelle adaptation ne s’est pas faite sans heurts. Il a mis en
évidence l’éveil de la conscience de cette classe ouvrière en vue d’améliorer ses conditions
de vie [J. HIGGINSON (1989)]. On retrouve de même cette lecture chez PERRINGS dont
l’étude s’est rapportée à la formation d’un groupe social qui s’est développé dans les centres
industriels du Copperbelt du Katanga et du Nord de la Zambie [CH. PERRINGS (1979)].
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 275
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Auquel cas, la préservation de cette identité de « Gécaminard » dont se targuait non sans
noblesse, la main-d’œuvre ouvrière minière remet en cause les fondements de l’intégration
sociale telle que les populations des villes minières du Katanga l’ont connue depuis des
décennies. Autant dire que l’identité socioprofessionnelle minière qui a donné vie aux
grands espoirs à l’intérieur du monde ouvrier est mise à l’épreuve du désenchantement du
salariat. Les conflits séparatistes du début de la décennie 1990 sont une des illustrations des
champs de tensions qui détournèrent les « Gécaminards » de l’objectif de consolidation
sociale de leur identité ouvrière minière et mirent en péril ce construit social.
2
Cf. [D.W. HENK, (1988); D. DIBWE, (2001A); E. WEBERG (1956)].
3
Sans culture syndicale, cette première représentation des travailleurs a plutôt servi de
courroie de transmission des informations entre employeur et travailleurs. Toutefois, sa
276 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
contribution à la dynamique organisationnelle est évidente. Voir D. DIBWE (2001B), pp. 56-
85.
1
Allusion est faite aux conflits des politiciens ayant émaillé le début des années 1990 avec
l’usage d’une rhétorique identitaire et transférés habilement sur le terrain professionnel et
social de la province minière du Katanga.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 277
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
L’évolution de la conjoncture socioéconomique et politique, et les transformations des
entreprises dans la province minière du Katanga, tout comme dans nombre de villes des
pays en développement, sont de nature à remettre en question le modèle de la carrière
traditionnelle qui exaltait l’idée de passer sa vie professionnelle dans la même entreprise et,
à la limite, sans changer de métier.
278 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
ci-dessus fait état des mécontentements qui couvaient dans l’environnement social
de cette industrie minière bien au-delà des avantages sociaux qui entouraient leurs
conditions salariales. Ces constats des mécontentements de la main-d’œuvre
ressortent de nombreux récits des ménages. Cela est d’autant plus ressenti
aujourd’hui par la main-d’œuvre de la Gécamines lorsqu’on interroge les mobiles
qui ont milité à leur intégration au sein de cette industrie minière (figure 33).
Par rapport aux mobiles qui ont poussé à l’intégration des enquêtés dans le
processus de la Gécamines, sont mis en évidence les choix de vie énonçant leurs
représentations sur le métier de mines, sur l’entreprise elle-même et sur son
influence dans l’environnement social. Pour l’ensemble des deux cités, leurs
principales motivations sont :
les meilleures conditions salariales et la sécurité d’emploi pour 52,14 %
d’entre eux et
l’influence du milieu (imiter les parents ou choix opérés par eux, etc.) pour
16,8 %.
Près de 70 % des travailleurs actifs ou assainis ou encore retraités de la Gécamines
ont été séduits à la fois par les conditions salariales qu’offrait cette entreprise et par
l’influence qu’elle avait sur leurs milieux de vie.
Figure 33 : MOTIFS D'ATTRAIT A L'EMPLOI A LA GECAMINES
Ces expressions permettent en outre de repérer le poids de l’espace social vécu. Par
rapport à la variable « influence du milieu » par exemple, l’engagement
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 279
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
C’est une tradition ouvrière répandue dans les modes d’exploitation du type capitaliste où
l’on voit des enfants d’ouvriers remplacer leurs parents dans leurs professions, pour essayer
de perpétuer le métier du père. Comme le notent AUBERT et SYLVESTRE, « la gestion
paternaliste s’étend d’une autre manière à la constitution des ressources familiales en
embauchant préférentiellement les proches des salariés en poste » [F. AUBERT, J.-P.
SYLVESTRE, (1998)]
2
Derrière cette idée de faire carrière dans l’industrie minière ou les entreprises qui incarnaient
l’éthique du travail salarié, c’est la recherche de la stabilité d’emploi et de la sécurité sociale
que ces types d’entreprises symbolisaient ainsi que les transformations socioéconomiques
qu’elles portaient.
280 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
des opportunités professionnelles pour donner sens à leur avenir à travers l’emploi
dans lequel ils aspirent se réaliser pleinement.
Si le dixième des chefs de ménage de l’échantillon n’a jamais travaillé à la
Gécamines, 43,5 % des neuf dixièmes des travailleurs actuels de la Gécamines ou de
ceux qui en sont déjà sortis (assainis, retraités et démissionnaires), ont déjà changé
de métier au cours de leur carrière (tableau 27). Ils ont quitté diverses entreprises,
tant privées que publiques, voire l’administration publique, au profit de la
Gécamines qui, sans surprise, offrait de meilleures conditions salariales et une
stabilité de l’emploi. On croit savoir que ces travailleurs ont changé d’emploi en
intégrant la Gécamines pour manifester un désir d’évolution dans leur vie
professionnelle, mais aussi, et à niveau presque égal, pour des raisons économiques.
Pourtant, dans leur parcours professionnel au sein de cette industrie minière,
contrairement aux espoirs des plus optimistes, le décalage se fait jour entre
aspirations d’origine et la réalisation d’un avenir probable que la relation
professionnelle devrait induire.
Tableau 27 : METIER EXERCE AUPARAVANT PAR LE CHEF DE
MENAGE
Effectif
Cité-Gécamines
Lubumbashi Kipushi Total
Ouvrier d'entreprise 19 15 34
Employé d'entreprise 3 3
Métier Fonctionnaire 5 2 7
exerçé
Enseignant 12 3 15
par le
CM Métier libéral
(Indépendant)
14 3 17
avant la
GCM Emploi chez un privé 4 6 10
Sans objet 24 35 59
Police (militaire) 3 3
Total 81 67 148
De fait, leur parcours à la Gécamines n’est plus linéaire. On note même une mobilité
professionnelle au sein des entreprises de la place. Certains quittent d’eux-mêmes la
Gécamines pour solliciter les nouvelles entreprises minières créées dans la vague de
la libéralisation de l’exploitation minière des années 2000. D’autres sont, à l’inverse,
victimes de l’assainissement dans le contexte de l’opération « Départs volontaires ».
Ils sont ainsi plongés dans le chômage et, le cas échéant, peuvent se faire embaucher
ailleurs. Reste qu’à travers la déliquescence de l’emploi dans le processus de cette
industrie minière, s’est graduellement perdu le sens de la carrière pour nombre de
travailleurs qui y ont irrésistiblement cru.
Par le passé, note par ailleurs VINET, les entreprises stables et profitables ont offert à
la plupart de leurs employés l’opportunité d’y faire carrière, s’assurant ainsi leur
loyauté. Sans qu’il s’agisse d’une garantie formelle, poursuit-il, la personne pouvait
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 281
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
La perspective modernisatrice renvoie au modèle de croissance économique qui découle du
paradigme modernisateur conçu dans le contexte des enjeux de l’après-guerre et du
processus de la décolonisation des pays du Sud. Le processus de développement ainsi
enclenché par l’Etat congolais au lendemain de son indépendance (en 1960), s’inscrit dès
lors dans l’optique d’une politique volontariste qui consistait à placer le Congo en général
sur la voie de la modernisation qui incluait, pêle-mêle, l’industrialisation (avec
l’industrialisation minière en tête), l’urbanisation et l’affirmation croissante de la société
moderne.
2
On peut dire que très généralement, l’industrie se développe parallèlement à un autre
phénomène sociologique dont elle est à la fois la condition et la conséquence : le
phénomène urbain, caractérisé par une forte concentration humaine. Mais si à l’époque
moderne le lien entre ville et industrie est toujours apparent, il n’est pas toujours aussi
visible qu’au Katanga où il y a coïncidence historique exacte entre industrialisation et
urbanisation. [J.-J. MAQUET (1962) : P. 2]
282 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans la famille traditionnelle africaine, la femme jouit d’une autonomie économique en ce
sens qu’elle a accès à la terre qu’elle laboure elle-même et dont elle contrôle la production,
elle l’utilise pour sa propre sécurité tant qu’elle n’est pas encore mariée. Quant aux enfants,
ils sont considérés comme une main-d’œuvre pour le clan, la société. Ils assistent les parents
dans les différents travaux : les garçons à côté de leurs pères pour l’apprentissage de certains
métiers, tandis que les filles, à côté de leurs mères, apprennent les travaux et la gestion
domestiques.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 283
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
La configuration de la structure de famille dans les modes de production capitalistes diffère
de toutes les autres formes de famille sur un point central : ce n’est plus une famille
productive comme dans les systèmes traditionnels où elle constituait le centre de tous les
échanges sociaux.
284 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
En effet, l’analyse des stratégies de survie des ménages au chapitre cinquième a fait
état de la prépondérance des activités économiques et des apports de l’épouse au
ménage1.
« (…) c’est ça la vie aujourd’hui. Tout le monde doit contribuer aux
besoins du ménage, sinon c’est la mort dans la famille. Quand il (le mari)
peut, il donne. Nous avons tous compris qu’il ne pourra plus nous
prendre en charge comme par le passé. » [Interview n° 3]
Nombreux sont les maris qui reconnaissent eux-mêmes les apports de leurs épouses
dans la survie de leurs ménages. Certains ne jurent plus que par les activités
entreprises par leurs conjoints. Certes, dans le contexte actuel de la crise de la
Gécamines, les hommes peuvent encore réclamer le statut de « chef de famille »
devant le monde extérieur et surtout devant eux-mêmes, mais il semble que leur
impact dans la vie quotidienne réelle – du moins dans les ménages enquêtés –, n’est
plus aussi prépondérant que celui de leurs épouses. Au regard de cette évolution en
effet, une tendance générale à une inversion des rôles économiques s’observe dans
les cités de la Gécamines par rapport au financement des besoins de la famille. Cela
n’entraîne pourtant pas automatiquement une inversion des rapports de genre.
Il convient de rappeler que les rapports de genre caractérisant les populations
ouvrières majoritairement recrutées dans le monde rural sont, au départ, d’ores et
déjà marqués des stéréotypes traditionnels, empreints de forme de domination
symbolique dont les femmes sont l’objet de la part des hommes. Ces rapports de
genres sont par la suite modélés sur le modèle de famille circonscrit par
l’U.M.H.K./Gécamines2. La valorisation du rôle économique de l’épouse du
travailleur de la Gécamines a suivi un processus historique. A partir des années
1946-47, est mis en œuvre un mouvement de son émancipation au travers de
1
De manière générale, ainsi que le souligne SCHULTHEIS, « le monde quotidien des classes
populaires d’aujourd’hui trouve son centre de gravitation dans la figure de la mère. Ce sont
les femmes qui gèrent avec ingéniosité la situation économique plus ou moins précaire de
ces familles peu privilégiées, ce sont elles qui font preuve d’une débrouillardise admirable
et d’une grande autonomie et maturité dans l’organisation de la vie de famille » [FRANZ
SCHULTHEIS (2009) : P. 9].
