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« Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir

à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le
passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir.» Le philosophe et historien Ernest Renan a
longtemps cherché à définir la nation. Ces questions si courantes ne sont que plus à propos
avec l’inauguration de l’ouverture du couloir de Kartarpur entre l’Inde et le Pakistan.
Comment un pays comme l’Inde, si varié en langues, cultures et religions, peut-il
rassembler un milliard d’habitants sous une identité commune ? Ainsi, qu’est-ce qu’être
indien ? L’Inde serait d’une certaine manière l’exemple le plus ardu à prendre pour parler
d’identité nationale. Cependant, de manière plus large, quelles valeurs doivent fonder une
nation ?
Après s’être penché sur la diversité culturelle indienne (I), il faudra tenter de trouver
comment inscrire la nation dans une dynamique collective (II), en proposant toutefois une
réponse à la problématique du sentiment nationaliste en Inde (III)

La nation peutêtre découpée suivant des critères ethniques, linguistiques ou même


religieux. Ici, un retour sera fait sur l’histoire de la partition indo-pakistanaise de 1947 (A),
puis l’accent sera mis sur le rapport entre la langue et la nation (B).
Le 15 août 1947, après des siècles de domination coloniale, l’Inde obtient son
indépendance et se scinde en deux Etats : l’Inde, majoritairement hindoue, et le Pakistan,
principalement musulman. En 1947, le Pakistan comptait deux provinces : la province de
l'Ouest, le Pakistan occidental et la province de l'Est, le Pakistan oriental. Cette dernière se
soulève alors contre la répression exercée par le Pakistan occidental. Avec l’appui de l’Inde,
la province orientale du Pakistan devient indépendante en 1971. Puis les hindous du Pakistan
occidental et du Pakistan oriental durent se réfugier en Inde et les musulmans indiens firent de
même dans les deux Pakistan. L’Inde est ainsi le pays des délimitations culturelles. Deux
langues officielles et vingt-deux langues constitutionnelles réparties entre 2000 groupes
ethniques et religieux représentés dans vingt-huit Etats. La frontière de la langue est
probablement la division la plus forte en Inde. Certains Etats indiens sont très pauvres : en
2005, la Banque asiatique de développement a défini le seuil de pauvreté indien à 1,35 dollar
de revenu journalier et a évalué à 54,8% la part de la population indienne (soit 622 millions de
personnes) sous ce seuil, certains Etats du nord-est frôlant les records mondiaux de pauvreté.
L’analphabétisme est souvent endémique dans ces régions, avec des chiffres bien en deçà de
la moyenne nationale (presque 88,5% des jeunes de 14-24 ans sont scolarisés en Inde selon
l’UNICEF contre 42% dans les régions du Nord-Est comme l’Assam). Ces chiffres montrent
que les jeunes éloignés de la capitale peinent à avoir accès à la langue commune et à acquérir
une solide formation en anglais ou en hindi. Dans un pays où les flux migratoires internes
croissent constamment (le recensement de 2001 comptait environ 191 millions de personnes
migrantes-internes soit 19% de la population indienne qui avaient déménagé sur de longues
distances à d’autres quartiers ou d’autres Etats indiens), la capacité à converser en hindi
constitue un outil essentiel à la communication et à la compréhension entre nationaux. Un
Indien peut se sentir étranger dans son propre pays, ne pas comprendre un mot du langage qui
l’entoure, ne pas reconnaître les mœurs et coutumes respectées dans un Etat étranger au sien,
sans même parvenir à lire les panneaux de signalisation. En quelques centaines de kilomètres,
il peut avoir accès à un autre « pays ». Ne serait-il pas plus perspicace de relancer une ou
plusieurs partitions de l’Etat indien, jusqu’à le scinder en plusieurs petits Etats, se
différenciant les uns des autres par la langue, la culture ou la religion ?
L’auteur de bandes dessinées Peyot soulève ce problème à travers l’album Schtroumpf
vert et vert schtroumpf de 1972. Les schtroumpfs sont ici confrontés à un problème d’ordre
linguistique : le petit chaperon rouge porte-t-il un « schtroumpf de beurre » ou un « pot de
schtroumpf » ? Le rebondissement majeur de l’intrigue repose dans le tracé d’une frontière
par le schtroumpf séparatiste. Deux dialectes se forment donc à partir de ce conflit. La ligne
tracée par le schtroumpf séparatiste passe au milieu d’une maison dont l’occupant se trouve
complètement désorienté, ne sachant plus quel dialecte utiliser pour s’exprimer. Compte tenu
du contexte auquel l’album fait allusion, il est difficile de ne pas penser à la création de la
frontière linguistique en Belgique en 1962, qui s’est traduite par des situations inextricables à
Bruxelles et dans ses alentours. Néanmoins, ici, le conflit est purement linguistique, il ne
porte pas vraiment sur les catégories d’entendement dont la langue est porteuse : les
schtroumpfs ne se disputent pas sur la nature du tire-bouchon, mais pour savoir s’il faut dire
« schtroumpf-bouchon » ou « tire-bouschtroumpf », et aucune ambiguïté n’est introduite sur
la finalité pratique que cet objet revêt à leurs yeux. La problématique de la barrière de la
langue se retrouve dans la question géographique, ethnique ou religieuse. Par exemple, les
sikhs, persécutés depuis les années 1990 vivent presque tous dans le Pendjab, parlent
majoritairement le pendjabi, et ont des différences physiques et vestimentaires marquées. Ils
sont également en majorité indépendantistes, et réclament leur propre Etat sikh, le Khalistan
pour échapper aux stigmatisations et aux violences commises à l’égard de leur communauté.
Bien que la création du Khalistan soit hors des préoccupations du BJP, il existe une réelle
ghettoïsation de la communauté Sikhe à l’échelle du pays.

