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Revue du monde musulman et de

la Méditerranée

Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane


Pierre Centlivres

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Centlivres Pierre. Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane. In: Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, n°59-60, 1991. Des ethnies aux nations en Asie centrale. pp. 70-82;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1991.1492

https://www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1991_num_59_1_1492

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Pierre CENTUVRES

EXIL, RELATIONS INTERETHNIQUES ET IDENTITÉ


DANS LA CRISE AFGHANE

II est devenu banal de souligner la diversité ethnique et culturelle de


l'Afghanistan, à laquelle s'ajoute une pluralité linguistique : les savants ne distinguent pas
moins d'une trentaine de langues différentes qui se répartissent entre les groupes
iranien, indo-aryen, turc, mongol, sémitique et dravidien (Centlivres, 1990). Aux
divisions ethniques et linguistiques s'ajoute une pluralité religieuse à l'intérieur
de l'islam, qui ne recoupe pas les deux premières : les sunnites sont largement
majoritaires et se retrouvent dans toutes les collectivités et sur l'ensemble du
territoire, alors que les chiites duodécimains et les ismaéliens, moins nombreux, sont
des minorités régionales, mais qui ne coïncident pas non plus avec un groupe
ethnique particulier. Dans les villes afghanes vivent en outre plusieurs dizaines de
milliers d'Hindous et de Sikhs.
On a remarqué qu'aucun des principaux groupes ethniques et, pour utiliser la
nouvelle terminologie officielle afghane, qu'aucune des nationalités de
l'Afghanistan n'est représentée qu'en Afghanistan; les Uzbeks, par exemple, sont plus
nombreux à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays.
La notion de groupe ethnique ne va d'ailleurs pas sans ambiguïté, et la
représentation cartographique de ces collectivités fait problème. Une des premières cartes
ethniques de l'Afghanistan est soviétique; publiée dans la Sovetskaja Etnografiya
en 1955 (Bruk, 1955), elle montre seize groupes ethniques. Une des plus récentes
est celle de TAVO, à Tubingen, et comporte cinquante-sept ethnonymes (Ory-
wal, 1983). Les entités désignées sous le nom de groupes ethniques et, récemment,
de nationalités sont disparates et hétérogènes. Les cartes des spécialistes ne
sauraient exprimer la complexité et les ambiguïtés de ces réalités humaines, pas plus

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que les décrets du gouvernement afghan qui reconnaissent l'existence de huit


nationalités (Roy, 1990). En effet, certaines se définissent par des critères
généalogiques, d'autres religieux, linguistiques ou régionaux; d'autres encore, tels les Nou-
ristanis, sont des créations récentes à base linguistique ou géographique qui ne
correspondent pas à l'usage des populations concernées.

Occultation

Jusqu'au coup d'Etat de 1978, la pluralité ethnique a toujours été un thème tabou
pour le gouvernement afghan; jusqu'alors, textes, constitutions, discours officiels
occultent systématiquement la réalité pluraliste afghane pour ne reconnaître
officiellement qu'une dualité linguistique : le pachtou et le dari (persan parlé en
Afghanistan).
Selon la Constitution de 1977, sous la république de Daoud, reproduisant sur
ce point celle, monarchique, de 1964, l'Afghanistan est un «unitary and
indivisible state», et : «The word Afghan shall apply to each and every individual of the
nation of Afghanistan». L'idée d'unité nationale où tous les citoyens sont
considérés comme Afghans reposait et repose en fait sur une ambiguïté, puisque Afghan
désigne à la fois tout habitant de l'Afghanistan et le membre du groupe
politiquement dominant, celui des Pachtouns ou Afghans. Cette ambiguïté ne manque pas
de suggérer que parmi les citoyens certains, les Pachtouns, sont plus Afghans que
d'autres, voire sont les Afghans par excellence du temps de la monarchie comme
de la République de Daoud, la pachtounisation du pays était un des buts avoués
de l'Etat. Dans son article 35, la Constitution de 1964 énonçait :
«Afin de développer et de renforcer la langue nationale pachtou, l'Etat a le devoir
d'arrêter un programme efficace et de l'appliquer. »
Evidemment, dans leur volonté de bâtir un Etat et une Nation sur le modèle
des Etats-Nations européens, les émirs, rois et président de l'Afghanistan ont eu
la hantise de tout ce qui pourrait contredire l'idée d'une nation unifiée, d'où l'absence
de toutes informations, de toutes références aux « nationalités » et aux ethnies, et,
sous la République de Daoud, l'interdiction des ethniques dans les noms de
personnes et les surnoms. Après le coup d'Etat de Sawr en 1978, la publication des
données ethniques et linguistiques du recensement de 1978-79 a été interdite, vu
qu'elles étaient jugées «sensibles», dangereuses, propres à remettre en question
un consensus fondé sur... l'absence d'informations. En un mot, le contrôle des
données statistiques sur les diverses composantes de la nation a été considéré comme
une nécessité d'Etat, le nombre absolu et les pourcentages auxquels pourraient
prétendre les diverses collectivités représentant un enjeu politique capital. Il était
simplement entendu que les Pachtouns, groupe politiquement dominant,
représentaient également le groupe le plus nombreux.