2
Allusion est faite à la philosophie de la politique sociale de l’U.M.H.K./Gécamines
consistant à prendre en charge la famille du travailleur et réservant à son épouse le rôle se
prêtant principalement à la fonction sociale du ménage.
286 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
formation scolaire et professionnelle1. Tout comme des efforts qui furent entrepris
notamment par le mouvement religieux catholique « Jamaa » (déjà vers 1950), pour
valoriser le rôle de la femme au foyer. Au fil des années et avec le concours de ces
différents contextes, l’épouse du travailleur de la Gécamines deviendra peu à peu
partenaire économique dans l’environnement socioéconomique de la Gécamines2.
De manière spectaculaire, elle recouvra son rôle d’cateur économique lorsque les
conditions salariales se dégradèrent dans la décennie 1980 et plus intensément,
depuis la rupture de la prise en charge paternaliste au cours de la décennie 1990, le
tout conjugué aux retards cumulés de non paiement des salaires des années 2000.
Les changements des modes de vie et la dynamique nouvelle de l’organisation
familiale contribuent pourtant à diminuer la différence des rôles du mari et de
l’épouse au sein des ménages, même si l’épouse continue d’assumer la plus grande
partie du travail domestique. Ce qui frappe dans bon nombre des entretiens menés,
c’est la tendance nette des épouses des travailleurs de la Gécamines ou non, à se
charger non seulement du travail domestique et du ménage ainsi que des enfants,
mais à s’engager en même temps dans des activités économiques très variées et dans
des petits boulots compatibles avec leurs responsabilités familiales. Malgré leurs
apports dans la vie économique du ménage, au sein de certains milieux urbains à
l’instar des cités ouvrières, des clichés sociétaux ne leur permettent pas encore de
jouir d’un épanouissement manifeste de leur position sociale3.
Même en période de crise de société en cours, les populations ouvrières ne se sont
pas encore libérées ostensiblement des considérations culturelles relatives au
système de représentation du statut de la femme au foyer. Certaines croyances
comme celle de la subordination absolue de la femme n’ont pas encore été
efficacement démantelées. Comme en témoigne l’épouse de Mr KAKWATA, la
tendance à une inversion de l’autorité maritale n’est pas encore réellement
1
De la femme productrice de force de travail, l’Union Minière voulait faire ensuite, à l’instar
des autres entreprises capitalistes, une femme d’ouvrier capable de bien gérer son ménage.
Des foyers sociaux furent créés dans les différents camps des travailleurs pour apprendre
aux femmes à devenir des mères et des épouses accomplies : savoir repasser, raccommoder,
coudre des vêtements, faire de la cuisine, apprendre quelques notions d’hygiène individuelle
et collective, etc. sous la supervision d’assistantes sociales. [DIBWE DIA M. (2001A) : PP. 34-
36].
2
Incapable de fournir régulièrement des légumes frais à ses travailleurs,
l’U.M.H.K./Gécamines se tourna vers les épouses de ceux-ci qui lui livraient déjà vers les
années trente des aliments verts, produits de leurs champs. Cf. [DIBWE DIA M. (1993) : PP.
105-118].
3
Comme le note par ailleurs LOCOH, « la participation de l’épouse à l’économie n’entraîne
pas pour autant une reconsidération de son statut » [TH. LOCOH (SOUS LA DIR DE) (2007) : P.
360].
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 287
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
observable dans les cités ouvrières de la Gécamines. Quand on lui pose la question
de savoir si ce phénomène n’affecte pas les rapports de pouvoir au sein de leur
ménage, elle reste formelle :
« Pas du tout. Dans notre tradition “Chokwe” (puisque nous sommes de
la même tribu mon mari et moi), le mariage reste toujours sacré, malgré
la crise sociale que nous vivons dans les milieux urbains aujourd’hui.
C’est un sacrilège que de manquer de respect à son mari. Nous le
respectons toujours, mes enfants et moi (…) Cela nous scandalise lorsque
nous voyons ce qui se passe ailleurs où les hommes, comme mon mari, ne
contribuent plus de manière significative au budget du ménage. »
[Interview n° 3]
D’autre part, nonobstant la tendance à l’inversion des rôles économiques au sein des
ménages des cités de la Gécamines, il semble que l’autorité de l’homme n’a pas
encore subi le degré d’érosion et de décomposition caractéristiques des familles
urbaines. Néanmoins, il convient tout de même de souligner que des cas disparates
où les maris perdent « autorité » au sein des ménages sont de plus en plus signalés.
Si le renversement des relations de pouvoir au sein des ménages ne se manifeste pas
encore de façon spectaculaire, cela semble encore tenir à une tension entre rupture et
conservation des cultures en rapport avec le contenu des fonctions familiales
traditionnelles. Ce qui est vraisemblable, dans les contextes de précarité, c’est que
les repères culturels peuvent plus ou moins basculer et les modèles traditionnels à
rôles familiaux rigides, se métamorphoser.
6.2.3. Quand l’appoint de l’épouse devient une composante essentielle
du revenu du ménage
Traditionnellement en Afrique, la femme est subordonnée à l’homme. Elle l’est
plus encore en tant qu’épouse. C’est ainsi qu’autrefois l’autorité de l’homme sur
l’épouse était légitimée par la prise en charge financière de celle-ci par son mari. De
même que dans la perspective modernisatrice dans laquelle s’est inscrit le processus
de l’U.M.H.K./Gécamines, la configuration sociale du ménage était de telle sorte
que la prise en charge de la famille soit assurée principalement par le mari, chef de
ménage. Toutefois, comme vu plus haut, la valorisation du rôle de la femme du
travailleur de la Gécamines a été initiée à la fois par l’U.M.H.K. et par les
mouvements religieux qui ont accompagné le processus de modernisation
socioéconomique dans les milieux ouvriers1. On a vu certaines épouses rejoindre les
1
Cette attitude capitaliste s’est aussi observée ailleurs dans l’histoire industrielle de grandes
entreprises où la volonté manifeste de promouvoir l’épouse de l’ouvrier par l’une ou l’autre
activité est largement signalée. Pensons par exemple à NOIREL qui montre comment ces
industries opèrent une redéfinition des rôles des femmes qui passent du statut de femme
paysanne à celui de femme d’ouvrier, capable de gérer la maison [G. NOIREL, (1988)].
288 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
hommes dans les milieux professionnels, en se faisant embaucher au même titre que
leurs maris, ou plutôt remplacer ceux qui sont décédés en cours d’emploi. Nombre
d’entre elles ont excellé ailleurs que dans le milieu professionnel purement
administratif et technique.
Aussi révélateur de cette tendance à la valorisation de la femme au foyer, c’est
l’émancipation dont font l’objet la plupart des épouses des travailleurs actifs et/ou
anciens de la Gécamines qui de façon autonome reconquièrent le pouvoir
économique qu’elles avaient perdu au cours de leur insertion dans la vie urbaine
moderne et aussi lors de l’expérimentation du modèle de famille imposé par
l’U.M.H.K./Gécamines. Toutefois, ce constat de reconquête du pouvoir économique
des femmes au ménage ne caractérise certes pas les seules cités ouvrières minières.
Il s’observe aussi ailleurs et traverse d’une certaine manière les quartiers populaires
des villes industrielles de la plupart des pays du Sud. Mais comme tout territoire a
son histoire, les cités ouvrières minières de la Gécamines ont imprimé de leur
marque leurs propres transformations.
Le rôle joué par la femme dans le contexte des mutations socioéconomiques en
cours dans les milieux de vie ouvriers de la Gécamines laisse transparaître que deux
situations se dessinent :
• L’apport économique de l’épouse est très sollicité dans les ménages où le
mari a cessé de prester à la Gécamines et, éventuellement, reste sans
alternative. La femme pourvoit alors par ses activités économiques à
l’essentiel des besoins de la famille et dans cette tâche elle peut-être aidée,
le cas échéant, par les enfants et les proches.
• Dans les foyers où le mari continue de prester à la Gécamines ou même
ailleurs, la femme se débrouille autant que son époux pour participer
activement aux besoins du ménage. Si le mari reste encore actif à la
Gécamines, cette participation est plus que sollicitée puisque les conditions
salariales au sein de cette industrie minière se sont depuis lors
profondément dégradées.
De manière générale, les femmes dans les cités de la Gécamines jouent actuellement
un rôle essentiel dans l’organisation de la vie quotidienne et elles contribuent tout
aussi activement au budget des familles. Le nouveau modèle social qui transparaît
dans ces milieux de vie ouvriers rend visible le pouvoir économique de la femme à
rebours des représentations dominantes. Partant, les hommes qui traditionnellement
étaient considérés dans la civilisation minière du Katanga comme les responsables
économiques de leurs familles, sont de plus en plus nombreux à s’effacer
économiquement et, à la limite, certains deviennent même à charge de la famille.
Dès lors, le modèle familial de référence n’est plus celui de la famille nucléaire, ni
même celui d’une famille à deux apporteurs comme l’a par ailleurs proposé
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 289
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
On a soutenu dans le chapitre cinquième que dans les cités de la Gécamines, certains enfants
sont, à l’instar de leurs parents, des pourvoyeurs de revenus et de produits provenant
d’activités diverses et, à ce titre, ils concourent aussi à la survie du ménage (point 5.4.1.).
Toutefois, la participation de l’épouse à l’économie du ménage prédomine par rapport à
celle des enfants et des parentés (figure 31).
290 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Cf. I. DEBLÉ, P. HUGON (EDS) (1982) dans « Vivre et survivre dans les villes africaines » et
aussi A. MORICE (1981), « les petites activités urbaines ».
2
Comme déjà développé au point 6.1.2., nous préférons à « l’économie de subsistance », la
nuance de la « perspective de subsistance » car cette dernière, comparativement à la
première, s’applique à la « production de la vie », dépassant par là « l’économie de la
subsistance » qui elle, concerne pour l’essentiel le domaine de l’économie.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 291
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
Point n’est besoin d’allonger la liste de ces activités rélevant jadis de la sphère
domestique et qui, aujourd’hui, font l’objet des échanges marchands.
