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Eve Babitz, En tenue d'Eve, Histoire d'une partie d'échecs, 1991-2020

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic

pp.7-8
Walter Hopps - celui qui, sans conteste, savait. « Une façon de voir les choses - tout ça n'est
jamais écrit dans le marbre -, c'est que Picasso et Matisse ont réalisé le rêve du XIXe siècle et
que les deux artistes à tenir aujourd'hui les positions vraiment extrêmes, qui définissent
notre temps, sont Duchamp et Mondrian. Un art pour l'esprit, pas pour l'oeil. L'ironie,
c'est que Duchamp a fait tant de belles choses. Mais pas de celles dont on décore les
murs. Sa grande contribution à l'art se trouve ailleurs. »
Par quoi il entendait qu'au XIXe siècle tout ce qu'un urinoir pouvait dire - à supposer
qu'il puisse dire quoi que ce soit-, c'était « Je suis un urinoir. » Mais, après Marcel,
l'urinoir pouvait aussi déclarer : « J'ai l'air d'un urinoir, mais Marcel dit que je suis une
oeuvre d'art. »
« Autrement dit, a conclu, ou pas, Walter, Duchamp jouant aux échecs avec un nu sur
une photographie, il est possible que ce soit de l'art. »

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Bien entendu, si le nu, c'est vous, être « de l'art » paraît un peu à côté de la plaque.
p.14
En 1937, quand mon père jouait encore au Philharmonic de L.A., Stravinsky est arrivé à titre
de chef d'orchestre. Et Stravinsky aimait tant mon père, sa beauté et son humour, qu'il est
plus tard devenu mon parrain, et sa femme, Vera, était une grande amie de ma mère.
p.23
J'ai toujours adoré les scènes, les bars où les gens entrent et sortent tandis que fusent à divers
degrés les étincelles, le désespoir, les ragots, le génie... et la scène, chez Barney's, était tout
bonnement fabuleuse - meilleure que chez Max's à New York, lieu que je trouvais trop
méchant, trop sombre. Edie Sedgwick et Bobby Neuwirth assis au bar, l'air intouchable,
ça n'est pas ce que j'appelle amusant.
p.24
À cette époque, je vivais dans un petit bungalow de papier - une pièce avec une machine à
écrire - sur Bronson Avenue, à Hollywood. J'avais une horrible vieille Chevrolet dans laquelle
des stalactites poussaient comme des toiles d'araignées. J'écrivais mes Mémoires, bien
entendu, car j'avais été en Europe (comme Henry James) et je voulais écrire un livre intitulé
Travel Broadens, sur le fait que Daisy Miller, c'était moi, sauf que je venais de Hollywood. La
pauvre Europe ne s'en est jamais remise, c'était le propos de mon livre. Je me considérais
comme décadente à l'extrême et je pensais que, pour peu d'avoir fait son lycée à
Hollywood High, on n'avait plus rien à apprendre.
pp.28-29
En 1963, Walter a renoncé à la galerie Ferus et, même si ce n'était que pour prendre la
direction du Pasadena Art Museum, quelqu'un aurait dû remarquer à quelle vitesse il allait.
II n'avait que vingt-huit ans et soudain le voilà à New York, amadouant Duchamp au
point de le persuader d'accepter une rétrospective en Californie du Sud. Le truc avec
Walter, c'est qu'il était capable de convaincre non seulement les artistes, mais aussi les
investisseurs. II avait l'air si Wasp, ils le prenaient pour l'un des leurs. Ce qu'il était, c'est juste
qu'eux changeaient - soudain, ils voyaient par leurs propres yeux.
Soudain ils cherchaient autre chose qu'un chouette Matisse.
Soudain ils devenaient compliqués. Soudain tout était beaucoup plus amusant.
Pasadena, dont l'unique haut fait était son tournoi de la parade des roses, attendait à présent,
sur des charbons ardents, la grande fête privée au Green Hotel, avant le vernissage public de
l'expo Duchamp. L'ailleurs s'affichait !
C'est vers cette époque que Walter m'a appelée pour suggérer que je rencontre l'un de ses
amis, très sympathique, mais petit.
« Petit comment ? j'ai demandé.
- Eh bien, il peut conduire », il a répondu. C'était très louche.
« Tu veux dire que c'est un nain ?
- Eh bien, il est un peu comme Toulouse-Lautrec », a-t-il répliqué.
Soudain, il m'a semblé que tout était devenu beaucoup trop bizarre
p.32