Nationalités

Selon les «Principes fondamentaux» d'avril 1980, le régime mis en place à Kaboul
après 1978 reconnaît l'existence du pluralisme ethnique et mentionne les nationa-
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lités (melliat), les clans et les tribus comme éléments de la pluralité de la nation
afghane. Mais ce n'est que sur le papier que les Constitutions de 1987 et 1990
ont mis fin à l'occultation du fait ethnique et ont instauré un régime pluraliste.
La Constitution de juin 1990, curieusement, tout en réaffirmant le caractère
multinational du pays, :
Art. 13 : «The Republic of Afghanistan is a multinational country...»
reprend les termes unitaires de la Constitution de Daoud :
Art. 1 : «The Republic of Afghanistan is an independent nation, indivisible and
Islamic state...»
Art. 8 : «Pashtu and Dari are official languages...»,
Art. 33 : «Every individual having citizenship of the Republic of Afghanistan, in
accordance with the law, shall be called an Afghan».
La double affirmation, par le régime, du pluralisme national et du caractère
unitaire et indivisible de l'Etat, amène ses dirigeants à développer une dialectique
du tout et des parties. Selon eux, par delà les «nationalités» : celles des Pachtouns,
Tadjiks, Uzbeks, Turkmènes, Baloutches, Hazaras, Pashaïs et Nouristanis,
d'ailleurs sans bases territoriales définies, la Nation afghane historiquement constituée
et indissoluble tire son origine de «gloires communes dans le passé», pour
reprendre les mots de Renan, et en particulier d'un passé exalté et partagé fonctionnant
comme une histoire héroïque commune; il s'agit des guerres anglo-afghanes, liées
à la constitution de l'Etat afghan et à son indépendance. M.S.A. Keshtmand, alors
premier ministre, lors de la Loya Jirgah des Hazaras de 1987, s'y réfère
expressément : les Hazaras comme les Uzbeks, avec les Pachtouns et Tadjiks, dit-il, ont
joué un grand rôle dans la défense du pays et dans la construction de
l'Afghanistan moderne.
«Our fathers and fore-fathers side by side with Pashtoons, Tajiks, Uzbeks and
Turkmans laid the foundation of national economy and culture» (National Jirgah of Hazaras,
1987 : 16).
De son côté, le bisemestriel «Afghanistan Today» publie une rubrique
régulière intitulée «Fraternal Nationalities», insistant sur la contribution des diverses
composantes de la nation aux guerres de libération.
Inspirées du modèle soviétique et destinées à exorciser le spectre des
nationalismes et les potentielles divisions ethniques, les nationalités telles que le régime de
Kaboul les conçoit restent quelque peu énigmatiques. Elles figurent désormais sous
la rubrique melliat des papiers d'identité, mais on ne possède aucune statistique
de leur importance respective, aucune donnée précise sur le territoire qu'elles sont
censées occuper. Rien de semblable aux frontières compliquées, avec enclaves, des
républiques et régions autonomes d'URSS. Les nationalités à l'afghane sont des
entités linguistiques et culturelles, et non pas des unités politiques fondées sur
des délimitations géographiques. Il est vrai que la dernière Constitution (1990)
parle dans son article 13 de l'intention de promouvoir
«The creation of administrative units based on national characteristics».
Il est vrai également que lors de la «National Jirgah of Hazaras» d'octobre 1987,
le président Nadjibullah a promis la révision des frontières des provinces habitées
par les Hazaras, mais pour ajouter aussitôt que cela prendrait du temps. Bref, la
question ethnique et nationale est une donnée plus souterraine que réellement expli-
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citée par le régime de Kaboul; la politique des nationalités ne s'est pas plus
concrétisée par la représentation des nationalités au parlement que par l'organisation
des provinces : ce qui ne veut pas dire que le régime n'use pas d'une politique
et d'une tactique tribales, ni que le clientélisme régional et ethnique soit absent,
bien au contraire (Roy, 1986).