Certaines autres activités socioéconomiques ne peuvent naturellement s’évaluer en
termes monétaires ni se marchander. Ce sont pour l’essentiel des activités d’entraide
ou des services à des voisins qui peuvent ou non prendre appui sur des structures
d’organisations associatives ou simplement sur la proximité résidentielle et, à la
limite, sur l’appartenance ethnique.
Lorsqu’on resitue les populations ouvrières des cités de la Gécamines dans leurs
trajectoires professionnelles – entourées de conditions salariales relativement
meilleures et d’autant d’avantages sociaux dont elles étaient attributaires de cette
entreprise –, et qu’on observe leurs initiatives actuelles pour la survie ainsi que la
projection de leurs modes de vie dans l’économie domestique, on peut tirer des
enseignements qui éclairent le processus « réel » de modernisation
socioéconomique. On peut dès lors considérer que les pratiques d’économie
populaire qu’elles déploient dans ce contexte particulier apparaissent plutôt comme
un mode de reproduction sociale spécifique, celui des couches sociales qui subissent
le désenchantement du salariat « moderne » dans le processus de cette industrie
minière. Ce constat porte à poser l’économie populaire « postmoderne » 1 comme
une « économie réelle marchande ». Dans leur version « postmoderne » comme des
réponses économiques autonomes fournies par les populations ouvrières face à la
crise de l’accumulation dans leur entreprise et aux mutations socioéconomiques en
train de se faire dans leurs milieux de vie ouvriers2.
Néanmoins, il y a lieu de faire remarquer, sur base des avancées de la recherche sur
l’« informalité », que l’on ne peut plus ce jour imputer en termes de causalité directe
et unique les pratiques d’économie populaire à la récession que traversent les
entreprises capitalistes. Cette dernière, tout comme la crise de modernisation qui
1
C’est peu à peu vers les années 1980 que le concept « postmoderne » a gagné les sciences
sociales où certains sociologues comme M. MAFFESOLI, Y. BOISVERT, etc. se sont ralliés à
l’idée que la « postmodernité » pourrait bien correspondre à une période historique marquée
par un nouvel ordre social [M. MAFFESOLI (2008) ; Y. BOISVERT (1996)]. Seulement,
autour de la « postmodernité », plusieurs prises de positions s’affrontent à ce jour. Nous
accédons pour notre part à ce concept puisque convaincu du non-achèvement de la
modernité occidentale que la vision dominante du développement ne se lasse de transposer
dans les sociétés du Sud. Au regard de formes hybrides et mutantes de modernisation
observées dans ces sociétés et contrairement aux mythes de la convergence et de la « fin de
l’histoire » associés aux théories de la modernisation, le « postmodernisme » correspond, à
notre avis, au moment historique des mutations socioéconomiques que les pays en
développement traversent depuis près de trois décennies.
2
Comme déjà évoqué par M. PENOUIL, elles sont une réponse de la société aux besoins
nouveaux, aux mutations structurelles aux contraintes sociales résultant de l’influence du
développement transférée sur toutes les catégories sociales. [M. PENOUIL (1992)]
292 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
s’observe dans nombre de villes des pays en développement, n’en constitue qu’une
dimension, principale certes, mais pas exclusive.
Ces évocations sont faites pour indiquer que parmi les pratiques d’économie
populaire, certaines émanent des anciens modes de vie et d’autres se sont forgées
dans la modernité dans le processus de l’urbanisation et, plus intensément depuis la
crise de salariat « moderne ». Les populations ouvrières ont donc évolué dans une
tension entre la préservation des modes de vie « traditionnels » et l’incorporation des
styles de vie urbains. Les réalités de développement observées dans ces milieux de
vie ouvriers montrent que les deux modes se sont intégrés pour produire des modes
de vie urbains hybrides : les populations ouvrières se détachent de certaines
pratiques « traditionnelles » et, par moments, elles les font resurgir dans la conduite
de leur vie sociale confrontée aux exigences de la modernisation et de
l’environnement du travail. De même, elles intègrent certains usages de la modernité
et en adoptent d’autres de manière influente. Ces évolutions sont révélatrices de
mutations sociales dans les cités de la Gécamines dont l’enjeu aujourd’hui se décline
en termes de reproduction sociétale de ces territoires en rupture du lien paternaliste
et de la filiation ouvrière.
6.3. DE LA REPRODUCTION D’UN MILIEU POPULAIRE
EN CRISE
Du développement fait tout au long de cette thèse, on sait maintenant que la
sphère d’action du paternalisme dans le processus de la Gécamines ne se réduisait
pas seulement à l’univers immédiat de l’usine ou encore des mines, il s’agissait
plutôt des interventions autant sur le niveau du logement de l’ouvrier et de son
milieu de vie que sur celui de l’intimité de sa vie de famille. Concernant les milieux
de vie des ouvriers, les actions sociales de la Gécamines ont fait de ces cités
ouvrières des espaces cohérents et intégrés, produits et constitués par le travail1.
Cependant, l’observation de ces territoires aujourd’hui met en évidence la diversité
de dynamiques où, comme vu au chapitre cinquième (point 5.2.), les nouvelles
configurations socioprofessionnelle et résidentielle ainsi que les changements
socioéconomiques qui y prévalent, s’alimentent mutuellement et marquent le
passage d’une identité ouvrière minière forte à une diversité des identités et des
trajectoires. C’est là qu’il convient de situer les enjeux du développement de ces
territoires de type particulier, marqués pour l’essentiel par la filiation ouvrière et
paternaliste.
1
Ces espaces qui se sont révélés durant une longue période cohérents et intégrés, n’étaient pas
exempts de conflits. On peut y voir toutefois le fruit des sociabilités et solidarités héritées du
« travailler ensemble » et renforcées par le « vivre ensemble ».
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 293
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
Dans cette perspective, un regard est à jeter sur l’évolution de la production sociétale
de ces territoires afin de pouvoir y repérer les conditions de réalisation de leur
reproduction. Pour ce faire, un survol de l’histoire de ces territoires s’avère opportun
pour décrypter des dynamiques sociales diverses ayant traversé les trajectoires
résidentielles de ces populations ouvrières.
6.3.1. Cités ouvrières de la Gécamines : l’histoire des territoires
spécifiques
D’une simple nécessité de loger les ouvriers à l’origine des cités ouvrières de
l’U.M.H.K./Gécamines, ces espaces sont passés d’une logique de contrôle de la
main-d’œuvre à toute une politique de promotion de la société et où les visées de
modernisation vont imprégner de leur empreinte les réalisations de toutes les
infrastructures socioéconomiques de base. Ces dernières vont radicalement
transformer la conception de « camps » des travailleurs en celle de « cités »
attrayantes, viables et vivables. Les améliorations des conditions de logement et de
l’environnement des cités ouvrières, qu’elles soient à l’instigation de
l’administration1 ou seulement promues par l’entreprise, les ont rendues compatibles
avec la vie des familles des travailleurs2. L’idée derrière ces actions paternalistes,
c’est d’opérer un relèvement physique et moral des travailleurs. Dans « Les
métamorphoses de la question sociale », CASTEL souligne les contributions réalisées
par le capitalisme quand il était question de résoudre le problème de la fixation
ouvrière dans des espaces clos de grandes concentrations industrielles. Pour
lui : « l’idéal est de réaliser une osmose parfaite entre l’usine et la vie quotidienne
des ouvriers et de leurs familles » [R. CASTEL (1995) : PP. 410-412]. Dans cet
entendement, l’entreprise est comprise comme une grande famille composée du père
et de ses enfants. C’est dans cette logique qu’il faut insérer les efforts entrepris par le
capitalisme pour promouvoir la socialisation dans les milieux ouvriers.
Dans cette perspective, des institutions sociales à l’instar des foyers sociaux sont
crées dans les cités ouvrières en vue d’un encadrement efficace de la population
ouvrière. Pendant que les hommes étaient orientés vers des cours de
préprofessionnalisation et de perfectionnement, leurs épouses étaient occupées dans
1
Par exemple, une série d’ordonnances-lois furent promulguées par l’administration coloniale
non seulement pour mettre fin à la promiscuité qui régnait dans les camps de travailleurs
(hygiène industrielle), mais aussi pour exiger des entreprises une superficie de 4 m2 par
occupant dans les camps permanents. [COMITÉ RÉGIONAL DU KATANGA, (1921) : P. 79] cité
par DIBWE DIA M. (2001A) : OP.CIT.
2
Reste que malgré les efforts de modernisation de ces cités par l’U.M.H.K./Gécamines, la
promiscuité y régnait toujours à cause de la croissance de la population ouvrière et, surtout,
de la taille des familles des travailleurs. [RAPPORT A.R.P.- GCM, (1970) : P. 43]
294 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
des formations familiales qui devaient faire d’elles des bonnes ménagères. Les
enfants des travailleurs bénéficiaient eux aussi des formations techniques et
professionnelles, puisqu’ils constituent la progéniture des travailleurs et, à ce titre,
une réserve de main-d’oeuvre. Les garçons étaient orientés, selon les âges et les
potentialités, vers des écoles préprofessionnelles, des chantiers de travail et vers
l’école normale et professionnelle. Quant aux filles qui n’ont généralement pas
terminé leur cycle primaire, elles étaient admises à l’école de formation familiale où
elles étaient initiées aux travaux ménagers : tricotage, couture, repassage, cuisine,
puériculture, et économie domestique en général. Dans cette visée, plusieurs acteurs
étaient mis à contribution : des médecins, des instituteurs et des missionnaires
catholiques.
Pour atteindre ses objectifs, l’U.M.H.K./Gécamines a mis à la disposition de ses
travailleurs un équipement socio-médical approprié pour garantir les soins médicaux
de la population ouvrière afin d’escompter un meilleur rendement à travers une
meilleure carte médicale des travailleurs et de leurs familles. Cela n’est pas sans
évoquer la distribution de la ration alimentaire qui se conjuguait aux autres
avantages sociaux afin d’assurer une bonne santé de la « forteresse » ouvrière que
cette industrie minière avait constituée.
Pour permettre à ces familles de se délasser dans les cités ouvrières,
l’U.M.H.K./Gécamines étendra son influence jusqu’à la sphère des loisirs. Elle
permît à cette fin la création de diverses infrastructures : des terrains pour la pratique
de sports (football, basket-ball, volley-ball, hand-ball, rugby, etc.), le cinéma, la
fanfare, des salles de jeux comme le billard, le jeu de dame, voire des bibliothèques
et des maisons de jeunes. L’organisation des loisirs après les heures de travail
participa manifestement à l’intégration des travailleurs dans la famille ouvrière. Par
la pratique des sports, s’intensifiait la camaraderie et l’esprit de collaboration se
renforçait.
Sur le plan de l’organisation sociale au sein de ces territoires des cités ouvrières, il y
a lieu de reconnaître qu’en concentrant des populations venues de différents
horizons dans ces espaces, l’U.M.H.K./Gécamines a créé une famille artificielle à
part, qu’elle voulait disciplinée et productive. Cela ressort dans l’interview n° 5.