La nation fondée sur des principes communautaires semble fragile mais il existe
d’autres façon de concevoir son fondement. La théorie non sans intérêt de Ernest Renan (A)
semble toutefois limitée dans un cas aussi complexe que celui de l’Inde (B).
Dans sa conférence intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? » et prononcée en 1882 à la
Sorbonne, Ernest Renan explique qu’une nation ne peut être déterminée sur des critères de
langue, de religion ou de géographie. Selon l’auteur, une nation est portée par une sorte de
mythe national, de moteur commun. « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux
choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est
dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de
souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de
continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Une nation doit donc être par nature
le foyer d’une histoire et aussi d’une volonté profonde de partager un futur commun. Les
frontières d’une nation ne doivent pas se tracer suivant des regroupements de communautés
en faveur de la paix. La nation sikhe, pourrait-elle assurer une paix solide ? Au sein de la
communauté sikhe, de nombreuses tensions entre groupes sociaux peuvent entraîner
davantage de tensions. La métaphore de Renan rappelle que le mythe national fondant la
loyauté des individus à leur Etat doit être renouvelé constamment. Une nation est donc une
grande solidarité, constituée par le sentiment (plus ou moins tiré de l’histoire nationale) des
sacrifices déjà consentis et acceptés pour l’avenir. Elle suppose un passé, elle se traduit
pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de
continuer la vie commune. Il ne faudrait donc pas diviser une nation en autant de « cases
sociales » qu’elle contient, mais bien préserver son unité en mettant en avant l’histoire et le
futur par le biais d’un « but » commun à la nation. En effet, les exemples kurde ou catalan
nous l’ont appris : une nation n’existe que si les peuples y adhèrent, se reconnaissent en elle.
Cette idée de but commun, rassemblant le peuple entier sous un sentiment
d’appartenance sonne néanmoins partiellement décalé. Une nation portée par un but commun
n’est-elle pas une utopie ? Utopie non seulement indienne mais aussi universelle ? Il me
semble bien ardu de trouver un point commun aux plus d’un milliard d’Indiens présent sur
leur territoire national. Comment trouver ce dénominateur commun qui sera le déclencheur
d’une idéologie nationaliste ? Le BJP avait presque trouvé la réponse, avec son idéologie de
l’hindutva, ou « l’hindouïté », qui cherche à définir la culture indienne en termes de valeurs
hindoues. La majorité des hindous ne sont certes pas islamophobes mais ont le sentiment que
leur peuple a été, au cours de l’Histoire, opprimé sur son propre territoire par les forces
d’invasions musulmanes ou chrétiennes, rendu de fait faible par le colonialisme britannique.
Ainsi, la mise en place d’un Etat « hindou » apparaît souhaitable pour protéger les hindous sur
le sol qui leur revient de droit. Il me semble nécessaire de nuancer cela, en rappelant que sont
considérés « hindous » ceux dont la religion est indigène à l’Inde. Cela inclut donc les
bouddhistes, les jaïns et les sikhs, aussi bien que ceux appelés plus communément les
hindous. Alors, ce besoin de but commun pour la nation est-il envisageable ou n’est-ce qu’une
utopie pour l’Inde, voire pour toutes les nations ? Comment peut-on trouver un sens commun
à un peuple si varié (dont l’Inde est un cas paradigmatique) ?