L'opposition

Les partis de la résistance afghane pratiquent, eux aussi, l'occultation du fait


ethnique. Pas d'appellation ethnique ou régionale parmi eux, au contraire du
Pakistan où maints partis et organisations sont ouvertement régionaux, ethniques ou
tribaux et font partie du tissu politique du pays : qu'on songe au MQM (Mohajer
Qawmi Movement), si actif dans le Sind, au Pakhtunkhwa Milli Awami Party de
Mahmoud Achakzai, entre autres. Pas un seul parti, même le plus régional, ne
mentionne dans son appellation un ethnique. Le mouvement de Mawlawi Afzal
de la vallée supérieure de Bashgal au Nouristan (une douzaine de villages) s'appelle
superbement «Etat révolutionnaire islamique d'Afghanistan». Seul, le marginal
mouvement pan-turc d'Azad Beg s'intitule : Ettehâdia-ye islamî wilâyat-e shamâl-e
Afghanistan (Entente islamique de la province du nord de l'Afghanistan).
Bien entendu, le recrutement et la stratégie des partis de la résistance ont en
fait une composante ethnique importante; celle du Jamiat ou du Hezb-e islami
d'Hekmatyar par exemple est bien connue. Mais l'affirmation programmatique
et idéologique de ces partis est non-ethnique, supraethnique et nationaliste chez
les partis dits traditionalistes, anti-ethnique chez les partis islamistes; pour eux,
le nationalisme est anti-islamique, source de conflits et d'impiété. Ils soulignent
la supériorité de l'ordre religieux, de l'affiliation à YUntma sur l'ordre national
ou les fidélités tribales. Pour le Hezb-e islami,
«L'adhésion se fait par conviction et non par appartenance ethnique, clanique ou
sectaire propre à notre société d'avant-guerre» (Résistance, n° 2, mars-avril 1988).
Quant aux partis chiites qui regroupent principalement les Hazaras du centre
de l'Afghanistan, rien non plus, dans leur appellation ni dans leur profession de
foi, n'indique leur spécificité religieuse ou ethnique; la terminologie utilisée
cependant s'inspire du modèle iranien et dans la réalité le recrutement de la plupart
d'entre eux est presque exclusivement chiite et hazara : le cas du Harakat-e islami
de Mohseni, lui-même un chiite non hazara de Kandahar, offre une exception
intéressante, lui permettant parfois de jouer un rôle de «go-between».
Le Hezb-e islami est le parti qui proclame le plus haut la supériorité de
l'appartenance à YUmma sur toute appartenance selon le sang ou l'origine régionale, à
l'exemple du Prophète nouant avec les ansar, habitants de Médine, des liens étroits
supplantant les liens du sang. Et pourtant le Hezb-e islami et son chef Gulbuddin
Hekmatyar sont hantés par le fait ethnique. Dans un écrit biographique, l'auteur
le présente en ces termes :
«D'origine pachtoune par son grand-père, il a grandi au milieu des Tadjiks et des
Turkmènes. Ainsi a-t-il naturellement pris conscience des diversités ethniques de
l'Afghanistan. Le turban qu'il porte rappelle aux initiés ses origines nordiques » (Résistance, n° 1,
décembre 1987).
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Hekmatyar reconnaît donc la réalité ethnique tout en se plaçant lui-même au


centre de cette diversité et son parti, par son idéologie, en dessus.
Dans un texte du même périodique (Résistance n° 2, mars-avril 1988 : 4),
Hekmatyar revient sur la vocation nationale et pan(supra ?)-ethnique du Hezb-e islami,
ce qui n'est pas le cas, dit-il, des autres partis
«Qui ont une représentativité plutôt régionale, avec un «fief» correspondant à leur région
natale ou ethnique... Il est à noter que c'est la première fois dans l'histoire de
l'Afghanistan qu'une organisation regroupe toutes les ethnies... les autres partis... sont dirigés par
une seule ethnie. La résolution du problème ethnique au sein du Hezb-e islami est un
très grand pas en avant pour le peuple Afghan. »
Le Hezb d'Hekmatyar prétend donc être le seul parti à transcender la pluralité
ethnique en l'assumant, cumulant ainsi la légitimité nationale et la légitimité
islamique.
Quant au projet de constitution du Gouvernement Intérimaire Afghan (GIA),
il épouse étroitement les thèses islamistes : ce n'est qu'à l'article 58 qu'il
mentionne la pluralité des composantes de la population afghane, déclarant vouloir
lutter contre les
«Differences stemming from religious, ethnic, linguistic, national and party prejudices».