« […] avec les voisins à la cité, nous vivions comme des frères d’une
même famille élargie malgré nos différences de tribu. Dans notre
entourage, les problèmes de la société étaient résolus sans tenir compte
de l’origine du voisin. Pour mieux comprendre cette évolution, il faut
considérer deux grandes périodes. Il est arrivé un moment où les
travailleurs à la cité de la Gécamines étaient regroupés par provenance
ethnique puis provinciale. Là il s’observa certes des distances entre les
travailleurs n’ayant pas la même provenance. Puis, à un certain autre
moment, l’on décida de mélanger les travailleurs de provenances
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 295
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
A ce propos MIKE DAVIS éclaire sur ce phénomène lorsqu’il note que « la marchandisation
de l’agriculture élimine la réciprocité villageoise traditionnelle qui permettait aux pauvres
de subsister en temps de crise » [MIKE DAVIS, (2003) : P. 16].
2
Dans les dynamiques communautaires la redistribution joue un rôle que J.-PH. PEEMANS a,
par ailleurs, qualifié d’égalisateur des revenus individuels puisqu’à travers cette
redistribution, des interventions financières ou matérielles sont opérées à l’endroit des
parents, des amis et des connaissances diverses ou, à l’inverse, obtenues d’eux [J.-PH.
PEEMANS, (1997) : P. 112].
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 297
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Du fait que les logements ont été définitivement cédés aux travailleurs, ceux d’entre eux qui
ne font plus partie pour l’un ou l’autre motif de la Gécamines, préfèrent s’attacher à ces
territoires, comme nous le voyons à la sous-section 6.4.
298 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
vecteurs indéfectibles de lien social entre résidants des cités, aux prises avec de
réelles difficultés socioéconomiques.
Tout comme durant la période de la résurgence des affrontements identitaires entre
les originaires du Katanga et les ressortissants d’autres provinces, en l’occurrence
ceux provenant des deux provinces du Kasaï, l’influence de la religion a été
déterminante pour stabiliser les relations sociales dans ces milieux de vie, comme le
relate le chef de ménage à l’interview n° 5.
« […] quoique cela ait pu véhiculer une sorte de haine dans l’un comme
dans l’autre camp identitaire, l’influence de la religion atténue à ce jour
les distances que cette résurgence tribale aurait réinstallées dans nos
relations à la cité. »[Interview n° 5]
Les valeurs véhiculées depuis des décennies à travers la forte présence des églises
catholique romaine et protestante ont marqué de leurs empreintes les représentations
et les croyances des populations ouvrières. Le poids de la tradition religieuse a
certainement contribué à forger dans leurs milieux de vie une culture de générosité,
plus ou moins fondée sur le sentiment d’une obligation morale. Cela ne veut
nullement insinuer que ces populations se réfèrent nécessairement à la religion à
chaque pratique sociale, mais on peut voir dans leurs modes de vie une influence des
normes et des valeurs issues d’un vécu religieux.
Cependant, si les pratiques religieuses demeurent certainement influentes dans les
parcours des populations des cités enquêtées, elles ne sont toutefois pas suffisantes
pour expliquer les modes de vie en cours. L’héritage traditionnel a aussi une portée
symbolique non négligeable dans le construit historique des populations ouvrières.
Lorsqu’on exploite les récits des entretiens, on se rend bien compte que les pratiques
locales ont dû pénétrer l’imaginaire de ces populations notamment en ce qui
concerne la préservation du lien social à travers des pratiques de réciprocité et de
redistribution. En clair, on peut repérer à travers leurs témoignages qu’aux
références héritées des traditions, cette main-d’oeuvre a réussi à incrémenter un
système de croyances révélées par les religions. C’est sûrement cet ancrage aux
croyances et aux pratiques locales qui justifierait la capacité éprouvée de ces
populations dans la recherche du lien social et dans le recours à la tradition
d’entraide malgré toutes les différenciations exclusives qui ont refait surface dans le
contexte des mutations socio-économiques en cours.
A ce titre, les cités de la Gécamines sont illustratives des milieux de vie où cette
dimension d’ancrage local et du jeu des traditions est le plus marquée. Des écrits1
révèlent par ailleurs que, par le passé, la vie des ouvriers dans les cités de la
1
Cf. [D.W. HENK (1988) ; J.J. SAQUET (2001) ; DIBWE DIA M. (2001A)]
300 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Comme le soutient par ailleurs B. PECQUEUR, « ce sont les dynamiques territoriales plus que
les territoires qui sont confrontées aux mutations économiques » [B. PECQUEUR (SOUS LA
DIR. DE) (1996)].
2
Toujours selon les mêmes auteurs, qu’elle soit géographique ou organisationnelle, la
proximité nécessite d’être activée pour construire un espace collectif de coopération,
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 301
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
prend de plus en plus place dans notre cité. Les relations sociales aussi
changent, de nos jours ce sont principalement les organisations du type
des associations de “Mutualité” et de celles de confessions religieuses
qui arrivent encore à nous réunir dans le quartier. » [Interview n° 3]
Les métamorphoses des rapports sociaux et spatiaux dans les contextes actuels des
cités de la Gécamines sont relevées dans plusieurs interviews. Vraisemblablement,
le changement du référentiel sociétal que représentait cette indutrie minière dans ces
territoires y a bousculé les repères sociaux. Partant, une nouvelle dynamique de
socialisation se met en place, à travers laquelle on peut observer un transfert des
sentiments solidaires vers d’autres groupes de référence qui supplantent, désormais,
la solidarité mécanique de l’organisation sociale héritée du passé de la vie ouvrière
en cités.
Effectivement, dans l’histoire des cités de la Gécamines, on note par exemple que le
travailleur quittait ces milieux de vie dès que le contrat était résilié d’avec cette
industrie minière, ou à l’occasion d’une promotion, ou encore pour un autre motif.
Depuis que cette entreprise a cédé les maisons de ces cités à ses travailleurs qui en
sont devenus propriétaires, le travailleur assaini, retraité ou celui qui a démissionné
de la Gécamines peut décider de continuer à résider dans la cité tout en ne dépendant
plus d’elle. Se dessine déjà une différenciation de statut social entre les populations
qui partageaient hier les mêmes préoccupations en rapport avec leurs trajectoires
professionnelles. Par ailleurs, l’arrivée au sein des cités de la Gécamines de
nouvelles couches sociales, évoluant dans d’autres secteurs d’activités et menant
parfois des styles de vie différents de ceux connus dans ces espaces, contribue à
l’éclosion de nouvelles identités dans ces territoires. Dans le cas d’espèces, on
retrouve dans ces milieux de vie, les tendances de socialisation suivantes que
l’exploitation des entretiens permet de répertorier :
des travailleurs encore actifs à la Gécamines continuent à entretenir des
relations fortes entre eux et n’ont plus de sociabilité spécifiquement
entretenue avec nombre d’anciens travailleurs de la Gécamines ;
les anciens travailleurs de la Gécamines (assainis et retraités) semblent ne
plus partager la même lutte sociale que les travailleurs actifs et s’en
éloignent progressivement. Comme chez les travailleurs actifs, ils se
soudent aussi entre eux, au regard des revendications partagées par les
catégories de leurs statuts actuels ; cela ne les empêche pas d’entretenir des
liens profonds avec la première catégorie des résidants.
les nouvelles couches sociales qui apparaissent dans ces milieux de vie sont
neutres vis-à-vis de ces deux catégories de populations ouvrières minières :
elles s’accrochent aux unes et aux autres selon les proximités dans
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 303
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Les avantages et les effets structurants d’une proximité spatiale se dissipent peu à peu pour
laisser la place à d’autres formes de proximité qui deviennent à leur tour les moteurs de la
relation [LELOUP F., L. MOYART, B. PECQUEUR (2005)].
304 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans cette perspective, des auteurs comme LUNDVALL, JOHNSON et MAILLAT accréditent
dans leurs différents travaux la thèse de l’existence d’une dynamique d’apprentissage qui
exprime la capacité des acteurs du milieu à modifier leurs comportements selon l’évolution
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 305
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
contextuelle. Cette dynamique traduit, selon ces auteurs, la manière dont les populations
vont parvenir à mobiliser les ressources du milieu pour trouver des solutions répondant aux
nouvelles exigences [B.-A. LUNDVALL, B. JOHNSON (1994) : PP. 23-42 ; D. MAILLAT
(1996)].
1
La problématique du changement structurel de ces milieux de vie ouvriers se heurte à la
faible capacité avérée des acteurs du milieu à modifier et à adapter leurs comportements en
fonction des transformations socioéconomiques en cours, lesquelles se déduisent, comme
déjà vu auparavant, dans des rapports sociaux que les différents résidants entretiennent
actuellement.
306 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
Si, dans son récit, l’interviewé insiste sur la mise en place des organisations locales
dans la perspective d’améliorer la prise en charge de l’environnement de leurs
milieux de vie, on peut se poser des questions sur l’opérationnalité des initiatives
locales dans l’optique d’assurer la continuité de leurs territoires, après la gestion
caractéristique de la Gécamines. Toutefois, un tel comportement de désengagement
des populations des cités ouvrières ne traduit pas à lui seul l’affaiblissement de la
volonté et de la capacité de ces milieux de vie à se prendre en charge. Néanmoins, il
en est un reflet assez évocateur.
L’affaiblissement de la conscience collective dans ces milieux de vie ouvriers est un
handicap lourd de conséquences sur la dynamique de ces territoires, notamment sur
leur continuité territoriale après l’époque de leur prise en charge paternaliste. Dans
ce contexte du désarçonnement de l’idéal qui a de tout temps fédéré et conforté les
uns et les autres dans leur parcours, particulièrement lié à l’environnement de
l’entreprise, les populations ouvrières en sont venues à voir l’avenir de leurs milieux
de vie comme un problème fort distinct de leur problème de survie. Pourtant, des
études sur le développement de certains territoires1 montrent que la cohésion sociale
est un levier puissant pour restaurer la confiance dans l’avenir du territoire pour
autant qu’on s’y attache.
Il faudrait, dans le cas des cités de la Gécamines, repérer un ancrage territorial qui
peut contribuer à rendre visibles les processus de ces territoires, dans la perspective
d’y observer l’évolution des rapports sociaux et spatiaux dans le sens des
engagements des populations concernées à l’avenir de leurs espaces.