Il faudrait donc mettre le doigt sur ce fameux « projet indien ». Le juriste allemand
Carl Schmitt propose une réponse dans son ouvrage La notion de politique (A). Encore une
fois, cette réponse est trop extrême et impliquerait une vision défaitiste, une perte de foi dans
la politique. En comprenant le mode de vie et l’évolution indiens, il est possible d’ouvrir
d’autres champs des possibles, plus positifs (B).
L’Inde semble avoir besoin de mesures sociales drastiques en faveur de l’intégration
pacifique des communautés et de l’essor de la protection sociale. Si la thèse de Ernest Renan
s’avère utopique, notre monde paraît condamné à une succession de guerres, presque sans
interruption, faute de ce fameux but commun. Selon Carl Schmitt, théoricien du régime nazi,
la guerre ne se termine jamais par une simple victoire militaire, mais par un retour organisé
consenti ou contraint à la paix, toujours de nature politique, la politique n’étant in fine que le
prolongement de la guerre. La seule victoire résiderait dans la paix et non dans les succès
militaires provisoires. Cette paix apparaît cependant fragile, n’abolissant pas les ressorts de la
guerre et les rendant simplement inertes plus ou moins longtemps puisque subsiste une sorte
d’appel permanent à la guerre. « La guerre c’est la paix » selon le juriste allemand. Plus
précisément, il s’agirait de la paix intraétatique car la guerre assurerait la mobilisation du
peuple tout entier contre la figure de l’ennemi, personnage antagoniste clairement identifié
comme danger pour la communauté nationale qu’il convient donc d’éliminer. Nous voilà donc
face au but commun recherché par Ernest Renan, retrouvé dans la guerre et dans les idées de
Carl Schmitt. Cependant, la vision d’un Etat sans cesse tourné vers la guerre en externe pour
assurer sa paix en interne n’est pas satisfaisante, un pays ne devrait jamais se laisser tenter par
la solution sanglante de la guerre. La solution, le but commun ne paraît pas pouvoir émerger
du chaos social régnant en Inde, il faudrait donc élargir le point de vue à l’international, alors
que l’Inde, par son statut de puissance émergente, joue un rôle important dans la
mondialisation.
L’Inde pourrait trouver une cohésion sociale intercommunautaire grâce à une
éducation ouverte sur le monde et les autres pays. Pour instaurer la paix entre ses
communautés, il apparaît nécessaire de former chaque génération aux valeurs du vivre
ensemble et de la tolérance. Bien que le parti du BJP attise la haine de par son discours
islamophobe, les élections nationales du printemps 2019 offrent des perspectives d’évolution
en faveur d’une pacification des relations. La société indienne croit rapidement, dépassant
ainsi parfois la gestion traditionnelle du personnel politique sans qu’aucune réforme ne soit
engagée pour combler cet écart. L’Inde est un pays regorgeant de possibilités économiques,
possédant une jeunesse prometteuse, diplômée et bouillonnante : doit-on rappeler que deux
Indiens sur trois ont aujourd’hui moins de 35 ans ? Forte de 780 millions d’habitants, cette
génération de jeunes est la plus importante au monde et un formidable atout économique.

Aujourd’hui, la majorité de la nouvelle génération indienne, instruite, n’en a que faire


de la haine contre les Pakistanais. Les jeunes sikhs préfèrent se faire discrets plutôt que de
réclamer le Khalistan, hindous comme musulmans allant ensemble à l’université. Il faut
donner les moyens à cette jeunesse de s’épanouir avec l’aide du gouvernement indien. C’est
de cette façon-là que l’Inde pourra sortir du chaos.

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