Abdur Rahman et le fantasme de l'Etat-Nation

L'exode massif de millions d'Afghans à partir de 1979 et le bouleversement de


la configuration ethnique du pays qui en est l'une des résultantes doivent être
saisis dans une perspective historique, celle qui voit, de la fin du xixe siècle à nos
jours, la naissance de l'Afghanistan moderne sous le règne de l'Emir Abdur
Rahman, la pacification et la soumission forcée de ses populations, l'exode des
vaincus et les déplacements de tribus entières vers les espaces frontières à coloniser.
Par ailleurs, la Révolution soviétique de 1917 provoqua en Asie centrale, à
l'époque des collectivisations, l'exil de centaines de milliers de mohâjer, à la fin des
années 20 et au début des années trente surtout, vers l'Iran, le Turkestan chinois
et l'Afghanistan (Centlivres et Centlivres-Demont, 1988 a).
Le règne d' Abdur Rahman (1881-1901), en transformant l'Afghanistan en un
Etat où les tribus et les peuples sont soumis à un gouvernement centralisé, en les
redistribuant sur le territoire national, a mis en place pour près d'un siècle la «carte
ethnique» du pays, du moins dans ses grandes lignes. Mais ce faisant, il a créé
une situation de rapports de forces entre groupes ethniques, ou plutôt de rapports
de domination lourde de tensions. La crise afghane, un siècle plus tard, a libéré
des forces et des aspirations réprimées jusqu'alors par la coercition du pouvoir
étatique, au point que la situation actuelle, à bien des égards, apparaît comme la
«déconstruction» systématique de l'œuvre de l'Emir de fer.
Qu'on en juge : l'Emir a imposé à la fin du XIXe siècle une autorité centralisée
et un contrôle direct sur toutes les régions et toutes les tribus, alors qu'aujourd'hui
on assiste à l'émiettement du tissu politico-social et à la lutte des factions; en son
temps il a activement poussé à une entreprise de colonisation du nord et du sud-
ouest de l'Afghanistan jusqu'alors non-pachtouns, en organisant la migration
parfois forcée de milliers de familles, en majorité pachtounes (Centlivres et Centlivres-
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Demont, 1988 a) «who ultimately outnumbered every other single ethnic group
of the area» (Kakar, 1979, xxii) et les descendants de ces Pachtouns, chassés par
les événements, peuplent à présent les camps de réfugiés du Pakistan. De 1891
à 1893, Abdur Rahman a «pacifié» les Hazaras, population chiite du centre de
l'Afghanistan, avec la dernière dureté, en dispersant des milliers d'entre eux hors
de leur habitat, en réduisant des villages entiers en esclavage, confisquant leurs
terres dans la province de l'Oruzgan en faveur des Pachtouns Durrani et Ghil-
zaï..., et le Hazarajat de 1991, à la suite du coup d'Etat d'avril 1978, est
pratiquement indépendant de Kaboul; ses habitants en ont chassé les nomades pachtouns
qui s'y étaient attribué depuis cent ans des pâtures estivales, et ont entrepris la
reconquête des territoires perdus sous Abdur Rahman. Le Kafiristan, dernière
conquête de l'Emir en 1895-96 et devenu Nouristan à la suite de la conversion forcée
de ses habitants à l'islam, est aujourd'hui entre les mains de l'opposition et échappe
totalement, pour l'instant du moins, au contrôle de l'Etat central. Abdur Rahman
avait eu à réprimer plusieurs révoltes d'une des grandes confédérations tribales
pachtounes, celle des Ghilzaï, et s'était de plus en plus appuyé sur celle à laquelle
il appartenait, celle des Durrani, devenus groupe dominant, alors qu'en 1991 à
Kaboul, le président Najibullah et les membres influents du cabinet et du parti
sont à dominante ghilzaï, tout comme dans l'opposition, l'ambitieux parti islamiste
d'Hekmatyar, le Hezb-e islami.
Il semble que jusque dans les détails, la situation actuelle représente le
démantèlement du projet national d' Abdur Rahman. Une bonne partie des Pachtouns
Durrani Ishaqzaï, originaires de l'ancienne province de Farah et installés par l'Emir
et son successeur dans le nord, autour de Sar-i Pul, dans la province de Jowzjan
(N. Tapper, 1973), a été chassée des terres qui lui avaient été allouées et se trouve
maintenant exilée dans des villages de réfugiés près de Quetta, dans le Baloutchis-
tan pakistanais, ou en Iran. Retournement caractéristique : les Ishaqzaï implantés
dans le nord étaient censés «pachtouniser» un territoire où habitaient des persa-
nophones et des turcophones, Uzbeks principalement, et maintenant, d'après les
premiers, ce seraient les Uzbeks qui les auraient forcés à partir. Autre exemple :
alors que les Baloutches du sud-ouest de l'Afghanistan avaient été refoulés autour
du bas Helmand et assujettis, le sardar des Sandjarani, une de leurs tribus, s'était
vu confier par l'Emir la fonction de sarhaddar, responsable de la frontière, et
gratifié de terres considérables à Chârburjak, sur le cours inférieur du fleuve (Kakar,
1979 : 65). Aujourd'hui, les propriétés des sardars ont été morcelées par la réforme
agraire — une des rares régions où cette réforme est toujours en vigueur —, une
partie des Sandjarani vit en exil et Chârburjak est dominé par une faction maoïste
de l'opposition.
En cent ans, la situation s'est quasiment inversée; on assiste à un
bouleversement de l'Afghanistan tel que l'avait conçu Abdur Rahman, à une triple remise
en question : l'Etat qu'il avait voulu fort et centralisé ne contrôle qu'une partie
réduite du territoire, la nation qu'il rêvait unifiée se voit officiellement divisée
en diverses nationalités, et enfin la configuration ethnique et la hiérarchie des groupes
qu'il avait instaurées se voient profondément transformées.
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La configuration ethnique de l'exil