6.4.3. Attachement aux territoires des cités ouvrières
Les enquêtes révèlent un profond attachement des populations ouvrières à la
Gécamines et aux espaces de ses cités ouvrières puisque pour la plupart, elles ont
accepté des situations très difficiles de conditions salariales (assainissement, départs
volontaires, conditions salariales dégradées, insécurité sociale, etc.) plutôt que
d’opter pour la voie de sortie de l’entreprise et, à la limite, l’émigration vers d’autres
territoires offrant de meilleures opportunités2. Au-delà de cet attachement aux
territoires des cités de la Gécamines, on relève conséquemment une certaine
résistance à la mobilité spatiale, contrairement aux populations ouvrières minières
du copperbelt zambien qui optent pour la retraite rurale [J. FERGUSON (1999)]. Par
rapport à la question de savoir si après la fin de contrat du travail avec la Gécamines
1
[LAMARA H. (2009) ; PECQUEUR B. (1996) (SOUS LA DIR. DE) ; BRUNO J. (1993)]
2
Au demeurant, cet attachement au local qui s’était par ailleurs construit en référence à
l’espace habité est un phénomène qui semble particulièrement fort dans des milieux
ouvriers. Il n’est certes pas exclu que l’on observe cela ailleurs, dans d’autres milieux
populaires non spécifiquement ouvriers.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 307
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
le ménage envisageait de finir le restant de ses jours ailleurs, comme par exemple au
village, l’interviewé n° 3 reste formel.
« Ca jamais ! C’est encore mieux de se débrouiller en ville qu’aller
moisir désespérément dans les conditions précaires qu’offrent
actuellement nos villages. Nous n’avons plus d’attache au village. Depuis
que nous sommes venus habiter la ville, nous n’avons rien fait pour le
village, si ce ne sont les quelques vacances y passées. Nous ne saurons
plus nous adapter à cette vie rurale. Cette maison nous appartient déjà et
nous comptons y demeurer jusqu’au reste de notre vie et nous aurons une
grande famille dès que nos enfants se marieront et constitueront leurs
familles. Ainsi, nous restons en ville jusqu’à preuve du contraire. »
[Interview n° 3]
On retrouve là, une manifestation tangible de l’importance du rapport aux territoires
des cités ouvrières qui traduit, par ailleurs, la volonté des résidants de définir le
milieu de vie centré sur leur habitat acquis à travers le processus professionnel1. Dès
lors, l’espace social local que produit cet habitat est enraciné comme environnement
structurant toute l’existence de la main-d’œuvre de cette industrie minière.
D’autre part, l’attachement à l’espace habité et vécu, comme en témoigne ce
passage, conduit à l’idée de l’existence d’une dimension décisive dans l’expérience
humaine. Cela exprime le fait que malgré le dysfonctionnement de l’environnement
de l’entreprise qui régente cet espace social local, les populations ouvrières arrivent
à s’inscrire de manière autonome dans la dynamique d’appropriation ou plutôt de
rejet de l’espace vécu, selon le succès ou le désespoir qu’engendrent leurs itinéraires
résidentiels. On voit là, comme le notent DE COSTER et al., des attitudes plus
circonscrites de résistance qui définissent l’attachement à sa place, à son milieu [M.
DE COSTER, F. PICHAULT, A. TOURAINE (ÉDS) (1998) : P. 492].
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’on est, dans ce cas d’espèce, dans la
perspective d’un attachement fonctionnel aux cités ouvrières qui laisse surgir une
dimension décisive autonome gravée de l’empreinte de l’héritage des espaces vécus
mais tout aussi conditionnée par l’évolution des conditions dans les territoires de
prédilection pour passer sa retraite. Dans le passage de l’interviewé n° 3 plus haut,
ce dernier exprime une appréhension du monde rural en rapport avec la dégradation
des conditions de vie dans les campagnes. Pour de tels raisons, les populations
urbaines ne peuvent se résigner à regagner la campagne alors que le travail pour
1
Cela semble paraître évident si l’on se situe dans le contexte particulier de l’histoire de ce
bassin minier du Katanga, comme déjà mentionné au chapitre quatrième. En effet, la
localisation résidentielle des populations ouvrières minières au sein des cités ouvrières s’est
réalisée dans un cadre social et spatial contextuel, de sorte que ces ouvriers ont acquis une
conscience plutôt vive que l’habitat traduit d’une manière fonctionnelle sa localisation dans
la ville.
308 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
lequel elles ont migré dans les centres urbains s’est foncièrement dégradé, si pas
terminé. Cette attitude est d’autant plus accentuée lorsque ces populations urbaines,
ont fait l’acquisition définitive de leurs logements. Cette réalité empirique des
populations des cités de la Gécamines peut vraisemblablement conforter « les
théories de l’urbanisation permanente » [I. CERDÁ (2005)], en donnant l’illusion
d’accréditer la thèse du refus de la « retraite rurale ». Il y a certes nécessité de
relativiser cette réalité empirique en la situant dans des contextes bien précis. Sinon,
on risque d’extrapoler abusivement cette réalité contextuelle pour en faire le vecteur
d’une description totalisante des transformations sociales en cours.
Dans le cas du copperbelt zambien, comme évoqué tantôt, FERGUSON constata au
contraire une mobilité persistante des mineurs Zambiens. Reste qu’il reconnaît tout
de même que les conditions prévalant actuellement dans le monde rural atténuent
cette tendance. Comme il le dit, « Today, the forces pushing urban workers to “go
back” are stronger than they have ever been – indeed, most workers consider that
they simply have no other choice. But their ability to fulfill the social and economic
obligations long expected of the localist, rurally oriented mine worker is greatly
diminished under the prevailing economic condition. In this context, it is not clear
that “going back” can provide a very satisfactory alternative to urban wage-
earning – still less that it will revitalize the economy by stimulating massive
agriculture development, as some of the more ambitious government
pronouncements seem to suggest » [J. FERGUSON (1999): P. 127]. Le constat de
FERGUSON dans le copperbelt zambien permet d’autre part de souligner,
l’importance des apports du gouvernement Zambien et de l’entreprise minière ZCCM
(Zambian Consolidated Copper Mines) dans l’accompagnement des mineurs en leur
fin de carrière1. Ces encadrements concourent à soutenir le retour volontaire du
mineur à la campagne pour passer sa retraite. Dans ce sens, note FERGUSON, « it was
not so much as a remembered past that rural life was influencing urban conduct but
as an anticipated future » [J. FERGUSON: OP. CIT. P. 165].
Visiblement, le contexte du copperbelt Zambien se démarque nettement de celui du
bassin minier du Katanga. FERGUSON a mis en évidence l’importance grandissante des
connexions rurales parmi les travailleurs migrants de cette région frappés – comme
c’est aussi le cas de travailleurs de la Gécamines – par un effondrement économique
dramatique et par une baisse équivalente du niveau de vie. Reste que pour les
mineurs de la Gécamines, ce sont les connexions rurales qui pour la plupart font
défaut (Cf. interview n° 3 plus haut). Cela ressort aussi dans les lectures faites par
1
The retirement seminar was one of a long line of measures that mine and government
officials have used over the years to try to prevent unattached, unemployed workers from
“hanging around” the urban areas. [J. FERGUSON (1999) : P. 125]
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 309
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Les difficultés du monde urbain ont plus ou moins anéanti les réseaux de sociabilité entre les
travailleurs urbains et leur famille élargie du monde rural puisque durant leurs parcours
professionnels, les connexions rurales n’ont pas été durablement entretenues.
310 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Cela paraît évident du fait que ces diverses catégories d’habitants ont des cheminements
biographiques différents qui naturellement font appel à différentes pratiques sociales et
manières de conjuguer vie de ménage et vie du quartier. Bien sûr que ceci n’explique pas
tout. Il est à noter que les transformations physiques des cités ouvrières participent aussi à
l’observance de la dynamique de nouveaux rapports sociaux et spatiaux qui s’y observent.
Tout comme les représentations que les « Gécaminards » ont des nouveaux habitants et de
leurs manières d’habiter le quartier.
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 311
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
A côté de la tendance qui s’observe dans ces cités par rapport à l’individualisation
résidentielle, il y a une certaine décroissance du rôle de quartier qui se décline sur le
désintéressement aux actions collectives spontanées. Néanmoins, cela ne doit pas
laisser supposer que le voisinage traditionnel qui a marqué l’histoire ouvrière de la
Gécamines n’existe plus ou que les habitants des cités ouvrières soient devenus
indifférents à la proximité spatiale de leurs relations sociales. Seulement, du fait que
les diverses catégories d’habitants dans ces cités ont désormais des territorialités
différentes, il y a actuellement d’autres types de relations de voisinage qui
s’appuient sur d’autres lieux de référence. Comme vu plus haut (point 6.4.1), ces
relations apparaissent aujourd’hui moins déterminées par la proximité spatiale, mais
plutôt ouvertes sur des liens diversifiés.
Toutes ces évolutions sont observables lorsqu’on compare les cités de la Gécamines
d’aujourd’hui d’avec les cités spécifiquement ouvrières d’il y a vingt ou trente ans.
De plus, ces évolutions semblent être moins liées à des effets de contextes qui ont vu
des nouveaux habitants intégrer ces cités qu’au fait de la structure du processus
constitutif de ces territoires de résidence qui se trouve aujourd’hui profondément
modifiée. L’analyse fait ressortir tout un ensemble de changements par rapport à ce
qui faisait les cités ouvrières d’autrefois, des « quartiers communautés »1,
caractéristiques que l’on trouve dans nombre des « quartiers ouvriers traditionnels ».
Seulement, contrairement à ce que l’on idéalise souvent lorsqu’on fait référence au
« quartier communauté », les relations de sociabilité dans les cités de la Gécamines
étaient loin de relever de l’échange social généralisé. Le plus souvent ces relations
se déployaient dans des espaces très restreints des rues ou encore du quartier et
n’étaient pas totalement exclusives d’autres sociabilités à l’extérieur du quartier.
Ce qui est intéressant de voir dans toutes ces dynamiques qui affectent les territoires
des cités ouvrières, c’est qu’au-delà de l’enjeu de préserver le logement comme lieu
investi, la manière de vivre dans ces cités, les pratiques, les relations entretenues
construisent le sentiment d’un lieu vécu positivement, même si ce sentiment n’est
pas exempt de difficultés. De même, malgré les processus de fragilisation
perceptibles partout – en l’occurrence les fortes érosions que révèlent les enquêtes
sur le registre de proximité socio-spatiale –, ces milieux de vie ont abrité et abritent
encore des projets de vie pour les interviewés. Dès lors, on peut voir l’attachement
des populations ouvrières à ces territoires comme conséquence quasi fatale de leurs
situations. Reste que cet attachement aux territoires s’est adossé sur une conscience
1
Pour YOUNG et WILLMOTT, les « quartiers-communauté » désignaient des unités sociales au
sein desquelles les habitants entretenaient des liens forts de sociabilité et de solidarité,
partageant une culture, des expériences et des sentiments à l’écart de la grande ville. [M.