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Marcel et Walter jouaient aux échecs, et mon père m'a rejointe et a suivi la partie, l'air
cynique. (Plus tard il m'a dit « Ce Marcel n'est pas très bon, je l'aurais battu au quatrième
coup. Et ton ami Walter ne sait pas jouer du tout. »)
Peut-être était-ce ce spectacle, Walter jouant une partie avec Duchamp « pour l'art », qui a
inspiré Julian. Après tout, en 1963, ça faisait près de quarante ans que Marcel avait tout
arrêté pour se consacrer aux échecs (du moins était-ce ce qu'il voulait nous faire croire).
Durant quarante ans, quelqu'un aurait pu avoir l'idée de photographier le maître du Nu
descendant un escalier jouant aux échecs avec une femme nue. Mais non, personne, ni à
Paris ni à New York, n'y avait pensé.
« Hé ! Eve, a dit Julian, tout sourire. Pourquoi je ne ferais pas un nu de toi jouant aux
échecs avec Marcel Duchamp ? »

pp.34-35
Jusque-là, les seuls nus de L.A. étaient ceux des calendriers - des starlettes qui devaient
bien payer leur loyer. Bien entendu, que le nu, ce soit moi, voilà qui me donnait l'impression
de me faire passer pour plus téméraire que je ne l'étais. Mais tout semblait possible- au nom
de l'art, cette nuit-là. Surtout après tout ce vin rouge.
Quand même, on était à Pasadena, fief de dames affables qui partaient en excursion
peindre des aquarelles, donc j'ai dit : « Tu devrais quand même te renseigner, Julian, pour
t'assurer que ça passe. »

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Des grands photographes, j'en ai connu des brouettes, et s'il y a bien une chose qu'ils savent
faire, c'est passer outre les objections. Julian s'est éclipsé, et en revenant m'a dit :
« On est bon.
- Walter est au courant ? ai-je demandé.
- Ils le lui diront. Et puis, de toute façon, il trouvera l'idée géniale. Vu qu'elle l'est. »
Toutes mes idées à moi sur Pasadena - sur L.A., même - subissaient une transformation à
l'échelle moléculaire. On passait de la troisième catégorie à un podium de première ligue: Sur
le trajet retour, en voiture, même mon père a trouvé que c'était une idée géniale, bien
que ma mère de son côté lui ait dit : « Si tu changes d'avis, ma chérie, ça ne fait rien. »
Le seul souci, c'est que je prenais la pilule contraceptive pour la première et unique fois
de ma vie, et non seulement j'avais gonflé comme un zeppelin, mais mes seins enflés
étaient désormais du calibre de deux ballons roses de football américain. Douloureux,
avec ça. D'un autre côté, ça ferait un contraste parfait, une solide surfeuse excessivement
L.A. et un vieux monsieur minuscule en costume français. Jouant aux échecs.
(Quand j'ai vu les planches-contacts, j'ai renoncé à la pilule pour toujours.)
pp.39-40
Et me voilà -dans la galerie, déchaussée, toute prête à faire l'histoire, les pieds froids, l'ardeur
un rien refroidie également.
A 9 heures, Marcel est arrivé tout seul, coiffé d'un petit canotier récupéré la veille à Las
Vegas où Walter et lui étaient partis à l'aventure. Et son regard complètement détaché, qui
semblait charmé d'être en vie, sans avoir au-delà de ça le moindre commentaire à faire
sur la scène en cours, a croisé le mien.
Une délicatesse l'enveloppait, comme s'il s'agissait d'un très vieux Walter Hopps - un
Walter Hopps avec un passé plutôt que simplement un avenir. Juste quand je commençais à
me détendre dans son regard, Julian a bafoué notre intimité en déclarant :
« OK, je suis prêt. Jouez donc. »
J'ai enlevé la blouse que j'ai laissée choir à mes côtés, mais Julian, d'un coup de pied, l'a
projetée sur le sol glissant, loin dans un coin. Hâtivement, je me suis installée devant le
plateau et je me suis demandé si on pouvait se contenter de poser ou s'il faudrait jouer pour de
vrai, mais Marcel - dont l'obsession échiquéenne lui avait fait renoncer non seulement à l'art,
mais aussi aux filles - attendait que je joue le premier coup.
« Et alors, dit-il. C'est à vous. »
Moi, bien entendu, j'avais la jeunesse, la beauté (et la pilule contraceptive), mais lui
avait l'intelligence - en matière d'échecs, du moins – et j'ai eu beau faire, déplacer un
cavalier pour qu'il sache qu'au moins j'avais une vague idée de ce qu'est un cavalier, il a
bougé un pion et, trente secondes plus tard, j'étais échec et mat. « Le mat du sot », comme
on l'appelle, quand on est si bête que la partie n'a même pas commencé qu'on a déjà perdu.
Je commençais à vouloir jouer, j'ai essayé d'arrêter de penser à rentrer le ventre, mais à
chaque fois que je me croyais géniale, comme quand j'ai pris sa dame en quatre coups, je
perdais.
De toutes les choses à s'être jamais produites entre un homme et une femme, celleci était le
summum de l'étrangeté, à ma connaissance.

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