Sur les 3,3 millions de réfugiés afghans — chiffre officiel — qui vivent au
Pakistan, le plus grand nombre vient des provinces frontières du sud et du sud-est; par
exemple, la province du Kunar aurait vu le départ de près de 70 % de ses
habitants. Les provinces du nord ont été en général moins touchées par le mouvement
d'exil, en direction du Pakistan : là, un peu moins de 20 % des réfugiés
proviennent du Nord afghan, en particulier des provinces de Kunduz et de Baghlan. L'Iran,
selon des estimations publiées par l'UNHCR, abriterait plus de 2 millions de réfugiés
ou immigrés, originaires avant tout des provinces de Hérat et de Farah, de
l'Afghanistan du nord-ouest et des provinces centrales, où vivent les chiites persano-
phones, qui ont toutes les raisons de préférer le milieu d'accueil iranien à celui,
pachtoun et sunni, de la North West Frontier Province (NWFP) (Centlivres et
Centlivres-Demont, 1988 d).
La situation née de cette migration de masse implique une nouvelle
configuration ethnique en Afghanistan et un changement dans la composition et dans
l'interaction des groupes en exil, ainsi qu'une évolution du sentiment d'appartenance.
Bien entendu, ces trois aspects sont liés.
La composition ethnique de la population afghane au Pakistan et en Iran n'est
pas représentative de la répartition ethnique de l'Afghanistan : les Pachtouns sont
surreprésentés au Pakistan, de 70 % à 85 % selon les estimations, contre 40 %
— une estimation également — dans l'Afghanistan d'avant la guerre. Les
populations du Nord et du Centre, où les ethnies non-pachtounes, Hazaras, Tadjiks, Uzbeks
dominent, sont sous-représentées en exil. Même phénomène en Iran, où, parmi
la population immigrée, les Hazaras chiites et les persanophones sont
surreprésentés par rapport à leur importance dans l'ensemble de la population de
l'Afghanistan. Il y a donc une grande différence entre la composition ethnique des
réfugiés et celle de la population de l'Afghanistan d'avant 1979. On peut également
en inférer que la configuration ethnique actuelle en Afghanistan est différente de
celle d'avant-guerre. Sliwinski (1988) va jusqu'à dire qu'à l'intérieur du pays ce
sont maintenant les Tadjiks qui sont les plus nombreux, suivis des Hazaras, et
non les Pachtouns. Mais il faut rappeler que statistiques et pourcentages reposent
sur des bases peu sûres, et que la composition ethnique de la population afghane
en Iran nous est mal connue. Il n'empêche que le rapport numérique, et pas
seulement numérique, entre groupes ethniques a sans doute été modifié en
Afghanistan au détriment des Pachtouns. Une analyse plus fine montrerait, comme dans
l'exemple des Ishaqzaï, que dans les provinces du nord : Baghlan, Kunduz, Balkh,
Jowzjan et Faryâb, ce sont des poches de nâqelin pachtouns d'origine ghilzaï et
durrani, implantés en territoires persanophone ou turcophone, on l'a vu, dès la
fin du xixe siècle, qui ont dû se résoudre à l'exil à la suite des opérations
militaires, mais aussi à cause des luttes intergroupes et sous la pression des autochtones.
Ces derniers, Uzbeks, Tadjiks ou Turkmènes, ont vu dans les circonstances
l'occasion de se débarrasser d'allogènes mal tolérés à cause de leurs liens avec le pouvoir.
L'exode afghan n'a pas seulement modifié la configuration ethnique à
l'intérieur de l'Afghanistan, il a également amené des changements dans celle de la
population des régions frontières des pays voisins. Dans certains districts de la NWFP,
les Afghans forment désormais la majorité de la population; il en est de même
Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane I 77

dans le Baloutchistan, dont les habitants peuvent craindre que l'équilibre entre
les Pachtouns et les Baloutches soit modifié à l'avantage des premiers.
Dans le Khorassan iranien, l'afflux des réfugiés en provenance des provinces
afghanes voisines a donné dans certains districts la majorité aux sunnites, voire
aux pachtounophones, à la grande inquiétude des autorités iraniennes.