YOUNG, P. WILLMOTT (1983)]
312 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Dans leur réflexion sur la dynamique de non-croissance des P.M.E dans le secteur minier de
la RD-Congo, ces auteurs ont mis en exergue l’échec du rôle de la grande entreprise
congolaise comme moteur essentiel d’un développement pouvant permettre la création d’un
tissu industriel local. [P. MUAMBA, D. TSHIZANGA M. (2009)]
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 315
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Le système territorial, comme le notent LELOUP et al., « est bâti sur la proximité
géographique de ses acteurs, mais aussi sur la dynamique commune qui les rassemble » [F.
LELOUP, L. MOYART, B. PECQUEUR, (2005)].
2
[RALLET A., A. TORRE (ÉDS) (2008) ; GILLY J.-P., A. TORRE (SOUS LA DIR. DE) (2000)]
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 317
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Ce sont là des conditions qui permettent ou empêchent des configurations territorialisées de
l’action au sein de réseaux et de communautés de pratiques, d’autant plus que le notent
GILLY et TORRE, le fondement même du territoire ne saurait exister sans une dose de
proximité qu’elle soit géographique, institutionnelle ou organisationnelle [J.-P. GILLY, A.
TORRE (2000)]. La proximité, renchérissent LECHOT et CREVOISIER, génère aussi des
externalités spécifiques qui contribuent largement à expliquer comment le milieu urbain
peut concourir à la construction d’un véritable système territorial de production [G.
LECHOT, O. CREVOISIER (1996)].
318 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
c’est qu’en dépit des différenciations exclusives qui ont refait surface depuis la
deuxième moitié des années 1990, les cités de la Gécamines restent, pour la quasi-
totalité de leurs habitants actuels, des lieux de de sociabilités qui de nos jours se font
et se défont en fonction de groupements à intérêts socioéconomiques. En outre, On
note que les différents statuts socioprofessionnels se réunissent aujourd’hui de
manière plus déterminante entre pairs que simplement entre les habitants de leurs
cités, comme par le passé. Du coup, il se forme de nouveaux réseaux d’échange,
d’entraide et de rencontres.
Proximités spatiale et organisationnelle
Par rapport à l’évolution des proximités dans ces milieux, on note que les
changements socioéconomiques mettent en jeu une dimension sociale qui va bien
au-delà de la proximité spatiale, dans laquelle sont pourtant ancrés des rapports
sociaux plus chaleureux à travers lesquels par le passé, les solidarités et les
sociabilités jouaient par quartiers et entre voisins, et étaient liés par de multiples
échanges, des aides et de dépannages mutuels. Ce qui, dans le cas de ces territoires
laisse entrevoir une dynamique qui traduit l’ouverture de ces milieux de vie et offre
par là la possibilité de reconstruction des réseaux dont les organisations peuvent
dynamiser des liens sociaux ne prenant pas essentiellement en compte les proximités
résidentielles. Toutefois, comme mentionné dans ce chapitre, cette dynamique ne
peut produire des effets bénéfiques que lorsque la « proximité organisationnelle », à
travers la mise en place des espaces de concertation à l’échelle locale, serait mise en
perspective pour activer et mobiliser les diverses ressources du territoire.
Que retenir des territoires des cités de la Gécamines ?
A travers l’analyse qui vient d’être faite, on peut affirmer que les territoires,
quand bien même ils se doteront des infrastructures socioéconomiques de base et
que leur organisation serait au préalable conditionnée par un ordre social donné, ne
sont pas toujours des lieux privilégiés de l’émergence des actions collectives et de la
coordination des acteurs. En effet, il a été rélevé dans cette thèse que la capacité
d’action collective des acteurs locaux dans ces territoires, est entravée par deux
principaux types d’obstacles, notamment :
Les effets culturels inculqués dans la civilisation industrielle de la province
minière du Katanga, foncièrement axée sur le salariat et le paternalisme qui,
ensemble, ont engourdi l’émergence de la vision entrepreneuriale dans le chef des
populations ouvrières.
Comme observé habituellement dans des territoires de grandes entreprises
industrielles et à forte composante de salariés, les cités de la Gécamines
correspondent en cela à des territoires souffrant d’une carence de porteurs de projets
induite par l’absence d’esprit d’entrepreneuriat. Toute leur carrière durant, les
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 319
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Cf. RAPPORT FINAL (2005), « La restructuration de la Gécamines : impacts sur la pauvreté et
le social », Université de Lubumbashi, Juillet 2005.
2
Cf. [NKUKU KH., M. RÉMON (2006) ; PETIT P. (ED.) (2003)]
320 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
1
Comme ils le soulignent par ailleurs, « l’économie populaire, bien qu’étant un agent
d’intégration des secteurs marginaux qui satisfont par son intermédiaire leurs besoins
essentiels et qui permet de réduire l’espace de marginalisation et d’exclusion non seulement
en incorporant des facteurs laissés inactifs par les autres sphères mais aussi en déployant les
potentialités des sujets qui s’y incorporent, ne peut être un acteur de développement qu’au
niveau de l’ensemble de l’économie » [I. LARRAECHEA, M. NYSSENS (1993)].
CHAPITRE 6 : PORTEE ET DEFIS DE LA DYNAMIQUE SOCIOECONOMIQUE ET TERRITORIALE DANS 321
LES CITES DE LA GECAMINES. ENJEUX DU DEVELOPPEMENT
1
Il s’agit notamment de la mise en place d’un environnement institutionnel formel et/ou
informel qui appuie et encadre les pratiques populaires de ces populations. Reste qu’il faut
savoir dans quels types d’institutions doivent s’inscrire les pratiques d’économie populaire
révélées. Ce choix institutionnel éviterait à ces territoires de redéfinir l’intérêt local en
fonction de l’intérêt global.
Conclusion du chapitre sixième
Des investigations au sein d’un échantillon réparti entre deux cités de la Gécamines
sélectionnées (Lubumbashi et Kipushi) ont permis de vérifier un certain nombre
d’hypothèses avancées en début d’étude, notamment :
Le rôle déterminant de la crise de l’accumulation dans le processus de la
Gécamines à la production de l’économie de « subsistance moderne » au sein des
populations ouvrières, en plein parcours salarial. Quelques dimensions du niveau de
vie et du cadre de vie observées ont montré, par rapport à la période d’avant 1990,
une dégradation des conditions de vie sur certains plans : la faiblesse des salaires et
leurs paiements irréguliers, la réduction du nombre de prise de repas quotidiens et la
faiblesse des dépenses liées à l’alimentation, la détérioration de l’état physique de
l’environnement des cités ouvrières. C’est ici évoquer la subordination du premier
étage braudélien par des logiques d’actions capitalistes, dans le processus de la
Gécamines.
Les bénéfices de transformations socioéconomiques procurés par le
processus de la Gécamines ne se sont pas révélés durables, comme
traditionnellement vécu ailleurs en rapport avec les empreintes de l’industrie minière
sur les territoires. Du coup, l’urbanisation industrielle – avec l’industrie minière en
tête –, qui était vue depuis si longtemps comme l’avant-garde de la modernisation de
la province du Katanga, s’est révelée inefficace pour désenclaver le bassin minier du
Katanga au point que les opportunités de reconversion de cette industrie
traditionnelle ne sont pas encore résolument portées en chantier.
Toutefois, on ne peut pas apprécier les attentes de la modernité dans le processus de
la Gécamines, uniquement comme attentes individuelles des populations ouvrières
relatives à l’élévation du niveau de vie. Il y a lieu de souligner dans le processus de
la Gécamines, l’acquisition de biens collectifs, voire publics comme fruits de son
processus de modernisation socioéconomique.
L’héritage des traditions séculaires et de pratiques religieuses ont sous-
tendu la dynamique des sociabilités qui, au demeurant, présentent les cités ouvrières
de la Gécamines comme des espaces illustratifs des milieux de vie marqués par la
dimension des pratiques locales. Ainsi, dès que l’illusion de la perspective de
modernisation socioéconomique de la Gécamines a perdu de son éclat, les
populations ouvrières se sont spéctaculairement adonnées à des pratiques
d’économie populaire, qui invitent à s’inspirer des sociétés « traditionnelles » mais
dans un contexte urbain. Pour accroître leurs chances de survie, les populations
ouvrières ont transformé leurs milieux de vie en un terrain de mélanges créatifs, de
bricolage et des modes de vie hybrides, que seules les approches de BRAUDEL, de
POLANYI et d’ARCE et LONG permettent d’éclairer.
CONCLUSION GENERALE 325
En revanche, les résultats de l’analyse n’ont pas permis la validation des hypothèses
ci-après :
L’hypothèse de l’adaptation des populations ouvrières à la crise à travers
les stratégies familiales de survie est partiellement vérifiée. Elle est corroborée par
rapport à une inventivité des moyens de survie et non par rapport à la résorption de
la précarité. Il a été montré dans la thèse que la combinaison des activités
économiques sous le registre des stratégies familiales de survie, tout comme
l’émergence du ressort de la « débrouille » ne leur permet pas de résoudre
efficacement le concret du quotidien. On admet, partant, que la combinaison de
plusieurs activités est d’autant plus nécessaire que les gains matériels tirés de ces
différentes activités économiques sont faibles. A l’image de PH. ENGELHARD, on dirait
que c’est par ces pratiques d’économie populaire que les populations ouvrières sont
moins pauvres.
Bien qu’ayant potentiellement révélé certaines dynamiques sociales et étant
préalablement dotées des équipements collectifs nécessaires à l’épanouissement des
espaces, les cités ouvrières en butte à des obstacles essentiellement d’ordre
organisationnel, constituent un très bon exemple de territoires qui ne sont pas
toujours des lieux privilégiés de l’émergence des actions collectives et de la
coordination des acteurs.
D’autre part, une nouvelle hypothèse s’est dégagée au fur et à mesure de l’analyse :
Le poids des effets culturels inculqués dans la civilisation industrielle de la
province minière du Katanga, foncièrement axée sur le salariat et le paternalisme, a
agi sur l’engourdissement de la capacité d’auto-prise en charge, et donc de
l’émergence de la culture entrepreneuriale populaire. Dans les cités ouvrières de la
Gécamines, cela a pesé sur la capacité d’autodétermination des populations
ouvrières par rapport notamment à leur insertion aux mécanismes de marché, en
dehors de la Gécamines.