Les modes d'implantation

Au Pakistan, la majorité des 350 camps, ou selon la terminologie officielle des


villages de réfugiés, se trouvent dans la NWFP, dans une zone longeant la
frontière afghane, si bien que l'installation des réfugiés originaires des provinces
voisines est transfrontalière. On rencontre donc, dans les camps du Chitral, des Panj-
shiri, des Badakhshi et des habitants du Nouristan, dans la partie centrale de la
NWFP, une grande majorité pachtounophone, surtout Ghilzaï, avec quelques poches
tadjiks, uzbeks et turkmènes près de Peshawar et de Haripur, et dans les camps
du Baloutchistan, des Pachtouns Durrani venant de la région de Kandahar, des
Baloutches, ainsi que des groupes turcophones et persanophones. Cette
implantation transfrontalière n'a pas qu'une signification spatiale : les réfugiés afghans
pachtounophones s'y trouvent dans un milieu d'accueil de même langue, de même
culture et parfois de même appartenance tribale.
En revanche les réfugiés non pachtouns venant des provinces du nord qui se
sentent peu à l'aise ou moins bien accueillis dans cette zone pachtoune par
excellence qu'est la NWFP, cherchent à s'établir au-delà, dans un environnement non-
pachtoun, ou du moins plus composite : à Quetta, à Karachi, à Mianwali dans
le Penjab — dans la mesure où on leur a laissé le choix —, mais aussi dans les
villes iraniennes et le Khorassan. Mentionnons le cas particulier des Hazaras réfugiés
à Quetta, où se trouve une colonie de Hazaras pakistanais venus d'Afghanistan
à la fin du xixe siècle; les réfugiés des années 80 de ce siècle utilisent les réseaux
d'accueil et de clientèle de ceux du siècle dernier.
Les camps de la NWFP hébergent chacun de 5 000 à plus de 10 000 personnes;
certains sont regroupés en un complexe unique comptant des dizaines de milliers
de réfugiés, voire plus de 100 000. Tout en formant une population distincte
identifiable par la population indigène, les réfugiés pachtounophones, grâce à la proximité
culturelle et linguistique, vivent dans une relative symbiose avec le milieu d'accueil,
en un dense réseau de voisinage et d'activité économique. Cette population
réfugiée transfrontalière reproduit dans une certaine mesure la société telle qu'elle existait
au pays avec ses subdivisions tribales et ses khans, malgré les changements d'ordre
géographique et socio-culturel. La proximité d'avec la région d'origine et les allées
et venues transfrontalières, à l'époque des récoltes en particulier, réactivent ces
répliques imparfaites des sociétés pachtounes d'Afghanistan.
Quant à l'autre mode d'implantation, plus distant, formant des isolats culturels
et linguistiques en milieu penjabi, sindhi, pachtoun ou baloutche, il suppose des
types de collectivités introverties, relativement fermées, et puisant leurs
ressources sociales et reproductives en elles-mêmes. On constate donc, chez ces réfugiés,
un repli sur la collectivité de même origine provinciale ou ethnique,
correspondant à une communauté de langue persanophone et/ou turcophone, servant de
référence commune et de milieu d'interaction. Dans la vie quotidienne, le repli se
78 / P. Centlivres

fait plus étroitement sur le qawm, défini en général comme désignant tout groupe
d'appartenance, par opposition à ce qui lui est extérieur, du quartier au lignage
(Centlivres et Centlivres-Demont, 1988 c) et spécifiquement ici comme le groupe
d'appartenance d'origine locale et/ou parentale pratiquement utile et affectivement
équilibrant. L'appui sur la collectivité d'origine et sur le qawm se traduit, au Balout-
chistan, à Karachi, dans la région de Peshawar, par des regroupements en camps,
secteurs de camps ou quartiers urbains à base ethnique ou régionale, chacune de
ces unités étant subdivisée en voisinages de quelques dizaines ou quelques
centaines de familles regroupées autour d'une mosquée. Certes, ce repli sur la
communauté ne saurait être total, mais les relations avec la société hôte, et tout d'abord
avec l'administration pakistanaise des camps, avec les organes de police, se font
par des relais spécifiques : notables, religieux ou jeunes lettrés, connaissant la
langue du milieu d'accueil. C'est par ces relais dans les grandes villes que les réfugiés
entrent en contact avec le marché du travail et des employeurs, aussi bien que
par des réseaux personnels, étroitement liés au qawm et au voisinage. On peut
voir ainsi, dans les mines de charbon des environs de Quetta, dans les briqueteries
de Peshawar ou les fabriques d'allumettes ou de savon de Karachi, des équipes
de travailleurs provenant du même village ou de la même subdivision ethnique.
Les populations réfugiées des provinces du nord, en général non pachtounes,
conservent avec leur pays d'origine des rapports plus distants que les Pachtouns
transfrontaliers, des rapports en quelque sorte indirects, par le va-et-vient des
vieillards qui, vu leur âge, ne sont pas susceptibles d'être inquiétés par le régime. Notons
aussi les mariages entre de jeunes Afghans établis au Pakistan et leurs cousines
restées au pays, qu'amènent à leurs fiancés des parents âgés.

Relations et interactions

En Afghanistan prérévolutionnaire, les relations entre groupes ethniques se


nouaient dans un contexte de complémentarité et parfois d'opposition
économique et politique, avec une certaine répartition des groupes selon les zones
écologiques. Ces relations étaient marquées par la dominance pachtoune. Au Pakistan,
le contexte est évidemment différent. Dans les camps, les rapports avec
l'administration pakistanaise et les Organisations Internationales jouent un rôle important.
Ces rapports ne sont pas dépourvus de caractère «ethnique», dans la mesure où,
dans la NWFP en particulier, les réfugiés pachtounophones bénéficient d'un
avantage culturel et linguistique.
Hors des camps, et mis à part les partis politiques de la résistance, aucune
institution ou quasi aucune ne fonctionne comme organisme de mise en relation
d'Afghans d'origines différentes.
Il en va autrement dans les camps, où les notables communautaires — kalân-e
qawm et barbes grises des quartiers — se réunissent périodiquement en des
conseils de surveillance et de transmission de l'information mis sur pied par
l'administration pakistanaise. Dans un certain nombre de camps, les divers partis
politiques, ou du moins les plus influents (Centlivres et Centlivres-Demont, 1988 b),
ont établi des structures de concertation et de contrôle, mais ces dernières ne sont
relativement efficaces que lorsqu'elles se font sur la base d'une certaine
homogénéité ethnique ou lorsqu'elles recoupent et prolongent des structures préexistantes.
Exil, relations interethniques et identité dans la crise afghane I 79

La création d'écoles dans les camps de réfugiés par le HCR et par les partis
politiques a permis la réunion d'enfants afghans d'origines et de langues
différentes; cependant, au bout de quelques années, par le biais des voisinages et des
réalignements, les écoles perdent leur hétérogénéité pour regrouper des élèves d'une
même origine.
La situation d'exil, dans les camps et hors camps, a été le théâtre de rencontres
d'une autre nature; je pense à la mise en relation de segments d'une même tribu
séparés il y a un siècle par la politique de colonisation des provinces du nord par
l'Emir Abdur Rahman. Ainsi, des fractions de tribus durrani des provinces de Jowz-
jan, Faryâb et Badghis, que la guerre a forcées par milliers à se réfugier dans le
Baloutchistan pakistanais, retrouvent leurs cousins demeurés jusqu'à la guerre dans
les provinces de Kandahar ou de l'Helmand.
Rien n'indique que, dans la situation d'exil, la coopération, mieux l'intégration
des divers segments soit plus intense qu'en Afghanistan; la promiscuité et la
densité démographique des camps, l'écho des graves conflits interethniques à
l'intérieur du pays sont la cause de tensions : mentionnons les conflits turkmènes-
pachtouns dans certains camps de la NWFP, qui ont abouti à la délocation de
familles turkmènes, et le départ forcé des Hazaras du camp de Surkhâb à la suite
d'affrontements avec des Kandahan et l'installation des premiers aux environs
immédiats de Quetta.
L'aspiration des partis politiques de la résistance à l'intégration des divers
groupes ethniques mériterait un développement spécial. A priori, on l'a vu, les partis
affichent un programme et des principes supra-ethniques. Chaque parti proteste
de son ouverture à tous les Afghans de quelque origine qu'ils soient, et affirme
la présence dans ses rangs d'adhérents de tous les groupes ethniques, de chiites
comme de sunnites. On a vu cependant que ces partis sont ethniquement «
marqués»; dans les villes du Pakistan comme dans les grands complexes des camps,
les représentants des partis de la Résistance sont doublés de représentants de grands
commandants régionaux. A l'extérieur des camps, dans la ville de Quetta ou de
Karachi par exemple, l'influence des partis est moindre, celle qui subsiste s'exerce
par le canal, affaibli récemment par manque de ressources, des écoles qu'ils
contrôlent, ou par celui d'hommes d'influence dont le rayonnement relève de
qualités personnelles ou du statut religieux ou familial.
L'unité d'entr'aide est donc bien l'unité de voisinage ou le qawm, qui est aussi
l'unité de survie à l'intérieur de laquelle s'échange l'information permettant l'accès
au marché du travail pakistanais. Elle est donc infranationale, même « infraethni-
que»; son expression la plus efficace est le groupe familial localisé ou le réseau
familial non localisé. Ce dernier bénéficie, par la dispersion de ses membres et
les liens qui rattachent les individus dispersés, d'une information et
d'opportunités d'emplois plus étendues. Ces réseaux plurilocaux comprennent par exemple
des parents âgés restés en Afghanistan, une partie de la famille abritée dans un
camp, et deux ou trois adultes travaillant dans des villes pakistanaises ou
iraniennes. Mais ce resserrement sur le voisinage, le réseau familial ou le qawm signifie
une fragmentation, une baisse d'intensité des relations interethniques, et exprime
dans les faits un affaiblissement de la perception concrète de l'ensemble national.
80 / P. Centlivres