D’une manière générale, les résultats de l’analyse mettent en relief le fait qu’au-
delà des modes de vie urbains hybrides que les populations ouvrières ont produits en
intégrant aux traditions plus ou moins préservées, les styles urbains inculqués au
travers du processus de la modernisation, la rencontre avec le processus de déclin de
la Gécamines a également ressorti l’enjeu de la reproduction sociale de ces
territoires. En s’appuyant sur les contributions théoriques du développement
territorial qui, par ailleurs, mettent en avant l’importance de la cohésion et de
l’identité locale pour parvenir à une vision partagée de l’avenir et faciliter par là la
mise en œuvre d’actions collectives, l’étude a dégagé en rapport avec la dynamique
326 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
des territoires des cités ouvrières, trois séries de conclusion solidaires les unes des
autres :
1
Dans le contexte actuel de la recomposition du capitalisme minier dans le bassin du Katanga
sous l’impulsion de la libéralisation de l’exploitation minière en RDC
CONCLUSION GENERALE 331
territoriale des espaces dont les processus constitutifs traduisent des logiques
d’actions des entreprises, a fortiori minières. Les difficultés résident dans la
complexité de l’appréhension des faits sociaux du développement notamment à
travers la rétention des approches à mobiliser pour articuler la dynamique populaire
et territoriale. La réflexion faite ne débouche dès lors pas sur des propositions
concrètes permettant d’orienter les projets de développement des territoires
spécifiques à l'instar de ces créations résidentielles des entreprises. Elle aboutit
plutôt à l’émission d’un pronostic tablant sur la levée des obstacles qui gênent la
réalisation des dynamiques vertueuses pour l’épanouissement endogène de ces
territoires.
Ce cas illustratif des cités de la Gécamines offre l’occasion de préciser une lecture
que l’on peut faire sur les évolutions des territoires produits par les entreprises – pas
seulement minières –, traversant des mutations socioéconomiques similaires ou non
à ce qu’ont subi ces territoires des cités ouvrières de la Gécamines. C’est à ce titre
que leur exemple constitue une trame permettant de tisser une continuité (de la
gestion paternaliste à l’auto-prise en charge), ou plutôt de marquer des ruptures dans
l’histoire des espaces et de territoires, dont certains traits peuvent être largement
retrouvés dans d’autres situations locales ou d’autres types de quartiers populaires.
Au total, cette thèse constitue aussi une relecture du changement
socioéconomique et de sa rencontre avec le déclin. Elle permet de parvenir à une
compréhension des logiques pratiques des rapports sociaux spatiaux tels qu’ils se
déploient dans un contexte socioéconomique bien défini. La réflexion peut encore se
consolider par des recherches empiriques ultérieures pour suffisamment décrypter la
nouvelle histoire ouvrière du bassin minier du Katanga. Ce renouvellement du
regard doit permettre de vérifier l'hypothèse que la régulation sociale paternaliste qui
a sous-tendu la perspective de modernisation socioéconomique dans l'histoire
industrielle du Katanga a écrasé les réflexes d'auto-prise en charge des populations
ouvrières mais que ces derniers demeurent encore vivaces. C'est ainsi qu'il faut
centrer ce regard sur les pratiques d'économie populaire qui se sont avérées aptes à
réagir aux mutations socioéconomiques en cours, et donc, à une demande nouvelle
de développement.
De manière globale, les objectifs assignés à cette recherche sont atteints. Toutefois,
je ne peux prétendre avoir répondu à toutes les questions soulevées en début d’étude
ou en cours, de manière exhaustive. C’est un fait lié, entre autre, à l’échantillonage
et à la collecte des données, et aux approches utilisées.
CONCLUSION GENERALE 333
1
On s’est appuyé sur la thèse soutenue dans l’ouvrage collectif dirigé par LÉVY et LUSSAULT,
stipulant que « l’espace est une dimension fondamentale du social et l’on ne peut pas
comprendre le premier sans le second » [J. LEVY, M. LUSSAULT (DIR.) (2000)].
BIBLIOGRAPHIE
ACKERMAN R. (1978), Corruption: A Study in Political Economy. New York: Academic Press.
ADIDI A. (1986), Espace minier et formes de croissance urbaine dans le bassin phosphatier de
Khouribga, Thèse en géographie, Lyon III, Université Jean Moulin.
ALALUF A. (1997), « Signification du travail et rationnement de l’emploi », Antipodes, n° 136.
AMIN S. (1973), Le développement inégal, Pais, éd. Minuit.
ANDERSON R. H. (2000), Introduction to Social Change, Unit 12, The Department of Sociology,
[Topical Outline], Denver: University Of Colorado.
ANGEON V., P. CARON, S. LARDON (2006), « Des liens sociaux à la construction d’un
développement territorial durable : quel rôle de proximité dans ce processus ? », Développement
durable et territoire, [En ligne], http://developpementdurable.revues.org/ , septembre 2006.
APPLEYARD D. (1981), Livable Streets, Berkeley et Los Angeles: University of California Press.
APTER D. (1965), The Politics of Modernization, Chicago: Chicago University Press.
ARCE A., N. LONG (2000), Anthropology, Development and Modernities: Exploring Discourses,
Counter-Tendencies and Violence, London and New York: Routledge, 232 p.
ARCHAMBAULT E., GREFFE X. (1984), Les économies non-officielles, Paris, La Découverte.
ASSIDON E. :
(2004) : « Le renouvellement des théories économiques du développement. La pensée de la
CEPAL entre mondialisation et développement », GRES, Le concept de développement en
débat, 16-17 septembre 2004, Paris, Université Montesquieu-Bordeaux 4.
(2002) : Les théories économiques du développement, Paris, La Découverte & Syros.
ASSOGBA Y. (2000), « Gouvernance, économie sociale et développement durable en Afrique »,
Cahiers de la Chaire de recherche en Développement Communautaire (CRDC), Série
recherche n° 16, Hull : Université de Québec.
AUBERT F., J.-P. SYLVESTRE (1998), « Rapports de travail, gestion de l’emploi et valeurs
culturelles en milieu rural : les transformations du modèle paternaliste en Bresse
Bourguignonne », Ruralia, [En ligne], www.ruralia.revues.org/, (en date du 2 mars 2005).
AUGÉ A.E. (2005), Le recrutement des élites politiques en Afrique Subsaharienne : une sociologie
du pouvoir au Gabon, Paris, L’Harmattan, 299 p.
AYIMPAM MBUESELIR S. (2003), Kinshasa, capitalisme et économie populaire, Institut
d’Etudes du Développement, UCL, Louvain-la-Neuve.
BAJOIT G. (2003), Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales
contemporaines, Coll. Cursus – Sociologie, Paris, Armand Colin.
BAÏROCH P. (1963), Révolution industrielle et sous-développement, Paris, Société d’édition
d’Enseignement Supérieur.
BANQUE MONDIALE (1994), « Zaïre : Orientations stratégiques pour la reconstruction
économique », Washington D.C., Novembre 1994.
BARRERE A. (1981), La crise n’est pas ce que l’on croit, Paris, Economica.
BARRERE-MAURISSON M.-A. :
(1992) : La division familiale du travail, Paris, P.U.F.
(1987) : « Gestion de la main-d’œuvre et paternalisme : tradition et modernité dans les
stratégies des entreprises », Economies et Sociétés, Vol. 21, n° 11.
BARRERE C., G. KEBADJIAN, O. WEINSTEIN :
(1984) : « L’accumulation intensive, norme de lecture du capitalisme », Revue économique,
Vol. 35, n° 3.
(1983) : Lire la crise, Paris, PUF.
BASU K., P.H. VAN (1998), « The Economics of Child Labour », American Economic Review,
Vol. 88, n° 3.
BAUDELLE G. (1992), Le système spatial de la mine : l’exemple du bassin houiller du Nord-Pas-
de-Calais, Thèse de Géographie, Université de Lille.
BAYART J.-F. (1994), La réinvention du capitalisme, Paris, Karthala.
BEAUD M. (2000), Le basculement du monde. De la terre, des hommes et du capitalisme, Paris, La
Découverte & Syros.
338 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
KHERDJEMIL B. (SOUS LA DIR. DE) (2000), Mondialisation et dynamiques des territoires, Paris,
L’Harmattan.
KILBERT C.J. (ED.) (1999), Reshaping the Built Environment: Ecology, Ethics and Economy,
Washington D.C.: Island Press.
KILONDO NGUYA D. (2004), Ménages “Gécamines”, précarité et économie populaire, Mémoire
de DEA, Institut d’Etudes du Développement, UCL.
KRUEGER A. O. (1974), «The Political Economy of the Rent-Seeking Society», American
Economic Review, 64.
LABRECQUE M.-F. (2001), « Perspectives anthropologiques et féministes de l’économie
politique », Anthropologie et Sociétés, Vol. 25, n° 1.
LACHAUD J.-P. ET M. PENOUIL (1985), Le développement spontané, Paris, Pédone.
LALÉYÊ P. ET AL. (ED.) (1996), Organisations économiques et cultures africaines. De l’homo
œconomicus à l’homo situs, Paris, L’Haramattan.
LAMARA H. (2009), « Les deux piliers de la construction territoriale : coordination des acteurs et
ressources territoriales », Revue Développement durable et territoire [En ligne],
http://developpementdurable.revues.org/ , consulté en date du 9 juillet 2009.
LAPEYRE F. :
(2007) : « La croissance « fuit » de partout », Interview, ITECO-Centre de Formation pour le
Développement et la Solidarité Internationale, [En ligne sur www.iteco.be], 4 septembre 2007.
(2006) : « Mondialisation, néo-modernisation et “devenirs”: un autre regard sur les pratiques
populaires », in G. FROGER (dir), La mondialisation contre le développement durable ?, Coll.
Ecopolis, Vol. 6.
LARRAECHEA I., M. NYSSENS :
(1996) : « L’économie populaire : un défi épistémologique pour les économistes », in LA
CONNAISSANCE DES PAUVRES, GIREP, Louvain-la-Neuve, Ed. Travailler le social, pp.
489-501.
(1994A), « L’économie populaire : au-delà du secteur informel. Analyse à partir du cas
Chilien », in Regards Métis, L’emploi au Sud : regards croisés. Des exemples au Zaïre, au
Pérou et au Chili, Vol. 3, Louvain-la-Neuve.
(1994B) : « L’économie solidaire, un autre regard sur l’économie populaire au Chili », in J.-L.
LAVILLE (SOUS LA DIR. DE), L’économie solidaire : une perspective internationale, Coll.
Sociologie économique, Paris, Desclée Brouwer.
(1993) : « L’économie populaire : un défi éthique », Chaire Hoover d’Ethique Economique et
Sociale, n° 5, Louvain-la-Neuve, UCL.
LATOUCHE S. :
(2005) : Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon,
Parangon.
(1991) : La planète des naufragés. Essai sur l’après-développement, Paris, La Découverte.
(1989) : L’occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée, les limites de
l’uniformisation planétaire, Paris, La découverte.
LAUTIER B. :
(2000) : « Idées reçues et contestables sur le secteur informel », in Le courrier, 13 janvier.
(1994) : L’économie informelle dans le Tiers monde, Coll. Repères, Paris, La Découverte.
LAUTIER B., C. DE MIRAS, A. MORICE (1991), L’Etat et l’informel, Paris, L’Harmattan.
LAVILLE J.-L. (1999), Une troisième voie pour le travail, Paris, Desclée de Brouwer.
LECHOT G., O. CREVOISIER (1996), « Dynamique urbaine et développement régional : le cas
d’une région de tradition industrielle », in B. PECQUEUR, P. SOULAGE, Dynamiques
territoriales et mutations économiques, Paris, L’harmattan.
LECLERCQ H. :
(1993) : « L’économie populaire informelle de Kinshasa : approche macro-économique », dans
Zaïre-Afrique, n° 271, Kinshasa, février 1993.
(1992) : « L’économie populaire informelle de Kinshasa : approche macro-économique », in G.
DE VILLERS (SOUS LA DIR.), Economie populaire et phénomènes informels au Zaïre et en
Afrique, Les Cahiers du CEDAF, 3-4.
LEFÈBVRE H. (2000), La production de l’espace, Paris, Ed. Antrhropos.
LEGOUTÉ J.-R. (2001), « Définir le développement : historique et dimensions d’un concept
plurivoque », Economie Politique International, Cahier de recherche, GRIC, Vol. 1, n° 1,
Montréal.
BIBLIOGRAPHIE 343
MCMAHON G. AND F. REMY (2001), « Larges Mines and the Community. Socioeconomic and
Environmental Effects in Latina America, Canada and Spain », The International Development
Research Centre / World Bank, 342 p.
MÉDA D., (1995), Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier.
MEDARD J.-F. :
(1991) : Etats d’Afrique noire : formation, mécanismes et crises, Paris, Karthala.
(1985) : « La spécificité des pouvoirs africains », Pouvoirs, n° 25.
MEIER G.M. ET D. SEERS (EDS) (1988), Les pionniers du développement, Banque Mondiale, trad.
Française, Paris, Economica.
MENDRAS H. (2001), « Le lien social en France et aux États-Unis », Revue de l’OFCE, janvier
2001.
MERLIER M. (1962), « Le Congo. De la colonisation belge à l’indépendance », Cahiers Libres,
n°32-33, Paris, Maspéro.
MORICE A. :
(1985) : « A propos de l’économie populaire spontanée : pour une version sociopolitique de la
reproduction urbaine », Politique Africaine, n° 18.
(1981) : Les petites activités urbaines. Réflexions à partir de deux études de cas : les vélos-taxis
et les travailleurs du métal de Kaolack (Sénégal), Paris, IEDES.
MOUTTOULLE L. (1950), « Contribution à l’histoire de recrutement », Bulletin du CEPSI, n° 74.
MOZERE L. (1999), Travail au noir, informalité : liberté ou sujétion ? Paris, L’Harmattan.
MPWATE ND. G. (2003), « La coopération américaine et le régime MOBUTU : un dîner gratuit »,
Kinshasa, Revue de la Chaire dynamique sociale, Mouvements et enjeux sociaux, Numéro
spécial.
MUAMBA M.P., D. TSHIZANGA M. (2009), « Dynamique de non-croissance et obstacles au
développement des PME dans le secteur minier : cas de la R-D Congo », Colloque
International, « La vulnérabilité des TPE et des PME dans un environnement mondialisé »,
Trois-Rivières, mai 2009.
MULUMBA LUKOJI (1995), « La Gécamines : situation présente et perspectives », NOTES DE
CONJONCTURE, n° 24, Kinshasa.
NDIAYE S. (2008), « Situation de l’économie populaire en contexte de précarité. L’expérience
sénégalaise », CAHIERS DE L’ARUC-ES, UQAM.
NIHAN G. (1980), « Le secteur non-structuré : signification, aire d’extension du concept et
application expérimentale », Revue du Tiers-Monde, n° 82.
NKUKU KH., M. REMON (2006), Stratégies de survie à Lubumbashi (RD. CONGO). Enquête sur
14.000 ménages urbains, Coll. Mémoires lieux de savoir-Archives congolaises, Paris,
L’Harmattan, 130 p.
NOIREL G. (1988), « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de
domination de la main-d’œuvre dans l’industrie métallurgique française », Le mouvement
social, n° 144, Juillet-Septembre.
NÚŇEZ O. (1997), « L’économie populaire et les nouveaux sujets économiques : entre la logique
du capital et celle des besoins », Alternatives Sud, Vol. IV (2), Paris, L’Harmattan, pp. 41-58.
NYEMBO SH. J. (1975), L’industrie du cuivre dans le monde et le progrès économique du
copperbelt africain, Bruxelles, La Renaissance du livre.
NYSSENS M., B. VAN DER LINDEN (2000), « Embeddedness, Cooperation and Popular
Economy Firms in the Informal Sector », Journal of Development Economics, Vol. 61, Issue 1.
PANHUYS H. (1996), « Définitions, caractéristiques et approches des économies populaires en
Afrique », in I. LALÈYÊ ET AL., Organisations économiques et cultures africaines, Paris,
L’Harmattan.
PARTANT F. :
(2007) : La ligne d’horizon – Essai sur l’après développement, Coll. Essais, Paris, La
Découverte/Poche, 234 p.
(1997) : La fin du développement – La naissance d’une alternative ?, Paris, Actes Sud.
PECQUEUR B., J.B. ZIMMERMANN (2004), « Les fondements d’une économie de proximités »,
dans B. PECQUEUR, J.B. ZIMMERMANN (EDS), Economie de proximités, Ed.
Lavoisier/Hermès.
PECQUEUR B. :
(2000) : Le développement local, Syros – Alternatives économiques.
BIBLIOGRAPHIE 345
YAKEMTCHOUK R. (1988), Aux origines du séparatisme katangais, Mémoire in-8, Tome 50,
Bruxelles, Académie Royale des Sciences d’Outre-mer.
YEPEZ I., S. CHARLIER ET H. RYCKMANS, (2001), « Relations de genre, stratégies des femmes
rurales au Sud et développement durable », in F. DEBUYST ET AL. (SOUS LA DIR. DE), Savoirs
et jeux d’acteurs pour des développements durables, Population et Développement n° 9,
Louvain-la-Neuve, Académia-Bruylant.
YOUNG C., TH. TURNER (1985), The Rise and Decline of the Zairian State, Madison, The
University of Wisconsin Press.
YOUNG M., P. WILLMOTT (1983), Le village dans la ville, Trad. Française, Paris, Ed. du Centre
de création industrielle.
ZAOUAL H. (ED) (1998), La socioéconomie des territoires : expériences et théories, SCIENCES
HUMAINES, Paris, L’Harmattan.
ANNEXES
ANNEXE 1 : QUESTIONNAIRE D’ENQUETE QUANTITATIVE
352 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
ANNEXES 353
354 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
ANNEXES 355
356 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
ANNEXES 357
1
Programme d’assainissement des effectifs pour la relance de la Gécamines initié
par l’Etat congolais en 2002, avec le concours de la Banque Mondiale.
L’opération a consisté au paiement du décompte final aux travailleurs
“sureffectifs” qui voudraient partir “volontairement” de la Gécamines et à la mise
en place des mesures d’accompagnement social.
∗
Le sigle « PP » est la désignation de l’Ecole de préparation professionnelle de la
Gécamines (Langage populaire)
358 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
accepter est 800 FC tandis que celui de 1.500 FC, je ne peux pas accepter moins de
1.000 FC.
- Ca ne vous est jamais arrivé de vendre moins que la marge fixée par votre père ?
- Oui, c’est déjà arrivé. Mais cette fois-là, c’était compréhensible car c’était le tout
dernier objet qui me restait à vendre et comme le client insistait, je suis allé un peu
bas que la marge tolérable. C’est question d’expliquer à mon père dans quelles
circonstances je l’ai fais. Par exemple, si un client veut acheter plus d’un brasero à
la fois, pour garder ma clientèle, je lui fais une réduction de fois en descendant un
peu plus bas que la limite autorisée. Cela arrive souvent.
- Vous parlez de la clientèle, pourtant vous êtes un vendeur ambulant. Comment
arrivez-vous à fidéliser vos acheteurs ?
- (Il a ri longtemps avant de me répondre…). Quand nous circulons dans les
avenues, nous lançons des cris déjà devenus familiers aux gens qui, par habitude,
savent que nous passons, simplement en les entendant. Sur certaines avenues les
enfants sortent de leurs parcelles pour imiter ces cris, juste après nous. Souvent,
c’est tellement amusant.
- Veux-tu bien me l’exhiber ici ?
Il n’a pu le faire car se sentant peut-être gêné ou que les circonstances ne s’y
prêtaient pas. Pendant que l’enfant se tordait de honte, son père nous rejoint après
avoir servi son client. Il chercha, avec son sourire caractéristique, de s’enquérir sur
le sujet de notre conversation avec son fils pendant son absence. Il ne nous le fera
pas prier puisque il poursuivra lui-même la conversation en expliquant le service
qu’il venait de rendre.
- Ce n’était donc pas si grand comme travail !
- Pas du tout.
- Combien lui avez-vous fait payer ?
- J’ai demandé 1.000 FC mais il discuta et nous nous sommes entendus à 750 FC.
- C’est dire que c’est quelqu’un de connu pour vous ?
- Oui, il est du quartier. Il n’est pas à son premier service chez moi.
- J’ai comme l’impression que vous êtes bien connu dans le quartier, voire à
l’échelle de la cité ?
- Oui, j’ai beaucoup d’amis, de connaissances et mêmes les amis et connaissances
des membres de ma famille.
- Ils sont eux aussi clients ?
- Oui, le plus souvent. Ils viennent lorsqu’ils ont des petits travaux comme celui qui
vient de partir.
- Qu’est-ce qui vous pousse donc à négocier les prix des services que vous rendez ?
Pourquoi ne pas afficher les prix fixes sur un tableau ?
- Vous devez savoir que mon activité, c’est l’artisanat. Souvent, ma clientèle ne se
présente pas que pour des petites réparations de leurs matériels, il y a par moments
des commandes pour la fabrication d’outils. Pour des réparations, vous vouliez que
je garde des prix fixes alors que le service dépend de ce qu’on doit faire. Je dois au
préalable apprécier le travail à faire avant de fixer le prix…
- Comment faites-vous cette appréciation ?
360 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)
plutôt que de faire écho à cette allégation qu’il venait de me confier, au demeurant
très fort discutable.
- Songez-vous à l’avenir de votre métier ?
- Si j’avais encore la force, je préférerai changer de métier, pour faire quelque chose
de facile à cet âge. Mon souhait le plus ardent, c’est de voir mon fils aîné terminer
ses études, devenir ingénieur pour assurer la relève de la famille.
362 TERRITOIRES PRODUITS PAR L’INDUSTRIE MINIERE ET RUPTURE DE FILIATIONOUVRIERE
Dynamique populaire et territoriale dans le cas des cités ouvrières de la Gécamines (RDC)