Identité nationale et nationalités

On sait que l'idée de nation, que les souverains de Kaboul ont essayé de
développer, représentait peu de chose pour la plupart des Afghans à la veille du coup
d'Etat de 1978. Seuls une partie du personnel politique de Kaboul et des
intellectuels formulaient ou formulent un projet national. Et encore, ce projet pour bon
nombre d'entre eux était ou est indissociable du nationalisme pachtoun.
On a pu faire l'hypothèse du renforcement de la conscience nationale en exil
(Centlivres, 1990); là l'ensemble des réfugiés sont unis dans une situation
commune; ce sont les Afghans en général qui font l'objet du discours généralisant des
médias et des Organisations Internationales. Les Afghans éprouvent en conséquence,
vu l'écho suscité par leurs luttes et leur malheur, le sentiment de leur commune
condition. Une forme d'identité collective apparaît sans doute par l'intermédiaire
du regard des autres, et s'exprime, face à l'étranger, par une affirmation d'origine
qui se réfère à l'Afghanistan dans son ensemble et non à une province ou à une
localité. Par ailleurs, les Pakistanais renvoient aux Afghans une image d'eux-mêmes
où ils se voient identifiés collectivement par un ensemble de signes tels que la façon
de parler, de marcher, de se vêtir. En effet, les premiers ne distinguent guère les
Tadjiks des Pachtouns, les Uzbeks des Turkmènes. Enfin certains emblèmes : la
nourriture, par exemple, ou des références à l'environnement passé sont
également communs et revendiqués. Cependant, seul l'avenir dira s'il faut voir dans
ces indices identitaires des références circonstancielles et momentanées liées à l'exil,
un sentiment nostalgique lié au passé, ou le renforcement d'une identité nationale
commune, appelant des institutions et des pratiques fédérant et intégrant la
pluralité des cultures et des groupes ethniques.
Créées sur le modèle soviétique, les nationalités afghanes auxquelles Kaboul tente
de donner vie, du moins sur le plan culturel et par le biais de quelques
organismes, manquent pour l'instant de consistance. Elles n'en représentent pas moins
un levier idéologique qui n'est pas sans force et sans attrait, chez les Hazaras en
particulier. Ces derniers présentent en effet une homogénéité religieuse,
géographique et socioculturelle remarquable, renforcée par la mémoire douloureuse de
plus d'un siècle de domination, d'exploitation économique et de marginalisation
sur tous les plans. Ils revendiquent les territoires dont ils ont été dépossédés à
la fin du xixe siècle et ces revendications sont à la base des conflits actuels entre
eux et les Pachtouns, en Oruzgan en particulier. Leur affirmation nationalitaire
se fait cependant à l'intérieur du cadre afghan, qui — géographie oblige — n'est
guère remis en cause. Les Hazaras ne sont pas les seuls à être sensibles à l'idée
de nationalité : Tadjiks et Uzbeks le sont également. Même si certains de leurs
notables et de leurs commandants se trouvent affiliés à des partis politiques à
dominante pachtoune, cette affiliation n'a rien d'idéologique; purement utilitaire, elle
pourrait bien s'effondrer devant les vrais enjeux, lorsque le choix des
représentants des collectivités diverses sera possible à l'échelle nationale par exemple. Par
ailleurs, l'aspiration nationalitaire a amené beaucoup d'habitants de l'Afghanistan
a redéfinir leur référence identitaire à un niveau au-dessus de la tribu ou de la
région, et a amené de petits groupes ethniques à penser leur intégration dans une
unité plus vaste. Les conflits interethniques, surtout entre Pachtouns et Hazaras
et entre Pachtouns et Uzbeks, et les frictions entre Tadjiks et Pachtouns, sont main-
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tenant évalués pour beaucoup en termes de nationalités et non plus comme des
rivalités locales. Mais dans la conscience des intéressés, ces ensembles à base ethno-
culturelle sont encore peu définis : le cas des Hazaras mis à part, ils souffrent de
leur dispersion géographique et de nombreux facteurs de division. On voit donc
qu'il faut distinguer entre le niveau concret des pratiques, basées sur le qawm,
et celui des références et des aspirations.
Ces quelques données devraient nous permettre de faire des hypothèses sur la
nature et le futur du sentiment national afghan.
Celle du renforcement du sentiment national dans la situation d'exil a une
portée pour l'instant limitée : ce sentiment est relatif, diffus, plus réactif que
prospectif. Quant à l'hypothèse fédéraliste, énoncée à partir du construit des
nationalités, elle repose sur des représentations, si ce n'est idéeles, du moins en gestation
et trop hétérogènes pour se concrétiser aisément.
La monarchie afghane a fonctionné tant bien que mal pendant plus de deux
siècles, en oscillant entre un imperium, gérant une hétérogénéité des parties
constituantes, et une volonté de centralisme unitaire. Il n'est pas sûr que cette dernière
formule ait suffi à forger le lien national ou à enraciner d'une façon décisive, parmi
les habitants de l'Afghanistan, une conscience identitaire dominant les solidarités
locales et ethniques. Dans le futur immédiat, nation unitaire comme Etat fédératif
représentent des formes éventuelles aux contours incertains, des concepts
fantômes. Mais par ailleurs, de l'autre côté de la frontière, au Pakistan, alors que les
perspectives de retour sont toujours plus incertaines, le temps qui passe et les réseaux
établis sur place poussent peu à peu des milliers d'exilés à l'intégration au pays
d'accueil.

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